Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade

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O PINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE C ANÇADO TRINDADE

[Traduction]

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphes

I. Prolégomènes.....................................................................................................................1-4

II. La détermination de l’existence d’un différend dans les affaires portées devant la Cour de
La Haye................................................................................................................................. 5

1. Détermination objective...............................................................................................5-15
2. L’existence d’un différend en l’espèce (affaire Iles Marshall c. Royaume-Uni).......16-19

3. Le seuil de détermination de l’existence d’un différend............................................20-25

4. Les arguments des Parties en l’affaire Iles Marshall c. Royaume-Uni ........................... 26
5. Appréciation d’ensemble............................................................................................27-30

III. Les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies et l’opinio juris
qui s’en dégage.................................................................................................................... 31

1. Les résolutions de l’Assemblée générale relatives aux armes nucléaires
(1961-1981)................................................................................................................32-37

2. Les résolutions de l’Assemblée générale relatives au gel des armements nucléaires
(1982-1992)................................................................................................................38-40

3. Les résolutions de l’Assemblée générale qualifiant la menace ou l’emploi d’armes
nucléaires de violation de la Charte (et leur invocation devant la Cour en 1995)......41-44

4. Les résolutions de l’Assemblée générale condamnant les armes nucléaires
(1982-2015)................................................................................................................45-50

5. Les résolutions de l’Assemblée générale sur la suite donnée à l’avis consultatif
rendu par la Cour en 1996 (1996-2015).....................................................................51-56

IV. Les résolutions du Conseil de sécurité et l’opinio juris qui s’en dégage........................57-63
V. La saga de la condamnation des armes nucléaires par les Nations Unies.....................64-77

VI. Les résolutions des Nations Unies et la formation d’une opinio juris : les positions
des Parties.......................................................................................................................78-83

VII. Questions posées par un membre de la Cour et réponses des Parties.............................84-88
e
VIII. La malfaisance de l’homme : actualité du Livre de la Genèse au XXI siècle.............89-118
IX. La place que fait aux peuples la Charte des Nations Unies........................................119-127

X. Défaut de pertinence du prétendu «principe» de l’Or monétaire...............................128-131

XI. Le principe fondamental de l’égalité juridique des Etats...........................................132-135

XII. L’inconsistance de la stratégie de «dissuasion».........................................................136-146
XIII. L’illicéité des armes nucléaires et l’obligation de procéder au désarmement
nucléaire.....................................................................................................................147-196

1. La condamnation de toutes les armes de destruction massive ...............................147-152

2. L’interdiction des armes nucléaires : nécessité d’une optique centrée sur les
peuples....................................................................................................................153-171 3. L’interdiction des armes nucléaires : le droit fondamental à la vie........................172-185

4. Les interdits absolus de jus cogens et l’humanisation du droit international.........186-189

5. Les failles du positivisme juridique : réfutation du pseudo-principe
du Lotus..................................................................................................................190-196
XIV. L’invocation de la «clause de Martens» comme expression de la

raison d’humanité.......................................................................................................197-205
XV. Le désarmement nucléaire, le jusnaturalisme, la conception humaniste et
l’universalité du droit international............................................................................206-216

XVI. Le principe d’humanité et la conception universaliste du droit : le jus necessarium
transcende les limites du jus volontarium ..................................................................217-229

XVII. Les conférences d’examen du TNP............................................................................230-245

XVIII. La création de zones exemptes d’armes nucléaires....................................................246-258
XIX. Les conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (2013-2014)...........259-261

1. La première conférence..........................................................................................262-266

2. La deuxième conférence.........................................................................................267-275
3. La troisième conférence.........................................................................................276-287

4. Les suites des trois conférences : l’«engagement humanitaire».............................288-295

XX. Considérations finales : l’existence d’une opinio juris communis inspirée par la
conscience (recta ratio), qui prime de beaucoup la «volonté»..................................296-310

XXI. Epilogue : récapitulation ............................................................................................311-327

I.P ROLÉGOMÈNES

1. Je regrette de n’avoir pu joindre ma voix à celles de la majorité des membres de la Cour
lorsque celle-ci a rendu, ce 5 octobre 2016, son arrêt en l’affaire des Obligations relatives à des

négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement
nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), par lequel elle a conclu que l’existence d’un différend
entre les Parties n’avait pas été établie et qu’en conséquence, elle n’avait pas compétence pour
connaître de la requête déposée par les Iles Marshall et procéder à l’examen de l’affaire au fond. Je
suis en complet désaccord avec le présent arrêt. Etant donné que mon dissentiment s’étend à tous
les points dont traite l’arrêt, que ce soit dans l’exposé du raisonnement ou dans le dispositif, je
considère que le rôle qui m’est dévolu dans l’exercice de la fonction judiciaire internationale de la

Cour m’impose le devoir de joindre à l’arrêt l’exposé de ma position sur l’ensemble de ces points.

2. J’entends ainsi marquer que je me dissocie autant que faire se peut de la position adoptée
par une Cour divisée, afin de pouvoir rester en paix avec ma conscience. Je vais tenter de mettre en
évidence les raisons qui motivent ma position sur les questions abordées dans l’arrêt. Pour
commencer, j’examinerai la question de l’existence d’un différend susceptible d’être tranché par la
Cour de La Haye (application de critères objectifs et seuil de détermination de l’existence d’un

différend). Je porterai ensuite mon attention sur les séries de résolutions de l’Assemblée générale
des Nations Unies relatives aux armes nucléaires et l’opinio juris qui s’en dégage. Je procéderai de
même pour les résolutions du Conseil de sécurité. Je poursuivrai en analysant la saga de la
condamnation des armes nucléaires par les Nations Unies, puis en examinant les positions des
Parties sur les résolutions des Nations Unies et l’émergence d’une opinio juris, ainsi que leurs
réponses aux questions que je leur ai posées à l’issue de la procédure orale. 3. Suivant un ordre logique, je remonterai loin dans le temps pour mettre en lumière la
nécessité de dépasser la perspective strictement interétatique, en gardant à l’esprit l’attention que

les auteurs de la Charte des Nations Unies ont portée aux peuples. Ensuite, après avoir rappelé le
principe fondamental de l’égalité juridique des Etats, j’expliquerai pourquoi la stratégie dite de
«dissuasion» est à mon sens inconsistante. J’exposerai ensuite mes observations sur l’illicéité des
armes nucléaires et l’obligation de procéder au désarmement nucléaire, ce qui m’amènera à aborder

les points suivants :

a) la condamnation de toutes les armes de destruction massive ;

b) l’interdiction des armes nucléaires (dans une optique centrée sur les peuples et le respect du
droit fondamental à la vie) ;

c) les interdits absolus de jus cogens et l’humanisation du droit international ;

d) les failles du positivisme juridique.

4. J’en viendrai ainsi à traiter du recours à la «clause de Martens» en tant qu’expression de

la raison d’humanité. Je poursuivrai ma réflexion sur le désarmement nucléaire en invoquant la
pensée jusnaturaliste et la conception humaniste et universaliste du droit international ; à propos de
l’universalisme, j’appellerai l’attention sur le principe d’humanité et le jus necessarium en ce qu’ils
transcendent les limites du jus volontarium. Je m’intéresserai ensuite aux conférences d’examen du

traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), à l’utilité de la création de zones
exemptes d’armes nucléaires et aux conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires.
J’aurai ainsi esquissé les fondements de mes considérations finales sur l’existence d’une
opinio juris communis inspirée par la conscience (recta ratio), laquelle relève d’un ordre bien

supérieur à celui de la volonté, et je terminerai par un épilogue récapitulatif.

II. LA DÉTERMINATION DE L ’EXISTENCE D ’UN DIFFÉREND DANS LES AFFAIRES

PORTÉES DEVANT LA C OUR DE L A H AYE

1. Détermination objective

5. Je vais examiner tout d’abord la question de la détermination de l’existence d’un différend
dans les affaires portées devant la Cour de La Haye. Selon la jurisprudence constante de la Cour
permanente de Justice internationale (CPJI) et de la Cour actuelle, il existe un différend lorsqu’il y
a «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses
1
juridiques ou d’intérêts entre deux personnes» . L’existence d’un différend doit être «établie
objectivement» par la Cour ; «le simple fait que l’existence d’un différend est contestée ne prouve
pas que ce différend n’existe pas» . La Cour doit examiner si «la réclamation de l’une des parties
se heurte à l’opposition manifeste de l’autre» . La Cour a également dit ceci : «un désaccord sur un

point de droit ou de fait, un conflit, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts ou le fait que

1Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt du 30 août 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 11.

2Avis consultatif du 30 mars 1950 sur l’Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et
la Roumanie, première phase, p. 74.
3
Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt [du
21 décembre 1962], p. 328 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République
démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt [du 3 février 2006], p. 40, par. 90.la réclamation de l’une des parties se heurte à 4’opposition manifeste de l’autre ne doivent pas
nécessairement être énoncés expressis verbis» .

6. Au cours des dix dernières années, la Cour a jugé bon d’insister sur le fait qu’il lui

appartient de procéder à la «détermination objective» de l’existence d’un différend. Par exemple,
en l’affaire relative à des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002)
(République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt [du
3 février 2006], la Cour a rappelé que dès 1924, la CPIJ avait déclaré qu’«un différend est un
désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou

d’intérots entre deux personnes» (affoire des Concessions Mavromatis en Palestine,
arrêt n 2, 1924, C.P.J.I., série A n 2, p. 11). Elle a ajouté ceci :

«La Cour actuelle a pour sa part eu l’occasion de souligner à diverses reprises
ce qui suit :

Pour établir l’existence d’un différend : «Il faut démontrer que la réclamation de
l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre» (Sud-Ouest africain,
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328) ; par ailleurs, «l’existence
d’un différend international demande à être établie objectivement» (Interprétation des
traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase,

avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74) ; (Timor oriental (Portugal c. Australie),
arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 100, par. 22 ; Questions d’interprétation et d’application
de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie
(Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 17, par. 22 ; Questions d’interprétation et d’application de la

convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie
(Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 122, par. 21 ; Certains biens (Liechtenstein
c. Allemagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 18, par. 24.)»
(Par. 90.)

7. Peu après, dans son arrêt du 18 novembre 2008 sur les exceptions préliminaires en
l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Croatie c. Serbie), la Cour a rappelé sa jurisprudence en ces termes :

«Dans de nombreuses affaires, la Cour a rappelé quelle est, à cet égard, la règle
générale dont elle fait application. C’est la suivante : «la compétence de la Cour doit
normalement s’apprécier à la date du dépôt de l’acte introductif d’instance» (voir en
ce sens Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 613, par. 26 ; Questions d’interprétation et d’application de
la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie
(Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 26, par. 44).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[C]’est normalement à la date du dépôt de l’acte introductif d’instance que l’on
doit se placer pour vérifier si lesdites conditions sont réalisées.

4 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions
préliminaires, arrêt [du 11 juin 1998], C.I.J. Recueil 1998, p. 275, par. 89. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y va de la sécurité juridique, du respect du principe d’égalité et du droit pour
un Etat qui a valablement saisi la Cour de voir statuer sur ses prétentions lorsqu’il a
pris toutes les précautions nécessaires pour accomplir l’acte de saisine en temps utile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[L]a Cour doit en principe se prononcer sur sa compétence au regard des
conditions qui existaient à la date de l’introduction de l’instance.

Cependant, il convient de rappeler que la Cour, comme sa devancière, a aussi
fait preuve de réalisme et de souplesse dans certaines hypothèses où les conditions de
la compétence de la Cour n’étaient pas toutes remplies à la date de l’introduction de

l’instance mais l’avaient été postérieurement, et avant que la Cour décide sur sa
compétence.» (Par. 79-81.)

8. Plus récemment, dans son arrêt du 1 avril 2011 sur les exceptions préliminaires en
l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), la Cour a une fois encore jugé
utile de revenir sur la question :

«La Cour rappelle sa jurisprudence constante sur cette question, à commencer
par le prononcé fréquemment cité de la Cour permanente de Justice internationale en
l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine de 1924 : «Un différend est un

désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradictoon, une opposition de thèseso
juridiques ou d’intérêts entre deux personnes» (arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2,
p. 11). La question de savoir s’il existe un différend dans une affaire donnée demande
à être «établie objectivement» par la Cour (Interprétation des traités de paix conclus
avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1950, p. 74). Il convient de «démontrer que la réclamation de l’une des

parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre» (Sud-Ouest africain (Ethiopie
c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328) (et, plus récemment, Activités armées sur le territoire du
Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda),
compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 40, par. 90). La Cour, pour
se prononcer, doit s’attacher aux faits. Il s’agit d’une question de fond, et non de

forme. Comme la Cour l’a reconnu (voir, par exemple, Frontière terrestre et maritime
entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89), l’existence d’un différend peut être déduite
de l’absence de réaction d’un Etat à une accusation dans des circonstances où une telle
réaction s’imposait. Bien que l’existence d’un différend et la tenue de négociations
soient par principe deux choses distinctes, les négociations peuvent aider à démontrer

l’existence du différend et à en circonscrire l’objet.

En principe, le différend doit exister au moment où la requête est soumise à la
Cour (Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de
1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne
c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 25-26,

par. 42-44 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal
de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne
c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 130-131, par. 42-44)...» (Par. 30.) 9. Ce passage de l’arrêt de 2011 est un rappel de la jurisprudence constante de la Cour.
Cependant, dans la suite du même arrêt, celle-ci a décidé d’examiner les faits de la cause en
appliquant des conditions plus rigoureuses de détermination de l’existence d’un différend, à savoir

qu’elle a entrepris de vérifier si, avant le dépôt de sa requête, le demandeur avait informé le futur 5
défendeur de ses prétentions, et de déterminer si le défendeur y avait manifesté son opposition .
Elle a conclu de cet examen qu’aucun différend ne s’était élevé (avant août 2011) entre les parties.
En posant cette condition supplémentaire, la Cour s’est écartée de la jurisprudence de la CPJI et de

sa propre jurisprudence constante concernant la détermination de l’existence d’un différend.

10. Dans les trois affaires sur lesquelles la Cour vient de se déclarer incompétente,, les Etats
défendeurs (l’Inde, le Royaume-Uni et le Pakistan) soutenaient que selon le Statut de la Cour ou le

droit international général, l’existence d’un différend auquel ils auraient été parties était
subordonnée à la condition qu’ils aient reçu notification préalable des griefs de l’Etat demandeur
(les Iles Marshall), ou qu’il soit prouvé qu’ils en avaient eu préalablement connaissance. Or, on ne
trouve pas trace de pareille condition dans la jurisprudence constante de la Cour sur la
détermination de l’existence d’un différend ; bien au contraire, la Cour a tenu à préciser qu’il était
6
possible d’établir par inférence quelle était la position ou l’attitude d’une partie. Il en découle que
pour que la Cour puisse établir l’existence d’un différend, il n’est pas nécessaire qu’antérieurement
au dépôt de la requête, le défendeur ait manifesté son opposition aux prétentions du demandeur par
une déclaration à cet effet, ou qu’il ait expressément reconnu l’existence d’un différend l’opposant

à lui.

11. En l’espèce, les Etats défendeurs ont invoqué l’arrêt rendu par la Cour en 2011 en
l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (CIEDR) à l’appui de leur position selon laquelle la notification
préalable des prétentions du demandeur serait une condition nécessaire de l’existence d’un
différend. Dans l’opinion dissidente que j’ai jointe audit arrêt, j’ai déjà eu l’occasion (au
paragraphe 161) de critiquer le «raisonnement formaliste» suivi par la Cour pour déterminer

l’existence d’un différend, raisonnement qui l’a conduite à introduire une condition contraire à la
jurisprudence constante de la CPJI et à la sienne (voir plus haut).

12. Comme je l’ai fait observer dans la même opinion dissidente,

«[e]n ce qui concerne la première de ces exceptions, par exemple, il a fallu
quatre-vingt-douze paragraphes à la Cour pour reconnaître que, selon elle, un
différend juridique s’était finalement cristallisé le 10 août 2008 (par. 93), seulement
après l’éclatement d’une guerre ouverte et déclarée entre la Géorgie et la Russie ! Je

trouve cela vraiment extraordinaire : voici un différend juridique qui ne s’est fait jour
qu’après le déclenchement d’une vague de violence et d’une guerre généralisée !
Existe-t-il des différends foncièrement et ontologiquement juridiques coupés de toutes
ramifications ou considérations politiques ? Je ne pense pas. Ce même raisonnement

formaliste conduit la Cour, au bout de soixante-dix paragraphes, à retenir la deuxième
exception préliminaire, sur la base de prétendues «conditions préalables» (non

5 er
Voir l’arrêt du 1 avril 2011, par. 50-105 et, plus spécialement, les paragraphes 31, 61 et 104-105.
6 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions
préliminaires, arrêt [du 11 juin 1998], C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89 :

«un désaccord sur un point de droit ou de fait, un conflit, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts
ou le fait que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre ne doivent
pas nécessairement être énoncés expressis verbis. Pour déterminer l’existence d’un différend, il est
possible, comme en d'autres domaines, d’établir par inférence quelle est en réalité la position ou l’attitude
d’une partie.» remplies) de son invention  en s’écartant à mon sens de sa propre jurisprudence
constante et de la doctrine juridique internationale, plus éclairée.» (Par. 161.)

13. J’espérais qu’après cinq ans, la Cour se départirait de la démarche formaliste qu’elle
avait suivie en l’affaire relative à l’Application de la CIEDR. Comme malheureusement elle n’en a
rien fait, je me vois dans l’obligation de réaffirmer ma position dissidente, cette fois-ci dans une

affaire qui porte sur des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la
course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire. Le fait est qu’il n’existe aucune règle
générale qui ferait obligation à l’Etat demandeur, préalablement au dépôt de sa requête, d’informer
la ou les futures parties adverses de son intention de saisir la Cour . Il ne faut pas perdre de vue

que c’est pour lui permettre d’exercer dûment sa juridiction que la Cour doit d’abord déterminer
s’il existe un différend (et quel en est l’objet) : cette détermination n’a pas pour objet de protéger le
défendeur, mais de garantir le bon exercice par la Cour de sa fonction judiciaire.

14. Le droit international général ne pose pas non plus comme condition de la constatation
par la Cour de l’existence d’un différend entre Etats l’«épuisement» par ceux-ci, avant
l’introduction d’une instance devant elle, des négociations diplomatiques. Cette condition, je le
répète, n’existe pas en droit international général, pas plus qu’elle n’est posée par le Statut de la

Cour ou établie par sa jurisprudence. C’est d’ailleurs exactement ce que la Cour a constaté dans
son arrêt du 11 juin 1998 sur les exceptions préliminaires en l’affaire relative à la Frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria : elle a en effet dit clairement ce qui suit : «Il
n’existe ni dans la Charte, ni ailleurs en droit international, de règle générale selon laquelle

l’épuisement des négociations diplomatiques serait un préalable à la saisine de la Cour.» (Par. 56.)

15. La Cour a donc rejeté l’idée que l’«épuisement» des négociations diplomatiques puisse

être un préalable à sa saisine. Il est de fait que la Charte des Nations Unies ne prévoit pas non plus
de condition qui ferait de négociations ou tentatives de négociation un préalable à la saisine de la
Cour. Je me permets de rappeler encore une fois que la détermination par la Cour de l’existence
d’un différend n’a pas pour but de protéger l’Etat ou les Etats défendeurs, mais de veiller au bon

exercice par la Cour de sa fonction judiciaire en matière contentieuse. Il s’agit donc pour elle de
procéder à une détermination objective, comme elle l’a rappelé dans le même arrêt (par. 87), en se
fondant sur sa propre jurisprudence constante.

2. L’existence d’un différend en l’espèce (affaire Iles Marshall c. Royaume-Uni)

16. Dans l’affaire qui opposait les Iles Marshall au Royaume-Uni, les Parties ont
constamment manifesté deux types bien distincts de comportement qui révélaient l’opposition de

leurs thèses juridiques (concernant l’exigence de négociations conduisant au désarmement
nucléaire dans tous ses aspects, effectué sous un contrôle international strict et efficace), laquelle
suffisait à établir qu’il existait entre elles un différend. Les Iles Marshall ont ainsi appelé
l’attention sur le fait que le Royaume-Uni s’était toujours opposé à ce que soient entamées des
8
négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire , et avait voté contre les résolutions de
l’Assemblée générale réaffirmant les obligations reconnues dans l’avis consultatif de la Cour de
1996 et appelant à des négociations sur le désarmement nucléaire . 9

7 e
Voir, notamment, S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court (1920-2005), 4 éd., vol. III,
Leyde, Nijhoff/Brill, 2006, p. 1153.
8Cf. exposé écrit des Iles Marshall, par. 40.
9
Cf. résolutions A/RES/68/32, A/RES/68/42 et A/RES/68/47 du 5 décembre 2013 ; A/RES/69/58, A/RES/69/43
et A/RES/69/48 du 2 décembre 2014 ; A/RES/70/34, A/RES/70/56 et A/RES/70/52 du 7 décembre 2015. 17. Les Parties avaient donc des points de vue opposés dont témoignaie10 leurs votes
divergents sur les résolutions susmentionnées de l’Assemblée générale . Les Iles Marshall ont
formulé leur réclamation pour la première fois dans la déclaration qu’elles ont faite à la conférence
de Nayarit le 14 février 2014, dans laquelle le demandeur a contesté la licéité du comportement des
Etats dotés d’armes nucléaires (dont le Royaume-Uni) au regard du TNP et du droit international

coutumier. Le fait que ladite déclaration se soit adressée à plusieurs Etats (à savoir «l’ensemble
des Etats dotés d’armes nucléaires»), et non au Royaume-Uni individuellement, n’a pas, selon moi,
d’incidence sur l’existence d’un différend.

18. Les Etats possédant des armes nucléaires constituent un petit groupe aisément

identifiable de la communauté internationale (auquel appartient le Royaume-Uni). La déclaration
du demandeur était suffisamment claire pour permettre à l’ensemble des Etats dotés d’armes
nucléaires, dont le Royaume-Uni, de considérer qu’il existait un différend à cet égard ; y étaient
clairement exposés la base juridique de la réclamation et le comportement incriminé. De la même
manière, le fait que le Royaume-Uni n’ait pas participé à la conférence de Nayarit de 2014

n’infirme pas la thèse selon laquelle il existait une opposition d’intérêts juridiques entre les deux
Etats.

19. Les Parties ont constamment suivi des lignes de conduite bien distinctes ; puis une
réclamation ayant trait au fond de la question en litige a été formulée. Cela suffit pour qu’un

différend se cristallise ; rien de plus n’est requis. Les conclusions que le Royaume-Uni a par la
suite présentées à la Cour confirment l’opposition de thèses juridiques : on se contentera de
rappeler que le défendeur a affirmé que les allégations formulées par les Iles Marshall étaient
«manifestement dépourvues de fondement» , ce qui va clairement à l’encontre de la réclamation
des Iles Marshall. Il existait déjà un différend à la date de dépôt de la requête en l’espèce, ce

qu’ont confirmé les arguments avancés ultérieurement par les Parties devant la Cour.

3. Le seuil de détermination de l’existence d’un différend

20. En votant les arrêts sur les affaires qui opposaient les Iles Marshall à l’Inde, au

Royaume-Uni et au Pakistan, la majorité des membres de la Cour a indûment relevé le seuil de
détermination de l’existence d’un différend. En effet, même si elle n’a pas retenu l’idée que
l’existence d’un différend ne pouvait être établie que si l’Etat requérant avait préalablement porté
celui-ci à l’attention du ou des futurs défendeurs, elle a en pratique posé des conditions beaucoup
plus rigoureuses que la notification préalable, qui reviennent en fait à exiger de l’Etat demandeur

qu’il formule sa prétention juridique, qu’il la dirige spécifiquement contre l’Etat ou les Etats qu’il
projette d’attraire devant la Cour, et qu’il précise en quoi consiste le comportement qu’il allègue lui
avoir causé un préjudice. Tous ces éléments sont compris dans la condition de «connaissance»
préalable posée par la majorité, au risque de priver la Cour de sa faculté de déterminer par
inférence l’existence d’un différend lorsqu’elle constate que le comportement des parties révèle

l’opposition de leurs points de vue.

21. Cette position de la majorité s’écarte des obiter dicta précédemment énoncés par la Cour,
et va jusqu’à les contredire. Par exemple, en l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le

Cameroun et le Nigéria que j’ai déjà citée (arrêt de 1998), la Cour a dit ceci :

«[U]n désaccord sur un point de droit ou de fait, un conflit, une opposition de
thèses juridiques ou d’intérêts ou le fait que la réclamation de l’une des parties se
heurte à l’opposition manifeste de l’autre ne doivent pas nécessairement être énoncés

10
Réponse des Iles Marshall à la question posée par le juge Cançado Trindade aux deux Parties in
document 2016/13, par. 9.
11Exceptions préliminaires du Royaume-Uni, par. 5. expressis verbis. Pour déterminer l’existence d’un différend, il est possible, comme en
d’autres domaines, d’établir par inférence quelle est en réalité la position ou l’attitude
d’une partie.» (Par. 89.)

22. La position de la majorité contredit la jurisprudence de la Cour de La Haye, dont il
ressort que celle-ci a suivi une démarche beaucoup moins formaliste pour établir l’existence d’un

différend. Peu après sa fondation, la CPJI a tenu à préciser qu’elle n’attachait guère d’importance
aux «considérations de forme» ; elle a ajouté qu’elle «ne pourrait s’arrêter à un défaut de
forme» . Elle a en outre dit ceci : «[le Statut] n’exige pas que l’existence de la contestation se soit

manifestée d’une certaine manière, par exemple par des négociations diplomatiques… La Cour
estime ne pas pouvoir exiger que la contestation se soit formellement manifestée.» 14

23. La jurisprudence de la Cour actuelle montre qu’elle aussi s’est gardée du formalisme
dans la détermination de l’existence d’un différend . Je me permets de rappeler ici quelques

exemples importants des obiter dicta énoncés par la Cour sur cette question, empruntés à trois
affaires, celle du Timor oriental (Portugal c. Australie), celle relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine

c. Serbie-et-Monténégro), et celle relative à Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne). Dans ces
affaires, la Cour a considéré que le comportement des parties postérieur à la date critique (celle du
dépôt de la requête) pouvait étayer la constatation de l’existence entre elles d’un différend. Si l’on

garde à l’esprit la position que la Cour a ainsi adoptée conformément à sa jurisprudence, il est
manifeste qu’il existait bien un différend dans chacune des trois affaires portées devant elle par les
Iles Marshall.

24. Dans l’affaire du Timor oriental (1995), l’Australie ayant soulevé une exception

préliminaire au motif qu’il n’existait selon elle aucun différend l’opposant au Portugal, la Cour a
dit ceci : «[à] tort ou à raison, le Portugal a formulé des griefs en fait et en droit à l’encontre de
l’Australie et celle-ci les a rejetés. Du fait de ce rejet, il existe un différend d’ordre juridique» . 16

Un peu plus tard, en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (exceptions préliminaires, 1996), la Yougoslavie
(Serbie-et-Monténégro) avait soulevé une exception préliminaire selon laquelle la Cour n’avait pas

compétence aux termes de l’article IX de la convention parce qu’il n’existait selon elle aucun
différend l’opposant à la Bosnie-Herzégovine ; la Cour a au contraire déterminé qu’il existait un
différend entre les deux Etats, du fait que la Yougoslavie avait «globalement rejeté toutes les

allégations de la Bosnie-Herzégovine, que ce soit au stade des procédures afférentes aux demandes
en indication de mesures conservatoires, ou au stade de la … procédure relative aux …exceptions

12Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2 du 30 août 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 34.

13 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, compétence, arrêt n 6 du 25 août 1925,
C.P.J.I. série A n 6, p. 14.

14Interprétation des arrêts n 7 et 8 (usine de Chorzów), arrêt n 11 du 16 décembre 1927, C.P.J.I. série A n 13,
p. 10-11.
15
Voir, notamment, Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du
26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, avis consultatif [du 26 avril 1988], C.I.J. Recueil 1988,
p. 28, par. 38 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis
d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt [du 26 novembre 1984], C.I.J. Recueil 1984, p. 428, par. 83. La Cour a
dit en outre que la date critique à retenir pour constater l’existence d’un différend était «en principe» la date du dépôt de
la requête (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt [du
20 juillet 2012], C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 20, par. 46 ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes
dans la mer des Caraïbes, exceptions préliminaires, arrêt [du 17 mars 2016], p. 25, par. 52) ; la phraséologie employée

par la Cour montre que cette règle n’est pas stricte, et peut être appliquée avec une certaine latitude.
16Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt [du 30 juin 1995], C.I.J. Recueil 1995, p. 100, par. 22.[préliminaires]» . La Cour a conclu qu’il existait un différend entre les parties «du fait du rejet par
18
la Yougoslavie des griefs formulés à son encontre par la Bosnie-Herzégovine» .

25. En l’affaire relative à Certains biens (2005), l’Allemagne avait soulevé une exception

d’incompétence en invoquant l’absence de différend entre les parties ; ayant constaté que
l’Allemagne rejetait les griefs de fait et de droit exprimés contre elle par le Liechtenstein, la Cour,
«[c]onformément à sa jurisprudence bien établie», a conclu que «du fait de ce rejet», il existait un
différend d’ordre juridique entre les deux Etats . Or, dans les trois affaires sur lesquelles la Cour

s’est aujourd’hui déclarée incompétente, qui opposaient les Iles Marshall à l’Inde, au Royaume-Uni
et au Pakistan, chacun des Etats défendeurs avait expressément rejeté les griefs du demandeur. Je
vais maintenant examiner ces griefs dont le rejet, selon la jurisprudence constante de la Cour que je

viens de rappeler, 20ouvait qu’il existait bien un différend entre les Iles Marshall et chacun des
Etats défendeurs .

4. Les arguments des Parties en l’affaire Iles Marshall c. Royaume-Uni

26. Les Iles Marshall soutenaient que le Royaume-Uni avait manqué aux obligations lui
incombant au titre de l’article VI du TNP, ainsi qu’à celles découlant du droit international

coutumier en ce qui concerne le désarmement nucléaire et la cessation de la course aux armements
nucléaires . Même si le Royaume-Uni, dans ses exceptions préliminaires, n’a pas traité des
questions de fond, l’une de ses déclarations attestait l’existence d’un différend entre les Parties :

«Ce silence des Iles Marshall a pour toile de fond la réduction unilatérale
progressive, par le Royaume-Uni, de son arsenal nucléaire … et sa participation active
aux efforts internationaux en vue, notamment, de la création de zones exemptes

d’armes nucléaires et de l’élargissement de ces zones. Le Royaume-Uni est ainsi
partie aux protocoles additionnels des traités de Tlatelolco, Rarotonga et Pelindaba,
qui portent respectivement sur les zones dénucléarisées des régions Amérique latine et

Caraïbes, Pacifique sud et Afrique. Il a également ratifié le protocole additionnel au
traité portant création d’une zone exempte d’armes nucléaires en Asie centrale et
poursuit sa coopération avec les Etats signataires de l’instrument équivalent conclu en

ce qui concerne l’Asie du Sud-Est. Ayant signé le traité d’interdiction complète des
essais nucléaires dès l’ouverture de celui-ci à la signature, le Royaume-Uni est, avec la
France, le premier Etat doté d’armes nucléaires à en être devenu partie. En outre, il
dirige des activités de recherche visant à mettre au point des techniques de vérification

pour s’assurer que tout traité de désarmement nucléaire signé à l’avenir soit appliqué
sous un contrôle international strict et efficace.

Dans ce contexte, la requête des Iles Marshall introduisant une instance contre

le Royaume-Uni pour inobservation, notamment, de l’article VI du TNP et de

17Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine

c. Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt [du 11 juillet 1996], C.I.J. Recueil 1996, p. 595, 614-615,
par. 27-29.
18Ibid., p. 615, par. 29.

19Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 19, par. 25,
citant les arrêts de la Cour en l’affaire du Timor Oriental (C.I.J. Recueil 1995, p. 100, par. 22) et l’affaire relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 615, par. 29.
20
Etant donné que la présente procédure portait sur la compétence de la Cour, la divergence de vues entre les
Parties est présentée ici telle qu’elle ressort de leur argumentation sur les exceptions préliminaires ; elle serait apparue
plus nettement encore si l’affaire avait été examinée au fond, ce qu’a malheureusement exclu la décision de la majorité.
21
Requête des Iles Marshall, p. 35-36, par. 100-109. prétendues obligations parallèles découlant du droit international coutumier a été une

surprise totale, et les allégations qui y fi22rent sont, selon le Royaume-Uni,
manifestement dépourvues de fondement.»

5. Appréciation d’ensemble

27. Toujours attentive et trop sensible à la position des Etats dotés d’armes nucléaires (voir
plus loin, sect. XIII), dont les trois défendeurs dans les affaires ici considérées (l’Inde, le
Royaume-Uni et le Pakistan), la Cour a écarté les déclarations que les Iles Marshall avaient faites
devant des instances multilatérales avant de déposer sa requête parce qu’elles ne suffisaient pas,
selon elle, à établir l’existence d’un différend. Elle a de plus fait abstraction de ce que la date à
laquelle doit être établie l’existence d’un différend n’est qu’«en principe» la date du dépôt de la

requête (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes
(Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt du 17 mars 2016, par. 52) ; comme je l’ai
rappelé plus haut, la jurisprudence de la Cour montre qu’elle peut tenir compte du comportement
manifesté par les parties après la date critique.

28. Suivant un raisonnement purement formaliste, la Cour a repris l’obiter dictum qu’elle

avait énoncé dans son arrêt en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (2011), par lequel elle avait indûment
relevé le seuil de détermination de l’existence d’un différend en retenant une exception fondée sur
une disposition de la clause compromissoire figurant dans la convention (qu’elle avait du reste mal
interprétée, en faisant abstraction de l’objet et du but de la CIEDR). En l’affaire Iles Marshall
c. Royaume-Uni, la majorité a fait pire encore : elle a repris sans tenir compte de la différence de

contexte les conditions plus rigoureuses d’établissement de l’existence d’un différend retenues dans
l’arrêt sur l’application de la CIEDR pour les transposer dans une affaire introduite sur la base
d’une déclaration faite en vertu de la clause facultative, même si la présente espèce avait également
trait à une obligation conventionnelle (découlant du TNP).

29. Cette tentative de relever encore le seuil de détermination de l’existence d’un différend
(en exigeant du demandeur qu’il fournisse davantage de précisions factuelles), outre qu’elle est
empreinte de formalisme, est artificielle en ce qu’elle ne suit pas la définition établie par la
jurisprudence constante de la Cour, selon laquelle, comme je l’ai déjà rappelé, un différend est
«une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts». S’en tenant à une optique formaliste, la
majorité a posé comme condition de l’existence d’un différend que l’Etat défendeur ait réagi

spécifiquement aux griefs de l’Etat demandeur (ce à quoi revient l’application du critère de la
«connaissance» préalable, qui à mon sens crée un obstacle à l’accès à la justice), même dans une
situation où, comme en l’espèce, les parties avaient constamment manifesté des comportements
bien distincts.

30. En outre, et pour conclure, je rappelle que les trois défendeurs (l’Inde, le Royaume-Uni
et le Pakistan) avaient clairement rejeté les arguments avancés contre eux par les Iles Marshall. Du
fait de ce rejet, il existait bien un différend d’ordre juridique entre les Iles Marshall et chacun des
trois défendeurs. La majorité, en relevant par une exigence formaliste le seuil de détermination de
l’existence d’un différend, n’a pas suivi la jurisprudence constante de la CPJI et de la Cour actuelle
en la matière (voir plus haut). De plus, elle a créé, indûment selon moi, une difficulté (pour le

demandeur) qui n’est autre qu’une entrave à l’accès à la justice internationale, et ce dans trois
affaires relative à une question intéressant l’humanité tout entière. Je vois là une décision
extrêmement regrettable.

22Exceptions préliminaires du Royaume-Uni, p. 2-3, par. 4-5. III. LES RÉSOLUTIONS DE L ’A SSEMBLÉE GÉNÉRALE DES N ATIONS U NIES ET
L’OPINIO JURIS QUI S ’EN DÉGAGE

31. Au cours des procédures relatives aux affaires sur lesquelles la Cour vient de se déclarer
incompétente, l’Etat demandeur (les Iles Marshall) et les Etats défendeurs (l’Inde, le Royaume-Uni
et le Pakistan) se sont référés aux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies
concernant le désarmement nucléaire (voir plus loin, sect. VI). C’est à ces résolutions que je vais
maintenant m’intéresser ; je traiterai d’abord de la reconnaissance devant la Cour (en 1995) de

l’autorité et de la valeur juridique des résolutions de l’Assemblée sur les armes nucléaires, dans
lesquelles ces armes sont qualifiées de contraires à la Charte des Nations Unies, et j’examinerai
ensuite chacune des séries de résolutions adoptées par l’Assemblée : a) celle des résolutions
relatives aux armes nucléaires (1961-1981) ; b) celle des résolutions sur le gel des armements

nucléaires (1982-1992) ; c) celle des résolutions condamnant les armes nucléaires (1982-2015) ; et
d) celle des résolutions sur la suite donnée à l’avis consultatif rendu par la Cour en 1996
(1996-2015).

1. Les résolutions de l’Assemblée générale relatives
aux armes nucléaires (1961-1981)

32. Les années 1970 ont été la première décennie du désarmement, proclamée par

l’Assemblée générale dans sa résolution 2602 E (XXIV) du 16 décembre 1969 ; cette résolution a
été suivie de deux autres, adoptée23en 1978 et 1980, sur le non-recours aux armes nucléaires et la
prévention de la guerre nucléaire . L’Assemblée générale a expressément demandé aux Etats
Membres de l’ONU d’intensifier leurs efforts en vue de la cessation de la course aux armements
nucléaires, du désarmement nucléaire et de l’élimination des autres armes de destruction massive.

Auparavant, elle avait adopté sa résolution historique 1653 (XVI) du 24 novembre 1961, où figure
sa célèbre «déclaration sur l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires et thermonucléaires»
(voir plus loin, sect. V). En 1979, alors que la première décennie du désarmement touchait à sa fin,
l’Assemblée, déçue de constater que les objectifs de cette première décennie n’avaient pas été
24
atteints, a proclamé les années 1980 deuxième décennie du désarmement . Par la su25e, elle a
proclamé une troisième décennie du désarmement, coïncidant avec les années 1990 .

33. Durant la première période que j’ai examinée (1961-1981), l’Assemblée générale a

constamment accordé une attention toute spéciale aux questions de désarmement, et au
désarmement nucléaire en particulier. Je citerai à cet égard les résolutions 2934 (XXVII) du
29 novembre 1972, 2936 (XXVII) du 29 novembre 1972 également, 3078 (XXVIII) du
6 décembre 1973, 3257 (XXIX) du 9 décembre 1974, 3466 (XXX) du 11 décembre 1975,

3478 (XXX) du 11 décembre 1975 également, 31/66 du 10 décembre 1976, 32/78 du
12 décembre 1977, 33/71 du 14 décembre 1978, 33/72 du 14 décembre 1978 également, 33/91 du
16 décembre 1978, 34/83, 34/84, 34/85 et 34/86, toutes du 11 décembre 1979, 35/152, 35/155 et
35/156, toutes du 12 décembre 1980, 36/81, 36/84, 36/92, 36/94, 36/95, 36/97 et 36/100, toutes du
9 décembre 1981.

34. En 1978 et 1982, l’Assemblée générale a tenu deux sessions extraordinaires sur le
désarmement (dixième et douzième sessions extraordinaires), lors desquelles la question du

désarmement nucléaire figurait au premier rang des sujets abordés. En fait, les participants à ces
deux sessions n’ont cessé de souligner que l’objectif le plus urgent du désarmement était d’écarter

23
Dans leur ordre chronologique, les résolutions 33/71B, du 14 décembre 1978 et 35/152D, du
12 décembre 1980.
24Voir la résolution 34/75 du 11 décembre 1979, et la résolution 35/46 du 3 décembre 1980.

25Voir les résolutions 43/78L et 45/62A, des 7 décembre 1988 et 4 décembre 1990.le danger d’une guerre nucléaire. Comme nous allons le voir, l’Assemblée, dans une série
ultérieure de résolutions (adoptées de 1982 à 2015), en est venue à condamner directement les
armes nucléaires (voir ci-après).

35. Dans les résolutions qu’elle a adoptées pendant la période 1972-1981, l’Assemblée

générale a maintes fois appelé l’attention sur les dangers que la course aux armements nucléaires
fait peser sur l’humanité et la survie de la civilisation, et exprimé l’appréhension que lui inspiraient
les conséquences délétères des essais nucléaires, qui contribuaient à l’accélération de cette course.
Elle a réitéré sa condamnation de tous les essais nucléaires, dans quelque milieu que ce soit. Elle a
lancé des appels aux Etats pour qu’ils adhèrent au traité de 1963 sur l’interdiction partielle des

essais nucléaires (interdisant les essais dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique et
sous l’eau), et demandé la conclusion d’un traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires
dans tous les milieux (c’est-à-dire également des essais souterrains). Elle a exhorté les Etats dotés
d’armes nucléaires, en attendant la conclusion d’un tel traité, à suspendre leurs essais nucléaires
dans tous les milieux.

36. L’Assemblée générale a également souligné que la responsabilité de la réalisation de
l’objectif du désarmement nucléaire incombait tout spécialement aux Etats dotés d’armes
nucléaires, en particulier à ceux qui étaient parties à des accords internationaux aux termes
desquels ils avaient déclaré leur intention de parvenir à la cessation de la course aux armements
nucléaires. Elle a en outre demandé directement aux chefs d’Etat de l’URSS et des Etats-Unis

d’engager la procédure nécessaire à l’entrée en vigueur de l’accord intérimaire concernant la
limitation des armements stratégiques (accord SALT).

37. Après avoir consacré sa dixième session extraordinaire au désarmement, l’Assemblée
générale, à la 84 séance plénière de sa trente-troisième session ordinaire, a adopté une résolution

dans laquelle elle déclarait que le recours aux armes nucléaires constituait «une violation de la
Charte des Nations Unies et un crime contre l’humanité», et devait être interdit en attendant le
désarmement nucléaire . 26 L’Assemblée a également noté que les Etats non dotés d’armes
nucléaires aspiraient à la création de zones exemptes d’armes nucléaires pour éviter que de telles
armes ne soient stationnées sur leur territoire, et a déclaré qu’elle soutenait leurs efforts en vue de

la conclusion d’une convention internationale qui renforcerait les garanties de leur sécurité en les
protégeant mieux de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. Entre autres mesures propres à
faciliter le désarmement nucléaire et à faire cesser la prolifération des armes nucléaires,
l’Assemblée a demandé à la Commission du désarmement d’examiner la question de la cessation et
de l’interdiction de la production de matières fissiles pouvant servir à la fabrication d’armes.

2. Les résolutions de l’Assemblée générale relatives au gel
des armements nucléaires (1982-1992)

38. Durant la période 1982-1992, qui a suivi ses dixième et douzième sessions
extraordinaires, consacrées au désarmement (1978 et 1982), l’Assemblée générale a adopté des

résolutions dans lesquelles elle demandait également le gel des armements nucléaires. Je citerai à
cet égard les résolutions 37/100A du 13 décembre 1982, 38/73E du 15 décembre 1983, 39/63C du
12 décembre 1984, 40/151C du 16 décembre 1985, 41/60E du 3 décembre 1986, 42/39B du
30 novembre 1987, 43/76B du 7 décembre 1988, 44/117D du 15 décembre 1989, 45/59D du
4 décembre 1990, 46/37C du 6 décembre 1991, et 47/53E du 9 décembre 1992.

26Voir la résolution 33/71B du 14 décembre 1978 ; voir également la résolution 35/152D du 12 décembre 1980. 39. Dans ces résolutions, l’Assemblée notait que les arsenaux nucléaires existants étaient
déjà plus que suffisants pour effacer toute trace de vie sur terre. Elle exprimait sa conviction que
seul le désarmement général et complet sous un contrôle international efficace permettrait

d’instaurer dans le monde une paix durable. L’Assemblée notait également que dans le domaine du
désarmement, priorité absolue devait être donnée au désarmement nucléaire et à l’élimination de
toutes les armes de destruction massive. Elle demandait enfin aux Etats dotés d’armes nucléaires
de convenir «d’un gel des armements nucléaires», qui prévoirait notamment «un arrêt simultané

total de la production d’armes nucléaires et la cessation complète de la production de matières
fissiles destinées à la fabrication d’armes».

