Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE

[Traduction]

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphes

I. O BSERVATIONS LIMINAIRES 2-4

II. L ES MESURES CONSERVATOIRES TRANSPOSÉES DANS L ’ORDRE JURI-
DIQUE INTERNATIONAL 5-7

III. LA NATURE ET LES EFFETS JURIDIQUES DES MESURES CONSERVATOIRES
DE LA C OUR 8-14

IV. L E DÉPASSEMENT DE LA DIMENSION STRICTEMENT INTERÉTATIQUE À
TRAVERS LA RECONNAISSANCE DES DROITS À SAUVEGARDER 15-25

V. L E RAISONNEMENT DE LA C OUR DERRIÈRE L’INDICATION DE MESURES

CONSERVATOIRES 26-29

VI. L’HISTOIRE DES VICTIMES DU RÉGIMEH ABRÉ DANS LEUR LUTTE OBST-
NÉE CONTRE L IMPUNITÉ 30-45
1. La genèse de l’affaire 32-34

2. La question de la justiciabilité dans cette longue quête de
justice 35-45

VII. L’HEURE DES VICTIMES ET CELLE DE LA JUSTICE HUMAINE 46-64

1. Le décalage à combler 46-49
2. La détermination de l’urgence 50-59
3. La détermination du risque de préjudice irréparable 60-64

VIII. L A NATURE JURIDIQUE,LE CONTENU ET LES EFFETS DU DROIT À SAU-E
GARDER 65-73

IX. L ES MESURES CONSERVATOIRES À INDIQUER 74-91

1. Le facteur temps et l’impériosité de rendre justice 74-77
2. La nécessité d’indiquer des mesures conservatoires dans la
présente affaire 78-91

X. L ES ENSEIGNEMENTS À TIRER DE LA PRÉSENTE AFFAIRE À CE STADE:

DES MESURES CONSERVATOIRES POUR QUE JUSTICE SOIT RENDUE 92-96

XI. O BSERVATIONS FINALES 97-105

30 1. Je suis au regret de ne pouvoir m’associer à la décision que la majo-

rité de la Cour a prise de ne pas indiquer de mesures conservatoires dans
le cas d’espèce, au motif que les circonstances, telles qu’elles se présen-
taient à elle, ne seraient pas de nature à exiger l’exercice du pouvoir de la
Cour à cet effet, en vertu de l’article 41 du Statut. J’estime, au contraire,
que les circonstances entourant la présente affaire répondent parfaite-

ment aux conditions justifiant l’indication de mesures conservatoires, des
mesures que la Cour aurait donc pu et même dû indiquer. Attachant
beaucoup d’importance aux questions soulevées dans l’ordonnance, je me
sens tenu de coucher dans la présente opinion dissidente les fondements

de ma position en la matière.

I. OBSERVATIONS LIMINAIRES

2. A cette fin, j’axerai mon raisonnement sur une série de points qui
sont liés les uns aux autres, mais non sans rappeler tout d’abord qu’il
s’agit là de la première affaire portée devant la Cour sur la base de la

convention des Nations Unies contre la torture de 1984. C’est également
sur la base de cette convention très importante (article 30), qui témoigne
de l’évolution considérable du droit international moderne, que, dans la
présente ordonnance, la Cour a conclu avoir effectivement compétence

prima facie (par. 54-55 de l’ordonnance) pour examiner la demande en
indication de mesures conservatoires dont elle était saisie. Son ordon-
nance ne tenant pas compte, à mes yeux, de tous les points qui me sem-
blent pertinents pour bien appréhender les questions soulevées par une
telle demande, j’estime devoir analyser ces points, en suivant leur enchaî-

nement logique, afin d’étayer mon opinion dissidente.
3. Ainsi mon raisonnement suivra-t-il les grandes lignes suivantes:
a) la transposition des mesures conservatoires dans l’ordre juridique inter-
national; b) la nature et les effets juridiques des mesures conservatoires

de la Cour; c) le dépassement de la dimension strictement interétatique à
travers la reconnaissance des droits à sauvegarder; d) les objectifs décla-
rés des mesures conservatoires de la Cour; e) l’histoire des victimes du
régime Habré dans leur lutte obstinée contre l’impunité (avec un rappel

de la genèse de l’affaire, et une parenthèse sur la question de la justicia-
bilité dans cette longue quête de justice); f) l’heure des victimes et celle
de la justice humaine (notamment le décalage à combler, la détermination
de l’urgence et celle du risque de préjudice irréparable); g) la nature juri-

dique, le contenu et les effets du droit à sauvegarder; h) les mesures
conservatoires à indiquer (y compris le facteur temps et l’impériosité de
rendre justice); et i) la nécessité d’indiquer des mesures conservatoires
dans la présente affaire.
4. Les jalons ainsi posés me permettront de tirer les enseignements

de la présente affaire, pour le stade qui nous occupe (celui des me-
sures conservatoires à indiquer pour que justice soit rendue), avant de
finir en exposant mes conclusions en la matière. Ces observations

31liminaires à l’esprit, je vais maintenant approfondir chacun des points

précités, autour desquels mon raisonnement s’articule, puisqu’ils fon-
dent mon opinion dissidente par rapport à la décision de la majorité de

la Cour.

II. L ES MESURES CONSERVATOIRES TRANSPOSÉES
DANS L ORDRE JURIDIQUE INTERNATIONAL

5. Pour appréhender les mesures conservatoires, il faut avant tout
garder à l’esprit que, historiquement, il s’agit d’un produit des systèmes

juridiques internes qui a été transposé dans l’ordre juridique inter-
national. En fait, les mesures de précaution, issues du droit procédural
1
interne, ont inspiré les mesures conservatoires qui se sont ensuite
développées dans la sphère du droit procédural international, jusqu’à
contribuer de manière décisive à l’autonomie de l’action juridique pré-
2
ventive . Toutefois, cette construction doctrinale à part entière n’est
jamais parvenue à s’affranchir d’un certain formalisme juridique, don-

nant parfois l’impression de faire de la procédure une fin en soi plutôt
qu’un moyen d’obtenir justice.
6. Qu’il me soit permis de rappeler que, au niveau de l’ordre juridique

interne, le principe de précaution a évolué pour préserver l’efficacité de la
fonction judiciaire elle-même. L’action juridique préventive visait initia-

lement à garantir non pas le droit subjectif en tant que tel, mais l’activité
juridictionnelle proprement dite. Les mesures de précaution ont fait leur
entrée sur la scène internationale (via la pratique internationale arbitrale
3
et judiciaire) , en dépit de la structure distincte de celle-ci, par rapport à
l’ordre juridique interne.
7. La transposition des mesures conservatoires de l’ordre juridique

interne vers l’international — toujours en présence d’un «préjudice irré-
parable» probable ou imminent, et dans le souci ou la nécessité d’assurer

la «réalisation future d’une situation juridique déterminée» — a eu pour
effet d’étendre la portée de la juridiction internationale, en réduisant du
même coup le pré carré de l’Etat, dit son «domaine réservé» . Cette 4

1 Il est permis de rappeler ici l’exemple notable de la contribution de la doctrine
italienne de la première moitié du XXe siècle consacrée au droit procédural (voir, par
exemple, les célèbres ouvrages de G. Chiovenda, Istituzioni di Diritto Processuale
Civile, Naples, 1936; P. Calamandrei, Introduzione allo Studio Sistematico dei

Provvedimenti Cautelare , Padoue, 1936; et F. Carnelutti, Diritto e Processo, Naples,
1928).
En tant que tertium genus, parallèle aux actions juridiques relatives au fond et à
l’exécution.
3 P. Guggenheim, «Les mesures conservatoires dans la procédure arbitrale et judi-
ciaire», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (1932), vol. 40,
p. 649-761 et 758-759.
4 P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
sur le développement du droit des gens , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1931, p. 14-15, 174, 186 et

188; cf. également p. 6-7 et 61-62.

32transposition n’est pas allée sans difficultés , mais, au fil des ans, l’éro-

sion de la notion de «domaine réservé» (ou de «compétence nationale
exclusive») de l’Etat est devenue évidente, ce à quoi la pratique judiciaire

internationale a elle-même contribué, y compris dans le domaine qui
nous occupe.

