Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Bedjaoui

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O PINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC BEDJAOUI

Jurisprudence traditionnelle peu formaliste  revirement jurisprudentiel 
formalisme excessif  manque de flexibilité  perte de visibilité
 notification/«connaissance»  date de l’existence d’un différend  défauts
procéduraux  silence du défendeur  échanges devant la Cour  nature sui generis des

différends nucléaires  obligation de négocier et de conclure le désarmement
nucléaire  exception non exclusivement préliminaire  conséquences indésirables du
formalisme  communauté internationale  bonne administration de la

justice  subjectivisme.

Table des matières
I. Introduction.............................................................................................................................. 1

II. Une jurisprudence traditionnelle peu formaliste...................................................................... 4

III. Notification/«connaissance» ? ................................................................................................. 7
IV. Date de l’existence d’un différend......................................................................................... 10

V. Défauts procéduraux.............................................................................................................. 11

VI. Preuve par déduction. Preuve par interprétation du silence.................................................. 14

VII. Preuve par les échanges devant la Cour................................................................................. 15

VIII. Nature sui generis de tout différend nucléaire....................................................................... 16

IX. Une exception non exclusivement préliminaire ?.................................................................. 17
X. Cascade de conséquences indésirables de la présente décision ............................................. 17

I. NTRODUCTION

1. Il peut paraître peu glorieux d’attraire devant cette Cour un Etat comme l’Inde
généralement reconnu pour son activité remarquée dans les fora internationaux en faveur de la paix
et de la sécurité internationales.

2. Il faudra alors rappeler un truisme. Chacun sait parfaitement que ce fait d’attraire un Etat
devant ladite Cour ne saurait avoir pour résultat, à ce stade de la compétence, que de savoir si la
Cour possède le pouvoir statutaire d’examiner le comportement de cet Etat dans le domaine
considéré. Seule la phase du fond permet de vérifier si ledit Etat manque à une obligation
internationale. Une compétence décidée ne saurait vouloir dire que cet Etat est en conséquence
automatiquement déjà reconnu en situation de violation d’un engagement international. - 2 -

3. J’affirme donc, contrairement au présent arrêt, que la Cour est compétente pour connaître
du comportement de l’Inde en l’affaire qui l’oppose aux Iles Marshall et je n’entends nullement,

cela va de soi, déclarer pour autant que cet Etat manque déjà, selon moi, aux obligations
internationales articulées par le demandeur à son encontre.

*

* *

4. Dans l’instance introduite par les Iles Marshall contre l’Inde, la Cour est parvenue à la
conclusion qu’elle n’a pas compétence, compte tenu de l’absence, avant le dépôt de la requête, d’un
différend d’ordre juridique entre les Parties. De sa démonstration il découle que :

a) les opinions nourries par les Iles Marshall et l’Inde ne sont pas manifestement
opposées en ce qui concerne l’existence d’une obligation de droit international

coutumier de négocier en vue du désarmement nucléaire à une date rapprochée et
en ce qui concerne la conformité du comportement du défendeur aux obligations
potentielles qui le lient ;

b) cela est encore plus vrai si le différend qui devrait les opposer se doit d’exister à la
date d’introduction de la requête des Iles Marshall et si, en conséquence, les
échanges dont la Cour a été témoin durant la procédure sont rendus sans

pertinence ;

c) la tendance de la Cour à faire preuve de flexibilité au sujet de défauts procéduraux
réparables ne trouve pas sa place en l’espèce.

*

* *

5. La Cour s’est appliquée depuis longtemps à fixer dans le détail sa procédure de
détermination de l’existence d’un différend susceptible de faire l’objet d’un règlement judiciaire.
Elle l’a répété encore récemment dans l’affaire relative aux Violations alléguées de droits
souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie). Nous

savons ainsi que le critère saillant est l’expression par une des parties d’une réclamation à laquelle
l’autre partie s’oppose manifestement. Nous savons également que la date à prendre en compte
pour vérifier l’existence d’une nette opposition des points de vue entre les deux parties, est celle à
laquelle la requête est soumise à la Cour. Nous savons enfin que l’existence du différend doit être
déterminée «objectivement» par la Cour : il s’agit d’une question de fond et non de forme. La Cour
a résumé en effet elle-même sa jurisprudence comme suit, dans l’affaire précitée : - 3 -

«50. … L’existence d’un différend entre les parties est une condition à la

compétence de la Cour. Un tel différend, selon la jurisprudence constante de la Cour,
est un «désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de
thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes» (Concessions Mavrommatis en
Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 11 ; voir aussi Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30). Il doit avoir été établi «que la réclamation de

l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre» (Sud-Ouest africain
(Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). Il importe peu de savoir laquelle d’entre elles est à
l’origine de la réclamation et laquelle s’y oppose. Ce qui importe, c’est que «les
points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution» de certaines
obligations internationales, «so[ient] nettement opposés» (Interprétation des traités de

paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis
consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74).

La Cour rappelle que «[l]’existence d’un différend international demande à être
établie objectivement» par elle (ibid. ; voir aussi Questions concernant l’obligation de
poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 442,
par. 46 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30 ; Essais nucléaires
(Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 271, par. 55 ; Essais nucléaires
(Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 476, par. 58). La Cour,
«pour se prononcer, doit s’attacher aux faits. Il s’agit d’une question de fond, et non
de forme.» (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

52. En principe, la date critique aux fins d’apprécier l’existence d’un différend
est celle à laquelle la requête est soumise à la Cour (Application de la convention

internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30 ; Questions d’interprétation et d’application de
la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie
(Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 25-26, par. 43-45 ; Questions d’interprétation et d’application

de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie
(Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 130-131, par. 42-44).» (Violations alléguées de droits
souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie),
arrêt du 17 mars 2016, par. 50 et 52.)

*

* * - 4 -

6. Si la Cour a toujours tenu à s’attacher à une définition générale uniforme d’un différend

d’ordre juridique, elle n’a pas en revanche marqué autant de fidélité aux critères de détermination
de l’existence de ce différend. La définition reste une «opposition manifeste d’opinions ou
d’intérêts», un «désaccord sur un point de droit ou de fait», une «contradiction» ou «opposition de
thèses juridiques ou d’intérêts». Cela dit bien de quoi il s’agit : la survenance d’une divergence
d’opinions, de droits ou d’intérêts mettant en désaccord deux Etats et les plaçant en situation
d’opposition l’un par rapport à l’autre génère bien un différend d’ordre juridique susceptible de
recevoir un règlement judiciaire au sens de l’article 36, paragraphe 2, du Statut de la Cour.

7. Mais une fois posée cette définition, uniformément calibrée, les critères de détermination
du différend semblent, surtout depuis quelques années, d’application assez ambiguë. La plus
significative dissonance jurisprudentielle commença avec l’arrêt du 1 avril 2011 en l’affaire
Géorgie c. Fédération de Russie dans lequel la Cour examina en détail les échanges entre les
parties et limita très strictement le différend dans le temps. Si la Cour a formellement décliné sa

compétence sur la base de l’absence de négociations entre les parties  une condition contenue
dans la clause compromissoire pertinente  il n’en reste pas moins que c’est bien l’approche
restrictive donnée aux critères de détermination de l’existence d’un différend qui a mené à cette
conclusion. En effet, la Cour a d’abord établi avec précision la date de naissance du différend,
fixée au 9 août 2008, soit trois jours avant l’introduction de l’instance (Application de la

convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie
c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 120, par. 113).
C’était la première fois de son histoire qu’elle s’imposait un tel exercice. Puis, elle a déclaré que
«les Parties ne purent négocier sur les questions litigieuses … [que durant] la période au cours de
laquelle la Cour a établi qu’un différend susceptible de relever de la CIEDR avait surgi entre les
Parties» (ibid., p. 135, par. 168).

8. La Cour a persévéré dans cette tendance, et l’a même renforcée, dans l’affaire relative à
des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, lorsqu’elle a refusé de
connaître d’une partie de l’affaire, concernant des obligations relevant du droit coutumier, alors
qu’un différend à ce propos existait assurément au jour du prononcé de l’arrêt de la Cour
(Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445, par. 55 ; voir également l’opinion individuelle du juge Abraham

dans cette affaire).

*

* *

II. UNE JURISPRUDENCE TRADITIONNELLE PEU FORMALISTE

9. L’activité présente de la Cour, qui paie au prix cher un certain formalisme, pourrait à juste
titre paraître en reflux par rapport à sa jurisprudence traditionnelle. - 5 -

10. Celle-ci montre clairement que la Cour n’a pas perdu de vue qu’elle est l’«organe
judiciaire principal» des Nations Unies, mis au service des Etats pour régler leurs différends. Elle

a, depuis sa création, cherché à accomplir sa mission tout en épousant le «temps» de l’Organisation
internationale pour être fidèle à sa vocation d’aider les Etats à retrouver la paix et l’harmonie entre
eux.

11. A cet égard, elle n’a jamais considéré qu’elle était la prisonnière recluse et résignée du
formalisme qui risquait de l’empêcher d’atteindre la solution juste et raisonnable souhaitée. Il y
avait assurément quelque motif à saluer sa lucidité et son inventivité quand elle se prononçait

en 1949 pour l’existence d’une «personnalité internationale» au bénéfice de l’ONU, quand elle
dotait en 1950 l’Assemblée générale de toute la compétence utile pour l’admission d’un Etat aux
Nations Unies, quand elle interdisait en 1951 les réserves à la convention pour la prévention et la
répression d’un crime aussi grave que le génocide, ou enfin quand elle décidait en 1962 que
certaines dépenses au Congo ou pour la force des Nations Unies au Moyen-Orient étaient bien des
dépenses de l’ONU à la charge de tous les Etats Membres.

12. Dans sa marche toujours sereine et sûre au service de la communauté internationale, elle
montrait éloquemment encore, avec son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi
d’armes nucléaires, jusqu’à quel point de raffinement et d’habileté elle pouvait aller pour servir
l’Organisation internationale à laquelle elle appartient, ainsi que la communauté internationale dans
son ensemble, qu’elle a le devoir supérieur de protéger.

13. Si la pratique effective des Etats crée la coutume internationale, la Cour savait aussi se
souvenir opportunément que les Etats qui violent un principe juridique s’échinent toujours à assurer
la communauté internationale qu’ils ne font au contraire que l’appliquer. Elle interprète alors un tel
mensonge qui n’est qu’un hommage que le vice rend à la vertu, comme l’expression d’une
opinio juris puisque même les Etats auteurs de manquements à ce principe reconnaissent son
existence.

14. Cette sécularisation, au plus noble sens du terme, de la Cour apparaît tout aussi bien dans
l’exercice de sa fonction contentieuse. Je retiens de son arrêt de 1970 sur la Barcelona Traction ses
obiter dicta concernant les obligations erga omnes qui s’imposent aux Etats et qui servent du coup
la communauté internationale dans son ensemble. Comment pourrais-je aussi oublier les
retentissants arrêts de 1984 et 1986 dans l’affaire du Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, où la
Cour rompit si spectaculairement avec tout formalisme paralysant ? Son arrêt de 1986 sur le fond
constitue un savant manuel, mieux, un grand «traité de droit international coutumier», si utile pour

remplacer, quand il le faut, le droit conventionnel.

15. Voulait-on barrer la route à la Cour dans son souci premier d’appliquer la Charte au sujet
du non-recours à la force et de la légitime défense ? C’était peine inutile. La réserve Vandenberg,
invoquée par l’Etat défendeur, avait l’ambition de miner les chemins de la Cour menant à la Charte,
traité multilatéral que la Cour ne pouvait pas interpréter, soutenait le défendeur, en l’absence de
tous les autres Etats parties à cet instrument. La Cour se complut alors à contourner élégamment et

puissamment l’obstacle dressé pour rendre un jugement d’une belle architecture et d’une rectitude
juridique exemplaire. - 6 -

16. L’arrêt de 1984 sur la compétence et la recevabilité en cette affaire-là du Nicaragua

n’avait pas non plus souffert de la pâleur maladive qu’on lui craignait. Le remède n’était sûrement
pas à rechercher dans la trousse étriquée du formalisme strict. Déployant sa capacité à faire valoir
une vision dynamique et concrète du juste et du raisonnable, la Cour a su accueillir et valider la
clause facultative de juridiction obligatoire souscrite par le Nicaragua en 1929, alors qu’elle
semblait compromise par un sort incertain.

17. En bref, la Cour a pu savoir éviter d’être prisonnière de la lettre de la Charte ou des
lacunes du droit international. Elle sut donner à celui-ci les couleurs vives d’un véritable droit de
toutes les nations. Notre juridiction, richement dotée aujourd’hui d’un héritage encore plus
prestigieux que je ne peux le dire, possède l’imagination nécessaire pour toujours servir cette
justice éclairée.

18. Peet-être a-t-elle fait la part belle à un certain formalisme qui lui paraissait de bon aloi à
la fin du XX siècle, avec l’affaire Lybie/Tchad de 1994 au sujet de la «bande d’Aouzou» et avec
celle du Timor oriental de 1995 ? En la première affaire, elle s’en était tenue strictement au traité
franco-libyen de 1955 qui délimitait la zone et en la seconde elle était tout aussi strictement
focalisée sur l’absence de la «partie indispensable».

19. On ne peut toutefois pas soutenir qu’elle a pris définitivement le parti du formalisme en

ces cas, puisque sa jurisprudence de la même époque comporte tout de même l’affaire des
Phosphates de Nauru de 1992 où elle s’ouvrit sur la salubrité d’un grand air.

20. Ce rapide et schématique panorama de la jurisprudence de la Cour depuis sa création me
fait quelque peu regretter la physionomie que pourrait laisser la décision de ce jour en la présente
affaire.

*

* *

21. Il me paraît d’autant plus impératif que la Cour fasse un effort de clarification dans sa
détermination de l’existence d’un différend, qu’il s’agit d’une question majeure dont dépend
directement soit sa compétence, soit l’exercice de celle-ci, selon le cas. En effet, comme elle l’a
déclaré souvent,

«[l]a Cour, comme organe juridictionnel, a pour tâche de résoudre des différends

existant entre Etats. L’existence d’un différend est donc la condition première de
l’exercice de sa fonction judiciaire.» (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 1974, p. 270-271, par. 55 ; et Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande
c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 476, par. 58.) - 7 -

22. Il me paraît donc absolument nécessaire que la Cour donne plus de cohérence à la

détermination des critères d’existence du différend et à leur application concrète dans chaque cas
d’espèce. Personne ne se hasarderait à contester à la Cour son pouvoir de fixer les critères objectifs
de détermination de l’existence d’un différend susceptible de faire l’objet d’un règlement judiciaire
et de les appliquer à chaque cas d’espèce. La Cour a parfaitement le pouvoir, et c’est l’essence
même de sa fonction juridictionnelle, d’appliquer ces critères de façon stricte ou à l’inverse de
manière flexible, selon les mérites de chacune des espèces. Mais le fait-elle systématiquement ?
Cela ne me paraît pas le cas. Entièrement libre d’appliquer des critères qu’elle a dégagés

elle-même, elle en fait une application tantôt étroite, tantôt souple, sans justifier complètement son
choix, suscitant une certaine insécurité juridique chez les Etats et une certaine perplexité chez les
lecteurs, les uns et les autres ne sachant pas pourquoi un cas d’espèce peut bénéficier de la
compréhension de la Cour quand un autre ne peut y prétendre.

23. Ce premier devoir de cohérence, pourtant si nécessaire, n’est pas suffisant. La Cour doit

également se garder, à mon avis, de se laisser entraîner à la fossilisation. La fidélité à l’application
rationnelle des critères n’exclut pas de demeurer en même temps ouvert aux préoccupations
changeantes du monde. La Cour doit donc d’une part savoir vivre son siècle en étant à l’écoute
réfléchie de la sourde rumeur du monde et d’autre part conserver sa cohérence jurisprudentielle, ce
qui témoigne de la difficulté de sa mission. Il ne s’agit nullement pour elle de faire droit à toute
nouveauté. Elle s’en garde bien. Il s’agit de savoir quand et comment il conviendrait de resserrer

ou au contraire d’élargir l’application des critères à la base de la jurisprudence «Mavrommatis»
et «Sud-Ouest africain» et surtout de dire chaque fois pourquoi il faut préférer la flexibilité ou son
contraire dans l’espèce considérée. La jurisprudence serait ainsi perçue en toute intelligibilité.

24. Mais pour l’heure le danger le plus inquiétant reste l’excès de formalisme. Car le
dommage causé par la jurisprudence qu’il inspire me paraît considérable lorsqu’il s’y ajoute,

comme c’est le cas maintenant, une jurisprudence privée de toute visibilité pour l’avenir. Ne plus
être assuré que la Cour appliquera demain des critères plus stricts ou plus lâches qu’aujourd’hui
pour déterminer l’existence d’un différend ne constitue d’ailleurs pas seulement une perte de
visibilité ; cela provoque clairement le risque d’arbitraire.

*

* *

III. NOTIFICATION /«CONNAISSANCE » ?

25. Si l’on évoque la question de la «notification» du différend par l’Etat demandeur à l’Etat
défendeur, on constate bien, au travers de toute sa jurisprudence traditionnelle, la réticence réelle
de la Cour à en faire une précondition à remplir avant l’introduction d’une requête. Mais
aujourd’hui on fait là une irruption dans un champ désormais miné. Le temps serein où la Cour a
répété sans relâche qu’il n’existe aucun principe ou règle de droit international qui imposerait à
l’Etat requérant de notifier sa réclamation à l’Etat défendeur préalablement à l’introduction de la

requête, se couvre aujourd’hui des nuages menaçants de la décision de 2011, pourtant fondée sur
une clause compromissoire facultative, de sorte qu’une ambiguïté certaine brouille le panorama. - 8 -

26. Relevons tout d’abord que la Cour a, à juste titre, rejeté l’argument de l’Inde selon lequel
des négociations sont nécessaires en tant que préalable à l’adjudication, bien qu’elles n’aient pas à

aboutir. La Cour affirme en effet

a) que «[l]orsque la Cour est saisie sur la base de déclarations faites en vertu du
paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut, la tenue de négociations préalables n’est
pas requise, à moins que l’une des déclarations pertinentes n’en dispose
autrement» ; et

b) que ««si la protestation diplomatique officielle peut constituer un moyen important

pour une partie de porter à l’attention de l’autre une prétention, pareille
protestation … n’est pas une condition nécessaire» à l’existence d’un différend»
(paragraphe 35).

27. Nous voilà donc parfaitement assurés que le droit international n’impose ni négociations
préalables, ni notification anticipée. Mais l’Inde et la Cour ne se sont malheureusement pas
arrêtées là.

Quittant ce terrain du droit et se plaçant sur celui des faits, l’Inde relève que si ces
négociations préalables et cette notification avaient pu avoir lieu, elles auraient du moins permis de
démontrer matériellement l’existence du différend. Rien n’est plus exact et rien n’empêche d’en
donner acte à l’Inde sur le plan des faits, mais cela ne change absolument rien à la situation
juridique caractérisée par l’absence de toute précondition à l’introduction de la requête des
Iles Marshall.

Quant à la Cour, elle a ajouté la réflexion suivante qui, elle, semble poser problème :

«Les éléments de preuve doivent montrer que les «points de vue des … parties
[sont] nettement opposés» en ce qui concerne la question portée devant la Cour…
Ainsi que cela ressort de décisions antérieures de la Cour dans lesquelles la question
de l’existence d’un différend était à l’examen, un différend existe lorsqu’il est
démontré, sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance, ou

ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à
l’«opposition manifeste» du demandeur.» (Paragraphe 38 ; les italiques sont de moi.)

28. J’observe que la Cour paraît alors établir une corrélation directe et, semble-t-il,
automatique, entre la connaissance d’une opposition de points de vue et l’existence d’un différend.
Par ce paragraphe 38, la Cour semble suggérer qu’elle n’impose pas une condition supplémentaire.
L’élément de «connaissance» ne serait qu’une simple considération déduite inévitablement des

éléments de preuve. Mais la Cour ne se contente pas d’indiquer ce prétendu lien de cause à effet au
paragraphe 38 ; elle s’y réfère deux nouvelles fois encore, aux paragraphes 48 et 52 de sa décision.
J’observe également que, dans le raisonnement de la Cour, l’essentiel est bien le fait pour l’Etat
défendeur d’«avoir connaissance». La Cour ne s’est pas hasardée à préciser comment ou de quelle
source le défendeur devait tenir son information. Elle se garde de dire qu’il doit être informé par
l’Etat demandeur, ce qui ferait revivre frontalement le concept de «notification» comme
précondition à l’existence du différend. Mais elle n’exclut pas non plus que cette information

puisse émaner du demandeur ! Le couple «pas de notification préalable (par le demandeur)
 mais connaissance préalable (par le défendeur)» ne peut alors vivre qu’une cohabitation
difficile et ambiguë. - 9 -

29. L’arrêt de ce jour érige, qu’on le veuille ou non, en une sorte de précondition, la
«connaissance» de l’opposition des thèses en présence. Cette nouvelle exigence possède des

contours tellement vagues et imprécis qu’elle autorise toutes les hypothèses. N’assiste-t-on pas
alors à la résurrection rampante du concept de «notification» ? Par la présente décision de ce jour,
on semble consentir à réduire les arêtes les plus saillantes de la notification formelle et quasi
notariale en se contentant d’exiger la preuve que la partie défenderesse avait «connaissance», ou
qu’elle avait pris de quelque façon conscience de l’existence du différend. Je m’explique mal
pourquoi la Cour a imaginé, par son raisonnement, quelque chose qui devient nécessairement et
fâcheusement un genre de précondition faisant obstacle à sa compétence.

30. Mais si l’on admet l’existence de cette précondition supplémentaire, pourquoi ne pas
l’appliquer alors correctement ? Comment soutenir que l’Inde n’avait pas «connaissance» des
thèses antinucléaires des Iles Marshall s’opposant à son comportement nucléaire ? Le défendeur
ignorait-il donc à ce point que le demandeur avait 67 fois souffert des retombées radioactives des
essais américains sur ses îles, qu’il avait engagé de ce fait de nombreuses procédures judiciaires
aux Etats-Unis et qu’il avait fait ses déclarations de 2013 et 2014 dans des enceintes internationales

ouvertes à tous ?