40. Ce gel des armements nucléaires n’était pas considéré comme une fin en soi, mais

comme la première étape la plus efficace d’un processus conduisant à : a) la cessation de tout
accroissement et de tout perfectionnement des arsenaux nucléaires existants ; et b) l’ouverture de
négociations sur une réduction substantielle des armements nucléaires et la limitation des capacités
des armes nucléaires. A partir de 1989, ces résolutions précisent la structure et la portée d’une

déclaration conjointe par laquelle tous les Etats dotés d’armes nucléaires conviendraient d’un gel
général des armements nucléaires. Ce gel devait comprendre : a) une interdiction générale des
essais d’armes nucléaires ; b) l’arrêt complet de la fabrication d’armes nucléaires ; c) l’interdiction
de tout nouveau déploiement d’armes nucléaires ; et d) l’arrêt complet de la production de matières

fissiles destinées à la fabrication d’armes.

3. Les résolutions de l’Assemblée générale qualifiant la menace
ou l’emploi d’armes nucléaires de violation de la Charte

(et leur invocation devant la Cour en 1995)

41. Il y a une vingtaine d’années, les résolutions de l’Assemblée générale condamnant les
armes nucléaires, moins nombreuses qu’aujourd’hui, étaient déjà considérées par des Etats de

divers continents comme faisant autorité. Tel était le cas, notamment, des Etats qui se sont
exprimés devant la Cour lors des audiences qu’elle a tenues du 30 octobre au 15 novembre 1995
dans le cadre de la procédure qui a abouti au prononcé de son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur
la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. Il a été dit lors des audiences que ces

résolutions de l’Assemblée générale exprimaient un «cons27sus général» et avaient une «valeur
juridique» pertinente pour l’examen de la question . Par exemple, la résolution 1653 (XVI) de
1961 a été invoquée comme étant une résolution où l’Assemblée avait «dit le droit» en déclarant
que l’emploi d’armes nucléaires était contraire à l’esprit, à la lettre et aux buts de la Charte des
28
Nations Unies et constituait, en tant que tel, une «violation directe» de celle-ci .

42. Lors de ces audiences, dont il faut se souvenir qu’elles remontent à la fin de 1995, il a
également été dit que de «nombreuses» résolutions et déclarations de l’Assemblée générale
29
confirm[aient] l’illicéité de l’emploi de la force, y compris l’emploi d’armes nucléaires .
Certaines résolutions (les résolutions 1653 (XVI) du 24 novembre 1961, 33/71B du
14 décembre 1978, 34/83G du 11 décembre 1979, 35/152D du 12 décembre 1980, 36/92I du
9 décembre 1981, 45/59B du 4 décembre 1990 et 46/37D du 6 décembre 1991) ont été retenues

comme particulièrement importantes du fait qu’il y était déclaré30ue l’emploi d’armes nucléaires
constituerait une violation de la Charte des Nations Unies . Il a été dit aussi que la série de
résolutions de l’Assemblée générale inaugurée par la résolution 1653 (XVI) du 24 novembre 1961

27CR 1995/25, p. 52-53 (exposé du Mexique).
28
CR 1995/22, p. 44-45 (exposé de l’Australie).
29CR 1995/26, p. 23-24 (exposé de l’Iran).
30
CR 1995/28, p. 62-63 (exposé des Philippines).renfermait une «interprétation faisant autorité» des traités relatifs au droit humanitaire et de la
Charte .1

43. Lors des audiences tenues par la Cour en 1995 dans le cadre de la procédure qui a abouti
au prononcé de son avis consultatif de 1996, il a été rappelé également que l’Assemblée générale
avait adopté sa résolution 1653 (XVI) sous la forme d’une déclaration, ce qui lui conférait le
caractère d’une «affirmation du droit», et il a été dit que depuis lors, il était généralement admis
que l’Assemblée avait le pouvoir d’adopter de telles résolutions déclaratoires (condamnant les

armes nucléaires), et que les résolutions par lesquelles elle avait déclaré «illicite» l’emploi 32s
armes nucléaires étaient considérées comme procédant de l’exercice de son pouvoir «inhérent» .
La pertinence des résolutions de l’Assemblée générale a été reconnue par un important groupe
d’Etats .

44. Depuis ces audience tenues par la Cour dans les derniers mois de 1995, au cours
desquelles ont été reconnues l’autorité et la valeur juridique de ses résolutions relatives aux armes
nucléaires, l’Assemblée générale en a adopté un certain nombre d’autres dont se dégage, à mon
avis, une opinio juris communis sur le désarmement nucléaire. Je vais maintenant procéder, par

ordre chronologique, à l’examen de deux autres séries de résolutions ; la longue série (1982-2015)
de celles condamnant l’emploi des armes nucléaires, et la série de celles relatives à la suite donnée
à l’avis consultatif émis par la Cour en 1996 (adoptées de 1997à 2015).

4. Les résolutions de l’Assemblée générale condamnant
les armes nucléaires (1982-2015)

45. De 1982 ;a 2015, l’Assemblée générale a adopté toute une série de résolutions
condamnant les armes nucléaires. Je retiens parmi elles les résolutions 37/100 C du

9 décembre 1982, 38/73 G du 15 décembre 1983, 39/63 H du 12 décembre 1984, 40/151 F du
16 décembre 1985, 41/60 F du 3 décembre 1986, 42/39 C du 30 novembre 1987, 43/76 E du
7 décembre 1988, 44/117 C du 15 décembre 1989, 45/50 B du 4 décembre 1990, 46/37 D du
6 décembre 1991, 47/53 C du 9 décembre 1992, 48/76 B du 16 décembre 1993, 49/76 E du

15 décembre 1994, 50/71 E du 12 décembre 1995, 51/46 D du 8 décembrer1996, 52/39 C du
9 décembre 1997, 53/78 D du 4 décembre 1998, 54/55 D du 1 décembre 1999, 55/34 G du
20 novembre 2000, 56/25 B du 29 novembre 2001, 57/94 du 22 novembre 2002, 38/64 du
8 décembre 2003, 59/102 du 3 décembre 2004, 60/88 du 8 décembre 2005, 61/97 du
6 décembre 2006, 62/51 du 5 décembre 2007, 63/75 du 2 décembre 2008, 64/59 du

2 décembre 2009, 65/80 du 8 décembre 2010, 66/57 du 2 décembre 2011, 67/64 du
3 décembre 2012, 68/58 du 5 décembre 2013, 69/69 du 2 décembre 2014, et 70/62 du
7 décembre 2015.

46. Dans ces résolutions, l’Assemblée met en garde contre le danger que font peser les armes
nucléaires sur la survie de l’humanité. Cette série de résolutions trouve son origine dans deux
résolutions historiques, la résolution 1 (I) du 24 janvier 1946 et la résolution 1653 (XVI) du
24 novembre 1961 (voir ci-après). Dans cette longue série de résolutions condamnant les armes
nucléaires, l’Assemblée générale reprend année après année, au début du préambule, les

considérants suivants :

31
CR 1995/31, p. 46 (exposé du Samoa).
32CR 1995/25, p. 58-59 (exposé de la Malaisie).

33Voir, notamment, CR 1995/35, p. 34, et également p. 22 (exposé du Zimbabwe sur l’initiative qu’il avait prise
en tant que président du mouvement des pays non alignés). «Alarmée par la menace que les armes nucléaires et leur utilisation, inhérente au

concept de dissuasion, représentent pour la survie de l’humanité et pour le maintien de
conditions qui permettent la vie,

Convaincue que le désarmement nucléaire est essentiel pour la prévention de la
guerre nucléaire et le renforcement de la paix et de la sécurité internationales,

Convaincue en outre que l’interdiction de l’utilisation ou de la menace de
l’utilisation des armes nucléaires constituerait une étape sur la voie de l’élimination
complète des armes nucléaires aboutissant à un désarmement général et complet sous
contrôle international efficace.»

47. Dans la suite de leur préambule, ces résolutions, il est important de le noter, affirment

année après année ce qui suit :

«le recours aux armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des
Nations Unies et un crime contre l’humanité, comme [l’Assemblée] l’a déclaré dans
ses résolutions 1653 (XVI) du 24 novembre 1961, 33/71 B du 14 décembre 1978,
34/83 G du 11 décembre 1979, 35/152 D du 12 décembre 1980 et 36/92 l du

9 décembre 1981».

48. Toujours dans le préambule desdites résolutions, l’Assemblée générale, chaque année,
note avec regret que la conférence du désarmement, au cours de sa session de l’année précédente,
n’a pu entreprendre des négociations en vue de parvenir à un accord sur une convention relative au

désarmement nucléaire. Dans le dispositif des mêmes résolutions, l’Assemblée, réitère d’année en
année, sa demande à la conférence du désarmement d’entreprendre, en priorité, des négociations en
vue de parvenir à un accord sur une convention internationale interdisant en toutes circonstances
l’utilisation ou la menace de l’utilisation des armes nucléaires, sur la base du texte du projet de
convention sur l’interdiction de l’utilisation des armes nucléaires.

49. A partir de 1989 (quarante-quatrième session), l’Assemblée générale, dans ces
résolutions, se dit convaincue qu’un accord multilatéral interdisant l’emploi ou la menace d’armes
nucléaires renforcerait la sécurité internationale et aiderait à créer un climat propice à des
négociations qui conduiraient à l’élimination complète des armes nucléaires. Elle en vient, plus
tard, à souligner particulièrement que la conclusion d’une convention internationale serait une
étape sur la voie de l’élimination complète des armes nucléaires, aboutissant au désarmement

général et complet, sous un contrôle international strict et efficace.

50. A partir de 1996, les résolutions, dans leurs considérants , font référence à un
calendrier : l’Assemblée souligne qu’une convention internationale constituerait une étape
importante d’un programme échelonné sur la voie de l’élimination complète des armes nucléaires

selon un calendrier déterminé. Dans ses résolutions plus récentes de la même série, l’Assemblée se
dit résolue à parvenir à la conclusion d’une convention internationale interdisant la mise au point,
la fabrication, le stockage et l’emploi des armes nucléaires et conduisant, à terme, à leur
destruction.

3Voir, par exemple, la résolution 50/71E du 12 décembre 1995. 5. Les résolutions de l’Assemblée générale sur la suite donnée à
l’avis consultatif rendu par la Cour en 1996 (1996-2015)

51. Depuis le prononcé par la Cour de son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la Licéité de
la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, l’Assemblée a adopté une nouvelle série de
résolutions (1996-2015), consacrée à la suite donnée à cet avis. Il s’agit des résolutions 51/45 du
10 décembre 1996, 52/38 du 9 décembre 1997, 53/77 du 4 décembre 1998, 54/54 du
er
1 décembre 1999, 55/33 du 20 novembre 2000, 56/24 du 29 novembre 2001, 57/85 du
22 novembre 2002, 58/46 du 8 décembre 2003, 59/83 du 3 décembre 2004, 60/76 du
8 décembre 2005, 61/83 du 6 décembre 2006, 62/39 du 5 décembre 2007, 63/49 du
2 décembre 2008, 64/55 du 2 décembre 2009, 65/76 du 8 décembre 2010, 66/46 du
2 décembre 2011, 67/33 du 3 décembre 2012, 68/42 du 5 décembre 2013, 69/43 du
2 décembre 2014 et 70/56 du 7 décembre 2015. Ces résolutions comprennent un certain nombre de

considérants ou dispositions importants.

52. Dans le préambule des résolutions de cette série, l’Assemblée générale exprime sa
conviction «que la persistance des armes nucléaires fait peser une menace sur l’humanité tout
entière et que leur emploi aurait des conséquences catastrophiques pour toutes les formes de vie sur

terre», et que «la seule protection contre une catastrophe nucléaire est l’élimination complète des
armes nucléaires et la certitude qu’il n’en sera plus jamais fabriqué» (deuxième alinéa). Elle
réaffirme régulièrement «l’engagement pris par la communauté internationale d’atteindre l’objectif
d’un monde exempt d’armes nucléaires grâce à l’élimination totale des armes nucléaires»
(troisième alinéa). Elle rappelle aussi qu’elle a demandé à la conférence du désarmement de créer
un comité spécial chargé d’entamer des négociations sur un programme échelonné de désarmement

nucléaire, l’objectif étant d’éliminer définitivement les armes nucléaires selon «un calendrier
déterminé» ; elle réaffirme également le rôle qui revient à la conférence du désarmement, unique
instance multilatérale pour les négociations sur le désarmement.

53. L’Assemblée, toujours dans le préambule, rappelle ensuite inlassablement les

«obligations solennelles» imposées aux Etats parties, au TNP par son article VI, en particulier celle
de «poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la
course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire» (quatrième
alinéa). Elle exprime le souhait que soit élaboré un instrument juridiquement contraignant sur
l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, de l’essai, du déploiement, du stockage, de la
menace ou de l’emploi d’armes nucléaires et sur leur destruction «sous un contrôle international

efficace». Il importe de noter que dans ces résolutions, l’Assemblée générale demande à tous les
Etats de satisfaire à leur obligation de négocier de bonne foi afin de parvenir à la conclusion rapide
d’une convention interdisant la mise au point, la fabrication, l’essai, le déploiement, le stockage, le
transfert, la menace ou l’emploi d’armes nucléaires et prévoyant leur élimination .

54. A partir de 2003, dans les résolutions de cette série, l’Assemblée générale se déclare

profondément préoccupée par l’absence de progrès de la mise en œuvre des «treize mesures
concrètes» approuvées par la conférence d’examen de 2000 en vue de l’application de l’article VI
du TNP. A partir de 2010, le préambule de ces résolutions comprend un sixième alinéa où
l’Assemblée se déclare «profondément préoccupée par les conséquences catastrophiques sur le plan
humanitaire qu’aurait tout recours aux armes nucléaires», et réaffirme «que tous les Etats doivent

en tout temps respecter le droit international applicable, y compris le droit international
humanitaire». Dans ses résolutions sur la suite donnée à l’avis consultatif de 1996, l’Assemblée
constate en outre

35Il est à noter que cette formulation est celle employée dans les résolutions les plus anciennes de la série ; dans
les résolutions plus récentes, l’Assemblée précise que les négociations devraient commencer l’année suivante. «avec satisfaction que le traité sur l’Antarctique, les traités de Tlatelolco, de
Rarotonga, de Bangkok et de Pelindaba et le traité portant création d’une zone
exempte d’armes nucléaires en Asie centrale, ainsi que le statut d’Etat exempt d’armes
nucléaires de la Mongolie, libèrent progressivement de la présence d’armes nucléaires
tout l’hémisphère Sud et les zones adjacentes visées par ces traités» (dixième alinéa du

préambule).

55. Les résolutions récentes de cette série (à partir de 2013) comportent des ajouts notables.
L’Assemblée générale y appelle tous les Etats dotés d’armes nucléaires à prendre des mesures

concrètes de désarmement, et souligne que tous les Etats doivent faire des efforts particuliers pour
instaurer et conserver un monde exempt d’armes nucléaires. Elle y prend note de la «proposition
en cinq points sur le désarmement nucléaire» avancée par le Secrétaire général (voir ci-après,
sect. XVII), et constate qu’il est nécessaire d’adopter un instrument juridiquement contraignant
négocié sur le plan multilatéral et visant à garantir les Etats non dotés d’armes nucléaires contre la

menace de l’emploi de ces armes en attendant leur élimination. Dans le dispositif des résolutions
de cette série, l’Assemblée souligne la conclusion unanime énoncée dans l’avis consultatif rendu
par la Cour en 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires selon laquelle «il
existe une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant
au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace»

(par. 1).

56. Il convient de noter que les résolutions de cette série contiennent des paragraphes sur
l’obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au
désarmement nucléaire où il n’est aucunement question du TNP ou des Etats parties à cet

instrument. Cette obligation est présentée comme générale, et non pas fondée sur les dispositions
de tel ou tel traité. Tous les Etats, et pas seulement ceux qui sont partie au TNP, se sont engagés à
remplir promptement cette obligation, et c’est à tous les Etats que l’Assemblée demande de tenir le
Secrétaire général informé des efforts qu’ils déploient et des mesures qu’ils prennent en application
de la résolution considérée. Il importe aussi de relever que d’autres paragraphes ou alinéas de ces

résolutions s’adressent directement aux Etats dotés d’armes nucléaires et font expressément
référence au TNP. Autrement dit, les mentions de tous les Etats sont délibérées, et sauf renvoi à
une obligation conventionnelle ou une autre obligation internationale spéciale, les formules
employées dans ces résolutions vont dans le sens de l’existence d’une obligation de droit

international coutumier de négocier pour parvenir au désarmement nucléaire.

IV. LES RÉSOLUTIONS DU C ONSEIL DE SÉCURITÉ ET L ’OPINIO JURIS
QUI S’EN DÉGAGE

57. Comme l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité des Nations Unies s’est souvent
penché sur la question des armes nucléaires. Je citerai notamment à cet égard la déclaration de son
président (S/23500) en date du 31 janvier 1992, et ses résolutions suivantes : 984 (1995) du
11 avril 1995, 1540 (2004) du 28 avril 2004, 1673 (2006) du 27 avril 2006, 1810 (2008) du
25 avril 2008, 1887 (2009) du 24 septembre 2009 et 1997 (2011) du 20 avril 2011 ; je pourrais en
36
citer d’autres . A l’issue d’une réunion du Conseil de sécurité tenue au niveau des chefs d’Etat ou
de gouvernement le 31 janvier 1992, son président, au nom des membres du Conseil, a fait la
déclaration susmentionnée, engageant tous les Etats Membres de l’ONU à s’acquitter des
obligations qu’ils avaient contractées en ce qui concerne la maîtrise des armements et le

36Voir également les résolutions suivantes du Conseil de sécurité : 1695 (2006) du 15 juillet 2006, 1718 (2006)
du 14 octobre 2006, 1874 (2009) du 12 juin 2009, 1928 (2010) du 7 juin 2010, 2094 (2013) du 7 mars 2013, 2141 (2014)
du 5 mars 2014, 2159 (2014) du 9 juin 2014, 2224 (2015) du 9 juin 2015 et 2270 (2016) du 2 mars 2016. Dans le
préambule de toutes ces résolutions, le Conseil de sécurité réaffirme inlassablement que la prolifération des armes
nucléaires, chimiques et biologiques et de leurs vecteurs menacent la paix et la sécurité internationales.désarmement, et à empêcher la prolifération de toutes les armes de destruction massive 37 (armes
nucléaires, chimiques et biologiques).

58. Cette déclaration exprimait le sentiment dominant de l’époque, à savoir que la fin de la
guerre froide avait «fait naître l’espoir de l’avènement d’un monde plus sûr, et plus humain», et

créé une conjoncture qui «[était] la plus propice à la paix et à la sécu38té internationales qui ait
existé depuis la fondation de l’Organisation des Nations Unies» . Dans la même déclaration, les
membres du Conseil mettaient en garde contre le danger que toutes les armes de destruction

massive faisaient peser sur la paix et la sécurité, et s’engageaient à travailler à «la prévention de l39
dissémination des technologies liées à la recherche et à la production de ces armes» . Ils
soulignaient en outre «le rôle essentiel des garanties de l’AIEA pleinement efficaces pour
l’application [du TNP] et l’importance de contrôles à l’exportation rigoureux» ; ils ajoutaient qu’ils
40
«prendr[aient] des mesures appropriées si des violations leur [étaient] notifiées par l’AIEA» .

59. Il convient de relever que dans cette déclaration du président du Conseil de sécurité, la

prolifération de toutes les armes de destruction massive est qualifiée de menace à la paix et la
sécurité internationales, qualification qui est reprise dans les résolutions ultérieures du Conseil pour
justifier les mesures prises par lui en vertu du chapitre VII de la Charte. Dans trois de ces
résolutions (les résolutions 1540 (2004) du 28 avril 2004 (par. 2), 1810 (2008) du 25 avril 2008

(par. 3), et 1887 (2009) du 24 septembre 2009 (par. 2)), le Conseil réaffirme ladite déclaration de
son président (adoptée, je le rappelle, le 31 janvier 1992) et, comme d’ailleurs dans d’autres
résolutions, réitère dans le préambule que la prolifération des armes nucléaires, chimiques et
41
biologiques menace la paix et la sécurité internationales et que tous les Etats doivent prendre des
mesures pour l’empêcher.

60. Dans sa résolution 1540 (2004) du 28 avril 2004, le Conseil de sécurité, agissant en vertu
du chapitre VII de la Charte, invoque les obligations juridiquement contraignantes qui imposent à
tous les Etats Membres de l’ONU de prendre et d’appliquer des mesures appropriées et efficaces
contre la prolifération des armes nucléaires, chimiques et biologiques, y compris mettre sur pied

des dispositifs de contrôle et un système de communication d’informations à un comité du Conseil
(comité ensuite dénommé «comité créé par la résolution 1540»). Dans ses résolutions ultérieures,
le Conseil rappelle sa résolution 1540 (2004) et engage les Etats Membres de l’ONU à l’appliquer.

61. Dans ses résolutions 984 (1995) du 11 avril 1995 et 1887 (2009) du 24 septembre 2009,
Le Conseil insiste particulièrement sur l’obligation qu’ont les Etats de poursuivre de bonne foi des
négociations conduisant au désarmement nucléaire. Dans le préambule de la résolution 984 (1995),

il affirme qu’il est nécessaire que tous les Etats parties au TNP «s’acquittent pleinement de toutes
leurs obligations» ; dans son dispositif, il

«[e]ngage tous les Etats à poursuivre de bonne foi, comme il est stipulé à l’article VI
du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, des négociations sur des

37
Nations Unies, doc. S/23500 (31 janvier 1992), p. 1-5.
38
Ibid., p. 2 et 5.
39Ibid., p. 4.
40
Ibid.
41Voir, notamment, les résolutions 1540 (2004) du 28 avril 2004, 1673 (2006) du 27 avril 2006, 1810 (2008) du

25 avril 2008, 1977 (2011) du 20 avril 2011. Voir également les résolutions 1695 (2006) du 15 juillet 2006, 1718 (2006)
du 14 octobre 2006, 1874 (2009) du 12 juin 2009, 1928 (2010) du 7 juin 2010, 2094 (2013) du 7 mars 2013, 2141 (2014)
du 5 mars 2014, 2159 (2014) du 9 juin 2014, 2224 (2015) du 9 juin 2015 et 2270 (2016) du 2 mars 2016. mesures efficaces relatives au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement

général et complet sous un contrôle international strict et efficace, qui demeure un
objectif universel» (par. 8).

Il est intéressant de noter que la résolution 984 (1995) est antérieure au prononcé par la Cour de son
avis consultatif de 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires.

62. Dans le dispositif de sa résolution 1887 (2009) du 24 septembre 2009, le Conseil invite à

nouveau les Etats parties au TNP à «s’acquitter pleinement de toutes leurs obligations et à honorer
leurs engagements au titre du traité» (par. 2) ; en particulier, il les prie de «s’engager, en vertu de
l’article VI du traité, à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces de
réduction des armes nucléaires et de désarmement nucléaire», et engage «tous les autres Etats à se
joindre à cette entreprise» (par. 5). Il importe de relever que le Conseil lance là un appel général,
qui s’adresse à tous les Etats Membres de l’ONU, parties ou non au TNP.

63. A mon sens, les résolutions susmentionnées du Conseil de sécurité, comme celles de
l’Assemblée générale (voir plus haut), pour autant qu’elles s’adressent à tous les Etats Membres de
l’ONU, ont notablement contribué à dégager une opinio juris sur laquelle s’est appuyée la
formation progressive d’une obligation de droit international coutumier correspondant à
l’obligation conventionnelle créée par l’article VI du TNP. En particulier, le fait que le Conseil

engage tous les Etats, et pas seulement les parties au TNP, à poursuivre de bonne foi des
négociations conduisant au désarmement nucléaire (ou à se joindre à ce que les parties au TNP sont
invitées à entreprendre en ce sens) est important. En effet, il indique que cette obligation incombe
à tous les Etats Membres de l’ONU, qu’ils soient ou non parties au TNP.

V. L A SAGA DE LA CONDAMNATION DES ARMES NUCLÉAIRES

PAR LES N ATIONS UNIES

64. Les résolutions de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité des Nations Unies que
je viens de passer en revue illustrent la longue saga de la condamnation des armes nucléaires par
les Etats Membres de l’ONU. Cette saga remonte à la fondation et aux premières années de
l’existence de l’Organisation des Nations Unies. En fait, au moment de l’adoption de la Charte des
Nations Unies le 26 juin 1945, les délégations à la conférence de San Francisco n’avaient pas à

l’esprit les armes nucléaires. C’est le largage par les Etats-Unis de bombes atomiques sur
Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, qui a marqué l’avènement de l’ère nucléaire, plus de
dix semaines avant l’entrée en vigueur de la Charte (24 octobre 1945).

65. L’Organisation nouvellement créée n’a pas tardé à chercher des moyens de parer aux
problèmes inhérents à l’ère nucléaire. L’Assemblée générale, par sa toute première résolution, la

résolution 1 (I) du 24 janvier 1946, a créé une commission faisant rapport au Conseil de Sécurité,
chargée d’étudier ces problèmes «dans l’intérêt de la paix et de la sécurité» (par. 2 a)) et de faire
des recommandations tendant à «assurer le contrôle de l’énergie atomique dans la mesure
nécessaire pour assurer son utilisation à des fins purement pacifiques» et à «éliminer, des
armements nationaux, les armes atomiques et toutes autres armes importantes permettant des
destructions massives» (par. 5 b) et c)).

66. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a été créée dix ans plus tard,
en 1956. En 1961, l’Assemblée générale a adopté une résolution historique (résolution 1653 (XVI)
du 24 novembre 1961), intitulée «Déclaration sur l’interdiction des armes nucléaires etthermonucléaires». Cette célèbre résolution, après 55 ans, reste d’actualité et continue de mériter la
plus grande attention ; elle est libellée comme suit :

«[L’Assemblée générale,]

Tenant compte de la responsabilité qui lui incombe aux termes de la Charte des
Nations Unies quant au maintien de la paix et de la sécurité internationales et quant à
l’examen des principes régissant le désarmement,

Gravement préoccupée du fait que, alors que les négociations sur le

désarmement n’ont pas jusqu’ici abouti à des résultats satisfaisants, la course aux
armements, en particulier dans les domaines nucléaire et thermonucléaire, est
parvenue à un stade dangereux exigeant que toutes les mesures de précaution possibles
soient prises pour protéger l’humanité et la civilisation contre les risques d’une
catastrophe nucléaire et thermonucléaire,

Rappelant que l’emploi d’armes de destruction massive, causant d’inutiles
souffrances humaines, a été autrefois interdit, comme contraire aux lois de l’humanité

et aux principes du droit international, par des déclarations internationales et des
accords obligatoires comme la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868, la
Déclaration de la Conférence de Bruxelles de 1874, les Conventions des Conférences
de paix de La Haye de 1899 et 1907 et le Protocole de Genève de 1925, auxquels la
majorité des nations sont toujours parties,

Considérant que l’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires entraînerait

pour l’humanité et la civilisation des souffrances et des destructions aveugles dans une
mesure encore plus large que l’emploi des armes que les déclarations et accords
internationaux susmentionnés proclamaient contraires aux lois de l’humanité et
criminelles aux termes du droit international,

Estimant que l’emploi d’armes de destruction massive, telles que les armes
nucléaires et thermonucléaires, est la négation directe des idéaux et objectifs élevés
que l’Organisation des Nations Unies a, lors de sa création, reçu pour mission

d’atteindre en protégeant les générations futures du fléau de la guerre ainsi qu’en
sauvegardant et en favorisant leur culture,

1. Déclare que :

a) L’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires est contraire à l’esprit, à la
lettre et aux buts de la Charte des Nations Unies et constitue, en tant que tel,

une violation directe de la Charte ;

b) L’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires excéderait même le champ
de la guerre et causerait à l’humanité et à la civilisation des souffrances et des
destructions aveugles, et est, par conséquent, contraire aux règles du droit
international et aux lois de l’humanité ;

c) L’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires est une guerre dirigée non

seulement contre un ennemi ou des ennemis, mais aussi contre l’humanité en
général, étant donné que les peuples du monde non mêlés à cette guerre
subiront tous les ravages causés par l’emploi de ces armes ;

d) Tout Etat qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être
considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’humanité et commettant un crime contre l’humanité et la
civilisation ;

2. Prie le Secrétaire général de consulter les gouvernements des Etats Membres afin
d’obtenir leurs vues sur la possibilité de convoquer une conférence spéciale pour la
signature d’une convention sur l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires et
thermonucléaires à des fins de guerre, et de rendre compte à l’Assemblée générale,

lors de sa dix-septième session, des résultats de cette consultation.»

67. Après plus d’un demi-siècle, cette déclaration lucide et poignante de l’Assemblée
générale semble vouée à conserver indéfiniment son actualité, puisque la communauté

internationale attend toujours que soit conclue la convention générale sur l’interdiction des armes
nucléaires et thermonucléaires qui y est proposée ; aujourd’hui comme en 1961, le désarmement
n’est encore, pour les Nations Unies, rien d’autre qu’un objectif. Ainsi, bien que 164 Etats l’aient
ratifié, le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, adopté le 24 septembre 1996, n’est

pas encore entré en vigueur.

68. L’analyse détaillée des raisons pour lesquelles, après vingt ans déjà, on attend toujours
42
l’entrée en vigueur de cet instrument n’a pas sa place dans le présent exposé de mon opinion
dissidente. Je me bornerai à rappeler que selon son article XIV, le traité n’entrera en vigueur que
lorsque les 44 Etats spécifiés dans son annexe 2 l’auront ratifié . Un certain nombre d’Etats, dont
des Etats dotés d’armes nucléaires tels que l’Inde et le Pakistan, ne l’ont pas encore ratifié. Les

Etats dotés d’armes nucléaires qui n’ont pas ratifié le traité ont invoqué diverses raisons pour
justifier les conditions qu’ils mettent au désarmement nucléaire (voir plus loin). Voilà pourquoi le
traité n’est toujours pas en vigueur.

69. Récemment (le 27 avril 2016), devant un groupe de travail réuni à Vienne à l’occasion
du vingtième anniversaire de la conclusion du traité, Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’ONU, a
déclaré que malgré quelques progrès, il faudrait attendre encore longtemps pour que se concrétise
la détermination à «mettre en vigueur une interdiction juridiquement contraignante de tous les

essais nucléaires». Il a dit qu’il avait «maintes fois appelé l’attention sur les séquelles délétères que
quelque 2000 essais nucléaires avaient laissées dans la population et dans l’environnement de
certaines parties de l’Asie centrale, de l’Afrique du Nord, de l’Amérique du Nord et du Pacifique
Sud».

«Les essais nucléaires», a-t-il ajouté, «empoisonnent l’eau et provoquent des
cancers, et la pollution radioactive due aux retombées se perpétue pendant des
générations. Nous sommes ici réunis pour honorer les victimes. Nous ne saurions

mieux leur rendre hommage qu’en agissant pour interdire et faire cesser enfin les
essais nucléaires. Leurs souffrances devraient inspirer au monde la volonté d’en finir
avec cette folie.»44

42Au sujet de la genèse du traité et de la perspective dans laquelle il a été adopté, voir, entre autres :
K.A. Hansen, The Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty, Stanford, Stanford University Press, 2006, p. 1-84 ; Nuclear
Weapons after the Comprehensive Test Ban Treaty (ouvrage collectif publié sous la dir. de E. Arnett),

Stockholm-Solna/Oxford, SIPRI/Oxford University Press, 1996, p. 1-141 ; J. Ramaker, J. Mackby, P.D. Marshall et
R. Geil, The Final Test — A History of the Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty Negotiations, Vienne,
éd. Commission préparatoire, 2003, p. 1-265.
43Ces 44 Etats, énumérés à l’annexe 2, ont participé à la négociation du traité au sein de la conférence du
désarmement (1994 à 1996) ; il s’agit des Etats qui, à l’époque, possédaient des réacteurs nucléaires.
44
Nations Unies, doc. SG/SM/17709-DC/3628, du 27 avril 2016, p. 1-2.Il a ensuite engagé les Etats énumérés à l’annexe 2 du traité qui ne l’avaient pas encore fait (au
nombre de huit) «à signer et ratifier sans plus tarder le traité» afin que sa vocation à

l’universalité puisse devenir réalité ; ainsi, a-t-il conclu, «nous pourrons 45isser à nos enfants et aux
générations suivantes un monde enfin débarrassé des essais nucléaires» .

70. Cet appel est à rapprocher de ceux, restés sans écho, lancés par l’Assemblée générale lors
de ses sessions extraordinaires sur le désarmement. Des trois sessions qui y ont jusqu’à présent été
consacrées (dixième session extraordinaire, tenue en 1978, douzième session extraordinaire, tenue
en 1982 et quinzième session extraordinaire, tenue en 1988) , la première semble avoir été la plus

importante. Le document final de cette session, adopté à l’unanimité, prévoyait un programme
d’action pour le désarmement, assorti d’un dispositif de mise en œuvre qui est toujours en place.
En la présente affaire, les Iles Marshall ont fait référence à ce document dans leur mémoire,
soulignant sa pertinence aux fins de l’interprétation de l’article VI et de l’obligation correspondante

de désarmement nucléaire découlant du droit international coutumier (par. 129-132).

71. Ce document traite des divers aspects du désarmement nucléaire. L’Assemblée y

constate d’abord que l’accumulation d’armes nucléaires constitue une menace pour l’avenir de
l’humanité (par. 1) et ajoute qu’il est de fait que les armes nucléaires «sont celles qui menacent le
plus gravement l’humanité et la survie de la civilisation» (par. 47). Elle affirme que la course aux
armements, en particulier dans le domaine nucléaire, «est incompatible avec les principes

qui … sont énoncés [dans la Charte des Nations Unies]» (par. 12). Elle dit aussi qu’à son avis,
l’élimination complète des armes nucléaires constitue la garantie la plus efficace contre les risques
de guerre nucléaire (par. 8 et 56) .7

72. Tout en se disant consciente de ce que le désarmement relève de la responsabilité de tous
les Etats, l’Assemblée affirme que cette responsabilité, dans le domaine nucléaire, incombe au
premier chef aux Etats dotés d’armes nucléaires. Elle affirme aussi que la réalisation du

désarmement «nécessite la négociation urgente d’accords» en la matière, en particulier d’«un traité
interdisant les essais d’armes nucléaires» (par. 50-51). Elle souligne aussi l’importance des zones
exemptes d’armes nucléaires déjà créées ou faisant l’objet de négociations dans diverses parties du
monde (par. 60-64).

73. La conférence du désarmement qui, depuis 1979, est la seule instance multilatérale de
négociation du désarmement dont dispose la communauté internationale, a facilité la négociation
48
d’accords multilatéraux de limitation des armements et de désarmement . Ses travaux portent
essentiellement sur quatre questions : le désarmement nucléaire, l’interdiction de la production de
matières fissiles pouvant servir à fabriquer des armes, la prévention de la course aux armements
dans l’espace et les garanties négatives de sécurité. Cependant, depuis l’adoption en 1996 du traité

d’interdiction complète des essais nucléaires, la conférence du désarmement est pratiquement
paralysée, du fait de la divergence des intérêts que défendent les Etats en matière de sécurité et de
leur réticence à admettre la réciprocité qu’implique le désarmement nucléaire ; à cela s’ajoute une
difficulté qui tient à ce que le règlement intérieur de la conférence prévoit qu’elle doit prendre

45
Nations Unies, doc. SG/SM/17709-DC/3628, du 27 avril 2016, p. 2.
46Depuis, l’Assemblée générale a demandé dans plusieurs résolutions que soit organisée une quatrième session
extraordinaire sur le désarmement, sans succès jusqu’à présent.

47Résolution A/S-10/2 du 30 juin 1978 ; voir également par. 18 et 20.
48
Notamment le TNP, le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, la convention sur les armes
biologiques et la convention sur les armes chimiques, sans compter les traités sur l’utilisation des fonds marins et la
convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes
autres fins hostiles.toutes ses décisions par consensus. Bref, les travaux de la conférence se trouvent depuis longtemps

dans une impasse, qui pour certains Etats, est due à des facteurs politiques, et pour d’autres à des
règles de procédure obsolètes.

74. Vus dans une perspective historique, les travaux poursuivis par la conférence ces
dernières décennies ont tout de même produit quelques résultats, comme en témoignent l’adoption,

le 10 avril 1972, de la convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du
stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction, et celle, le
13 janvier 1993, de la convention sur l’interdiction de la mise au point, de la production, du
stockage et de l’utilisation des armes chimiques et sur leur destruction, instruments qui, à la
différence du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (voir plus haut) sont en vigueur
(depuis le 26 mars 1975 et le 29 avril 1997, respectivement).

75. Si l’on considère uniquement le droit international conventionnel, on constate que
diverses armes de destruction massive (gaz toxiques, armes biologiques et chimiques) sont
désormais illicites, mais que les armes nucléaires, dont le pouvoir destructeur est pourtant bien
supérieur, ne sont toujours pas interdites. Les témoins du droit positif ne voient pas qu’il y a là une

absurdité juridique, et dans leur myopie, pour ne pas dire leur cécité, ils persistent à conclure de
cette situation qu’il n’existe pas d’obligation de droit international coutumier de procéder au
désarmement nucléaire. Les positivistes ne veulent voir rien d’autre que le droit conventionnel,
dont le développement est enfermé dans un cercle vicieux parce qu’il est subordonné au
consentement des Etats, et ils sont incapables de percevoir les besoins pressants et les aspirations
de la communauté internationale tout entière et de prendre conscience de l’universalité du droit

international contemporain et des principes fondamentaux dont ie procèdee alors que les «pères
fondateurs» du droit des gens l’avaient annoncée dès les XVI et XVII siècles (voir plus loin).

76. En réalité, l’obligation de procéder au désarmement nucléaire s’est formée et s’est
cristallisée à la fois en droit international conventionnel et en droit international coutumier, et les
Nations Unies, au fil des décennies, ont apporté une très importante contribution à son avènement.

La saga de la condamnation des armes nucléaires par les Nations Unies a été portée à l’attention de
la Cour internationale de Justice voici une vingtaine d’années, lors de la procédure consultative qui
a abouti au prononcé de son avis de 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires, et l’a été de nouveau dans les trois affaires jugées aujourd’hui, qui opposaient les
Iles Marshall à l’Inde, au Pakistan et au Royaume-Uni au sujet d’Obligations relatives à des
négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement

nucléaire.

77. Les résolutions des Nations Unies que j’ai mentionnées ont retenu l’attention des parties
à ces trois affaires. Celles qui ont pris part à la procédure orale (les Iles Marshall, l’Inde et le
Royaume-Uni), particulièrement les Iles Marshall et l’Inde, s’y sont abondamment référées dans

leurs plaidoiries. Le point essentiel à retenir est le rapport de ces résolutions avec la formation
d’une opinio juris pertinente pour établir l’existence d’une obligation de droit international
coutumier dans le domaine considéré. A ce sujet, je commencerai par analyser les positions des
Parties à l’affaire dont je traite ici (les Iles Marshall et l’Inde), et j’examinerai ensuite leurs
réponses aux questions que je leur ai posées lors de l’audience tenue par la Cour le 16 mars 2016. VI. L ES RÉSOLUTIONS DES N ATIONS U NIES ET LA FORMATION D ’UNE OPINIO JURIS :
LES POSITIONS DES P ARTIES

78. En l’affaire ici considérée, les Iles Marshall, dans leurs écritures et leurs plaidoiries, ont

traité des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies relatives au désarmement
nucléaire du point de vue du développement du droit international coutumier ; elles ont aussi fait
50
référence aux résolutions du Conseil de sécurité . Citant l’avis consultatif rendu par la Cour en
1996, elles ont soutenu (peut-être pas aussi clairement qu’elles n’auraient pu le faire) que, bien
qu’elles n’aient pas force obligatoire, les résolutions de l’Assemblée générale pouvaient «parfois
51
avoir une valeur normative», et contribuer ainsi à l’émergence d’une opinio juris .

79. Dans ses écritures et ses plaidoiries, l’Inde s’est quant à elle référée aux résolutions de

l’Assemblée générale relative à la suite donnée à l’avis consultatif de 1996, faisant valoir qu’elle
était le seul Etat doté d’armes nucléaires à s’être constamment joint aux auteurs de ces résolutions
et à avoir voté pour . L’Inde s’est dite favorable à l’élimination des armes nucléaires «de manière
53
universelle, non discriminatoire, progressive et vérifiable, selon un calendrier précis» . De plus,
elle a critiqué les Iles Marshall pour ne pas avoir soutenu constamment les projets de résolution
soumis à l’Assemblée générale sur la suite donnée à l’avis consultatif de 1996 (votant une fois
54
contre, une fois pour, et s’abstenant les autres années) .

80. Dans l’exposé de ses exceptions préliminaires (15 juin 2015), le Royaume-Uni a, après
avoir analysé la position des Iles Marshall sur les résolutions adoptées par l’Assemblée générale
dans les années 1960 et 1970 (par. 21 et 98 c) et h)), rappelé sa propre position sur ces résolutions

(par. 81 et 99 c)). Il a fait également référence aux résolutions du Conseil de sécurité (par. 92). Il a
rappelé que les Iles Marshall, lui reprochaient d’avoir «toujours voté contre» les résolutions de
l’Assemblée sur la suite donnée à l’avis consultatif de 1996 et d’avoir également voté contre ses

résolutions relatives au suivi des réunions de haut niveau tenues par l’Assemblée en 2013 et 2014
(par. 98, al. e) et f)), pour ensuite les réfuter (par. 99-103).

81. Le Pakistan a quant à lui informé la Cour qu’il ne prendrait pas part à la procédure orale
(par une lettre en date du 2 mars 2016), mais il a soutenu dans son contre-mémoire que dans son

avis consultatif de 1996, la Cour n’avait aucunement déclaré que l’obligation imposée par
l’article VI du TNP était une obligation générale ou opposable erga omnes ; selon lui, rien ne
prouvait prima facie qu’il s’agissait d’une obligation erga omnes . Au sujet de l’adoption des

résolutions de l’Assemblée générale sur la suite donnée à l’avis consultatif de 1996, le Pakistan fait
observer qu’il avait voté pour de 1997 à 2015, alors que les Iles Marshall s’étaient abstenues en
2002 et 2003 et de 2005 à 2012 . 56

49CR 2016/1, p. 20, par. 7 (Grief).
50
Ibid., par. 8.
51
Ibid., par. 7.
52CR 2016/4, p. 11, par. 1 (Salve).

53CMI, p. 6, par. 13.
54
Ibid., p. 5, par. 12.
55
Contre-mémoire du Pakistan (CMP), p. 4, par. 2-3.
56Ibid., p. 5, par. 2-4. 57
82. Après avoir rappelé qu’il n’était pas partie au TNP , le Pakistan a fait valoir que les
résolutions de l’Assemblée générale n’avaient pas force obligatoire et ne pouvaient donc pas, à son
avis, créer des obligations opposables à un Etat . Il a conclu que les résolutions de l’Assemblée

générale ne venaient pas étayer la thèse selon laquelle il existerait une obligation de droit
international coutumier «ancrée» dans l’article VI du TNP. Il a ajouté que c’était en réalité sur le
TNP que s’appuyaient les prétentions des Iles Marshall . 59

83. En résumé, le Royaume-Uni a voté contre les résolutions susmentionnées, les
Iles Marshall se sont la plupart du temps abstenues lors de leur vote, et l’Inde et le Pakistan ont
voté pour. Or, malgré ces votes non concordants, j’estime que les résolutions de l’Assemblée

générale des Nations Unies que j’ai passées en revue plus haut, considérées dans leur ensemble, ont
bel et bien contribué à dégager une opinio juris sur la formation d’une obligation de droit
international coutumier de procéder au désarmement nucléaire. Après tout, ces résolutions sont
celles de l’Assemblée générale des Nations Unies, et pas celles seulement de la vaste majorité des

Etats Membres de l’ONU qui ont voté pour ; il s’agit de résolutions de l’Organisation des
Nations Unies elle-même, qui traitent d’une question intéressant l’humanité tout entière (voir plus
loin, sect. XX).

VII. Q UESTIONS POSÉES PAR UN MEMBRE DE LA C OUR ET RÉPONSES DES P ARTIES

84. Le 16 mars 2016, à l’issue de la procédure orale en l’affaire Iles Marshall
c. Royaume-Uni dont je traite ici, j’ai jugé utile d’adresser aux Parties la demande ci-après :

«Je souhaiterais poser les questions suivantes aux deux Parties, les Iles Marshall
et le Royaume-Uni.