III. L A NATURE ET LES EFFETS JURIDIQUES

DES MESURES CONSERVATOIRES DE LA C OUR

8. C’est à l’article 41 de son Statut (et de celui de sa devancière, la
Cour permanente de Justice internationale) qu’est en fait exposé le pou-

voir de la Cour d’«indiquer» des mesures conservatoires — un verbe
dont le caractère contraignant a été largement débattu dans la doctrine,

ce qui n’a pas empêché une abondante jurisprudence de se développer en
la matière (sous la plume tant de la Cour permanente que de la Cour
6
actuelle) . Pourtant, à cause du manque de précision qui a persisté des
années durant quant aux effets juridiques des mesures conservatoires
indiquées par la Cour, certaines incertitudes, d’ordre théorique et pra-

tique, ont vu le jour à leur égard et perduré plus de cinquante ans, au
détriment de leur mise en Œuvre . 7

9. En dépit d’une jurisprudence de plus en plus abondante en la
matière , il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour que, dans l’arrêt

5
Comme l’illustre, par exemple, la réaction de l’Iran aux mesures conservatoires
indiquées par la Cour dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran)
(C.I.J. Recueil 1951) le 5 juillet 1951, dont il est fait état dans M. S. Rajan, United
Nations and Domestic Jurisdiction , Bombay/Calcutta/Madras, Orient Longmans, 1958,
p. 399 et 442, note 2.
6
Cf. J. Sztucki, Interim Measures in the Hague Court — An Attempt at a Scrutiny ,
Deventer, Kluwer, 1983, p. 35-60 et 270-280; J. B. Elkind, Interim Protection — A Func-
tional Approach, La Haye, Nijhoff, 1981, p. 88-152. S’agissant des aspects juridictionnels,
cf. L. Daniele, Le Misure Cautelari nel Processo dinanzi alla Corte Internazionale di Gius-
tizia, Milan, Giuffrè, 1993, p. 5-183; B. H. Oxman, «Jurisdiction and the Power to Indi-
cate Provisional Measures», dans The International Court of Justice at a Crossroads
(dir. publ., L. F. Damrosch), Dobbs Ferry/NY, ASIL/Transnational Publs., 1987, p. 323-

357.
Cf., par exemple, K. Oellers-Frahm, «Anmerkungen zur einstweiligen Anordnung des
Internationalen Gerichtshofs im Fall Bosnien-Herzegowina gegen Jugoslawien (Serbien
und Montenegro) vom 8 April 1993», Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und
Völkerrecht (1993), vol. 53, p. 638-656; E. Robert, «La protection consulaire des natio-
naux en péril? Les ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par

la Cour internationale de Justice dans les affaires Breard (Paraguay c. Etats-Unis
d’Amérique) et LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) », Revue belge de droit
international (1998), vol. 31, p. 413-449, et en part. p. 441 et 448; J. G. Merrills, «Interim
Measures of Protection in the Recent Jurisprudence of the International Court of Jus-
tice», International and Comparative Law Quarterly (1995), vol. 44, p. 137-139; cf. égale-
ment p. 90-146.
8 Cf. S. Rosenne, Provisional Measures in International Law , Oxford University

Press, 2005, p. 22-44, 122-123, 138-141, 174-180 et 189-213; A. G. Koroma,
«Provisional Measures in Disputes between African States before the International

33du 27 juin 2001, la Cour trouve enfin l’occasion de préciser que ses me-

sures conservatoires possédaient un caractère obligatoire. Dans cet arrêt,
qui concernait les deux frères LaGrand dans le cadre d’une affaire oppo-
sant l’Allemagne aux Etats-Unis d’Amérique, la Cour a passé en revue les
travaux préparatoires de l’article 41 de son Statut (en français et en

anglais, par. 104-107) et, eu égard au paragraphe 4 de l’article 33 de la
convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (par. 101), elle a
conclu que l’objet et le but de l’article 41 était de préserver sa propre

capacité de s’acquitter de sa mission, à savoir régler les différends inter-
nationaux de manière pacifique, d’où le caractère nécessairement contrai-
gnant des mesures conservatoires (par. 102-109).
10. Qui plus est, les ordonnances en indication de mesures conserva-

toires étaient des «décisions» de la Cour auxquelles, selon le para-
graphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies, les Etats étaient
tenus de se conformer (par. 108). Le caractère obligatoire des mesures

conservatoires de la Cour — mis au diapason avec le constat fait par
d’autres juridictions internationales contemporaines — découle de cette
interprétation par la Cour de l’article 41 de son Statut, lu conjointement
avec le paragraphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies; il

constitue désormais une res interpretata, ouvrant la voie à une évolution
qui devrait s’effectuer en ce sens dans les années à venir, du moins je
l’espère. Quoi qu’il en soit, les incertitudes qui ont longtemps entouré

cette question n’ont enfin plus lieu d’être aujourd’hui.
11. D’ailleurs, à quoi bon décider d’indiquer des mesures conserva-
toires, et leur consacrer des ordonnances, après avoir glané des éléments
de preuve prima facie (summaria cognitio) — et non établis — dans le

cadre de documents ainsi que d’audiences publiques, si ces mesures
devaient être dépourvues de force contraignante? A quoi bon leur refuser
pareil effet si leur but, sans préjuger l’affaire au fond, consistait précisé-

ment à protéger l’intégrité des droits en jeu? Ces incertitudes appartien-
nent désormais au passé; il est aujourd’hui reconnu qu’elles n’ont guère
contribué à faire évoluer la dimension préventive du règlement pacifique
des différends internationaux pouvant être portés devant une juridiction

internationale telle que la Cour.
12. Par le passé, en dépit des incertitudes qui entouraient alors la ques-
tion, il avait tout de même été tenté, dans la jurisprudence internationale,

d’éclaircir la nature juridique des mesures conservatoires, qui revêtent un
caractère essentiellement préventif et dont l’indication ou l’octroi ne pré-
juge nullement la décision définitive sur le fond des affaires concernées.
Pareilles mesures avaient fini par être indiquées ou ordonnées par les juri-

Court of Justice», dans L’ordre juridique international, un système en quête d’équité et
d’universalité — Liber Amicorum G. Abi-Saab (dir. publ., L. Boisson de Chazournes
et V. Gowlland-Debbas), La Haye, Nijhoff, 2001, p. 591-602; K. Oellers-
Frahm, «Article 41», dans The Statute of the International Court of Justice —
A Commentary (dir. publ., A. Zimmermann et al.), Oxford University Press, 2006,
p. 923-966.

34 9 10
dictions internationales , et même nationales , de l’époque. Leur géné-
ralisation aux deux niveaux, national et international, avait fait naître
dans la doctrine contemporaine une tendance consistant à les assimiler à

un véritable principe général de droit , commun à presque tous les sys-
tèmes juridiques nationaux, et confirmé par la pratique des tribunaux
11
nationaux, arbitraux et internationaux .
13. Je n’entends pas m’étendre ici sur cet aspect de la question, mais

seulement appeler l’attention sur un point précis, avant de passer à
d’autres aspects de mon examen du cas d’espèce, toujours dans l’optique

de la présente demande en indication de mesures conservatoires. Dans le
cadre des procédures juridiques internationales touchant la sauvegarde

de droits de l’homme, les mesures conservatoires vont bien plus loin dans
le domaine de la protection, laissant entrevoir des perspectives nouvelles

et traduisant l’efficacité du droit de recours individuel lui-même à l’échelle
internationale; il devient clair que, ici, elles tendent à sauvegarder des

droits individuels et semblent posséder un caractère plus que préventif,
mais proprement tutélaire . 12

14. En matière de contentieux interétatique, le pouvoir d’une instance
telle que la Cour d’indiquer des mesures conservatoires dans une affaire
en attendant une décision vise à préserver l’équilibre entre les droits res-

pectifs des parties en litige , en évitant qu’un préjudice irréparable ne
soit porté aux droits en cause sur le plan judiciaire . Rompant avec le