31. Aucune des déclarations des Iles Marshall de 2013 et 2014 ne critiquait certes
nommément l’Inde. Elles visaient indistinctement tous les Etats dotés d’armes nucléaires que le
monde entier connaît. Elles n’ont cependant nullement exclu l’Inde. Etait-il vraiment raisonnable
de penser que les Iles Marshall avaient exclu l’Inde de la généralisation de leur propos contre les
Etats nucléaires ? Une mise à l’écart de cette nature et de cette importance ne saurait être le

résultat d’une supposition si aventurée.

32. Certes, on pourrait toujours, pour sauver une cohérence de façade, avancer dans ce cas
que cette «connaissance» peut être obtenue par d’autres moyens que la notification. Mais l’on
s’enliserait sans profit dans les méandres d’une justification laborieuse. Pour s’en sortir, il faudrait
se résoudre à imposer clairement de nouveau la «notification». Il serait alors peu glorieux d’adorer
aujourd’hui ce qu’on a brûlé hier.

33. De surcroît, comment juger la «connaissance» et ses degrés dans la conscience du
défendeur ? Faudra-t-il imposer au juge international, qui est le technicien du droit, d’être
également expert en psychologie pour sonder les reins et le cœur d’une personne qui se trouve être
de surcroît un Etat, l’Etat défendeur ? Du reste comment cette incursion insolite dans le
subjectivisme pourrait-elle s’accommoder avec une recherche déclarée «objective» de l’existence

d’un différend ? Pourtant la Cour avait encore récemment jugé que «lorsqu’elle détermine s’il
existe ou non un différend, [elle] s’attache «au fond et non [à la] forme»» (Violations alléguées de
droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer de Caraïbes (Nicaragua c. Colombie),
exceptions préliminaires, arrêt du 17 mars 2016, par. 72).

*

* * - 10 -

IV. D ATE DE L ’EXISTENCE D ’UN DIFFÉREND

34. Dans le présent arrêt, la Cour paraît s’attacher à sa jurisprudence traditionnelle selon
laquelle «[e]n principe, la date à laquelle doit être appréciée l’existence d’un différend est celle du
dépôt de la requête» (paragraphe 39).

35. C’est ce que la Cour avait en particulier décidé dans l’affaire qui a opposé la Géorgie à la
Fédération de Russie (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30) et où la Cour déclare : «En principe, le différend doit
exister au moment où la requête est soumise à la Cour».

36. Mais la Cour m’a semblé avoir évité, dans sa jurisprudence traditionnelle, de vouer un
culte fétichiste à cette date critique si l’on se souvient que ses décisions comportent les expressions

«en règle générale» et «en principe» qui relativisent la portée et l’importance que cette date
pourrait avoir. Elle a ainsi entrepris d’examiner les événements antérieurs et postérieurs à la date
critique  sur lesquels je reviendrai plus loin  pour qualifier plus exactement la situation. Elle a
décidé dans l’affaire des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras),
dans le cadre de l’examen de certaines conditions mises à la recevabilité de la requête, ici celle
relative à la tenue de négociations, que :

«[l]a date critique à retenir pour déterminer la recevabilité d’une requête est celle de
son dépôt (cf. Sud-Ouest africain, exceptions préliminaires. C.I.J. Recueil 1962,
p. 344). Il peut toutefois être nécessaire, pour déterminer avec certitude quelle était la
situation à la date du dépôt de la requête, d’examiner les événements, et en particulier
les relations entre les parties, pendant une période antérieure à cette date, voire

pendant la période qui a suivi.» (Actions armées frontalières et transfrontalières
(Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 95,
par. 66.)

37. Ainsi, et sans pour autant déplacer ou écarter le concept de la date critique, la Cour s’est
judicieusement montrée ouverte à l’examen de situations ou d’événements postérieurs, pour servir
notamment à «confirmer» l’existence du différend à cette date d’introduction de l’instance

(paragraphe 40 du présent arrêt). On ne peut que s’en féliciter. Mais, après avoir rappelé sa
jurisprudence traditionnelle, la Cour déclare que :

«ni la requête ni le comportement ultérieur des parties ou les déclarations faites par
elles en cours d’instance ne saurait permettre à la Cour de conclure qu’il a été satisfait
à la condition de l’existence d’un différend dans cette même instance»

(paragraphe 40).

38. Au-delà de ce revirement aux motifs peu convaincants, l’approche pratique de la Cour en
relation avec la date critique me paraît hasardée. En effet, comme examiné ci-dessous, la Cour
s’est refusée, sans explication convaincante, à prendre en compte les éléments de preuve de
l’existence d’un différend qui ont eu lieu après la date d’introduction d’instance. Ce faisant, elle - 11 -

érige en dogme absolu une solution contraire à l’approche traditionnelle qui se distinguait par toute
sa souplesse lorsqu’elle rappelait que c’est seulement «en principe» que le différend doit exister à
la date de l’introduction d’instance.

*

* *

V. DÉFAUTS PROCÉDURAUX

39. La décision prise aujourd’hui par la Cour de se déclarer incompétente pour absence

supposée de différend entre les Parties me paraît d’autant plus injustifiée qu’elle s’écarte de la
philosophie judiciaire traditionnelle de la Cour dans le domaine ci-après. Toute à sa mission de
servir la communauté internationale et la paix entre les nations, la Cour a en effet toujours marqué
son souci d’éviter de s’attacher à des défauts procéduraux qui lui paraissaient réparables. Ce
faisant, elle a fait preuve de compréhension en recourant à une touche de flexibilité au service

d’une justice plus accessible, plus ouverte, plus présente. Elle a toujours rejeté la solution simpliste
et peu constructive consistant à renvoyer dos à dos les Etats litigants en leur laissant le soin, et la
peine, de réparer les défauts formels constatés et de revenir à elle s’ils le peuvent encore.

40. Cette jurisprudence traditionnellement libérale remonte à fort loin ; elle s’est formée à

l’ère de la Cour permanente de Justice internationale. Dans l’affaire des Concessions
Mavrommatis, le demandeur ayant introduit sa requête plusieurs mois avant l’entrée en vigueur du
traité de Lausanne qui devait lui permettre l’accès à la Cour permanente, celle-ci a jugé ce qui suit :

«il aurait été toujours possible, pour la partie demanderesse, de présenter à nouveau sa

requête, dans les mêmes termes, après l’entrée en vigueur du Traité de Lausanne ; et
alors on n’aurait pu lui opposer le fait en question. Même si la base de l’introduction
d’instance était défectueuse pour la raison mentionnée, ce ne serait pas une raison
suffisante pour débouter le demandeur de sa requête. La Cour, exerçant une
juridiction internationale, n’est pas tenue d’attacher à des considérations de forme la

même importance qu’elles pourraient avoir dans le droit interne … [M]ême si
l’introduction avait été prématurée … ce fait aurait été couvert par le dépôt oltérieur
des ratifications requises.» (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924,
C.P.J.I. série A n 2, p. 34.)

41. La même Cour permanente pouvait l’année suivante suivre cette jurisprudence logique et
raisonnable en déclarant clairement et lapidairement qu’elle «ne pourrait s’arrêter à un défaut de
forme qu’il dépendrait de la seule Partie intéressée de faire disparaître» (Certains intérêts
allemands en Haute-Silésie polonaise, compétence, arrêt n 6, 1925, C.P.J.I., série A, n 6, p. 14). - 12 -

42. La présente Cour a été assez avisée pour ne pas se départir de cette jurisprudence libérale
s’accommodant de simples défauts procéduraux (Cameroun septentrional (Cameroun

c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 28). Dans l’affaire des
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, elle a montré l’absurdité qu’il
y aurait à imposer à l’Etat demandeur de revenir à la Cour après avoir dûment corrigé un défaut de
procédure : «[i]l n’y aurait aucun sens à obliger maintenant le Nicaragua à entamer une nouvelle
procédure sur la base du traité [d’amitié, de commerce et de navigation de 1956]  ce qu’il aurait
pleinement le droit de faire» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci

(Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984,
p. 428-429, par. 83). Et elle a tenu à se référer à la jurisprudence de la Cour permanente de Justice
internationale concernant Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise que je viens de
citer.

43. La Cour s’en tiendra encore à cette jurisprudence parfaitement constante en déclarant
plus tard, une fois de plus, qu’elle «ne saurait écarter sa compétence … dans la mesure où la

Bosnie-Herzégovine pourrait à tout moment déposer une nouvelle requête, identique à la présente,
qui serait de ce point de vue inattaquable» (Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614, par. 26).

44. De la même manière, en l’affaire Croatie c. Serbie, si la Serbie n’est devenue partie au
Statut de la Cour que plusieurs mois après l’introduction d’une instance contre elle par la Croatie,

la Cour n’eut pas à sanctionner ce caractère prématuré de la requête. Elle signala que la condition
qui faisait défaut cette fois-là était relative à la capacité de l’Etat défendeur à participer à une
procédure devant elle, c’est-à-dire à une «question fondamentale». Cependant, même dans ce cas,
la Cour a refusé de voir sa compétence compromise du fait d’un défaut procédural réparable
(Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 441, par. 85). La Cour
a eu raison de rappeler que

«comme sa devancière, [elle] a aussi fait preuve de réalisme et de souplesse dans
certaines hypothèses où les conditions de la compétence de la Cour n’étaient pas
toutes remplies à la date de l’introduction de l’instance mais l’avaient été
postérieurement, et avant que la Cour décide sur sa compétence» (ibid., p. 438,
par. 81).

45. Dans cette affaire Croatie c. Serbie, la Cour me paraît avoir indiscutablement pris la
bonne décision en s’affranchissant de tout formalisme excessif et servant de manière pragmatique
l’objectif d’une bonne administration de la justice :

«ce qui importe, c’est que, au plus tard à la date à laquelle la Cour statue sur sa
compétence, le demandeur soit en droit, s’il le souhaite, d’introduire une nouvelle
instance dans le cadre de laquelle la condition qui faisait initialement défaut serait
remplie. En pareil cas, cela ne servirait pas l’intérêt d’une bonne administration de la

justice d’obliger le demandeur à recommencer la procédure  ou à en commencer
une nouvelle  et il est préférable, sauf circonstances spéciales, de constater que la
condition est désormais remplie.» (ibid., p. 441, par. 85). - 13 -

46. Ainsi donc, qu’il s’agisse du demandeur ou du défendeur, qu’il s’agisse d’une
introduction d’instance prématurée ou d’un accès à la Cour trop tôt, la Cour a marqué avec une

parfaite constance et une légitimité certaine son souci d’éviter de laisser mettre sa compétence en
jachère pour un fétu de paille ou une touffe d’herbe folle si facile à arracher à tout moment. La
Cour avait donc bâti une jurisprudence saine qui a traversé tout le siècle et qui exposait sans rides
sa constance de près de quatre-vingt-dix ans. Il s’agit de surcroît de décisions se rapportant à des
problèmes majeurs entre tous, concernant soit la compétence elle-même de la Cour, soit l’accès à la
Cour de l’une des deux parties. C’est cette jurisprudence que l’arrêt de 2011 a commencé à
anéantir, le coup de grâce étant porté par l’affaire Belgique c. Sénégal.

47. En la présente espèce, la Cour a encore une fois écarté sa jurisprudence traditionnelle
pourtant si avisée. Les déclarations de 2013 et de 2014 ont été lancées par les Iles Marshall
urbi et orbi et dans des circonstances qui me font douter, d’une part, de l’analyse de la Cour qui
décide qu’aucune de ces déclarations ne fait état de manquements de l’Inde aux obligations que le
droit coutumier lui impose et, d’autre part, de la bonne foi de défendeurs prétendant n’avoir pas été
atteints par leur écho.

48. Si la déclaration du 26 septembre 2013 des Iles Marshall peut sembler assez générale,
celle du 13 février 2014 me paraît en revanche avoir cristallisé le différend et constitué une
réclamation des Iles Marshall contre le comportement de l’Inde, laquelle n’est certes pas citée
nommément, mais est indubitablement incluse dans les Etats visés, puisque, comme eux, elle se
caractérise par sa possession de l’arme nucléaire. Quant au «contenu très général» et au «contexte»
auxquels la Cour fait référence afin de démontrer l’insuffisance de la déclaration du

13 février 2014, je ne peux que m’interroger sur le bien-fondé de ces critères aux contours flous et
aux conséquences imprévisibles pour l’avenir. Je suis d’autant plus enclin à tenir compte de ces
déclarations, ou du moins de la seconde, que la Cour a souvent veillé à ne pas imposer dans sa
jurisprudence de critères trop étroits pour déterminer l’existence d’un différend. Je considère en
effet que la Cour aurait été plus avisée d’éviter ce formalisme.

49. Je déplore que ces déclarations aient paru à la majorité de la Cour insuffisantes pour

cristalliser l’existence d’un différend d’ordre juridique. Le résultat est qu’il suffira aux
Iles Marshall d’adresser demain au défendeur une simple note verbale de quelques lignes
exprimant leur opposition à sa politique nucléaire, pour pouvoir saisir à nouveau la Cour du
différend ainsi formalisé. Il convient même de se demander si, au vu des déclarations faites devant
la Cour, l’envoi d’une telle note verbale serait nécessaire. Il n’était ni cohérent, ni judicieux, que la
Cour se focalise sur des défauts procéduraux aisément réparables, alors qu’elle a pendant
longtemps traité ceux-ci avec une flexibilité bienvenue. Elle s’abîme, et la communauté

internationale avec elle, dans une rigidité artificielle et de mauvais aloi.

50. Dans cette affaire, que la Cour éteint aujourd’hui si prématurément et si regrettablement,
quel obstacle dirimant aurait pu l’empêcher de s’accommoder de la nature tardive de l’opposition
du défendeur, puisque les Iles Marshall pourraient toujours soumettre à nouveau leur requête à la
Cour ?

*

* * - 14 -

VI. P REUVE PAR DÉDUCTION . PREUVE PAR INTERPRÉTATION DU SILENCE

51. En opposition par rapport à l’approche suivie dans la présente instance, la Cour a fait
preuve de souplesse et de réalisme en d’autres occasions en allant jusqu’à tirer parti du silence ou
de l’absence de réaction de l’Etat défendeur et même en procédant par simple déduction, pour
conclure à l’existence d’un différend. Cela situe les méthodes d’analyse de la Cour aux antipodes
du formalisme, comme certaines facettes de sa jurisprudence traditionnelle le confirment
clairement.

52. C’est ainsi que, dans son avis consultatif de 1988 sur l’Obligation d’arbitrage, elle a
interprété l’absence de réaction d’une partie à un traité comme une manière de nier le grief d’une
autre, donc comme une opposition aux vues de celui-ci et du coup comme un élément de preuve de
l’existence du différend :

«lorsqu’une partie à un traité proteste contre une décision ou un comportement
adoptés par une autre partie et prétend que cette décision ou ce comportement
constituent une violation de ce traité, le simple fait que la partie accusée ne présente
aucune argumentation pour justifier sa conduite au regard du droit international
n’empêche pas que les attitudes opposées des parties fassent naître un différend au
sujet de l’interprétation ou de l’application du traité» (Applicabilité de l’obligation
d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du 26 juin 1947 relatif au siège de

l’Organisation des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 28, par. 38).

53. Dans son souci de réalisme, la Cour est allée plus loin encore. Elle n’a nullement exclu
de ses méthodes d’analyse le recours à la déduction. «Pour déterminer l’existence d’un différend,
il est possible … d’établir par inférence quelle est en réalité la position ou l’attitude d’une partie»
(Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions

préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89).

54. La Cour a paru animée du même esprit dans l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie,
lorsqu’elle a déclaré que «l’existence d’un différend peut être déduite de l’absence de réaction d’un
Etat à une accusation dans des circonstances où une telle réaction s’imposait» (Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie

c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30).
Mais ce ne fut qu’un songe sans doute…

55. Et dans son présent arrêt, la Cour fait table rase de sa jurisprudence traditionnelle
concernant l’interprétation de l’absence de réaction de l’Etat défendeur à la réclamation d’un Etat
demandeur exprimée dans une enceinte internationale. C’est ainsi que la Cour a estimé que la

déclaration du 13 février 2014 par laquelle les Iles Marshall ont reproché aux Etats dotés de l’arme
nucléaire de violer leurs obligations internationales, «étant donné son contenu très général et le
contexte dans lequel elle a été faite n’appelait pas de réaction particulière de la part de l’Inde».
Ainsi, «[a]ucune divergence de vues ne peut donc être déduite de cette absence de réaction»
(paragraphe 47). - 15 -

La Cour me paraît s’être aventurée à se substituer elle-même à l’Inde, pour justifier à sa

place son silence et de surcroît avec des motifs dont personne ne peut être certain que l’Inde les
partageait. La Cour semble ainsi bénéficier du privilège d’avoir su capter les secrètes motivations
de celle-ci et elle n’hésite pas à les servir, avec toute son autorité, au lecteur.

*

* *

VII. P REUVE PAR LES ÉCHANGES DEVANT LA C OUR

56. Comme indiqué ci-dessus, la Cour a consenti en la présente affaire peu d’efforts pour

tenir compte pleinement des circonstances postérieures au dépôt de la requête des Iles Marshall.
Pourtant, il était parfaitement acceptable d’invoquer des preuves portant des dates postérieures, car
il ne faut nullement confondre la date de la preuve avec celle de l’événement qu’il s’agit de
prouver. La Cour me paraît parfaitement habilitée à tenir compte de ces circonstances postérieures
qui peuvent l’éclairer sur l’existence du différend au moment du dépôt de la requête. Elle avait en
l’espèce tout loisir de le faire car l’existence d’un différend apparaissait bien dans les positions que

les Parties avaient respectivement exprimées devant elle en cours d’instance. Comment peut-on
conclure à l’absence de différend lorsqu’une partie fait grief à une autre, devant la Cour, de
manquer depuis longtemps à ses obligations internationales, pendant que l’autre nie que son
comportement constitue une violation de celles-ci ? Je demeure d’avis que, en l’espèce, les
échanges entre les Parties en cours d’instance confirment l’existence du différend à la date
d’introduction de l’instance. Les échanges formulés devant la Cour n’ont nullement créé de novo

le différend. Ils n’ont fait que le «confirmer» dans son existence antérieure.

57. Dans plusieurs affaires, la Cour a tenu compte des échanges intervenus entre les parties
durant la procédure, attribuant valeur probante aux déclarations faites devant elle et en en déduisant
l’existence d’un différend (Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 18-19, par. 25 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et
le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 316-317,

par. 93 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II),
p. 614-615, par. 29). Si, comme la Cour s’évertue à le démontrer, les circonstances de ces affaires
diffèrent évidemment de celles du cas d’espèce, cela ne devrait pourtant pas remettre en question la
pertinence de cette jurisprudence. Celle-ci est en effet illustrative de l’ouverture dont la Cour a fait
preuve à plusieurs reprises afin de déterminer au mieux les positions des parties.

58. Je ne vois pas pour quel motif impérieux la Cour s’est refusée à prendre en compte les
positions opposées des Parties, dont elle était le témoin elle-même. N’est-ce pas là une regrettable
manière de s’écarter sans raison apparente de sa propre jurisprudence ?

59. Arrêtons-nous au moment du prononcé public de la présente décision. Ne paraît-il pas

évident à chacun et à tous qu’à la date à laquelle la Cour statue sur sa compétence, le différend a
pris des contours de plus en plus précis depuis l’ouverture de l’instance ? Les Iles Marshall - 16 -

ont-elles cessé de clamer que l’Inde a violé et continue de violer l’obligation qui lui incombe en
vertu du droit international coutumier de négocier en vue du désarmement nucléaire ? L’Inde

s’est-elle lassée de soutenir qu’il n’existe pas d’obligation pertinente la liant et que son
comportement serait de toute façon conforme à une telle obligation si elle existait ?

*

* *

VIII. NATURE SUI GENERIS DE TOUT DIFFÉREND NUCLÉAIRE

60. La Cour a opportunément débuté sa décision par une présentation d’une belle sobriété du
contexte historique général relatif aux efforts de la communauté internationale en vue du
désarmement nucléaire. C’est précisément un tel contexte qui préfigure en lui-même et annonce en

soi l’existence potentielle d’un différend. En effet, le contentieux présenté par les Iles Marshall,
qui ne tend à rien de moins qu’à la sauvegarde de l’humanité par l’élimination définitive d’une
effrayante arme de destruction massive, aurait dû par lui-même jouer le rôle d’une alerte à l’adresse
de la Cour. Celle-ci avait déclaré qu’il existe une double obligation de négocier et de conclure le
désarmement nucléaire. Elle l’a décidé il y a vingt ans, sur la base d’un traité  mais également
du droit coutumier international  qui l’avait lui-même déclaré trente ans auparavant. Depuis

vingt longues éternités, elle n’a plus eu de nouvelles de son appel. Et voilà qu’un jour un Etat non
nucléaire entend savoir d’un autre Etat, celui-là nucléaire, pourquoi ce délai déjà considérable
semble s’éterniser encore.

61. Ce type particulier de contentieux très hautement spécifique d’un Etat non nucléaire
contre un Etat nucléaire pour l’élimination du feu nucléaire constitue, en lui-même et par
lui-même, l’expression d’un différend majeur dont l’existence aurait dû s’imposer ipso facto à la

Cour. Car que demandent les Iles Marshall ? Que la communauté internationale et la Cour
elle-même sachent pourquoi l’obligation identifiée par la Cour il y a vingt ans n’a pas été encore
exécutée.

*

* * - 17 -

IX. UNE EXCEPTION NON EXCLUSIVEMENT PRÉLIMINAIRE ?

62. Je voudrais par ailleurs noter que, même si la procédure suivie dans la présente affaire
n’est pas stricto sensu celle des exceptions préliminaires au sens de l’article 79 du Règlement de la
Cour, elle concerne cependant, de manière préliminaire, la compétence de la Cour. Ainsi, par
inférence, il me semble que la Cour a le pouvoir non seulement de décider qu’elle est, ou non,
compétente, mais aussi de déclarer que, dans les circonstances de l’espèce, cette question n’a pas
un caractère exclusivement préliminaire, et qu’elle a besoin d’informations supplémentaires pour se

prononcer.

63. Dans une affaire aussi complexe et aussi importante que celle des Iles Marshall contre
l’Inde, j’aurais pu accepter, à la rigueur, une décision qui aurait marqué le souci, après tout fort
légitime, de la Cour d’éviter de se prononcer prématurément sur la compétence et la recevabilité.
Une prudence élémentaire assez compréhensible pouvait imposer à la Cour, à ce stade, de

reconnaître son incapacité à conclure définitivement s’il existe ou non un différend entre les Iles
Marshall et l’Inde. La Cour pouvait parfaitement encore avoir besoin que les Parties l’éclairent
davantage. Et sachant qu’à ce stade elle ne pouvait apprécier leurs comportements sans traiter du
fond, elle pouvait logiquement prendre le parti d’attendre la phase du fond pour être plus
complètement fixée. En d’autres termes, la Cour aurait pu, plus prudemment, considérer que la
question de l’existence d’un différend n’était pas exclusivement préliminaire. Elle a manqué de

l’envisager. C’est regrettable.