Les Iles Marshall, dans leurs écritures et plaidoiries, et le Royaume-Uni, dans

ses exceptions préliminaires (du 15 juin 2015), se sont tous deux référés aux
résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le désarmement nucléaire.
Parallèlement à ces résolutions, qui remontent au début des années 1970 (première
décennie du désarmement), il existe deux séries plus récentes de résolutions, à savoir

celles condamnant les armes nucléaires, adoptées de 1982 à ce jour, et celles
concernant la suite donnée à l’avis consultatif que la Cour a rendu en 1996 sur la
question de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, qui ont jusqu’à
présent été adoptées de 1997 à 2015. S’agissant de cette dernière série de résolutions,

auxquelles les Parties se sont référées, je voudrais demander aux Iles Marshall et au
Royaume-Uni si, selon elles, ces résolutions constituent l’expression d’une
opinio juris et, dans l’affirmative, quelle est leur pertinence en ce qui concerne la
formation d’une obligation de droit international coutumier consistant à poursuivre des

négociations menant au désarmement nucléaire et quelle es60leur incidence sur la
question de l’existence d’un différend entre les Parties.»

85. Une semaine plus tard, le 23 mars 2016, le Royaume-Uni et les Iles Marshall ont soumis
à la Cour leurs réponses écrites à mes questions. Le défendeur, dans sa réponse, a affirmé que les
résolutions adoptées par les organisations internationales pouvaient, dans certaines circonstances,
constater le droit international coutumier ou contribuer à son développement, mais qu’elles ne

57CMP, p. 11, par. 4.4 ; p. 30, p. 7.55.
58
Ibid., p. 40, par. 7.95-7.97.
59Ibid., p. 40, par. 7.97.
60
CR 2016/9 p. 33-34.sauraient en elles-mêmes constituer ce droit. En l’espèce, le Royaume-Uni n’a pas estimé utile de

rechercher si les résolutions de l’Assemblée générale faisant suite à l’avis consultatif de la Cour de
1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires attestaient l’existence d’une
règle coutumière, étant de toute façon lié par l’obligation énoncée à l’article VI du TNP lie le

Royaume-Uni de toute faç61, qu’il existe ou non une obligation correspondante en droit
international coutumier .

86. Les Iles Marshall ont fait référence à l’avis consultatif rendu par la Cour en 1996 sur la
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, ainsi qu’à un certain nombre de
résolutions de l’Assemblée générale réaffirmant l’obligation de poursuivre des négociations

conduisant au désarmement nucléaire, qui selon elles étayaient leur position quant à l’existence, à
cet égard, d’une obligation de droit international coutumier. Elles ont aussi invoqué l’obiter dictum
énoncé par la Cour en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires (Nicaragua c. Etats-Unis

d’Amérique), selon lequel une «opinio juris peut se déduire entre autres, quoique avec la prudence
nécessaire, de l’attitude des parties et des Etats à l’égard de certaines résolutions de l’Assemblée
générale» .2

87. Selon les Iles Marshall, l’attitude des Etats à l’égard des résolutions adoptées par
l’Assemblée générale de 1982 à 1995 indiquait l’émergence d’une opinio juris sur l’obligation de

poursuivre de bonne foi des négociations conduisant au désarmement nucléaire général et complet.
Les Iles Marshall affirmaient également que l’attitude des Etats à l’égard des résolutions relatives à
la suite donnée à l’avis consultatif de 1996, dans lesquelles l’Assemblée affirmait l’existence d’une
obligation de poursuivre des négociations conduisant au désarmement nucléaire, était l’expression

d’une opinio juris venant confirmer que cette obligation ressortissait au droit international
coutumier .3

88. Au sujet de l’incidence que l’attitude des Etats à l’égard des résolutions de l’Assemblée
générale pouvait avoir sur la question de l’existence d’un différend en l’espèce, les Iles Marshall
ont soutenu que les attitudes opposées des Etats à l’égard de ces résolutions pouvaient contribuer à
64
révéler l’existence d’un différend . En ce qui concerne l’affaire les opposant au Royaume-Uni,
elles ont affirmé que les votes contradictoires des deux Etats attestaient clairement l’existence
d’une divergence de vues entre les Parties au sujet des obligations énoncées à l’article VI du TNP
65
(et de l’obligation correspondante de droit international coutumier) .

VIII. L A MALFAISANCE DE L HOMME E:ACTUALITÉ DU L IVRE
DE LA G ENÈSE AU XXI SIÈCLE

89. Depuis l’avènement de l’ère nucléaire en août 1945, certains des plus grands penseurs du
e
XX siècle en sont venus à se demander si l’humanité avait encore un avenir. C’est là une question
que l’on ne saurait éluder. Par exemple, dès 1946, le Mahatma Gandhi, profondément choqué

61Réponse du Royaume-Uni aux questions posées aux deux Parties par M. le juge Cançado Trindade,
MIUK 2016/13, 23 septembre 2016, p. 1-2, par. 3.

62Les Iles Marshall font également référence aux projets de conclusion de la Commission du droit international
sur la détermination du droit international coutumier (2015), dans lesquels est soulignée l’importance du comportement
des Etats à l’égard de résolutions de l’Assemblée générale aux fins de l’établissement de la pratique des Etats et de
l’opinio juris. Réponse des Iles Marshall aux questions posées aux deux Parties par M. le juge Cançado Trindade,
document MIUK 2016/13, 23 mars 2016, p. 2-3, par. 2-5.

63Ibid., p. 4, par. 7.
64
Ibid., par. 8.
65Ibid., par. 9.après le largage de bombes atomiques par les Etats-Unis sur Hiroshima et Nagasaki (les 6 et
9 août 1945) , a exprimé ainsi, dans le journal Harijan (numéro du 7 juillet 1946) son inquiétude

quant à l’avenir des sociétés humaines :

«Autant que je puisse voir, la bombe atomique a anéanti le plus noble de tous

les sentiments, qui depuis le fond des âges, animait l’humanité. Il existait naguère ce
qu’on appelait les «lois de la guerre», censées rendre celle-ci tolérable. La réalité se
présente maintenant à nous dans sa cruelle nudité. La guerre ne connaît plus d’autre
67
loi que celle du plus fort.»

90. Dans un autre article, Gandhi, dénonçant la brutalité de la bombe atomique, écrivait
qu’elle était «l’arme de la force absolue ; de la destruction sans borne», et faisait observer que

pareille violence n’avait «aucun sens» ; il voyait dans la mise au point de la bombe atomique 68
«l’application de la science la plus maléfique et la plus diabolique qui puisse être» . Dans le
même journal (numéro du 29 septembre 1946), Gandhi écrivait que la non-violence était «la seule

chose que la bombe atomique ne puisse pas détruire», et qu’«à moins que le monde n’adopte
maintenant la non-violence», l’humanité était «vouée au suicide» . 69

91. Vers la fin des années 1950, Karl Jaspers, dans un livre intitulé La bombe atomique et

l’avenir de l’homme (1958), regrettait que l’existence des armes atomiques semble déjà être
considérée comme allant de soi, en dépit de leur capacité de détruire l’humanité et d’effacer toute
trace de vie sur terre . Il fallait donc admettre, écrivait-il, que «cette terre, qui [était] née d’une
71
explosion de l’atome, soit anéantie aussi par les bombes atomiques» . Jaspers disait également
regretter que le progrès des techniques n’ait pas été accompagné du progrès de la morale ou de la
raison. Il constatait que la nature humaine n’avait pas changé, et concluait : «ou l’homme se
72
transforme, ou il disparaît» .

73
92. Au début des années 1960, Bertrand Russell, dans L’Humanité a-t-elle un avenir ?
(1961) regrettait lui aussi que les gens semblent s’être accommodés de l’existence des armes

nucléaires, dans un monde où «une volonté de mort» l’emportait sur la raison. Il relevait que
l’obsession de la puissance avait poussé les Etats «à poursuivre des politiques irrationnelles» ; et
ajoutait ceci : «Ceux qui considèrent la Genèse comme un authentique récit historique peuvent voir

en Caïn le tout premier exemple : il a fort bien pu se dire qu’en se débarrassant d’Abel, il pourrait
régner sur les générations futures.» 74 Pour Russell, le mal résidait «dans le cœur des hommes»,

66 Les Etats-Unis avaient auparavant, le 16 juillet 1945, procédé à un essai nucléaire à Alamagordo (Nouveau
Mexique).

67 M. Gandhi, «Atom Bomb and Ahimsa», Harijan (7 juillet 1946), reproduit dans Journalist Gandhi — Selected
Writings of Gandhi (org. S. Sharma), première édition, Mumbai, Ed. Gandhi Book Center, 1994, p. 104 ; voir également
P.F. Power, Gandhi on World Affairs, Londres, Allen & Unwin, 1961, p. 63-64.

68 Cité dans «What Mahatma Gandhi Said about the Atom Bomb» (org. Y.P. Anand), New Delhi, National
Gandhi Museum, 1998, p. 5.

69 Harijan (numéro du 29 septembre 1946), cité dans «Faisal Devji, The Impossible Indian — Gandhi and the
Temptation of Violence», Londres, Hurst & Co., 2012, p. 150.
70
K. Jaspers, La bombe atomique et l’avenir de l’homme [1958], Paris, Buchet-Chastel, 1963, p. 22 et 336.
71
Ibid., p. 576.
72 Ibid., p. 621 et 640.

73 B. Russell, «Has Man a Future?», Londres, Penguin Books, 1962 (réimpression), p. 27 et 37.

74 Ibid., p. 45. 75
mais il fallait «chercher le remède dans leur esprit» . Il regrettait les résultats décevant des
conférences sur le désarmement, et il a même écrit que les prononcés de la Cour internationale de
Justice sur la question devraient faire autorité, et que le respect du droit international n’était pas
76
«facultatif» pour les Etats .

93. Karl Popper, dans The Lesson of This Century (1997), ouvrage en forme d’interview
e
publié vers la fin de sa vie, rappelait, en revenant sur ses souvenirs du XX siècle, l’angoisse qu’il
avait éprouvée, par exemple, lors de la crise des missiles cubains de 1962, en apprenant que
chacune des 38 ogives nucléaires en cause était trois mille fois plus puissante que la bombe
77
d’Hiroshima . Popper constatait lui aussi que la nature humaine n’avait pas changé. Comme
d’autres grands penseurs du XX siècle, il regrettait que l’humanité n’ait apparemment pas tiré les
leçons de son passé ; cette constatation ne pouvait qu’aggraver les inquiétudes exprimées

successivement par ces penseurs quant à la menace que les arsenaux nucléaires faisaient peser sur
l’avenir de l’humanité.

94. Un auteur contemporain, Max Gallo, dans son roman récent intitulé Caïn et Abel  Le
premier crime, écrit que le mal est présent en chacun : «le Mal est au cœur du Bien, et cette réalité
78
ambiguë est le propre des affaires humaines» . Il évoque le rôle des écrivains du passé : «eux
aussi  toi Dante, toi Dostoïevski, et ceux qui vous ont inspirés, Eschyle, Sophocle  attisent le
79
brasier du châtiment et de la culpabilité» . Et il ajoute ceci :

«Partout, Caïn poignarde ou étrangle Abel. Et personne ne semble voir ... la
mort prochaine de toute humanité. Elle tient entre ses mains l’arme de sa destruction.

Ce ne sont plus seulement des villes entières qui seront incendiées, rasées : toute vie
sera alors consumée, et la terre vitrifiée.

Deux villes ont déjà connu ce sort, et l’ombre des corps de leurs habitants est à
jamais incrustée dans la pierre sous l’effet d’une chaleur de lave solaire.

[P]artout Caïn poursuivra Abel … Les villes vulnérables seront ensanglantées.
Les tours les plus hautes seront détruites, leurs habitants ensevelis sous les
décombres.» 80

95. Comme l’ont bien vu ces penseurs et quelques autres, l’épisode du Livre de la Genèse où

Caïn, en tuant son frère Abel, commet le tout premier meurtre, en est venu, au fil des siècles, à
symboliser la présence du mal et de la culpabilité en ce monde. Cet épisode invitait à la prudence
et à la réflexion, faisant prendre conscience aux êtres humains qu’ils s’éloignaient de plus en plus

de leur Créateur. Cet éloignement, dans la suite du Livre de la Genèse (chap. II-9) est illustré par la
légende de la Tour de Babel, qui montre que les civilisations peuvent fleurir, mais aussi périr.
L’histoire en a fourni de nombreux exemples (qu’Arnold Toynbee a recensés au XX siècle). e

75 B. Russell, «Has Man a Future?», Londres, Penguin Books, 1962 (réimpression), p.45–46 (voir également
p. 69).

76Ibid., p. 97 et 79.
77
K. Popper (interviewé par G. Bosetti), The Lesson of This Century, Londres/NewYork, Routledge, 1997, p. 24
et 28. Voir également un ouvrage plus ancien du même, La Responsabilidad de Vivir — Escritos sobre Política, Historia
y Conocimiento [1994], Barcelone, Paidós, 2012 [réédition], p. 242 (voir également la page 274).
78
M. Gallo, Caïn et Abel — Le premier crime, Paris, Fayard, 2011, p. 112 et 141.
79
Ibid., p. 174.
80M. Gallo, Caïn et Abel — Le premier crime, Paris, Fayard, 2011, p. 236–237.Siècle après siècle, le progrès des connaissances scientifiques et techniques a accru énormément la
capacité d’autodestruction de l’homme, et l’avènement de l’ère nucléaire l’a rendue illimitée.

96. Je reviens, à ce sujet, au livre de Bertrand Russell que j’ai déjà cité, paru dans sa
traduction française sous le titre L’homme survivra-t-il ? (1963) ; on peut y lire la mise en garde

suivante :

«il faut que nous nous rendions compte que la haine, la perte de temps, d’argent et

d’habilité intellectuelle en vue de la création d’engins de destruction, la crainte du mal
que nous pouvons nous faire mutuellement, le risque quotidien et permanent de voir la

fin de tout ce que l’homme a réalisé, sont le produit de la folie humaine. … C’est 81
dans nos cœurs que réside le mal, c’est de nos cœurs qu’il doit être extirpé.» [«we
must become aware that the hatred, the expenditure of time and money and intellectual

ability upon weapons of destruction, the fear of what we may do to each other, and the
imminent daily and hourly risk of an end to all that man has achieved, … all this is a
product of human folly. … It is in our hearts that the evil lies, and it is from our
82
hearts that it must be plucked out.»]

e
97. Quelques autres grands penseurs du XX siècle appartenant à diverses disciplines ont dit
les graves inquiétudes que leur inspirait l’augmentation de la capacité de destruction résultant du
progrès des connaissances scientifiques et techniques. Je citerai parmi eux l’historien

Arnold Toynbee (A Study in History, 1934-1954 ; et Civilization on Trial, 1948) ; il constatait avec
regret ce qu’il voyait comme la tragédie moderne : loin d’être en voie de disparaître par l’effet du

progrès scientifique et technique, l’iniquité dont souffrait une partie du genre humain s’aggr83ait
rapidement, parce que ce progrès ne s’accompagnait pas d’un progrès spirituel . Il ajoutait que
l’accumulation d’armements dont la capacité de destruction ne cessait d’augmenter semblait être un
84
symptôme du déclin des civilisations .

98. L’écrivain Herman Hesse, dans un recueil posthume d’essais (Guerre et paix), paru en
1946, soit peu après la fin de la seconde guerre mondiale, annonçait que l’humanité, en multipliant
les massacres, travaillait non seulement à son autodestruction, mais à la perte de son présent, et
85
peut-être aussi de son avenir . La pire de toutes les destructions, observait-il, était celle orchestrée
par l’Etat lui-même, et avait pour corollaire la «philosophie d’Etat» et le règne du capital et de
l’industrie . Le philosophe et théologien Jacques Maritain (Œuvres Complètes, 1961-1967) a
e
quant à lui écrit que les atrocités perpétrées au XX siècle avaient «une importance plus tragique
pour la conscience humaine» . Prônant «l’humanisme intégral», il faisait observer que la personne

81
B. Russell, L’homme survivra-t-il ?, Paris, Ed. J. Didier, 1963, p. 162-163.
82 B. Russell, Has Man a Future?, op. cit. supra (note n 85), p. 109-110. Vers la fin de sa vie, Russell a de

nouveau appelé l’attention sur le danger extrême que présentent les bombes atomiques et les bombes à hydrogène, et
constaté avec inquiétude que les gens semblent s’accommoder de la précarité de leur existence ; voir B. Russell,
Autobiography [1967], Londres, Unwin, 1985 [réédition], p. 554-555.
83 e
Voir A. J. Toynbee, A Study in History, Oxford, Oxford University Press, 1970 [3 réimpression], p. 48-558,
559-701, 702-718 et 826-850 ; A.J. Toynbee, Civilization on Trial, Oxford/NewYork, Oxford University Press, 1948,
p. 38-263.
84
A .J. Toynbee, Guerra e Civilização [Guerre et Civilisation], Lisbonne, Ed. Presença, 1963, p. 29, 129 et 178.
85 H. Hesse, Sobre la Guerra y la Paz [1946], 5 éd., Barcelona, Ed. Noguer, 1986, p. 119 et 122.

86 H. Hesse, Guerre et Paix, Paris, L’Arche Ed., 2003 [réédition], p. 127 et 133.
87
J. Maritain, «Dieu et la permission du mal», in Œuvres de Jacques Maritain — 1961-1967 (Jacques et
Raissa Maritain — Œuvres Complètes), vol. XII, Fribourg/Paris, Ed. Universitaires/Ed. Saint-Paul, 1992, p. 17 (voir
également p. 41).humaine transcendait l’Etat, et que le bien commun devait être recherché en gardant à l’esprit la
dignité humaine . Dans sa critique des «réalistes», il insistait sur les impératifs de l’éthique et de
la justice et soulignait l’importance des principes généraux de droit, rejoignant ainsi la pensée
89
jusnaturaliste .

99. Un autre écrivain, l’humaniste Stefan Zweig, a tout au long de son œuvre manifesté son
inquiétude pour le sort de l’humanité. La légende biblique de la Tour de Babel lui ayant fait forte

impression, il lui consacra un essai en 1916 et la garda à l’esprit par la suite, comm90en témoigne
une série d’essais dont la publication s’est étalée sur plus de vingt ans , où il présentait cette
légende comme le symbole d’une aspiration persistante à l’unification de l’humanité. Voici un

exemple de ce qu’il a écrit à ce sujet :

«L’histoire de demain doit être l’histoire de l’humanité tout entière, et chaque

conflit doit être vu dans son inanité au regard du bien commun de la collectivité
humaine. Il faut donc que l’histoire se transforme en se détournant de la lamentable
entité qu’est aujourd’hui l’Etat pour prendre une orientation entièrement

nouvelle ; … elle doit rompre définitivement avec le vieil idéal de la victoire pour
adopter celui de l’unité de la collectivité humaine, et n’avoir que mépris pour la

guerre, si longtemps glorifiée. … [T]out ce qui importe, c’est d’aller de l’avant sous 91
l’étendard d’une communauté des nations animée par l’esprit du genre humain…»

100. Pourtant, dans sa dense et pénétrante autobiographie intellectuelle, publiée peu avant
qu’il ne mette fin à ses jours (Le monde d’hier, 1944), Stefan Zweig exprimait sa profonde

inquiétude devant le déclin de la conscience, dont il voyait le signe dans le fait que le monde
s’accommodait «d’une déshumanisation, d’une injustice et d’une brutalité jamais vues depuis le
fond des âges» . Selon lui, les êtres humains étaient réduits à l’état de simples objets . Avant 93

l’avènement de l’ère nucléaire, son ami Sigmund Freud, dans un essai bien connu (Malaise dans la
civilisation), publié en 1930, se disait vivement préoccupé par ce qu’il voyait comme une pulsion
barbare et destructrice qu’il était impossible d’extirper du psychisme humain . Il ajoutait que

l’hostilité dans les rapports humains et le risque d’autodestruction étaient la cause d’une
déperdition de bonheur . 95

101. Carl Jung, autre psychologue, dans un ouvrage intitulé Aspects du drame contemporain
(1948), considérant les événements de son temps, dénonçait la subsomption de l’individu sous

88
Voir J. Maritain, Humanisme intégral, Paris, Aubier, 2000 [réédition], p. 18, 37, 137 et 230-232 ; J. Maritain,
The Person and the Common Good [La personne et le bien commun], Notre Dame,eUniversity of Notre Dame Press,
2002 (reéd.), p. 29, 49-50, 92-93 et 104 ; J. Maritain, O Homem e o Estado, 4 éd., Rio de Janeiro, Livr. Agir Ed., 1966,
p. 96-102 ; J. Maritain, Los Derechos del Hombre y la Ley Natural [Les droits de l’homme et les lois naturelles],
Buenos Aires, Ed. Leviatan, 1982, p. 38, 44, 50, 69 et 94-95 (voir aussi p. 79-82) ; J. Maritain, Para una Filosofía de la
Persona Humana, Buenos Aires, Ed. Club de Lectores, 1984, p. 164, 176-178, 196-197, 221 et 231.

89 J. Maritain, De la justice politique — Notes sur la présente guerre, Paris, Libr. Plon, 1940, p. 88, 90-91,
106-107 et 112-114.
90
Comme on peut le voir dans son recueil posthume d’essais : S. Zweig, Messages from a Lost World, Londres,
Pushkin Press, 2016, p. 55, 88-90, 97, 107 et 176.
91
Ibid., p. 170 et 175.
92
S. Zweig, O Mundo que Eu Vi [1944, Die Welt von Gestern], Rio de Janeiro, Ed. Record, 1999, p. 483 (voir
également p. 272-274, 278, 462, 467, 474, 490 et 503-505).
93 Ibid., p. 490.

94 Sigmund Freud, Civilization and Its Discontents [1930], NewYork, Norton et Cia., 1962 [réédition], p. 7-9, 26,
36-37 et 59-63.

95 Voir ibid., p. 23 et 67-92.l’Etat ; il expliquait que le mal qui pouvait inspirer l’action collective et le sentiment de culpabilité
qui y était associé contaminaient chaque individu, où qu’il se trouve . Il s’inquiétait aussi de la
déshumanisation tragique de l’autre et de l’extériorisation de l’inconscient collectif observée dans
98
les mouvements de masse, qui pour lui ouvrait la voie à la manipulation des esprits .

102. Dans sa Philosophie de la Civilisation (1923), l’écrivain et théologien
Albert Schweitzer voyait le respect de la vie, pour le bien de chaque individu et de l’humanité
99
entière, comme l’essence même de la civilisation . Il rejetait la Realpolitik qu’il qualifiait de
«maladie de l’esprit», estimant que le bien réside dans la préservation et l’exaltation de la vie, et le
mal dans sa destruction ; «aujourd’hui plus que jamais», ajoutait-il, «nous avons besoin d’une
100
éthique de la révérence pour la vie», fondée sur la responsabilité . Dans La civilisation et
l’éthique (1923), il disait que le respect de la vie commençait par «une prise de conscience» de
chacun de sa responsabilité à l’égard de la vie d’autrui . 101

103. Plus tard, après le début de l’ère nucléaire, Schweitzer, dans une série de conférences

sur le thème Paix ou guerre atomique (1958), a lancé un appel à l’élimination des armes nucléaires,
instruments de «destructions et anéantissements inimaginables» . Pour reprendre ses termes,

«La guerre atomique ne connaît pas de vainqueurs, mais uniquement des
vaincus. Chaque belligérant subit par les bombes et les projectiles atomiques de
l’adversaire les mêmes dégâts qu’il lui inflige par les siens. Il en résulte un

anéantissement continu … Il peut seulement dire : allons-nous nous suicider tous les
deux par une extermination réciproque ?» 103

104. Bien avant tous ces penseurs, Léon Tolstoï, dans L’esclavage contemporain (1900)

signalait les dangers du monopole exercé par l’Etat sur la «violence organi104», qui selon lui
soumettait les plus vulnérables à une nouvelle forme d’esclavage . Il critiquait le recrutement de
soldats qu’on envoyait à la guerre tuer des gens sans défense et perpétrer d’autres actes d’extrême
105
violence . Un peu plus tard, le médecin et écrivain Georges Duhamel, dans
Civilisation  1914-1917, dénonçait une «idéologie barbare» autorisant les tueries de civils, qui
transformait la guerre en une industrie de la mort où le sentiment d’humanité n’avait aucune place ;
106
cependant, il nourrissait l’espoir que l’humanisme renaîtrait de ses cendres .

96
C. G. Jung, Aspects du drame contemporain, Genève/Paris, Libr. de l’Univ. Georg/Ed. de la Colonne
Vendôme, 1948, p. 99 et 145.
97
Ibid., p. 173 et 179.
98Ibid., p. 198-200, 208, 218-219 et 223.

99A. Schweitzer, Filosofia da Civilização [1923], São Paulo, Ed. Unesp, 2011 [réédition], p. 80, 304, 311 et 315.

100A. Schweitzer, Pilgrimage to Humanity [Weg zur Humanität], N.Y., Philosophical Library, 1961, p. 87-88, 99
et 101.
101
M. Arnold, Albert Schweitzer — La compassion et la raison, Lyon, Ed. Olivétan, 2015, p. 74-75 et 77.
102
Cit. in ibid., p. 111.
103Extrait de Paix ou guerre atomique (1958), essai qui figure dans un recueil posthume ; A. Schweitzer, Respect

de la vie (org. B. Kaempf), Paris, Ed. Arfuyen/CIAL, 1990, p. 98.
104 L. Tolstoï, La Esclavitud de Nuestro Tiempo [1900], Barcelone, Littera, 2000 [réédition], p. 86-87, 89, 91
et 97.

105Ibid., p. 101, 103-104 et 121.

106 G. Duhamel, Civilisation — 1914-1917, Paris, Mercure de France, 1944, p. 53 et 274-275 ; G. Duhamel,
Mémorial de la guerre blanche — 1938, Paris, Mercure de France, 1945, p. 41, 95, 100, 102 et 170. 105. L’historien des idées Isaïah Berlin, dans The Proper Study of Mankind, signalait les
dangers de la raison d’Etat et soulignait la place importante que devaient tenir les valeurs et la
107
recta ratio dans la recherche du savoir. L’écrivain Erich Fromm, lui aussi, célébrait la vie en
soulignait que seules les valeurs humanistes pouvaient fonder une société véritablement civilisée . 108

Vers la fin de sa vie, dans The Anatomy of Human Destructivity (1974), il dénonça109les pulsions
destructrices et exprimait l’espoir que l’amour de la vie l’emporterait .

106. Fromm affirmait aussi que les dévastations causées par les guerres (y compris les
guerres contemporaines) conduisaient au désespoir et à la montée de la violence parmi les tensions

inhérentes à des sociétés où la frontière entre barbarie et civilisation devenait de plus en plus floue,
et engageait ses contemporains à tendre tous leurs efforts vers le renouveau de l’humanisme . 110

Plus près de nous, le philosophe Edgar Morin a lui aussi signalé l’ambivalence du progrès des
sciences, qui a certes permis de mieux connaître le monde, mais a aussi fourni les moyens de le
détruire en rendant possible la fabrication (et la prolifération) des armes nucléaires et d’autres
111
armes de destruction massive (armes biologiques et chimiques) .

107. Selon Morin, l’avenir est ainsi devenu imprévisible et inconnaissable, suspendu à
l’affrontement des forces de la vie et des forces de la mort, bien que les êtres humains, étant doués

de conscien112 sachent pertinemment que les civilisations, et d’ailleurs l’humanité tout entière, sont
mortelles . Morin soutient également que les tragédies que nous avons vécues récemment
devraient nous inciter au repentir pour tant de barbarie et susciter le retour de l’humanisme ; pour
113
lui, réfléchir à la barbarie et apprendre à y résister sont les moyens de faire renaître l’humanisme .

108. Elie Wiesel, dans un recueil d’essais intitulé Silences et mémoires d’hommes (1989),
souligne que pour combattre l’indifférence à la violence et au mal, il importe que chacun
114
accomplisse son devoir de mémoire et prête attention au monde où il vit . Evoquant la Genèse, il
juge utile de rappeler ce qui suit :

«Caïn et Abel — les premiers enfants sur terre, — se découvrirent ennemis.
Bien que frères, l’un devint l’assassin ou la victime de l’autre. L’enseignement que

nous devrions en tirer ? Deux hommes peuvent être frères et néanmoins désireux de
s’entre-tuer. Et aussi : quiconque tue, tue son frère. Seulement cela, on l’apprend plus
tard.»115

107
I. Berlin, The Proper Study of Mankind, NewYotk, Farrar & Straus & Giroux, 2000 [réédition], p. 78, 135,
155, 217, 235-236, 242, 247, 311 et 334 ; I. Berlin, «Return of the Volksgeist: Nationalism, Good and Bad», in At
Century’s End (ouvrage collectif publié sous la dir. de N.P. Gardels), San Diego, Alti Publ., 1995, p. 94.
108
E. Fromm, Las Cadenas de la Ilusión — Una Autobiografía Intelectual [1962], Barcelone, Paidós, 2008
[réédition], p. 78 et 234-239.
109
Voir E. Fromm, Anatomía de la Destructividad Humana [1974], Mexico/Madrid/Buenos Aires, 2009
[réédition], p. 16-468 ; voir également E. Fromm, El Amor a la Vida [1983 — Über die Liebe zum Leben], Barcelone,
Paidós, 2016 (4 réimpression), p. 15-250.
110 o
E. Fromm, Las Cadenas de la Ilusión, op. cit. supra (note n 120), p. 240 et 250-251.
111
E. Morin, Vers l’abîme ? Paris, L’Herne, 2012, p. 9, 24-25 et 40-41.
112E. Morin, Vers l’abîme ? Paris, L’Herne, 2012, p. 27, 30, 59, 85, 89, 126 et 181.

113 E. Morin, Breve historia de la barbarie en Occidente, Barcelone, Paidós, 2009, p. 94 (voir également p. 60 et
92-93).

114E. Wiesel, Silences et mémoires d’hommes, Paris, Ed. Seuil, 1989, p. 166, 173 et 175.

115Ibid., p. 167-168. 109. Quant aux armes nucléaires, Wiesel critiquait sévèrement l’indifférence générale qui,
déjà, se manifestait à leur égard : «le monde, aujourd’hui, nous paraît étonnamment indifférent
116
vis-à-vis de la question nucléaire» —, trouvant incompréhensible pareille attitude . Il ajoutait ce
qui suit :

«L’indifférence … peut elle aussi devenir contagieuse. … L’indifférence
permet également de mesurer la progression du mal qui mine la société. … Là encore,
la mémoire seule peut nous réveiller. Si nous nous souvenons de ce qui s’est passé il y

a quarante ans, nous avons une possibilité d’empêcher de nouvelles catastrophes.
Sinon, nous risquons d’être les victimes de notre propre indifférence. Car si nous

sommes indifférents aux leçons de notre passé, nous le serons aux espoirs inhérents à
notre avenir. … Voici mon angoisse : si nous oublions, nous serons oubliés. … Si
nous restons indifférents à notre sort, … il ne restera personne pour raconter notre
117
histoire.»

e
110. En fait, dès le début du XX siècle, le philosophe Henri Bergson, dans La
conscience et la vie (1911), s’était intéressé à la recherche du sens de la vie : pour lui, l’être

conscient devait se souvenir118 passé (importance de la mémoire), être attentif au présent et
savoir anticiper l’avenir . Voici ce qu’il a écrit à ce sujet :

«Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc
la première fonction de la conscience. … [L]a conscience est un trait d’union entre ce
qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir.» 119

111. Certains théoriciens du droit international ont également éprouvé le besoin de se

détourner de la doctrine du volontarisme d’Etat et de reconnaître la primauté de la conscience sur la
«volonté». Je ne m’attarderai pas ici sur ce point, dont j’ai déjà traité ailleurs . Je me bornerai à
rappeler quelques exemples. Le juriste Gustav Radbruch, vers la fin de sa vie, a magistralement

dénoncé le positivisme juridique, toujours subordonné au pouvoir et à l’ordre établi, et a exposé en
termes émouvants sa conversion, et sa profession de foi dans le jusnaturalisme . Son message 121
122
lucide ne s’est pas éteint avec lui , grâce au dévouement de ses étudiants et disciples de l’Ecole
d’Heidelberg.

112. D’autres auteurs se sont attachés à mettre en lumière les limites du volontarisme
étatique, notamment Alfred Verdross, dans sa doctrine jusnaturaliste selon laquelle une certaine

idée du droit, une conception objective du droit, a trouvé son expression dans des principes
généraux de droit qui préexistaient au droit international positif , ou encore Roberto Ago, avec sa

conception du droit spontané, selon laquelle le droit émane spontanément de la conscience

116E. Wiesel, Silences et mémoires d’hommes, Paris, Ed. Seuil, 1989, p. 174 (voir également p. 170).
117
Ibid., p. 175-176.
118
H. Bergson, La conscience et la vie [1911], Paris, PUF, 2012 [réédition], p. 10-11, 13 et 26.
119Ibid., p. 5-6.

120 Voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, 2 éd. e
révisée, Leyde/La Haye, Nijhoff/La Haye, Académie de droit international, 2013, p. 141-147 et 153-161.

121 Voir G. Radbruch, Introducción a la Filosofía del Derecho, 3 éd., Mexico/Buenos Aires, Fondo de Cultura
Económica, 1965, p. 9-180.

122 Voir, notamment, R. Alexy, The Argument from Injustice — A Reply to Legal Positivism, Oxford, Oxford
University Press, 2010, p. 3-130.

123A. Verdross, Derecho Internacional Público, 5 éd., Madrid, Aguilar, 1969 [réimpression], p. 15-19.humaine, hors la «volonté» des Etats considérés individuellement, pour former de nouvelles règles
juridiques internationales . 124

113. Selon Albert de La Pradelle, l’idée que le droit se développe uniquement en fonction
des droits et obligations que les Etats se reconnaissent mutuellement présente un grave danger . 125

Il considère que le droit international est un «droit de la communauté humaine», dont les sujets ne
sont pas seulement les Etats, mais aussi les peuples et les êtres humains ; pour lui, c’est du «droit
126
de toute l’humanité» que procèdent les principes généraux de droit . Ce «droit de l’humanité» est
dynamique, et non statique, attentif qu’il est aux valeurs humaines, comme le veulent les préceptes
du jusnaturalisme . 127

114. Des critiques lucides du positivisme juridique ont invoqué la «conscience juridique» . 128

Par exemple, dans sa monographie de 1964 en forme de plaidoyer contre les armes nucléaires,
Stefan Glaser a soutenu que les règles de droit international coutumier sont celles qui, «selon la
conscience universelle», devraient régler le comportement des membres de la communauté

internationale dans le but de servir l’intérêt commun et de répondre aux exigences de la justice, à
quoi il ajoutait ceci : «C’est sur cette conscience universelle que repose la principale caractéristique
du droit international : la conviction que ses normes sont indispensables pour le bien commun
129
explique leur reconnaissance en tant que règles obligatoires.»

115. Telle est la position que je défends moi-même ; je considère qu’en dernière analyse,
c’est la conscience juridique universelle qui est la véritable source du droit international . Je 130

pense qu’il est impossible de résoudre les problèmes nouveaux qui se posent à la communauté
internationale tout entière en ayant uniquement à l’esprit les susceptibilités des Etats ; l’obligation
de débarrasser le monde des armes nucléaires, par exemple, procède d’un impératif de la

recta ratio et non de la «volonté» des Etats. Pour que l’espoir d’un succès à cet égard ne s’éteigne
pas, il faut garder constamment à l’esprit que c’est le sort de l’humanité qui est en jeu.

116. En tant que membre de la Cour, j’ai jugé utile, dans l’exposé de mon opinion dissidente
que j’ai joint à l’arrêt du 30 février 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour

la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), d’expliquer eaux e
paragraphes 489-490) que de l’époque de l’Iliade d’Homère (fin du VIII ou début du VII siècles
avant J.-C.) jusqu’à nos jours, les individus, endoctrinés et conditionnés pour la guerre et la

destruction, sont devenus des objets de la lutte pour la domination. J’ai rappelé l’analyse lucide
consacrée à ce sujet par Simone Weil dans un essai pénétrant publié en 1934 ; selon elle, la lutte

pour le pouvoir, en fin de compte, fait de tous des victimes lorsque se produit la «substitution des
moyens aux fins», qui fait des êtres humains de simples moyens pouvant être sacrifiés ; les

124
R. Ago, «Nouvelles réflexions sur la codification du droit international», vol. 92, Revue générale de droit
international public (1988) p. 540 ; voir également p. 541 au sujet de «la nature non volontaire de l’origine du droit
coutumier».
125
A. de La Pradelle, Droit international public (cours sténographié), Paris, Institut des Hautes Etudes
Internationales/Centre Européen de la Dotation Carnegie, novembre 1932-mai 1933, p. 33 (voir également p. 36-37).
126
Ibid., p. 49-59, 149, 222 et 264.
127
Voir ibid., p. 412-413.
128Entre autres, Antonio Gómez Robledo, Meditación sobre la Justicia, 1963, Mexico/Buenos Aires, Fondo de
Cultura Económica, 1963, p. 179 et 185 ; R. Quadri, «Cours général de droit international public», vol. 113, Recueil des

cours de l’Académie de droit international de La Haye (1964), p. 326, 332, 336-337, 339 et 350-351.
129S. Glaser, L’arme nucléaire à la lumière du droit international, Paris, Pédone, 1964, p. 18.

130Voir A. A. Cançado Trindade, op. cit. supra (note n 132), chap. VI, p. 139-161.individus deviennent incapables de penser, devant une «machine sociale» devenue «une
machine … à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience» . 131

117. La présence du mal a tout au long des siècles hanté et marqué l’existence des hommes.
Dans l’opinion dissidente que je viens de mentionner (Croatie c. Serbie), j’ai d’abord appelé

l’attention sur «la présence perpétuelle du mal, qui semble propre à la condition humaine, à toutes
les époques», j’ai ensuite exprimé les réflexions suivantes :

«On peut donc comprendre que la pensée juridique, ainsi que d’autres domaines

du savoir (histoire, psychologie, anthropologie, sociologie, philosophie et théologie),
s’y soit intéressée et heurtée, à notre époque comme aux siècles passés. Il en va de
même pour la littérature. Cette réflexion pérenne, égrenée au fil des siècles, n’est

toutefois pas parvenue à expliquer l’existence du mal.

Malgré les efforts déployés tout au long de l’histoire, l’humanité n’a pas été
capable de débarrasser de ce fléau. Comme le passage du temps, la présence

perpétuelle du mal reste un des mystères qui entoure les êtres humains, où qu’ils
soient et tant qu’ils vivent. Quand des individus prétendent soumettre leurs
semblables à leur «volonté», en plaçant celle-ci au-dessus de leur conscience, le mal
se manifeste inévitablement. Dans l’un des ouvrages les plus érudits sur la question

du mal, R. P. Sertillanges rappelle que toutes les civilisations sont marquées par la
conscience du mal et l’angoisse que celle-ci génère. Cette menace sur l’avenir de
l’espèce humaine justifie l’omniprésence d’une telle préoccupation tout au long de
132
l’histoire de la pensée humaine .

Les religions ont été les premières à étudier la question du mal, sujet dont la
philosophie, l’histoire, la psychologie, les sciences sociales et la littérature se sont

ensuite emparées. Tout au long des siècles133’homme, conscient du monde dans lequel
il vit et sans perdre foi en ses valeurs , a toujours ressenti le besoin d’analyser cette
question et ses incidences sur les relations humaines. En dépit de cette quête pérenne
de réponses à la question du mal qui remonte au Livre de Job, voire à la Genèse
134
elle-même , aucune explication satisfaisante pour tous n’a été trouvée, même par la
théologie.» (Par. 472-474.)

118. La légende de Caïn et Abel (Genèse, chap. 4 : 8-10) en est venue au fil des siècles à
symboliser l’indifférence de chacun au sort des autres, cause profonde de la fragmentation de la
société humaine. La volonté de puissance, et la violence généralisée et incontrôlée qui en est

l’instrument, sont à l’origine du mépris de la vie qui se manifeste de plus en plus. Cette tendance a
été exacerbée par l’influence d’idéologies manipulatrices qui sont allées jusqu’à inciter à la
négation de l’humanité de l’autre, réduit à l’état de victime. L’étude du problème du mal garde

131S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, 1955, p. 124-125
(voir également p. 114-115 et 144).

132R.P. Sertillanges, Le problème du mal (Tome 1, L’histoire), Paris, Aubier, 1948, p. 5 à 412.
133
Ibid.
134Voir, notamment, M. Neusch, L’énigme du mal, Paris, Bayard, 2007, p. 7 à 193 ; J. Maritain, Dio e la
Permissione del Male, 6 éd., Brescia, Ed. Morcelliana, 2000, p. 9 à 100 ; E. Fromm, Anatomía de la Destructividad
Humana, Mexico/Madrid/Buenos Aires, Siglo XXI Ed., 2009 [réimpression], p. 11 à 468 ; P. Ricoeur, Evil – A Challenge
to Philosophy and Theology, Londres, Continuum, 2007, p. 33 à 72 ; P. Ricoeur, Le mal – Un défi à la philosophie et à la
théologie, Genève, ed. Labor et Fides, 2004, p. 19 à 65 ; C.S. Nino, Juicio al Mal Absoluto, Buenos Aires, Emecé Ed.,

1997, p. 7 à 292 ; A. Morton, On Evil, N.Y./Londres, Routledge, 2004, p. 1 à 148 ; T. Eagleton, On Evil, New
Haven/Londres, Yale University Press, 2010, p. 1 à 163 ; P. Dews, The Idea of Evil, Oxford, Wiley-Blackwell, 2013, p. 1
à 234.toute sa pertinence maintenant que l’humanité s’est dotée d’énormes moyens de pratiquer l’extrême
violence et de s’autodétruire . Le message profondément tragique que nous a transmis la Genèse,

dont l’actualité est manifeste à l’ère nucléaire où nous vivons, me semble, hélas, voué à rester
éternellement vrai.

IX. L A PLACE QUE FAIT AUX PEUPLES LA C HARTE DES N ATIONS U NIES

119. Il importe de ne pas perdre de vue que c’est au nom des «peuples des Nations Unies»
que la Charte a été adoptée le 26 juin 1945. Plusieurs dispositions de la Charte montrent que ses

auteurs se préoccupaient des conditions d’existence de tous les peuples (préambule, art. 55, 73 a),
76, 80), et voulaient promouvoir et faire universellement respecter les droits de l’homme (art. 55 c),
62 2), 68, 76 c)). La Charte invoque les «principes de la justice et du droit international» (art. 1,

par. 1) et fait référence à «la justice et [au] respect des obligations nées des traités et autres sources
de droit international» (préambule). Il y est dit aussi que le Statut de la Cour internationale de
Justice, «organe judiciaire principal des Nations Unies», «fait partie intégrante» de la Charte
(art. 92).

120. Vers le milieu des années 1950, Max Huber, ancien juge à la CPJI, a écrit que le droit
international devait protéger également les valeurs communes de l’humanité et être attentif au

respect de la vie et de la dignité humaine, selon les préceptes de la conception jusnaturaliste du
jus gentium ; selon lui, l’incorporation des droits de l’homme à ce droit de l’humanité inaugurait
une ère nouvelle du développement du droit international, réhabilitant en quelque sorte l’idée de la
civitas maxima, notablement présente dès le début de l’histoire de la formation du droit des nations.

