Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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156-20150422-ORD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
1. Bien qu’ayant voté en faveur de la présente ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue ce jour, 22 avril 2015, dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie) car je souscris aux différents points du dispositif de cette décision, je ne partage pas entièrement le raisonnement qui a conduit la Cour à ses conclusions. C’est pourquoi je m’estime tenu, dans l’exercice scrupuleux de ma fonction judicaire internationale, de consigner par écrit les fondements de ma position personnelle sur les questions ci-après, qui se rapportent aux mesures conservatoires, ces dernières étant désormais, selon moi, régies par un régime juridique autonome.
2. Je suis d’avis que la Cour aurait dû, sur la base du paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement, adopter d’office la présente ordonnance en indication de mesures conservatoires  de sa propre initiative et dans ses propres termes , et non en réponse à une demande présentée par l’une des Parties en vertu du paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement. En tout état de cause, la Cour n’a pas à se conformer à pareille demande ni aux termes dans lesquels celle-ci est formulée. Elle peut indiquer des mesures allant au-delà de ce qui était sollicité, et en des termes qui en diffèrent totalement ou partiellement (paragraphe 2 de l’article 75 du Règlement)1.
3. En somme, la Cour est maîtresse de sa propre compétence en matière de mesures conservatoires. Elle peut donc indiquer pareilles mesures sponte sua. Etant par ailleurs maîtresse de sa propre procédure, elle peut parfaitement le faire ex officio, dans ce domaine que j’ai eu l’occasion de qualifier, en exerçant mes fonctions judiciaires dans plusieurs affaires successives devant la Cour, de régime juridique autonome régissant les mesures conservatoires2. Dans le cadre de ce même régime juridique, la Cour est tout à fait fondée à agir plus en amont (en vertu des paragraphes 1 et 2 de l’article 75 de son Règlement) et en tenant dûment compte du principe d’égalité juridique des Etats.
4. Ainsi que je l’ai précisé dans l’exposé de mon opinion individuelle (par. 14–15, 17, 19 et 25) que j’ai joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 3 mars 2014 en la présente espèce, celle-ci serait bien avisée de ne pas se fonder uniquement, dans ses décisions, sur des assurances ou «engagements» unilatéraux émanant des Etats, qui peuvent se révéler être «source d’incertitudes et d’appréhension … au cours de procédures judiciaires internationales» (par. 15). Selon moi, il est plus judicieux que la Cour agisse de sa propre initiative et selon ses propres termes, en s’attachant à la nature juridique et aux effets des mesures conservatoires.
1 En outre, la Cour peut demander d’office aux parties des renseignements sur «toutes questions» relatives à la mise en oeuvre de mesures conservatoires indiquées par elle.
2 Voir, à cet effet, les considérations que j’ai développées dans l’exposé de mon opinion dissidente joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 28 mai 2009 en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), par. 26-27, 29, 84, 88, 90-91 ; dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 18 juillet 2011 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), par. 65 et 74 ; dans l’exposé de mon opinion dissidente joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 16 juillet 2013 dans les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), par. 40-42, 46-47, 50-53, 59-60 et 69-76 ; dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 22 novembre 2013 dans ces mêmes affaires, dont les instances ont été jointes, par. 20-40 ; et dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’ordonnance rendue par la Cour le 3 mars 2014 en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), par. 59-62 et 71.
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5. Etant donné que les mesures conservatoires ont pour objet de prévenir tout préjudice irréparable  ou, comme dans la présente affaire, d’empêcher qu’un nouveau préjudice irréparable ne soit causé au Timor-Leste , il n’y a pas lieu de se livrer en cette matière à l’exercice consistant à mettre en balance les intérêts des Parties en litige ; en tout état de cause, la Cour n’est pas un amiable compositeur, mais une juridiction. Un autre point doit être clarifié à ce stade. Dans la lettre du 25 mars 2015 qu’il a adressée à la Cour, l’agent de l’Australie, tout en indiquant que celle-ci était désormais disposée à restituer les documents et autres éléments (appartenant au Timor-Leste) qu’elle avait saisis le 3 décembre 2013, a de nouveau mentionné  comme il l’avait fait antérieurement  ses prétendues «graves préoccupations de sécurité nationale» (p. 1). Or, ainsi que j’ai jugé utile de le préciser dans l’exposé de mon opinion individuelle susmentionnée (par. 38-41), les arguments relatifs à la «sécurité nationale», tels que ceux qui sont invoqués ici, ne sauraient être pris en compte par une juridiction internationale.