*

* *

X. C ASCADE DE CONSÉQUENCES INDÉSIRABLES DE LA PRÉSENTE DÉCISION

64. A-t-on vu toute la cascade de conséquences indésirables que la présente décision de la
Cour peut assurément générer ? A-t-on songé qu’avant même de voir un jour le demandeur revenir
à la Cour après avoir mis en parfaite conformité sa requête, c’est le défendeur qui risque

d’échapper complètement à la compétence de la Cour ? Le défendeur, Etat souverain, possède bien
sûr le pouvoir de retirer, en en respectant les termes, son option d’acceptation de la juridiction de la
Cour, un tel retrait étant sans effet sur les instances en cours où sa déclaration est déjà engagée.
Mais la situation nouvelle créée aujourd’hui peut pousser certains milieux influents à lui demander
de renoncer à sa déclaration d’acceptation, ou de la modifier par une réserve appropriée, pour
empêcher le demandeur de réussir son retour à la Cour. Il ne sert donc à rien de reconnaître à l’Etat

demandeur la possibilité de réintroduire sa requête une fois amendée si, entre-temps, l’Etat
défendeur a retiré ou modifié son option d’acceptation, pour se trouver hors d’atteinte de toute
réclamation de cet Etat demandeur. - 18 -

65. La doctrine a en général souligné le bien relatif succès de la clause facultative de
juridiction obligatoire dans le cadre de la marche vers une justice internationale obligatoire. C’est

grâce à cette clause que les Iles Marshall ont essayé de demander à l’Inde de rendre compte de son
action pour le désarmement nucléaire. Mais après la présente décision de la Cour et le risque
toujours possible de rencontrer un nouveau barrage à la compétence du fait du retrait ou d’une
modification de l’option facultative, il faudra peut-être pour la Cour se résoudre à voir le
comportement de l’Inde en matière de désarmement nucléaire échapper définitivement, à l’avenir, à
quelque examen que ce soit par la Cour.

66. Le dommage causé par la décision de la Cour n’épargne pas non plus l’Etat demandeur.
Il serait en effet assez vain d’assurer les Iles Marshall qu’il leur suffirait d’adresser à l’Inde
quelques lignes en forme de note verbale, d’améliorer quelque peu la présentation de leur requête à
la Cour en corrigeant quelques défauts procéduraux secondaires, pour pouvoir revenir en position
plus confortable à la Cour. Je pense que les membres de notre haute juridiction sont de loin les
mieux placés pour savoir ce que coûte un procès international en efforts intellectuels, en débours
financiers, en déperdition d’un temps précieux et en énergie morale et politique. Il a certainement

beaucoup coûté à tous égards aux Iles Marshall, venues du bout du monde jusqu’aux abords de la
Cour et il leur coûterait certainement beaucoup encore pour affronter une nouvelle fois ce prétoire
international, si lointain tant géographiquement que juridiquement. Y avait-il quelque raison
majeure pour faire subir aux Iles Marshall, déjà peu gâtées par la providence en fait de
développement et tragiquement envahies par les hommes en fait de contaminations radioactives, un
sort aussi peu généreux ? Et comment les Iles Marshall pourraient-elles être assurées que leur
éventuel retour à la Cour ne buterait pas sur un obstacle insurmontable constitué par la survenance

entre-temps d’un retrait ou d’une modification de la déclaration facultative de juridiction
obligatoire souscrite par l’Inde ?

*

* *

67. Et quel service la Cour offre-t-elle à la troisième perdante d’aujourd’hui, la communauté
internationale, par sa présente décision? Voici près d’un demi-siècle, plus exactement depuis le
5 mars 1970, date d’entrée en vigueur du TNP, que le monde attend l’annonce, enfin, de
l’ouverture officielle d’une conférence universelle chargée de négocier l’élimination de l’arme
nucléaire ! La requête introduite par la République des Iles Marshall rappelle à tous cette

dangereuse réalité, libérant la course aux armements et renvoyant aux calendes grecques
l’avènement d’un monde exempt d’armes nucléaires.

68. Les trois affaires sur lesquelles la Cour vient de statuer portent sur un thème capital entre
tous pour la communauté internationale, le désarmement nucléaire. Depuis un triste matin
d’août 1945, l’arme nucléaire, démentiel moyen de destruction massive, met l’humanité entière en
sursis. Elle fait partie depuis soixante-dix ans de la condition humaine. Elle est entrée dans tous - 19 -

les calculs, dans tous les schèmes, dans tous les scenarios de la vie internationale. Depuis
Hiroshima, la peur est devenue la première nature de l’homme. C’est dès lors une responsabilité

écrasante, mais c’est aussi un honneur immense pour la Cour d’apporter à la communauté
internationale tout le poids de son expérience et de sa sagesse pour l’aider à conjurer le péril de la
guerre, une guerre qui n’est ni plus ni moins que l’échec de l’homme et de son intelligence. Cette
communauté internationale n’est pas loin de croire que, comme le lui affirme Koskenniemi, «le
sort du droit international est de redonner espoir à l’humanité». Elle s’attend confusément en
conséquence à ce que la Cour la guérisse de la peur et l’épargne d’un désastre nucléaire.

69. Cette communauté internationale, qui charge ainsi la Cour d’un excès de responsabilité
sans doute, risque aujourd’hui d’aller à la déception. Les décisions rendues ce jour par la Cour sur
les trois présentes affaires ouvrent à l’opinion publique internationale un monde fâcheusement
privé de cohérence, non seulement au regard de la jurisprudence procédurale, mais aussi en
contemplation de sa jurisprudence de fond. Ainsi, quel message la Cour laisse-t-elle à la
communauté internationale lorsqu’elle décide, au surplus sur des bases fragiles à l’excès, de refuser
sa compétence en des affaires portant sur des questions plus que cruciales de désarmement

nucléaire engageant la survie même de l’humanité entière ?

70. Aujourd’hui, en observant les trois décisions négatives de la Cour, la communauté
internationale ne pourra retenir rien d’autre que cette nouvelle réalité qui la submerge soudain et où
elle verra avant tout combien gigantesque est l’enjeu du désarmement nucléaire et combien
minuscule et dérisoire paraît l’argumentaire de la Cour.

71. C’est un message frustrant que la Cour abandonne alors à la communauté internationale
qui ne pourra pas éviter de se souvenir qu’elle avait été en revanche bercée, il y a vingt ans, par
l’espoir allumé par cette même Cour qui imposait vigoureusement à tous les Etats l’obligation
d’éliminer l’arme nucléaire de la face du monde.

72. A l’heure où les Nations Unies, par leur résolution du 17 novembre 1989, avaient

proclamé la dernière décennie du siècle, 1990-2000, «décennie du droit international», la Cour
s’était courageusement employée, par son avis consultatif du 8 juillet 1996, à montrer sans
ambiguïté ce que la communauté internationale devait faire de toute urgence pour combler
l’insuffisance dérisoire de ce droit international face au défi mortel de l’arme nucléaire. Avec un
sens aigu des responsabilités, la Cour a su mettre à nu, en toute honnêteté et simplicité, le droit
international actuel dans son incapacité de gérer cette arme du diable. L’Assemblée générale des
Nations Unies, destinatrice première de la décision de la Cour, a pu, depuis lors, année après année,

appeler sur cette base tous les Etats à entrer enfin en négociation et à conclure au désarmement
nucléaire.

73. Et puis, brusquement, aujourd’hui, vingt ans après, par le fait d’une décision judiciaire
fort chiche, petitement technique et grandement hermétique pour l’opinion publique, la
communauté internationale se demandera si le 8 juillet 1996 n’était pas un songe trompeur que la
décision rendue ce jour confirme par sa propre vacuité ou son inaboutissement. Et pour boire - 20 -

jusqu’à la lie, et au-delà, tout notre désarroi, nous n’aurons pas qu’une seule décision négative. Il y

en aura trois. Elles se répéteront donc pour marteler un cauchemar à une communauté
internationale toujours prisonnière d’une arme fatale qui risque de l’anéantir un jour.

74. Ces trois décisions de la Cour ne pouvaient d’ailleurs tomber plus mal, en ces jours où
les conférences quinquennales d’examen et de suivi du TNP marquent le pas, comme celle de l’an
dernier, en 2015, qui s’était séparée sans aucun résultat. A l’heure où les Nations Unies multiplient

les appels pressants en faveur de l’interdiction et de l’élimination des armes nucléaires, à l’heure où
l’Organisation internationale met à l’honneur les impératifs éthiques pour un monde exempt
d’armes nucléaires, la communauté internationale éprouvera quelque difficulté à «gérer» les trois
décisions judiciaires de ce jour.

*

* *

75. La quatrième perdante pourrait être la Cour elle-même.

76. J’ai accepté de venir une dernière fois servir cette Cour qui m’a tant donné durant les
vingt années de ma vie que je lui avais consacrées. Je désire à présent qu’on veuille bien
m’autoriser à prendre la liberté, pour un bref instant, de quitter l’habit du technicien du droit que
j’ai endossé toute une vie, pour rendre un dernier hommage à cette vénérable Institution. Quelques
jours après avoir donné lecture de l’avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la Licéité de la menace ou
de l’emploi d’armes nucléaires, j’avais déclaré, le 23 juillet à l’Académie de droit international de

La Haye, ma fierté d’appartenir à cette Cour qui avait su conférer ses lettres de noblesse à un
règlement judiciaire longtemps marginalisé par les Etats ; qui avait pu se mobiliser pour concourir
au maintien de la paix internationale ; qui avait su se mettre à l’écoute des grandes inquiétudes qui
travaillent la conscience humaine et séculariser la justice internationale. A la suite de l’avis
consultatif de 1996, le regard approbateur que la société civile portait sur la Cour montrait
éloquemment que celle-ci allait réussir son entrée dans le XXI siècle. Cette fierté demeure, mais
elle est également mêlée d’appréhension pour l’avenir.

77. La récente tendance de la Cour au formalisme, dont nous avons ici des exemples aux
conséquences regrettables, m’oblige en effet à exprimer mes craintes pour cette institution dont la
mission est si indispensable ; la Cour risque d’être «la quatrième perdante», parce qu’en renvoyant
les Iles Marshall sur la base d’un défaut procédural réparable, elle met à mal la bonne
administration de la justice, dont son fonctionnement dépend.

78. Si, en dépit du coût et de l’énergie nécessaires, les Iles Marshall introduisaient une
nouvelle instance contre l’Inde, la Cour se verrait dans l’obligation de réexaminer les nombreuses
exceptions préliminaires qui seraient certainement soulevées à nouveau par le défendeur. Une telle - 21 -

répétition serait contraire à la bonne administration de la justice et c’est pour cela entre autres que
les défauts procéduraux qui peuvent être corrigés ont généralement, jusqu’à maintenant tout au

moins, été tolérés par la Cour. Conviendrait-il aussi de s’interroger sur le minimalisme du présent
arrêt, où seule la première exception est examinée, alors qu’elle apparaît réparable ? Si elles
reviennent devant la Cour, les Iles Marshall risquent-elles de se voir renvoyées, à nouveau, sur une
autre base  elle aussi peut-être réparable ?

79. De plus, la Cour, en faisant preuve d’un excès de formalisme, abandonne et déçoit la

communauté internationale et risque de mettre à mal sa réputation.

80. Pour le juriste, c’est un truisme de dire que le formalisme joue un rôle protecteur des
situations et des intérêts légitimes, mais qu’il peut aussi tourner à l’arme destructrice de tout
progrès. Dans les trois présentes affaires, la Cour a utilisé à l’excès ce mode d’argumentation pour
légitimer ses positions. Sa pratique actuelle de recours à un tel discours du droit international est
de surcroît aggravée par la manière changeante mais inexpliquée dont elle l’applique. La Cour

paraît, en ces trois affaires, n’avoir pas pu se défaire d’un formalisme aussi inattendu que
desséchant qui sacrifie le fond à la procédure, le contenu à la forme et la chose à son objet. Un tel
formalisme ne pourra être et paraître que régressif. Il l’est et le paraît d’autant plus clairement dans
le cas d’espèce qu’il s’applique au thème le plus crucial du monde, le désarmement nucléaire.

81. Peut-être pourrais-je mieux exprimer mon inconfort à l’examen des arrêts de ce jour, en
relevant que la Cour me paraît, au total, avoir peu résisté au subjectivisme dans son appréciation

des éléments de preuve avancés par le demandeur. Mon malaise ne m’a pas quitté tout au long de
mes examens renouvelés des trois présents arrêts. Il est d’autant plus frustrant que la Cour s’est
toujours déclarée qu’elle vise à une appréciation fondamentalement «objective» des éléments de
preuve.

La Cour a d’abord commencé par protéger le défendeur en l’installant dans une forteresse
inexpugnable. Je serais certes malvenu de faire grief à la Cour d’avoir à ce point de départ

considéré le défendeur comme innocent de toute violation de ses obligations concernant le
désarmement nucléaire. En effet, en pareil cas, la charge de la preuve pèse naturellement sur le
demandeur. Mais la Cour m’a paru être allée plus loin que cela en organisant elle-même la défense
du défendeur. Elle examine tous les arguments du demandeur avec ce qui semble être un apriori
négatif.

C’est dans cet esprit qu’elle considère chacun des quatre piliers de l’argumentation des Iles
Marshall. La non-pertinence de la déclaration de Nayarit est si centrale dans la suite du

raisonnement de la Cour que l’on pourrait espérer voir ce premier point tranché sur une base moins
chancelante. De même, la majorité tient pour sans pertinence les comportements et déclarations
postérieurs à la date d’introduction de l’instance, montrant ainsi qu’elle a décidé par avance à ce
stade de son raisonnement, de l’absence d’un différend. Lorsqu’ensuite elle parvient à la question
des votes exprimés par le défendeur sur des résolutions dans les organes politiques internationaux,
le lecteur reprend confiance et adhère parfaitement au conseil fort avisé de prudence formulé sur ce
point par la Cour. Mais le charme est vite rompu, car on chercherait en vain à voir la même - 22 -

consigne s’appliquer pour expliquer les votes du demandeur. Et pour finir de justifier sans examen
le comportement du défendeur, la Cour déclare tout simplement que l’absence de connaissance des

griefs par l’Inde rend parfaitement inutile cet examen.

*

* *

82. Je me suis rendu l’année dernière à Hiroshima, invité par le grand quotidien
japonais Asahi Shimbun et les autorités locales. J’ai vu là l’humanité en recueillement. Devant le
décret de la mort inutile. Dans la quête de la vie nécessaire. Séjour poignant avec la gorge qui ne
parvient pas à se desserrer. Je me suis longuement adressé à une immense foule qui, troublée à
l’extrême par autant de sauvagerie de l’homme, allait vainement chercher un refuge improbable
dans la méditation et la prière.

83. Au cours de ce séjour inoubliable, j’ai vu le maire de Hiroshima, M. Takashi Hiraoka,
celui-là même qui, vingt ans auparavant, était venu nous voir jusqu’à La Haye pour apporter à la
Cour un émouvant témoignage. En l’affaire de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires, la Cour avait en effet ouvert en novembre 1995, après une phase écrite, une phase orale
au cours de laquelle elle entendit les points de vue de quelque vingt-cinq Etats, ainsi que les
dépositions du maire de Hiroshima, M. Takashi Hiraoka et du maire de Nagasaki, M. Iccho Itoh.

Lorsque j’ai revu l’an dernier M. Takashi Hiraoka, l’apostrophe finale de son intervention de 1995
devant la Cour me revint à l’esprit. Je me souviens en effet qu’à la fin de son récit tragique, il
promena quelques instants son regard sur chacun des juges de notre Cour, avant de lancer ses tout
derniers mots qui furent : «Le destin de la race humaine est entre vos mains !».

84. Je ne peux effacer de mon esprit le contraste saisissant entre d’une part les trois décisions
rendues aujourd’hui par la Cour et selon lesquelles il n’existerait aucun différend entre l’Etat

demandeur et les Etats défendeurs dans le domaine crucial du désarmement nucléaire et, d’autre
part, la portée hautement symbolique du premier déplacement à Hiroshima d’un président des
Etats-Unis, un vendredi 27 mai 2016, en ce lieu où, le 6 août 1945, «le monde a changé». Je ne
peux effacer de mon esprit le contraste saisissant entre d’une part les trois décisions judiciaires de
ce jour si durement prisonnières d’un formalisme juridique étriqué et, d’autre part, l’appel pressant
de ce chef d’Etat à une «révolution morale» pour éliminer définitivement l’arme nucléaire de notre
monde. Je ne peux effacer enfin de mon esprit le contraste saisissant entre d’une part ces trois

décisions de la Cour et d’autre part la probable préparation en cours d’une visite à Pearl Harbour,
avant la fin de la présente année, du premier ministre japonais, pour sceller une réconciliation de
l’humanité avec elle-même.

*

* * - 23 -

85. En traitant ici de l’atome, dont on dit qu’il est autant bienfaisant que mortifère, je ne

parviens pas à chasser de mes pensées le spectre d’une humanité qui risque à tout moment de se
consumer sous des décombres fumants dans un présent qui n’a plus de chair et un avenir qui n’a
plus de sens, d’une humanité qui, anéantie sous ses cendres brûlantes, ne laissera personne derrière
elle, pas même un Horatio de Hamlet pour raconter l’indicible, à je ne sais qui :

«Et laissez-moi dire au monde qui l’ignore
Comment tout cela advint ; vous apprendrez

Des actes charnels, sanglants, contre nature
Des verdicts hasardeux, des assassinats aveugles
Des meurtres dus à la violence et à la perfidie
Et des projets qui, échoués, retombent
Sur ceux qui les conçurent ; de tout cela, je vous ferai
Le récit véritable.» (Shakespeare, Hamlet)

(Signé) Mohammed B EDJAOUI .