Il ajoutait que la place faite aux peuples par les auteurs de la Charte et leur volonté de pourvoir sur
la base de principes à la protection de la personne humaine montraient que ce texte fondamental
transcendait largement le positivisme du droit interne et des politiques des Etats .36

121. La nouvelle vision du monde proposée par la Charte et exprimée dans le droit des
Nations Unies influe, selon moi, sur le règlement judiciaire des différends internationaux. Je

considère en effet que le fait que les procédures contentieuses engagées devant elle opposent des
Etats ne signifie aucunement que la Cour doive raisonner ses décisions dans une perspective
strictement interétatique ; son mode de raisonnement doit dépendre de la nature et de l’objet de
chaque différend, et de fait, pour trancher un certain nombre de différends, elle a dû suivre un

135
Voir, entre autres, Le Mae (ouvrage collectif publié sous la dir. de C. Crignon), Paris, Flammarion, 2000,
p. 11-232 ; J. Waller, Becoming Evil, 2 éd., Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 3-330 ; S. Baron-Cohen, The
Science of Evil — On Empathy and the Origins of Cruelty, New York, Basic Books, 2012, p. 1-243 ; L. Svendsen, A
Philsophy of Evil, Champaign/London, Dalkey Archive Press, 2011 [réédition], p. 9-282 ; M. Salvioli, Bene e Male —
Variazioni sul Tema, Bologne, Ed. Studio Domenicano (ESD), 2012, p. 11-185 ; D. Livingstone Smith, eess than
Human, New York, St. Martin’s Press, 2011, p. 1-316 ; R. Safranski, El Mal, o el Drama de la Libertad, 4 éd.,
Barcelone, Tusquets Ed., 2014, p. 15-281 ; S. Neiman, Evil in Modern Thought, 2 éd., Princeton/Oxford, Princeton
University Press, 2015, p. 1-359 ; J.-C. Guillebaud, Le tourment de la guerre, Paris, Ed. de l’Iconoclaste, 2016, p. 9-390.
136
Max Huber, La pensée et l’action de la Croix-Rouge, Genève, CICR, 1954, p. 26, 247, 270, 286 et 291.raisonnement qui dépassait largement cette dimension interétatique . Ce type de raisonnement,

qui va au-delà de la dimension interétatique d’une affaire, est fidèle à la Charte, qui a fait de la
Cour internationale de Justice l’«organe judiciaire principal des Nations Unies» (art. 92).

122. Au sujet d’une affaire récente qui appelait ce mode de raisonnement (Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), j’ai jugé
utile, dans le long exposé de mon opinion dissidente que j’ai joint à l’arrêt sur les exceptions

préliminaires rendu en 2015 d’exprimer les réflexions suivantes :

«La présente affaire relative à l’Application de la convention sur le génocide

(Croatie c. Serbie) montre une nouvelle fois, de manière encore plus convaincante,
qu’il faut impérativement dépasser la conception interétatique dogmatique et stricte et
s’en éloigner. En effet, la convention de 1948 sur le génocide  adoptée à la veille de

la Déclaration universelle des droits de l’homme  n’est pas axée sur l’Etat, mais sur
la personne. Elle ne peut pas être interprétée et appliquée correctement selon une
conception stricte centrée sur l’Etat et donnant la priorité à la susceptibilité des Etats.

C’est aux justiciables, aux victimes  réelles et potentielles  qu’il convient de
continuer d’accorder la priorité pour rendre la justice en vertu de la convention sur le
génocide.» (Par. 497.)

123. Dans un rapport publié au début des années 1990, le Secrétaire général de l’ONU,
appelant à «un effort concerté» devant aboutir au désarmement complet, avait judicieusement

observé que «[d]ans le monde d’aujourd’hui, les nations ne [pouvaient] plus se permettre de
résoudre les problèmes par la force». Il ajoutait que «le désarmement [était] l’un des moyens les
plus importants de réduire la violence dans les relations entre Etats» . Par la suite, jusqu’à la fin

des années 1990, les Nations Unies ont organisé une série de conférences mondiales où s’est
manifestée l’intention louable de dépasser et transcender la dimension strictement interétatique et
d’examiner dans un esprit de solidarité les problèmes mettant en jeu l’avenir de l’humanité.

137Voir, notamment, les affaires suivantes : Affaire Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala) (affaire relative à la
double nationalité), (deuxième phase), C.I.J. Recueil 1955, p. 4 ; Procès de prisonniers de guerre pakistanais (Pakistan
c. Inde), C.I.J. Recueil 1973, p. 328 ; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis
d’Amérique c. Iran), C.I.J. Recueil 1980, p. 3 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), C.I.J. Recueil 1996, p. 595, et C.I.J. Recueil 2007, p. 43 ;
Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), C.I.J. Recueil 1996, p. 3 et p. 554. Voir également trois affaires
relatives à l’assistance consulaire : Convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis
d’Amérique), C.I.J. Recueil 1998, p. 248 ; affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), C.I.J. Recueil 2001,

p. 466 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), C.I.J. Recueil 2004, p. 12. Voir
aussi : Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), C.I.J. Recueil 2000,
p. 111 (l’une de plusieurs affaires concernant des violations graves des droits de l’homme et du droit international
humanitaire) ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria),
C.I.J. Recueil 1996, p. 13 ; Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal),
C.I.J. Recueil 2009, p. 139, et C.I.J. Recueil 2012, p. 422 (affaire relative à l’exercice de la compétence universelle en
application de la convention contre la torture), Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République
démocratique du Congo), C.I.J. Recueil 2010, p. 639 (affaire relative à la détention et l’expulsion d’un étranger) ;
Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), C.I.J. Recueil 2010, p. 310, et
C.I.J. Recueil 2012, p. 99 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), C.I.J. Recueil 2011, p. 70 ; Demande en interprétation de
l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande),
C.I.J. Recueil 2011, p. 537 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), C.I.J. Recueil 2015. Aux arrêts et ordonnances rendus dans ces affaires, on pourrait ajouter les deux
avis consultatifs les plus récents émis par la Cour : Conformité au droit international de la déclaration unilatérale
o
d’indépendance relative au Kosovo, C.I.J. Recueil 2010, p. 403, et Jugement n 2867 du Tribunal administratif de
l’Organisation internationale du Travail sur requête contre le Fonds international de développement agricole,
C.I.J. Recueil 2012, p. 10.
138 B. Boutros-Ghali, Nouvelles dimensions de la réglementation des armements et du désarmement dans la
période de l’après-guerre froide — Rapport du Secrétaire général, New York, Nations Unies, 1993, p. 21-22. 124. Ces conférences mondiales ont montré que la communauté internationale dans son

ensemble, de plus en plus consciente de ces problèmes, entendait que s’engage un dialogue
permanent entre les Etats Membres de l’ONU et les organisations de la société civile  dialogue
139
dont j’ai gardé le souvenir, ayant eu l’occasion d’y participer , en vue d’établir le nouvel
agenda mondial pour la recherche de solutions arrêtées en commun aux problèmes intéressant
l’humanité tout entière. Cette série mémorable de conférences, en mettant en avant la condition

des couches les plus vulnérables de la population et la nécessité de répondre aux besoins essentiels
des individus, a révélé l’inquiétude largement partagée que suscitaient la dégradation des
conditions d’existence dans de nombreuses régions du monde et ses conséquences désastreuses
140
pour une part grandissante de la population .

125. Comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le dire au cours des vingt dernières
141
années , ces conférences mondiales avaient en commun un trait essentiel, à savoir qu’elles
consacraient la légitimité des préoccupations que la détérioration des conditions d’existence
constatée partout dans le monde inspiraient à la communauté internationale tout entière. Ces

conférences, plaçant le bien-être des peuples et des individus et l’amélioration de leurs conditions
de vie au centre des préoccupations de la communauté internationale, nous invitent à un retour aux
origines historiques du droit des gens . 142

126. A l’aube du XXI siècle, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la
déclaration du millénaire (résolution 55/2 du 8 septembre 2000), dans laquelle les Etats se sont dits

résolus à «éliminer les dangers posés par les armes de destruction massive» (par. 8), et ont décidé :

«de travailler à l’élimination des armes de destruction massive, notamment les armes

nucléaires, et de n’écarter aucune solution possible pour parvenir à cet objectif,
notamment en ce qui concerne la convocation éventuelle d’une conférence
internationale pour définir les moyens d’éliminer les dangers nucléaires» (par. 9).

127. Toujours dans la déclaration du millénaire, les Etats, considérant que leurs
responsabilités ne se limitaient pas à celles qu’ils ils devaient assumer envers leurs sociétés

respectives, ont affirmé ce qui suit :

139
Ce dialogue a eu lieu, par exemple, dans le cadre de la première conférence des Nations Unies sur
l’environnement et le développement (Rio de Janeiro, 1992), grâce à l’organisation d’un forum des organisations non
gouvernementales, ou encore lors de la deuxième conférence des Nations Unies sur les droits de l’homme (Vienne,
1993), où ce même forum a pris part aux travaux du comité de rédaction.
140
On a constaté que les appels en faveur d’une plus grande justice sociale entre les Etats et à l’intérieur des
nations se faisaient de plus en plus pressants.
141A. A. Cançado Trindade, A Proteção dos Vulneráveis como Legado da II Conferência Mundial de Direitos

Humanos (1993-2013), Fortaleza/Brazil, IBDH/IIDH/SLADI, 2014, p. 13-356 ; A. A. Cançado Trindade, «Sustainable
Human Development and Conditions of Life as a Matter of Legitimate International Concern : The Legacy of the
U.N. World Conferences», in Japan and International Law — Past, Present and Future (International Symposium to
Mark the Centennial of the Japanese Association of International Law), La Haye, Kluwer, 1999, p. 285-309 ;
A. A. Cançado Trindade, «The Contribution of Recent World Conferences of the United Nations to the Relations
between Sustainable Development and Economic, Social and Cultural Rights», in Les hommes et l’environnement : Quels
droits pour le vingt-et-unième siècle ?  Etudes en hommage à Alexandre Kiss (ouvrage collectif publié sous la dir. de
M. Prieur et C. Lambrechts), Paris, Ed. Frison-Roche, 1998, p. 119-146 ; A. A. Cançado Trindade, «Memória da
Conferência Mundial de Direitos Humanos (Viena, 1993)», 87/90 Boletim da Sociedade Brasileira de Direito
Internacional (1993-1994) p. 9-57.

142Les participants à ces conférences ont en effet reconnu que l’idéal des droits de l’homme imprégnait tous les
domaines de l’activité humaine, et avait contribué de façon décisive à replacer les êtres humains au centre de l’appareil
conceptuel du droit des nations (droit des gens). Voir à ce sujet A. A. Cançado Trindade, Evolution du droit
international au droit des gens — L’accès des particuliers à la justice internationale : le regard d’un juge, Paris, Pédone,
2008, p. 1-187. «nous sommes collectivement tenus de défendre, au niveau mondial, les principes de
la dignité humaine, de l’égalité et de l’équité. ... [N]ous avons donc des devoirs à
l’égard de tous les citoyens du monde, en particulier les personnes les plus
vulnérables, et tout spécialement les enfants, à qui l’avenir appartient.

Nous réaffirmons notre attachement aux buts et principes énoncés dans la

Charte des Nations Unies, qui ont une valeur éternelle et universelle. En fait, leur
pertinence et leur importance en tant que source d’inspiration se sont accrues avec la
multiplication des liens et le renforcement de l’interdépendance entre les nations et les
peuples.» (Par. 2-3.)

X. D ÉFAUT DE PERTINENCE DU PRÉTENDU « PRINCIPE »DE L ’O R MONÉTAIRE

128. Les distorsions qui résultent de l’obsession du paradigme strictement interétatique sont
faciles à déceler. On en trouve un exemple dans la manière dont l’affaire du Timor oriental a été
traitée (1995) ; le peuple timorais n’avait pas qualité pour demander à intervenir dans la procédure,

ni même pour s’exprimer en tant qu’amicus curiae, alors que le point essentiel sur lequel devait se
prononcer la Cour était sa souveraineté sur son propre territoire. Pis encore, la Cour a considéré
qu’il allait de soi qu’elle s’empresse de protéger les intérêts d’un Etat tiers (qui n’avait même pas
accepté sa juridiction obligatoire), en vertu du prétendu principe de l’Or monétaire, lequel, après
plus de vingt ans, vient d’être à nouveau invoqué dans une affaire qui porte sur rien moins que
l’obligation d’éliminer les armes nucléaires !

129. Il importe que la Cour prête attention à la nature de chaque affaire, ce qui peut la porter,
comme cela aurait dû être le cas en l’espèce, à suivre un raisonnement qui s’écarte de la
«perspective volontariste strictement centrée sur les Etats» et de la «recherche continuelle de
consentement de l’Etat», et s’inspire des principes fondamentaux (prima principia), dont le

principe d’humanité. C’est ce que j’ai tenu à faire valoir dans le long exposé de mon opinion
dissidente sur l’arrêt du 3 février 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), où j’ai notamment expliqué
que ces principes confèrent à l’ordre juridique international «sa dimension axiologique inévitable»,
et le sous-tendent «en exprimant l’idée d’une justice objective propre au droit naturel» (par. 518).

130. J’avais déjà formulé ces observations au paragraphe 213 de l’opinion dissidente, elle
aussi fort longue, que j’avais jointe à l’arrêt du 1 avril 2011 en l’affaire relative à l’Application de
la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie). Dans l’opinion susmentionnée (Convention contre le

génocide), j’ai dit regretter que dans une affaire portant sur un143jet aussi important, la Cour se soit
laissée aller à invoquer le prétendu principe de l’Or monétaire qui, à mon avis n’avait pas sa
place dans une telle affaire et «ne relev[ait] pas des prima principia, n’étant rien de plus qu’une
concession faite au consentement de l’Etat [selon] une idée dépassée de l’Etat volontariste»
(par. 520).

131. Je tiens à dire ici que j’éprouve la même déception, et pour les mêmes raisons, devant
l’arrêt rendu aujourd’hui par la Cour dans une affaire qui, ne l’oublions pas, portait sur des
Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires
et le désarmement nucléaire. Je souligne une fois de plus que le règlement d’une affaire telle que

celle qui vient d’être jugée exige que soit dépassée la perspective strictement interétatique. Le fait
que les procédures contentieuses engagées devant elle mettent en présence des Etats n’implique

143Même si elle l’a finalement écarté (par. 116).aucunement que la Cour doive raisonner dans une optique étroitement interétatique. Dans une

affaire qui portait sur les armes nucléaires et l’obligation de procéder au désarmement nucléaire, il
aurait fallu que la Cour concentre son attention sur le sort des peuples, plutôt que sur les
susceptibilités des Etats. Il est impératif, en vertu du principe d’humanité, de ne jamais perdre de
vue que le monde est constitué de peuples.

XI. L E PRINCIPE FONDAMENTAL DE L ’ÉGALITÉ JURIDIQUE DES E TATS

132. L’affaire dont je traite ici met en relief l’importance capitale du principe de l’égalité
juridique des Etats. La prééminence des principes fondamentaux, ainsi que l’idée d’une justice
objective et ce qu’elle implique pour les règles de droit, sont des notions anciennes, profondément
ancrées dans la doctrine jusnaturaliste. Les règles de droit, si elles ne servent pas la justice, cessent
de s’imposer à la conscience. L’éthique et le droit ne sauraient être dissociés ; sur la scène
internationale, chaque acteur est responsable devant tous les autres. Pour les pères fondateurs du

droit des nations (droit des gens), comme Vitoria ou Suárez, le principe d’égalité devait jouer un
rôle fondamental dans les relations entre individus aussi bien qu’entre Etats. Les enseignements de
ces maîtres ont bien résisté à l’épreuve du temps, et après quatre siècles et demi, le principe
essentiel d’égalité et de non-discrimination fait maintenant partie des fondements du droit des
Nations Unies.

133. Parmi les affaires portées devant la Cour, celle considérée ici n’est certainement pas la
première à mettre en évidence l’importance du principe de l’égalité juridique des Etats. Dans
l’opinion individuelle que j’ai cru utile de joindre à l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires prise par la Cour le 3 mars 2014 en l’affaire relative à des Questions concernant la
saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), j’ai fait observer
ce qui suit :

«La présente affaire témoigne de l’importance du principe de l’égalité juridique
des Etats. La place prépondérante de ce principe fondamental du droit international
remonte à la deuxième conférence de la paix de La Haye de 1907, et à la rédaction, en
juin-juillet 1920, du Statut de la Cour permanente de Justice internationale par le
comité consultatif de juristes, qui s’était alors notamment référé aux principes
généraux de droit exprimant l’idée objective de justice. Consacré vingt-cinq ans plus

tard dans la Charte des Nations Unies (au paragraphe 1 de l’article 2), le principe
général de l’égalité juridique des Etats est aujourd’hui immanquablement et
indissociablement lié à la quête de justice.

Plus tard, au moment de la rédaction de la Déclaration relative aux principes du
droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats
conformément à la Charte des Nations Unies (1964-1970), il est apparu nécessaire

d’affirmer l’idée que les Etats puissants ne sauraient imposer leur volonté, et que des
inégalités de fait entre les Etats ne devaient pas affecter la capacité des plus faibles de
faire valoir leurs droits. Le principe de l’égalité juridique des Etats a donné corps à
cette préoccupation et à l’idée de justice, laquelle procède de la conscience juridique
universelle.» (Par. 44-45.)

134. Dix ans plus tôt, dans un cours général de droit international public donné à l’Académie
de droit international de la Haye (2005), j’avais exprimé les réflexions suivantes :

«En plusieurs occasions, les principes de droit international se sont révélés être
d’une importance capitale dans la quête de justice de l’humanité. En témoigne
manifestement le rôle qu’a joué, entre autres, le principe de l’égalité juridique des Etats. Ce principe fondamental, qui trouve son origine dans la deuxième conférence
de la paix de la Haye de 1907, et est consacré par la Charte des Nations Unies et
énoncé également dans la déclaration de 1970 relative aux principes du droit
international touchant les relations amicales et la coopération entre Etats, signifie
concrètement que tous les Etats, puissants ou faibles, grands ou petits, sont égaux

devant le droit international, ont droit à la même protection juridique et à l’égalité de
traitement devant les organes judiciaires internationaux, et qu’ils sont égaux dans
l’exercice de leurs droits et l’exécution de leurs obligations internationaux.

Bien que plusieurs tentatives aient été faites pour le moderniser, le principe de
l’égalité juridique des Etats est resté, depuis la deuxième conférence de la paix de

La Haye de 1907, de ceux qui constituent le socle du droit international. Il a bien
résisté à l’épreuve du temps et a eu un effet salutaire en ce qu’il a incité les Etats à se
conduire pacifiquement dans leurs relations internationales, faisant nécessairement
parties des fondements du droit international. Ce principe est un élément très
important du système juridique international, dont il est l’une des pierres angulaires

depuis la fondation de l’Organisation des Nations Unies. En fait, la Charte des
Nations Unies lui a conférée une dimension nouvelle, en ce qu’il est maintenant l’un
des principes du droit des Nations Unies sur lesquels repose notamment le système de
sécurité collective.»44

135. Dans la déclaration du millénaire, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies
le 8 septembre 2000 (résolution 55/2), les Etats ont affirmé leur volonté d’assurer «l’égalité
souveraine de tous les Etats», conformément «aux principes de la justice et du droit international»
(par. 1, al. 4). Cinq ans plus tard, l’Assemblée générale, par sa résolution 60/1 du
16 septembre 2005, a adopté le document final du sommet mondial de 2005, dans lequel les Etats
se sont notamment déclarés résolus «à instaurer une paix juste et durable dans le monde entier

conformément aux buts et aux principes énoncés dans la Charte [des Nations Unies]» et ont
réaffirmé leur «volonté de défendre ... l’égalité souveraine de tous les Etats» (par. 1, al. 5).
Soulignant «l’importance vitale d’un système multilatéral efficace fondé sur le droit international»
pour mieux affronter les défis mettant en danger la paix et la sécurité internationales (par. 6-7), la
communauté internationale a renouvelé sa profession de foi dans les principes généraux de droit

international.

XII. L’INCONSISTANCE DE LA STRATÉGIE DE «DISSUASION »

136. La stratégie dite de «dissuasion» que les Etats dotés d’armes nucléaires invoquent pour

tenter de défendre leurs positions en matière de désarmement nucléaire fait abstraction du principe
fondamental de l’égalité juridique des Etats consacré par la Charte des Nations Unies. Les
inégalités de fait entre Etats ne sauraient entamer leur égalité devant le droit. Tous les Etats
Membres de l’ONU sont égaux en droit. La stratégie adoptée par quelques Etats invoquant les
impératifs de leur défense ne peut pas justifier la remise en question du principe fondamental de
l’égalité juridique de tous les Etats énoncé, je le répète, dans la Charte ; encore une fois, les

inégalités de fait entre Etats ne sauraient justifier des atteintes à leur égalité juridique.

137. Dans l’avis consultatif lourd d’ambiguïtés qu’elle a émis en 1996 sur la Licéité de la
menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour a accordé un poids indu à «une adhésion encore
forte à la pratique de la dissuasion» (par. 67 et 73) de la part de quelques Etats dotés d’armes

nucléaires, au point d’y voir un obstacle à la formation et la consolidation d’une opinio juris et

144A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), p. 84-85 (voir également p. 62-63, 65 et 73).d’une règle de droit international coutumier quant à l’illicéité des armes nucléaires, conduisant à
l’«interdiction spécifique et expresse» de leur emploi (par. 73). La Cour s’en est ainsi tenue à son

optique positiviste habituelle : pour elle, il faut que l’interdiction soit expressément stipulée dans
un instrument de droit positif, en dépit du fait que les armes en cause sont capables d’effacer toute
traces de vie sur terre, anéantissant le genre humain ...

138. Dans son avis consultatif, la Cour a accordé trop de poids à la contestation par les Etats
dotés d’armes nucléaires de l’existence d’une opinio juris sur l’illicéité de ces armes, alors que
l’écrasate majorité des Etats Membres de l’ONU réprouvent manifestement leur existence et sont

favorables au désarmement nucléaire. L’avis consultatif de 1996 semble en 145t cas avoir été
indûment influencé par l’impossible logique de la «dissuasion» . On ne peut pas imaginer
 comme la Cour l’a pourtant fait dans son avis consultatif de 1996 — qu’un Etat hypothétique
puisse recourir à l’arme nucléaire au nom de la «légitime défense», sachant le prix inacceptable de

pareille décision, qui infligerait à l’humanité tout entière une gigan146que dévastation et
d’indicibles souffrances, dans une «escalade vers l’apocalypse» .

139. Infliger de telles dévastations et souffrances serait une violation flagrante du droit
international — droit international des droits de l’homme, droit international humanitaire, droit des
Nations Unies — (voir ci-après, sect. XIII), ainsi que des normes de jus cogens . La stratégie de
dissuasion semble faire abstraction de tout cela. La Cour internationale de Justice, pour être

vraiment fidèle à son nom, aurait dû, chaque fois qu’il lui était donné de se prononcer sur les armes
nucléaires dans l’exercice de sa fonction judiciaire (que ce soit dans une affaire contentieuse ou
dans une procédure consultative), accorder beaucoup plus de poids à la raison d’humanité , et 148
beaucoup moins à la raison d’Etat dont procède la doctrine de la dissuasion. Il nous faut conserver

le souci de la personne humaine et des peuples, dans l’intérêt desquels ont été créé les Etats, au lieu
de nous préoccuper seulement de ce que nous supposons être la raison d’Etat. Pour moi, il ne fait
aucun doute que la raison d’humanité doit l’emporter sur la Realpolitik.

140. Dans son avis consultatif de 1996, la Cour a néanmoins eu raison de reconnaître qu’il
importe de procéder au désarmement nucléaire complet, comme l’a affirmé l’Assemblée générale
des Nations Unies dans toute une série de résolutions, et de reconnaître aussi la pertinence pour la

communauté internationale tout entière de l’obligation correspondante énoncée à l’article VI du
TNP (par. 99 et 102). La Cour a considéré cette obligation comme une obligation de résultat et non
de simple comportement (par. 99), sans toutefois en tirer les conséquences. Si elle l’avait fait, elle
serait parvenue à la conclusion que le désarmement nucléaire ne pouvait pas être entravé par le

comportement de quelques Etats — ceux dotés d’armes nucléaires — qui entretiennent et
modernisent leurs arsenaux nucléaires selon leur stratégie de dissuasion.

141. La stratégie de dissuasion a quelque chose de suicidaire. Aujourd’hui, alors que
vingt années se sont écoulées depuis le prononcé de l’avis consultatif de 1996, durant lesquelles a

145
Pour des critiques de la doctrine de la dissuasion, voir par exemple, A. Sayed, Quand le droit est face à son
néant — Le droit à l’épreuve de l’emploi de l’arme nucléaire, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 79-80, 84, 88-89, 96 et 113.
146Ibid., p. 147 ; voir également les pages 129, 133, 151, 160, 174-175, 197 et 199-200.

147Pour un exposé de ces normes, voir A. A. Cançado Trindade, «Jus Cogens: The Determination and the
Gradual Expansion of Its Material Content in Contemporary International Case-Law», in XXXV Curso de Derecho
Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano — 2008, Washington, Secrétariat général de l’OEA,
2009, p. 3-29.
148
A. A. Cançado Trindade, «La Humanización del Derecho Internacional y los Límites de la Razón de Estado»,
in 40 Revista da Faculdade de Direito da Universidade Federal de Minas Gerais — Belo Horizonte/Brazil (2001),
p. 11-23.été réitérée l’obligation de droit international conventionnel et coutumier de procéder au
désarmement nucléaire, il n’y a plus aucune marge d’ambiguïté. Il existe une opinio juris

communis sur l’illicéité des armes nucléaires, et sur l’obligation bien établie de procéder au
désarmement nucléaire, obligation qui est de résultat, et non de simple comportement.
L’insistance dogmatique des positivistes sur la nécessité d’une interdiction expresse des armes
nucléaires ne saurait éclipser cette opinio juris, alors que celle-ci, bien au contraire, montre que

l’argument du défaut d’interdiction expresse n’a aucun sens, en ce qu’il repose sur la doctrine
destructrice et suicidaire de la dissuasion.

142. La stratégie de dissuasion est incompatible avec les conceptions jusnaturalistes, qui ont
toujours fait entrer en ligne de compte des considérations éthiques (voir plus loin, sect. XV). Ainsi,
il y a plus d’un demi-siècle, l’Assemblée générale, dans sa résolution historique 1653 (XVI) de
1961, affirmait déjà que l’emploi d’armes nucléaires était «contraire à l’esprit, à la lettre et aux buts

de la Charte des Nations Unies», constituait une «violation directe de la Charte», et était contraire
au droit international et «aux lois de l’humanité», et qu’il constituait «un crime contre l’humanité et
la civilisation» (par. 1). L’Assemblée a par la suite réaffirmé les dispositions de sa résolution 1653
(XVI) (voir plus haut sect. III), ne laissant ainsi aucune place à l’ambigüité, à des hésitations ou à

la moindre concession.

143. Lors de la procédure orale qui s’est déroulée à la fin de 1995 avant que la Cour ne rende

son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la stratégie de
dissuasion a fait l’objet de très vives critiques insistant sur les souffrances humaines causées par
l’explosion d’un engin nucléaire, les radiations qu’elle dégage et la contamination de
l’environnement qui en résulte . Des intervenants ont appelé l’attention sur la «perversion de la

logique» inhérente à la doctrine de la dissuasion, qui voulait que la sécurité internationale repose
sur la menace d’armes immensément destructrices, et supposait que les Etats non dotés d’armes
nucléaires «admettent que depuis une cinquante d’années, le maintien de la paix n’[était] possible
que grâce à l’accumulation sans précédent d’armements plus dangereux que jamais, qui [pouvait]
150
conduire à un génocide» .

144. Toujours lors des audiences qui ont précédé le prononcé de l’avis consultatif

susmentionné151a «dissuasion nucléaire» a été critiquée comme étant le «maintien de l’équilibre de
la terreur» ; elle a été critiquée aussi parce que ses tenants prétendent la fonder sur la
«proposition extrêmement contestable» selon laquelle une poignée d’Etats dotés d’armes nucléaires
seraient libres de «s’arroger» le droit de «déterminer ce que sont les exigences de la paix et de la
152
sécurité mondiales en fonction exclusivement» de leurs propres intérêts stratégiques et autres . Il
a été dit aussi que de par leur nature même, les armes nucléaires étaient contraires au droit
international, étant capables de destructions massives catastrophique ; il a été déclaré que la
dissuasion nucléaire supposait à tort que les Etats et les individus agissent rationnellement, ce qui

laissait le monde «sous la menace d’une épée de Damoclès nucléaire», situation qui stimulait «les
ambitions nucléaires des Etats, contribuant ainsi à aggraver l’instabilité générale», et aussi le risque
d’utilisation «intentionnelle ou accidentelle» d’armes nucléaires . 153

149Voir, par exemple, le témoignage du maire d’Hiroshima et de celui de Nagasaki, à la section XIII.
150
CR 1995/35, p. 32 (exposé du Zimbabwe).
151CR 1995/27 p. 37 (témoignage du maire de Nagasaki).

152Ibid., p. 45, par. 14 (exposé de la Malaisie).
153
Ibid., p. 55, par. 8 (voir également les pages 60-61 et 63, par. 17-20 (exposé de la Malaisie)). 145. En insistant sur la stratégie de dissuasion, les Etats dotés d’armes nucléaires semblent
tenir pour quantité négligeable les séries susmentionnées de résolutions de l’Assemblée générale
(voir sect. III) condamnant les armes nucléaires et appelant à leur élimination. Au fil des années, la
stratégie de «dissuasion» en est venue à être vivement critiquée pour les graves dangers qu’elle
comporte et pour l’indifférence dont elle témoigne à l’objectif — soutenu par les Nations Unies —

d’un monde exempt d’armes nucléaires. Par exemple, tout récemment, les participants à la série de
conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (2013-2014) se sont montrés très
critiques à l’égard de la stratégie de la dissuasion nucléaire. Entre autres, dans une déclaration
communiquée à la conférence tenue à Vienne en 2014, le Secrétaire général de l’ONU a mis en

garde contre les dangers de la dissuasion nucléaire, qui selon lui compromettait la stabilité
internationale (voir plus loin, sect. XIX).

146. Il existe en effet une opinio juris communis bien définie sur l’illicéité et l’interdiction
des armes nucléaires. Etant donné que la menace ou l’emploi de ces armes est une violation

flagrante du droit international, du droit international humanitaire et du droit international des
droits de l’homme, ainsi que de la Charte des Nations Unies, tout argument invoquant la stratégie
de dissuasion est infondé et indéfendable. A mon sens, il est inadmissible qu’une poignée d’Etats
puissent continuer indéfiniment, en invoquant leurs «intérêts en matière de défense nationale», de
s’arroger la prérogative de déterminer seuls les conditions de la paix mondiale, et imposer ces

conditions à tous les autres Etats, qui constituent l’écrasante majorité de la communauté
internationale. La survie de l’humanité ne saurait être suspendue à la «volonté» d’une poignée
d’Etats privilégiés. La conscience juridique universelle est d’un ordre bien supérieur à celui de la
«volonté» individuelle des Etats.

XIII. L’ ILLICÉITÉ DES ARMES NUCLÉAIRES ET L ’OBLIGATION DE PROCÉDER
AU DÉSARMEMENT NUCLÉAIRE

1. La condamnation de toutes les armes de destruction massive

147. Depuis l’avènement de l’ère nucléaire, il est devenu manifeste qu’il était impossible de
limiter à des objectifs militaires les effets des armes nucléaires (la chaleur et les radiations), effets
qui, de par leur nature, s’exercent sans discrimination et sont disproportionnés en raison des
dévastations et des souffrances d’une indicible cruauté qu’ils infligent. L’opinio juris communis
sur l’interdiction des armes nucléaires et de toutes les armes de destruction massive s’est formée
154
progressivement au cours des dernières décennies . Alors que des armes moins destructrices que
les armes nucléaires (comme les armes biologiques et chimiques) sont déjà expressément interdites,
il serait insensé de prétendre que les armes qui n’ont pas été interdites par le droit international
conventionnel, dont les armes nucléaires, ne sont pas de même illicites ; après tout, elles ont des
effets dévastateurs bien plus considérables et durables, qui mettent en péril l’existence de la

communauté internationale tout entière.

148. Il me paraît utile de rappeler que dès 1969, l’Institut de droit international a condamné
toutes les armes de destruction massive. Lors des débats qu’il a consacrés à la question lors de sa
session d’Edimbourg, les participants ont insisté sur la nécessité de respecter le principe de la

distinction et ont souligné les effets terrifiants de l’emploi d’armes nucléaires, évoquant les

154Voir par exemple G. E. do Nascimento e Silva, «A Proliferação Nuclear e o Direito Internacional», in
Pensamiento Jurídico y Sociedad Internacional — Libro-Homenaje al Prof. A. Truyol y Serra, vol. II, Madrid,
Universidad Complutense, 1986, p. 877-886 ; C.A. Dunshee de Abranches, Proscrição das Armas Nucleares, Rio de
Janeiro, Livr. Freitas Bastos, 1964, p. 114-179.bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki . Dans la résolution qu’il a adoptée en

septembre 1969 sur la question, l’Institut a d’abord réaffirmé, dans le préambule, que le droit
international interdisait le recours à la force, et rappelé que les Etats avaient le devoir de protéger
les civils dans tout conflit armé ; il a également rappelé les principes généraux de droit

international, les règles coutumières et les conventions qui, entérinés par la jurisprudence et la
pratique internationales, «limitent clairement la mesure dans laquelle les parties engagées dans un
conflit peuvent nuire à l’ennemi» ; et a réaffirmé que : «les conséquences que la conduite

indiscriminée des hostilités, et particulièrement 1’emploi des armes nucléaires, chimiques et
bactériologiques, peut entraîner pour les populations civiles et pour 1’humanité tout entière» . 156

149. Dans le dispositif de cette résolution, l’Institut a souligné l’importance du principe de
distinction en tant que «principe fondamental du droit international en vigueur», et la nécessité
157
pressante de protéger les populations civiles lors des conflits armés ; aux paragraphes 4 et 7,
l’Institut a affirmé ce qui suit :

«Il est interdit par le droit international en vigueur d’attaquer, au moyen

d’armes, la population civile comme telle, ainsi que tous objets non militaires,
notamment les habitations ou autres constructions qui abritent la population civile, à
moins qu’ils ne soient employés à des fins militaires ... Est interdit par le droit

international en vigueur 1’emploi de toutes les armes qui, par leur nature, frappent
sans distinction objectifs militaires et objets non militaires, forces armées et
populations civiles. Est interdit notamment 1’emploi des armes dont 1’effet

destructeur est trop grand pour pouvoir être limité à des objectifs militaires déterminés
ou dont 1’effet est incontrôlable (armes «autogénératrices»), ainsi que des armes
aveugles.» 158

150. L’Association de droit international, pour sa part, dans son rapport sur ses travaux les
plus récents sur la question du désarmement nucléaire (2014), rappelant l’article VI du TNP, a émis

l’avis que le désarmement nucléaire relevait non seulement d’une obligation conventionnelle, mais
aussi d’une obligation émergente de droit international coutumier de nature à s’imposer
erga omnes, et donc applicable à «la communauté internationale tout entière», et pas seulement aux
159
Etats parties au TNP» . Il est également fait référence dans ce rapport à «l’opinion publique
mondiale», qui s’inquiète «des conséquences catastrophiques qu’aurait pour l’humanité l’emploi ou
l’explosion d’armes nucléaires, dans quelque circonstance que ce soit», et il y est dit également

qu’en conséquence, le système de «dissuasion» fondé sur la possession d’armes nucléaires n’est
pas viable .60

151. Selon ce rapport, la «dissuasion nucléaire» loin d’être un «parapluie» protégeant le
monde, constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales, et les Etats dotés d’armes
161
nucléaires sont encore loin de s’être conformés à l’article VI du TNP . Les dispositions de cet

155Voir Annuaire de l’Institut de droit international  session d’Edimbourg (1969)  II, p 49-50, 53, 55, 60,
62-63, 66, 88-90 et 99.
156
Ibid., p. 375-376.
157Ibid., par. 1-3, 5-6 et 8, p. 376-377.

158Ibid., p. 376-377.
159
International Law Association Committee, Nuclear Weapons, Non-Proliferation and Contemporary
International Law (second report : Legal Aspects of Nuclear Disarmament), I.L.A. Washington Conference, 2014, p. 2-4.
160
Ibid., p. 5-6.
161Ibid., p. 8-9.article VI, toujours selon l’Association de droit international, ne s’appliquent pas seulement aux
Etats parties à ce traité, mais «font partie du droit international coutumier» ou, au moins, «des
règles coutumières émergentes» ; elles sont valables erga omnes parce qu’elles concernent «la

communauté i162rnationale tout entière», et pas seulement un groupe d’Etats ou un Etat
particulier . Ainsi, comme nous venons de le voir, d’éminents organismes spécialisés dans le
droit international, tels que l’Institut de droit international et l’Association de droit international,

considèrent également que le droit international en vigueur interdit toutes les armes de destruction
massive, à commencer par les armes nucléaires, qui sont les plus destructrices.

152. Aujourd’hui, il suffirait que des armes nucléaires soient employées une seule fois, en
quelques circonstances que ce soit, pour que la survie même de l’humanité soit compromise . Un 163
ordre juridique international fondé avant tout sur la conscience juridique universelle implique
164
nécessairement l’illicéité et l’interdiction de toutes les armes de destruction massive . Telle est la
position que j’ai constamment défendue, notamment dans une conférence que j’ai donnée à
l’université d’Hiroshima (Japon) le 20 décembre 2004 . Je m’inscris en cela dans le courant de

pensée jusnaturaliste, fidèle aux enseignements des «pères fondateurs» du droit des nations et
s’intéressant non seulement aux Etats, mais aussi aux peuples, aux individus et à l’humanité tout
entière.

2. L’interdiction des armes nucléaires : nécessité d’une optique

centrée sur les peuples

153. Je considère que seule une optique centrée sur les peuples permet d’étudier comme il

convient l’ère nucléaire depuis son avènement, marqué par le largage en août 1945 de bombes
atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. D’émouvants témoignages et les travaux d’historiens
attestent les effets dévastateurs des armes nucléaires, qu’ont décrits les victimes et les témoins des
166
deux explosions . Cependant, malgré l’avènement dramatique de l’ère nucléaire, l’attention est
longtemps restée essentiellement fixée sur les stratégies des Etats ; ce n’est que progressivement
que s’est dégagé un courant d’idées mettant l’accent sur les effets dévastateurs que l’emploi

d’armes nucléaires peut avoir sur les peuples.

154. Comme l’ont relevé des historiens, il a fallu attendre la première conférence contre les
bombes atomiques et les bombes à hydrogène (1955) pour que «les victimes, après dix ans de
silence, aient enfin l’occasion de se faire entendre» . Au cours des dernières décennies, un effort

162 International Law Association Committee, Nuclear Weapons, Non-Proliferation and Contemporary

International Law (second report : Legal Aspects of Nuclear Disarmament), I.L.A. Washington Conference, 2014, p. 18.
163Nagendra Singh, Nuclear Weapons and International Law (Londres), Stevens, 1959, p. 242.

164A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind  Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note 132), chap. VI (“The Material Source of International Law: Manifestations of the Universal Juridical Conscience”),
p. 139-161.

165Le texte de mon exposé est reproduit dans l’ouvrage suivant : A. A. Cançado Trindade, Le droit international
pour la personne humaine, Paris, Pédone, 2012, chap. I («L’illicéité de toutes les armes de destruction massive au regard
du droit international contemporain»), p. 61-90 ; A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional,
2 éd., Belo Horizonte/Brazil, Ed. Del Rey, 2015, chap. XVII («The Illegality under Contemporary International Law of
All Weapons of Mass Destruction»), p. 361-390.

166 Michihiko Hachiya, Journal d’Hiroshima — 6 août-30 septembre 1945 [1955], Paris, Ed. Tallandier, 2015
[réédition], p. 25-281 ; Toyofumi Ogura, Letters from the End of the World — A Firsthand Account of the Bombing of
Hiroshima [1948], (Tokyo/New York/Londres, Kodansha International, 2001 [réédition], p. 15-173 ; Naomi Shohno, The
Legacy of Hiroshima — Its Past, Our Future, Tokyo, Kösei Publ. Co., 1987 [réédition], p. 13-140 ; Kenzaburo Oe, Notes
de Hiroshima [1965], Paris, Gallimard, 1996 [réédition], p. 17-230 ; J. Hersey, Hiroshima [1946], Londres, Penguin,

2015 [réimpression], p. 1-98.
167Kenzaburo Oe, Hiroshima Notes [1965], New York/Londres, Marion Boyars, 1997 [réédition], p. 72 et 159.a été fait pour prêter moins d’attention à la stratégie des Etats et davantage aux nombreuses

victimes des armes nucléaires et aux dommages énormes qu’elles ont causés, et pour mettre 168
l’accent avant tout sur «les souffrances humaines et la dignité de la personne humaine» . Une
initiative importante a été prise récemment en ce sens, à savoir l’organisation d’une série de

conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (2013-2014), dont je passe les travaux
en revue plus loin (voir sect. XIX).

155. Les victimes des effets des armes nucléaires ont uni leurs voix, qu’elles aient subi les
effets des armes nucléaires lors du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki (1945) ou des essais
nucléaires réalisés (pendant la guerre froide) dans des régions telles que l’Asie centrale et les îles

du Pacifique. Insistant sur les cruelles souffrances qui leur ont été infligées (entre autres du fait de
la contamination radioactive de l’environnement et des déplacements forcés de population qu’elle a
nécessités) , souffrances qui se sont prolongées pendant plusieurs générations, ces victimes ont

appelé l’attention sur les conséquences humanitaires de l’explosion d’engins nucléaires.

156. Bien qu’elle ait été appelée à quatre reprises à traiter de la question des armes nucléaires

(voir ci-après), la Cour semble avoir persisté à l’aborder dans une optique trop étroitement
interétatique. Il est regrettable que, si évident que puisse être l’immense danger que fait peser
l’existence des armes nucléaires, elle ait continué de traiter de la question de leur interdiction en

droit international d’une manière à plusieurs égards ambiguë. L’affaire sur laquelle elle vient de se
déclarer incompétente était la troisième tentative faite par la voie d’une procédure contentieuse
pour obtenir qu’elle se prononce sur la question. A deux occasions précédentes  les affaires des
170
Essais nucléaires (1974 et 1995) , la Cour s’est montrée passablement évasive, évitant de se
prononcer nettement sur le fond d’une question où est en jeu la survie même de l’humanité.

157. Je vais maintenant m’arrêter brièvement à un aspect que j’estime historiquement
important de l’une des deux affaires parallèles de 1974, qui opposaient à la France l’Australie et la
Nouvelle-Zélande. Cette dernière soutenait notamment que les essais nucléaires réalisés par le

Gouvernement français dans le Pacifique-Sud violaient non seulement son droit à ce que son sol,
son espace aérien et sa mer territoriale soient exempts de matières radioactives, ainsi que le même
droit de divers territoires du Pacifique, mais aussi «le droit de tous les membres de la communauté

internationale, y compris la Nouvelle-Zéland171à ce qu’aucun essai nucléaire donnant lieu à des
retombées radioactives ne soit réalisé» .

158. L’Australie attendait pour sa part de la Cour qu’elle protège la vie, la santé et le
bien-être de sa population, de même que de la population d’autres Etats, des effets des essais
nucléaires réalisés par un Etat quelconque . Ainsi, voici plus de trente ans, les requêtes tant de la

Nouvelle-Zélande que de l’Australie dépassaient clairement  et à juste titre  la dimension

168Kenzaburo Oe, Hiroshima Notes [1965], New York/Londres, Marion Boyars, 1997 [réédition], p. 149 et 162.

169 Voir J. Borrie, «Humanitarian Reframing of Nuclear Weapons and the Logic of a Ban», 90 International
Affairs, 2014, p. 633 ; voir également p. 637, 643-644 et 646.
170
Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974,p. 253 ; Essais nucléaires
(Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 457. Voir également Demande d’examen de la situation au
titre du paragraphe 63 de l’arrêt rendu par la Cour le 20 décembre 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires
(Nouvelle-Zélande c. France) (Nouvelle-Zélande c. France), ordonnance du 22 septembre 1995, C.I.J. Recueil 1995,
p. 288, et l’exposé des opinions dissidentes de trois juges sur cette ordonnance (ibid., p. 317-421).
171
Requête introductive d’instance déposée par la Nouvelle-Zélande le 9 mai 1973, p. 8 et 15-16 (voir également
les pages 4-16).
172Requête introductive d’instance déposée par l’Australie le 9 mai 1973, p. 23 et 26, par. 40, 47 et 49 1).strictement interétatique, parce que la question en cause intéressait la communauté internationale

tout entière.

