Déclaration de M. le juge Yusuf, vice-président

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE Y USUF ,VICE -PRÉSIDENT

[Traduction]

Accord avec la décision et le raisonnement de la Cour –– Somalie et Kenya n’ayant ni
négocié ni rédigé le mémorandum d’accord en cause –– Interprétation plus aisée si de telles

négociations directes avaient eu lieu –– Nécessité que les Etats participent activement à
l’élaboration des obligations qu’ils contractent.

1. Je souscris à l’arrêt rendu par la Cour sur les exceptions préliminaires soulevées par le
Kenya, ainsi qu’au raisonnement sous-tendant ses conclusions finales. Toutefois, les circonstances
dans lesquelles le présent différend relatif à la compétence de la Cour a vu le jour m’obligent à
formuler quelques observations concernant la signature, par le Kenya et la Somalie, du

mémorandum d’accord qui motive au premier chef les exceptions préliminaires du Kenya et s’est
trouvé au cœur des exposés des deux Parties.

2. Le mémorandum d’accord en cause dans la présente affaire a, de fait, été rédigé par un
ambassadeur norvégien, M. Hans Wilhelm Longva, alors que la Norvège prêtait une assistance
technique à certains Etats côtiers d’Afrique pour leur permettre de soumettre leur dossier ou des

informations préliminaires à la Commission des limites du plateau continental (ci-après, la
«Commission des limites» ou la «Commission») dans le délai fixé par les Etats parties à la
convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après, la «convention» ou la «CNUDM»).
Ainsi qu’observé par la Norvège, l’octroi de cette assistance répondait aux appels formulés par
l’Assemblée générale des Nations Unies lors de ses soixante-troisième et soixante-quatrième
sessions (doc. A/RES/63/111 et A/RES/64/71), et par les Etats parties à la CNUDM lors de leur

dix-huitième réunion (doc. SPLOS/183). L’assistance de la Norvège ne s’est pas limitée à la
Somalie et au Kenya, mais a également bénéficié à plusieurs Etats d’Afrique de l’Ouest.

3. Cette assistance technique était particulièrement précieuse pour les Etats côtiers d’Afrique,
d’autant plus qu’approchait l’expiration du délai fixé pour la présentation à la Commission des
limites d’un dossier ou, à tout le moins, d’informations préliminaires sur la limite extérieure du

plateau continental. La soumission à la Commission d’une demande complète, ou même de simples
informations préliminaires, est une opération techniquement complexe exigeant le concours de
personnes dotées des compétences requises dans les domaines de la géologie, de la géophysique ou
de l’hydrographie. Or de telles compétences techniques faisaient défaut à nombre d’Etats africains
et l’assistance de la Norvège revêtait donc la plus haute importance pour que ces Etats puissent
communiquer à temps les informations voulues à la Commission.

4. Une distinction s’impose toutefois entre, d’une part, les travaux techniques nécessaires en
vue de la communication d’informations complètes ou préliminaires à la Commission concernant la
limite extérieure du plateau continental, une tâche pour laquelle la Norvège a offert son assistance à
la suite de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, et, d’autre part, la négociation
et la rédaction d’un mémorandum d’accord bilatéral destiné à signifier l’absence d’objection du

Kenya et de la Somalie à l’égard de leurs communications respectives, compte tenu des
divergences subsistant entre les deux Etats voisins en matière de délimitation maritime. - 2 -

5. Cette dernière question, de par sa nature strictement juridique et politique, aurait dû être
traitée directement par ces deux Etats voisins d’Afrique, qui auraient dû négocier ensemble à la

satisfaction de l’un et de l’autre et faire rédiger le mémorandum par leurs propres juristes sur la
base d’une conception claire de leur engagement à ne pas élever d’objection à l’égard de leurs
communications respectives, ainsi que de la manière dont leurs gouvernements régleraient les
questions de délimitation, qui étaient étrangères à ce processus. Mais il a été procédé autrement,
semble-t-il.