9 Cf. R. Bernhardt (dir. publ.), Interim Measures Indicated by International Courts ,

Be10in/Heidelberg, Springer-Verlag, 1994, p. 1-152. e
Cf. E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares ,2 éd. [dévelop-
pée], Madrid, Civitas, 1995, p. 25-385.
11 Au sens de l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour;
cf. L. Collins, «Provisional and Protective Measures in International Litigation», Recueil

des cours de l’Académie de droit international de La Haye (1992), vol. 234, p. 23, 214 et
234.
12 Cf. R. St. J. MacDonald, «Interim Measures in International Law, with Special Re-
ference to the European System for the Protection of Human Rights», Zeitschrift für aus-
ländisches öffentliches Recht und Völkerrecht (1993), vol. 52, p. 703-740; A. A. Cançado
Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour

interaméricaine des droits de l’homme», dans Mesures conservatoires et droits
fondamentaux (dir. publ., G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/
Nemesis, 2005, p. 145-163; Revista do Instituto Brasileiro de Direitos Humanos (2003),
vol. 4, p. 13-25; cf. également, d’une manière générale, A. Saccucci, Le Misure
Provvisorie nella Protezione Internazionale dei Diritti Umani , Turin, Giappichelli Ed.,
2006, p. 103-241 et 447-507.
13
Cf. E. Hambro, «The Binding Character of the Provisional Measures of Protection
Indicated by the International Court of Justice», dans Rechtsfragen der Internationalen
Organisation — Festschrift für Hans Wehberg (dir. publ., W. Schätzel et H.-J. Schlo-
chauer), Francfort-sur-le-Main, 1956, p. 152-171.
14 C’est ce qu’a indiqué la Cour dans les affaires suivantes, par exemple: Compétence en

matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance
du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972 , p. 16, par. 21, et p. 34, par. 22; Personnel diplo-
matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran),
mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979 ,p.19,
par. 36; pour des affaires ultérieures, voir, entre autres, Activités militaires et paramili-

35formalisme du droit procédural international qui prévalait naguère,

il peut aujourd’hui être reconnu sans risque que le respect des mesures
conservatoires a une incidence directe sur les droits invoqués par les
parties en litige, des droits qui, dans un contexte comme celui de la pré-

sente affaire entre la Belgique et le Sénégal, font eux-mêmes directement
écho aux attentes légitimes de milliers d’êtres humains.

IV. L E DÉPASSEMENT DE LA DIMENSION STRICTEMENT INTERÉTATIQUE

À TRAVERS LA RECONNAISSANCE DES DROITS À SAUVEGARDER

15. Dans le cadre d’une procédure internationale devant la Cour, seuls

les Etats peuvent, en tant que parties en litige, demander l’indication de
mesures conservatoires. Ces dernières années, toutefois, les demandes de
cet ordre ont mis en jeu des droits qui allaient au-delà de la dimension

strictement interétatique. Dans la triade formée par les affaires Breard,
LaGrand et Avena, des mesures conservatoires ont été demandées pour
éviter qu’un préjudice irréparable ne soit également porté au droit à la vie

des personnes déclarées coupables (sursis à exécution), dans le contexte
des procédures engagées à leur encontre. Dans son ordonnance du 9 avril

1998 en l’affaire Breard (Convention de Vienne sur15es relations consu-
laires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique)) , la Cour, prenant note de
l’invocation par l’Etat demandeur du droit à la vie, et en particulier de

l’article 6 du pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques
(par. 8), a indiqué qu’A. F. Breard, un ressortissant paraguayen, ne
devait pas être exécuté jusqu’à ce qu’elle rende sa décision définitive en

l’affaire (point I du dispositif).
16. L’année suivante, dans son ordonnance du 3 mars 1999 en l’affaire
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) 16, la Cour a une

nouvelle fois pris acte de l’argument de l’Etat demandeur tendant, là
encore, à invoquer le droit à la vie et l’article 6 du même pacte des
Nations Unies (par. 8), et a indiqué que W. LaGrand, un ressortissant

allemand, ne devait pas être exécuté tant qu’elle n’aurait pas définitive-
ment statué en l’instance (point I du dispositif). De même, dans

taires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), mesures
conservatoires, ordonnance du 10 mai 1984, C.I.J. Recueil 1984 , p. 179, par. 24, et
p. 182, par. 32; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime

de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), mesures conservatoires, ordonnance
du 8 avril 1993 et ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993 , respectivement
p. 19, par. 34, et p. 342, par. 35. Cf. également, par exemple, Différend frontalier (Burkina
Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986,
C.I.J. Recueil 1986,p.3;Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), me-
sures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976 Essais
nucléaires (Australie c. France) et Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France),
ordonnance du 13 juillet 1973, C.I.J. Recueil 1973 ; ou encore Procès de prisonniers de
guerre pakistanais (Pakistan c. Inde), C.I.J. Recueil 1973 , entre autres.
15Mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 1998 , p. 248.
16C.I.J. Recueil 1999 (I),p.9.

36son ordonnance du 5 février 2003 en l’affaire Avena et autres ressortis-
17
sants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique) , la Cour a pris
note de l’argument de l’Etat demandeur basé sur la reconnaissance par
le droit international du «caractère sacré de la vie humaine», en

invoquant toujours l’article 6 du même pacte des Nations Unies,
et a là encore indiqué que C. R. Fierro Reyna, R. Moreno Ramos
et O. Torres Aguilera, trois ressortissants mexicains, ne devaient pas

être exécutés avant sa décision finale en l’affaire (point I du dispositif,
al. a)).
17. Les individus condamnés étaient censés être les bénéficiaires ul-

times de la procédure engagée devant la Cour, et c’est pour eux que les
Etats demandeurs avaient plaidé dans l’espoir d’obtenir de celle-ci une
ordonnance en indication de mesures conservatoires. A des occasions
antérieures, la Cour avait également tâché de protéger la vie humaine

dans d’autres contextes. Ainsi, une vingtaine d’années plus tôt, dans son
ordonnance du 15 décembre 1979 en l’affaire relative au Personnel diplo-
matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique
18
c. Iran) , la Cour avait tenu compte des arguments de l’Etat visant à
protéger la vie, la liberté et la sécurité personnelle de ses ressortissants
(par. 37), et indiqué des mesures conservatoires pour préserver ces droits

(point I du dispositif, al. A), après s’être référée aux «obligations impé-
ratives» dictées par la convention de Vienne de 1961 sur les relations
diplomatiques et par la convention de Vienne de 1963 sur les relations

consulaires (par. 41), et ayant considéré que

«la persistance de la situation qui fai[sait] l’objet de la requête expo-
s[ait] les êtres humains concernés à des privations, à un sort pénible
et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé et par

conséquent à une possibilité sérieuse de préjudice irréparable»
(par. 42).

18. Cinq ans plus tard, dans son ordonnance du 10 mai 1984 en
l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique 19, la Cour indiqua des
mesures conservatoires (point B du dispositif, al. 2) après avoir pris note

de l’appel lancé par l’Etat demandeur pour la protection du droit à la vie,
à la liberté et à la sécurité personnelle de certains citoyens nicaraguayens
(par. 32). Peu après, dans sa célèbre ordonnance du 10 janvier 1986 en
20
l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) ,
auxquelles les parties intéressées se sont dûment conformées, la chambre
de la Cour tint compte des craintes exprimées par celles-ci pour l’intégrité

et la sécurité des personnes présentes dans la zone contestée (par. 6 et 21).
Une dizaine d’années plus tard, dans son ordonnance du 15 mars 1996 en

17
18C.I.J. Recueil 2003, p. 77.
19C.I.J. Recueil 1979,p.7.
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), C.I.J. Recueil 1984 , p. 169.
20C.I.J. Recueil 1986,p.3.