6. C’est aux principes généraux du droit, à la garantie d’une procédure régulière et à la préservation de l’égalité des armes que la Cour doit s’attacher. Aussi l’initiative consistant à indiquer de nouvelles mesures conservatoires devrait-t-elle, selon moi, revenir à la Cour elle-même et non dépendre des demandes à cet effet formulées par les parties en litige. De surcroît, comme je l’ai soutenu aux paragraphes 53 et 62 de l’exposé de mon opinion individuelle susmentionnée, la Cour aurait dû assurer elle-même, dans ses locaux du Palais de la Paix, à La Haye, la garde des documents du Timor-Leste qui avaient été saisis, de sorte que ceux-ci puissent être restitués sans délai, dûment scellés, à cet Etat à qui ils appartiennent.
7. La Cour, qui a la maîtrise de sa propre compétence, aurait dû procéder ainsi sans laisser le champ libre à l’expression de la «volonté» du défendeur. A mes yeux, contrairement à ce qu’elle a indiqué dans la présente ordonnance (par. 12, 14, 15 et 18), la situation en tant que telle n’a pas changé ; animus n’est pas synonyme de factum. Ce qui a changé, ce n’est pas la situation objective en l’espèce, mais l’état d’esprit, l’attitude ou les dispositions de l’Etat défendeur, puisque celui-ci réalise à présent que les documents et données saisis doivent être restitués  dûment scellés, ajoutons-le  au Timor-Leste auquel ils appartiennent. En tout état de cause, c’est à juste titre que la Cour a, dans son ordonnance, précisé que ces éléments devaient être gardés sous scellés avant d’être restitués par l’Australie aux conseils du Timor-Leste (points 1-2 du dispositif).
8. Dès 1931, certains auteurs avaient estimé avec clairvoyance que les mesures conservatoires devaient favoriser le développement du droit international, puisqu’elles contribuent, somme toute, à la réalisation de la justice dans une situation juridique donnée3. A cette époque, l’ancienne Cour permanente de Justice internationale (CPJI) avait déjà jugé que le fait d’indiquer ou de modifier ex officio des mesures conservatoires  et ce, en des termes différents de ceux qui avaient été sollicités par les parties en cause4  entrait dans ses prérogatives. La Cour de céans, quant à elle, lorsqu’elle a procédé à la révision des dispositions pertinentes de son Règlement en les
3 P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence sur le développement du droit des gens, Paris, Libr. Rec. Sirey, 1931, p. 14-15 et 62.
4 G. Guyomar, Commentaire du Règlement de la Cour Internationale de Justice  Interprétation et pratique, Paris, Pédone, 1973, p. 348.
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rapprochant de son Statut (par. 1 de l’article 41)5, a cherché à accroître sa faculté d’indiquer des mesures conservatoires de sa propre initiative6.
9. La Cour est fondée, si elle le juge utile, à indiquer pareilles mesures en ses propres termes, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’empêcher l’aggravation d’un différend7. Elle a du reste déjà montré qu’elle était disposée à le faire, ainsi que l’atteste la décision  dont je me félicite — qu’elle a prise dans son ordonnance du 18 juillet 2011 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thailande) consistant à établir une «zone démilitarisée provisoire», de sorte à empêcher qu’un nouveau préjudice irréparable ne soit causé.
10. Aujourd’hui, avec un recul de quatre-vingt cinq années, force est de constater que, dans le domaine des mesures conservatoires, si certaines avancées ont eu lieu, le droit international a connu un développement assez lent. Pour que celui-ci se poursuive, il convient, en ce début d’année 2015, de prendre conscience du régime juridique autonome régissant ces mesures, et que des décisions judiciaires soient rendues dans ce cadre, avec toutes les conséquences que cela implique.