159. Tout au long de la procédure (écrite et orale), l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont

tenu à marquer qu’elles entendaient que la Cour suive une démarche centrée sur les peuples. Par
exemple, dans son mémoire, la Nouvelle-Zélande invoquait l’obligation erga omnes de ne pas
réaliser d’essais nucléaires, soulignant qu’il s’agissait d’une obligation «envers la communauté

internationale tout entière» (par. 207-208), et ajoutant que l’inobservation de cette obligation
suscitait dans la région où avaient lieu les essais «de très vives inquiétudes et de très vifs
ressentiments parmi les peuples» et les Etats (par. 212). Lors de l’audience du 10 juillet 1974, la

Nouvelle-Zélande a de nouveau invoqué «les droits de tous les membres de la communauté
internationale» et l’obligation erga omnes susmentionnée envers la communauté internationale tout
entière . L’Australie, par exemple, lors de l’audience du 8 juillet 1974, a fait référence au traité

sur l’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963, insisté sur les inquiétudes de «toute la
communauté internationale» quant à «l’avenir de l’humanité», et affirmé la responsabilité imposée
«à tous les Etats» par «les principes de droit international» de «s’abstenir de procéder à des essais
d’armes nucléaires dans l’atmosphère» . 174

160. Le dénouement des deux affaires des Essais nucléaires a toutefois été plutôt décevant :

alors que par des ordonnances de juin 1973, elle avait indiqué des mesures conservatoires 175
(consistant pour le défendeur à cesser ses essais nucléaires), elle a, dans ses arrêts de 1974 , cédé
au volontarisme étatique, et conclu que, puisque la France avait annoncé qu’elle cessait
volontairement ses essais nucléaires dans l’atmosphère, les demandes de l’Australie et de la
176
Nouvelle-Zélande étaient devenues «sans objet», et qu’il n’y avait dès lors pas lieu à statuer . Les
juges qui ont joint à chacun de ces arrêts l’exposé de leur opinion dissidente ont très justement fait
observer que lesdits arrêts n’avaient nullement mis fin au différend juridique opposant les parties,

étant donné que l’Australie et la Nouvelle-Zélande s’étaient adressées à la Cour en attendant d’elle
qu’elle rende un arrêt déclaratoire indiquant que les essais nucléaires dans l’atmosphère étaient
contraires au droit international . 177

161. La réticence qui a caractérisé la position de la Cour dans les deux affaires des Essais
nucléaires était d’autant plus regrettable que les demandeurs, au sujet du «préjudice

psychologique» causé aux peuples de la région du Pacifique par «les craintes que leur inspiraient
les effets éventuels des retombées radioactives [résultant d’essais nucléaires dans l’atmosphère] sur
leur bien-être et celui de leurs descendants», avaient invoqué la notion d’obligations erga omnes

avancée par la Cour elle-même quatre ans seulement auparavant, dans l’obiter dictum qu’elle avait

173C.I.J. Mémoires, Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), vol. II (plaidoiries), p. 256-257 et 264-266.
174
C.I.J. Mémoires, Essais nucléaires (Australie c. France), vol. I (plaidoiries), p. 503.
175Pour une analyse critique mettant en parallèle les ordonnances de 1973 et les arrêts de 1974, voir P. Lellouche,
«The Nuclear Tests Cases : Judicial Silence versus Atomic Blasts», 16 Harvard International Law Journal (1975), p. 615-627

et 635 ; pour d’autres critiques, voir ibid., p. 614-637.
176C.I.J. Recueil 1974, p. 272 et 478, respectivement.
177
Essais nucléaires, opinion dissidente commune de MM. Onyeama, Dillard, Jiménez de Aréchaga
et sir Humphrey Waldock, C.I.J. Recueil 1974, p. 319-322, 367-369, 496, 500, 502-504, 514 et 520-521 ; voir également
l’opinion dissidente du juge De Castro, ibid., p. 386-390 ; et l’opinion dissidente du juge Barwick, ibid., p. 392-394, 404-405,
436-437 et 525-528. Il a été dit aussi, dans une opinion individuelle, que la Cour aurait dû s’arrêter à la question de l’existence
de règles de droit international coutumier interdisant aux Etats de causer, en procédant à des essais nucléaires dans
l’atmosphère, le dépôt de retombées radioactives sur le territoire d’autres Etats ; Essais nucléaires, opinion individuelle du
juge Petrén, C.I.J. Recueil 1974, p. 303-306 et 488-489. Dans cette affaire, la question qui appelait une réponse était de
savoir s’il existait ou non de telles règles de droit international coutumier, question qui n’a malheureusement pas été
véritablement tranchéepar la Cour.énoncé en l’affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited . La Cour, 178

dans ses arrêts de 1974, avait ménagé la possibilité que dans certaines circonstances, l’une ou
l’autre des affaires soit rouverte, et c’est ce qui s’est effectivement produit vingt ans plus tard
lorsque la Nouvelle-Zélande a déposé contre la France une nouvelle requête. Cependant, par

ordonnance du 22 septembre 1995, la Cour a conclu que la demande de la Nouvelle-Zélande
n’entrait pas dans les prévisions de son arrêt de 1974, qui portait sur les essais nucléaires dans
l’atmosphère, et qu’elle devait être écartée parce qu’elle concernait les essais nucléaires souterrains
179
réalisés par la France depuis 1974 .

162. La Cour a ainsi manqué, en 1974 et en 1995, deux occasions historiques de préciser sa

position sur la question qui était au cœur des affaires qui lui avaient été soumises, celle des Essais
nucléaires. Elle vient d’en manquer une troisième en rendant sa décision d’aujourd’hui, grâce à
laquelle elle n’a pas eu à se prononcer, comme l’en avaient priée les Iles Marshall, sur des

obligations relatives à des négociations concernant la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire. Elle a jugé que l’existence d’un différend n’avait pas été établie et qu’elle
n’avait pas compétence pour examiner la requête déposée par les Iles Marshall le 24 avril 2014.

163. Au milieu des années 1990, à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies et
de l’Organisation mondiale de la santé (OMD), la Cour a été appelée à exercer sa fonction

consultative sur une question directement liée à l’objet des affaires jugées en 1974, en 1995 et
aujourd’hui, celle des armes nucléaires. Ces demandes d’avis consultatif portaient non pas sur les
essais nucléaires, mais sur la licéité en droit international de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires.

164. Après avoir décidé qu’elle ne donnerait suite qu’à la demande de l’Assemblée
180
générale , la Cour a rendu le 8 juillet 1996 un avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de
l’emploi d’armes nucléaires dans lequel elle a affirmé : que ni le droit international coutumier, ni le
droit international conventionnel n’autorisait spécifiquement la menace ou l’emploi d’armes
nucléaires ; que ni l’un ni l’autre ne comportait d’interdiction complète et universelle de la menace

ou de l’emploi de ces armes en tant que telles ; qu’était illicite la menace ou l’emploi de la force au
moyen d’armes nucléaires qui serait contraire au paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des
Nations Unies et qui ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51 ; que la menace ou

l’emploi d’armes nucléaires devait aussi être compatible avec les exigences du droit international
applicable dans les conflits armés, spécialement celles du droit international humanitaire ; et qu’il
existait une obligation de poursuivre de bonne foi des négociations conduisant au désarmement
181
nucléaire dans tous ses aspects .

178
Comme l’ont rappelé les juges Onyeama, Dillard, Jiménez de Aréchaga et Waldock dans leur opinion
dissidente commune (C.I.J. Recueil 1974, p. 362, 368-369 et 520-521) ; ce rappel figure aussi dans l’exposé de l’opinion
dissidente du judge Barwick (ibid., p. 436-437).
179 Demande d’examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l’arrêt rendu par la Cour le

20 décembre 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), C.I.J. Recueil 1995, p. 288-308 ;
comme les arrêts de 1974, cette ordonnance était accompagnée de l’exposé des opinions dissidentes de plusieurs juges
(voir ibid., p. 317-421). De plus, une requête a été déposée auprès de la Commission européenne des droits de l’homme
contre la France au sujet des essais nucléaires réalisés par elle sur les atolls de Mururoa et Fangataufa, en Polynésie
foançaise ; voir Commissier européenne des droits de l’homme, affaire N. Narvii Tauira et 18 autres c. France (requête
n 28204/95), décision du 1 décembre 1995, 83 A Décisions et rapports, 1995, p. 130.
180
La Cour a décidé de ne pas donner suite à la demande d’avis consultatif de l’OMS parce qu’elle ne portait pas
sur une question se posant dans le cadre de l’activité de cette organisation ; elle l’a fait sans tenir compte de ce que, de
par son mandat, cette institution spécialisée des Nations Unies pouvait s’intéresser aux effets dévastateurs des armes
nucléaires sur la santé et l’environnement.
181Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 266-267. 165. Dans la partie la plus controversée de son avis consultatif (point 2 E du dispositif), la

Cour a dit «que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles
du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du
droit humanitaire», mais elle a ajouté qu’au vu de l’état actuel du droit international, elle «ne

[pouvait] cependant conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires
serait illicite ou licite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie
même d’un Etat serait en cause» . Elle s’est ainsi bornée à prendre acte de l’existence d’une

incertitude juridique.

166. La Cour n’est pas allée plus loin, et son avis consultatif est plein d’ambiguïtés et

d’équivoques, avec en filagramme le spectre d’un non liquet, alors qu’il porte sur une question qui
concerne, plus que les Etats pris individuellement, l’humanité tout entière. Cet avis fait abstraction
du fait que le droit international humanitaire s’applique également en cas de légitime défense, et

commande de toujours183specter les principes de distinction et de proportionnalité (dont font fi les
armes nucléaires) , et de respecter aussi l’interdiction des armes qui causent des maux superflus.

167. Dans son avis consultatif, la Cour aurait pu et aurait dû accorder plus de poids à
l’argument avancé lors des audiences de novembre 1995 selon lequel il fallait, dans le domaine
considéré, adopter une optique centrée sur les peuples. Lors de ces audiences, il a été déclaré par

exemple que «l’expérience du peuple marshallais confirm[ait] que l’infliction184 maux superflus
était une conséquence inévitable de l’explosion d’engins nucléaires» , et que par nature, les effets
délétères des armes nucléaires étaient de grande ampleur, s’exerçaient sans discrimination et se
répercutaient sur les générations futures . Il a été dit également que «les témoignages sur les

effets épouvantables» de l’emploi de bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, ainsi que les
témoignages sur le déroulement et les suites des essais nucléaires réalisés dans la région des îles du
Pacifique dans les années 1950 et 1960, avaient attiré l’attention sur «les dangers sans précédent
186
auxquels l’humanité [était] exposée en cas d’utilisation d’armes nucléaires» .

168. Dans son avis consultatif, la Cour a certes reconnu que les armes nucléaires causaient

sans discrimination des souffrances de longue durée et qu’elles avaient un énorme pouvoir
destructeur (par. 35), et a reconnu aussi que les principes de droit international humanitaire
(comprenant des principes de droit international coutumier) étaient «intransgressibles» (par. 79) ;

cependant, ces considérations ne lui ont pas paru suffisamment importantes pour la conduire à se
prononcer également contre l’emploi d’armes nucléaires en cas de légitime défense, s’épargnant
ainsi d’avoir à dire le droit applicable en toutes circonstances. Pour moi, il est évident que les Etats

sont tenus en toutes circonstances de respecter et de faire respecter le droit international

182Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 266.
183
L. Doswald-Beck, «International Humanitarian Law and the Advisory Opinion of the International Court of
Justice on the Legality of the Threat or Use of Nuclear Weapons», 316 International Review of the Red Cross (1997)
p. 35-55 ; H. Fujita, «The Advisory Opinion of the International Court of Justice on the Legality of Nuclear Weapons», in
ibid., p. 56-64. Les règles de droit international humanitaire valent aussi en cas de légitime défense : voir
M.-P. Lanfranchi et Th. Christakis, La licéité de l’emploi d’armes nucléaires devant la Cour internationale de Justice,
Aix-Marseille/Paris, Université d’Aix-Marseille III/Economica, 1997, p. 111, 121 et 123 ; S. Mahmoudi, «The
International Court of Justice and Nuclear Weapons», 66 Nordic Journal of International Law (1997) p. 77-100 ;
E. David, «The Opinion of the International Court of Justice on the Legality of the Use of Nuclear Weapons»,
316 International Review of the Red Cross (1997) p. 21-34.

184CR 1995/32, p. 22 (exposé des Iles Marshall).
185
Ibid., p. 23.
186 Ibid., p. 31 (exposé des Iles Salomon). Voir également p. 36 et 39-40, au sujet de la place du droit
international coutumier et des principes généraux de droit international dans le domaine considéré.humanitaire et le droit international des droits de l’homme, dont des principes fondamentaux de

jus cogens, quant à l’interdiction des armes nucléaires.

169. Lorsque la Cour a rendu son avis consultatif en 1996, ce sont de nouveau les juges

ayant émis une opinion dissidente, et187n pas la majorité, d’ailleurs divisée, de ses membres, qui
ont appelé l’attention sur ce point et sur la pertinence de la clause de Martens dans le contexte de
l’espèce 188 (voir plus loin, sect. XIV). Dans son avis consultatif de 1996, la Cour a de plus
minimisé l’importance des résolutions par lesquelles l’Assemblée générale des Nations Unies avait
189
affirmé que les armes nucléaires étaient illicites et condamné leur emploi comme constituant une
violation de la Charte et un crime contre l’humanité. Elle a en revanche pris note de la «politique
de dissuasion», ce qui l’a amenée à constater que les membres de la communauté internationale

restaient «profondément divisés» sur la question du non-recours aux armes nucléaires, et à dire que
dans ces conditions, elle ne pouvait pas conclure à l’existence d’une opinio juris sur la question
(par. 67).

170. La Cour n’avait pas à invoquer la doctrine inconsistante de la «dissuasion» (voir plus
haut, sect. XII), qui n’a aucune valeur juridique pour déterminer si s’est formée une obligation de

droit international coutumier d’interdire l’emploi d’armes nucléaires. La Cour n’a rien apporté sur
cette question. En accordant un poids indu à la «dissuasion» (par. 73), elle a fixé son attention sur
une division, selon elle «profonde», entre un groupe extrêmement restreint de puissances nucléaires
et l’écrasante majorité des pays du monde, pour finalement favoriser le premier groupe en
190
prononçant un inadmissible non liquet .

171. Ainsi, la Cour a de nouveau, cette fois dans l’exercice de sa fonction consultative,

manqué une occasion d’apporter sa contribution à la consolidation de l’opinio juris communis
condamnant les armes nucléaires. Dans son avis consultatif, elle a pris en considération la survie
d’un Etat hypothétique (point 2 E du dispositif), plutôt que celle des peuples et des individus du

reste du monde et, en définitive, celle de l’humanité tout entière. Il semble lui avoir échappé que la
survie d’un Etat ne saurait prendre le pas sur le droit à la survie de toute l’humanité.

3. L’interdiction des armes nucléaires : le droit fondamental à la vie

172. Un autre point encore mérite d’être considéré au sujet de l’avis consultatif de 1996.
Dans cet avis, la Cour a considéré à tort que le droit international humanitaire, en tant que

lex specialis (par. 25), primait sur le droit international des droits de l’homme, oubliant que pareille
interprétation de la maxime lex specialis derogat generalis n’était pas applicable dans le contexte
de la procédure considérée ; devant l’immense menace que font peser les armes nucléaires sur la

vie sur terre, le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme

187Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (II), opinion
dissidente du juge Koroma, p. 573-574 et 578.
188
Ibid., opinion dissidente du juge Shahabuddeen, p. 386-387, 406, 408, 410-411 et 425 ; et du
juge Weeramantry, p. 477-478, 481, 483, 486-487, 490-491, 494, 508 et 553-554.
189Notamment la résolution historique 1653(XVI) du 24 septembre 1961.

190A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), p. 415-418 ; L. Condorelli, «Nuclear Weapons : A Weighty Matter for the International Court of Justice —
Jura Novit Curia?», 316 International Review of the Red Cross (1997) p. 9-20 ; M. Mohr, «Advisory Opinion of the
International Court of Justice on the Legality of the Use of Nuclear Weapons under International Law — A Few
Thoughts on Its Strengths and Weaknesses», 316 International Review of the Red Cross (1997) p. 92-102. L’avis
consultatif n’aboutit à aucune conclusion et n’est pas un guide utile ; voir J.-P. Queneudec, «E.T. à la C.I.J. : méditations
d’un extraterrestre sur deux avis consultatifs», 100 Revue générale de droit international public (1996), p. 907-914,

particulièrement la page 912. 191
s’appliquent l’un et l’autre de façon convergente , complémentarité qui répond à la nécessité de
renforcer la protection de la vie humaine. En toutes circonstances, ce sont les règles qui offrent la
meilleure protection qui sont applicables, qu’elles relèvent du droit international humanitaire, du

droit international des droits de l’homme ou d’une autre branche du droit de la protection
internationale de la personne humaine (comme le droit international des réfugiés). Ces règles sont
toutes d’égale importance. Malheureusement, dans son avis consultatif de 1996, la Cour a
indûment minimisé l’importance de la jurisprudence internationale et du corps de doctrine sur la

protection du droit à la vie dans le cadre du droit international des droits de l’homme.

173. Il convient de noter, à ce sujet, que les tribunaux internationaux des droits de l’homme
qui existent actuellement, tels que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour

interaméricaine des droits de l’homme, dans nombre des affaires dont ils ont eu à connaître ces
dernières années, ont statué en tenant compte des principes et des règles pertinents de droit
international des droits de l’homme aussi bien que de droit international humanitaire
(conventionnels et coutumiers). La commission africaine des droits de l’homme et des peuples,
dans sa longue pratique, a elle aussi reconnu que le droit international des droits de l’homme et le

droit international humanitaire sont proches l’un de l’autre et convergent ; elle a appelé l’attention
sur les principes (dont le principe d’humanité) sur lesquels reposent ces deux branches du dispositif
juridique de protection.

174. On a ainsi assisté sur plusieurs continents, à une évolution de la jurisprudence et de la
pratique dans le sens de la garantie la plus efficace des droits protégés, en toutes circonstances
(y compris en temps de conflit armé). Contrairement à ce qu’a dit la Cour dans son avis consultatif
de 1996, il ne s’agit pas là du développement d’une lex specialis, mais d’un effort concerté pour

appliquer les règles pertinentes qui protègent le mieux les êtres humains qu’elles relèvent du droit
international des droits de l’homme ou du droit international humanitaire. Il importe tout
particulièrement de suivre cette démarche lorsque les êtres humains se trouvent dans une situation
d’extrême vulnérabilité, comme c’est le cas quand ils sont exposés aux dangers que présente la

menace ou l’emploi d’armes nucléaires. Il ressort de la jurisprudence des tribunaux internationaux
des droits de l’homme tels que la Cour européenne et la Cour interaméricaine qu’ils ont concentré
leur attention sur l’impératif de protection des droits des plus vulnérables (victimes potentielles),
dont leur droit fondamental à la vie .192

175. Dans les affaires sur lesquelles la Cour s’est aujourd’hui déclarée incompétente, les Iles
Marshall avaient maintes fois appelé l’attention sur les effets dévastateurs que les explosions
d’armes nucléaires avaient sur la vie humaine. Par exemple, dans l’affaire les opposant au

Royaume-Uni, elles insistaient sur l’étendue et la durée des effets destructeurs des essais d’armes
nucléaires (p. 1-3). Lors de l’audience du 11 mars 2016, elles ont évoqué les «terribles préjudices
subis par les marshallais» et les «terribles effets de la contamination radioactive sur la santé des
habitants des Iles Marshall, y compris notamment les malformations congénitales et les cancers» . 193

176. Dans l’affaire les opposant à l’Inde, les Iles Marshall ont rappelé qu’elles avaient subi
les graves «conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires» (p. 2-3). Lors de
l’audience du 7 mars 2016, elles ont déclaré ceci :

191
Voir A. A. Cançado Trindade, Derecho Internacional de los Derechos Humanos, Derecho Internacional de
los Refugiados y Derecho Internacional Humanitario — Aproximaciones y Convergencias, Genève, CICR, 2000, p. 1-66.
192Voir A. A. Cançado Trindade, The Access of Individuals to International Justice, Oxford, Oxford University
Press, 2012 [réimpression], chap. II-III et VII, p. 17-62 et 125-131.

193CR 2016/5, p. 3, par. 10. «Dans l’histoire des Iles Marshall, les armes nucléaires ont joué un rôle unique
et dévastateur. Alors que le pays avait été désigné territoire sous tutelle par les
Nations Unies, les Etats-Unis d’Amérique y ont fait délibérément exploser pas moins
de 67 armes atomiques et thermonucléaires à titre d’«essais». Les Iles Marshall ont
protesté contre cette pratique devant l’ONU et demandé qu’il y soit mis fin, mais il n’a

pas été tenu compte de cet appel et les explosions se sont poursuivies. Plusieurs îles
de [notre] pays ont ainsi été réduites en poussière, d’autres devant, d’après les
estimations, demeurer inhabitables pendant des milliers d’années. De très nombreux
Marshallais ont trouvé la mort, subi des malformations congénitales jusque-là
inconnues ou dû lutter contre des cancers dus à la contamination. Les Iles Marshall
sont ainsi hélas les témoins directs de la monstrueuse et aveugle capacité meurtrière

des armes nucléaires, ainsi que des effets intergénérationnels qu’elles continuent
d’entraîner même soixante ans plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’un des «essais» qui ont été menés, baptisé «bravo», a été mille fois plus
194
puissant que les bombes qui ont été lâchées sur Hiroshima et Nagasaki.»

177. Dans l’affaire qui les opposait au Pakistan, les Iles Marshall ont de même rappelé
qu’elles avaient subi les graves «conséquences sanitaires et environnementales des essais
nucléaires» (p. 2-3). Dans leurs plaidoiries du 8 mars 2016, elles ont rappelé que lorsqu’elles

relevaient du régime de tutelle des Nations Unies, elles avaient subi les effets de 67 «essais»
d’armes nucléaires et thermonucléaires ; elles ont rappelé également qu’il est dit dans la Charte des
Nations Unies que les «nations, grandes et petites» jouissent de «l’égalité de droits» (préambule), et
que l’Organisation des Nations Unies est «fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses
Membres» 195(art. 2).

178. Vingt ans plus tôt, lors des audiences qui, vers la fin de 1995, ont précédé le prononcé
par la Cour de son avis consultatif de 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires, les effets dévastateurs de l’explosion d’armes nucléaires sur la vie humaine avaient déjà
été exposés. Il n’est pas dans mon propos de passer en revue ici tous les exposés qui ont alors été

consacrés à ce sujet ; je me bornerai à rappeler les déclarations les plus émouvantes, celles des
maires d’Hiroshima et de Nagasaki, venus témoigner devant la Cour en qualité de membres de la
délégation japonaise. M. Takashi Hiraoka, maire d’Hiroshima, a introduit comme suit la
déclaration qu’il a faite devant la Cour le 7 novembre 1995 :

«Je m’exprime aujourd’hui devant vous en tant que représentant des citoyens de

la ville d’Hiroshima, qui souhaitent l’élimination des armes nucléaires. Je représente
plus particulièrement les centaines de milliers de victimes dont la vie a été abrégée,
ainsi que les survivants qui souffrent encore, après cinquante ans, des effets de leur
exposition aux radiations. Je suis venu témoigner en leur nom de la cruauté
inhumaine des armes nucléaires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mise au point de la bombe atomique a été rendue possible par la
collaboration de politiciens, de militaires et de scientifiques. L’ère nucléaire a
commencé au moment où les bombes ont été larguées sur des êtres humains.

194
CR 2016/1, p. 10, par. 4-5.
19CR 2016/2, p. 6-7, par. 5-7 (DeBrum). L’énorme pouvoir de destruction de ces bombes a réduit en cendres de très
nombreux civils parfaitement innocents. Pris dans un champ mortel de radiations, des
femmes, des vieillards et des nouveau-nés ont été massacrés.» 196

179. Après avoir souligné que le bombes avaient semé la mort «sans aucune discrimination»,
il a dit que «des milliers de survivants devaient encore, chaque jour, endurer les souffrances

causées par des maladies consécutives à leur exposition aux radiations» ajoutant qu’il restait
impossible «de déterminer le nombre exact des victimes» . Il a expliqué que l’exposition des
habitants d’Hiroshima à de fortes doses de radiations était «sans précédent dans l’histoire de

l’humanité», et qu’il en était résulté des leucémie et différents types de cancer (du sein, des
poumons, de l’estomac, de la thyroïde, notamment) infligeant des souffrances «pendant des années
ou des dizaines d’années», à quoi s’ajoutait l’angoisse suscitée par l’effet mortel différé de
198
l’irradiation, qui avait hante ses concitoyens «année après année, décennie après décennie» .

180. Le maire d’Hiroshima a souligné que même après cinquante ans, on ne connaissait pas
encore «tous les effets que peuvent avoir les rayonnements ionisants sur le corps humain». Il a dit
encore que «les médecins [savaient] que l’irradiation détrui[sait] certaines cellules, ce qui [pouvait]
199
déclencher de nombreuses pathologies» . Il a expliqué également que les victimes survivantes
avaient continué de souffrir «psychologiquement, physiquement et socialement des effets
secondaires de l’explosion de la bombe atomique» . Il a en outre déclaré ce qui suit :

«L’horreur qu’inspirent les armes nucléaires … tient … à leur immense pouvoir
de destruction, mais aussi aux radiations qu’elles dégagent, dont les effets se

prolongent pendant des générations.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peut-on imaginer pire cruauté ? Les armes nucléaires sont plus cruelles et plus
inhumaines que toutes les armes déjà interdites par le droit international.» 201

181. Après avoir mis en relief l’importance de la résolution 1653 (XVI), adoptée en 1961 par
l’Assemblée générale des Nations Unies, le maire d’Hiroshima a fait observer que «les stocks

existants suffiraient à anéantir plusieurs fois tout le genre humain». Il a ajouté que «la possession
de ces armes repos[ait] sur l’hypothèse qu’elles [pouvaient] être utilisées» . En conclusion, il a
vivement critiqué la stratégie de «dissuasion», dans les termes suivants :

«Tant qu’existeront les armes nucléaires, l’humanité restera exposée au risque
bien réel et constant de s’autodétruire. La doctrine de la dissuasion, qui prétend

qu’une guerre nucléaire peut être contrôlée et gagnée, est le signe de l’incapacité de
l’intelligence humaine d’appréhender l’ampleur de la tragédie et de la dévastation de
l’écosystème mondial qui seraient la conséquence d’une telle guerre.

196
CR 1995/27, p. 22-23.
197
Ibid., p. 24-25.
198Ibid., p. 25-27.

199Ibid., p. 25.
200
CR 1995/27, par. 27-28.
201
Ibid., p. 30.
202Ibid., p. 30-31. [S]eul un traité imposant expressément l’obligation d’éliminer les armes
nucléaires peut garantir un avenir au genre humain…» 203

182. Dans l’exposé qu’il a fait devant la Cour, le 7 novembre 1995 également, M. Iccho Itoh,
maire de Nagasaki, a dit lui aussi que «les armes nucléaires, frappant sans discrimination,

inflige[ai]ent aux civils d’immenses dommages» ; il a rappelé que cinquante ans plus tôt, à
Hiroshima et Nagasaki, il «avait suffi» qu’un seul avion largue une seule bombe pour que périssent
140 000 et 74 000 personnes, respectivement. Il a de plus rappelé que les dommages causés aux
personnes ne s’arrêtaient pas là, «et que parmi ceux qui [avaient] eu la chance de survivre, il s’en

trouv[ait] encore qui souffr[ai]ent des effets différés propres aux armes nucléaires». Ainsi, a-t-il
ajouté, «ces armes, qui frappent sans discrimination, infligent aux civils d’incommensurables
dommages» . 204

183. Il a ajouté également ceci : «ce qui différencie si fondamentalement les armes
nucléaires des armes classiques, c’est qu’elles émettent en explosant des radiations radioactives», et
que l’exposition à de fortes doses de ces radiations «accroît l’incidence de certaines maladies» et la

mortalité (des suites de leucémies ou de cancers). Les descendants des survivants des
bombardements atomiques sont condamnés à vivre dans l’anxiété, «étant, ainsi que plusieurs
générations de leurs descendants, soumis à une surveillance médicale visant à déterminer plus
précisément l’impact génétique de l’irradiation» ; il a poursuivi en ces termes : «les armes

nucléaires sont des i205ruments inhumains de mort et de destruction, dont l’emploi est contraire au
droit international» . En conclusion, le maire de Nagasaki a vivement critiqué la doctrine de la
«dissuasion nucléaire», dont il a dit qu’elle se ramenait au «maintien d’un équilibre de la terreur»
(p. 37), «faisant planer une menace permanente sur la paix» dans «un climat psychologique vicié

par la défiance mutuelle et les manœuvres d’intimidation» ; il a rappelé que les survivants du
bombardement atomique de Nagasaki, après cinquante ans, «continu[ai]ent de vivre dans la crainte
d’en subir les effets différés» .6

184. Ces témoignages, qui remontent à la procédure orale qui a précédé en 1995 le prononcé
de l’avis consultatif de 1996, tout comme ceux que la Cour a entendus dans les trois affaires
contentieuses dont elle vient de se dessaisir, montrent très clairement que l’emploi (y compris les

«essais») d’armes nucléaires ressortit à la privation arbitraire de la vie et constitue une violation
flagrante du droit fondamental à la vie. La menace ou l’emploi de ces armes est une violation
patente du droit international des droits de l’homme, du droit international humanitaire et du droit
des Nations Unies, ainsi que du droit international des réfugiés. Ces violations sont d’autant plus

graves que les dommages causés par les radiations que dégagent les armes nucléaires ne peuvent
être circonscrits ni dans l’espace, ni dans le temps, et se répercutent sur plusieurs générations

185. Comme il ressort des exposés que la Cour a entendus vers la fin de 1995, l’emploi
d’armes nucléaires constitue une violation du droit à la vie (et du droit à la santé), dont sont
victimes «non seulement la population actuelle, mais aussi les enfants à naître et les générations
suivantes» . N’est-ce pas là la quintessence de la cruauté ? Il apparaît que l’emploi d’armes

nucléaires revient à condamner des innocents à l’enfer sur terre, avant même leur naissance. On
est en droit de se demander si le monde n’a pas maintenant dépassé ce qu’annonçait le mythe du

203CR 1995/27, p. 31.
204
Ibid., p. 33.
205Ibid., p. 36-37.

206Ibid., p. 39.
207
CR 1995/35, p. 28 (exposé du Zimbabwe).péché originel. A cet extrême de la cruauté, il faut opposer la conscience des droits inhérents de la
personne humaine, toujours au cœur des tentatives visant le désarmement nucléaire complet.

4. Les interdits absolus de jus cogens et l’humanisation
du droit international

186. L’interdiction absolue de la privation arbitraire de la vie (voir plus haut), qui est l’un
des principes fondamentaux de jus cogens, trouve son origine dans le droit international des droits
de l’homme, a une incidence sur le droit international humanitaire et le droit international des
réfugiés, et figure en bonne place dans le droit des Nations Unies. L’interdiction absolue d’infliger
des traitements cruels, inhumains ou dégradants relève aussi du jus cogens, est également issue du

droit international des droits de l’homme et a comme la première citée une incidence sur le droit
international humanitaire et le droit international des réfugiés. Enfin, l’interdiction absolue de
causer des maux superflus constitue elle aussi un principe de jus cogens, qui trouve son origine
dans le droit international humanitaire et a une incidence sur le droit international des droits de
l’homme et le droit international des réfugiés.

187. Ces interdits de jus cogens, outre qu’ils sont un élément de la convergence des trois
branches susmentionnées du droit international, font maintenant partie du droit international pénal,
ainsi que du corpus juris gentium condamnant toutes les armes de destruction massive. Les
interdits absolues de jus cogens comprennent aujourd’hui celui de la menace ou de l’emploi

d’armes nucléaires, eu égard à toutes les souffrances que ces armes peuvent infliger aux
populations ; leur emploi, je le rappelle encore une fois, entraîne des souffrances qui ne peuvent
être circonscrites ni dans l’espace, ni dans le temps, et se prolongent pendant plusieurs générations.

188. Depuis des années, je m’attache à mettre en évidence, parmi les éléments doctrinaux et

jurisprudentiels qui contribuent à la formation du jus cogens, ceux qui sont le signe de l’émergence
d’un nouveau juris gentium, le droit international pour l’humanité. J’ai défendu l’idée que le
jus cogens, par définition, déborde les limites du droit conventionnel, englobant le droit de la
responsabilité internationale de l’Etat ainsi que le corpus juris du droit international contemporain
et, en définitive, tous les actes juridiques .

189. Lors d’une série de conférences que j’ai données voici près de dix ans à Rio de Janeiro
dans le cadre d’un cours de droit international placé sous les auspices de l’OEA, il m’a paru utile
de dire ce qui suit :

«Je vois dans l’intégration au droit international contemporain, nouveau

jus gentium de notre temps, du concept de jus cogens et de celui qui en découle,
d’obligations (et de droits) erga omnes le signe d’une ouverture nécessaire et
rassurante du droit international, depuis quelques dizaines d’années, à certaines
valeurs supérieures et fondamentales. L’évolution importante que constitue la
reconnaissance et l’affirmation de normes de jus cogens et d’obligations erga omnes

de protéger doit être encouragé, et il faut en tirer toutes les conséquences pratiques,
pour le bien de l’humanité tout entière. L’idéal universaliste des pères fondateurs du
droit des gens retrouvera ainsi la place éminente qu’il mérite. Des innovations
conceptuelles de ce genre s’imposent à nous aujourd’hui, et l’évolution future du droit
international dépendra largement de la suite qui leur sera donnée.

208A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), chap. XII, p. 291-326. Selon moi, cette évolution ne procède pas de l’inscrutable «volonté» des Etats,
mais, selon moi, de la conscience humaine. Le développement du droit international
général, ou coutumier, ne dépend pas tant de la pratique des Etats (qui n’est pas

dénuée d’ambigüités et de contradictions) de l’opinio juris communis des sujets de
droit international (les Etats, les organisations internationales, les individus et
l’humanité tout entière). La conscience prime la volonté …

La nécessaire humanisation du droit international qui est en train de se produire
est une réaction à la situation que je viens d’évoquer. Elle tient compte de la
dimension universelle et de l’unité du genre humain qui, voici quatre siècles et demi,
ont inspiré la formation du droit des gens. L’humanisation du droit international, en

ce qu’elle réhabilite l’idéal universaliste qui a fondé la doctrine la plus lueide du droit
international, contribue à la formation du nouveau jus gentium du XXI siècle, inspiré
par les principes généraux de droit. Cette tendance est confortée par les avancées
conceptuelles qu’elle permet, notamment, en premier lieu, la reconnaissance des

principes de jus cogens et des obligations erga omnes de protéger qui en découlent et,
en second lieu, la formation d’autres concepts qui dénotent de même une vision
universaliste du droit des nations.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’émergence et la consolidation du jus cogens en droit international répond à la
nécessité d’impartir un minimum de verticalité à l’ordre juridique international, en tant
qu’il repose sur des bases où les considérations juridiques et éthiques se rejoignent.

L’évolution du concept de jus cogens fait qu’aujourd’hui, il est reconnu non seulement
en droit des traités et en droit de la responsabilité internationale de l’Etat, mais
également en droit international général et fait partie des fondements même de l’ordre
juridique international.» 209

5. Les failles du positivisme juridique : réfutation du
pseudo-principe du Lotus

190. J’en viens maintenant à un point qui intéresse l’humanité tout entière, à savoir
qu’aujourd’hui, il n’est plus possible d’appréhender convenablement la question des armes
nucléaires en l’abordant selon la conception strictement interétatique du droit international,
maintenant complètement dépassée. Après tout, point d’humanité, point d’Etat ; on ne saurait se

préoccuper exclusivement des Etats en faisant comme si l’humanité n’existait pas. Dans son avis
consultatif de 1996, la Cour a pris note des traités interdisant entre autres les armes biologiques et
les armes chimiques 210et les armes qui produisent des effets traumatiques excessifs ou frappant
sans discrimination (par. 76) .211

191. Le fait qu’aujourd’hui encore, il n’existe pas de traité général semblable interdisant
spécifiquement l’emploi d’armes nucléaires ne signifie nullement que le recours à ces armes soit

209A. A. Cançado Trindade, «Jus Cogens: The Determination and the Gradual Expansion of Its Material Content

in Contemporary International Case-Law», in XXXV Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico
Interamericano — 2008, Washington, Secrétariat général de l’OEA, 2009, p. 3-29.
210Le protocole de Genève de 1925, ainsi que les conventions de 1972 et 1993 interdisant, respectivement, les
armes biologiques et les armes chimiques.
211
Convention de 1980 sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent
être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination. 212
autorisé (dans certaines circonstances où même en situation de légitime défense) . De mon point
de vue, lorsqu’il s’agit d’une question qui met en jeu la survie même de l’humanité, on ne saurait
prétendre que ce qui n’est pas expressément interdit est automatiquement autorisé (position

classique des positivistes). Adopter pareille position ne serait qu’un retour à la tradition maintenant
dépassée du laisser-faire, laisser-passer propre à un ordre juridique international fragmenté par
l’effet du subjectivisme volontariste des Etats, lequel, comme le montre l’histoire du droit

international, a invariablement favorisé les plus puissants. Ubi societas, ibi jus...

192. Les tenants du positivisme juridique, ainsi que les prétendus «réalistes» adeptes de la

Realpolitik, ont toujours été plus sensibles au jeu des pouvoirs en place qu’attentifs aux valeurs
fondamentales. La dimension temporelle leur échappe et ils sont incapables de se placer dans une
perspective universaliste. Ils ont une vision statique de l’espace comme du temps. Aujourd’hui, au
e
milieu de le deuxième décennie du XXI siècle, alors que l’ordre international évolue dans le sens
de l’affirmation de valeurs commues supérieures et de la prise en compte des exigences d’un ordre
public international reposant sur des considérations fondamentales d’humanité, il est temps de
213
renverser cette fausse logique et de proclamer que ce qui n’est pas autorisé est interdit .

193. Même à l’époque de l’affaire du Lotus (1927), la conclusion de la CPIJ selon laquelle,
en droit international, ce qui n’était pas expressément interdit était ipso facto autorisé a été
sévèrement critiquée, non seulement dans une éloquente opinion dissidente jointe à l’arrêt , mais 214
215
aussi par d’éminents juristes d’alors . Pareille position ne pouvait séduire qu’à une époque de
«sécurité politique» mondiale, bien différente de notre ère nucléaire, caractérisée par la menace
récurrente de l’emploi d’armes nucléaires et autres armes de destruction massive, la vulnérabilité

croissante des Etats et de la population mondiale, et des relations internationales de plus en plus
complexes. De nos jours, devant des menaces aussi terrifiantes, il faut, je le répète, renverser la
logique retenue en l’affaire du «Lotus», et poser que tout ce qui n’est pas expressément autorisé ne
216
peut qu’être interdit . Le droit international contemporain interdit toutes les armes de destruction
massive, y compris les armes nucléaires.

194. L’affaire Shimoda et consorts (Tribunal de district de Tokyo, décision du
7 décembre 1963), qui s’est conclue par le rejet des demandes en réparation de cinq victimes des

bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, illustre tristement la véracité de la maxime
summum jus, summa injuria lorsqu’un tribunal fonde son raisonnement sur la soumission
prétendument absolue de la personne humaine à un ordre juridique international dégénéré bâti

exclusivement en fonction des exigences des rapports interétatiques. Je me permets de rappeler ici
ce que j’ai écrit en 1981 au sujet de cette affaire

212La conception privatiste issue du droit romain, insistant sur l’autonomie de la volonté des sujets de droit, a eu

une influence néfaste sur la formation du droit international classique ; en effet, en droit public, la conscience doit primer
«la volonté», et cela vaut aussi pour la détermination de la compétence d’une juridiction.
213 A. A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação, Rio de Janeiro,
Ed. Renovar, 2002, p. 1099.

214 Voir Affaire du «Lotus» (France c. Turquie), C.P.J.I., série A n 10, arrêt du 7 septembre 1927, opinion
dissidente du juge Loder, p. 34 ; selon le juge Loder, la conception retenue par la CPJI était contraire à «l’esprit du droit
international».

215Voir J.L. Brierly, The Basis of Obligation in International Law and Other Papers, Oxford, Clarendon Press,
1958, p. 144 ; H. Lauterpacht, The Function of Law in the International Community, Oxford, Clarendon Press, 1933,
p. 409-412 et 94-96. Voir également les critiques publiées plus tard, notamment G. Herczegh, «Sociology of
International Relations and International Law», in Questions of International Law (ed. G. Haraszti), Budapest,
Progresprint, 1971, p. 69-71 et 77.

216 A. A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação, op. cit. supra
(note n 225), p. 1099. «Dans cette affaire, toute l’argumentation illustre les insuffisances d’un ordre
juridique international conçu et érigé sur la base d’un système exclusivement
interétatique, qui réduit les êtres humains à l’impuissance lorsqu’ils ne peuvent pas se
prévaloir de dispositions conventionnelles leur donnant qualité pour ester au niveau
international. Dans une affaire qui pourtant concernait une question se rapportant

directement aux droits fondamentaux de la personne humaine, le tribunal a suivi le
raisonnement classique imposée par l’appareil conceptuel de ce qu’il est convenu
d’appeler le droit de la protection diplomatique, ce qui montre une fois de plus que la
vieille fiction de Vattel hante toujours les juridictions appelées à se prononcer sur des
217
questions de droit international.»

195. Il existe aujourd’hui une opinio juris communis sur l’illicéité de toutes les armes de
destruction massive, y compris les armes nucléaires, ainsi que sur l’existence d’une obligation de
droit international de procéder au désarmement nucléaire. Il n’y a aucune «lacune» du droit

international en ce qui concerne les armes nucléaires : étant donné qu’elles frappent sans
discrimination et infligent durablement des souffrances inimaginables, elles sont tout aussi illicites
que les autres armes de destruction massive (armes biologiques et armes chimiques). Les thèses
positivistes qui contestaient l’existence de cette interdiction en droit international général sont
depuis longtemps dépassées. La question ne peut pas non plus être considérée dans une optique

strictement interétatique ne tenant pas compte de la qualité de sujets de droit international reconnue
aux peuples et aux individus.

196. En droit international contemporain, toutes les armes de destruction massive sont
illicites.La menace ou l’emploi de ces armes est condamné en toutes circonstances par la

conscience juridique universelle qui, selon moi, constitue la véritable source première du droit
international, comme d’ailleurs de toutes les normes juridiques. C’est là une idée qui fait partie de
la conception de la formation du droit international que je défends depuis de nombreuses années ;
elle transcende les limites du positivisme juridique et tend vers l’adéquation du droit international
aux besoins et aspirations de la communauté internationale tout entière et, en dernière analyse, de

l’humanité dans son ensemble.

XIV. L’ INVOCATION DE LA «CLAUSE DE M ARTENS »
COMME EXPRESSION DE LA RAISON D ’HUMANITÉ

197. Quand bien même le droit des nations comporterait une lacune quant aux armes
nucléaires, ce qui n’est pas le cas, il serait possible de la combler en invoquant les principes
généraux de droit. Dans son avis consultatif de 1996, la Cour a choisi de concentrer son attention
sur l’exercice par un Etat hypothétique de son droit de légitime défense, au lieu de raisonner en

ayant à l’esprit la clause de Martens, qui a précisément été conçue pour permettre de suppléer aux

217A. A. Cançado Trindade, «The Voluntarist Conception of International Law : A Re-Assessment», 59 Revue de
droit international, de sciences diplomatiques et politiques — Genève, 1981, p. 214 (voir également p. 212-213). Au
sujet de la nécessité d’adopter une perceptive universaliste, voir aussi K. Tanaka, «The Character or World Law in the
International Court of Justice» [traduit du japonais par S. Murase], 15 Japanese Annual of International Law (1971),
p. 1-22.lacunes 218 en se fondant sur les principes du droit des nations, les «lois de l’humanité» et les

«exigences de la conscience publique» (pour reprendre le langage prémonitoire de
Fyodor Fyodorovich von Martens , adopté lors de la conférence de la paix de La Haye de 1899).

198. De 1899 à nos jours, l’invocation répétée de la clause de Martens a confirmé sa validité
en tant qu’expression des exigences de la conscience humaine. L’invocation de cette clause qui

remonte à plus de 100 ans tend à étendre la protection juridique des êtres humains à toutes les
situations, même celles qui n’entrent pas dans le champ d’application des règles conventionnelles.
Sa réaffirmation dans les instruments internationaux adoptés au fil des ans montre non seulement

que le droit international conventionnel et le droit international coutumier jouent des rôles
complémentaires dans la protection des êtres humains, mais aussi qu’elle est l’émanation de la
conscience juridique universelle, source première du droit des nations en ce qu’elle est l’expression
220
de la raison d’humanité et impose des limites à la raison d’Etat .