37l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le
21
Nigéria (Cameroun c. Nigéria) , la Cour prit acte de la mise en garde
formulée par l’Etat demandeur, à savoir que la poursuite des affronte-
ments armés dans la région causait notamment des «pertes irrémédiables
en vies et en souffrances humaines et d’importants dommages matériels»

(par. 19); en décidant d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour
considéra que

«il ressort à suffisance des déclarations faites par les deux Parties
devant [elle] qu’il y a eu des incidents militaires et que ceux-ci ont
causé des souffrances, des pertes en vies humaines — tant militaires

que civiles —, des blessés et des disparus, ainsi que des dommages
matériels importants; ... [que] les droits en litige dans la présente ins-
tance sont des droits souverains que les Parties prétendent avoir sur

des territoires, et que ces droits concernent aussi des personnes ... [et,
enfin,] que les événements qui sont à l’origine de la demande, et tout
spécialement le fait que des personnes aient été tuées dans la
presqu’île de Bakassi, ont porté un préjudice irréparable aux droits

que les Parties peuvent avoir sur la presqu’île; [et] que les personnes
se trouvant dans la zone litigieuse, et par voie de conséquence les
droits que les Parties peuvent y avoir, sont exposés au risque sérieux
d’un nouveau préjudice irréparable» (par. 38-39 et 42).

19. Une autre ordonnance illustrant ce dépassement de la dimension

strictement interétatique, de par la reconnaissance des droits à sauvegar-
der au moyen de mesures conservatoires, est celle qui a été rendue dans
l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo 2, opposant ce
dernier à l’Ouganda. Dans son ordonnance du 1 juillet 2000 en l’affaire,

la Cour tint compte des «violations ... des droits de l’homme» alléguées
par le demandeur — en invoquant des instruments internationaux pour
fonder la sauvegarde de ces droits (par. 4-5 et 18-19) — et de l’appel lancé

par celui-ci pour la protection de ses habitants (par. 31) ainsi que de ses
propres «droits au respect des règles du droit international humanitaire
et des instruments relatifs à la protection des droits de l’homme» (par. 40).
Reconnaissant le besoin urgent de mesures conservatoires (par. 43-44), la

Cour conclut qu’il n’était «pas ... contesté que des violations graves et
répétées des droits de l’homme et du droit international humanitaire, y
compris des massacres et autres atrocités, [avaie]nt été commises sur le

territoire du Congo» (par. 42). Aussi ordonna-t-elle aux deux Parties de,
notamment, «prendre toutes mesures nécessaires pour assurer, dans la
zone de conflit, le plein respect des droits fondamentaux de l’homme,
ainsi que des règles applicables du droit humanitaire» (point 3 du

dispositif).
20. Dans son ordonnance du 8 avril 1993 en l’affaire relative à l’Appli-
cation de la convention pour la prévention et la répression du crime de

21C.I.J. Recueil 1996 (I),p.13.
22C.I.J. Recueil 2000, p. 111.

38génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) 23, la Cour, après avoir

constaté l’existence d’un «risque grave» pour la vie humaine, indiqua des
mesures conservatoires et rappela les termes de la résolution 96 (I) de
l’Assemblée générale du 11 décembre 1946 (déjà cités dans son propre

avis consultatif de 1951 sur les Réserves à la convention pour la préven-
tion et la répression du crime de génocide ), à savoir que le crime de géno-
cide «bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à

l’humanité ... et est contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit et aux fins
des Nations Unies» (par. 49). Dans son ordonnance suivante du 13 sep-
tembre 1993 en cette affaire , la Cour manifesta encore sa volonté de

protéger les droits de l’homme et des peuples (par. 38). Enfin, dans sa
récente ordonnance du 15 octobre 2008 en l’affaire relative à l’Applica-
tion de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) 25, la Cour a

exprimé une nouvelle fois son attachement à la protection de la vie
humaine et de l’intégrité de la personne (par. 122 et 142-143).
21. Il ressort de l’analyse ci-dessus que, ces trente dernières années, la

Cour est progressivement sortie de la sphère strictement interétatique du
fait de la reconnaissance des droits qu’il lui est demandé de sauvegarder
au moyen de ses ordonnances en indication de mesures conservatoires.

Rivés à leur propre dogmatisme, les nostalgiques du passé peuvent diffi-
cilement nier que, de nos jours, les Etats estant devant la Cour ont, en
dépit du caractère interétatique de sa procédure contentieuse, admis ne

plus avoir l’apanage des droits à protéger, ce qu’ils admettent d’ailleurs
volontiers — et c’est tout à leur honneur — lorsqu’ils viennent plaider
devant elle pour défendre également des personnes, leurs ressortissants,

voire, dans une perspective plus vaste, leur population tout entière.
22. Ce faisant, ils n’exercent pas leur droit de protection diplomatique,
car leurs arguments s’inscrivent dans un cadre conceptuel bien plus vaste.

De son côté, la Cour a — n’en déplaise aux nostalgiques — rendu à cer-
taines occasions des ordonnances en indication de mesures conservatoires
dans lesquelles elle a expressément placé les droits de la personne humaine
au même niveau que ceux des Etats (cf. supra). C’est donc l’ordre juridi-

que international moderne lui-même qu’il faut repenser, en prêtant une
attention plus grande à l’un des éléments constitutifs des Etats, à savoir
leur population, et au besoin que celle-ci a d’être protégée, fût-ce par le

jeu d’un mécanisme interétatique.
23. Les faits tendent à précéder les normes, qui doivent dès lors être
capables de s’étendre aux situations nouvelles qu’elles visent à réglemen-
26
ter, compte dûment tenu des valeurs supérieures . Devant la Cour, jus
standi et locus standi in judicio demeurent certes le propre des Etats, en ce

23
24C.I.J. Recueil 1993,p.3.
25Ibid., p. 322.
C.I.J. Recueil 2008, p. 353.
26Cf., notamment, G. Morin, La révolte du droit contre le code — la révision nécessaire
des concepts juridiques , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1945, p. 2, 6-7 et 109-115.

39qui concerne les demandes en indication de mesures conservatoires, mais

cela ne s’est pas révélé incompatible avec la protection des droits de la
personne humaine, couplés à ceux des Etats. Après tout, les bénéficiaires
ultimes des droits à sauvegarder ainsi sont, le plus souvent, des êtres
humains en même temps que leurs Etats. Réciproquement, les Etats

demandeurs eux-mêmes ont, dans leurs exposés devant la Cour, dépassé
cette ancienne vision purement interétatique, en invoquant des principes
et des normes du droit international relatif aux droits de l’homme et du
droit international humanitaire pour assurer la sauvegarde des droits

fondamentaux de la personne humaine.
24. Du point de vue du droit matériel ou des règles de fond, la struc-
ture interétatique des procédures de la Cour n’a jamais constitué un obs-
tacle insurmontable empêchant de défendre ainsi le respect des principes

et normes du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit
international humanitaire, puisque les demandes en indication de me-
sures conservatoires soumises à la Cour ne sont pas censées se limiter à
la sauvegarde des droits des Etats.

25. L’un des éléments constitutifs des Etats — et non le moindre —
étant leur population, il n’est guère surprenant que les mesures conserva-
toires indiquées dans les ordonnances successives de la Cour aient trans-
cendé la dimension interétatique du passé, artificielle, pour en venir à

sauvegarder aussi les droits dont l’être humain est le titulaire ultime.
Cette évolution rassurante ne souffre aucun recul, puisqu’elle a eu lieu
pour répondre à un besoin fondamental et à une aspiration partagés non
seulement par les Etats, mais par la communauté internationale moderne

tout entière.

V. L E RAISONNEMENT DE LA COUR

DERRIÈRE L ’INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES

26. Ces dernières dizaines d’années, dans les ordonnances en indica-
tion de mesures conservatoires qu’elle a rendues en vertu de l’article 41 de

son Statut, la Cour a largement fondé son raisonnement soit sur la néces-
sité d’éviter ou d’empêcher qu’un préjudice imminent et irréparable ne
soit porté aux droits des parties en litige (y compris les droits de la per-
sonne humaine), soit, plus généralement, sur la nécessité d’éviter ou de

prévenir une aggravation de la situation qui aurait fatalement pour effet
de nuire à ces droits ou de leur porter irrémédiablement atteinte. Cela dit,
lorsqu’elle rend de telles ordonnances, la Cour ne doit pas nécessairement
se limiter ou s’en tenir à un tel raisonnement.