___________

Bilingual Content

527
276
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC BEDJAOUI
Jurisprudence traditionnelle peu formaliste — Revirement jurisprudentiel —
Formalisme excessif — Manque de flexibilité — Perte de visibilité
— Notification/« connaissance » — Date de l’existence d’un différend — Défauts
procéduraux — Silence du défendeur — Echanges devant la Cour — Nature sui
generis des différends nucléaires — Obligation de négocier et de conclure le
désarmement nucléaire — Exception non exclusivement préliminaire —
Conséquences indésirables du formalisme — Communauté internationale — Bonne
administration de la justice — Subjectivisme.
table des matières
Paragraphes
I. Introduction 1-8
II. Une jurisprudence traditionnelle peu formaliste 9-24
III. Notification/« connaissance » ? 25-33
IV. Date de l’existence d’un différend 34-38
V. Défauts procéduraux 39-50
VI. Preuve par déduction. Preuve par interprétation du silence 51-55
VII. Preuve par les échanges devant la Cour 56-59
VIII. Nature sui generis de tout différend nucléaire 60-61
IX. Une exception non exclusivement préliminaire ? 62-63
X. Cascade de conséquences indésirables de la présente décision
64-85
I. Introduction
1. Il peut paraître peu glorieux d’attraire devant cette Cour un Etat
comme l’Inde généralement reconnu pour son activité remarquée dans les
fora internationaux en faveur de la paix et de la sécurité internationales.
2. Il faudra alors rappeler un truisme. Chacun sait parfaitement que ce
fait d’attraire un Etat devant ladite Cour ne saurait avoir pour résultat, à
ce stade de la compétence, que de savoir si la Cour possède le pouvoir
statutaire d’examiner le comportement de cet Etat dans le domaine considéré.
Seule la phase du fond permet de vérifier si ledit Etat manque à une
527
276
DISSENTING OPINION OF JUDGE AD HOC BEDJAOUI
[Translation]
Traditionally less formalistic jurisprudence — Reversal of jurisprudence —
Excessive formalism — Lack of flexibility — Loss of clarity —
Notification/“awareness” — Date of the existence of a dispute — Procedural
defects — Silence of the Respondent — Exchanges before the Court — Sui generis
nature of nuclear disputes — Obligation to negotiate and to achieve nuclear
disarmament — Objection not of an exclusively preliminary character —
Undesirable consequences of formalism — International community — Sound
administration of justice — Subjectivity.
table of contents
Paragraphs
I. Introduction 1-8
II. A Traditionally less Formalistic Jurisprudence 9-24
III. Notification/“Awareness”? 25-33
IV. Date of the Existence of a Dispute 34-38
V. Procedural Defects 39-50
VI. Proof by Inference. Proof by the Interpretation of Silence 51-55
VII. Proof Provided by the Exchanges before the Court 56-59
VIII. Sui Generis Nature of any Nuclear Dispute 60-61
IX. An Objection not of an Exclusively Preliminary Character? 62-63
X. The Train of Undesirable Consequences of This Decision 64-85
I. Introduction
1. There may appear to be little glory in bringing a State such as India
before this Court, a State which is generally recognized as an active promoter
of international peace and security in international forums.
2. It is necessary, therefore, to recall a truism. As we are all well aware,
the only result of bringing a State before this Court, at this jurisdictional
stage, is to establish whether the Court has the statutory power to examine
that State’s conduct in the area at issue. Only at the merits stage can
it be ascertained whether the said State is in breach of an international
528 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
277
obligation internationale. Une compétence décidée ne saurait vouloir dire
que cet Etat est en conséquence automatiquement déjà reconnu en situation
de violation d’un engagement international.
3. J’affirme donc, contrairement au présent arrêt, que la Cour est compétente
pour connaître du comportement de l’Inde en l’affaire qui l’oppose
aux Iles Marshall et je n’entends nullement, cela va de soi, déclarer
pour autant que cet Etat manque déjà, selon moi, aux obligations internationales
articulées par le demandeur à son encontre.
* * *
4. Dans l’instance introduite par les Iles Marshall contre l’Inde, la
Cour est parvenue à la conclusion qu’elle n’a pas compétence, compte
tenu de l’absence, avant le dépôt de la requête, d’un différend d’ordre
juridique entre les Parties. De sa démonstration il découle que :
a) les opinions nourries par les Iles Marshall et l’Inde ne sont pas manifestement
opposées en ce qui concerne l’existence d’une obligation de
droit international coutumier de négocier en vue du désarmement
nucléaire à une date rapprochée et en ce qui concerne la conformité du
comportement du défendeur aux obligations potentielles qui le lient ;
b) cela est encore plus vrai si le différend qui devrait les opposer se doit
d’exister à la date d’introduction de la requête des Iles Marshall et si,
en conséquence, les échanges dont la Cour a été témoin durant la procédure
sont rendus sans pertinence ;
c) la tendance de la Cour à faire preuve de flexibilité au sujet de défauts
procéduraux réparables ne trouve pas sa place en l’espèce.
* * *
5. La Cour s’est appliquée depuis longtemps à fixer dans le détail sa
procédure de détermination de l’existence d’un différend susceptible de
faire l’objet d’un règlement judiciaire. Elle l’a répété encore récemment
dans l’affaire relative aux Violations alléguées de droits souverains et d’espaces
maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie). Nous
savons ainsi que le critère saillant est l’expression par une des parties
d’une réclamation à laquelle l’autre partie s’oppose manifestement. Nous
savons également que la date à prendre en compte pour vérifier l’existence
d’une nette opposition des points de vue entre les deux parties, est celle à
laquelle la requête est soumise à la Cour. Nous savons enfin que l’existence
du différend doit être déterminée « objectivement » par la Cour : il
s’agit d’une question de fond et non de forme. La Cour a résumé en effet
elle‑même sa jurisprudence comme suit, dans l’affaire précitée :
« 50. L’existence d’un différend entre les parties est une condition à
la compétence de la Cour. Un tel différend, selon la jurisprudence
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 528
277
obligation. A finding by the Court that it has jurisdiction does not mean
that the State in question is thus automatically considered as being in
breach of an international obligation.
3. I would argue, therefore — contrary to the present Judgment — that
the Court does have jurisdiction to examine India’s conduct in the case
between it and the Marshall Islands; needless to say, however, I am by no
means declaring that I already consider India to be in breach of the international
obligations which the Applicant claims are incumbent upon it.
* * *
4. In the proceedings introduced by the Marshall Islands against India,
the Court has reached the conclusion that it does not have jurisdiction in
the absence of a legal dispute between the Parties prior to the filing of the
Application. According to its reasoning:
(a) the Marshall Islands and India do not have clearly opposing views as
to the existence of an obligation under customary international law
to negotiate with a view to nuclear disarmament at an early date, or
as to the compliance of the Respondent’s conduct with the potential
obligations incumbent upon it;
(b) this holds good even further if the alleged dispute between them is
required to exist on the date on which the Marshall Islands’ Application
was filed and if, as a result, the exchanges witnessed by the Court
during the proceedings are rendered irrelevant;
(c) the Court’s tendency to show flexibility when faced with reparable
procedural defects has no place in this case.
* * *
5. It has long been the practice of the Court to lay down the details of
its procedure for determining the existence of a justiciable dispute. It
repeated this practice just recently in the case concerning Alleged Violations
of Sovereign Rights and Maritime Spaces in the Caribbean Sea (Nicaragua
v. Colombia). Thus we know that the salient criterion is the making
of a claim by one party to which the other party is positively opposed. We
also know that the date to be taken into account in verifying the existence
of a clear opposition of views between the two parties is that on which the
application is submitted to the Court. Finally, we know that the existence
of a dispute is a matter for “objective” determination by the Court: the
matter is one of substance, not of form. Indeed, the Court itself summarized
its jurisprudence as follows, in the above‑mentioned case:
50. The existence of a dispute between the parties is a condition of
the Court’s jurisdiction. Such a dispute, according to the established
529 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
278
constante de la Cour, est un « désaccord sur un point de droit ou de
fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts
entre deux personnes » (Concessions Mavrommatis en Palestine,
arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11 ; voir aussi Application de
la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30). Il doit
avoir été établi « que la réclamation de l’une des parties se heurte à
l’opposition manifeste de l’autre » (Sud‑Ouest africain (Ethiopie
c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). Il importe peu de savoir
laquelle d’entre elles est à l’origine de la réclamation et laquelle s’y
oppose. Ce qui importe, c’est que « les points de vue des deux parties,
quant à l’exécution ou à la non‑exécution » de certaines obligations
internationales, « so[ient] nettement opposés » (Interprétation des
traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie,
première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74).
La Cour rappelle que « [l]’existence d’un différend international
demande à être établie objectivement » par elle (ibid. ; voir aussi
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique
c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 442, par. 46 ;
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30 ;
Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974,
p. 271, par. 55 ; Essais nucléaires (Nouvelle‑Zélande c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 1974, p. 476, par. 58). La Cour, « pour se prononcer,
doit s’attacher aux faits. Il s’agit d’une question de fond, et non de
forme. » (Application de la convention internationale sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de
Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84,
par. 30.)
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52. En principe, la date critique aux fins d’apprécier l’existence
d’un différend est celle à laquelle la requête est soumise à la Cour
(Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30 ;
Questions d’interprétation et d’application de la convention de
Montréal
de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya
arabe libyenne c. Royaume‑Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 25‑26, par. 43‑45 ; Questions d’interprétation et
d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident
aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Etats‑Unis
d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 130‑131, par. 42‑44). » (Violations alléguées de droits souverains et
d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie),
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 529
278
case law of the Court, is ‘a disagreement on a point of law or fact, a
conflict of legal views or of interests between two persons’ (Mavrommatis
Palestine Concessions, Judgment No. 2, 1924, P.C.I.J., Series A,
No. 2, p. 11; see also Application of the International Convention on
the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian
Federation), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports
2011 (I), p. 84, para. 30). ‘It must be shown that the claim of one
party is positively opposed by the other.’ (South West Africa (Ethiopia
v. South Africa; Liberia v. South Africa), Preliminary Objections,
Judgment, I.C.J. Reports 1962, p. 328.) It does not matter which one
of them advances a claim and which one opposes it. What matters is
that ‘the two sides hold clearly opposite views concerning the question
of the performance or non‑performance of certain’ international
obligations
(Interpretation of Peace Treaties with Bulgaria, Hungary
and Romania, First Phase, Advisory Opinion, I.C.J. Reports 1950,
p. 74).
The Court recalls that ‘[w]hether there exists an international dispute
is a matter for objective determination’ by the Court (ibid.; see
also Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite
(Belgium v. Senegal), Judgment, I.C.J. Reports 2012 (II), p. 442,
para. 46; Application of the International Convention on the Elimination
of All Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian Federation),
Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports 2011 (I),
p. 84, para. 30; Nuclear Tests (Australia v. France), Judgment,
I.C.J. Reports 1974, p. 271, para. 55; Nuclear Tests (New Zealand v.
France), Judgment, I.C.J. Reports 1974, p. 476, para. 58). ‘The Court’s
determination must turn on an examination of the facts. The matter
is one of substance, not of form.’ (Application of the International
Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination
(Georgia v. Russian Federation), Preliminary Objections, Judgment,
I.C.J. Reports 2011 (I), p. 84, para. 30.)
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52. In principle, the critical date for determining the existence of a
dispute is the date on which the application is submitted to the Court
(Application of the International Convention on the Elimination of All
Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian Federation), Preliminary
Objections, Judgment, I.C.J. Reports 2011 (I), p. 85, para. 30;
Questions of Interpretation and Application of the 1971 Montreal Convention
arising from the Aerial Incident at Lockerbie (Libyan Arab
Jamahiriya v. United Kingdom), Preliminary Objections, Judgment,
I.C.J. Reports 1998, pp. 25‑26, paras. 43‑45; Questions of Interpretation
and Application of the 1971 Montreal Convention arising from the
Aerial Incident at Lockerbie (Libyan Arab Jamahiriya v. United States
of America), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports 1998,
pp. 130‑131, paras. 42‑44).” (Alleged Violations of Sovereign Rights
and Maritime Spaces in the Caribbean Sea (Nicaragua v. Colombia),
530 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
279
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26-27,
par. 50 et 52.)
* * *
6. Si la Cour a toujours tenu à s’attacher à une définition générale uniforme
d’un différend d’ordre juridique, elle n’a pas en revanche marqué
autant de fidélité aux critères de détermination de l’existence de ce différend.
La définition reste une « opposition manifeste d’opinions ou d’intérêts
», un « désaccord sur un point de droit ou de fait », une « contradiction »
ou « opposition de thèses juridiques ou d’intérêts ». Cela dit bien de quoi il
s’agit : la survenance d’une divergence d’opinions, de droits ou d’intérêts
mettant en désaccord deux Etats et les plaçant en situation d’opposition
l’un par rapport à l’autre génère bien un différend d’ordre juridique susceptible
de recevoir un règlement judiciaire au sens de l’article 36, paragraphe
2, du Statut de la Cour.
7. Mais une fois posée cette définition, uniformément calibrée, les critères
de détermination du différend semblent, surtout depuis quelques
années, d’application assez ambiguë. La plus significative dissonance
jurisprudentielle commença avec l’arrêt du 1er avril 2011 en l’affaire Géorgie
c. Fédération de Russie dans lequel la Cour examina en détail les
échanges entre les parties et limita très strictement le différend dans le
temps. Si la Cour a formellement décliné sa compétence sur la base de
l’absence de négociations entre les parties — une condition contenue dans
la clause compromissoire pertinente — il n’en reste pas moins que c’est
bien l’approche restrictive donnée aux critères de détermination de l’existence
d’un différend qui a mené à cette conclusion. En effet, la Cour a
d’abord établi avec précision la date de naissance du différend, fixée au
9 août 2008, soit trois jours avant l’introduction de l’instance (Application
de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 120, par. 113). C’était la première
fois de son histoire qu’elle s’imposait un tel exercice. Puis, elle a déclaré
que « les Parties ne purent négocier sur les questions litigieuses … [que
durant] la période au cours de laquelle la Cour a établi qu’un différend
susceptible de relever de la CIEDR avait surgi entre les Parties » (ibid.,
p. 135, par. 168).
8. La Cour a persévéré dans cette tendance, et l’a même renforcée,
dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre
ou d’extrader, lorsqu’elle a refusé de connaître d’une partie de l’affaire,
concernant des obligations relevant du droit coutumier, alors qu’un différend
à ce propos existait assurément au jour du prononcé de l’arrêt de la
Cour (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique
c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445, par. 55 ; voir également
l’opinion individuelle du juge Abraham dans cette affaire).
* * *
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 530
279
Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports 2016 (I), pp. 26‑27,
paras. 50 and 52.)
* * *
6. Although the Court has always adhered to a standard general definition
of a legal dispute, it has not shown the same level of consistency in
respect of the criteria for determining the existence of that dispute. A
legal dispute continues to be defined as a “clear difference of opinion or of
interests”, a “disagreement on a point of law or fact”, or a “conflict of legal
views or of interests”. This definition is self‑explanatory: the emergence of
conflicting opinions, rights or interests setting two States at odds and
placing them in opposition to one another, gives rise to a justiciable legal
dispute within the meaning of Article 36, paragraph 2, of the Statute of
the Court.
7. This uniformly calibrated definition having been established, however,
the criteria for determining the existence of a dispute appear, especially
in recent years, to be somewhat ambiguously applied. The most
significant break from its jurisprudence can be seen in the Judgment of
1 April 2011 in the case between Georgia and the Russian Federation, in
which the Court conducted a detailed examination of the parties’ exchanges
and identified an extremely narrow time frame for the dispute. Although
the Court formally concluded that it lacked jurisdiction on the basis of an
absence of negotiations between the parties — a condition contained in the
relevant compromissory clause — it was, however, the restrictive approach
adopted towards the criteria for determining the existence of a dispute
which brought about that finding. In fact, the Court first precisely established
the date on which the dispute arose, fixing it as 9 August 2008, that
is to say, three days before the institution of the proceedings (Application of
the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination
(Georgia v. Russian Federation), Preliminary Objections, Judgment,
I.C.J. Reports 2011 (I), p. 120, para. 113) — the first time in its
history that it had conducted such an exercise — and then declared that “it
was only possible for the Parties to be negotiating the matters in dispute . . .
[in] the period during which the Court found that a dispute capable of falling
under CERD had arisen between the Parties” (ibid., p. 135, para. 168).
8. The Court continued — and even reinforced — this tendency in the
case concerning Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite,
when it declined to hear one part of the case, relating to obligations
under customary international law, even though there was clearly a dispute
on this point on the date of delivery of the Court’s Judgment (Questions
relating to the Obligation to Prosecute or Extradite (Belgium v.
Senegal), Judgment, I.C.J. Reports 2012 (II), p. 445, para. 55; see also
Judge Abraham’s separate opinion in that case).
* * *
531 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
280
II. Une jurisprudence traditionnelle peu formaliste
9. L’activité présente de la Cour, qui paie au prix cher un certain formalisme,
pourrait à juste titre paraître en reflux par rapport à sa jurisprudence
traditionnelle.
10. Celle‑ci montre clairement que la Cour n’a pas perdu de vue qu’elle
est l’« organe judiciaire principal » des Nations Unies, mis au service des
Etats pour régler leurs différends. Elle a, depuis sa création, cherché à
accomplir sa mission tout en épousant le « temps » de l’Organisation internationale
pour être fidèle à sa vocation d’aider les Etats à retrouver la
paix et l’harmonie entre eux.
11. A cet égard, elle n’a jamais considéré qu’elle était la prisonnière
recluse et résignée du formalisme qui risquait de l’empêcher d’atteindre la
solution juste et raisonnable souhaitée. Il y avait assurément quelque
motif à saluer sa lucidité et son inventivité quand elle se prononçait
en 1949 pour l’existence d’une « personnalité internationale » au bénéfice
de l’ONU, quand elle dotait en 1950 l’Assemblée générale de toute la
compétence utile pour l’admission d’un Etat aux Nations Unies, quand elle
interdisait en 1951 les réserves à la convention pour la prévention et la
répression d’un crime aussi grave que le génocide, ou enfin quand elle décidait
en 1962 que certaines dépenses au Congo ou pour la force des
Nations Unies au Moyen‑Orient étaient bien des dépenses de l’ONU à la
charge de tous les Etats Membres.
12. Dans sa marche toujours sereine et sûre au service de la communauté
internationale, elle montrait éloquemment encore, avec son avis consultatif
sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, jusqu’à quel
point de raffinement et d’habileté elle pouvait aller pour servir l’Organisation
internationale à laquelle elle appartient, ainsi que la communauté
internationale dans son ensemble, qu’elle a le devoir supérieur de protéger.
13. Si la pratique effective des Etats crée la coutume internationale, la
Cour savait aussi se souvenir opportunément que les Etats qui violent un
principe juridique s’échinent toujours à assurer la communauté internationale
qu’ils ne font au contraire que l’appliquer. Elle interprète alors un
tel mensonge qui n’est qu’un hommage que le vice rend à la vertu, comme
l’expression d’une opinio juris puisque même les Etats auteurs de manquements
à ce principe reconnaissent son existence.
14. Cette sécularisation, au plus noble sens du terme, de la Cour apparaît
tout aussi bien dans l’exercice de sa fonction contentieuse. Je retiens
de son arrêt de 1970 sur la Barcelona Traction ses obiter dicta concernant
les obligations erga omnes qui s’imposent aux Etats et qui servent
du coup la communauté internationale dans son ensemble. Comment
pourrais‑je aussi oublier les retentissants arrêts de 1984 et 1986 dans l’affaire
du Nicaragua c. Etats‑Unis d’Amérique, où la Cour rompit si spectaculairement
avec tout formalisme paralysant ? Son arrêt de 1986 sur le
fond constitue un savant manuel, mieux, un grand « traité de droit international
coutumier », si utile pour remplacer, quand il le faut, le droit
conventionnel.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 531
280
II. A Traditionally less Formalistic Jurisprudence
9. The Court’s present approach, which pays a heavy price for a certain
degree of formalism, could rightly be regarded as a move away from
its traditional jurisprudence.
10. The latter clearly shows that the Court has maintained sight of the
fact that it is the “principal judicial organ” of the United Nations, at the
disposal of States for the settlement of their disputes. Since its establishment,
the Court has sought to carry out its mission while “keeping in
step” with the Organization, in order to remain faithful to its vocation of
promoting peace and harmony among States.
11. In this respect, it has never considered itself to be inescapably
bound by a formalism which might prevent it from reaching the just and
reasonable solution that is desired. There was certainly good reason to
praise the Court’s clarity and its resourcefulness when it stated, in 1949,
that it considered the United Nations to possess “international personality”;
when it gave its opinion, in 1950, on the Competence of the General
Assembly for the Admission of a State to the United Nations; when it
expressed its view, in 1951, on Reservations to the Convention on the Prevention
and Punishment of the Crime of Genocide; and, finally, when it
stated in 1962 that, in its opinion, Certain Expenses incurred in the Congo
and by the United Nations Force in the Middle East constituted expenditure
of the Organization, to be borne by all Member States.
12. On its ever calm and confident path in the service of the international
community, the Court would once again eloquently demonstrate,
with its Advisory Opinion on the Legality of the Threat or Use of Nuclear
Weapons, just how much finesse and skill it could employ in order to support
the international organization to which it belongs, as well as the international
community as a whole, which it has an overriding duty to protect.
13. While the effective practice of States creates international custom,
the Court has also known exactly when to bear in mind that States in
breach of a legal principle will always do their utmost to reassure the international
community that they are in fact merely applying that principle.
The Court thus interprets such an untruth, which is nothing more than the
homage that vice pays to virtue, as the expression of an opinio juris, since
even States which breach this principle recognize its existence.
14. This secularization of the Court, in the noblest sense of the term, is
also apparent in the exercise of its contentious function. What stands out
for me in the Court’s 1970 Judgment in the Barcelona Traction case are its
obiter dicta concerning erga omnes obligations which are binding on
States and which therefore serve the international community as a whole.
And how could I fail to mention the resounding Judgments of 1984 and
1986 in the case between Nicaragua and the United States, in which the
Court broke away so spectacularly from any paralyzing formalism. Its
1986 Judgment on the merits is an academic handbook, better still, a
major “treatise of international customary law”, and an extremely useful
substitute for treaty law, when required.
532 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
281
15. Voulait‑on barrer la route à la Cour dans son souci premier d’appliquer
la Charte au sujet du non‑recours à la force et de la légitime
défense ? C’était peine inutile. La réserve Vandenberg, invoquée par l’Etat