199. Il est indéniable que les armes nucléaires, de par leur nature même, frappent sans

discrimination, sont incontrôlables, causent des dommages considérables qui ne peuvent être
circonscrits ni dans l’espace, ni dans le temps, et sont interdites par le droit international
humanitaire (articles 35, 48 et 51 du protocole additionnel I de 1977 aux conventions de Genève de

1949 relatives au droit internation221humanitaire (et qu’en tant qu’armes de destruction massive,
elles ont un caractère inhumain ). Adoptées au début de l’ère nucléaire, les quatre conventions de
Genève de 1949 ont défini les infractions graves du droit international (article 50 de la

convention I, article 51 de la convention II, article 130 de la convention III et article 147 de la
convention IV). Les victimes de ces infractions graves, si celles-ci résultaient de l’emploi d’armes
nucléaires, ne seraient pas seulement les Etats, mais tous les autres sujets de droit international, à

savoir les individus, les groupes d’individus, les peuples et l’humanité tout entière.

200. L’absence de règle conventionnelle interdisant expressément l’emploi d’armes

nucléaires en toutes circonstances ne signifie nullement qu’il soit autorisé dans telle ou telle
situation particulière. Lors de la procédure orale qui, vers la fin de 1995, a précédé le prononcé par
la Cour de son avis consultatif de 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes

nucléaires, certains des Etats qui se sont exprimés 222 appelé l’attention sur la pertinence de la
clause de Martens dans le domaine considéré . Il a été souligné que l’argument selon lequel les

218
J. Salomon, Le problème des lacunes à la lumière de l’avis «Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires» rendu le 8 juillet 1996 par la Cour internationale de Justice, dans Mélanges en l’honneur de N. Valticos
 Droit et justice (ouvrage collectif publié sous la dir. de R.-J. Dupuy), Paris, Pédone, 1999, p. 197-214,
particulièrement les pages 208-209 ; R. Ticehurst, «The Martens Clause and the Laws of Armed Conflict», 317
International Review of the Red Cross, 1997, p. 125-134, particulièrement les pages 133-134 ; A. Azar, Les opinions des
juges dans l’Avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Bruxelles, Bruylant, 1998,
p. 61.
219
Cette clause avait initialement été conçue pour étendre la protection juridique des civils et des combattants à
toutes les situations, y compris celles n’entrant pas dans le champ d’application des règles conventionnelles.
220
A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. II, Porto Alegre/Brésil,
S.A. Fabris Ed., 1999, p. 497-509.
221Voir Commentary on the Additional Protocols of 8 June 1977 to the Geneva Conventions of 12 August 1949
(ouvrage collectif publié sous la dir. de Y. Sandoz, C. Swinarski et B. Zimmermann), Genève, CICR/Nijhoff, 1987,

p. 389-420 et 597-600.
222Voir CR 1995/31, p. 45-46 (exposé du Samoa) ; CR 1995/25, p. 55 (exposé du Mexique) ; CR 1995/27, p. 60
(exposé de la Malaisie).instruments internationaux n’interdisaient pas expressément et spécifiquement l’emploi d’armes
223
nucléaires semblait faire abstraction de la clause de Martens .

201. Pour réfuter cet argument  illustration parfaite de la vaine recherche de règles
expresses qui caractérise le positivisme juridique , il a été observé aussi que les «lois de
l’humanité» et les «exigences de la conscience publique» invoquées dans la clause de Martens

valaient non seulement pour le droit des conflits armés, mais aussi pour «le droit international dans
son ensemble» ; ces lois et ces exigences ont un caractère essentiellement dynamique en ce qu’elles
évoluent à mesure qu’apparaissent des comportements jugés inhumains par la communauté
224
internationale , tels que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires. Il a été déclaré aussi qu’à la
lumière de la clause de Martens, «la menace ou l’emploi d’armes nucléaires [était] contraire au
droit international coutumier aussi bien qu’aux exigences de la conscience publique» . 225

202. La clause de Martens sauvegarde l’intégrité du droit (menacée si une juridiction choisit

indûment l’échappatoire d’un non liquet) en permettant d’invoquer les principes du droit des
nations, les «lois de l’humanité» et les «exigences de la conscience publique». L’absence de règles
conventionnelles n’est donc pas déterminante, et on ne saurait s’y arrêter en faisant abstraction du
droit international coutumier. L’absence de règles conventionnelles les interdisant expressément ne
226
signifie aucunement que les armes nucléaires soient licites ou légitimes . De nos jours,
l’évolution du droit international 227 tend selon moi vers l’édification d’un «droit international pour
l’humanité» 228faisant de l’interdiction de toutes les armes de destruction massive une règle de droit

international général.

203. Si, dans l’élaboration de son avis consultatif de 1996, la Cour avait vraiment voulu
recourir à la clause de Martens après en avoir examiné en profondeur les ressources, elle ne se
serait pas lancée dans une entreprise stérile, empreinte d’un positivisme éculé, consistant à chercher

vainement des règles conventionnelles, recherche au terme de laquelle elle a constaté à regret que
selon son analyse, il n’en existait pas qui vise spécifiquement les armes nucléaires. L’existence des
arsenaux actuels d’armes nucléaires et autres armes de destruction massive doit être qualifiée de ce

qu’elle est véritablement : un défi patent et la suprêmes insulte à la raison humaine, et un affront à
la conscience juridique de l’humanité.

204. Cette évolution du droit international, dont la clause de Martens est une importante
manifestation, lui a progressivement conféré une dimension universelle plutôt que simplement

223Voir CR 1995/26, p. 32 (exposé de l’Iran).

224CR 1995/22, p. 39 (exposé de l’Australie).
225
CR 1995/35, p. 33 (exposé du Zimbabwe).
226Stefan Glaser, L’arme nucléaire à la lumière du droit international, Paris, Pédone, 1964, p. 15, 21, 24-27, 32,

36-37, 41, 43-44 et 62-63 (voir également les pages 18 et 53).
227 Si, à d’autres époques, la Cour s’était de même bornée à constater une «incertitude juridique» (laquelle
n’existe d’ailleurs pas dans le contexte de l’affaire considérée ici), elle n’aurait très probablement pas émis ses célèbres
avis consultatifs sur la Réparation des dommages subis au service des Nations Unies (1949), les Réserves à la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (1951) et la Namibie (1971), qui ont beaucoup contribué à

l’évolution du droit.
228 Voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit.
supra (note n 132), p. 1-726. 229
internationale, procédant des valeurs fondamentales et de la recherche d’une justice objective ,
thème récurrent de la pensée jusnaturaliste. Comme je l’ai déjà dit, la conscience humaine prime la
«volonté» des Etats pris individuellement. A mon avis, cette évolution a notablement contribué à

la formation au cours des dernières décennies d’une opinio juris communis condamnant les armes
nucléaires.

205. Il est manifeste que cette opinio juris communis est maintenant bien établie : l’écrasante
majorité des Etats Membres de l’ONU que sont les Etats non dotés d’armes nucléaires soutiennent
depuis des années les résolutions par lesquelles l’Assemblée générale des Nations Unies a
réaffirmé qu’elle condamnait l’emploi d’armes nucléaires comme étant illicites en droit

international général. A quoi on peut ajouter d’autres manifestations de changement dont je traite
plus loin (voir sect. XVII-XIX), dont les travaux des conférences d’examen du TNP, la création
dans certaines régions de zones exemptes d’armes nucléaires et l’organisation de conférences sur
l’impact humanitaire des armes nucléaires.

XV. L E DÉSARMEMENT NUCLÉAIRE ,LE JUSNATURALISME ,LA CONCEPTION
HUMANISTE ET L UNIVERSALITÉ DU DROIT INTERNATIONAL

206. L’existence des armes nucléaires  entretenue par la doctrine remontant à la guerre
froide de la «dissuasion», qui est fondée sur la menace d’une «destruction mutuelle assurée» — est
au cœur de la tragédie mondiale de l’ère nucléaire. Chacun, partout dans le monde, est hanté par la
menace de mort que fait peser la folie autodestructrice des êtres humains. Ceux-ci, aujourd’hui
230
plus que jamais, ont besoin d’être protégés d’eux-mêmes , triste constatation qui nous amène à
étendre notre réflexion à d’autres domaines de la connaissance humaine que le droit. Le droit, en
effet, ne saurait à lui seul apporter les réponses qu’appelle ce défi planétaire.

207. La manière dont est traitée actuellement la question du désarmement nucléaire sous
l’angle juridique fait apparaître les insuffisances et les anomalies inexplicables, voire les absurdités,
que comporte l’univers conceptuel du droit international. Par exemple, s’il y a lieu de se féliciter

de l’existence de conventions (adoptées en 1972 et 1993) interdisant les armes biologiques et les
armes chimiques, il n’en existe toujours pas qui interdise les armes nucléaires, alors qu’elles ont un
pouvoir destructeur bien supérieur. Cette interdiction se fait toujours attendre alors que les armes
nucléaires sont manifestement contraires au droit international, au droit international humanitaire,

au droit international des droits de l’homme et au droit des Nations Unies.

208. Pareille situation a-t-elle un sens ? L’éthique est-elle étrangère au droit international ?
La réponse à ces deux questions est pour moi un «non» catégorique. De même que droit et éthique

vont de pair (selon la pensée jusnaturaliste), la science ne saurait être dissociée de l’éthique. Or, la
fabrication d’armes nucléaires illustre le divorce entre le progrès scientifique et technique et les
valeurs de l’éthique. S’il n’en allait pas ainsi, jamais n’auraient été inventées et fabriquées des
armes capables d’anéantir des millions de civils innocents, voire l’humanité tout entière.

229A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho
Internacional, Buenos Aires, Ed. Ad-Hoc, 2013, p. 166-167 ; voir également C. Husson-Rochcongar, Droit international
des droits de l’homme et valeurs — Le recours aux valeurs dans la jurisprudence des organes spécialisés, Bruxelles,
Bruylant, 2012, p. 309-311, 451-452, 578-580, 744-745 et 771-772.
230
Alors que j’étais membre de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, j’ai consacré une partie de mon
opinion dissidente sur l’arrêt rendu par cette Cour le 1 juillet 2006 en l’affaire du Massacre d’Ituango, portée devant
elle par la commission interaméricaine des droits de l’homme contre la Colombie, à l’exposé de mes réflexions sur «les
différentes manifestations de la cruauté humaine dans l’exécution de la politique de l’Etat» (sect. II, par. 9-13). 209. Les principes de la recta ratio qui guident la lex praeceptiva émanent de la conscience
humaine, affirmant le rapport obligé entre droit et éthique. Les débats sur les armes nucléaires
doivent être guidés par des considérations morales. Les armes nucléaires, capables d’anéantir

l’humanité, portent en elles le mal. Elles ne peuvent être employées qu’au mépris du sort des civils
et des principes de nécessité, de distinction entre objectifs civils et militaires et de proportionnalité.
Ces armes font fi du principe d’humanité et du droit fondamental à la vie. Elles sont
irrévocablement illicites et illégitimes, rejetées par la recta ratio dont a procédé l’évolution d’un

jus gentium à vocation universelle reposant sur des valeurs morales.

210. Par exemple, dès 1984, le Comité des droits de l’homme (créé en application du Pacte
relatif aux droits civils et politiques), dans son observation générale n 14 sur le droit à la vie,

constatait d’abord que la guerre et la violence collective continuaient d’être «un fléau pour
l’humanité» privant de leur vie des milliers d’êtres humains innocents chaque année (par. 2). Il
notait que pendant plusieurs sessions de l’Assemblée générale des Nations Unies, des représentants
de pays de toutes les régions du monde avaient exprimé leur inquiétude croissante devant la mise
au point et la prolifération «d’armes de destruction massive de plus en plus terrifiantes» (par. 3).

Après avoir dit qu’il partageait cette inquiétude, le Comité poursuivait en ces termes :

«Il est évident que la conception, la mise à l’essai, la fabrication, la possession
et le déploiement d’armes nucléaires constituent l’une des plus graves menaces contre

le droit à la vie qui pèsent aujourd’hui sur l’humanité. Cette menace est aggravée par
le risque d’une utilisation effective de ces armes, non pas seulement en cas de guerre,
mais aussi par suite d'une erreur ou d’une défaillance humaine ou mécanique.

Qui plus est, l’existence même et la gravité de cette menace engendrent un

climat de suspicion et de crainte entre les Etats qui, en soi, s’oppose à la promotion du
respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
conformément à la Charte des Nations Unies et aux pactes internationaux relatifs aux
droits de l’homme.

La fabrication, la mise à l’essai, la possession, le déploiement et l’utilisation
d’armes nucléaires devraient être interdits et qualifiés de crimes contre l’humanité.

En conséquence, dans l’intérêt de l’humanité, le comité adresse un appel à tous

les Etats, qu’ils soient ou non parties au Pacte, afin qu’ils prennent des mesures
d’urgence, unilatéralement et par voie d’accord, pour délivrer le monde de cette
menace.» (Par. 4-7.) 231

211. Il est incompréhensible qu’aujourd’hui encore, le droit international conventionnel ne
comporte aucun instrument imposant l’interdiction totale des armes nucléaires. Contrairement à ce
que pensent les tenants du positivisme juridique, le droit n’est pas une discipline autonome et a
besoin des apports d’autres branches de la connaissance humaine pour faire de la justice une réalité.

Règles et valeurs vont de pair, et les premières ne sauraient faire abstraction des secondes. Je me
permets d’ajouter qu’à la différence du positivisme juridique, le jusnaturalisme, en ce qu’il prend

231
Nations Unies, Récapitulation des observations générales ou recommandations générales adopoées par les
organes créés en vertu d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, observation générale n 14 du
Comité des droits de l’homme, 1984, doc. HRI/GEN/1/Rev.3 (15 août 1997), p. 21. Soulignant que le droit à la vie est un
droit fondamental qui ne peut souffrir aucune dérogation, même en cas de danger public exceptionnel, le Comité des
droits de l’homme a invoqué également, à propos de la prolifération des armes de destruction massive, «le devoir
suprême de prévenir les guerres». Voir également Rapport du comité des droits de l’homme, Assemblée générale,
documents officiels, quarantième session (1985), supplément n 40 (A/40/40), p. 175.en considération les valeurs morales, tend à l’universalisme et considère que l’humanité a le droit
232
d’être protégée .

233
212. Dans l’optique du nouveau jus gentium, l’humanité est un sujet de droit . Cette réalité
ne pouvant pas être perçue si on considère exclusivement les Etats, le droit international
contemporain en est venu à adopter une conception qui embrasse, par-delà les Etats, l’humanité

tout entière. Les jusnaturalistes ont toujours porté attention à la justice, qui implique le
dépassement du droit positif. C’est devant la Cour internationale de Justice, et non une cour
internationale de droit positif, qu’a été portée l’affaire dont je traite ici, qui portait sur des

Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires
et le désarmement nucléaire. La tragédie actuelle des armes nucléaires ne saurait être abordée
uniquement sous l’angle beaucoup trop étroit du positivisme juridique.

213. Les armes nucléaires et les autres armes de destruction massive ont été introduites au
mépris de toute morale et de toutes les règles de droit des nations (droit des gens) ; l’existence de

ces armes est une violation flagrante des principes fondamentaux de droit international, du droit
international humanitaire, du droit international des droits de l’homme et du droit des
Nations Unies. Ces armes sont la manifestation contemporaine du mal, dont la Genèse annonçait le

perpétuel retour (voir plus haut, sect. VII). Les jusnaturalistes, toujours attentifs aux considérations
éthiques, ont répertorié et dénoncé les effets pernicieux de la doctrine de la «dissuasion», dont le
principe consiste à inspirer et exploiter la terreur 234(voir plus haut, sect. XII). La victime de tout

cela, c’est l’humanité.

214. De fait, l’humanité est depuis longtemps la victime potentielle de l’emploi d’armes

nucléaires. Il ne faut pas attendre que l’extinction de toute vie sur terre vienne le confirmer.
Depuis des dizaines d’années, l’existence même des arsenaux nucléaires cause à l’humanité un
dommage psychologique. Et certains peuples et certaines populations ont déjà été effectivement

victimes des vastes effets délétères des essais nucléaires. La jurisprudence des tribunaux qui ont eu
à connaître d’affaires portant sur le respect du droit international des droits de l’homme montre que
l’existence de victimes potentielles aussi bien que de victimes actuelles est maintenant reconnue . 235

232
o A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), p. 1-726. La notion de recta ratio et l’universalisme qui inspirent la conception jusnaturaliste des «pères
fondateurs» du droit international (F. de Vitoria, F. Suárez, H. Grotius, notamment), remontent à l’Antiquité et à l’origine
même du jus gentium : c’est à Cicéron que l’on doit la définition de la recta ratio, et à Saint Thomas d’Aquin l’idée que
la syndérèse, partie la plus élevée de l’âme, porte la raison humaine à suivre des principes dans la recherche du bien
commun ; ibid., p. 10-14.
233
Ibid., chap. XI, p. 275-288 ; A. A. Cançado Trindade, «Quelques réflexions sur l’humanité comme sujet du
droit international», in Unité et diversité du droit international — Ecrits en l’honneur du professeur Pierre-Marie Dupuy
(ouvrage collectif publié sous la dir. de D. Alland, V. Chetail, O. de Frouville et J.E. Viñuales), Leyde, Nijhoff, 2014,
p. 157-173.
234
Voir à ce sujet C.A.J. Coady, «Natural Law and Weapons of Mass Destruction», in Ethics and Weapons of
Mass Destruction — Religious and Secular Perspectives (ouvrage collectif publié sous la dir. de S.H. Hashmi et
S.P. Lee), Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 122 (voir également p. 113) ; voir aussi J. Finnis,
J.M. Boyle Jr. et G. Grisez, Nuclear Deterrence, Morality and Realism, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 77-103,
207-237, 275-319 et 367-390. Les experts contemporains en sont enfin venus à critiquer très vivement la «stratégie
viciée» de la «dissuasion» : voir, par exemple, At the Nuclear Precipice — Catastrophe or Transformation? (ouvrage
collectif publié sous la dir. de R. Falk et D. Krieger), Londres, Palgrave/MacMillan, 2008, p. 162, 209, 218 et 229 ;
A.C. Alves Pereira, Os Impérios Nucleares e Seus Reféns : Relações Internacionais Contemporâneas, Rio de Janeiro,
Ed. Graal, 1984, p. 87-88, et p. 154, 209 et 217.

235Pour une étude déjà ancienne de cette question, voir A. A. Cançado Trindade, «Coexistence and Coordination
of Mechanisms of International Protection of Human Rights (At Global and Regional Levels)», 202 Recueil des cours de
l’Académie de droit international de La Haye (1987), chap. XI, p. 271-283. Au sujet du développement plus récent de la
notion de victime potentielle, voir A. A. Cançado Trindade, The Access of Individuals to International Justice, Oxford,
Oxford University Press, 2012 [réimpression], chap. VII, p. 125-131.Vouloir dissiper ce danger en s’en tenant à une perspective strictement interétatique procède d’un

aveuglement à la vraie question. Les Etats se sont créés et existent pour les êtres humains, et on ne
saurait prétendre l’inverse.

215. Le TNP a une vocation universelle et fait fond sur la coopération de tous les Etats,
comme il ressort des trois grands principes sur lesquels il repose. Dès son adoption en 1968, le

traité a été considéré comme ayant été conçu et conclu pour donner effet à ces trois principes
fondamentaux : la non-prolifération des armes nucléaires (préambule et art. I-III), l’utilisation
pacifique de l’énergie nucléaire (préambule et art. IV-V), et le désarmement nucléaire (préambule
236
et art. VI) . Les antécédents d237NP remontent aux travaux entrepris par l’Assemblée générale
des Nations Unies en 1953 . Les trois principes fondamentaux du TNP ont d’abord été vus
comme l’expression d’un «compromis historique» entre les Etats parties dotés de l’arme nucléaire

et ceux qui ne la possédaient pas. Cependant, peu après l’adoption du traité, une divergence
persistante s’est manifestée entre les Etats parties dotés d’armes nucléaires et les autres, dont
certains considéraient que le «compromis historique» était en fait «asymétrique» 238; les Etats
parties non dotés d’armes nucléaires ont commencé à se plaindre de l’extrême lenteur des travaux

censés conduire au désarmement nucléaire qui, je le rappelle, constitue un des trois grands
principes du TNP (art. VI) . 239

216. Pour que le TNP fonctionne et ne devienne pas lettre morte, il faut que chaque Etat
remplisse ses obligations, et cela vaut pour les Etats dotés d’armes nucléaires. Atteindre les trois

objectifs interdépendants du traité (non-prolifération des armes nucléaires, utilisation pacifique de
l’énergie nucléaire et désarmement nucléaire) constitue pour chaque Etat un devoir envers
l’humanité. A l’ère nucléaire, il s’agit là d’un devoir universel dicté par le droit international tant

conventionnel que coutumier. Il existe une opinio juris communis à cet effet, qui s’est formée
progressivement au cours des dernières décennies et a trouvé son expression dans la création, sur
plusieurs continents, de zones exemptes d’armes nucléaires et, tout récemment, dans une série de

conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (voir plus loin, sect. XVIII et XIX).

XVI. L E PRINCIPE D ’HUMANITÉ ET LA CONCEPTION UNIVERSALISTE DU DROIT :

LE JUS NECESSARIUM TRANSCENDE LES LIMITES DU JUS VOLONTARIUM

217. A mon avis, il n’y a aucune raison de s’accrocher à une conception interétatique

dépassée et réductrice du droit international, d’autant qu’on assiste actuellement au renouveau
d’une conception du droit des nations (droit des gens) englobant l’humanité tout entière, inspirée
du modèle proposé par les «pères fondateurs» du droit international 240 (aux XVI et XVII siècles).

Lorsqu’une affaire concerne non seulement les parties elles-mêmes, mais tous les Etats, tous les

236
Les articles VIII-XI sont d’ordre procédural.
237
Il y a lieu de mentionner en particulier le discours prononcé en 1953 devant l’Assemblée générale par le
président Eisenhower, qui a présenté un plan intitulé «l’atome pour la paix» ; voir, entre autres, I. Chernus, Eisenhower’s
Atoms for Peace, [Austin] Texas A&M University Press, 2002, p. 3-154.
238 J. Burroughs, The Legal Framework for Non-Use and Elimination of Nuclear Weapons, [New York],
Greenpeace International, 2006, p. 13.

239H. Williams, P. Lewis et S. Aghlani, The Humanitarian Impacts of Nuclear Weapons Initiative : The ‘Big
Tent’ in Disarmament, Londres, Chatam House, 2015, p. 7 ; D.H. Joyner, «The Legal Meaning and Implications of
Article VI of the Non-Proliferation Treaty», in : Nuclear Weapons and International Law (ouvrage collectif publié sous
la dir. de G. Nystuen, S. Casey-Maslen and A.G. Bersagel), Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 397, 404
et 417 (voir également p. 398-399 et 408) ; voir aussi D.H. Joyner, Interpreting the Nuclear Non-Proliferation Treaty,

Oxford, Oxford University Press, 2013 [réimpression], p. 2, 104 et 126 (voir également p. 20, 26-29, 31, 97 et 124).
240A. A. Cançado Trindade, Evolution du droit international au droit des gens — L´accès des particuliers à la justice
internationale : le regard d’un juge, Paris, Pédone, 2008, p. 1-187.peuples et l’humanité entière, il est insensé de s’en tenir à une conception interétatique réductrice
du règlement judiciaire des différends internationaux.

218. Le règlement des différends ne saurait se ramener à un processus artificiel, voire
fossilisé, axé strictement sur les rapports entre Etats et supposé impliquer ou nécessiter que soit
adopté un mode de raisonnement lui aussi inadéquat en ce qu’il écarte arbitrairement tout ce qui

déborde la perspective étroitement interétatique. Le droit des nations ne peut pas être interprété et
appliqué mécaniquement selon un paradigme exclusivement interétatique. D’abord, on ne saurait
faire abstraction des fins d’humanité de l’existence des Etat. Lorsqu’il s’agit des armes nucléaires,
les victimes potentielles sont les êtres humains et les peuples, de quelque Etat qu’ils relèvent, et il

faut se souvenir que c’est pour eux que les Etats existent.

219. Comme j’ai eu l’occasion de le faire observer devant une autre juridiction internationale
que cette Cour, le droit des nations (droit des gens), dès son origine au XVI siècle, a été considéré

comme ayant pour sujets non seulement les Etats (alors naissants), mais aus241les peuples, les êtres
humains (individus et groupes d’individus) et l’humanité tout entière . La conception strictement
étatique, qui est apparue beaucoup plus tard, sous l’influence du réductionnisme de Vattel (au
milieu du XVIII siècle), est devenue en vogue à la fin du XIX siècle et au début du XX , avec les e
e
conséquences désastreuses que l’on sait — une succession d’atrocités, tout au long du XX siècle,242
dont ont été victimes les êtres humains et les peuples de plusieurs régions du monde . Depuis
l’avènement de l’ère nucléaire il y a 70 ans, c’est l’humanité tout entière qui est menacée.

220. En tant que juge à la Cour internationale de Justice, j’ai eu également l’occasion de
souligner la nécessité de dépasser la perspective interétatique. Par exemple, dans l’exposé de mon
opinion dissidente que j’ai joint à l’arrêt du 3 février 2015 en l’affaire de l’Application de la

convention pour la prévention et la répression du crime du génocide (Croatie c. Serbie), j’ai fait
observer notamment que la convention de 1948 contre le génocide n’était pas centrée sur les Etats,
mais orientée vers des groupes de personnes, vers les victimes qu’elle a pour objet de protéger
(par. 59 et 529). La conception humaniste de l’ordre juridique internationale se veut axée sur les
peuples, et tient compte des fins d’humanité de l’existence des Etat.

221. J’ai souligné également que le principe d’humanité s’inscrivait dans le droit fil de la
pensée jusnaturaliste (par. 69).

«Les qualités d’humanité ont pris une importance encore plus grande lorsqu’il
s’est agi du traitement à accorder aux personnes vulnérables, ou même sans défense,
comme celles qui sont privées de liberté pour quelque raison que ce soit. Le jus

gentium, lorsqu’il a commencé à correspondre au droit des nations, en est venu à être
considéré par ses «pères fondateurs» (F. de Vitoria, A. Gentili, F. Suárez, H. Grotius,
S. Pufendorf, C. Wolff) comme régissant une communauté internationale constituée
par les humains organisés socialement en Etats (qui émergeaient alors) et coïncidant

avec l’humanité tout entière, devenant ainsi le droit nécessaire de la societas gentium.

Le jus gentium ainsi conçu était inspiré par le principe d’humanité lato sensu.
La conscience humaine prime sur la volonté des Etats pris individuellement. La
personne humaine doit être respectée dans l’intérêt du bien public. Cette conception

humaniste de l’ordre juridique international s’inscrivait alors — comme elle le fait

241Cour interaméricaine des droits de l’homme, affaire de la Communauté Moiwana c. Suriname (arrêt du
15 juin 2005), opinion individuelle du juge Cançado Trindade, par. 6-7.
242
Ibid. aujourd’hui — dans une perspective axée sur la personne et privilégiant les fins
d’humanité de l’Etat. Le précieux legs du droit naturel, qui évoque un droit fondé sur
la raison humaine juste (recta ratio), ne s’est jamais évanoui...» (Par. 73–74.)

Le précieux legs de la pensée jusnaturaliste demeure, malgré l’indifférence et le pragmatisme
des tenants des droits-étatistes, qui se veulent des «stratèges» (si nombreux aujourd’hui dans notre
profession) ; le principe d’humanité s’est affirmé et est resté présent dans la réflexion sur le droit
international en tant qu’expression de la raison d’humanité qui impose des limites à la raison

d’Etat (par. 74).

222. Telle est la position qui a toujours été la mienne en tant que membre de cette Cour et,
auparavant, de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Dans l’opinion individuelle dont
er o
j’ai joint l’exposé à l’avis consultatif rendu par la Cour le 1 février 2012 sur le Jugement n 2867
du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du Travail sur requête contre le Fonds
international de développement agricole, j’ai consacré toute une section (la section XI) à ce je vois
comme l’obsolescence de la conception interétatique des affaires portées devant la Cour (par. 76 et

81). J’ai fait de même (aux paragraphes 21 et 23) dans l’exposé de mon opinion individuelle que
j’ai joint à l’ordonnance du 6 février 2013 sur la requête à fin d’intervention de la
Nouvelle-Zélande en l’affaire de la Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon),
ainsi qu’aux paragraphes 16, 21 et 28-41 de l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’arrêt du

17 mars 2016 en l’affaire des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes
dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires.

223. Auparavant, alors que j’étais juge à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, j’ai

adopté la mêmo position : par exemple, dans les exposés de mes opinions concordantes sur l’avis
consultatif n 16, relatif au droit à l’information sur l’assistance consulaire au titre de la garantie
d’une procédure régulière (1 octobre 1999) et l’avis consultatif n 18 du 17 septembre 2003
(Statut juridique et droits des migrants sans papiers), j’ai jugé utile, dépassant la dimension

strictement interétatique, de relever que l’inobservation des dispositions de l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 portait
préjudice non seulement à l’Etat partie concerné, mais également aux êtres humains qui en étaient
victimes. J’ai ajouté que la Cour interaméricaine, faisant œuvre de pionnier par sa jurisprudence
d’inspiration jusnaturaliste, attentive à l’évolution des concepts de jus cogens et d’obligations
243
erga omnes de protéger .

224. La recta ratio prime de beaucoup la «volonté» des Etats. La conscience humaine — la
recta ratio chère aux jusnaturalistes — prime incontestablement la «volonté» et les stratégies des

Etats pris individuellement. Cette primauté justifie l’adoption d’une conception universaliste du
droit des gens (la lex praeceptiva pour le totus orbis), applicable à tous les sujets de droit (les Etats
aussi bien que les peuples et les individus), qui insiste sur l’unité du genre humain. Le positivisme
juridique, qui privilégie le pouvoir et la «volonté» de l’Etat, n’a jamais réussi à se placer dans cette

perspective universaliste, pourtant essentielle et nécessaire lorsqu’il s’agit de régler des questions
intéressant l’humanité tout entière, comme celle de la nécessité de procéder au désarmement
nucléaire. La conscience juridique universelle, je le répète, l’emporte sur la «volonté» des Etats
considérés individuellement.

225. Les «pères fondateurs» du droit des nations (dont F. de Vitoria, F. Suárez et H. Grotius)
voyaient l’humanité comme un tout. Ils ont conçu un jus gentium universel pour le totus orbis,

243Voir A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, Rio de Janeiro,
Ed. Renovar, 2015, p. 463-468.garantissant l’unité de la societas gentium ; fondé sur une lex praeceptiva, le jus gentium procédé
de la recta ratio et constitue un véritable jus necessarium dépassant largement les limites du jus
volontarium. En dernière analyse, le droit émane de la conscience collective de ce qui est
juridiquement nécessaire (opinio juris communis necessitatis) . L’œuvre des «pères fondateurs»
du jus gentium s’inspirait largement de la philosophie scolastique du droit naturel (en particulier de

la conception stoïcienne et thomiste de la recta ratio et de la justice), qui considérait l’être humain
comme ayant une dignité inhérente.

226. De plus, considérant l’unité du genre humain, ils ont conçu un droit des nations
véritablement universel, applicable à tous — aux Etats comme aux peuples et aux individus — où

que ce soit (totus orbis). Des auteurs comme F. de Vitoria et D. de Soto ont contribué à
l’émergence du jus humanae societatis, imprégné qu’ils étaient de la pensée humaniste de leurs
prédécesseurs. Après quatre siècles et demi, leurs enseignements sont toujours d’actualité,
conservant toute leur pertinence et leur utilité lorsqu’il s’agit, par exemple, de trouver une solution
au dangereux problème des arsenaux nucléaires. Ces penseurs, dont la vision s’étendait bien
au-delà de la «volonté» des Etats, ont eu la sagesse de fonder leur doctrine sur la conscience

humaine (recta ratio et justice).

227. La question de l’obligation de droit international conventionnel et coutumier de
procéder au désarmement nucléaire m’a amené à réfléchir à ce qui fonde la validité des règles de
droit international, et à conclure que ce fondement est nécessairement métajuridique. Le droit

international ne peut en effet rester simplement indifférent aux valeurs fondamentales, aux
principes généraux de droit et aux considérations morales ; il doit en premier lieu définir ce qui est
nécessaire — en l’occurrence débarrasser le monde des armes nucléaires — pour garantir la survie
de l’humanité. Il s’agit là d’une idée du droit qui a précédé l’essor du positivisme juridique et
s’inscrit dans le droit fil de la pensée jusnaturaliste.

228. L’opinio juris communis necessitatis veut qu’il existe une obligation de droit
international de garantir la survie de l’humanité. Devant cette nécessité, le droit conventionnel et le
droit coutumier se rejoignent. Tout comme les règles de droit international coutumier peuvent
trouver place dans une convention, les clauses d’un traité peuvent finir par être intégrées au corpus

du droit international général. La formation d’obligations de droit coutumier peut précéder ou
suivre l’introduction d’obligations conventionnelles Ces deux types d’obligations évoluent
pari passu. Cela étant, la recherche d’une règle de droit interdisant expressément les armes
nucléaires, y compris celle entreprise par la Cour pour étayer son avis consultatif de 1996 sur la
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, ne peut qu’apparaître comme procédant
d’un acharnement positiviste que je qualifierai de stérile, pour ne pas dire insensé.

229. La conscience humaine perçoit clairement que les armes nucléaires, capables d’anéantir
l’humanité, sont illicites et interdites. L’existence de ces armes est une violation flagrante du jus
cogens. Or, le jus cogens s’est imposé à la conscience universelle bien avant de trouver sa place
dans les deux conventions de Vienne sur le droit des traités (celle de 1969 et celle de 1986).

Comme j’ai eu l’occasion de le dire voici trente ans lors de la conférence des Nations Unies
de 1986 sur le droit des traités entre Etats et organisations internationales ou entre organisations
internationales, le jus cogens est «incompatible avec la conception volontariste du droit

244A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), p. 137-138.international, parce que cette conception est impuissante à expliquer la formation des règles de
droit international général» . 245

XVII. L ES CONFÉRENCES D ’EXAMEN DU TNP

230. Dans les affaires sur lesquelles la Cour vient de se déclarer incompétente, les
Iles Marshall 246et le Royaume-Uni 247ont tous deux fait référence aux conférences d’examen du
248
TNP dans leurs écritures. L’Inde s’y est également référée , en particulier pour consigner dans
ses écritures un rappel de sa position sur la question, exposée dans une déclaration du 9 mai 2000.

231. Lors de la procédure orale, les Iles Marshall ont également fait mention des conférences
d’examen dans deux des trois affaires, celles les opposant respectivement à l’Inde 249 et au
250 251
Royaume-Uni ; les deux défendeurs qui ont pris part à la procédure orale, l’Inde et le
Royaume-Uni , ont également fait référence à ces conférences. Celles-ci font partie du contexte

factuel des trois affaires et méritent qu’on s’y arrête. Je vais donc les passer brièvement en revue.

232. La série des conférences d’examen du TNP, qui ont lieu tous les cinq ans, a débu253
en 1975. Les trois conférences qui ont suivi se sont tenues en 1980, 1985 et 1990 . La cinquième
conférence s’est réunie en 1995, année où les Iles Marshall sont devenues partie au TNP (le

30 janvier). Dans l’une de ses décisions, la conférence de 1995 a souligné que le traité avait un
rôle essentiel à jouer pour empêcher la prolifération des armes nucléaires, et relevé que cette
254
prolifération aggravait sensiblement le risque d’une guerre nucléaire . A la même conférence, les
Etats dotés d’armes nucléaires ont réaffirmé l’engagement qu’ils avaient pris aux termes de
l’article VI du TNP de poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives

au désarmement nucléaire.

233. Toujours lors de la conférence de 1995, les Etats parties ont décidé de proroger le traité
pour une durée indéfinie et adopté les «principes et objectifs de la non-prolifération et du
désarmement nucléaires». Toutefois, dans son rapport, la Grande Commission I, chargée

d’examiner la mise en œuvre des dispositions du traité, a constaté avec regret que pendant la
période considérée, les dispositions de l’article VI et des huitième à douzième alinéas du préambule

245 Conférence des Nations Unies sur le droit des traités entre Etats et organisations internationales ou entre
organisations internationales, actes officiels, vol. I (déclaration de A. A. Cançado Trindade, représentant du Brésil,

12 mars 1986), p. 187-188, par. 18.
246Requête des Iles Marshall, p. 19, par. 66 ; mémoire des Iles Marshall, p. 15, 43-44, 45, 46-47, 55 et 56,
par. 50, 123-128, 130, 136, 150, 153, 154, 161-162 et 168 ; exposé contenant les observations des Iles Marshall sur les

exceptions préliminaires soulevées par le Royaume-Uni, p. 9 et 33, par. 32 et 126.
247Exceptions préliminaires du Royaume-Uni, p. 1, 9-10 et 16, par. 2-3, 21 et 50.

248Contre-mémoire de l’Inde, p. 10, par. 23 (note n 49) et annexe 23.

249CR 2016/1, p. 21-22, par. 9 (Grief) et p. 47, par. 17 (Burroughs) ; CR 2016/6, p. 27-28, par. 10 (Chinkin).
250
CR 2016/5, p. 43, par. 8 (Grief).
251
CR 2016/4, p. 8-9, par. 3 (Gill).
252CR 2016/7, p. 8-11 et 13-14, par. 20, 22, 24, 32 et 37 (Bethleem).

253Pour une analyse critique de ces premières conférences d’examen, voir H. Müller, D. Fischer et W. Kötter,
Nuclear Non-Proliferation and Global Order, Stockholm-Solna/Oxford, SIPRI/Oxford University Press, 1994, p. 31-108.

254Document final, première partie, annexe, décision 2, (NPT/CONF.1995/32(PART I)), p. 9.n’avaient pas été parfaitement appliquées , et que le nombre des armes nucléaires avait augmenté

depuis l’entrée en vigueur du TNP ; elle a également exprimé son regret de constater qu’il «rest[ait]
beaucoup à faire» dans les domaines relevant de la compétence de la conférence du désarmement,
et s’est prononcée pour un engagement, de la part des Etats dotés de l’arme nucléaire, à «ne pas
256
utiliser celle-ci en premier et ... ne pas y recourir, avec effet immédiat» .

234. Entre les cinquième et sixième conférences d’examen, en 1998, l’Inde et le Pakistan ont
procédé à des essais nucléaires. Le Mouvement des pays non alignés a lancé plusieurs appels pour
que soient prises «d’urgence» des mesures de désarmement nucléaire . 257 Dans ce sens, la

conférence d’examen de 2000 a convenu de «treize mesures concrètes» visant l’exécu258n des
engagements pris par les Etats parties aux termes de l’article VI du traité . Dans l’énoncé de ces
mesures, la conférence soulignait l’importance et l’urgence de poursuivre le processus de

ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, afin que cet instrument puisse
entrer en vigueur dans les meilleurs délais, et préconisait l’imposition d’un moratoire des
explosions expérimentales d’armes nucléaires en attendant son entrée en vigueur. Elle faisait
également état de la nécessité de mener des négociations sur la conclusion d’un traité interdisant la

production de matières fissiles destinées à la fabrication d’armes nucléaires, et demandait aux Etats
dotés d’armes nucléaires de s’engager à parvenir à l’élimination complète de leurs armes
nucléaires .59

235. La conférence d’examen de 2005 n’a pris aucune décision importante ; les participants

se sont montrés déçus de l’absence persistante de progrès dans la mise en œuvre de l’article VI du
TNP, alors que «treize mesures concrètes» avaient été convenues à la conférence de 2000. Des
préoccupations ont été exprimées quant au risque que ces atermoiements favorisent la mise au point

de nouveaux systèmes d’armes nucléaires et l’adoption de doctrines stratégiques abaissant le seuil
de recours aux armes nucléaires ; des participants ont dit regretter que les Etats devant ratifier le
traité d’interdiction complète des essais nucléaires pour permettre son entrée en vigueur ne l’aient
260
toujours pas fait .

236. Entre la conférence de 2005 et celle de 2010, des voix se sont élevées pour avertir que

le TNP était «menacé» et «en difficulté», du fait que le désarmement était «au point mort» et avait
besoin d’être «relancé» pour empêcher la dissémination des armes de destruction massive. Ces
préoccupations étaient suscitées plus précisément par l’impasse dans laquelle se trouvaient

toujours, à Genève, les travaux de la conférence du désarmement, qui s’était révélée «incapable,

255Document final, deuxième partie, (NPT/CONF.1995/32(PART II) p. 247, par. 3-3ter. ; voir également p. 247
et 249, par. 4 et 9.

256Ibid., p. 260-261, par. 36-39.
257
NPT/CONF.2000/4, par. 12-13.
258
Document final, volume I, première partie (NPT/CONF.2000/28(PARTS I&II), par. 1, p. 13-15.
259 Les «treize mesures concrètes» comprenaient aussi la réaffirmation du principe de l’irréversibilité du
désarmement nucléaire et des mesures de contrôle et de réduction des armements nucléaires. De plus, parmi ces treize
mesures concrètes, figuraient la réaffirmation de l’objectif du désarmement général et complet sous un contrôle
international efficace, l’établissement par tous les Etats parties au TNP de rapports réguliers sur la mise en œuvre de

l’article VI, et le développement des capacités de vérification.
260Document final, première partie (NPT/CONF.2005/57/PART I) ; voir également le compte-rendu des travaux
de la conférence d’examen de 2005 dans l’Annuaire des Nations Unies sur le désarmement (2005), chap. I, p. 24.depuis près de dix ans, d’adopter un pr261amme de travail» sur l’examen des questions de fond
devant faire l’objet de négociations .

237. Le 24 octobre 2008, Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’ONU, a présenté une
«proposition en cinq points sur le désarmement nucléaire» . Cette proposition était introduite par
un appel engageant tous les Etats parties au TNP, en particulier ceux dotés de l’arme nucléaire, à

remplir les obligations leur incombant aux termes du traité, notamment en ouvrant «des
négociations sur des mesures efficaces menant au désarmement nucléaire» (par. 1) . Venait 263
ensuite un appel adressé aux membres permanents du Conseil de sécurité pour qu’ils ouvrent un

débat sur les aspects sécuritaires du processus de désarmement nucléaire, et garantissent aux Etats
non dotés d’armes nucléaires qu’ils n’utiliseraient pas de telles armes (par. 5). Le Secrétaire
général poursuivait en soulignant que «de nouveaux efforts [devaient] être déployés pour faire

entrer en vigueur le traité sur l’interdiction complète et générale des essais d’armes nucléaires» et
engageait les Etats dotés de telles armes à ratifier tous les protocoles aux traités portant création de
zones exemptes d’armes nucléaires (par. 6). Il insistait aussi sur «le besoin d’une plus grande

transparence» quant à la composition des arsenaux nucléaires et aux mesures déjà prises dans le
sens du désarmement nucléaire (par. 7). Il appelait également à l’élimination de tous les types
d’armes de destruction massive (par. 8).

238. Dans les trois années qui ont suivi, le Secrétaire général a repris deux fois sa
264
proposition en cinq points . Devant le Conseil de sécurité, le 24 septembre 2009, il a souligné
qu’il fallait que le traité d’interdiction complète des essais nucléaires «entre en vigueur à bref
délai». Il a fait observer que «le désarmement et la non-prolifération [devaient] aller de pair», a

engagé «une communauté internationale divisée» à agir enfin pour que se concrétise l’objectif d’un
«monde exempt d’armes nucléaires», et a exprimé l’espoir que la conférence d’examen de 2010
produirait des résultats tangibles .265

239. Les conférences d’examen de 2000 et 2010 ont l’une et l’autre interprété le

désarmement nucléaire visé à l’article VI du TNP comme relevant d’une «obligation positive»,
suivant en cela le dictum prononcé par la Cour dans son avis consultatif de 1996, dont il ressort que
l’obligation de négocier de bonne foi en vue du désarmement est une obligation de résultat . A la 266

conférence de 2010, les Etats parties se sont déclarés vivement préoccupés par la persistance du
risque que l’arme nucléaire soit un jour employée et par les conséquences humanitaires
catastrophiques qui en résulteraient.