27. Là encore, les faits tendent à précéder les normes, et beaucoup
dépendra de la nature et de la teneur des droits à protéger. Dans la pré-
sente affaire relative à des questions concernant l’obligation de pour-
suivre ou d’extrader, le droit à sauvegarder touche, selon moi, à la

réalisation même de la justice . Le raisonnement de la Cour doit donc,
nécessairement, refléter le but recherché en protégeant ce droit. Dans le

40contexte différent d’autres affaires, la Cour s’est déjà montrée consciente

de l’impériosité de rendre justice.
28. Ainsi, dans son ordonnance du 10 janvier 1986 en l’affaire duDif-
férend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) 2, la chambre de la

Cour indiqua des mesures conservatoires pour éviter une aggravation de
la situation, sachant que de telles mesures contribueraient à «assurer la
bonne administration de la justice» et à empêcher «la destruction d’élé-

ments de preuve pertinents» pour sa propre décision (par. 19-20). Ce
souci de la Cour de préserver les éléments de preuve pertinents aux fins de
sa décision en l’instance se retrouve également, en termes exprès, dans son

ordonnance du 15 mars 1996 (par. 42) en l’affaire de laFrontière terrestre
et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) 28.
29. Partant, la volonté de la Cour, lorsqu’elle indique des mesures

conservatoires, de favoriser une bonne administration de la justice ressort
même dans sa propre jurisprudence. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue
ici en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de pour-

suivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal),le droit à ce que justice soit faite
occupe une place centrale et revêt une importance cardinale, méritant dès
lors une attention particulière. J’y reviendrai plus loin dans cette opinion

dissidente, après une parenthèse sur la genèse de l’affaire et sur la situa-
tion d’impunité qui a régné pendant près d’une vingtaine d’années, des
éléments qui, de mon point de vue, ont une incidence réelle et directe sur

les conditions requises — l’urgence et l’existence d’un risque de préjudice
irréparable pour le droit à sauvegarder — aux fins de l’examen de cette
demande en indication de mesures conservatoires.

VI. L’ HISTOIRE DES VICTIMES DU RÉGIME H ABRÉ

DANS LEUR LUTTE OBSTINÉE CONTRE L ’IMPUNITÉ

30. Dans le cadre des audiences devant la Cour, la Belgique et le Séné-
gal ont tous deux éprouvé la nécessité de revenir sur les atrocités du
régime Habré (1982-1990), dont la présente affaire découle. Dans ses

plaidoiries du 6 avril 2009, en effet, la Belgique s’est référée aux conclu-
sions de la Commission tchadienne pour la vérité quant aux pertes en vies
humaines ainsi qu’aux 54 000 prisonniers politiques constatés entre 1982
et 1990 . Mieux: le Sénégal lui-même s’est étendu encore davantage sur

ces conclusions, dans ses plaidoiries du 8 avril 2009: il a ajouté que, outre
ces 54 000 prisonniers politiques, environ 40 000 personnes avaient péri à
l’époque du régime Habré, portant le nombre total à «au moins 94 000 vic-

times directes ou leurs ayants droit» qui étaient «susceptibles d’être
concernés par le procès de M. Hissène Habré» . 30

27C.I.J. Recueil 1986,p.3.
28C.I.J. Recueil 1996 (I),p.13.
29
30CR 2009/8, p. 18-19.
CR 2009/11, p. 10.

41 31. Force est de remarquer que les deux Parties, la Belgique et le Séné-

gal, ont rappelé ces chiffres tragiques au cours de la procédure consacrée
aux mesures conservatoires. Dans les circonstances de la présente affaire,
il est inévitable de s’attarder sur les atrocités du régime Habré pour

répondre à la question du droit que la Cour est priée de protéger par des
mesures conservatoires. Il est louable de la part des deux Parties, le Séné-
gal et la Belgique, d’avoir pris toute la mesure de la gravité de l’affaire et

de la tragédie humaine que celle-ci suppose, dans le cadre d’une pro-
cédure strictement interétatique devant cette Cour. Ce sont les Etats
intéressés eux-mêmes qui ont mis un point d’honneur à reconnaître la

dimension humaine du contentieux qui les oppose ici.

1. La genèse de l’affaire

32. Les faits dans lesquels la présente affaire trouve son origine sont,

en fait, de notoriété publique, puisqu’ils sont relatés dans, notamment, le
rapport de la Commission tchadienne pour la vérité (du 7 mai 1992) , 31
consacré à l’époque du régime de l’ancien président Hissène Habré (du
er
7 juin 1982 au 1 juin 1990). La Belgique et le Sénégal y ont tous deux
fait référence. Au terme de son enquête, la Commission pour la vérité a
rendu compte des crimes systématiquement commis contre l’intégrité

physique et mentale des personnes et contre leurs biens (partie I) au cours
de la période considérée, pour établir le sinistre constat de plus de
40 000 morts, plus de 80 000 orphelins, plus de 54 000 personnes arbi-

trairement détenues et 200 000 personnes dépouillées et privées de toute
assistance morale et matérielle. La commission a clairement indiqué qu’il
s’agissait là du résultat d’une politique systématique de l’Etat compre-

nant détentions arbitraires, torture, conditions inhumaines de détention,
exécutions sommaires, arbitraires ou extrajudiciaires, massacres en chaîne
ou exécutions en masse, dissimulation de dépouilles, destruction de vil-
lages, persécutions, expulsions par la force et pillages . 32

33. Le rapport analysait également les détournements de fonds publics
(partie II), et précisait que le régime Habré avait délibérément semé la
terreur parmi la population. Les piliers de la répression orchestrée par

l’Etat étaient, d’après la Commission pour la vérité, la police politique (la
Direction de la documentation et de la sécurité (DDS)) et le Service
d’investigation présidentiel (SIP), couplés au parti d’Etat. La commission

ajoutait que la terrifiante DDS communiquait directement avec le prési-
dent, sans intermédiaire. Les «politiques d’Etat» conçues au sommet de
l’exécutif étaient, pour citer la commission, mises en Œuvre avec une «dis-

31
La «commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par l’ex-président
Habré,oses coauteurs et/ou complices» a été établie par le décret du Gouvernement tcha-
di32 n 014/P.CE/CJ/90 du 29 décembre 1990.
Cf. Ministère tchadien de la justice, Rapport de la commission d’enquête natio-
nale — Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices , Paris,
L’Harmattan, 1993, p. 5-269.

42position innée» mêlée de cruauté et un «mépris de la vie humaine» . 33
34
Les exécutions étaient «ordonné[e]s directement» par le président ,
au bureau duquel étaient directement apportés les biens obtenus par
pillage .5

34. En somme, d’après la Commission tchadienne pour la vérité, l’ère
Habré se résume à huit années de terreur orchestrée par l’Etat, pendant
lesquelles une population complètement sans défense pleura ses morts

face à une distorsion abominable des fins de l’Etat, les crimes commis
demeurant à ce jour impunis. Le rapport de la Commission tchadienne

pour la vérité marquait seulement le début de l’histoire des victimes des
atrocités perpétrées au Tchad pendant le régime Habré (1982-1990).
Celles-ci ont parcouru un long chemin en quête de justice, tant au

niveau national qu’à l’échelle internationale.

2. La question de la justiciabilité dans cette longue quête de justice

35. La question de la justiciabilité pour les graves violations perpétrées
pendant les années Habré, à commencer par le droit à sauvegarder en

l’espèce, revêt une dimension distincte. Dans le cadre de ses plaidoi-
ries devant la Cour, la Belgique a déclaré, le 6 avril 2009, que son
intervention dans la présente affaire «trouv[ait] son origine dans

une plainte déposée à Bruxelles, avec constitution de partie civile
devant un juge d’instruction, le 30 novembre 2000 par un ressortissant
belge d’origine tchadienne» . Qui plus est — la Belgique a-t-elle

ajouté —, ce n’est pas elle mais le Sénégal qui avait été saisi des
premières plaintes contre M. H. Habré, en janvier 2000, ce en pure
perte puisque

«la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar avait annulé

le procès-verbal d’inculpation délivré par le juge d’instruction séné-
galais qui inculpait M. Hissène Habré pour complicité de crimes
contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie» . 37

36. Le Sénégal a pour sa part soutenu devant la Cour, également le

6 avril 2009, que la présente affaire était partie du dépôt auprès du
juge d’instruction, le 25 janvier 2000, d’une plainte (de M. S. Guengueng
et de sept autres requérants) à l’encontre de M. H. Habré pour crimes

contre l’humanité, torture, actes de barbarie, discrimination, meurtres et
disparitions forcées; les huit requérants prétendaient avoir été

victimes de crimes contre l’humanité et d’actes de torture au Tchad,

33Op. cit. supra note 32, p. 18 et 21. La DDS recevait l’aide d’Etats étrangers (p. 28) et
parvint rapidement au but recherché, qui était de faire régner la terreur au sein de la popu-
lation (p. 30-32), par la «prolifération des centres de détention à travers tout le territoire»
(p. 43).
34Ibid.,p.58.
35Ibid.,p.71.
36CR 2009/8, p. 17.
37Ibid.,p.19.