défendeur, avait l’ambition de miner les chemins de la Cour menant à la
Charte, traité multilatéral que la Cour ne pouvait pas interpréter, soutenait
le défendeur, en l’absence de tous les autres Etats parties à cet instrument.
La Cour se complut alors à contourner élégamment et puissamment
l’obstacle dressé pour rendre un jugement d’une belle architecture et
d’une rectitude juridique exemplaire.
16. L’arrêt de 1984 sur la compétence et la recevabilité en cette affaire‑là
du Nicaragua n’avait pas non plus souffert de la pâleur maladive qu’on lui
craignait. Le remède n’était sûrement pas à rechercher dans la trousse étriquée
du formalisme strict. Déployant sa capacité à faire valoir une vision
dynamique et concrète du juste et du raisonnable, la Cour a su accueillir
et valider la clause facultative de juridiction obligatoire souscrite par le
Nicaragua en 1929, alors qu’elle semblait compromise par un sort incertain.
17. En bref, la Cour a pu savoir éviter d’être prisonnière de la lettre de
la Charte ou des lacunes du droit international. Elle sut donner à celui‑ci
les couleurs vives d’un véritable droit de toutes les nations. Notre juridiction,
richement dotée aujourd’hui d’un héritage encore plus prestigieux
que je ne peux le dire, possède l’imagination nécessaire pour toujours servir
cette justice éclairée.
18. Peut‑être a‑t‑elle fait la part belle à un certain formalisme qui lui
paraissait de bon aloi à la fin du XXe siècle, avec l’affaire Libye/Tchad
de 1994 au sujet de la « bande d’Aouzou » et avec celle du Timor oriental
de 1995 ? En la première affaire, elle s’en était tenue strictement au traité
franco‑libyen de 1955 qui délimitait la zone et en la seconde elle était tout
aussi strictement focalisée sur l’absence de la « partie indispensable ».
19. On ne peut toutefois pas soutenir qu’elle a pris définitivement le
parti du formalisme en ces cas, puisque sa jurisprudence de la même
époque comporte tout de même l’affaire de Certaines terres à phosphates
à Nauru de 1992 où elle s’ouvrit sur la salubrité d’un grand air.
20. Ce rapide et schématique panorama de la jurisprudence de la Cour
depuis sa création me fait quelque peu regretter la physionomie que pourrait
laisser la décision de ce jour en la présente affaire.
* * *
21. Il me paraît d’autant plus impératif que la Cour fasse un effort de
clarification dans sa détermination de l’existence d’un différend, qu’il
s’agit d’une question majeure dont dépend directement soit sa compétence,
soit l’exercice de celle‑ci, selon le cas. En effet, comme elle l’a
déclaré souvent,
« [l]a Cour, comme organe juridictionnel, a pour tâche de résoudre
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 532
281
15. Was it hoped to frustrate the Court’s primary goal of applying the
Charter to the subject of the non‑use of force and self‑defence? Such
efforts were in vain. The Vandenberg reservation, invoked by the Respondent,
aimed to undermine the Court’s paths to the Charter, a multilateral
treaty, which, the Respondent argued, the Court could not interpret in
the absence of all the other parties to that instrument. The Court then
took pleasure in elegantly and convincingly overcoming the obstacle in its
path to deliver a Judgment which was both beautifully constructed and a
model of legal soundness.
16. Nor was the 1984 Judgment on jurisdiction and admissibility in
that Nicaragua case the damp squib that was feared. The solution was
certainly not to be found in the narrow confines of strict formalism. Making
use of its ability to enforce a dynamic and concrete vision of what is
just and reasonable, the Court acknowledged and confirmed the validity
of Nicaragua’s recognition of its compulsory jurisdiction by means of the
optional clause in 1929, in spite of the uncertainty that appeared to surround
it.
17. In short, the Court successfully avoided falling prisoner to the letter
of the Charter and the lacunae of international law. It gave that law
the vibrant colours of a true law of nations. Our Court, which nowadays
enjoys a rich heritage more prestigious than words can say, has the necessary
imagination to ensure that it always serves this enlightened form of
justice.
18. Perhaps the Court did place some emphasis on maintaining a certain
degree of what it considered worthwhile formalism at the end of the
twentieth century: in 1994, in the case between Libya and Chad concerning
the “Aouzou strip”, and in 1995, in the East Timor case. In the first,
the Court strictly adhered to the 1955 Franco‑Libyan Treaty, which
delimited the zone; in the second, it focused just as sharply on the absence
of the “indispensable party”.
19. However, it cannot be argued that the Court made a definitive
move towards formalism in those cases, since its jurisprudence from the
same era also includes the 1992 Certain Phosphate Lands in Nauru case, in
which it threw off any shackles of that kind.
20. This quick and simplified overview of the Court’s jurisprudence
since its establishment leaves me somewhat saddened at the impression
that might be left by today’s decision in the present case.
* * *
21. In my view, it is all the more vital that the Court should endeavour
to clarify how it determines the existence of a dispute, since this is a
fundamental
question on which both its jurisdiction and the exercise
of its jurisdiction directly depend. Indeed, the Court has often stated
that:
“[t]he Court, as a court of law, is called upon to resolve existing dis-
533 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
282
des différends existant entre Etats. L’existence d’un différend est
donc la condition première de l’exercice de sa fonction judiciaire »
(Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974,
p. 270‑271, par. 55 ; et Essais nucléaires (Nouvelle‑Zélande c. France),
arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 476, par. 58).
22. Il me paraît donc absolument nécessaire que la Cour donne plus de
cohérence à la détermination des critères d’existence du différend et à leur
application concrète dans chaque cas d’espèce. Personne ne se hasarderait à
contester à la Cour son pouvoir de fixer les critères objectifs de détermination
de l’existence d’un différend susceptible de faire l’objet d’un règlement
judiciaire et de les appliquer à chaque cas d’espèce. La Cour a parfaitement
le pouvoir, et c’est l’essence même de sa fonction juridictionnelle, d’appliquer
ces critères de façon stricte ou à l’inverse de manière flexible, selon
les mérites de chacune des espèces. Mais le fait‑elle systématiquement ?
Cela ne me paraît pas le cas. Entièrement libre d’appliquer des critères
qu’elle a dégagés elle‑même, elle en fait une application tantôt étroite,
tantôt
souple, sans justifier complètement son choix, suscitant une certaine
insécurité juridique chez les Etats et une certaine perplexité chez les lecteurs,
les uns et les autres ne sachant pas pourquoi un cas d’espèce peut
bénéficier de la compréhension de la Cour quand un autre ne peut y
prétendre.
23.
Ce premier devoir de cohérence, pourtant si nécessaire, n’est pas
suffisant. La Cour doit également se garder, à mon avis, de se laisser
entraîner à la fossilisation. La fidélité à l’application rationnelle des critères
n’exclut pas de demeurer en même temps ouvert aux préoccupations
changeantes du monde. La Cour doit donc d’une part savoir vivre son
siècle en étant à l’écoute réfléchie de la sourde rumeur du monde et d’autre
part conserver sa cohérence jurisprudentielle, ce qui témoigne de la difficulté
de sa mission. Il ne s’agit nullement pour elle de faire droit à toute
nouveauté. Elle s’en garde bien. Il s’agit de savoir quand et comment il
conviendrait de resserrer ou au contraire d’élargir l’application des critères
à la base de la jurisprudence « Mavrommatis » et « Sud‑Ouest africain » et
surtout de dire chaque fois pourquoi il faut préférer la flexibilité ou son
contraire dans l’espèce considérée. La jurisprudence serait ainsi perçue en
toute intelligibilité.
24. Mais pour l’heure le danger le plus inquiétant reste l’excès de formalisme.
Car le dommage causé par la jurisprudence qu’il inspire me
paraît considérable lorsqu’il s’y ajoute, comme c’est le cas maintenant,
une jurisprudence privée de toute visibilité pour l’avenir. Ne plus être
assuré que la Cour appliquera demain des critères plus stricts ou plus
lâches qu’aujourd’hui pour déterminer l’existence d’un différend ne
constitue d’ailleurs pas seulement une perte de visibilité ; cela provoque
clairement le risque d’arbitraire.
* * *
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 533
282
putes between States. Thus the existence of a dispute is the primary
condition for the Court to exercise its judicial function” (Nuclear
Tests (Australia v. France), Judgment, I.C.J. Reports 1974,
pp. 270‑271, para. 55, and Nuclear Tests (New Zealand v. France),
Judgment, I.C.J. Reports 1974, p. 476, para. 58).
22. It thus seems to me absolutely essential for the Court to show
greater consistency when determining the criteria for establishing the existence
of a dispute and when applying those criteria to each individual
case. No one would venture to question the Court’s power to fix the
objective criteria for determining the existence of a justiciable dispute or
to apply those criteria to each particular case. The Court is perfectly entitled
— indeed, it is the essence of its judicial function — to apply those
criteria in either a strict or a flexible manner, according to the merits of
the individual cases before it. But does it do so systematically? It does not
appear so to me. Being entirely at liberty to apply the criteria it has itself
identified, the Court is sometimes strict in its application and sometimes
flexible, without fully justifying its choice; this creates a certain amount of
legal uncertainty for States and a certain level of confusion for readers,
none of them knowing why one case may benefit from the Court’s understanding,
when another cannot aspire to do so.
23. This first duty of consistency, while highly necessary, is not sufficient.
In my opinion, the Court must also guard against fossilization.
Being committed to the rational application of criteria does not preclude
simultaneously remaining open to changing global concerns. The Court
must therefore, on the one hand, ensure that it is keeping pace with its
times by listening carefully to the world’s dull clamour, and, on the other,
maintain consistency in its jurisprudence, which demonstrates the difficulty
of its mission. It is by no means a case of the Court accepting every
new idea. That is the last thing it would do. It is about knowing when and
how to limit, or, alternatively, to expand, the application of the criteria at
the root of the “Mavrommatis” and “South West Africa” Judgments, and,
above all, explaining each time why it is necessary to favour flexibility or
formalism in that particular case. The jurisprudence would thus be readily
understood.
24. For the moment, however, the greatest danger remains excessive
formalism. Because in my view, the damage caused by the jurisprudence
it inspires is immense when, as is the case here, it combines with a jurisprudence
which is entirely unclear for the future. Moreover, no longer
knowing whether tomorrow the Court will apply stricter or more relaxed
criteria than today when determining the existence of a dispute does not
simply constitute a loss of clarity: it evidently increases the risk of the
arbitrary.
* * *
534 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
283
III. Notification/« connaissance » ?
25. Si l’on évoque la question de la « notification » du différend par
l’Etat demandeur à l’Etat défendeur, on constate bien, au travers de toute
sa jurisprudence traditionnelle, la réticence réelle de la Cour à en faire une
précondition à remplir avant l’introduction d’une requête. Mais
aujourd’hui on fait là une irruption dans un champ désormais miné. Le
temps serein où la Cour a répété sans relâche qu’il n’existe aucun principe
ou règle de droit international qui imposerait à l’Etat requérant de notifier
sa réclamation à l’Etat défendeur préalablement à l’introduction de
la requête, se couvre aujourd’hui des nuages menaçants de la décision
de 2011, pourtant fondée sur une clause compromissoire facultative, de
sorte qu’une ambiguïté certaine brouille le panorama.
26. Relevons tout d’abord que la Cour a, à juste titre, rejeté l’argument
de l’Inde selon lequel des négociations sont nécessaires en tant que préalable
à l’adjudication, bien qu’elles n’aient pas à aboutir. La Cour affirme en effet
a) que « [l]orsque la Cour est saisie sur la base de déclarations faites
en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut, la tenue de
négociations préalables n’est pas requise, à moins que l’une des
déclarations pertinentes n’en dispose autrement » ; et
b) que « « si la protestation diplomatique officielle peut constituer un
moyen important pour une partie de porter à l’attention de l’autre
une prétention, pareille protestation … n’est pas une condition
nécessaire » à l’existence d’un différend » (arrêt, par. 35).
27. Nous voilà donc parfaitement assurés que le droit international
n’impose ni négociations préalables, ni notification anticipée. Mais l’Inde
et la Cour ne se sont malheureusement pas arrêtées là.
Quittant ce terrain du droit et se plaçant sur celui des faits, l’Inde relève
que si ces négociations préalables et cette notification avaient pu avoir
lieu, elles auraient du moins permis de démontrer matériellement l’existence
du différend. Rien n’est plus exact et rien n’empêche d’en donner
acte à l’Inde sur le plan des faits, mais cela ne change absolument rien à
la situation juridique caractérisée par l’absence de toute précondition à
l’introduction de la requête des Iles Marshall.
Quant à la Cour, elle a ajouté la réflexion suivante qui, elle, semble
poser problème :
« Les éléments de preuve doivent montrer que les « points de vue
des … parties [sont] nettement opposés » en ce qui concerne la question
portée devant la Cour… Ainsi que cela ressort de décisions antérieures
de la Cour dans lesquelles la question de l’existence d’un
différend était à l’examen, un différend existe lorsqu’il est démontré,
sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance,
ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient
à l’« opposition manifeste » du demandeur. » (Ibid., par. 38 ; les
italiques sont de moi.)
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 534
283
III. Notification/“Awareness”?
25. If we consider the question of the applicant’s “notification” of the
dispute to the respondent, it is clear from all of its traditional jurisprudence
that the Court is genuinely reticent to make notification a precondition
for the institution of proceedings. But today we are stepping into
what is now a minefield. The clear skies that prevailed when the Court
consistently recalled that there is no principle or rule in international law
requiring the applicant to notify its claim to the respondent prior to filing
its application are now filled with the menacing clouds of the 2011 decision
— even though that was based on an optional compromissory
clause — creating uncertainty and obscuring the general view.
26. It should first be noted that the Court rightly rejected India’s argument
that negotiations are a prerequisite for seising the Court, although
they do not have to reach a conclusion. Indeed, the Court states that:
(a) “[p]rior negotiations are not required where the Court has been
seised on the basis of declarations made pursuant to Article 36,
paragraph 2, of its Statute, unless one of the relevant declarations
so provides”; and
(b) “‘although a formal diplomatic protest may be an important step
to bring a claim of one party to the attention of the other, such
a formal protest is not a necessary condition’ for the existence of
a dispute” (Judgment, para. 35).
27. We are thus perfectly assured that international law does not
require prior negotiations or advance notification. Unfortunately, however,
neither India nor the Court stopped there.
Leaving this legal territory and turning to the facts, India observes that
if these prior negotiations and notification had taken place, they would at
least have provided material proof that the dispute exists. That is entirely
true, and there is nothing to prevent the Court from acknowledging that
India is factually correct, but this does not in any way alter the legal situation,
which is characterized by the absence of any precondition for the
institution of proceedings by the Marshall Islands.
For its part, the Court added the following remark, which in itself
appears problematic:
“The evidence must show that the parties ‘hold clearly opposite
views’ with respect to the issue brought before the Court . . . As
reflected in previous decisions of the Court in which the existence of
a dispute was under consideration, a dispute exists when it is demonstrated,
on the basis of the evidence, that the respondent was aware, or
could not have been unaware, that its views were ‘positively opposed’ by
the applicant.” (Ibid., para. 38; emphasis added.)
535 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
284
28. J’observe que la Cour paraît alors établir une corrélation directe et,
semble-t-il, automatique, entre la connaissance d’une opposition de points
de vue et l’existence d’un différend. Par ce paragraphe 38, la Cour semble
suggérer qu’elle n’impose pas une condition supplémentaire. L’élément de
« connaissance » ne serait qu’une simple considération déduite inévitablement
des éléments de preuve. Mais la Cour ne se contente pas d’indiquer
ce prétendu lien de cause à effet au paragraphe 38 ; elle s’y réfère deux
nouvelles fois encore, aux paragraphes 48 et 52 de sa décision. J’observe
également que, dans le raisonnement de la Cour, l’essentiel est bien le fait
pour l’Etat défendeur d’« avoir connaissance ». La Cour ne s’est pas hasardée
à préciser comment ou de quelle source le défendeur devait tenir son
information. Elle se garde de dire qu’il doit être informé par l’Etat demandeur,
ce qui ferait revivre frontalement le concept de « notification »
comme précondition à l’existence du différend. Mais elle n’exclut pas non
plus que cette information puisse émaner du demandeur ! Le couple « pas
de notification préalable (par le demandeur) — mais connaissance préalable
(par le défendeur) » ne peut alors vivre qu’une cohabitation difficile
et ambiguë.
29. L’arrêt de ce jour érige, qu’on le veuille ou non, en une sorte de
précondition, la « connaissance » de l’opposition des thèses en présence.
Cette nouvelle exigence possède des contours tellement vagues et imprécis
qu’elle autorise toutes les hypothèses. N’assiste‑t‑on pas alors à la résurrection
rampante du concept de « notification » ? Par la présente décision
de ce jour, on semble consentir à réduire les arêtes les plus saillantes de la
notification formelle et quasi notariale en se contentant d’exiger la preuve
que la partie défenderesse avait « connaissance », ou qu’elle avait pris de
quelque façon conscience de l’existence du différend. Je m’explique mal
pourquoi la Cour a imaginé, par son raisonnement, quelque chose qui
devient nécessairement et fâcheusement un genre de précondition faisant
obstacle à sa compétence.
30. Mais si l’on admet l’existence de cette précondition supplémentaire,
pourquoi ne pas l’appliquer alors correctement ? Comment soutenir
que l’Inde n’avait pas « connaissance » des thèses antinucléaires des Iles
Marshall s’opposant à son comportement nucléaire ? Le défendeur ignorait‑il
donc à ce point que le demandeur avait 67 fois souffert des retombées
radioactives des essais américains sur ses îles, qu’il avait engagé de ce
fait de nombreuses procédures judiciaires aux Etats‑Unis et qu’il avait
fait ses déclarations de 2013 et 2014 dans des enceintes internationales
ouvertes à tous ?
31. Aucune des déclarations des Iles Marshall de 2013 et 2014 ne critiquait
certes nommément l’Inde. Elles visaient indistinctement tous
les Etats dotés d’armes nucléaires que le monde entier connaît. Elles n’ont
cependant nullement exclu l’Inde. Etait‑il vraiment raisonnable de penser
que les Iles Marshall avaient exclu l’Inde de la généralisation de leur
propos
contre les Etats nucléaires ? Une mise à l’écart de cette nature
et de cette importance ne saurait être le résultat d’une supposition si
aventurée.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 535
284
28. I would point out that the Court thus seems to establish a direct
and — it would appear — automatic correlation between awareness of an
opposition of views and the existence of a dispute. With this paragraph,
the Court seems to suggest that it is not imposing an additional condition.
The “awareness” element is nothing more than a simple observation
that is inevitably inferred from the evidence. Yet the Court is not content
to mention this purported causal link in paragraph 38 only; it also refers
to it on two further occasions, in paragraphs 48 and 52 of its decision. I
would also point out that, in the Court’s reasoning, what is essential is the
fact that the respondent should “be aware”. The Court has not attempted
to explain how or from what source the respondent should obtain its
information. It is careful not to state that the respondent must be informed
by the applicant, which would directly revive the concept of “notification”
as a precondition for the existence of a dispute. Yet nor does it exclude
the possibility of this information coming from the applicant! These two
things — “no prior notification (by the applicant), but prior knowledge (by
the respondent)” — can only ever form a difficult and uncertain partnership.
29. Whether we like it or not, today’s Judgment establishes the “awareness”
of the presence of opposing views as a sort of precondition. This
new requirement is so vaguely and imprecisely defined that it is open to
all manner of interpretations. Are we not thus witnessing the resurrection
by degrees of the “notification” concept? With today’s decision, we seem
to be agreeing to reduce the most salient features of the formal and
quasi‑notarial notification process by simply requiring proof that
the respondent was “aware” or had somehow become conscious of the
existence of the dispute. I find it difficult to understand why, in its reasoning,
the Court has conceived of something which inevitably and regrettably
becomes a kind of precondition that forms an obstacle to its
jurisdiction.
30. However, if we accept the existence of this additional precondition,
then why not apply it correctly? How can it be argued that India was not
“aware” of the Marshall Islands’ anti‑nuclear views in opposition to its
own nuclear conduct? Did the Respondent not know at that time that the
Applicant had on 67 occasions suffered the radioactive fall-out from
weapons testing on its islands by the United States; that, on account of
that fact, it had instituted numerous legal proceedings in the United
States; and that it had made its 2013 and 2014 statements at international
events which were open to all?
31. Of course, neither the 2013 nor the 2014 statement of the Marshall
Islands condemned India by name. They were aimed at all States possessing
nuclear weapons, without distinction, as everyone knows. They did
not, however, exclude India. Was it really reasonable to think that the
Marshall Islands had omitted India from its general statement against
nuclear States? An exclusion of this nature and importance cannot be the
result of such a hazardous assumption.
536 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
285
32. Certes, on pourrait toujours, pour sauver une cohérence de façade,
avancer dans ce cas que cette « connaissance » peut être obtenue par
d’autres moyens que la notification. Mais l’on s’enliserait sans profit dans
les méandres d’une justification laborieuse. Pour s’en sortir, il faudrait se
résoudre à imposer clairement de nouveau la « notification ». Il serait alors
peu glorieux d’adorer aujourd’hui ce qu’on a brûlé hier.
33. De surcroît, comment juger la « connaissance » et ses degrés dans la
conscience du défendeur ? Faudra‑t‑il imposer au juge international, qui est
le technicien du droit, d’être aussi expert en psychologie pour sonder les
reins et le coeur d’une personne qui se trouve être de surcroît un Etat, l’Etat
défendeur ? Du reste comment cette incursion insolite dans le subjectivisme
pourrait‑elle s’accommoder avec une recherche déclarée « objective » de
l’existence d’un différend ? Pourtant la Cour avait encore récemment jugé
que, « lorsqu’elle détermine s’il existe ou non un différend, [elle] s’attache
« au fond et non [à la] forme » » (Violations alléguées de droits souverains et
d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Colombie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 32, par. 72).
* * *
IV. Date de l’existence d’un différend
34. Dans le présent arrêt, la Cour paraît s’attacher à sa jurisprudence
traditionnelle selon laquelle, « [e]n principe, la date à laquelle doit être
appréciée l’existence d’un différend est celle du dépôt de la requête »
(par. 39).
35. C’est ce que la Cour avait en particulier décidé dans l’affaire qui a
opposé la Géorgie à la Fédération de Russie (Application de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30) et où la Cour déclare : « En principe,
le différend doit exister au moment où la requête est soumise à la Cour. »
36. Mais la Cour m’a semblé avoir évité, dans sa jurisprudence traditionnelle,
de vouer un culte fétichiste à cette date critique si l’on se souvient
que ses décisions comportent les expressions « en règle générale » et
« en principe » qui relativisent la portée et l’importance que cette date
pourrait avoir. Elle a ainsi entrepris d’examiner les événements antérieurs
et postérieurs à la date critique — sur lesquels je reviendrai plus loin —
pour qualifier plus exactement la situation. Elle a décidé dans l’affaire des
Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras),
dans le cadre de l’examen de certaines conditions mises à la recevabilité
de la requête, ici celle relative à la tenue de négociations, que :
« [l]a date critique à retenir pour déterminer la recevabilité d’une
requête est celle de son dépôt (cf. Sud‑Ouest africain, exceptions pré-
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 536
285
32. To make a show of consistency, one could of course argue here
that this “awareness” can be obtained by means other than notification.
But that would involve becoming mired in the complexities of a painstaking
reasoning, to no avail. Extricating oneself from this difficulty would
mean resorting to the clear reinstatement of the “notification” concept.
And there would be little glory in worshipping today what was consigned
to the flames yesterday.
33. Furthermore, how can the Respondent’s level of “awareness” be
assessed? Will the International Court, the expert in law, now also be
required to become adept in psychology, so that it can probe the heart