261
Hans Blix, Why Disarmament Matters, Cambridge (Massachusset)/Londres, Boston Review/MIT, 2008, p. 6
et 63.
262
«Les Nations Unies et la sécurité dans un monde exempt d’armes nucléaires», discours prononcé par
M. Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’ONU, lors d’une conférence organisée par l’East-West Institute, Centre
d’actualités des Nations Unies, 24 octobre 2008, p. 1-3, par. 2.
263
Le Secrétaire général ajoutait que cet objectif pouvait être poursuivi en convenant d’un «cadre englobant des
instruments séparés qui se renforce[raient] mutuellement» ou par la négociation d’«une convention relative aux armes
nucléaires, appuyée par un solide système de vérification, comme proposé depuis longtemps aux Nations Unies», par. 2.
264Le 24 septembre 2009, lors d’une réunion au sommet du Conseil de sécurité consacré à la non-prolifération

des armes nucléaires, et le 24 octobre 2011, lors d’une conférence organisée par l’East-West Institute.
265 «Exposé liminaire du Secrétaire général lors de la réunion au sommet du Conseil de sécurité sur la
non-prolifération et le désarmement nucléaires», Centre d’actualités des Nations Unies, 24 septembre 2009, p. 1-2.

266 D.H. Joyner, «The Legal Meaning and Implications of Article VI of the Non-Proliferation Treaty», in :
Nuclear Weapons and International Law (ouvrage collectif publié sous la dir. de G. Nystuen, S. Casey-Maslen et
A.G. Bersagel), Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 413 et 417. 240. Lors de cette conférence, les Etats parties au TNP, gardant à l’esprit leur décision de

1995 sur les «principes et objectifs de la non-prolifération et du désarmement nucléaires» et leur
approbation en 2000 des «treize mesures concrètes», ont également souligné l’importance cruciale
de l’adhésion universelle au traité 267et ont pris note de la «proposition de désarmement nucléaire

en cinq points» formulée en 2008 par le Secrétaire général de l’ONU. La conférence d’examen de
2010 a été la première de la série à reconnaître «les conséquences humanitaires catastrophiques
qu’entraînerait … [l’emploi d’armes nucléaires]» . 268

241. Dans le document final de cette conférence, les Etats parties se sont félicités de la
269
création de plusieurs zones exemptes d’armes nucléaires ; dans leurs conclusions, ils ont affirmé
qu’il était «de l’intérêt légitime» des Etats non dotés d’armes nucléaires de «recevoir des Etats qui
en ont des garanties inconditionnelles de sécurité juridiquement contraignantes» ; ils ont réaffirmé

que l’élimination totale 270 armes nucléaires était «la seule garantie absolue contre l’emploi ou la
menace de ces armes» . Toujours dans le document final, la conférence s’est dite «profondément
inquiète» des «conséquences humanitaires catastrophiques qu’aurait ... l’[emploi d’armes
nucléaires]» 271 et réaffirmé «la nécessité que tous les Etats respectent en tout temps le droit

international applicable, y compris le droit international humanitaire». Ce message essentiel de la
conférence d’examen de 2010 a inspiré l’initiative prise trois ans plus tard d’organiser une série de
conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (voir plus loin).

242. La «reconnaissance historique» des «conséquences humanitaires catastrophiques»

qu’aurait toute utilisation d’armes nucléaires a été saluée par le Comi272international de la
Croix-Rouge (CICR) lors de la conférence d’examen de 2015 ; il a fait observer que la série de
conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (tenues en 2013 et 2014 à Oslo, Nayarit

et Vienne) avait permis à la communauté internationale de «se rendre beaucoup mieux compte des
effets que l’explosion d’engins nucléaires pouvait avoir sur les peuples du monde entier». Il a
ensuite constaté que 45 ans après l’entrée en vigueur du TNP, les progrès concrets accomplis sur la

voie de l’élimination des armes nucléaires restaient «nuls ou au mieux très modestes». Le CICR a
ajouté que les armes nucléaires étant les seules armes de destruction massive à n’avoir pas encore
été interdites par un traité, «un impératif humanitaire command[ait] de combler cette lacune», vu
que «les risques de déclenchement intentionnel ou accidentel d’une explosion nucléaire [étaient]
273
trop réels et trop graves» pour que l’inaction continue d’être tolérée .

243. Les participants à la conférence de 2015 se sont montrés déçus de l’extrême lenteur
avec laquelle progressaient les travaux sur le désarmement nucléaire et ont constaté avec
inquiétude que la modernisation des arsenaux nucléaires se poursuivait et que les stratégies

nucléaires dangereuses avaient été réaffirmées, apparemment au mépris de l’impact humanitaire
catastrophique de l’emploi d’armes nucléaires. La Grande Commission I de la conférence, chargée
d’examiner l’application de l’article VI du TNP, a souligné l’importance du «but ultime» que

267Document final, première partie (NPT/CONF.2010/50) (vol. I), p. 13-15 et 21-22.
268
Ibid., p. 13, par. 80.
269Ibid., p. 15-16, par. 99.

270Ibid., p. 22, point i).
271
Ibid., p. 20, point v).
272 er
CICR, «Eliminer les armes nucléaires», déclaration faite le 1 mai 2015 lors de la conférence des Etats parties
au TNP, p. 1.
273Ibid., p. 2-3.constitue l’élimination des armes nucléaires, objectif qu’il fallait atteindre po274réaliser «le
désarmement général et complet sous un contrôle international efficace» .

244. La conférence de 2015 a aussi réaffirmé «que l’élimination totale des armes nucléaires
[était] la seule garantie absolue contre la menace ou l’emploi de ces armes, y compris le
déclenchement non autorisé, involontaire ou accidentel d’une explosion nucléaire» . Elle s’est 275

déclarée «vivement préoccupée» de constater que pendant la période 2010-2015, la conférence du
désarmement n’avait pas entamé de négociations sur un instrument relatif aux armes nucléaires , 276
et a affirmé que «la Conférence du désarmement [devait] de toute urgence mettre en place des

arrangements» en vue de l’adoption d’«un instrument international juridiquement contraignant»
afin de «protéger» les Etats non dotés d’armes nucléaires contre l’emploi ou la menace de l’emploi
de telles armes par tous les Etats en possédant» . 277

245. Après avoir relevé avec satisfaction «l’intensification des échanges constructifs avec les

sociétés civiles» pendant le cycle d’examen, la conférence a déclaré ce qui suit :

«les préoccupations relatives aux conséquences humanitaires catastrophiques

qu’entraînerait l’explosion d’une arme nucléaire devraient pousser tous les Etats à
œuvrer de toute urgence à l’avènement d’un monde exempt d’armes nucléaires, et
devraient sous-tendre leurs efforts en ce sens. [La conférence] affirme que, en

attendant la réalisation de cet objectif, il est dans l’intérêt de la survie278me de
l’humanité que les armes nucléaires ne soient plus jamais utilisées.»

XVIII. L A CRÉATION DE ZONES EXEMPTES D ARMES NUCLÉAIRES

246. L’opinio juris communis sur l’illicéité des armes nucléaires s’est exprimée non

seulement dans les débats des conférences d’examen du TNP, mais aussi par la création, au cours
des cinquante dernières années, de plusieurs zones exemptes d’armes nucléaires, motivée par la
volonté de répondre aux besoins et aspirations de l’humanité en débarrassant le monde de ces

armes. La création de ces zones est en fait l’expression de la réprobation grandissante que
manifeste l’humanité à l’égard des armes nucléaires. Il est question de ces zones dans les pièces de
procédure écrite déposées par les Iles Marshall 279 et le Royaume-Uni 280en l’affaire les opposant sur

laquelle la Cour vient de rendre son arrêt.

247. Je suis originaire de l’Amérique latine qui, avec les Caraïbes, est la première région du

monde à avoir interdit les armes nucléaires et s’être proclamée zone exempte d’armes nucléaires.
L’Amérique latine et les Caraïbes ont joué le rôle de pionniers en prenant une initiative 281 qui a
abouti à l’adoption du traité visant l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine et dans

les Caraïbes et de ses deux protocoles additionnels. La portée de ce traité s’étend au-delà de la

274
Document de travail soumis par le président de la Première Commission (NPT/CONF.2015/MC.I/WP.1),
18 mai 2015, p. 3, par. 17.
275
Ibid., p. 5, par. 27.
276Ibid., p. 6, par. 35.

277Ibid., p. 7, par. 43.
278
Ibid., par. 45-46 1).
279
Requête des Iles Marshall, p. 20, par. 73 ; mémoire des Iles Marshall, p. 25, 38 et 40, par. 84, 117 et 122.
280Exceptions préliminaires du Royaume-Uni, p. 2, par. 4.

281Au sujet des initiatives prises en ce sens aux Nations Unies, d’abord par le Brésil (en 1962), puis par le
Mexique (qui à partir de 1963 a pris la direction du processus), voir Nations Unies, Las Zonas Libres de Armas Nucleares
en el Siglo XXI, op. cit. infra (note n 298), p. 116, 20 et 139. 282
région, par l’effet de ses deux protocoles , et le régime juridique qu’il a établi prévoit des
obligations qui ont un large champ d’application :

«Le régime consacré dans le traité n’est pas simplement celui de
non-prolifération : c’est un régime d’absence totale d’armes nucléaires, ce qui veut

dire que ces armes seront interdites à perpétuité dans les territoires auxquels
s’applique le traité, quel que soit l’Etat sous le contrôle duquel pourraient se trouver
283
ces terribles instruments de destruction massive.»

248. Lorsque cette première zone exempte d’armes nucléaires a été créée par le traité de
Tlatelolco de 1967, on a fait observer qu’il s’agissait là d’une réponse aux inquiétudes éprouvées
par l’humanité, devant la menace des armes nucléaires, quant à son avenir et à «sa survie
284 285
même» . Cette initiative a été suivie de quatre autres, qui ont abouti à la création de zones
exemptes d’armes nucléaires dans le Pacifique sud, par le traité de Rarotonga de 1985, en Asie du
286
Sud-Est, par le traité de Bangkok de 1995, en Afrique, par le traité de Pelindaba de 1996 , et en
Asie centrale, par le traité de Semipalatinsk de 2006. Des considérations élémentaires d’humanité
ont certainement inspiré la création de ces zones.

249. Comme le traité de Tlatelolco, les traités de Rarotonga, Bangkok, Pelindaba et
Semipalatinsk ont été conçus dans l’intention d’étendre le champ d’application des obligations qui
y sont stipulées, intention qui s’est concrétisée par l’adoption de protocoles additionnels les rendant

applicables non seulement aux Etats des régions considérées, mais aussi aux Etats dotés d’armes
nucléaires 287et aux Etats internationalement responsables de jure ou de facto de territoires compris

dans les limites desdites zones. L’AIEA participe régulière288t à la vérification du respect des
obligations prévues par les traités et les protocoles . Les cinq traités susmentionnés diffèrent par
la nature et l’étendue des obligations qu’ils imposent et les méthodes de vérification qu’ils
289
prévoient , mais ils ont tous le même but, qui est de préserver l’humanité de la menace ou de
l’emploi d’armes nucléaires.

250. La création de la deuxième zone exempte d’armes nucléaires par le traité de Rarotonga

de 1985290ssorti de trois protocoles, répondait aux aspirations de longue date des habitants de la
région , qui étaient de moins en moins enclins à tolérer les incursions d’Etats dotés d’armes

282Le premier protocole concerne les Etats internationalement responsables de territoires compris dans les limites
de la zone d’application du traité, et le second concerne les Etats dotés d’armes nucléaires.

283A. García Robles, «Mesures de désarmement dans des zones particulières : le Traité visant l’interdiction des armes
nucléaires en Amérique Latine», 133 Recueil des Cours de l’Académie de droit international de La Haye [RCADI], 1971,
p. 103 (voir également p. 71).

284Ibid., p. 99 (voir également p. 102).

285Prise à la suite de la crise des missiles cubains de 1962.
286
Nations Unies, Las Zonas Libres de Armas Nucleares en el Siglo XXI, New York/Genève,
ONU-OPANAL/UNIDIR, 1997, p. 9, 25, 39 et 153.
287
Les signataires de ces protocoles se sont engagés non seulement à ne pas employer d’armes nucléaires dans la
région considérée, mais à ne pas non plus y recourir à la menace de ces armes ; voir op. cit. infra (note n 307),
p. 617-618.
288
La vérification de l’application du traité de Tlatelolco relève également d’un organisme créé par lui,
l’Organisation pour l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine et dans les Caraïbes (OPANAL).
289
Voir M. Roscini, Le Zone Denuclearizzate, Turin, Giappichelli Ed., 2003, p. 1-410; J. Goldblat, «Zones
exemptes d’armes nucléaires : une vue d’ensemble», in Le droit international des armes nucléaires (journée d’études,
ouvrage collectif publié sous la dir. de S. Sur), Paris, Pédone, 1998, p. 35-55.

290Le traité a été conclu à l’initiative de l’Australie.nucléaires . La conclusion du traité de Rarotonga a incité les Etats d’une autre région, l’Asie du

Sud-Est, à créer une zone exempte d’armes nucléaires, ce qu’ils ont fait en concluant le traité de
Bangkok en 1995, montrant ainsi que «les initiatives régionales continuaient de contribuer» à la
réalisation de l’objectif du désarmement et de la protection de l’humanité du danger des armes
292
nucléaires .

251. Le traité de Bangkok (assorti d’un protocole) a été conclu à l’initiative de l’Association
des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) pour isoler la région des politiques et rivalités des

puissances nucléaires. Ce traité, troisième du genre, est le premier à couvrir non seulement le
territoire terrestre des 10 Etats signataires, mais également leur mer territoriale, leur zone
293
économique exclusive et leur plateau continental . La conclusion du traité de Pelindaba de 1996,
quatrième de la série, avait lui aussi pour origine la réaction des Etats d’un continent à des essais

nucléaires (ceux effectués par la France en 1961 au Sahara), et répondait à l’aspiration,
profondément ancrée dans la pensée politique africaine, à empêcher l’implantation d’armes
nucléaires dans la région . Ce traité (avec ses trois protocoles) semble avoir atteint son objectif.

252. Comme les quatre traités du même genre qui l’ont précédé, le traité de Semipalatinsk de
2006 renferme des dispositions fondamentales qui interdisent aux Etats parties de fabriquer,
acquérir, posséder ou déployer des engins nucléaires explosifs ou d’en disposer . Les cinq traités,
296
même s’ils ont des lacunes (concernant par exemple le transport en transit d’armes nucléaires) ,
ont en commun qu’ils témoignent de l’utilité concrète d’arrangements qui vont plus loin que des
297
accords sur le principe de la non-prolifération des armes nucléaires .

253. Chacun des cinq traités reflète les caractéristiques de la région sur laquelle il porte, mais
tous servent la même cause. La création de zones exemptes d’armes nucléaires répond aux besoins

et aux aspirations des peuples, qui vivent dans la crainte d’être victimes de l’emploi de telles
armes . Ces traités sont utiles également en ce qu’ils incitent les Etats à renoncer ou mettre un

frein à leurs ambitions nucléaires, pour le bien de l’humanité tout entière.

291
M. Hamel-Green, «The South Pacific — The Treaty of Rarotonga», in Nuclear Weapons-Free Zones (ouvrage
collectif publié sous la dir. de R. Thakur), Londres/New York, MacMillan/St. Martin’s Press, 1998, p. 59 (voir également
la page 62).
292
Ibid., p.71 et 77.
293
L’étendue de la portée territoriale du traité a dissuadé les Etats dotés d’armes nucléaires de l’accepter tel quel ;
voir A. Acharya et S. Ogunbanwo, «The Nuclear-Weapon-Free Zones in South-East Asia and Africa», in Armaments,
Disarmament and International Security — SIPRI Yearbook, 1998, p. 444 et 448.
294 o
Nations Unies, Las Zonas Libres de Armas Nucleares en el Siglo XXI, op. cit. supra (note n 298), p. 60-61 ;
voir également, J. O. Ihonvbere, «Africa — The Treaty of Pelindaba», in Nuclear Weapons-Free Zones, op. cit. supra
(note n 303), p. 98-99 et 109. Pour une étude générale de la question, voir O. Adeniji, The Treaty of Pelindaba on the
African Nuclear-Weapon-Free Zone, Genève, UNIDIR, 2002, p. 1-169.

295M. Roscini, «Something Old, Something New : The 2006 Semipalatinsk Treaty on a Nuclear Weapon-Free
Zone in Central Asia», 7 Chinese Journal of International Law, 2008, p. 597.

296Au sujet des lacunes de ces traités, voir, par exemple, J. Goldblat, «The Nuclear Non-Proliferation Régime :
Assessment and Prospects», 256 Recueil des Cours de l’Académie de droit International de La Haye, 1995, p. 137-138 ;
M. Roscini, op. cit. supra (note n 307), p. 603-604.

297J. Enkhsaikhan, «Nuclear-Weapon-Free Zones : Prospects and Problems», 20 Disarmament — Periodic
Review by the United Nations, 1997, note n 1, p. 74.

298Voir, notamment, H. Fujita, «The Changing Role of International Law in the Nuclear Age : from Freedom of
the High Seas to Nuclear-Free Zones», in Humanitarian Law of Armed Conflict: Challenges Ahead —Essays in Honour

of F. Kalshoven (ouvrage collectif publié sous la dir. de A.J.M. Delissen et G.J. Tanja), Dordrecht, Nijhoff, 1991, p. 350
(voir également p. 327-349). 254. Les cinq zones exemptes d’armes nucléaires, fermement établies dans des régions très
peuplées, couvrent la quasi-totalité des terres émergées de l’hémisphère Sud (mais la majeure partie
des zones maritimes en reste exclue) . L’adoption du traité de Tlatelolco de 1967, du traité de

Rarotonga de 1985, du traité de Bangkok de 1995, du traité de Pelindaba de 1996 et du traité de
Semipalatinsk de 2006 a mis en évidence les insuffisances et le caractère artificiel du prétendu
300
«réalisme politique» , qui fait le jeu des plus puissants en défendant la doctrine suicidaire de la
dissuasion nucléaire.

255. Dans son important rapport final de 1999, la Commission du désarmement des
Nations Unies soulignait l’utilité des zones exemptes d’armes nucléaires et leur contribution à la
301
réalisation de l’objectif du désarmement nucléaire , les traités par lesquels ces zones ont été
créées étant «un moyen d’exprimer et de promouvoir des valeurs communes» et «d’importants
instruments» qui venaient «compléter» le TNP et le «régime international d’interdiction des
302
explosions d’armes nucléaires» . Appelant l’attention sur le rôle central joué par les
Nations Unies dans le domaine du désarmement , la Commission poursuivait en ces termes :

«Les zones exemptes d’armes nucléaires ne sont plus exceptionnelles dans
l’environnement stratégique mondial. A ce jour, 107 Etats ont signé des traités portant

création de telles zones ou y ont adhéré. Si l’on ajoute l’Antarctique, qui est
démilitarisé en vertu du traité sur l’Antarctique, les zones exemptes d’armes nucléaires
représentent maintenant plus de 50 % des terres émergées du globe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En créant une zone exempte d’armes nucléaires, les Etats qui en font partie
réaffirment ainsi l’engagement auquel il ont souscrit d’honorer les obligations
juridiques découlant d’autres instruments internationaux auxquels ils sont parties dans
304
le domaine de la non-prolifération nucléaire et du désarmement.»

256. Dans le même rapport, la Commission rappelait que les Etats dotés d’armes nucléaires
devaient remplir pleinement les obligations qu’ils avaient assumées en ratifiant les protocoles aux
traités portant création zones exemptes d’armes nucléaires, notamment leur obligation de ne pas
305
employer ou menacer d’employer l’arme nucléaire . Elle engageait les Etats faisant partie d’une
zone exempte d’armes nucléaires à «échanger des données d’expérience» avec les Etats d’autres
régions afin de les aider à «créer des zones similaires» . Dans sa conclusion, la Commission

engageait la communauté internationale «à promouvoir la création de zones exemptes d’armes
nucléaires sur l’ensemble du globe» en vue de réaliser «le désarmement général et complet sous un

299 J. Prawitz, «Nuclear-Weapon-Free Zones : Their Added Value in a Strengthened International Safeguards
System», in Tightening the Reins — Towards a Strengthened International Nuclear Safeguards System (ouvrage collectif
publié sous la dir. de E. Häckel et G. Stein), Berlin/Heidelberg, Springer-Verlag, 2000, p. 166.

300Voir Nations Unies, Las Zonas Libres de Armas Nucleares en el Siglo XXI, op. cit. supra (note n 298), p. 27,
33-38 et 134.

301 Nations Unies, Rapport de la Commission du désarmement — Assemblée générale, document officiel
(cinquante-quatrième session, supplément n 42), document A/54/42, daté du 6 mai 1999, annexe I, p. 6-7, par. 1, 6 et 9.
302
Nations Unies, Rapport de la Commission du désarmement — Assemblée générale, document officiel
(cinquante-quatrième session, supplément n 42), document A/54/42, daté du 6 mai 1999, annexe I, p. 7, par. 10-11 et 13.
303
Ibid., annexe II, p. 11, troisième alinéa du préambule.
304
Ibid., annexe I, p. 7, par. 5 ; et p. 8, par. 28.
305Ibid., p. 9, par. 36.

306Ibid., p. 10, par. 41.contrôle international strict et efficace de manière que les générations futures puissent vivre dans
307
un climat plus stable et plus pacifique» .

257. En dehors de la création des cinq zones précitées, il y a lieu de mentionner la conclusion

du traité sur l’Antarctique (1959), ainsi que du traité sur l’espace (1967) et du traité interdisant de
placer des armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive sur le fond des mers (1971),
qui ont «dénucléarisé» l’espace extra-atmosphérique et les fonds marins et leur sous-sol au-delà des
limites des eaux territoriales, interdisant d’y placer des armes nucléaires ou d’autres armes de

destruction massive ; à ces traités, on peut ajouter l’accord régissant les activités des Etats sur la
lune et les autres corps célestes (1979), qui en prévoit la dénucléarisation complète . 308

258. L’existence des cinq zones exemptes d’armes nucléaires, envers lesquelles les Etats
possédant de telles armes ont une responsabilité particulière, est le signe que la raison, la
recta ratio, tient indéniablement une place de plus en plus grande dans la formation du droit

international. Il est de plus manifeste qu’il existe un mouvement en faveur de l’e309nsion de ces
zones. Des propositions de création d’autres zones dénucléarisées et des projets de
dénucléarisation unilatérale (à l’exemple de ce qu’a fait la Mongolie) 310 sont à l’étude. Cette

tendance est aussi le signe de la réprobation grandissante que les armes nucléaires inspirent à la
communauté internationale dans son ensemble qui, sachant leur énorme capacité de destruction, y
voit un affront à la recta ratio.

XIX. L ES CONFÉRENCES SUR L ’IMPACT HUMANITAIRE
DES ARMES NUCLÉAIRES (2013-2014)

259. Dans les trois affaires sur lesquelles la Cour vient de se déclarer incompétente, il a été
fait plusieurs fois référence à la série récente de conférences consacrées à l’impact humanitaire des
armes nucléaires (2013-2014), en particulier à la déclaration de la délégation des Iles Marshall à la

deuxième de ces conférences, dans laquelle elles affirmaient qu’il était «grand temps» que les Etats
dotés d’armes nucléaires remplissent leur obligation de négocier en vue de parvenir au
désarmement nucléaire complet (voir plus loin). En l’affaire les opposant à l’Inde, les
Iles Marshall ont invoqué tant dans leur mémoire que dans leurs plaidoiries cette déclaration faite

en 2014 lors de la conférence de Nayarit.

260. Les conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires, dont la première a eu

lieu en 2013, n’étaient pas censées se substituer aux négociations bilatérales et multilatérales sur le
désarmement ; elles ont été organisées dans le but d’ouvrir un débat et d’approfondir les
connaissances sur les effets de l’emploi d’armes nucléaires sur les êtres humains, les sociétés et

l’environnement. C’est dans cet esprit qu’ont été convoquées les trois conférences qui ont eu lieu

307Nations Unies, Rapport de la Commission du désarmement — Assemblée générale, document officiel
(cinquante-quatrième session, supplément n 42), document A/54/42, daté du 6 mai 1999, annexe I, p. 10, par. 45.
308
Voir G. Venturini, «Control and Verification of Multilateral Treaties on Disarmament and Non-Proliferation
of Weapons of Mass Destruction», 17 University of California Davis Journal of International Law and Policy, 2011,
p. 359-360.
309
Il est question de créer de telles zones en Europe orientale, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Asie du
Nord-Est, en Asie du Sud ainsi que dans tout l’hémisphère Sud.
310Voir A. Acharya and S. Ogunbanwo, op. cit. supra (note n 305), p. 443 ; J. Enkhsaikhan, op. cit. supra
(note n 309), p. 79-80. La Mongolie, après avoir déclaré son territoire zone exempte d’armes nucléaires en 1992, a
adopté en 2000 une loi définissant son statut d’Etat exempt d’armes nucléaires. L’Assemblée générale des Nations Unies

a salué cette mesure dans sa résolution 55/33S du 20 novembre 2000.jusqu’à présent, celle d’Oslo (mars 2013), celle de Nayarit (février 2014) et celle de Vienne
(décembre 2014).

261. Cette série de conférences a appelé l’attention sur l’impact humanitaire des armes
nucléaires en redonnant aux êtres humains et aux peuples la place centrale qui leur revient. Elles
ont mis l’accent sur la dimension humaine de la question des armes nucléaires et cherché à y

éveiller la conscience de l’ensemble de la communauté internationale et à renforcer l’indispensable
coordination de la défense de la cause humanitaire qui inspire la volonté d’éliminer les armes
nucléaires. Je vais maintenant passer en revue les travaux et les résultats de chacune des trois
conférences.

1. La première conférence

262. La première conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires a eu lieu à Oslo

les 4 et 5 mars 2013 ; y étaient représentés 127 Etats, des institutions des Nations Unies, le CICR,
la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge, diverses organisations internationales et des organisations de
la société civile. Il est à noter que deux seulement des Etats dotés de l’arme nucléaire, l’Inde et le
Pakistan, étaient présents à la conférence (et que seule l’Inde a fait une déclaration) . Ni les1

Iles Marshall, ni les cinq membres permanents du Conseil de sécurité n’y ont participé.

263. La conférence d’Oslo s’est intéressée à trois questions principales : a) l’impact
humanitaire immédiat de l’explosion d’un engin nucléaire ; b) les conséquences plus larges qu’une

telle explosion aurait sur l’activité économique, le développement et l’environnement ; c) le degré
de préparation des Etats, des organisations internationales, de la société civile et du public aux
suites humanitaires prévisibles de l’explosion d’un engin nucléaire. Des experts de diverses
disciplines ont fait des exposés.

264. La conférence a notamment appelé l’attention sur l’impact humanitaire des essais
nucléaires réalisés durant la guerre froide, en particulier les 456 explosions expérimentales qui ont

eu lieu en l’espace de quarante ans (de 1949 à 1989) sur le site de Semipalatinsk, dans l’est du
Kazakhstan. Le représentant du Programme des Nations Unies pour le développement a indiqué
que selon les autorités kazakhes, jusqu’à un million et demi de personnes avaient été exposées aux
retombées de ces explosions ; le site d’essais de Semipalatinsk est désaffecté depuis 1991.
312
D’autres aspects de la question ont été examinés, toujours du point de vue humanitaire . Il a été
fait mention de résolutions de l’Assemblée générale, notamment la résolution 63/279 du
24 avril 2009, relative aux aspects humanitaires du relèvement de la région de Semipalatinsk. La
conférence a considéré qu’il «importait d’autant plus d’examiner la question des armes nucléaires

sous l’angle humanitaire que l’expérience de l’emploi et des essais d’armes nucléaires avait révélé
l’ampleur des effets dévastateurs non seulement immédiats, mais aussi à long terme, de ces
armes» .313

311
Voir https://www.regjeringen.no/globalassets/upload/ud/vedlegg/hum/hum_india….
312Au sujet des travaux de la conférence d’Oslo. Voir, par exemple, Viewing Nuclear Weapons through a
Humanitarian Lens (ouvrage collectif publié sous la dir. de J. Borrie et T. Caughley), Genève/New York, ONU/UNIDIR,
2013, p. 81-82, 87, 90-91, 93-96, 99, 105-108 et 115-116.
313
Ministère norvégien des affaires étrangères, Chair´s Summary — The Humanitarian Impact of Nuclear
Weapons, Oslo, 5 mars 2013, p. 2. 265. Je résume ci-après les principales conclusions de la conférence d’314o, présentées par le
ministre norvégien des affaires étrangères dans sa déclaration de clôture . Premièrement, il est
improbable qu’un Etat, quel qu’il soit, ou un organisme international (un organisme de secours des
Nations Unies ou le CICR, par exemple) ait les moyens de gérer convenablement l’urgence
humanitaire qui suivrait immédiatement l’explosion d’une arme nucléaire, en fournissant une

assistance suffisante aux victimes. Cette constatation a amené le représentant du CICR à lancer un
appel à l’élimination des armes nucléaires, seule mesure préventive efficace, et plusieurs Etats ont
souligné que l’élimination de ces armes était le seul moyen d’en empêcher l’emploi ; certains Etats
ont demandé leur interdiction.

266. Deuxièmement, l’expérience de l’emploi et des essais d’armes nucléaires a montré
l’ampleur des effets dévastateurs qui en résultaient immédiatement et à long terme. Même si les
pièces de l’échiquier international dont elles font partie ont été déplacés, ces armes conservent leur
énorme potentiel de destruction. Enfin, troisièmement, l’explosion d’une arme nucléaire, quelle

qu’en soit la cause, entraînerait par-delà les frontières de graves conséquences pour les Etats et les
peuples, à l’échelle régionale, voire mondiale.

2. La deuxième conférence

267. La deuxième conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires, à laquelle
146 Etats étaient représentés, a eu lieu à Nayarit (Mexique) les 13 et 14 février 2014. Les
Iles Marshall, l’Inde et le Pakistan y ont participé, mais non le Royaume-Uni. En dehors des Etats,
ont également pris part à la conférence des représentants du CICR, de la Croix-Rouge, du
Croissant-Rouge, de diverses organisations internationales et d’organisation de la société civile. Le

représentant des Iles Marshall a déclaré que les Etats dotés d’armes nucléaires manquaient à
l’obligation que leur imposaient l’article VI du TNP et le droit international coutumier d’engager et
de mener à terme des négociations multilatérales sur le désarmement ; je cite :

«les Iles Marshall sont convaincues que les négociations multilatérales visant à

instaurer un monde à jamais exempt d’armes nucléaires auraient dû être engagées
depuis longtemps. Nous estimons en effet que les Etats possédant un arsenal nucléaire
ne remplissent pas leurs obligations à cet égard. L’obligation d’œuvrer au
désarmement nucléaire qui incombe à chaque Etat en vertu de l’article VI du traité sur
la non-prolifération des armes nucléaire et du droit international coutumier impose que

s’ouvrent sans délai et soient menées à terme des négociations à cet effet. Celles-ci
permettraient d’atteindre l’objectif du désarmement nucléaire, fixé depuis longtemps
et réaffirmé sans relâche par les Nations Unies, et d’assumer nos responsabilités
envers les générations présentes et futures, tout en honorant la mémoire de ceux qui ne
sont plus.»315

268. Auparavant, lors de la réunion de haut niveau de l’Assemblée générale des
Nations Unies tenue le 26 septembre 2013, le ministre marshallais des affaires étrangères avait
déclaré que son pays avait «une raison unique et impérieuse» d’exhorter au désarmement
nucléaire ; je le cite :

314
Voir https://www.regjeringen.no/en/aktuelt/nuclear_summary/id716343/.
315Déclaration des Iles Marshall, deuxième conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires tenue à
Nayarit (Mexique) les 13 et 14 février 2014 (voir http://www.reachingcriticalwill.org/images/documents/Disarmament-
fora/nayarit-2014/statements/MarshallIslands.pdf). Le texte de cette déclaration est également reproduit à l’annexe 72 du
mémoire des Iles Marshall en l’affaire les opposant au Royaume-Uni. «Les Iles Marshall, alors qu’elles relevaient du régime de tutelle des
Nations Unies, ont connu 67 explosions expérimentales d’engins nucléaires de forte
puissance. A l’époque de ces essais et depuis, elles n’ont pas cessé d’appeler

l’attention des Etats Membres de l’ONU sur leurs effets dévastateurs ; les habitants de
mon pays, ayant servi malgré eux de cobayes pour des expériences scientifiques, ont
vu leur santé se détériorer, développant des troubles qui persistent de génération en
génération, ont été forcés de s’exiler, ont été réinstallés sur des sites dangereux, puis

de nouveau déplacés. Aujourd’hui encore, des incertitudes scientifiques persistent sur
les conséquences de ces essais, et nos exilés continuent d’éprouver des difficultés
d’adaptation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous (les Marshallais) avons peut-être plus que quiconque une expérience qui
atteste de la nécessité d’exclure l’emploi d’armes nucléaires, une expérience qui

commande 316redoubler d’efforts pour parvenir au désarmement nucléaire.»
(P. 1-2.)

269. Ce qu’a dit leur représentant à la conférence de Nayarit était l’une de plusieurs

déclarations dans lesquelles les Iles Marshall avaient exprimé leurs griefs, déclarations sur
lesquelles elles se sont notamment fondées, dans les trois affaires ici considérées, pour montrer
qu’un différend les opposait aux Etats défendeurs, y compris le Royaume-Uni, qui n’était pas
représenté à la conférence . Les participants à la conférence de Nayarit ont également entendu les

témoignages poignants de cinq Hibakusha, survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima
et de Nagasaki, qui ont décrit la gigantesque dévastation qui s’est abattue sur ces deux villes et
leurs habitants (dont certains ont été brûlés vifs, carbonisés ou vaporisés, tandis que les survivants
allaient subir pendant les soixante-dix années suivantes les effets mortels différés de l’exposition

aux radiations).

270. Ces témoins ont souligné que l’élimination des armes nucléaires était un «impératif
moral», la présence de ces armes étant incompatible avec la survie de l’humanité. Un groupe de

délégations représentant au moins vingt Etats a demandé expressément que les armes nucléaires
soient enfin interdites, pour que cette épée de Damoclès cesse d’être suspendue au-dessus de la tête
de chaque être humain. Il a été dit qu’«en soi», l’existence des armes nucléaires ne pouvait qu’être
considérée comme «une absurdité» ; des participants ont également appelé l’attention sur la

réunion de haut niveau sur le désarmement nucléaire tenue en 2013 par l’Assemblée générale des
Nations Unies et sur les obligations de droit international en la matière, y compris celles découlant

316
Voir http://www.un.org/en/ga/68/meetings/nucleardisarmament/pdf/MH_en.pdf. Le ministre marshallais des
affaires étrangères a ajouté ceci :
«Aux Nations Unies, notre but commun devrait être non seulement de faire cesser la prolifération
des armes nucléaires, mais de rechercher la paix et la sécurité dans un monde exempt de ces armes. La
République des Iles Marshall a ratifié récemment le traité d’interdiction complète des essais nucléaires et
exhorte les autres Etats Membres à faire le nécessaire pour que cet important traité puisse entrer en

vigueur.
Les Iles Marshall ne sont pas le seul Etat du Pacifique à avoir subi les conséquences dévastatrices
des essais nucléaires. … Une fois encore, je rappelle que mon pays aspire à joindre ses efforts à ceux de
ses voisins en vue de la création dans la région du Pacifique d’une zone exempte d’armes nucléaires selon
des modalités répondant aux exigences de la sécurité internationale.» (P. 1-2.)
317
Mémoire des Iles Marshall en l’affaire Iles Marshall c. Royaume-Uni, par. 99.du TNP et celles énoncées à l’article I commun aux quatre conventions de Genève de 1949
relatives au droit international humanitaire .18

271. De plus, une association r319ésentant plus de soixante organisations de la société civile
de plus de cinquante pays a déclaré qu’un rôle essentiel revenait à la société civile, dès lors que
chaque individu avait la responsabilité de contribuer à empêcher l’emploi d’armes nucléaires ; cette
association a fait valoir que pour empêcher l’emploi des armes nucléaires, il fallait qu’elles soient

interdites comme l’étaient les armes chimiques et biologiques, les mines terrestres et les armes à
dispersion. Cette association et les Hibakusha ont condamné la dangereuse doctrine de la
«dissuasion» nucléaire.

272. Je vais maintenant résumer les conclusions de la conférence de Nayarit, qui
s’inspiraient de celle de la conférence d’Oslo. Premièrement, les effets immédiats et à long terme
de l’explosion d’une seule arme nucléaire, sans parler de ceux d’un échange nucléaire, seraient
catastrophiques. L’existence des armes nucléaires présente en soi des risques considérables parce

que les doctrines de défense des Etats qui en possèdent prévoient des préparatifs en vue de leur
emploi délibéré. La conférence a répété que l’explosion d’une arme nucléaire pouvait être
déclenchée accidentellement, à la suite d’une erreur de calcul ou délibérément.

273. Les délégations de plus de cinquante Etats de toutes les régions du monde ont fait des
déclarations dans lesquelles elles demandaient expressément l’élimination totale des armes
nucléaires et l’instauration d’un monde exempt d’armes nucléaires. Au moins vingt délégations
(voir plus haut) ont exprimé l’avis que la seule voie d’avenir était l’interdiction pure et simple des

armes nucléaires. D’autres délégations ont lancé un appel tout aussi clair à l’adoption d’une
convention sur l’élimination des armes nucléaires ou d’un autre instrument juridiquement
contraignant au même effet . 320

274. Deuxièmement, certaines délégations ont dit qu’il fallait considérer les armes nucléaires
sous l’angle de la sécurité internationale, ou ont exprimé des doutes quant à la possibilité
d’interdire purement et simplement ces armes. Certains participants se sont montrés favorables au
processus «échelonné» de désarmement nucléaire (s’inscrivant dans le cadre du plan d’action des
Etats parties au TNP), et ont engagé les Etats dotés d’armes nucléaires à prendre part à ce

processus. Cependant, la majorité des Etats non dotés d’armes nucléaires, estimant que la formule
du désarmement nucléaire échelonné s’était révélée inefficace, ont déclaré qu’il fallait procéder
autrement.

275. Troisièmement, le président de la conférence a déclaré que la première étape sur la voie
de l’élimination des armes nucléaires serait de les interdire ; cette interdiction remédierait à
l’anomalie qui tient à ce que les armes nucléaires sont les seules armes de destruction massive à ne
pas être expressément interdites en droit. Le président a ajouté qu’en cherchant à atteindre

l’objectif d’un monde exempt d’armes nucléaires, les Etats agiraient conformément à leurs

318
Mexico/Gobierno de la República, Chair’s Summary — Second Conference on the Humanitarian Impact of
Nuclear Weapons, Mexico, 14 février 2014, p. 2-3.
319Au nom de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN), coalition de plus de
350 entités de la société civile de 90 pays.
320
L’Inde, par exemple, s’est déclarée favorable à un processus échelonné d’élimination des armes nucléaires, qui
aboutirait à la conclusion d’une «convention universelle et non discriminatoire sur l’interdiction et l’élimination des
armes nucléaires» ; voir www.reachingcriticalwill.org/images/documents/Disarmament-fora/nayarit-…
India.pdf.obligations de droit international, y compris celles que leur imposent le TNP et l’article I commun

aux conventions de Genève relatives au droit international humanitaire ; il a engagé les Etats à
définir de nouvelles règles juridiques applicables aux armes nucléaires, notamment en adoptant un
instrument juridiquement contraignant à l’occasion du 70 anniversaire des bombardements
321
atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki .

3. La troisième conférence

276. La troisième conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires, organisée dans
le prolongement de celle de Mexico, a eu lieu à Vienne les 8 et 9 décembre 2014. Y étaient

représentés 158 Etats, l’ONU, le CICR, la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge, des organisations de
la société civile et des universitaires. Parmi les Etats dotés de l’arme nucléaire qui étaient
représentés figuraient l’Inde et le Pakistan, qui avaient participé aux deux conférences précédentes,
et, pour la première fois, le Royaume-Uni ; les Iles Marshall étaient également représentées.

277. Des Hibakusha, survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki,

sont une fois encore venus témoigner. Ils ont décrit l’«enfer sur terre» créé par les bombardements,
ont dit que «semant la mort sans discrimination, l’explosion des deux bombes» avait mis en
évidence «le caractère illicite de ces armes» et montré que leur emploi était «en définitive
l’expression du mal» . Le représentant des Iles Marshall a évoqué les 67 essais de bombes

atomiques et de bombes à hydrogène réalisés dans la région du Pacifique sud entre 1946 et 1958,
faisant observer que le plus puissant de ces engins, une bombe à hydrogène dont l’explosion avait
été déclenchée lors de l’opération «Bravo» le 1 mars 1954, avait une capacité de destruction

mille fois supérieure à celle de la bombe d’Hiroshima ; il a décrit les impacts de ces essais, dont des
malformations congénitales «monstrueuses», et les souffrances à vie que les habitants de la région
avaient dû continuer d’endurer des suites de «cancers de la thyroïde, cancers du foie et autres
323
lésions cancéreuses provoquées par les radiations» .

278. Le représentant du CICR a déclaré que les armes nucléaires ne pouvaient être

employées qu’au mépris du principe de proportionnalité et en violation du droit international
humanitaire (tant conventionnel que coutumier), du fait des maux superflus qu’elles infligent aux
civils ; il s’est dit très vivement préoccupé par le fait que les radiations se propageaient dans les

zones habitées et par la contamin324on radioactive de l’environnement «et de tous les êtres humains
se trouvant dans les parages» . Le représentant du CICR a également fait observer que les armes
nucléaires, «après avoir été pendant des décennies considérées essentiellement d’un point de vue

technico-militaire en tant que symboles de puissance», donnaient lieu à des débats centrés de plus
en plus sur les conséquences qu’aurait leur emploi «pour les individus, l’environnement et
l’humanité tout entière» , en quoi il voyait une évolution fondamentale et salutaire de l’attitude à
l’égard de ces armes.

321 Voir http://www.reachingcriticalwill.org/images/documents/Disarmament-fora/n…-

summary.pdf.
322Voir Vienna Conference on the Humanitarian Impact of Nuclear Weapons (8-9 December 2014), Vienna,
Austria’s Federal Ministry for Europe, Integration and Foreign Affairs, 2015, p. 19.

323Voir Vienna Conference on the Humanitarian Impact of Nuclear Weapons (8-9 December 2014), Vienna,
Austria’s Federal Ministry for Europe, Integration and Foreign Affairs, 2015, p. 34.
324
Ibid., p. 58.
325Ibid., p. 17. 279. Dans une déclaration dont il a été donné lecture devant la conférence, Ban Ki-moon,
Secrétaire général de l’ONU, s’est élevé contre les dépenses consacrées par les Etats à la
modernisation de leurs arsenaux d’armes de destruction massive (au détriment de la lutte contre la
pauvreté et le changement climatique). Rappelons que le droit international, tant conventionnel
que coutumier, imposait aux Etats l’obligation de procéder au désarmement nucléaire, il a

également condamné la doctrine de la «dissuasion nucléaire», dans les termes suivants :

«Les doctrines fondées sur la dissuasion nucléaire, loin de mettre un frein à la
prolifération des armes nucléaires, en rendent la possession plus attrayante.
L’augmentation du nombre des Etats dotés d’armes nucléaires compromet la stabilité

mondiale. … Plus on en sait sur l’impact humanitaire de ces armes, plus il devient 326
évident que le désarmement est un impératif auquel il faut de toute urgence obéir.»

280. La conférence de Vienne a permis de mieux mesurer les conséquences et les dangers de

l’explosion d’engins nucléaires, au cours de débats consacrés dans une large mesure au cadre 327
juridique dans lequel la question des armes nucléaires doit être considérée (et à ses lacunes) . Il a
été rappelé que l’explosion d’une arme nucléaire, quelle qu’en soit la cause, entraînerait des effets
qui seraient ressentis par-delà les frontières et pourraient s’étendre à l’échelle internationale, voire
mondiale. Une telle explosion sèmerait dans une très vaste zone la destruction, la mort, la maladie,

entraînerait des déplacements massifs de population et causerait des dommages graves qui auraient
des répercussions à long terme sur l’environnement, le climat, la santé publique et le bien-être des
populations, ainsi que sur le développement socio-économique et l’ordre social. Bref, les
conséquences d’une telle explosion pourraient compromettre la survie même de l’humanité. Les
participants à la conférence ont reconnu que les effets d’une explosion nucléaire, vu leur ampleur,

leur multiplicité et leur enchaînement, seraient catastrophiques, et ont averti que ces effets, plus
complexes qu’on ne le croyait généralement, pourraient se manifester à grande échelle et se révéler
irréversibles.