43entre juin 1982 et décembre 1990 . Trois ans plus tôt, en 1987, le

Sénégal avait ratifié la convention des Nations Unies contre la torture
de 1984 .39
37. Lorsqu’il a plaidé devant la Cour, le Sénégal a relaté les démarches

accomplies par les deux groupes de victimes des atrocités du régime
Habré dans leur quête de justice:

«Alors que la Cour de cassation sénégalaise examinait encore
l’affaire, une autre plainte a été déposée, en Belgique, par un autre

groupe de victimes tchadiennes ou d’origine tchadienne, dont
M. Aganaye qui a porté plainte le 30 novembre 2000.
Ce groupe de victimes était différent de celui qui avait porté

plainte à Dakar, mais les deux groupes bénéficiaient des mêmes
soutiens...
Au Sénégal, le 20 mars 2001, la Cour de cassation ... a rejeté le

pourvoi formé par les victimes tchadiennes du groupe Guengueng.
Elle a jugé qu’aucun texte de procédure ne donnait une compétence
universelle aux juridictions sénégalaises pour connaître des faits

dénoncés sur le fondement de la convention de 1984 [contre la
torture].» 40

38. La Belgique a reconnu que le Sénégal avait récemment modifié sa
législation (Code pénal et Code de procédure pénale), au mois de

février 2007, en y introduisant le principe de la compétence universelle
pour réprimer le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité . Dans l’intervalle, toutefois, le 18 avril 2001 — comme

le Sénégal a lui-même cru bon de le rappeler à la Cour —, le groupe
de victimes conduit par M. Guengueng avait saisi le comité des
Nations Unies contre la torture établi par l’article 17 de la convention
42
du même nom .
39. Force est de constater que des années se sont écoulées avant que
les victimes de la répression imputée au régime Habré puissent faire

valoir leurs droits devant la justice nationale, et qu’il a fallu encore
davantage de temps — près d’une vingtaine d’années — pour qu’elles
puissent les défendre en vertu de la convention des Nations Unies contre

la torture, et maintenant devant la Cour dans le cadre d’une procédure
entre Etats. Cela montre que l’heure de la justice humaine n’est assuré-

ment pas celle des victimes (cf. infra). En outre, si des droits sont
aujourd’hui invoqués par des Etats au sujet des atrocités du régime
Habré, c’est grâce à l’initiative des victimes elles-mêmes , devant les ins-

tances nationales (au Sénégal et en Belgique), puis devant le comité des

38CR 2009/9, p. 10 et 23. Les requérants étaient membres de l’Association des victimes
des crimes et répressions politiques au Tchad (AVCRP), établie en 1991; ibid.,p.10.

39Ainsi que le Sénégal l’a lui-même rappelé devant la Cour; ibid.,p.23.
40Ibid.,p.24.
41CR 2009/8, p. 20.
42CR 2009/9, p. 24.

44Nations Unies contre la torture, autant de démarches qui ont conduit au

dépôt de la présente affaire devant la Cour.
40. De graves violations des droits de l’homme sont donc à l’origine
du présent contentieux interétatique devant la Cour, et il importe de

noter que — tout à leur honneur — la Belgique et le Sénégal n’ont pas
cherché à le nier lorsqu’ils ont plaidé devant elle. En outre, le Sénégal,
dans ses exposés du 6 avril 2009, s’est référé expressément aux victimes du

régime Habré qui demandent justice (cf. supra). Le droit des Etats qui est
invoqué ici devant la Cour au titre de la convention de 1984 contre la

torture est né des droits des êtres humains victimes de la répression et de
la cruauté d’un régime d’oppression. La présente affaire révèle que la
dimension humaine des droits des Etats eux-mêmes peut, dans certaines

circonstances, devenir indéniable.
41. Une fois saisi, en 2001, de l’affaire S. Guengueng et autres, engagée
contre le Sénégal, le comité des Nations Unies contre la torture rendit

une mesure provisoire ou conservatoire prescrivant à celui-ci, en tant
qu’Etat partie, de ne pas expulser M. H. Habré et de «prendre toutes les
mesures nécessaires pour empêcher que ce dernier ne quitte le territoire

autrement qu’en vertu d’une procédure d’extradition», et il conclut que le
Sénégal s’était conformé à cette demande . Cinq ans plus tard, dans sa
décision du 17 mai 2006 en l’affaire Suleymane Guengueng et autres

c. Sénégal, le comité concluait notamment que «le délai raisonnable dans
lequel l’Etat partie aurait dû remplir» l’obligation inscrite au para-
graphe 2 de l’article 5 de la convention des Nations Unies contre la
44
torture «[était] largement dépassé» (depuis déjà huit ans à l’époque) .
Il ajoutait que le but de l’article 7 de la convention était «d’éviter l’im-
punité pour tout acte de torture» 45 et constatait qu’il avait été manqué

à ces deux dispositions, à savoir l’article 7 et le paragraphe 2 de l’ar-
ticle 5 de la convention contre la torture . 46
42. Le comité des Nations Unies contre la torture, en tant qu’organe

chargé de veiller au respect de la convention, ne fut pas le seul à s’associer
à la lutte contre l’impunité qui est en jeu dans l’affaire dont la Cour est

actuellement saisie, qui a trait à des questions concernant l’obligation de
poursuivre ou d’extrader; une organisation internationale régionale s’en
est aussi mêlée: il s’agit de l’Union africaine. En fait, la Belgique 47 et le
48
Sénégal ont tous deux reconnu expressément, dans leurs plaidoiries
devant la Cour, la contribution de l’Union africaine à l’application du
principe de la compétence universelle en l’espèce.

43. Lorsque le Sénégal a porté l’«affaire Hissène Habré» devant
l’Union africaine en janvier 2006, celle-ci a mis sur pied un comité d’émi-

43 Nations Unies, doc. CAT/C/36/D/181/2001 du 19 mai 2006, p. 2, par. 1.3.
44 Ibid., p. 15, par. 9.5.
45 Ibid., p. 15, par. 9.7.
46 Ibid., p. 16, par. 9.9, 9.11 et 9.12.
47 CR 2009/8, p. 41-42.
48 CR 2009/9, p. 27.