and mind not of an individual, but of a State, the respondent? And how
could this unusual excursion into subjectivity be reconciled with the stated
“objective” search for the existence of a dispute? And yet, until recently
the Court had considered that “in determining whether a dispute exists or
not, ‘[t]he matter is one of substance, not of form’” (Alleged Violations of
Sovereign Rights and Maritime Spaces in the Caribbean Sea (Nicaragua v.
Colombia), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports 2016 (I),
p. 32, para. 72).
* * *
IV. Date of the Existence of a Dispute
34. In the present Judgment, the Court appears to follow its traditional
jurisprudence closely, according to which: “[i]n principle, the date for
determining the existence of a dispute is the date on which the application
is submitted to the Court” (para. 39).
35. This was decided in particular by the Court in the case between
Georgia and the Russian Federation (Application of the International Convention
on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Georgia
v. Russian Federation), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports
2011 (I), p. 85, para. 30), in which it declared: “[t]he dispute must in principle
exist at the time the Application is submitted to the Court”.
36. It seems to me, however, that in its traditional jurisprudence, the
Court has avoided obsessively worshipping the critical date, if we consider
that its decisions include the expressions “as a general rule” and “in
principle”, which relativize the scope and importance which this date
could have. It has thus examined the events before and after the critical
date — to which I shall return later — in order to qualify the situation
more precisely. In the case concerning Border and Transborder Armed
Actions (Nicaragua v. Honduras), when considering certain conditions
posed for the admissibility of the Application, in that instance the one
relating to the holding of negotiations, it decided that:
“[t]he critical date for determining the admissibility of an application
is the date on which it is filed (cf. South West Africa, Preliminary
537 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
286
liminaires, C.I.J. Recueil 1962, p. 344). Il peut toutefois être nécessaire,
pour déterminer avec certitude quelle était la situation à la date
du dépôt de la requête, d’examiner les événements, et en particulier
les relations entre les parties, pendant une période antérieure à cette
date, voire pendant la période qui a suivi. » (Actions armées frontalières
et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et
recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 95, par. 66.)
37. Ainsi, et sans pour autant déplacer ou écarter le concept de la date
critique, la Cour s’est judicieusement montrée ouverte à l’examen de
situations ou d’événements postérieurs, pour servir notamment à « confirmer
» l’existence du différend à cette date d’introduction de l’instance
(paragraphe 40 du présent arrêt). On ne peut que s’en féliciter. Mais,
après avoir rappelé sa jurisprudence traditionnelle, la Cour déclare que :
« ni la requête ni le comportement ultérieur des parties ou les déclarations
faites par elles en cours d’instance ne saurait permettre à la
Cour de conclure qu’il a été satisfait à la condition de l’existence
d’un différend dans cette même instance » (ibid.).
38. Au‑delà de ce revirement aux motifs peu convaincants, l’approche
pratique de la Cour en relation avec la date critique me paraît hasardée.
En effet, comme examiné ci‑dessus, la Cour s’est refusée, sans explication
convaincante, à prendre en compte les éléments de preuve de l’existence
d’un différend qui ont eu lieu après la date d’introduction d’instance. Ce
faisant, elle érige en dogme absolu une solution contraire à l’approche
traditionnelle qui se distinguait par toute sa souplesse lorsqu’elle rappelait
que c’est seulement « en principe » que le différend doit exister à la
date de l’introduction d’instance.
* * *
V. Défauts procéduraux
39. La décision prise aujourd’hui par la Cour de se déclarer incompétente
pour absence supposée de différend entre les Parties me paraît d’autant
plus injustifiée qu’elle s’écarte de la philosophie judiciaire
traditionnelle de la Cour dans le domaine ci‑après. Toute à sa mission de
servir la communauté internationale et la paix entre les nations, la Cour a
en effet toujours marqué son souci d’éviter de s’attacher à des défauts
procéduraux qui lui paraissaient réparables. Ce faisant, elle a fait preuve
de compréhension en recourant à une touche de flexibilité au service
d’une justice plus accessible, plus ouverte, plus présente. Elle a toujours
rejeté la solution simpliste et peu constructive consistant à renvoyer dos à
dos les Etats litigants en leur laissant le soin, et la peine, de réparer les
défauts formels constatés et de revenir à elle s’ils le peuvent encore.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 537
286
Objections, I.C.J. Reports 1962, p. 344). It may however be necessary,
in order to determine with certainty what the situation was at the date
of filing of the Application, to examine the events, and in particular
the relations between the Parties, over a period prior to that date, and
indeed during the subsequent period.” (Border and Transborder Armed
Actions (Nicaragua v. Honduras), Jurisdiction and Admissibility,
Judgment, I.C.J. Reports 1988, p. 95, para. 66.)
37. Thus, without changing or dismissing the concept of the critical
date, the Court sensibly showed itself to be open to examining subsequent
situations or events, particularly in order to “confirm” the existence of the
dispute on the date proceedings were instituted (paragraph 40 of the present
Judgment). This can only be applauded. Yet, after recalling its traditional
jurisprudence, the Court states that:
“neither the application nor the parties’ subsequent conduct and
statements made during the judicial proceedings can enable the Court
to find that the condition of the existence of a dispute has been fulfilled
in the same proceedings” (ibid.).
38. Over and above this reversal on what are flimsy grounds, the
Court’s practical approach in relation to the critical date seems risky to
me: as indicated above, it has refused, without convincing explanation, to
take account of the evidence which arose after the date on which the proceedings
were instituted and which attested to the existence of a dispute.
In so doing, it establishes as an absolute dogma a solution that runs
counter to its traditional approach, which was characterized by great flexibility,
as reflected in its statement that the dispute must only “in principle”
exist on the date that proceedings are instituted.
* * *
V. Procedural Defects
39. Today’s decision by the Court that it does not have jurisdiction on
the grounds of the supposed absence of a dispute between the Parties is,
in my view, all the more unwarranted in that it moves away from the
Court’s traditional legal philosophy in the area described below. Indeed,
in its aim of serving the international community and fostering peace
between nations, the Court has always taken care to avoid becoming
focused on procedural defects which appear to it to be reparable. In so
doing, it has shown understanding, allowing for a touch of flexibility in
order to deliver justice that is more accessible, more open and more present.
It has always rejected the simplistic and unhelpful solution of sending
the parties away, leaving to them the task, and the trouble, of repairing
the formal defects which have been identified and then returning to the
Court, if they are still in a position to do so.
538 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
287
40. Cette jurisprudence traditionnellement libérale remonte à fort loin ;
elle s’est formée à l’ère de la Cour permanente de Justice internationale.
Dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, le demandeur
ayant introduit sa requête plusieurs mois avant l’entrée en vigueur du
traité de Lausanne qui devait lui permettre l’accès à la Cour permanente,
celle‑ci a jugé ce qui suit :
« [I]l aurait été toujours possible, pour la partie demanderesse, de
présenter à nouveau sa requête, dans les mêmes termes, après l’entrée
en vigueur du Traité de Lausanne ; et alors on n’aurait pu lui opposer
le fait en question. Même si la base de l’introduction d’instance
était défectueuse pour la raison mentionnée, ce ne serait pas une raison
suffisante pour débouter le demandeur de sa requête. La Cour,
exerçant une juridiction internationale, n’est pas tenue d’attacher à
des considérations de forme la même importance qu’elles pourraient
avoir dans le droit interne… [M]ême si l’introduction avait été prématurée
… ce fait aurait été couvert par le dépôt ultérieur des ratifications
requises. » (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2,
1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 34.)
41. La même Cour permanente pouvait l’année suivante suivre cette
jurisprudence logique et raisonnable en déclarant clairement et lapidairement
qu’elle « ne pourrait s’arrêter à un défaut de forme qu’il dépendrait
de la seule Partie intéressée de faire disparaître » (Certains intérêts allemands
en Haute‑Silésie polonaise, compétence, arrêt no 6, 1925, C.P.J.I.,
série A no 6, p. 14).
42. La présente Cour a été assez avisée pour ne pas se départir de cette
jurisprudence libérale s’accommodant de simples défauts procéduraux
(Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume‑Uni), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 28). Dans l’affaire des Activités militaires
et paramilitaires au Nicaragua et contre celui‑ci, elle a montré
l’absurdité qu’il y aurait à imposer à l’Etat demandeur de revenir à la
Cour après avoir dûment corrigé un défaut de procédure : « [i]l n’y aurait
aucun sens à obliger maintenant le Nicaragua à entamer une nouvelle
procédure sur la base du traité [d’amitié, de commerce et de navigation de
1956] — ce qu’il aurait pleinement le droit de faire » (Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui‑ci (Nicaragua c. Etats‑Unis
d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984,
p. 428‑429, par. 83). Et elle a tenu à se référer à la jurisprudence de la
Cour permanente de Justice internationale concernant Certains intérêts
allemands en Haute‑Silésie polonaise que je viens de citer.
43. La Cour s’en tiendra encore à cette jurisprudence parfaitement
constante en déclarant plus tard, une fois de plus, qu’elle « ne saurait écarter
sa compétence … dans la mesure où la Bosnie‑Herzégovine pourrait à tout
moment déposer une nouvelle requête, identique à la présente, qui serait de
ce point de vue inattaquable » (Application de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Bosnie‑Herzégovine c. Yougoslavie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614, par. 26).
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 538
287
40. This traditionally liberal jurisprudence dates back many years; it
was formed in the days of the Permanent Court of International Justice.
In the Mavrommatis Palestine Concessions case, in which the Applicant
filed its Application several months before the Treaty of Lausanne granting
it access to the Permanent Court entered into force, the Court
observed the following:
“it would always have been possible for the applicant to re‑submit his
application in the same terms after the coming into force of the Treaty
of Lausanne, and in that case, the argument in question could not
have been advanced. Even if the grounds on which the institution of
proceedings was based were defective for the reason stated, this would
not be an adequate reason for the dismissal of the applicant’s suit.
The Court, whose jurisdiction is international, is not bound to attach
to matters of form the same degree of importance which they might
possess in municipal law. Even . . . if the application were premature
. . . this circumstance would now be covered by the subsequent
deposit of the necessary ratifications.” (Mavrommatis Palestine Concessions,
Judgment No. 2, 1924, P.C.I.J., Series A, No. 2, p. 34.)
41. The Permanent Court adhered to this logical and reasonable jurisprudence
the following year, clearly and concisely stating that it “cannot
allow itself to be hampered by a mere defect of form, the removal of
which depends solely on the Party concerned” (Certain German Interests
in Polish Upper Silesia, Jurisdiction, Judgment No. 6, 1925, P.C.I.J.,
Series A, No. 6, p. 14).
42. The present Court has been wise enough not to depart from this
liberal jurisprudence by becoming attached to simple procedural defects
(Northern Cameroons (Cameroon v. United Kingdom), Preliminary Objections,
Judgment, I.C.J. Reports 1963, p. 28). In the case concerning Military
and Paramilitary Activities in and against Nicaragua, it showed how
absurd it would be to require the Applicant to return to the Court after
duly rectifying a procedural flaw: “[i]t would make no sense to require
Nicaragua now to institute fresh proceedings based on the Treaty [of
Friendship, Commerce and Navigation of 1956], which it would be fully
entitled to do” (Military and Paramilitary Activities in and against Nicaragua
(Nicaragua v. United States of America), Jurisdiction and Admissibility,
Judgment, I.C.J. Reports 1984, pp. 428‑429, para. 83). It also referred
to the jurisprudence of the Permanent Court of International Justice concerning
Certain German Interests in Polish Upper Silesia, which I have just
cited.
43. The Court would stand by this perfectly consistent jurisprudence on
a further occasion, subsequently reiterating that it “could not set aside its
jurisdiction . . . inasmuch as Bosnia and Herzegovina might at any time file
a new application, identical to the present one, which would be unassailable
in this respect” (Application of the Convention on the Prevention and Punishment
of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia), Preliminary
Objections, Judgment, I.C.J. Reports 1996 (II), p. 614, para. 26).
539 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
288
44. De la même manière, en l’affaire Croatie c. Serbie, si la Serbie n’est
devenue partie au Statut de la Cour que plusieurs mois après l’introduction
d’une instance contre elle par la Croatie, la Cour n’eut pas à sanctionner
ce caractère prématuré de la requête. Elle signala que la condition
qui faisait défaut cette fois‑là était relative à la capacité de l’Etat défendeur
à participer à une procédure devant elle, c’est‑à‑dire à une « question
fondamentale ». Cependant, même dans ce cas, la Cour a refusé de voir
sa compétence compromise du fait d’un défaut procédural réparable
(Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.
Recueil 2008, p. 441, par. 85). La Cour a eu raison de rappeler que,
« comme sa devancière, [elle] a aussi fait preuve de réalisme et de
souplesse dans certaines hypothèses où les conditions de la compétence
de la Cour n’étaient pas toutes remplies à la date de l’introduction
de l’instance mais l’avaient été postérieurement, et avant que la
Cour décide sur sa compétence » (ibid., p. 438, par. 81).
45. Dans cette affaire Croatie c. Serbie, la Cour me paraît avoir indiscutablement
pris la bonne décision en s’affranchissant de tout formalisme
excessif et servant de manière pragmatique l’objectif d’une bonne administration
de la justice :
« [C]e qui importe, c’est que, au plus tard à la date à laquelle la
Cour statue sur sa compétence, le demandeur soit en droit, s’il le
souhaite, d’introduire une nouvelle instance dans le cadre de laquelle
la condition qui faisait initialement défaut serait remplie. En pareil
cas, cela ne servirait pas l’intérêt d’une bonne administration de la
justice d’obliger le demandeur à recommencer la procédure — ou à
en commencer une nouvelle — et il est préférable, sauf circonstances
spéciales, de constater que la condition est désormais remplie. »
(Ibid., p. 441, par. 85.)
46. Ainsi donc, qu’il s’agisse du demandeur ou du défendeur, qu’il
s’agisse d’une introduction d’instance prématurée ou d’un accès à la Cour
trop tôt, la Cour a marqué avec une parfaite constance et une légitimité
certaine son souci d’éviter de laisser mettre sa compétence en jachère pour
un fétu de paille ou une touffe d’herbe folle si facile à arracher à tout
moment. La Cour avait donc bâti une jurisprudence saine qui a traversé
tout le siècle et qui exposait sans rides sa constance de près de
quatre‑vingt‑dix ans. Il s’agit de surcroît de décisions se rapportant à des
problèmes majeurs entre tous, concernant soit la compétence elle‑même
de la Cour, soit l’accès à la Cour de l’une des deux parties. C’est cette
jurisprudence que l’arrêt de 2011 a commencé à anéantir, le coup de grâce
étant porté par l’affaire Belgique c. Sénégal.
47. En la présente espèce, la Cour a encore une fois écarté sa jurisprudence
traditionnelle pourtant si avisée. Les déclarations de 2013 et de
2014 ont été lancées par les Iles Marshall urbi et orbi et dans des circonstances
qui me font douter, d’une part, de l’analyse de la Cour qui décide
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 539
288
44. Similarly, in the Croatia v. Serbia case, although Serbia did not
become a party to the Statute of the Court until several months after the
initiation of proceedings against it by Croatia, the Court did not penalize
the premature character of the Application. It indicated that the deficiency
on this occasion related to the Respondent’s standing to participate
in proceedings before the Court, that is to say to a “fundamental
question”. Nevertheless, even in this instance, the Court refused to see its
jurisdiction compromised by a reparable procedural defect (Application of
the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(Croatia v. Serbia), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports
2008, p. 441, para. 85). The Court was right to recall that:
“like its predecessor, [it] has also shown realism and flexibility in certain
situations in which the conditions governing the Court’s jurisdiction
were not fully satisfied when proceedings were initiated but were
subsequently satisfied, before the Court ruled on its jurisdiction”
(ibid., p. 438, para. 81).
45. In the Croatia v. Serbia case, there is no doubt in my mind that the
Court made the correct decision by freeing itself from any excessive formalism
and pragmatically pursuing the goal of the sound administration
of justice:
“[w]hat matters is that, at the latest by the date when the Court
decides on its jurisdiction, the applicant must be entitled, if it so
wishes, to bring fresh proceedings in which the initially unmet condition
would be fulfilled. In such a situation, it is not in the interests of
the sound administration of justice to compel the applicant to begin
the proceedings anew — or to initiate fresh proceedings — and it is
preferable, except in special circumstances, to conclude that the
condition
has, from that point on, been fulfilled.” (Ibid., p. 441,
para. 85.)
46. Thus, whether it is the applicant or the respondent, whether it is a
case of proceedings being instituted prematurely or of accessing the Court
too early, the Court has consistently and legitimately taken care to avoid
allowing its jurisdiction to lie fallow because of a wisp of straw or a tuft
of wild grass, so easily removed at any stage. As a result, it has created
sound jurisprudence which has stood the test of time and demonstrated
its flawless consistency over a period of almost 90 years. In addition, the
decisions in question relate to particularly fundamental issues, concerning
either the jurisdiction of the Court itself, or the access to the Court of one
of the two parties. It is this jurisprudence that the 2011 Judgment started
to destroy, with the deathblow being delivered by the Belgium v. Senegal
case.
47. In the present proceedings, the Court has once again dispensed
with its traditional jurisprudence, despite the latter’s wisdom. The statements
made by the Marshall Islands in 2013 and 2014 were addressed to
the entire world and in circumstances which make me question, on the
540 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
289
qu’aucune de ces déclarations ne fait état de manquements de l’Inde aux
obligations que le droit coutumier lui impose et, d’autre part, de la bonne
foi de défendeurs prétendant n’avoir pas été atteints par leur écho.
48. Si la déclaration du 26 septembre 2013 des Iles Marshall peut sembler
assez générale, celle du 13 février 2014 me paraît en revanche avoir
cristallisé le différend et constitué une réclamation des Iles Marshall contre
le comportement de l’Inde, laquelle n’est certes pas citée nommément,
mais est indubitablement incluse dans les Etats visés, puisque, comme eux,
elle se caractérise par sa possession de l’arme nucléaire. Quant au « contenu
très général » et au « contexte » auxquels la Cour fait référence afin de
démontrer l’insuffisance de la déclaration du 13 février 2014, je ne peux
que m’interroger sur le bien-fondé de ces critères aux contours flous et aux
conséquences imprévisibles pour l’avenir. Je suis d’autant plus enclin à
tenir compte de ces déclarations, ou du moins de la seconde, que la Cour
a souvent veillé à ne pas imposer dans sa jurisprudence de critères trop
étroits pour déterminer l’existence d’un différend. Je considère en effet que
la Cour aurait été plus avisée d’éviter ce formalisme.
49. Je déplore que ces déclarations aient paru à la majorité de la Cour
insuffisantes pour cristalliser l’existence d’un différend d’ordre juridique.
Le résultat est qu’il suffira aux Iles Marshall d’adresser demain au défendeur
une simple note verbale de quelques lignes exprimant leur opposition
à sa politique nucléaire, pour pouvoir saisir à nouveau la Cour du
différend ainsi formalisé. Il convient même de se demander si, au vu des
déclarations faites devant la Cour, l’envoi d’une telle note verbale serait
nécessaire. Il n’était ni cohérent, ni judicieux, que la Cour se focalise sur
des défauts procéduraux aisément réparables, alors qu’elle a pendant
longtemps traité ceux‑ci avec une flexibilité bienvenue. Elle s’abîme, et la
communauté internationale avec elle, dans une rigidité artificielle et de
mauvais aloi.
50. Dans cette affaire, que la Cour éteint aujourd’hui si prématurément et
si regrettablement, quel obstacle dirimant aurait pu l’empêcher de s’accommoder
de la nature tardive de l’opposition du défendeur, puisque les Iles
Marshall pourraient toujours soumettre à nouveau leur requête à la Cour ?
* * *
VI. Preuve par déduction. Preuve par interprétation du silence
51. En opposition par rapport à l’approche suivie dans la présente instance,
la Cour a fait preuve de souplesse et de réalisme en d’autres occasions
en allant jusqu’à tirer parti du silence ou de l’absence de réaction de
l’Etat défendeur et même en procédant par simple déduction, pour conclure
à l’existence d’un différend. Cela situe les méthodes d’analyse de la Cour
aux antipodes du formalisme, comme certaines facettes de sa jurisprudence
traditionnelle le confirment clairement.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 540
289
one hand, the Court’s analysis, which finds that neither statement mentions
breaches by India of its obligations under customary law and, on
the other, the good faith of a Respondent which claims to be unaware of
those statements.
48. While the Marshall Islands’ statement of 26 September 2013 may
seem quite general, that of 13 February 2014 in my view crystallized the
dispute and constituted a complaint by the Marshall Islands against the
conduct of India, which, although not mentioned by name, is undoubtedly
one of the nations at which the statement is aimed, since, like those
nations, it possesses nuclear weapons. As regards the “very general content”
and “context” to which the Court refers in order to demonstrate
that the 13 February 2014 statement is insufficient, I can only wonder
about the validity of these vaguely defined criteria which will have unforeseeable
consequences for the future. I am all the more inclined to take
account of those statements, or at least of the second, since the Court has
often been careful not to impose excessively narrow criteria in its jurisprudence
for determining the existence of a dispute. Indeed, I believe the
Court would have been better advised to avoid such formalism.
49. I lament the fact that the majority of the Court considered those
statements insufficient to crystallize the existence of a legal dispute. All
the Marshall Islands needs to do tomorrow is to send a simple Note Verbale
to the Respondent with a few lines expressing its opposition to the
latter’s nuclear policy, in order to be able to resubmit the then formalized
dispute to the Court. The question even arises as to whether, in view of
the statements made before the Court, it would be necessary to transmit
such a Note Verbale. It was neither coherent nor judicious for the Court
to focus on easily reparable procedural defects, when it has long dealt
with these with a welcome degree of flexibility. It is sinking, together with
the international community, into an abyss of unwelcome and artificial
rigidity.
50. In this case, which the Court is so prematurely and regrettably bringing
to an end today, what critical obstacle could have prevented it from
bearing with the belated nature of the Respondent’s opposition, since the
Marshall Islands could always resubmit its Application to the Court?
* * *
VI. Proof by Inference. Proof by the Interpretation of Silence
51. Contrary to the approach followed in this case, the Court has on
other occasions demonstrated flexibility and common sense, turning a
respondent’s silence or failure to respond to good account and even proceeding
by simple deduction, in order to conclude that a dispute exists.
That puts the Court’s methods of analysis and formalism at opposite
ends of the spectrum, as is clearly confirmed by certain aspects of its traditional
jurisprudence.
541 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
290
52. C’est ainsi que, dans son avis consultatif de 1988 sur l’Obligation
d’arbitrage, elle a interprété l’absence de réaction d’une partie à un traité
comme une manière de nier le grief d’une autre, donc comme une opposition
aux vues de celui‑ci et du coup comme un élément de preuve de
l’existence du différend :
« lorsqu’une partie à un traité proteste contre une décision ou un
comportement adoptés par une autre partie et prétend que cette décision
ou ce comportement constituent une violation de ce traité, le
simple fait que la partie accusée ne présente aucune argumentation
pour justifier sa conduite au regard du droit international n’empêche
pas que les attitudes opposées des parties fassent naître un différend
au sujet de l’interprétation ou de l’application du traité » (Applicabilité
de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du
26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, avis
consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 28, par. 38.)