281. Les Etats représentés à la conférence ont exprimé des opinions diverses sur les moyens

de faire avancer le désarmement nucléaire. Les délégations de 29 d’entre eux ont demandé que soit
négocié un instrument juridiquement contraignant qui interdirait les armes nucléaires. Plusieurs
délégations ont estimé que l’impuissance à progresser vers l’adoption de telle ou telle mesure de
désarmement ne devait pas empêcher de poursuivre de bonne foi des négociations sur d’autres
moyens efficaces de parvenir à l’avènement d’un monde à jamais exempt d’armes nucléaires. Elles

ont fait observer que les décisions prises en ce sens à l’échelle régionale, comme la création de
zones exemptes d’armes nucléaires, s’étaient avérées très efficaces,

282. Comme il est relevé dans le rapport sur les travaux de la conférence de Vienne, celle-ci,

comme celles d’Oslo et de Nayarit, a contribué à «faire mieux comprendre» la nature des «risques
concrets» que présentent les armes nucléaires, et permis de mieux mesurer «les indicibles
souffrances» qu’elles peuvent infliger, ainsi que les dévastations et les «conséquences humanitaires
catastrophiques» qui résulteraient de leur emploi. La conférence a également fait la constatation
suivante :

«vu que la doctrine de la dissuasion nucléaire implique que les Etats se préparent à la
guerre nucléaire, le risque d’une explosion nucléaire est bien réel … L’élimination
totale des armes nucléaires est la seule vraie garantie contre le risque d’une explosion

326
Voir Vienna Conference on the Humanitarian Impact of Nuclear Weapons (8-9 December 2014), Vienna,
Austria’s Federal Ministry for Europe, Integration and Foreign Affairs, 2015, p. 16.
32Ibid., p. 1-88. nucléaire ... Cette interdiction s’impose parce qu’il en va de la survie même de

l’humanité.»

Cette constatation a amené la conférence à souligner l’importance de l’article VI du TNP et la
nécessité de l’entrée en vigueur du traité d’interdiction complète des essais nucléaires .

283. Je vais maintenant résumer les conclusions de la conférence de Vienne. Premièrement,
il est établi que l’emploi et l’essai d’armes nucléaires ont des effets dévastateurs immédiats, à
moyen terme et à long terme. La contamination radioactive qui a suivi les essais et l’emploi de ces
armes a altéré de façon disproportionnée la santé des femmes et des enfants. Cette contamination,
s’est étendue à la chaîne alimentaire, et elle reste aujourd’hui encore mesurable dans l’atmosphère.

284. Deuxièmement, le risque d’une explosion nucléaire persistera tant qu’il y aura des
armes nucléaires. Le risque qu’une telle explosion soit déclenchée accidentellement, par erreur,
sans l’accord de l’autorité compétente ou délibérément est manifeste, vu la vulnérabilité des
réseaux de contrôle aux erreurs humaines et aux cyber-attaques ; le maintien des arsenaux
nucléaires à des niveaux d’alerte élevés, la pratique du déploiement avancé et la modernisation
constante des armes nucléaires. De plus, il existe toujours un risque de voir des acteurs

non-étatiques, en particulier des groupes terroristes, s’emparer d’armes nucléaires ou de matières
radioactives. Tous ces risques, qui s’aggravent avec le temps, sont inacceptables.

285. Troisièmement, du fait que la doctrine de la dissuasion nucléaire implique que les Etats
se préparent à la guerre nucléaire, le risque de l’emploi d’armes nucléaires est bien réel. Il faut

donc saisir sans plus tarder les chances qui s’offrent actuellement de réduire ce risque, notamment
en adoptant des doctrines de défense abaissant le niveau d’alerte des arsenaux nucléaires et
assignant un moindre rôle aux armes nucléaires. Cependant, même si le rôle assigné aux armes
nucléaires se limite à la dissuasion, la possibilité qu’elles soient employées délibérément ou
accidentellement demeure. L’interdiction totale des armes nucléaires est donc la seule garantie
absolue contre le risque de leur utilisation.

286. Quatrièmement, il importe de garder à l’esprit que l’existence des armes nucléaires
soulève en elle-même de graves problèmes moraux, qui dépassent largement le champ des débats et
des interprétations juridiques. Plusieurs délégations ont affirmé que pour assurer la survie de
l’humanité, il fallait que les armes nucléaires ne puissent plus jamais être employées en aucune
circonstance. Cinquièmement, aucun Etat ni aucune organisation internationale ne pourrait gérer

convenablement l’urgence humanitaire qui suivrait immédiatement l’emploi d’une arme nucléaire
ou remédier efficacement aux conséquences à long terme qui en résulteraient dans une zone
habitée. Il faut donc bien voir que la seule garantie contre les conséquences humanitaires de
l’emploi d’armes nucléaires consiste à obéir à l’impératif de prévention. Sixièmement, l’entrée en
vigueur du traité d’interdiction complète des essais nucléaires est une condition essentielle des

progrès du désarmement nucléaire et de l’instauration d’un régime de non-prolifération.

287. Septièmement, il est clair qu’il n’existe pas de règle de droit interdisant complétement
et universellement la possession, le transfert, la fabrication et l’emploi d’armes nucléaires,
autrement dit que le droit international, aujourd’hui encore, ne traite pas les armes nucléaires
comme il traite les armes biologiques et chimiques. Cette situation n’est pas simplement une

anomalie, comme on le dit souvent, mais une aberration, étant donné que les armes nucléaires sont

32Voir Vienna Conference on the Humanitarian Impact of Nuclear Weapons (8-9 December 2014), Vienna,
Austria’s Federal Ministry for Europe, Integration and Foreign Affairs, 2015, p. 5-7.beaucoup plus destructrices que celles des deux autres catégories. De toute manière, le droit
international de l’environnement reste applicable en période de conflit armé, y compris à l’emploi
d’armes nucléaires, même s’il ne comprend pas de règle visant spécifiquement ces armes. De
même, les règles internationales en matière de santé publique s’appliqueraient aux effets de
l’emploi d’armes nucléaires. Au vu des nouveaux éléments de preuve présentés lors des trois

conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires (2013-2014), il est extrêmement
douteux que ces armes puissent jamais être employées dans le respect du droit international
humanitaire.

4. Les suites des trois conférences : l’«engagement humanitaire»

288. Lors de la conférence de Vienne de 2014, bien que quelques délégations se soient
montrées sceptiques quant à l’efficacité d’une interdiction des armes nucléaires, l’écrasante
majorité des Etats parties au TNP qui y étaient représentés ont dit qu’ils comptaient que la

conférence d’examen du traité prévue pour 2015 prendrait acte des avancées enregistrées depuis la
précédente conférence d’examen, y compris les conclusions des trois conférences sur l’impact
humanitaire des armes nucléaires, et qu’elle définirait les étapes à franchir pour débarrasser
définitivement le monde des armes nucléaires. A l’issue de la conférence, l’Autriche, en tant que
pays hôte, a proposé l’adoption d’un «engagement» par lequel les Etats parties au TNP

réaffirmeraient leur volonté de remplir pleinement et sans tarder leurs obligations aux termes de
l’article VI du traité, et définiraient et promettraient de prendre des mesures efficaces en vue de
combler les lacunes du droit international quant à l’interdiction et l’élimination des armes
nucléaires .9

289. Ce texte comprenait également un appel adressé aux Etats dotés d’armes nucléaires
pour qu’ils prennent, dans un premier temps, des mesures concrètes de nature à réduire le risque de
déclenchement d’une explosion nucléaire, consistant notamment à adopter des doctrines de défense
assignant un moindre rôle aux armes nucléaires. En souscrivant à l’«engagement», les Etats
reconnaitraient : a) que la question des droits et des besoins des victimes de l’emploi ou de l’essai

d’armes nucléaires n’avait pas encore été convenablement traitée ; b) que tous les Etats
partageaient la responsabilité d’empêcher tout emploi d’armes nucléaires ; et c) que les
conséquences de l’emploi d’armes nucléaires soulevaient de très graves questions de morale et
d’éthique qui débordaient le champ des débats sur la licéité de ces armes.

290. Peu avant l’ouverture de la conférence, 66 Etats avaient déjà signifié qu’ils souscriraient
à l’«engagement» ; à la fin de la conférence, 107 Etats avaient souscrit à ce texte (rebaptisé
«engagement humanitaire»), lui conférant une autorité véritablement internationale .0
Le 7 décembre 2015, l’Assemblée générale des Nations Unies a repris dans sa résolution 70/48

l’essentiel de la teneur de l’engagement humanitaire. En avril 2016, le nombre des Etats ayant
souscrit à l’engagement humanitaire atteignait 127 ; comme il fallait s’y attendre, aucun des Etats
dotés d’armes nucléaires ne figurait parmi eux.

291. Des initiatives récentes, dont l’organisation des conférences sur l’impact humanitaire

des armes nucléaires, ont dûment mis en avant les conséquences humanitaires des explosions
d’armes nucléaires. Je vois dans le recentrage sur les peuples de la perspective dans laquelle est
abordée l’ensemble de la question le signe d’un effort salutaire de lucidité, devant l’inconsistance

329
Voir http://www.bmeia.gv.at/fileadmin/user_upload/Zentrale/Aussenpolitik/Abr…
Vienna_Pledge _Document.pdf. Le texte de l’«engagement» ne renvoie qu’aux obligations que le TNP impose aux Etats.
Il ne fait aucune mention des obligations de droit international coutumier.
33http://www.bmeia.gv.at/fileadmin/user_upload/Zentrale/Aussenpolitik/Abr… la stratégie dite de «dissuasion» et la menace des conséquences catastrophiques de l’emploi
d’armes nucléaires. Les Etats dotés de telles armes, quant à eux, en choisissant de procéder «par
étapes» pour remplir les obligations leur incombant aux termes de l’article VI du TNP, semblent

avoir marqué leur préférence pour une démarche privilégiant les rapports interétatiques, qui les a
conduits à un blocage, une impasse.

292. Les obligations concernant le désarmement nucléaire étant des obligations de résultat,
un processus «échelonné» ne saurait se prolonger indéfiniment, cependant que les Etats qui y sont
engagés entretiennent la menace de l’épée de Damoclès nucléaire. La démarche «échelonnée», qui

jusqu’à présent n’a produit aucun résultat concret notable, semble faire abstraction de ce que les
Nations Unies ont maintes fois réaffirmé l’obligation de procéder au désarmement nucléaire (voir
plus haut). Après tout, l’interdiction absolue des armes nucléaires, sous ses multiples aspects , 331

relève d’une obligation de jus cogens (voir plus haut). Comme l’ont montré les conférences sur
l’impact humanitaire des armes nucléaires, ces armes sont par nature inhumaines, constatation qui
confirme que la stratégie dite de «dissuasion» est inconsistante et n’est pas viable (voir plus haut).

293. Depuis la dernière de ces trois conférences (qui, je le rappelle, ont eu lieu en 2013 et
332
2014), le nombre des ogives nucléaires a légèrement diminué (pendant la période 2014-2016) ,
mais les Etats dotés d’armes nucléaires ont néanmoins continué de moderniser leurs programmes
d’armement nucléaire, ce qui signifie qu’il ne faut pas compter que les armes nucléaires soient
333
abandonnées dans l’avenir prévisible . Néanmoins, la conscience grandissante des conséquences
humanitaires de l’emploi d’armes nucléaires laisse poindre la possibilité d’élaborer un «cadre
déontologique qui, eu égard à la capacité inégalée des armes nucléaires d’infliger des souffrances
334
inhumaines, établirait que l’emploi de telles armes est illicite en soi» .

294. Tempus fugit. Il reste un long chemin à parcourir pour débarrasser le monde des armes
nucléaires. Les Nations Unies ont appelé l’attention sur l’urgence du désarmement nucléaire. Elles
l’ont fait à maintes reprises et, tout récemment, à l’occasion de la création en décembre 2015 d’un

groupe de travail à composition non limitée de l’Assemblée générale chargé d’étudier les mesures
juridiques concrètes et efficaces nécessaires à l’instauration d’un monde exempt à jamais d’armes
nucléaires . Dans sa résolution portant création du groupe de travail, l’Assemblée générale a

souligné l’importance du multilatéralisme, de l’adoption d’une «démarche inclusive» (impliquant
la participation de tous les Etats Membres de l’ONU), et de la contribution, complétant celle des
Etats, des organisations internationales, de la société civile et du monde universitaire . Elle a 336

également réaffirmé qu’il était «urgent de progresser sur le fond dans les négociations
multilatérales sur le désarmement nucléaire» pour permettre «l’avènement d’un monde exempt à
jamais d’armes nucléaires» . 337

331
Cette interdiction implique que soient prises des mesures couvrant sans aucune exception l’emploi, la menace
de l’emploi, la mise au point, la fabrication, l’acquisition, la possession, le stockage et le transfert d’armes nucléaires.
332Le nombre des ogives nucléaires, qui était de 16 300 en 2014, a été ramené à 15 850 en 2015 et 15 395 au
début de 2016.

333Voir SIPRI Yearbook 2016 : Armaments, Disarmament and International Security, Stockholm-Solna, SIPRI,
2016, chap. 16, p. 609-667.

334 ILPI, Evidence of Catastrophe — A Summary of the Facts Presented at the Three Conferences on the
Humanitarian Impact of Nuclear Weapons, Oslo, ILPI, 2015, p. 15.
335
Résolution 33/70 de l’Assemblée générale, adoptée le 7 décembre 2015.
336
Ibid., préambule, al. 8 et 14-15.
337Ibid., dispositif, par. 2. 295. Il est à noter que toutes les activités et initiatives que je viens de passer en revue

(conférences d’examen du TNP, création de zones exemptes d’armes nucléaires, conférences sur
l’impact humanitaire des armes nucléaires), auxquelles ont fait référence les Parties aux trois
affaires sur lesquelles la Cour vient de se prononcer (Obligations relatives à des négociations
concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire) sortaient

du cadre strictement interétatique. Il est à mon sens indispensable, dans le domaine considéré ici,
d’adopter une perspective qui, outre les Etats, englobe les peuples et l’humanité, qui ont lieu de
craindre pour leur survie.

XX. C ONSIDÉRATIONS FINALES :L ’EXISTENCE D ’UNE OPINIO JURIS COMMUNIS
INSPIRÉE PAR LA CONSCIENCE (RECTA RATIO ),QUI PRIME

DE BEAUCOUP LA «VOLONTÉ »

296. Les armes nucléaires ont dès leur conception été associées à la perspective de
destructions inouïes. Il faut se souvenir que les premières bombes atomiques ont été fabriquées à

une époque  le deuxième conflit mondial  où la «guerre totale», cette abomination, semait la
destruction et la dévastation en violation flagrante du droit international humanitaire et du droit
international des droits de l’homme . Les armes nucléaires ont été fabriquées, puis employées au

mépris total des principes fondamentaux de droit international, inaugurant l’ère nucléaire, qui est
celle d’un monde sans loi. La stratégie de «dissuasion» procède d’une «dialectique de la défiance»
qui, à un moment imprévisible, précipitera le monde dans le néant. D’où l’importance capitale de

négociations propres à conduire au désarmement général qui, comme le relevait Raymon339ron au
début des années 1960, n’a «jamais été pris au sérieux» par les superpuissances .

297. Enfin, je voudrais revenir à un point essentiel dont j’ai traité plus haut (voir sect. XVI),
à savoir la formation d’une opinio juris communis quant à l’obligation de procéder au désarmement
nucléaire. Les considérations fondamentales d’humanité ont un rôle important à jouer dans le
développement du droit des nations. Lorsqu’une question met en jeu bien plus que les intérêts des

Etats pris individuellement, ce sont ces considérations qui inspirent l’opinio juris qui se forme à
son sujet. A plus d’une occasion, la Cour (dans différents contextes) a tenu compte de résolutions
de l’Assemblée générale des Nations Unies dans lesquelles elle voyait l’expression du droit

international.

298. Par exemple, dans son célèbre avis consultatif du 21 juin 1971 sur la Namibie, elle a

considéré en particulier deux réso340ions de l’Assemblée générale qui avaient à son avis contribué à
la formation d’une opinio juris . De même, dans son avis consultatif du 16 octobre 1975 sur le
Sahara occidental, la Cour a pris en considération et analysé en détail plusieurs résolutions de
341
l’Assemblée générale . Autres exemples : l’avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les

338Voir entre autres J. Lukacs, L’héritage de la Seconde Guerre Mondiale, Paris, Ed. F.-X. de Guibert, 2011,
p. 38-39, 55, 111 et 125-148 ; I. Kershaw, To Hell and Back — Europe 1914-1949, Londres, Penguin, 2016, p. 7, 356,
407, 418, 518 et 521.
339
R. Aron, Paz e Guerra entre as Nações, 1962, Brasília, Ed. Universidade de Brasília, 1979, p. 413, 415,
421-422 et 610. Raymond Aron expose dans cet ouvrage ses réflexions sur l’ère nucléaire dans le contexte des tensions
de la guerre froide, et sur les nouveaux défis et dangers qui menaçaient et menacent encore l’avenir de l’humanité ; voir
R. Aron, Paix et guerre entre les nations, 8 éd., Paris, Calmann-Lévy, 2015, p. 13-770.
340
Il s’agit des résolutions 1514(XV) du 14 décembre 1960 et 2145(XXI) du 27 octobre 1966, toutes deux
relatives au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; voir Conséquences juridiques pour les Etats de la présence
continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de
sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, 45 et 49-51.
341
Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 20, 23, 26-37, 40, 57 et 67-68.Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé , ou 342
encore celui du 22 juillet 2010 sur la Déclaration d’indépendance relative au Kosovo . Dans son43

avis consultatif de 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour a
retenu, encore qu’en des termes assez restrictifs, une série de résolutions de l’Assemblée générale
comme reflétant l’émergence et l’évolution d’une opinio juris (par. 70). Elle aurait pu aller

beaucoup plus loin.

299. L’idée qu’une opinio juris contribue à la formation du droit international est loin d’être
e
neuve, et elle est maintenant largement admise. Dès le XIX siècle, les théoriciens du droit de
l’école dite «historique» (F. K. von Savigny et G. F. Puchta) et la jurisprudence inspirée par cette
école, s’écartant de la conception volontariste, ont progressivement dévalué la «volonté» des Etats,
et accrédite la thèse selon laquelle une opinio juris, lorsqu’elle est l’expression de la «conscience

juridique» des nations et des peuples, fait qu’une pratique peut devenir le droit. Au fil du temps,
l’idée que la conscience juridique collective prime la «volonté» des Etats s’est affirmée en réaction
au comportement de certains Etats peu disposés à se plier aux règles régissant des questions
mettant en jeu les intérêts communs à tous les membres de la communauté internationale.

300. Cette évolution a influé sur le mode de formation des règles de droit international
coutumier, processus qui est loin de se limiter à l’intégration des apports de l’une ou l’autre des

«sources» formelles du droit. L’opinio juris communis en est ainsi venue «à prendre une
dimension beaucoup plus vaste que si elle était simplement considérée comme l’élément
psychologique nécessaire pour qu’une coutume devienne le droit» . L’opinio juris est devenue

un élément essentiel de la formation du droit international, tendant à faire de celui-ci un droit de la
conscience. Cette tendance a eu pour effet de réduire l’influence exercée unilatéralement par les
Etats les plus puissants, et de favoriser le développement d’un droit international se voulant en
adéquation avec l’intérêt général, conçu pour le bien de l’ensemble de la communauté

internationale.

301. On en est venu à considérer que les fondements de l’ordre juridique international étaient

indépendants de la «volonté» des Etats pris individuellement et la transcendaient,
l’opinio juris communis étant désormais vue comme l’expression de la «conscience juridique» non
seulement des nations et des peuples, comme l’avaient en leur temps soutenu les juristes de
l’«école historique», mais de la communauté internationale tout entière, ce qui va dans le sens de

l’universalisation du droit international. Selon moi, cette conception du droit international comme
étant l’expression de la conscience collective convient tout particulièrement à l’examen d’une
question telle que le désarmement nucléaire, dont l’enjeu est la survie de l’humanité.

342
Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 171-172, par. 86-88.
343
Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis
consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 437, par. 80 (la Cour y fait référence à une résolution de l’Assemblée générale
«qui reflète le droit international coutumier»).
344A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
(note n 132), p. 137, (voir également p. 138) ; voir R. Huesa Vinaixa, El Nuevo Alcance de la «Opinio Juris» en el
Derecho Internacional Contemporáneo, Valencia, Tirant lo Blanch, 1991, p. 30-31 et 36-38 (voir également p. 76-77,
173, 192, 194, 199 et 204-205) ; R. E. Piza Escalante, «La «Opinio Juris» como Fuente Autónoma del Derecho
Internacional («Opinio Juris» y «Jus Cogens»)», 39 Relaciones Internacionales — Heredia/C.R., 1992, p. 61-74 ;

J. I. Charney, «International Lawmaking — Article 38 of the ICJ Statute Reconsidered», in New Trends in International
Lawmaking — International «Legislation» in the Public Interest (actes du symposium de Kiel, mars 1996), Berlin,
Duncker & Humbolt, 1997, p. 180-183 et 189-190. 302. Dans un ouvrage publié en 1983, Wang Tieya écrivait qu’il ne fallait pas minimiser
l’importance des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, en particulier de ses
résolutions déclaratoires. Considérant que ces résolutions clarifiaient les règles et principes de

droit international, il soutenait «qu’il [était] faux de prétendre qu’elles n’[avaient] aucune influence
sur la formation du droit pour la seule raison qu’elles [n’étaient] pas strictu sensu contraignantes».
Il ajoutait ceci : «étant l’expression des convictions de la majorité des Etats, les résolutions de

l’Assemblée générale peuvent, à tout le moins, servir345indicateurs de la direction générale dans
laquelle se développe le droit international» . Il poursuivait en disant que ces résolutions,
reflétant la position de l’«écrasante majorité des Etats», avaient «accéléré le développement du

droit international» en contribuant au processus de cri346llisation transformant les règles
émergentes en «des normes clairement définies» . Durant la même décennie, d’autres auteurs ont
également fait observer que les résolutions de l’Assemblée générale avaient servi à exprimer, au fil

des ans, «la conception d’un monde de justice et347équité» et à illustrer «dans quel esprit et dans
quels buts» les Nations Unies y adhéraient .

303. Dans une série de cours que j’ai donnés en 1988 à l’Institut du droit international public
et des relations internationales de Thessalonique, j’ai tout d’abord traité de l’interpénétration du
348
droit international coutumier et du droit international conventionnel  reconnue par la Cour ,
et expliqué en quoi les résolutions de l’Assemblée générale pouvaient contribuer à l’émergence
d’une opinio juris communis . J’ai ensuite expliqué pourquoi je rejetais la «position strictement

volontariste» dont procédait «la pratique inacceptable du «refus systématique»», ajoutant que le
désaccord de «tel ou tel Etat ne saurait empêcher la création de nouvelles règles ou obligations de
droit international coutumier» issues de l’opinio juris communis plutôt que de la voluntas des
350
Etats .

304. J’ai poursuivi en soutenant qu’à mesure que le droit international évoluait, il était

apparu de plus en plus évident que le positivisme volontariste était «totalement incapable» de
rendre compte de l’élément consensuel de la formation des obligations de droit international
coutumier ; j’ai fait observer que «contrairement à ce que prétend[ai]ent les tenants du positivisme

volontariste», qui s’obstinaient à voir dans le consentement des Etats pris individuellement la
condition essentielle du développement du droit, «les esprits libres [avaient] été les premiers à se
rebeller» contre l’immobilisme et à chercher comment le droit international pouvait contribuer à la

345
Wang Tieya, «The Third World and International Law», in The Structure and Process of International Law :
Essays in Legal Philosophy Doctrine and Theory (ouvrage collectif publié sous la dir. de R.St.J. Macdonald et
D.M. Johnston), La Haye, M. Nijhoff, 1983, p. 964.
346
Ibid., p. 964-965.
347 B. Sloan, «General Assembly Resolutions Revisited (Forty Years Later)», 58 British Year Book of
International Law, 1987, p. 80 (voir également p. 116, 137 et 141).

348Par exemple, au cours des procédures relatives aux affaires des Essais nucléaires (1973-1974), l’un des Etats
demandeurs (l’Australie), lors de l’audience du 8 juillet 1974, a rappelé que dans les affaires du Plateau continental de la
mer du Nord (C.I.J. Recueil 1969, p. 41), la Cour avait considéré qu’une règle conventionnelle pouvait venir s’ajouter au
corpus du droit international général, et devenir ainsi également une règle de droit coutumier ; voir C.I.J., Mémoires,
affaires des Essais nucléaires (vol. I : Australie c. France, 1973-1974), p. 503J’ajouterai qu’une règle de droit

coutumier peut aussi se cristalliser en une règle conventionnelle. Le droit international n’est pas statique (contrairement à
ce que pensent à tort les tenants du positivisme juridique ; il est par nature dynamique).
349A. A. Cançado Trindade, «Contemporary International Law-Making : Customary International Law and the
Systematization of the Practice of States», in Sources of International Law (Thesaurus Acroasium, vol. XIX),

Thessalonique, Institut du droit international public et des relations internationales, 1992, p. 68 et 71.
350Ibid., p. 78-79.solution de problèmes nouveaux intéressant la communauté internationale tout entière, ce qui
351
impliquait la reconnaissance d’obligations s’imposant à tous les Etats .

305. En conclusion de ma réfutation du positivisme volontariste, j’affirmais que pour établir

les fondements consensuels d’un système juridique répondant aux besoins et aux aspirations de
tous les peuples, il fallait que le développement progressif du droit international procède de la
conscience collective, d’où la nécessité de prêter la plus grande attention au droit international
coutumier. A mon sens, les principes généraux de droit (prima principia) confèrent à l’ordre

juridique interne des Etats comme à l’ordre juridique international leur indispensable dimension
axiologique . Aujourd’hui, après près de vingt ans, je réaffirme sans hésiter ma position quant à
l’existence en droit international tant coutumier que conventionnel de l’obligation d’éliminer les

armes nucléaires afin de lever la menace inhumaine qu’elles font peser sur le monde.

306. Il me paraît utile, à ce stade de mon exposé, de relever que les résolutions adoptées par

l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité des Nations Unies ne le sont pas au nom des Etats
qui les votent, mais de l’Organisation des Nations Unies elle-même, et qu’en conséquence, elles
valent pour tous les Etats Membres de l’ONU. Il en va ainsi des résolutions que j’ai passées en

revue plus haut. L’Organisation des Nations Unies, ne l’oublions pas, est dotée de la personnalité
juridique internationale, ce qui lui confère la capacité d’agir sur le plan international en tant
qu’entité distincte des Etats Membres considérés individuellement ; cette autonomie est conforme
au principe de l’égalité juridique des Etats et atténue l’inquiétante vulnérabilité des Etats en

position de faiblesse, comme le sont les Etats non dotés d’armes nucléaires ; par une action
multilatérale soucieuse du bien commun de l’humanité, l’ONU cherche à atteindre des buts que
partagent tous les membres de la communauté internationale , dont le désarmement nucléaire.

310. Les Etats dotés d’armes nucléaires ne constituent qu’un petit groupe, et ne sauraient
négliger ou sous-estimer des résolutions réaffirmées année après année, au prétexte qu’ils ont voté

contre ou se sont abstenus lors de leur adoption. Une fois adoptées, ces résolutions valent pour
tous les Etats Membres de l’ONU. Elles sont des résolutions de l’Organisation des Nations Unies
elle-même, et pas seulement de la vaste majorité des Etats Membres qui les ont votées. Les

résolutions dans lesquelles l’Assemblée générale revient avec insistance sur des questions
intéressant l’humanité dans son ensemble (telles que l’existence des armes nucléaires) ont, selon
moi, valeur normative. C’est faire fausse route que de les considérer dans la perspective étroite du
positivisme volontariste.

308. Comme je l’ai déjà dit, la conscience est d’un ordre supérieur à celui de la «volonté».
La conscience juridique universelle doit être placée bien au-dessus de la «volonté» des Etats pris

individuellement, et c’est elle qui s’exprime dans les résolutions de l’Assemblée générale, inspirées
par des principes généraux de droit international qui donnent corps aux valeurs et aux aspirations
de l’ensemble de la communauté internationale et de l’humanité . Cette observation vaut, je le

351A. A. Cançado Trindade, «Contemporary International Law-Making: Customary International Law and the
Systematization of the Practice of States», in Sources of International Law (Thesaurus Acroasium, vol. XIX),
Thessalonique, Institut du droit international public et des relations internationales, 1992, p. 126-129.

352Ibid., p. 128-129 ; A. A. Cançado Trindade, «The Contribution of Latin American Legal Doctrine to the
Progressive Development of International Law», 376 Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye,
2014, p. 9-92, en particulier p. 75-76.
353 e
Voir A. A. Cançado Trindade, Direito das Organizações Internacionais, 6 édition révisée. éd.,
Belo Horizonte/Brazil, Ed. Del Rey, 2014, p. 51 et 530-531.
354A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, op. cit. supra
o
(note n 132), p. 129-138.répète, pour les résolutions que j’ai passées en revue plus haut. Les valeurs qui trouvent leur
expression dans ces prima principia sont celles qui inspirent et fondent tout ordre juridique.

309. Les principes généraux de droit (prima principia) confèrent selon moi à l’ordre
juridique interne des Etats et à l’ordre juridique international leur indispensable dimension
axiologique. Néanmoins, les tenants du positivisme juridique et du «réalisme politique», toujours
très attentifs aux intérêts des plus puissants, persistent dans leur erreur fondamentale, consistant à

négliger l’importance de ces principes qui, encore une fois, constituent les fondements de tout
système juridique, et informent et conforment les règles à suivre dans la recherche de la justice.
L’histoire nous enseigne que négliger ces principes entraîne des conséquences désastreuses . 355

310. Au cours des dernières décennies, lesdits principes ont contribué à la formation d’un
vaste corpus juris sur des questions intéressant la communauté internationale tout entière, telles que
le désarmement nucléaire. Leur rôle grandissant dans le développement du droit est le signe que le
paradigme interétatique traditionnel de l’ordre juridique international est maintenant dépassé . 356

C’est là une réalité qu’on ne saurait continuer d’éluder. Le fait que les procédures contentieuses
engagées devant elle opposent des Etats ne justifie aucunement que la Cour, dans ses
raisonnements, doive s’en tenir à un point de vue interétatique. En sa qualité d’«organe judiciaire
principal des Nations Unies», qu’elle tient de l’article 92 de la Charte des Nations Unies, elle doit

considérer, outre les Etats, les peuples au nom desquels la Charte a été adoptée. Lorsqu’elle est
appelée à se prononcer sur des affaires contentieuses telles que celle dont il est ici question,
opposant les Iles Marshall à l’Inde au sujet d’Obligations relatives à des négociations concernant
la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, elle doit garder à
l’esprit des considérations fondamentales d’humanité et tenir compte de leur incidence aussi bien

sur les questions de recevabilité et de compétence que sur les questions de fond.

XXI. E PILOGUE :RÉCAPITULATION

311. Alors que je parviens au terme de l’exposé de mon opinion dissidente, j’ai le sentiment
d’être en paix avec ma conscience ; je ne doute pas que les considérations que j’ai cru bon de faire
valoir montrent à l’évidence que ma position sur tous les points traités dans l’arrêt qui vient d’être
prononcé est diamétralement opposée à celle adoptée par une Cour divisée qui, considérant que

l’existence d’un différend d’ordre juridique entre les Parties n’avait pas été établie, a conclu que
celle-ci n’avait pas compétence pour connaître des demandes présentées par les Iles Marshall dans
leur requête, et qu’elle ne pouvait donc pas procéder à l’examen de l’affaire au fond. Je suis en
désaccord total avec ces conclusions : à mon avis, il y avait bien entre les Parties un différend

relevant de la compétence de la Cour. Il existe une obligation de droit international tant
conventionnel que coutumier de procéder au désarmement nucléaire, et il incombait à la Cour de
procéder à l’examen de l’affaire au fond pour déterminer si le défendeur y avait effectivement
manqué.

312. Ma position dissidente est fondée non seulement sur mon appréciation des moyens
qu’ont fait valoir les Parties, mais aussi, et surtout, sur des considérations ayant trait à des principes
et valeurs fondamentaux auxquels j’attache la plus grande importance. Etant en désaccord avec la

majorité sur tous les points traités dans l’arrêt, que ce soit dans l’exposé du raisonnement de la

355A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2 édition révisée, Belo Horizonte/Brazil,
2015, p. 6-24 ; A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, op. cit. supra
(note n 255), p. 410-418.

35A. A. Cançado Trindade, Direito das Organizações Internacionais, op. cit. supra (note n 365), p. 530-537.Cour ou dans ses conclusions ; j’ai estimé que mon souci de contribuer du mieux que je le peux à
l’exercice de la fonction judiciaire internationale m’imposait le devoir de laisser une trace officielle

des motifs de mon dissentiment, sous la forme du présent exposé de mon opinion dissidente. Il me
paraît utile, alors que je touche à la fin de cet exposé, de récapituler tous les points que j’y ai
soulevés, afin de les faire ressortir plus clairement et de mettre en évidence leur interdépendance.

313. Primus : selon la jurisprudence constante de la Cour, un différend est un désaccord sur
un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts
entre deux personnes. L’existence d’un différend (au moment du dépôt d’une requête) doit être

établie objectivement par la Cour. Elle peut l’être par inférence. Secundus : la règle qui veut que
l’existence d’un différend soit établie objectivement n’a pas pour objet de protéger les Etats
défendeurs, mais de garantir le bon exercice par la Cour de sa fonction judiciaire. Tertius : pour
que l’existence d’un différend puisse être établie, il n’est pas nécessaire que l’Etat demandeur ait
informé l’Etat ou les Etats défendeurs de son intention de saisir la Cour, ni que les négociations
diplomatiques aient été «épuisées», ni non plus que l’Etat demandeur, préalablement au dépôt de sa
requête, ait informé l’Etat ou les Etats défendeurs de ses griefs ; bref, c’est à la Cour elle-même

qu’il appartient de déterminer objectivement s’il existe ou non un différend.

314. Quartus : les Iles Marshall d’une part, et le Royaume-Uni, l’Inde et le Pakistan d’autre
part, ont pris des positions et adopté des comportements différents relativement à la question en
cause, révélant une opposition de thèses juridiques dont la constatation aurait dû suffire à la Cour
pour établir objectivement l’existence d’un différend. Quintus : rien ne justifie en droit que la Cour
tente d’élever le seuil de détermination de l’existence d’un différend ; selon sa jurisprudence

constante, elle s’est expressément gardée de suivre en la matière une démarche formaliste de nature
à restreindre l’accès à la justice internationale. Elle a au contraire constamment réservé sa
prérogative de déterminer objectivement l’existence d’un différend, évitant de fonder son
appréciation, comme elle l’a fait en l’espèce, sur un critère subjectif, en l’espèce la «connaissance»
que les Etats défendeurs pouvaient avoir eue ou non, préalablement au dépôt de la requête, du
différend qui y était allégué.

315. Sextus : les séries de résolutions adoptées au fil des années par l’Assemblée générale
des Nations Unies (celles mettant en garde contre les dangers des armes nucléaires, adoptées de
1961 à 1981, celles demandant le gel des arsenaux nucléaires, adoptées de 1982 à 1992, celles
condamnant les armes nucléaires, adoptées de 1982 à 2015, et celles relatives à la suite donnée à
l’avis consultatif rendu par la Cour en 1996, adoptées de 1996 à 2015) font autorité et ont une
valeur juridique. Septimus : leur autorité et leur valeur juridique ont été dûment reconnues devant
la Cour en 1995 lors de la procédure qui a abouti au prononcé de son avis consultatif de 1996.

Octavus : comme l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité s’est montré préoccupé par la
question en cause dans les affaires sur lesquelles la Cour vient de se déclarer incompétente, ce dont
témoignent ses débats et résolutions sur le désarmement nucléaire.

316. Nonus : l’adoption des résolutions susmentionnées, et d’autres initiatives, illustrent la
longue saga de la condamnation par les Nations Unies des armes nucléaires. Decimus : le fait que

d’autres armes de destruction massive (les gaz toxiques, les armes biologiques et chimiques) ont
été interdites alors que les armes nucléaires, pourtant beaucoup plus destructrices, ne le sont
toujours pas, constitue une absurdité juridique. Après s’être formée progressivement, l’obligation
de procéder au désarmement nucléaire s’est maintenant cristallisée en droit international aussi bien
conventionnel que coutumier, évolution à laquelle les Nations Unies, au fil des décennies, ont
apporté une contribution précieuse. 317. Undecimus : en l’espèce, les arguments et contre-arguments des Parties montrent que la
question des résolutions des Nations Unies et de l’émergence d’une opinio juris communis quant à

l’obligation de procéder au désarmement nucléaire a retenu leur attention. Duodecimus : le mal
hante le destin de l’humanité depuis d’innombrables siècles. Après l’avènement de l’ère nucléaire
en août 1945, certains des plus grands penseurs de notre temps en sont venus à se demander si
l’humanité avait encore un avenir et ont appelé l’attention sur l’impératif du respect de la vie et sur
l’importance des valeurs humanistes. Tertius decimus : certains théoriciens du droit international
ont, pour leur part, insisté sur la prééminence qu’il est nécessaire d’accorder à la conscience
humaine (la conscience juridique universelle) sur le volontarisme étatique.

318. Quartus decimus : la Charte des Nations Unies est attentive aux peuples : les
conférences de la série récemment organisée par les Nations Unies avaient pour dénominateur
commun la reconnaissance de la légitimité des préoccupations éprouvées par la communauté
internationale tout entière quant aux conditions d’existence et au bien-être des peuples partout dans
le monde. Quintus decimus : les principes généraux de droit (prima principia) sont le fondement
de tout système juridique. Ils en informent et conforment les règles, dont ils guident l’application,

et ils sont là pour rappeler la primauté du jus necessarium sur le jus voluntarium.

319. Sextus decimus : la nature d’une affaire portée devant la Cour peut exiger que celle-ci
raisonne sans s’en tenir à un point de vue strictement interétatique ; l’affaire ici considérée, portant
sur l’obligation de procéder au désarmement nucléaire, exigeait que la Cour concentre son attention
sur les peuples, en adoptant un point de vue humaniste, au lieu de chercher à ménager les
susceptibilités qui se manifestent dans les relations interétatiques. Septimus decimus : le fait que

les procédures contentieuses engagées devant elle opposent des Etats ne signifie aucunement que la
Cour doive raisonner d’un point de vue strictement interétatique. La question du désarmement
nucléaire intéresse l’humanité tout entière.

320. Duodevicesimus : l’affaire sur laquelle je m’exprime ici met en évidence la suprême
importance des principes fondamentaux, dont le principe de l’égalité juridique des Etats, le principe
d’humanité et l’idée d’une justice objective. Undevicesimus : les inégalités de fait et la stratégie

dite de «dissuasion» ne sauraient entamer l’égalité juridique des Etats. Vicesimus : les tenants de la
doctrine de la «dissuasion» ne sauraient continuer de traiter comme quantité négligeable les séries
de résolutions par lesquelles l’Assemblée générale a exprimé une opinio juris communis
condamnant les armes nucléaires. Vicesimus primus : Il découle des principes généraux de droit
international comme de la doctrine du droit international que l’existence des armes nucléaires est
contraire au droit international, au droit international humanitaire et au droit international des droits
de l’homme, ainsi qu’à la Charte des Nations Unies.

321. Vicesimus secundus : il faut traiter la question du désarmement nucléaire du point de
vue des peuples, en gardant à l’esprit le droit fondamental à la vie ; la raison d’humanité prime la
raison d’Etat. Il importe que l’attention accordée aux conséquences dévastatrices et
catastrophiques de l’emploi d’armes nucléaires ne se relâche pas. Vicesimus tertius : le
désarmement nucléaire, auquel aspirent les peuples du monde entier, ne saurait être subordonné au

consentement de tel ou tel Etat. La conscience juridique universelle prime de beaucoup la
«volonté» de l’Etat. Vicesimus quartus : les interdits absolus frappant la privation arbitraire de la
vie, l’infliction de traitements cruels, inhumains ou dégradants ou l’infliction de maux superflus,
sont des interdits de jus cogens qui ont une incidence sur le droit international des droits de
l’homme, le droit international humanitaire et le droit international des réfugiés et participent du
processus historique actuellement en cours d’humanisation du droit international. 322. Vicesimus quintus : les tenants du positivisme juridique font abstraction de l’existence
d’une opinio juris communis sur l’illicéité en droit international contemporain de toutes les armes

de destruction massive, y compris (et surtout) les armes nucléaires, et sur l’obligation de procéder
au désarmement nucléaire. Vicesimus sextus : le droit international conventionnel et le droit
international coutumier en matière de protection de la personne humaine se développent de pair,
comme l’indique la clause de Martens, ce qui vaut pour l’interdiction des armes nucléaires.
Vicesimus septimus : l’existence des armes nucléaires est la grande tragédie de l’ère nucléaire ;
aujourd’hui plus que jamais, les êtres humains ont besoin d’être protégés d’eux-mêmes.
L’existence de ces armes est un défi aux valeurs morales, lesquelles sont indissociables du droit,

comme nous l’ont enseigné les penseurs jusnaturalistes.

323. Vicesimus octavus : l’humanité en tant que sujet de droit international, est exposée
depuis déjà longtemps au danger mortel des armes nucléaires. Vicesimus nonus : l’humanité tout
entière est un sujet de droit des nations, comme l’ont montré les «pères fondateurs» du droit
international. Trigesimus : la vision humaniste du droit international est centrée sur les peoples et
tient compte des fins d’humanité de l’existence des Etats. Trigesimus primus : l’opinio juris

communis necessitatis sur l’existence d’une obligation de droit international coutumier et
conventionnel de procéder au désarmement nucléaire a trouvé son expression dans les travaux des
conférences d’examen du TNP, la création de zones exemptes d’armes nucléaires et les actes de la
série récente de conférences consacrées à l’impact humanitaire des armes nucléaires, servant la
cause commune qu’est l’avènement d’un monde à jamais débarrassé de ces armes. Trigesimus
secundus : Ces initiatives ont débordé la perspective strictement interétatique et dûment pris en
considération l’aspiration des peuples et de l’humanité à vivre dans un monde où leur survie ne sera

plus menacée.

324. Trigesimus tertius : l’opinio juris communis qui s’est dégagée sous l’influence,
notamment, des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, n’est pas simplement
l’élément psychologique nécessaire pour qu’une coutume devienne le droit, mais à une dimension
beaucoup plus vaste en ce qu’elle est un élément essentiel de la formation d’un droit issu de la
conscience, tendant à libérer le monde de la menace inhumaine que font peser sur lui les armes

nucléaires. Trigesimus quartus : les résolutions adoptées par l’Assemblée générale et le Conseil de
sécurité le sont au nom de l’Organisation des Nations Unies elle-même (et pas seulement au nom
des Etats qui les ont votées) ; elles valent donc pour tous les Etats Membres de l’ONU.

325. Trigesimus quintus : l’Organisation des Nations Unies, dotée de la personnalité
juridique internationale, agit conformément au principe de l’égalité juridique des Etats lorsqu’elle
s’efforce d’atteindre des buts communs tels que le désarmement nucléaire. Trigesimus sextus :

deux des organes principaux des Nations Unies, l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité,
ainsi que le Secrétaire général de l’ONU, ont au fil des années apporté constamment une
contribution remarquable à la cause du désarmement nucléaire.

326. Trigesimus septimus : les résolutions des Nations Unies relatives aux armes nucléaires
portent sur une question qui, intéressant l’humanité tout entière, ne peut pas être convenablement

traitée d’un point de vue privilégiant le volontarisme des Etats. La conscience juridique universelle
prime de beaucoup la «volonté» des Etats pris individuellement. Trigesimus octavus : en sa qualité
d’organe judiciaire principal des Nations Unies, la Cour internationale de Justice doit garder à
l’esprit des considérations fondamentales d’humanité ayant une incidence sur les questions de droit
qui entrent en jeu au stade d’une affaire consacré à la compétence et la recevabilité aussi bien qu’au
stade de l’examen au fond. 327. Quadragesimus : Un monde tel que le nôtre, où il existe des arsenaux nucléaires, est

voué à détruire son passé, à vivre le présent dans une dangereuse précarité et à finalement renoncer
à tout avenir. Les armes nucléaires ne promettent rien d’autre que l’anéantissement. A mon avis,
la Cour internationale de Justice, organe judiciaire principal des Nations Unies, aurait dû montrer
dans son arrêt qu’elle était sensible à cette menace et soucieuse d’apporter sa contribution au
règlement d’une question qui est au cœur des préoccupations de la communauté internationale,

consciente de sa vulnérabilité, et de l’humanité tout entière.

(Signé) Antônio Augusto C ANÇADO T RINDADE .

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Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade

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