45nents juristes africains pour examiner le dossier (décision 103 (VI)). Dans

son rapport à la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de
l’Union africaine (juillet 2006), ce comité a notamment recommandé ce
qui suit:

«Tous les Etats africains devraient s’assurer que chacun adhère
complètement à la convention contre la torture et au protocole

additionnel afin de permettre l’application de la convention sur
l’ensemble du continent. Les déclarations pertinentes prévues à
l’article 22 doivent aussi être faites pour offrir une protection réelle

des droits des citoyens. Cette adhésion est aussi importante pour la
prévention de la torture...
Tous les Etats doivent prendre des mesures nécessaires pour adop-

ter des lois sur ces crimes et intégrer la convention contre la torture
dans leur législation interne.» 49

44. Sur la base de ce rapport, la conférence de l’Union africaine, dans

sa décision 127 (VII), a chargé le Sénégal «de poursuivre et de faire juger,
au nom de l’Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise com-
50
pétente avec les garanties d’un procès juste» . Le différend entre la Bel-
gique et le Sénégal s’est donc focalisé, dans leurs plaidoiries devant la
Cour des 7 et 8 avril 2009, sur un aspect bien précis, à savoir que, pour la

Belgique, «si le Sénégal s’estime tenu de ne pas libérer M. Habré, c’est
seulement en raison du mandat qui lui a été conféré par l’Union africaine,
et non du fait des obligations lui incombant à l’égard de la Belgique en
51
vertu de la convention contre la torture» , le Sénégal ayant répondu en
rappelant qu’au contraire

«il n’a[vait] jamais considéré que l’obligation de juger Hissène Habré

trouv[ait] sa source dans la décision de l’Union africaine et ... [qu’]il
s’[était] toujours référé à la Convention de 1984 au moment d’appor-

ter les modifications nécessaires à sa législation afin de rendre pos-
sible le procès envisagé» . 52

45. Il convient de noter que l’«affaire Hissène Habré» a été portée à

l’attention d’encore une autre instance de l’Organisation des Nations
Unies, à savoir le groupe de travail sur l’examen périodique universel
(EPU) du Conseil des droits de l’homme. Dans une compilation préparée

pour ce groupe de travail par le Haut Commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme , ainsi que dans un projet de rapport (de

49 Union africaine, Rapport du Comité d’éminents juristes africains sur l’affaire Hissène

Ha50é, 2006, p. 5, par. 36-37.
Union africaine, Décisions et déclarations , Banjul, juillet 2006, décision 127 (VII),
p. 1, par. 5 ii).
51 CR 2009/10, p. 23.
52 CR 2009/11, p. 14.
53 Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, doc. A/HRC/WG.6/4/SEN/2,
18 décembre 2008, p. 7, par. 27.

46février 2009) établi par le groupe de travail lui-même , il est fait expres-

sément référence à l’affaire, dans le cadre de la lutte contre l’impunité.
Pourtant, en dépit de tout cela, les victimes qui ont survécu aux atrocités
du régime Habré attendent toujours que justice leur soit rendue. L’espoir

a la vie dure.

VII. L’ HEURE DES VICTIMES ET CELLE DE LA JUSTICE HUMAINE

1. Le décalage à combler

46. L’heure des victimes ne semble assurément pas être celle de la jus-
tice humaine. L’être humain n’a que peu de temps à vivre sur cette terre
(vita brevis), du moins trop peu pour réaliser pleinement son projet de

vie. La brièveté de la vie humaine a été maintes fois commentée au fil des
siècles: dans son ouvrage intitulé De brevitate vitae 55, Sénèque fit obser-
ver que, à quelques exceptions près, la plupart de ses contemporains dis-
56
paraissaient alors qu’ils s’apprêtaient tout juste à vivre . Or, la justice
humaine s’éternise, prenant souvent bien plus de temps qu’une vie
humaine, dont elle paraît dédaigner la fragilité et la fugacité, même face

à l’adversité et à l’injustice. La justice semble, en somme, faire fi du temps
dont les êtres humains disposent pour concrétiser leurs besoins et leurs
aspirations.

47. Certes, le temps chronologique n’est pas le temps biologique. Les
événements ne s’égrènent pas au même rythme que la vie humaine, bien
plus fugace. Tempus fugit. Cela dit, l’heure biologique n’est pas l’heure

psychologique non plus. Ceux qui survivent à la cruauté perdent, dans les
moments de profonde souffrance et d’humiliation, tout ce qu’ils pou-
vaient attendre de la vie; en un instant, les plus jeunes perdent à jamais

leur innocence et les aînés leur confiance dans leurs semblables, sans par-
ler des institutions. Leurs vies deviennent vides de sens, et il ne leur reste
que leur foi en la justice humaine. Pourtant, l’heure de la justice humaine

ne paraît pas être celle des victimes.
48. Pour les victimes, le temps écoulé sans justice est source de souf-
france puisqu’il laisse le désespoir s’installer. Or, les victimes de tortures

n’ont plus que cet espoir dans la justice humaine auquel se raccrocher.
Les effets ravageurs de la torture ont également été dénoncés à maintes
reprises, et les juridictions internationales ne devraient pas sembler y res-

54
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, doc. A/HRC/WG.6/4/L.10,
1155évrier 2009, p. 7, 12, 15, 16 et 21, par. 31, 63, 79, 92 et 98 (5), respectivement.
56Rédigé entre les années 49 et 62 de notre ère.
Sénèque, De la brièveté de la vie (De brevitate vitae) , chap. I-1:

«... la rapidité avec laquelle nos années s’écoulent» que, «[d]ès l’entrée de la carrière,
tous, à la réserve d’un très petit nombre, se trouvent à la fin de leur course» — «tam
rapide dati nobis temporis spatia decurrant, adeo ut exceptis admomum paucis ceteros

in ipso vitae apparatu vita destituat», Cours de latinité supérieure, ou Extraits des
auteurs latins, par M. l’Abbé Paul, p. 457.

47ter indifférentes. Dans un récit personnel éloquent, par exemple, la mise

en garde suivante fut formulée:
«Celui qui a été torturé reste un torturé. La torture est marquée

dans sa chair au fer rouge, même lorsque aucune trace cliniquement
objective n’y est plus repérable... Celui qui vient de réchapper de la
torture et dont la douleur se calme (avant de reprendre de plus belle)

se sent gagné par une sorte de paix éphémère, propice à la réflexion...
Si ce qui reste de l’expérience de la torture peut jamais être autre
chose qu’une impression de cauchemar, alors c’est un immense éton-
nement, et c’est aussi le sentiment d’être devenu étranger au monde,

état profond qu’aucune forme de communication ultérieure avec les
hommes ne pourra compenser...
Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se

sentir chez soi dans le monde... La confiance dans le monde
qu’ébranle déjà le premier coup reçu ... est irrécupérable.» 57

49. Il est impératif ici de combler, sinon de réduire le décalage qui
existe entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine, d’autant
plus que la torture et les autres atrocités n’auraient jamais dû avoir lieu et

ne devraient plus jamais se reproduire, et que le droit international
moderne les interdit de manière absolue et inconditionnelle quelles que
soient les circonstances — une interdiction qui relève du jus cogens
(cf. infra). De mon point de vue, cela joue directement sur la question de

l’indication de mesures conservatoires.

2. La détermination de l’urgence

50. Il est urgent et impératif de mettre la justice humaine à l’heure des
victimes ou, à tout le moins, de réduire le décalage qui subsiste entre les
deux. Il me semble que, pour déterminer si des mesures conservatoires

doivent être indiquées, l’urgence d’une situation ne peut pas toujours être
appréciée de manière automatique et doit toujours l’être de façon stricte.
Qu’il me soit permis de rappeler que le terme «urgent» vient du latin
«urgens/urgentis» (participe d’urgere), désignant ce qui doit être fait

57
J. Améry, At the Mind’s Limits, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1980 (rééd.),
p. 34 et 38-40. Voir également J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment , Arles, Actes
Sud/Babel, 2005 (rééd.), p. 83-84, 92 et 94-96.

48promptement et, a fortiori, ce qui est indispensable et incontournable. Le
e
terme «urgence» est un dérivé de l’urgentia du latin moderne (XVI et
XVII siècles), signifiant «état, condition ou fait d’être urgent», «d’impor-
tance pressante» ou encore «impératif» . En termes juridiques, l’urgence

traduit le besoin pressant et l’importance de respecter des principes et
obligations juridiques . Dans le même sens, synonyme d’impératif,

l’urgence désigne le «caractère d’un état de fait susceptible d’entraîner,
s’il n’y est porté remède à bref délai, un préjudice irréparable, sans cepen-
dant qu’il y ait nécessairement péril imminent » . 60

51. L’urgence évoque donc des mesures à prendre avec célérité, dans le
cadre d’une situation donnée, afin d’éviter de nouveaux retards qui ris-
quent d’entraîner un préjudice supplémentaire, voire irréparable (cf.

infra). Pour apprécier l’urgence, je ne pense pas qu’il faille se fonder sur
une définition abstraite du terme, qui s’applique uniformément à toutes
les affaires; au contraire, l’urgence doit être déterminée au regard de la

nature juridique du droit à sauvegarder et de son contenu, ainsi qu’à la
lumière des circonstances propres à chaque affaire, puisque, lorsqu’il

s’agit d’indiquer des mesures conservatoires, elle doit également se conju-
guer à d’autres éléments, comme l’existence d’un risque de préjudice
irréparable.