11. Selon moi, la voie est ouverte pour que la Cour, sur la base des paragraphes 1 et 2 de l’article 75 de son Règlement, indique d’office des mesures conservatoires, et le moment est venu qu’elle le fasse. Les progrès dans ce domaine ne sauraient être réalisés sur la base d’une conception volontariste du droit international en général, et de la procédure judiciaire internationale en particulier8. Les exigences de la justice objective prévalent sur les considérations de stratégie judiciaire. Ces dernières sont du ressort des parties en litige, les premières constituant les fondements sur lesquels une juridiction internationale s’acquitte de sa mission consistant à rendre justice.
12. Le régime juridique autonome des mesures conservatoires (tel que je le conçois) est le fruit d’une longue évolution. Les actions judiciaires préventives classiques, qui se sont tout d’abord multipliées en droit procédural interne, ont été transposées à l’ordre juridique international, puis ont évolué dans chacun de ces ordres juridiques9, pour se trouver désormais revêtues d’un
5 Dès le départ, le paragraphe 1 de l’article 41 du Statut de la Cour — et de sa devancière, la CPJI — énonçait le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ; les débats doctrinaux qui s’en sont suivis n’ont pas (du point de vue de leurs effets) empêché le développement d’une importante jurisprudence (de la CPJI et de la Cour) sur le sujet ; voir, par exemple, J. Sztucki, Interim Measures in the Hague Court  An Attempt at a Scrutiny, Deventer, Kluwer, 1983, p. 35-60 et 270-280 ; J.B. Elkind, Interim Protection  A Functional Approach, The Hague, Nijhoff, 1981, p. 88-152.
6 Voir S. Rosenne, Provisional Measures in International Law  The International Court of Justice and the International Tribunal for the Law of the Sea, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 73-74. La Cour a la faculté de le faire d’office, dès lors que, selon elle, les circonstances de l’affaire l’exigent ; voir K. Oellers-Frahm, «Article 41», in The Statute of the International Court of Justice  A Commentary (dir. publ. A. Zimmermann et alii), deuxième éd., Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 1050 et 1053.
7 Voir. H. Thirlway, The Law and Practice of the International Court of Justice  Fifty Years of Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 2013, vol. I, p. 953-955 ; et vol. II, p. 1805-1806.
8 Pour ma critique de la conception volontariste, voir A. A. Cançado-Trindade, Le Droit international pour la personne humaine, Paris, Pédone (2012), p. 115-136 ; A. A. Cançado-Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, Ed. Ad-Hoc (2013), p. 69-77 ; A. A. Cançado-Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, Rio de Janeiro, Ed. Renovar (2015), p. 197-198 et 352-354.
9 S’agissant de la jurisprudence des tribunaux internes, voir, par exemple, E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares, deuxième édition révisée, Madrid, Civitas (1995), p. 25-385 ; s’agissant de la jurisprudence des juridictions internationales, voir, par exemple, R. Bernhardt (dir. publ.), Interim Measures Indicated by International Courts, Berlin/Heidelberg, Springer-Verlag (1994), p. 1-152.
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caractère, non plus simplement préventif, mais véritablement tutélaire. Les mesures conservatoires constituent aujourd’hui une véritable garantie juridictionnelle de nature préventive, qui correspond à l’évolution de la conception juridique qui les sous-tend.
13. Selon moi, le régime juridique autonome (et non simplement «accessoire») des mesures conservatoires, actuellement en expansion et reflétant la dimension préventive du droit international, englobe les droits d’être protégé (qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui font l’objet de l’instance au fond), les obligations correspondantes des Etats concernés, et les conséquences juridiques de l’inobservation des mesures en question (qui sont distinctes de celles qui découlent de violations de fond dans l’affaire à l’examen). Et la Cour est tout à fait fondée à se prononcer à cet égard sans attendre qu’une partie en litige ait manifesté sa «volonté». C’est à la conscience humaine, qui l’emporte sur la «volonté», que l’on doit le développement progressif du droit international. Ex conscientia jus oritur.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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