53. Dans son souci de réalisme, la Cour est allée plus loin encore. Elle n’a
nullement exclu de ses méthodes d’analyse le recours à la déduction. « Pour
déterminer l’existence d’un différend, il est possible … d’établir par inférence
quelle est en réalité la position ou l’attitude d’une partie. » (Frontière terrestre
et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89.)
54. La Cour a paru animée du même esprit dans l’affaire Géorgie
c. Fédération de Russie, lorsqu’elle a déclaré que « l’existence d’un différend
peut être déduite de l’absence de réaction d’un Etat à une accusation
dans des circonstances où une telle réaction s’imposait » (Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30). Mais ce ne fut qu’un songe
sans doute…
55. Et dans son présent arrêt, la Cour fait table rase de sa jurisprudence
traditionnelle concernant l’interprétation de l’absence de réaction de l’Etat
défendeur à la réclamation d’un Etat demandeur exprimée dans une
enceinte internationale. C’est ainsi que la Cour a estimé que la déclaration
du 13 février 2014 par laquelle les Iles Marshall ont reproché aux Etats
dotés de l’arme nucléaire de violer leurs obligations internationales, « étant
donné son contenu très général et le contexte dans lequel elle a été faite
n’appelait pas de réaction particulière de la part de l’Inde ». Ainsi, « [a]ucune
divergence de vues ne peut donc être déduite de cette absence de réaction »
(par. 47).
La Cour me paraît s’être aventurée à se substituer elle-même à l’Inde,
pour justifier à sa place son silence et de surcroît avec des motifs dont
personne ne peut être certain que l’Inde les partageait. La Cour semble
ainsi bénéficier du privilège d’avoir su capter les secrètes motivations de
celle-
ci et elle n’hésite pas à les servir, avec toute son autorité, au lecteur.
* * *
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 541
290
52. For instance, in its 1988 Advisory Opinion on the Applicability of
the Obligation to Arbitrate, the Court interpreted the failure to respond of
one party to a treaty as a rejection of another party’s complaint, and thus
as an opposition of views and proof of the dispute’s existence:
“where one party to a treaty protests against the behaviour or a decision
of another party, and claims that such behaviour or decision
constitutes a breach of the treaty, the mere fact that the party accused
does not advance any argument to justify its conduct under international
law does not prevent the opposing attitudes of the parties from
giving rise to a dispute concerning the interpretation or application
of the treaty” (Applicability of the Obligation to Arbitrate under
Section
21 of the United Nations Headquarters Agreement of 26 June
1947, Advisory Opinion, I.C.J. Reports 1988, p. 28, para. 38).
53. In its pursuit of common sense, the Court has gone a step further,
by not excluding the use of deduction from its methods of analysis: “[i]n
the determination of the existence of a dispute . . . the position or the
attitude of a party can be established by inference” (Land and Maritime
Boundary between Cameroon and Nigeria (Cameroon v. Nigeria), Preliminary
Objections, Judgment, I.C.J. Reports 1998, p. 315, para. 89).
54. The Court appeared to take the same line in the Georgia v. Russian
Federation case, when it declared that “the existence of a dispute may be
inferred from the failure of a State to respond to a claim in circumstances
where a response is called for” (Application of the International Convention
on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Georgia v.
Russian Federation), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports
2011 (I), p. 84, para. 30). But that was doubtless just a dream . . .
55. And in its present Judgment, the Court sweeps aside its traditional
jurisprudence regarding the interpretation of a respondent’s silence in the
face of a claim made by the applicant in an international arena, taking
the view that the 13 February 2014 statement, in which the Marshall
Islands accused States possessing nuclear weapons of breaching their
international obligations, “[g]iven its very general content and the context
in which it was made, . . . did not call for a specific reaction by India”.
And thus, “[a]ccordingly, no opposition of views can be inferred from
the absence of any such reaction” (para. 47).
It seems to me that the Court has ventured to substitute itself for India,
in order to justify the latter’s silence in its place and, moreover, with reasons
that no one can be certain were shared by that State. The Court thus
seems to have had the privilege of uncovering India’s secret motivations
and does not hesitate to offer them up, with great authority, to the reader.
* * *
542 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
291
VII. Preuve par les échanges devant la Cour
56. Comme indiqué ci‑dessus, la Cour a consenti en la présente affaire
peu d’efforts pour tenir compte pleinement des circonstances postérieures
au dépôt de la requête des Iles Marshall. Pourtant, il était parfaitement
acceptable d’invoquer des preuves portant des dates postérieures, car il
ne faut nullement confondre la date de la preuve avec celle de l’événement
qu’il s’agit de prouver. La Cour me paraît parfaitement habilitée à tenir
compte de ces circonstances postérieures qui peuvent l’éclairer sur l’existence
du différend au moment du dépôt de la requête. Elle avait en l’espèce
tout loisir de le faire car l’existence d’un différend apparaissait bien dans
les positions que les Parties avaient respectivement exprimées devant elle
en cours d’instance. Comment peut‑on conclure à l’absence de différend
lorsqu’une partie fait grief à une autre, devant la Cour, de manquer
depuis longtemps à ses obligations internationales, pendant que l’autre
nie que son comportement constitue une violation de celles‑ci ? Je demeure
d’avis que, en l’espèce, les échanges entre les Parties en cours d’instance
confirment l’existence du différend à la date d’introduction de l’instance.
Les échanges formulés devant la Cour n’ont nullement créé de novo
le différend. Ils n’ont fait que le « confirmer » dans son existence antérieure.
57. Dans plusieurs affaires, la Cour a tenu compte des échanges intervenus
entre les parties durant la procédure, attribuant valeur probante
aux déclarations faites devant elle et en en déduisant l’existence d’un
différend
(Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 18‑19, par. 25 ; Frontière terrestre et
maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria),
exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 316‑317, par. 93 ;
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie‑Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614‑615, par. 29). Si, comme la Cour
s’évertue à le démontrer, les circonstances de ces affaires diffèrent évidemment
de celles du cas d’espèce, cela ne devrait pourtant pas remettre en
question la pertinence de cette jurisprudence. Celle-
ci est en effet illustrative
de l’ouverture dont la Cour a fait preuve à plusieurs reprises afin de
déterminer au mieux les positions des parties.
58. Je ne vois pas pour quel motif impérieux la Cour s’est refusée à
prendre en compte les positions opposées des Parties, dont elle était le
témoin elle‑même. N’est‑ce pas là une regrettable manière de s’écarter
sans raison apparente de sa propre jurisprudence ?
59. Arrêtons‑nous au moment du prononcé public de la présente décision.
Ne paraît‑il pas évident à chacun et à tous qu’à la date à laquelle la
Cour statue sur sa compétence, le différend a pris des contours de plus en
plus précis depuis l’ouverture de l’instance ? Les Iles Marshall ont‑elles
cessé de clamer que l’Inde a violé et continue de violer l’obligation qui lui
incombe en vertu du droit international coutumier de négocier en vue du
désarmement nucléaire ? L’Inde s’est‑elle lassée de soutenir qu’il n’existe
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 542
291
VII. Proof Provided by the Exchanges before the Court
56. As indicated above, the Court has made little effort in the present
case to take full account of the circumstances following the filing of the
Marshall Islands’ Application. And yet, it was perfectly acceptable to rely
on evidence arising subsequently, since the date of the evidence should in
no way be confused with the date of the event to be proved. The Court
seems to me to be perfectly entitled to take those later circumstances into
account, circumstances which may shed light on the existence of the dispute
at the time the Application was filed. It had the freedom to do so in
this case, since the existence of a dispute was clearly apparent in the respective
positions expressed by the Parties before the Court in the course of the
proceedings. How can one conclude that a dispute does not exist, when
one Party is complaining before the Court that the other has long been in
breach of its international obligations, and the other Party denies that its
conduct constitutes a violation of those obligations? I remain of the opinion
that, in this case, the Parties’ exchanges during the proceedings confirm
the existence of the dispute on the date those proceedings were
instituted. The exchanges that took place before the Court did not create
the dispute anew. They merely “confirmed” its prior existence.
57. The Court has taken account of parties’ exchanges during the proceedings
in a number of cases, giving probative value to the statements
made before it and deducing from those statements that a dispute exists
(Certain Property (Liechtenstein v. Germany), Preliminary Objections,
Judgment, I.C.J. Reports 2005, pp. 18‑19, para. 25; Land and Maritime
Boundary between Cameroon and Nigeria (Cameroon v. Nigeria), Preliminary
Objections, Judgment, I.C.J. Reports 1998, pp. 316‑317, para. 93;
Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the
Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia), Preliminary
Objections, Judgment, I.C.J. Reports 1996 (II), pp. 614‑615, para. 29).
While, as the Court strives to demonstrate, the circumstances of these
cases are clearly different to those of the present case, this should not
raise questions about the relevance of that jurisprudence: it illustrates the
openness that the Court has shown on numerous occasions in order better
to determine the parties’ positions.
58. I see no compelling reason for the Court’s refusal to take account
of the Parties’ opposing views, which it witnessed for itself. Is this not a
regrettable way of departing from its own jurisprudence for no apparent
reason?
59. Let us pause to consider the public delivery of the present decision.
Is it not clear for all to see that, on the date when the Court is ruling on
its jurisdiction, the dispute has taken on a more definite shape since the
start of the proceedings? Has the Marshall Islands ceased to assert that
India has breached and continues to be in breach of its obligation under
customary international law to negotiate with a view to nuclear disarmament?
Has India grown weary of contending that there is no relevant
543 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
292
pas d’obligation pertinente la liant et que son comportement serait de
toute façon conforme à une telle obligation si elle existait ?
* * *
VIII. Nature sui generis de tout différend nucléaire
60. La Cour a opportunément débuté sa décision par une présentation
d’une belle sobriété du contexte historique général relatif aux efforts de la
communauté internationale en vue du désarmement nucléaire. C’est précisément
un tel contexte qui préfigure en lui‑même et annonce en soi
l’existence potentielle d’un différend. En effet, le contentieux présenté par
les Iles Marshall, qui ne tend à rien de moins qu’à la sauvegarde de l’humanité
par l’élimination définitive d’une effrayante arme de destruction
massive, aurait dû par lui‑même jouer le rôle d’une alerte à l’adresse de la
Cour. Celle‑ci avait déclaré qu’il existe une double obligation de négocier
et de conclure le désarmement nucléaire. Elle l’a décidé il y a vingt ans,
sur la base d’un traité — mais également du droit coutumier international
— qui l’avait lui‑même déclaré trente ans auparavant. Depuis vingt longues
éternités, elle n’a plus eu de nouvelles de son appel. Et voilà qu’un
jour un Etat non nucléaire entend savoir d’un autre Etat, celui‑là
nucléaire, pourquoi ce délai déjà considérable semble s’éterniser encore.
61. Ce type particulier de contentieux très hautement spécifique d’un
Etat non nucléaire contre un Etat nucléaire pour l’élimination du feu
nucléaire constitue, en lui‑même et par lui‑même, l’expression d’un différend
majeur dont l’existence aurait dû s’imposer ipso facto à la Cour. Car que
demandent les Iles Marshall ? Que la communauté internationale et la
Cour elle‑même sachent pourquoi l’obligation identifiée par la Cour il y a
vingt ans n’a pas été encore exécutée.
* * *
IX. Une exception non exclusivement préliminaire ?
62. Je voudrais par ailleurs noter que, même si la procédure suivie dans
la présente affaire n’est pas stricto sensu celle des exceptions préliminaires
au sens de l’article 79 du Règlement de la Cour, elle concerne cependant,
de manière préliminaire, la compétence de la Cour. Ainsi, par inférence, il
me semble que la Cour a le pouvoir non seulement de décider qu’elle est,
ou non, compétente, mais aussi de déclarer que, dans les circonstances de
l’espèce, cette question n’a pas un caractère exclusivement préliminaire, et
qu’elle a besoin d’informations supplémentaires pour se prononcer.
63. Dans une affaire aussi complexe et aussi importante que celle des
Iles Marshall contre l’Inde, j’aurais pu accepter, à la rigueur, une décision
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 543
292
obligation incumbent upon it and that, in any event, its conduct would be
in keeping with such an obligation if it did exist?
* * *
VIII. Sui Generis Nature of any Nuclear Dispute
60. The Court has fittingly opened its decision with a beautifully simple
presentation of the general historical background to the international
community’s efforts to bring about nuclear disarmament. It is just such a
context which in itself foreshadows and signals the potential existence of
a dispute. Indeed, the dispute submitted by the Marshall Islands, which
aims at nothing short of protecting the human race from permanent annihilation
by a terrifying weapon of mass destruction, should in itself have
sounded an alarm for the Court. The Court has declared that a twofold
obligation exists to negotiate and to achieve nuclear disarmament. It did
so 20 years ago, on the basis of a treaty — but also on that of customary
international law — which had itself declared the same thing 30 years
before. For 20 long years, it heard no more of that appeal. And then, one
day, a non‑nuclear State wishes to find out from another State, one that
possesses nuclear weapons, why this already considerable delay appears
to be continuing for even longer.
61. This particular type of highly specific disagreement between a
non‑nuclear State and a nuclear State regarding the abolition of nuclear
weapons is, in and of itself, the expression of a major dispute whose existence
should ipso facto have been obvious to the Court. Because what is the
Marshall Islands seeking? That the international community and the
Court itself should know why an obligation identified by the Court
20 years ago has yet to be performed.
* * *
IX. An Objection not of an Exclusively Preliminary Character?
62. Furthermore, I would note that, even if the procedure followed in
the present case is not strictly speaking the procedure for preliminary
objections within the meaning of Article 79 of the Rules of Court, it
nonetheless concerns the jurisdiction of the Court in a preliminary way.
By inference, it thus seems to me that the Court has the power not only
to decide whether or not it has jurisdiction, but also to declare that, in the
circumstances of the case, this question is not of an exclusively preliminary
character, and that the Court requires additional information in
order to be able to rule on it.
63. In a case as complex and important as this one between the Marshall
Islands and India, I could perhaps have accepted a decision which
544 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
293
qui aurait marqué le souci, après tout fort légitime, de la Cour d’éviter de
se prononcer prématurément sur la compétence et la recevabilité. Une
prudence élémentaire assez compréhensible pouvait imposer à la Cour, à
ce stade, de reconnaître son incapacité à conclure définitivement s’il existe
ou non un différend entre les Iles Marshall et l’Inde. La Cour pouvait
parfaitement encore avoir besoin que les Parties l’éclairent davantage. Et
sachant qu’à ce stade elle ne pouvait apprécier leurs comportements sans
traiter du fond, elle pouvait logiquement prendre le parti d’attendre la
phase du fond pour être plus complètement fixée. En d’autres termes, la
Cour aurait pu, plus prudemment, considérer que la question de l’existence
d’un différend n’était pas exclusivement préliminaire. Elle a manqué
de l’envisager. C’est regrettable.
* * *
X. Cascade de conséquences indésirables de la présente décision
64. A‑t‑on vu toute la cascade de conséquences indésirables que la présente
décision de la Cour peut assurément générer ? A‑t‑on songé que,
avant même de voir un jour le demandeur revenir à la Cour après avoir
mis en parfaite conformité sa requête, c’est le défendeur qui risque
d’échapper complètement à la compétence de la Cour ? Le défendeur,
Etat souverain, possède bien sûr le pouvoir de retirer, en en respectant les
termes, son option d’acceptation de la juridiction de la Cour, un tel retrait
étant sans effet sur les instances en cours où sa déclaration est déjà engagée.
Mais la situation nouvelle créée aujourd’hui peut pousser certains
milieux influents à lui demander de renoncer à sa déclaration d’acceptation,
ou de la modifier par une réserve appropriée, pour empêcher le
demandeur de réussir son retour à la Cour. Il ne sert donc à rien de reconnaître
à l’Etat demandeur la possibilité de réintroduire sa requête une fois
amendée si, entre‑temps, l’Etat défendeur a retiré ou modifié son option
d’acceptation, pour se trouver hors d’atteinte de toute réclamation de cet
Etat demandeur.
65. La doctrine a en général souligné le bien relatif succès de la clause
facultative de juridiction obligatoire dans le cadre de la marche vers une
justice internationale obligatoire. C’est grâce à cette clause que les Iles
Marshall ont essayé de demander à l’Inde de rendre compte de son action
pour le désarmement nucléaire. Mais après la présente décision de la
Cour et le risque toujours possible de rencontrer un nouveau barrage à la
compétence du fait du retrait ou d’une modification de l’option facultative,
il faudra peut‑être pour la Cour se résoudre à voir le comportement
de l’Inde en matière de désarmement nucléaire échapper définitivement, à
l’avenir, à quelque examen que ce soit par la Cour.
66. Le dommage causé par la décision de la Cour n’épargne pas non
plus l’Etat demandeur. Il serait en effet assez vain d’assurer les Iles Marshall
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 544
293
reflected the Court’s — after all highly legitimate — concern to avoid ruling
prematurely on jurisdiction and admissibility. A basic and somewhat
understandable desire for caution might well lead the Court to find, at
this stage of the proceedings, that it is unable to reach a definitive conclusion
regarding the existence of a dispute between the Marshall Islands
and India. The Court might very well still require further clarification
from the Parties. And knowing that, at this stage, it could not evaluate
their conduct without addressing the merits, the Court might logically
decide to wait for the merits stage before determining its position. In
other words, the Court might have been more prudent to find that the
question of the existence of a dispute was not of an exclusively preliminary
character. It failed to contemplate that, which is unfortunate.
* * *
X. The Train of Undesirable Consequences of This Decision
64. Has anyone foreseen the whole train of undesirable consequences
that may well be unleashed by this decision of the Court? Has anyone
considered that, before we see the day when the Applicant returns to the
Court with an application which it has made fully compliant, the Respondent
could completely escape the Court’s jurisdiction? The Respondent, a
sovereign State, is of course able to withdraw its optional recognition of
the Court’s jurisdiction, in accordance with the terms of its declaration,
such a withdrawal being without effect on any pending proceedings to
which that declaration applies. However, the new situation created today
may encourage certain influential circles to ask it to renounce its declaration,
or to amend it with an appropriate reservation, in order to prevent
the Applicant’s successful return to the Court. There is thus no point in
allowing the applicant State the possibility of submitting an amended
application if, in the meantime, the respondent State has withdrawn or
modified its optional clause declaration so as to put itself beyond the
reach of any claim of that applicant State.
65. Scholars have generally pointed to the very relative success of the
optional clause accepting compulsory jurisdiction in the move towards a
compulsory form of international justice. It is by means of that clause
that the Marshall Islands has tried to seek from India an account of its
actions in support of nuclear disarmament. But after this decision of the
Court and with the ever‑present risk of encountering a new impediment
to jurisdiction as a result of the withdrawal or amendment of the optional
clause, the Court should probably resign itself to seeing India’s conduct
in respect of nuclear disarmament escape for good any future scrutiny by
the Court.
66. Nor is the applicant State spared from the damage caused by the
Court’s decision. It would indeed be rather futile to assure the Marshall
545 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
294
qu’il leur suffirait d’adresser à l’Inde quelques lignes en forme de note verbale,
d’améliorer quelque peu la présentation de leur requête à la Cour en
corrigeant quelques défauts procéduraux secondaires, pour pouvoir revenir
en position plus confortable à la Cour. Je pense que les membres de notre
haute juridiction sont de loin les mieux placés pour savoir ce que coûte un
procès international en efforts intellectuels, en débours financiers, en déperdition
d’un temps précieux et en énergie morale et politique. Il a certainement
beaucoup coûté à tous égards aux Iles Marshall, venues du bout du
monde jusqu’aux abords de la Cour, et il leur coûterait certainement beaucoup
encore pour affronter une nouvelle fois ce prétoire international, si
lointain tant géographiquement que juridiquement. Y avait‑il quelque raison
majeure pour faire subir aux Iles Marshall, déjà peu gâtées par la providence
en fait de développement et tragiquement envahies par les hommes
en fait de contaminations radioactives, un sort aussi peu généreux ? Et comment
les Iles Marshall pourraient‑elles être assurées que leur éventuel retour
à la Cour ne buterait pas sur un obstacle insurmontable constitué par la
survenance entre‑temps d’un retrait ou d’une modification de la déclaration
facultative de juridiction obligatoire souscrite par l’Inde ?
* * *
67. Et quel service la Cour offre‑t‑elle à la troisième perdante d’aujourd’hui,
la communauté internationale, par sa présente décision ? Voici
près d’un demi‑siècle, plus exactement depuis le 5 mars 1970, date d’entrée
en vigueur du TNP, que le monde attend l’annonce, enfin, de l’ouverture
officielle d’une conférence universelle chargée de négocier l’élimination
de l’arme nucléaire ! La requête introduite par la République des Iles
Marshall rappelle à tous cette dangereuse réalité, libérant la course aux
armements et renvoyant aux calendes grecques l’avènement d’un monde
exempt d’armes nucléaires.
68. Les trois affaires sur lesquelles la Cour vient de statuer portent sur
un thème capital entre tous pour la communauté internationale, le désarmement
nucléaire. Depuis un triste matin d’août 1945, l’arme nucléaire,
démentiel moyen de destruction massive, met l’humanité entière en sursis.
Elle fait partie depuis soixante‑dix ans de la condition humaine. Elle est
entrée dans tous les calculs, dans tous les schèmes, dans tous les scénarios
de la vie internationale. Depuis Hiroshima, la peur est devenue la première
nature de l’homme. C’est dès lors une responsabilité écrasante,
mais c’est aussi un honneur immense pour la Cour d’apporter à la communauté
internationale tout le poids de son expérience et de sa sagesse
pour l’aider à conjurer le péril de la guerre, une guerre qui n’est ni plus ni
moins que l’échec de l’homme et de son intelligence. Cette communauté
internationale n’est pas loin de croire que, comme le lui affirme Koskenniemi,
« le sort du droit international est de redonner espoir à l’humanité ».
Elle s’attend confusément en conséquence à ce que la Cour la guérisse de
la peur et l’épargne d’un désastre nucléaire.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 545
294
Islands that it would be sufficient for it to address a few lines to India in
a Note Verbale, and to improve the presentation of its Application a little
by correcting some minor procedural flaws, in order to be able to return
to the Court in a more commodious position. I think the Members of our
Court are by far the best placed to know what international proceedings
cost in terms of intellectual effort, financial outlay, loss of precious time,
and moral and political energy. It has certainly cost the Marshall Islands
a great deal in every respect, having come from the other side of the world
to the Court, and it would certainly cost it a great deal more to approach
this international Bench again, which is so distant both geographically
and in legal terms. Was there some significant reason to subject the Marshall
Islands, already ill‑served by providence as regards development and
tragically invaded by man through radioactive contamination, to such an
ungenerous fate? And if the Marshall Islands were to return to the Court,
how could it be sure that it would not be confronted with an insurmountable
obstacle in the shape of India’s having withdrawn or modified in the
meantime its optional declaration recognizing the compulsory jurisdiction
of the Court?
* * *
67. And how does this decision of the Court serve the third losing
party today, the international community? The world has been waiting
for almost half a century — or more precisely, since 5 March 1970, the
date the NPT came into force — for the announcement of the official
opening of a universal conference tasked with negotiating the elimination
of nuclear weapons! The Application filed by the Republic of the Marshall