6. Ainsi qu’exposé dans l’arrêt de la Cour :

«Le 10 mars 2009, [le Gouvernement fédéral de transition de la Somalie] a été
informé de l’initiative du représentant spécial et de l’assistance de la Norvège, et s’est
vu remettre un projet d’informations préliminaires qui avait été préparé à son
intention. A cette occasion lui a également été présenté un projet de mémorandum
d’accord établi par l’ambassadeur Longva. La Somalie a fait modifier le titre du
mémorandum en y insérant les mots «to each other». Le Kenya a apparemment
proposé quelques amendements au texte, mais qui ne semblent pas avoir eu

d’incidence sur la teneur du mémorandum d’accord, en particulier s’agissant du
sixième paragraphe.» (Paragraphe 101.)

7. Etant donné les circonstances rappelées ci-dessus, dans lesquelles le Kenya et la Somalie
ont conclu et signé un accord bilatéral qu’ils n’avaient ni rédigé ni négocié mais dont le texte leur
avait été proposé par une tierce partie, il est étonnant que les deux Etats se querellent désormais au
sujet de l’interprétation des dispositions particulières de cet instrument en invoquant leurs objectifs

et intentions allégués à l’époque de la signature. L’un et l’autre attribuent aujourd’hui certaines
implications juridiques aux dispositions de cet accord alors qu’il n’existe guère de travaux
préparatoires démontrant qu’ils aient concrètement contribué à leur élaboration (arrêt,
paragraphe 99).

8. A la suite de leur accession à l’indépendance dans les années 1960, les Etats d’Afrique ont
refusé de succéder aux accords bilatéraux qui avaient été élaborés et négociés sans leur
participation, et ont demandé l’application du principe dit de la table rase, tel qu’exprimé en

particulier dans ce qu’il est généralement convenu d’appeler, en matière de succession d’Etats, la
doctrine Nyerere. Bien entendu, le mémorandum d’accord conclu entre le Kenya et la Somalie ne
peut être assimilé aux traités bilatéraux conclus entre les puissances coloniales et des Etats tiers,
auxquels les Etats africains ont refusé de succéder à leur accession à l’indépendance ; les nobles
intentions de la Norvège ne sauraient pas davantage être mises en doute en raison d’un différend
dans lequel celle-ci n’est pour rien et qu’elle ne pouvait pas prévoir, étant seulement intervenue
pour offrir son aide.

9. Cependant, il est pour le moins étonnant que, plus de cinquante années après leur
accession à l’indépendance, le Kenya et la Somalie s’opposent au sujet de l’interprétation d’un
accord bilatéral qu’ils ont signé mais n’ont ni négocié, ni rédigé ensemble. De fait, le présent
différend porte sur les implications juridiques d’un accord bilatéral qui a été rédigé par une tierce
partie et que les deux Etats voisins ont conclu alors que leur gouvernements respectifs n’avaient
quasiment pas contribué à son élaboration.

10. Le droit international a beaucoup évolué depuis le début du XXe siècle, et même depuis
la décolonisation des Etats africains dans les années 1960. Ses effets imprègnent la vie quotidienne
des peuples du monde entier : que ce soit dans leurs transactions économiques, leur développement,
leurs interactions sociales ou leurs échanges culturels, le droit international est omniprésent. Alors
que celui-ci gagnait en influence, il est apparu de plus en plus important de faire en sorte que
chaque Etat soit en mesure de participer activement à l’élaboration des instruments et règles
juridiques internationaux ayant une incidence sur son peuple ou ses ressources, et de contracter des

obligations en pleine connaissance de cause. - 3 -

11. Nul gouvernement ne peut aujourd’hui se permettre d’apposer sa signature sur un

instrument juridique bilatéral qu’il n’a pas négocié avec soin, ni guère contribué à élaborer. Cela
vaut a fortiori pour les Gouvernements africains qui, du fait de leur douloureuse expérience passée
des accords juridiques internationaux conclus avec des puissances étrangères (comme les traités de
protectorat, les traités inégaux ou les traités de capitulation), doivent prêter une attention
particulière au contenu de tels instruments. A cette fin, ils doivent se doter et faire usage des
compétences voulues pour eux-mêmes négocier et formuler, en pleine connaissance de cause, les
règles et obligations de droit international auxquelles ils entendent souscrire.

(Signé) Abdulqawi A. Y USUF .

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