Islands reminds us all of this dangerous state of affairs, which leaves
the way open for the nuclear arms race and postpones indefinitely the
advent of a world free of nuclear weapons.
68. The three cases on which the Court has just ruled concern an issue
of capital importance for the international community: nuclear disarmament.
Since one sad morning in August 1945, nuclear weapons, an insane
means of mass destruction, have left the entire human race living under a
death sentence. For 70 years they have been part of the human condition.
They enter into all calculations, all designs, all scenarios of international
life. Since Hiroshima, fear has become man’s first nature. It is therefore
an overwhelming responsibility, as well as a great honour, for the Court
to lend the international community the full weight of its experience and
wisdom in order to help it avert the threat of war, war being nothing
more or less than the failure of man and his intelligence. The international
community is ready to believe, as Koskenniemi tells it, that “the
destiny of international law is to restore hope to mankind”. It therefore
somehow expects the Court to cure it of fear and to spare it from nuclear
disaster.
546 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
295
69. Cette communauté internationale, qui charge ainsi la Cour d’un
excès de responsabilité sans doute, risque aujourd’hui d’aller à la déception.
Les décisions rendues ce jour par la Cour sur les trois présentes
affaires ouvrent à l’opinion publique internationale un monde fâcheusement
privé de cohérence, non seulement au regard de la jurisprudence
procédurale, mais aussi en contemplation de sa jurisprudence de fond.
Ainsi, quel message la Cour laisse‑t‑elle à la communauté internationale
lorsqu’elle décide, au surplus sur des bases fragiles à l’excès, de refuser sa
compétence en des affaires portant sur des questions plus que cruciales de
désarmement nucléaire engageant la survie même de l’humanité entière ?
70. Aujourd’hui, en observant les trois décisions négatives de la Cour,
la communauté internationale ne pourra retenir rien d’autre que cette
nouvelle réalité qui la submerge soudain et où elle verra avant tout combien
gigantesque est l’enjeu du désarmement nucléaire et combien minuscule
et dérisoire paraît l’argumentaire de la Cour.
71. C’est un message frustrant que la Cour abandonne alors à la communauté
internationale qui ne pourra pas éviter de se souvenir qu’elle
avait été en revanche bercée, il y a vingt ans, par l’espoir allumé par cette
même Cour qui imposait vigoureusement à tous les Etats l’obligation
d’éliminer l’arme nucléaire de la face du monde.
72. A l’heure où les Nations Unies, par leur résolution du
17 novembre 1989, avaient proclamé la dernière décennie du siècle,
1990‑2000, « Décennie du droit international », la Cour s’était courageusement
employée, par son avis consultatif du 8 juillet 1996, à montrer
sans ambiguïté ce que la communauté internationale devait faire de toute
urgence pour combler l’insuffisance dérisoire de ce droit international face
au défi mortel de l’arme nucléaire. Avec un sens aigu des responsabilités,
la Cour a su mettre à nu, en toute honnêteté et simplicité, le droit international
actuel dans son incapacité de gérer cette arme du diable. L’Assemblée
générale des Nations Unies, destinatrice première de la décision
de la Cour, a pu, depuis lors, année après année, appeler sur cette base
tous les Etats à entrer enfin en négociation et à conclure au désarmement
nucléaire.
73. Et puis, brusquement, aujourd’hui, vingt ans après, par le fait d’une
décision judiciaire fort chiche, petitement technique et grandement hermétique
pour l’opinion publique, la communauté internationale se demandera
si le 8 juillet 1996 n’était pas un songe trompeur que la décision rendue ce
jour confirme par sa propre vacuité ou son inaboutissement. Et pour
boire jusqu’à la lie, et au‑delà, tout notre désarroi, nous n’aurons pas
qu’une seule décision négative. Il y en aura trois. Elles se répéteront donc
pour marteler un cauchemar à une communauté internationale toujours
prisonnière d’une arme fatale qui risque de l’anéantir un jour.
74. Ces trois décisions de la Cour ne pouvaient d’ailleurs tomber plus
mal, en ces jours où les conférences quinquennales d’examen et de suivi
du TNP marquent le pas, comme celle de l’an dernier, en 2015, qui s’était
séparée sans aucun résultat. A l’heure où les Nations Unies multiplient les
appels pressants en faveur de l’interdiction et de l’élimination des armes
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 546
295
69. That international community, which thus no doubt places too
great a burden of responsibility on the Court, is likely to be heading for
disappointment today. The decisions handed down by the Court today in
these three cases reveal to international public opinion a world that is
regrettably inconsistent, not only in terms of procedural jurisprudence,
but also in respect of its substantive jurisprudence. What message is the
Court leaving the international community when it decides, on what are
exceedingly flimsy bases, moreover, to decline to exercise its jurisdiction
in cases concerning the most crucial issues of nuclear disarmament,
involving the very survival of the whole human race?
70. Today, looking at the Court’s three negative decisions, all that the
international community will take away is this new reality into which it
has suddenly been plunged and in which, above all, it will discern the
enormity of the challenge presented by nuclear disarmament and how meagre
and derisory are the arguments of the Court.
71. It is a frustrating message that the Court is therefore leaving to an
international community which is bound to remember that, 20 years ago,
this very same Court, in contrast, gave it hope by sternly imposing the
obligation on all States to banish nuclear weapons from the face of the
earth.
72. At a time when the United Nations, in its resolution of 17 November
1989, had proclaimed the last ten years of the century, 1990‑2000, as
the “Decade of International Law”, the Court, in its Advisory Opinion of
8 July 1996, made a valiant effort to show very clearly what the international
community had to do as a matter of urgency to address the pitiful
inadequacy of that international law in the face of the deadly threat of
nuclear weapons. Showing a keen sense of its responsibilities, and with
great honesty and simplicity, the Court laid bare the inability of contemporary
international law to deal with these diabolical weapons. On this
basis, the United Nations General Assembly, to which the Court’s decision
was primarily addressed, has since been able to call on all States,
year after year, finally to enter into negotiations leading to nuclear disarmament.
73. And then all of a sudden, today, 20 years later, because of a judicial
decision that is particularly niggardly, pettily technical and largely impenetrable
for the public at large, the international community will wonder if
8 July 1996 was not just a misleading dream, as borne out by today’s
vacuous and abortive decision. And to deepen our despond still further,
we shall have not just one negative decision — there will be three of them.
They will thus repeat each other in order to hammer home the nightmare
to an international community which remains captive to a deadly weapon
that may well annihilate it one day.
74. What is more, these three decisions of the Court could not come at
a worse time, with the five‑yearly NPT review conferences failing to move
forward, as was the case last year, in 2015, when the conference ended
without any result. At a time when the United Nations is making an
increasing number of urgent calls for the prohibition and elimination of
547 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
296
nucléaires, à l’heure où l’Organisation internationale met à l’honneur les
impératifs éthiques pour un monde exempt d’armes nucléaires, la communauté
internationale éprouvera quelque difficulté à « gérer » les trois décisions
judiciaires de ce jour.
* * *
75. La quatrième perdante pourrait être la Cour elle‑même.
76. J’ai accepté de venir une dernière fois servir cette Cour qui m’a tant
donné durant les vingt années de ma vie que je lui avais consacrées. Je
désire à présent qu’on veuille bien m’autoriser à prendre la liberté, pour
un bref instant, de quitter l’habit du technicien du droit que j’ai endossé
toute une vie, pour rendre un dernier hommage à cette vénérable Institution.
Quelques jours après avoir donné lecture de l’avis consultatif du
8 juillet 1996 sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires,
j’avais déclaré, le 23 juillet à l’Académie de droit international de La Haye,
ma fierté d’appartenir à cette Cour qui avait su conférer ses lettres de
noblesse à un règlement judiciaire longtemps marginalisé par les Etats ;
qui avait pu se mobiliser pour concourir au maintien de la paix internationale
; qui avait su se mettre à l’écoute des grandes inquiétudes qui travaillent
la conscience humaine et séculariser la justice internationale. A la
suite de l’avis consultatif de 1996, le regard approbateur que la société
civile portait sur la Cour montrait éloquemment que celle‑ci allait réussir
son entrée dans le XXIe siècle. Cette fierté demeure, mais elle est également
mêlée d’appréhension pour l’avenir.
77. La récente tendance de la Cour au formalisme, dont nous avons ici
des exemples aux conséquences regrettables, m’oblige en effet à exprimer
mes craintes pour cette institution dont la mission est si indispensable ; la
Cour risque d’être « la quatrième perdante », parce que, en renvoyant les
Iles Marshall sur la base d’un défaut procédural réparable, elle met à mal
la bonne administration de la justice, dont son fonctionnement dépend.
78. Si, en dépit du coût et de l’énergie nécessaires, les Iles Marshall
introduisaient une nouvelle instance contre l’Inde, la Cour se verrait dans
l’obligation de réexaminer les nombreuses exceptions préliminaires qui
seraient certainement soulevées à nouveau par le défendeur. Une telle
répétition serait contraire à la bonne administration de la justice et c’est
pour cela entre autres que les défauts procéduraux qui peuvent être corrigés
ont généralement, jusqu’à maintenant tout au moins, été tolérés par la
Cour. Conviendrait‑il aussi de s’interroger sur le minimalisme du présent
arrêt, où seule la première exception est examinée, alors qu’elle apparaît
réparable ? Si elles reviennent devant la Cour, les Iles Marshall
risquent‑elles de se voir renvoyées, à nouveau, sur une autre base — elle
aussi peut‑être réparable ?
79. De plus, la Cour, en faisant preuve d’un excès de formalisme,
abandonne et déçoit la communauté internationale et risque de mettre à
mal sa réputation.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 547
296
nuclear weapons, at a time when the Organization is stressing the ethical
imperatives for a world free of nuclear weapons, the international community
will find it hard to “handle” the three judicial decisions handed
down today.
* * *
75. The fourth losing party could be the Court itself.
76. I agreed to come one last time to serve this Court, which has given
me so much during the 20 years of my life that I have devoted to it. I
hope now that I may be allowed the liberty, for a brief moment, to shrug
off the robes of the professional lawyer that I have worn my whole life, in
order to pay a final tribute to this venerable institution. A few days after
the delivery of the Advisory Opinion of 8 July 1996 on the Legality of the
Threat or Use of Nuclear Weapons, on 23 July at the Hague Academy of
International Law, I declared my pride at belonging to this Court, which
had set its seal on a judicial settlement that had long been marginalized
by States; which had been able to take action to help maintain international
peace; which had been capable of listening to the great anxieties
which prey on the conscience of humankind, and of secularizing international
justice. Following the 1996 Advisory Opinion, the approving gaze
that civil society turned on the Court was eloquent proof that it was to
enter the twenty-first century successfully. That pride remains, but it is
also mixed with apprehension about the future.
77. The Court’s recent tendency towards formalism, examples of which
we have here, with regrettable consequences, obliges me to express my
fears for this institution, whose mission is so essential; the Court risks
being “the fourth losing party”, because by dismissing the Marshall Islands
on the basis of a reparable procedural defect, it is undermining the sound
administration of justice, on which its functioning depends.
78. If the Marshall Islands were to institute fresh proceedings against
India, despite the cost and energy that would be required, the Court
would be obliged to re‑examine the numerous preliminary objections
which would certainly be raised again by the Respondent. That kind of
repetition would be contrary to the sound administration of justice, and
that is one of the reasons why procedural defects which can be corrected
have generally, at least until now, been tolerated by the Court. Would it
also be appropriate to question the minimalism of the present Judgment,
in which only the first objection is examined, even though it seems to
be reparable? If the Marshall Islands returns before the Court, might it
be dismissed once again, on another basis that could also perhaps be
remedied?
79. Furthermore, by being unduly formalistic, the Court is letting
down and disappointing the international community, and is likely to
damage its reputation.
548 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
297
80. Pour le juriste, c’est un truisme de dire que le formalisme joue un
rôle protecteur des situations et des intérêts légitimes, mais qu’il peut
aussi tourner à l’arme destructrice de tout progrès. Dans les trois présentes
affaires, la Cour a utilisé à l’excès ce mode d’argumentation pour
légitimer ses positions. Sa pratique actuelle de recours à un tel discours du
droit international est de surcroît aggravée par la manière changeante
mais inexpliquée dont elle l’applique. La Cour paraît, en ces trois affaires,
n’avoir pas pu se défaire d’un formalisme aussi inattendu que desséchant
qui sacrifie le fond à la procédure, le contenu à la forme et la chose à son
objet. Un tel formalisme ne pourra être et paraître que régressif. Il l’est et
le paraît d’autant plus clairement dans le cas d’espèce qu’il s’applique au
thème le plus crucial du monde, le désarmement nucléaire.
81. Peut-être pourrais-je mieux exprimer mon inconfort à l’examen des
arrêts de ce jour, en relevant que la Cour me paraît, au total, avoir peu
résisté au subjectivisme dans son appréciation des éléments de preuve
avancés par le demandeur. Mon malaise ne m’a pas quitté tout au long de
mes examens renouvelés des trois présents arrêts. Il est d’autant plus frustrant
que la Cour s’est toujours déclarée qu’elle vise à une appréciation
fondamentalement « objective » des éléments de preuve.
La Cour a d’abord commencé par protéger le défendeur en l’installant
dans une forteresse inexpugnable. Je serais certes malvenu de faire grief à
la Cour d’avoir à ce point de départ considéré le défendeur comme innocent
de toute violation de ses obligations concernant le désarmement
nucléaire. En effet, en pareil cas, la charge de la preuve pèse naturellement
sur le demandeur. Mais la Cour m’a paru être allée plus loin que cela en
organisant elle-même la défense du défendeur. Elle examine tous les arguments
du demandeur avec ce qui semble être un a priori négatif.
C’est dans cet esprit qu’elle considère chacun des quatre piliers de l’argumentation
des Iles Marshall. La non-pertinence
de la déclaration de
Nayarit est si centrale dans la suite du raisonnement de la Cour que l’on
pourrait espérer voir ce premier point tranché sur une base moins chancelante.
De même, la majorité tient pour sans pertinence les comportements
et déclarations postérieurs à la date d’introduction de l’instance, montrant
ainsi qu’elle a décidé par avance, à ce stade de son raisonnement, de
l’absence d’un différend. Lorsque ensuite elle parvient à la question des
votes exprimés par le défendeur sur des résolutions dans les organes politiques
internationaux, le lecteur reprend confiance et adhère parfaitement
au conseil fort avisé de prudence formulé sur ce point par la Cour. Mais
le charme est vite rompu, car on chercherait en vain à voir la même
consigne s’appliquer pour expliquer les votes du demandeur. Et pour finir
de justifier sans examen le comportement du défendeur, la Cour déclare
tout simplement que l’absence de connaissance des griefs par l’Inde rend
parfaitement inutile cet examen.
* * *
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 548
297
80. For the legal scholar, it is a truism to say that formalism plays a
protective role when it comes to legitimate situations and interests,
but that it can also be used as a weapon to destroy progress. In these
three cases, the Court has overused this mode of reasoning to justify its
positions. Its current practice of resorting to such an approach to international
law is further compounded by the variable but unexplained manner
in which it applies it. In these three cases, the Court seems to have
been unable to break away from a formalism which is as unexpected as it
is disheartening, which sacrifices the merits to procedure, content to form,
and the case to its subject‑matter. Such formalism can only be, and
be seen as, regressive. And all the more clearly so in this instance, since
it is being applied to the most crucial issue in the world: nuclear
disarmament.
81. Perhaps I might better explain my discomfort on examining today’s
Judgments by observing that, all in all, the Court seems to me to have
made little attempt to avoid being subjective in its assessment of the evidence
put forward by the Applicant. This feeling of unease has stayed
with me throughout my re‑readings of the three Judgments. It is particularly
frustrating, since the Court has always declared that its aim is to
give a fundamentally “objective” assessment of the evidence.
The Court initially began by shielding the Respondent, placing it in an
impregnable fortress. It would of course be inappropriate for me to criticize
the Court for considering, from the outset, that the Respondent was
innocent of any breach of its obligations regarding nuclear disarmament.
Indeed, in such cases, the burden of proof is naturally borne by the Applicant.
However, it seems to me that the Court went beyond that, itself
organizing the Respondent’s defence. It examines all of the Applicant’s
arguments with what appears to be a negative prejudice.
It is in that spirit that it considers each of the four pillars making up
the Marshall Islands’ argument. The non‑relevance of the Nayarit statement
is so central to the rest of the Court’s reasoning that one might hope
to see this first point decided on less flimsy grounds. Likewise, the majority
considers irrelevant the conduct and statements subsequent to the
institution of proceedings, thus demonstrating that it has decided in
advance of this stage of its reasoning that a dispute does not exist. When
the Court then turns to the question of the Respondent’s voting record on
resolutions before international political organs, the reader’s faith is
restored and he or she fully agrees when the Court sounds a very wise
note of caution in this regard. The spell is soon broken, however, because
it would be in vain to search for the same advice being applied to explain
the votes cast by the Applicant. And in order to conclude its reasoning
without examining the Respondent’s conduct, the Court quite simply
declares that India’s lack of awareness of the complaints renders such an
examination completely unnecessary.
* * *
549 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
298
82. Je me suis rendu l’année dernière à Hiroshima, invité par le grand
quotidien japonais Asahi Shimbun et les autorités locales. J’ai vu là
l’humanité
en recueillement. Devant le décret de la mort inutile. Dans
la quête de la vie nécessaire. Séjour poignant avec la gorge qui ne parvient
pas à se desserrer. Je me suis longuement adressé à une immense
foule qui, troublée à l’extrême par autant de sauvagerie de l’homme,
allait vainement chercher un refuge improbable dans la méditation et la
prière.
83. Au cours de ce séjour inoubliable, j’ai vu le maire d’Hiroshima,
M. Takashi Hiraoka, celui‑là même qui, vingt ans auparavant, était venu
nous voir jusqu’à La Haye pour apporter à la Cour un émouvant témoignage.
En l’affaire de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires, la Cour avait en effet ouvert en novembre 1995, après une
phase écrite, une phase orale au cours de laquelle elle entendit les points
de vue de quelque vingt‑cinq Etats, ainsi que les dépositions du maire
d’Hiroshima, M. Takashi Hiraoka et du maire de Nagasaki, M. Iccho Itoh.
Lorsque j’ai revu l’an dernier M. Takashi Hiraoka, l’apostrophe finale de
son intervention de 1995 devant la Cour me revint à l’esprit. Je me souviens
en effet que, à la fin de son récit tragique, il promena quelques instants
son regard sur chacun des juges de notre Cour, avant de lancer ses
tout derniers mots qui furent : « Le destin de la race humaine est entre vos
mains ! ».
84. Je ne peux effacer de mon esprit le contraste saisissant entre, d’une
part, les trois décisions rendues aujourd’hui par la Cour et selon lesquelles
il n’existerait aucun différend entre l’Etat demandeur et les Etats défendeurs
dans le domaine crucial du désarmement nucléaire et, d’autre part,
la portée hautement symbolique du premier déplacement à Hiroshima
d’un président des Etats‑Unis, un vendredi 27 mai 2016, en ce lieu où, le
6 août 1945, « le monde a changé ». Je ne peux effacer de mon esprit le
contraste saisissant entre, d’une part, les trois décisions judiciaires de ce
jour si durement prisonnières d’un formalisme juridique étriqué et, d’autre
part, l’appel pressant de ce chef d’Etat à une « révolution morale » pour
éliminer définitivement l’arme nucléaire de notre monde. Je ne peux effacer
enfin de mon esprit le contraste saisissant entre, d’une part, ces trois
décisions de la Cour et, d’autre part, la probable préparation en cours
d’une visite à Pearl Harbour, avant la fin de la présente année, du premier
ministre japonais, pour sceller une réconciliation de l’humanité avec
elle‑même.
* * *
85. En traitant ici de l’atome, dont on dit qu’il est autant bienfaisant
que mortifère, je ne parviens pas à chasser de mes pensées le spectre d’une
humanité qui risque à tout moment de se consumer sous des décombres
fumants dans un présent qui n’a plus de chair et un avenir qui n’a plus de
sens, d’une humanité qui, anéantie sous ses cendres brûlantes, ne laissera
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 549
298
82. Last year I went to Hiroshima, at the invitation of the major Japanese
daily newspaper Asahi Shimbun and the local authorities. There I
saw humankind in contemplation. Before the pointless decree of death. In
the essential respect for life. It was a poignant sojourn that left a permanent
lump in the throat. I spoke at length before a huge crowd which,
deeply troubled by such savagery committed by man, sought in vain an
improbable refuge in prayer and meditation.
83. In the course of that unforgettable visit, I met the mayor of Hiroshima,
Mr. Takashi Hiraoka, the same person who, 20 years previously,
had come to see us in The Hague to give a moving testimony before the
Court. After the written phase of the proceedings on the Legality of the
Threat or Use of Nuclear Weapons, the Court opened an oral phase in
November 1995, during which it heard the views of some 25 States, as
well as statements by the Mayor of Hiroshima, Mr. Takashi Hiraoka,
and the Mayor of Nagasaki, Mr. Iccho Itoh. When I saw Mr. Hiraoka
again last year, the final words of his address in 1995 before the Court
came back to me. I remember that at the end of his tragic account, he
looked at each judge on the Bench for a few moments before uttering his
final words, which were: “The fate of the human race is in your hands!”
84. I cannot wipe from my mind the striking contrast between, on the
one hand, the three decisions handed down by the Court today, according
to which there is no dispute between the applicant State and the
respondent States in the crucial sphere of nuclear disarmament, and, on
the other, the highly symbolic significance of the first visit to Hiroshima
by a President of the United States, on Friday 27 May 2016, the place
where, on 6 August 1945, “the world was forever changed”. I cannot wipe
from my mind the striking contrast between, on the one hand, today’s
three judicial decisions, so cruelly captive to a narrow legal formalism,
and, on the other, that Head of State’s urgent call for a “moral revolution”
to rid our world once and for all of nuclear weapons. And lastly, I
cannot wipe from my mind the striking contrast between, on the one
hand, these three decisions of the Court, and, on the other, the preparations
that are probably now under way for a visit to Pearl Harbour,
before the end of this year, by the Japanese Prime Minister, so that
humankind can seal its reconciliation with itself.
* * *
85. Writing here about the atom, said to be as beneficial as it
is deadly, I cannot rid my thoughts of the spectre of a civilization that
may disappear at any moment under a pile of smoking debris, in a
present
without substance and a future without meaning, a civilization
which, annihilated beneath those burning embers, will leave no
550 armes nucléaires et désarmement (op. diss. bedjaoui)
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personne derrière elle, pas même un Horatio de Hamlet pour raconter
l’indicible, à je ne sais qui :
« Et laissez‑moi dire au monde qui l’ignore
Comment tout cela advint ; vous apprendrez
Des actes charnels, sanglants, contre nature
Des verdicts hasardeux, des assassinats aveugles
Des meurtres dus à la violence et à la perfidie
Et des projets qui, échoués, retombent
Sur ceux qui les conçurent ; de tout cela, je vous ferai
Le récit véritable. » (Shakespeare, Hamlet)
(Signé) Mohammed Bedjaoui.
nuclear arms and disarmament (diss. op. bedjaoui) 550
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survivor, not even a Horatio to tell the unspeakable tale, to whoever it
might be:
“And let me speak to the yet unknowing world
How these things came about. So shall you hear
Of carnal, bloody, and unnatural acts,
Of accidental judgments, casual slaughters,
Of deaths put on by cunning and forced cause,
And, in this upshot, purposes mistook
Fall’n on the inventors’ heads. All this can I
Truly deliver.” (Shakespeare, Hamlet)
(Signed) Mohammed Bedjaoui.

Document file FR
Document Long Title

Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Bedjaoui

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