52. Qui plus est, pour déterminer s’il y a lieu d’indiquer des mesures
conservatoires, l’urgence ne peut être appréciée d’une manière qui paraisse
dissocier la situation considérée et le drame humain qui la sous-tend; il

faut l’apprécier et la déterminer à la lumière des circonstances de chaque
affaire et de la nature du droit à sauvegarder. L’urgence se mesure non
pas en fonction de la durée des procédures juridiques en vigueur sur les

plans interne et international mais, plutôt, eu égard aux attentes légitimes
des titulaires des droits initialement violés, quand la justice leur est

ouverte, et compte tenu du temps dont les êtres humains disposent, dif-
férent du temps pris par la justice humaine.

53. Pour apprécier l’urgence, il est en outre raisonnable de se deman-
der: urgent pour qui? Pour les «administrateurs» de la justice ou ses
«artisans», où qu’ils soient? J’en doute fort, car, sous toutes les latitudes,

ceux-ci sont habitués au temps pris par la justice humaine, différent du
temps imparti à l’humain lui-même. Pour les victimes? Certainement,
oui, puisqu’elles n’ont pas autant de temps devant elles que la justice

(vita brevis). S’il est fait abstraction du temps alloué aux individus, et du
drame humain formant l’arrière-plan d’une situation comme celle qui

nous occupe dans la présente affaire, justice ne pourra être faite.

e
58 Apud Oxford English Dictionary (en ligne), www.oed.com, entrée de la 2 éd. (1989),
Oxford University Press, avec les derniers ajouts de mars 2009, point I 1) a); les italiques
sont de moi.
59 Apud Real Academia Española (RAE), Diccionario de la lengua española ,21 eéd.,
Madrid, 1992, p. 2050.
60 G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique,8 éd., Paris, Quadrige/
PUF, 2008 (réimp.), p. 946; les italiques sont de moi.

49 54. L’urgence d’une situation ne devient pas évidente uniquement lors-

que, par exemple, des condamnés sont sur le point d’être exécutés, comme
dans la triade d’affairesBreard/LaGrand/Avena, ou lorsque davantage de
personnes vont être assassinées, comme dans les affaires concernant des
61
conflits armés . L’urgence d’une situation peut tenirà une action autant
qu’à un défaut d’action.Elle devient également manifeste lorsque les victimes
doivent endurer l’impunité de leurs bourreaux toute leur vie durant, en lut-

tant vainement pour obtenir justice sur les plans national et international.
55. Dans la présente affaire où les faits sont bien établis et qui concerne
la quête de justice pour les atrocités attribuées au régime Habré, il est de

notoriété publique que la politique de répression planifiée et exécutée
alors par l’Etat tchadien a coûté des vies humaines — ce en très grand
nombre — il y a fort longtemps déjà. Toutefois, le droit à préserver

aujourd’hui est d’une autre nature: il s’agit du droit à ce que justice soit
rendue, qui trouve son expression dans les obligations correspondantes
figurant au paragraphe 2 de l’article 5 et au paragraphe 1 de l’article 7 de

la convention des Nations Unies contre la torture de 1984.
56. Quels que soient les arguments avancés par les parties en litige, la
Cour conserve toute latitude pour apprécier à son gré l’urgence de la

situation portée à sa connaissance pour décision. Dans la présente affaire
relative à des questions concernant l’obligation de poursuivre ou
d’extrader, le maintien actuel de M. H. Habré en résidence surveillée au

Sénégal ne constitue qu’un seul des aspects de la situation présentée
à la Cour (cf. par. 82-83 infra) et non, contrairement à ce que celle-ci
paraît croire, le plus important pour décider d’indiquer ou non des

mesures conservatoires. Le facteur crucial tient ici, selon moi, à la
ténacité dont les victimes déçues par les ans n’ont cessé de faire preuve
jusqu’à ce jour dans leur longue, et vaine, lutte en quête de justice

humaine.
57. Le texte intégral du rapport de la Commission tchadienne pour la
vérité, adopté à N’Djamena le 7 mai 1992 et publié dans un livre peu
62
après , était assorti des documents et témoignages glanés en tant qu’élé-
ments de preuve par la commission, notamment de déclarations faites par
certains survivants. Il relatait les différentes formes de torture et les
63
détentions arbitraires , comprenait toute une section consacrée à la
«volonté délibérée d’exterminer les prétendus opposants au régime» ,et 64

61Comme les affaires ci-après, dont la Cour a eu à connaître: Différend frontalier
(Burkina Faso/République du Mali), Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), Activités
armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda),
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de dis-
crimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie).
62Cf. Ministère tchadien de la justice, Rapport de la commission d’enquête natio-
nale — Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices , Paris,

L’63rmattan, 1993, p. 5-269.
Cf. ibid., p. 38-43.

50analysait les violences systématiques du régime Habré dans les termes

suivants:
«Le régime de Hissein Habré a été une véritable hécatombe pour

le peuple tchadien; des milliers de personnes ont trouvé la mort, des
milliers d’autres ont souffert dans leur âme et dans leur corps et
continuent d’en souffrir...

Jamais dans l’histoire du Tchad il n’y a eu autant de morts. Jamais
il n’y a eu autant de victimes innocentes. Au début de ses travaux, la
Commission d’enquête pensait avoir affaire, au pire des cas, à des
massacres, mais plus elle avançait dans ses investigations, plus l’éten-

due du désastre s’agrandissait pour aboutir finalement au constat
qu’il s’agissait plutôt d’une extermination… La machine à tuer ne
faisait aucune différence entre hommes, femmes et enfants.» 65

58. L’impunité règne depuis lors, près de vingt ans après, en dépit de
toutes ces démarches en quête de justice qui ont été faites par la Commis-

sion tchadienne pour la vérité, par le comité des Nations Unies contre la
torture, par l’Union africaine, par le Conseil des droits de l’homme des
Nations Unies, par le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de

l’homme, et de l’initiative prise par le Sénégal lui-même de modifier son
Code pénal et son Code de procédure pénale. Pourtant, les survivants lut-
tent toujours pour obtenir justice. Nombre d’entre eux ont péri au cours
de leur quête. Ainsi, pour citer les propos tenus l’an dernier par l’un des

survivants, «il a fallu lutter dix-huit ans pour traduire Hissène Habré
devant la justice, et le temps est compté. Sauf action rapide du Sénégal, il
ne restera bientôt plus de victimes pour assister au procès.» 66 Voilà

encore une illustration du décalage qui existe entre l’heure de la justice
humaine et celle des victimes.
59. Le temps est intimement lié au droit, à son interprétation et à son

application dans toutes les situations et relations que celui-ci régit. Le fait
qu’un certain temps se soit écoulé depuis les faits rapportés n’enlève rien
à l’urgence ou à l’importance de la situation, me semble-t-il, loin s’en
faut: le temps ajoute à l’urgence, et les longs retards constituent une cir-

constance aggravante. Plus l’impunité persiste, plus il devient urgent de
rendre la justice. Face à l’impunité, l’urgence ne s’atténue pas avec le
temps, au contraire.

3. La détermination du risque de préjudice irréparable

60. Le droit à préserver au moyen de mesures conservatoires en l’ins-
tance est le droit à ce que justice soit rendue . Il se rattache aux obligations

erga omnes partes correspondantes qui sont énoncées dans la convention

64
Ibid., p. 51-54.
65Op. cit. supra note 62, p. 68, et cf. p. 239.
66Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) — Refworld,
«United Nations Decision on Hissène Habré Flouted», www.unhcr.org/refworld/docid/
48358a6ac.html, 16 mai 2008, p. 1 [traduction du Greffe].

51des Nations Unies contre la torture de 1984, comme celle qu’a l’Etat de

prendre des mesures pour établir sa compétence (article 5) à l’égard des
crimes visés à l’article 4 de la convention, et celle qu’exprime le principe
aut dedere aut judicare (article 7). Les années d’impunité qui ont suivi la
vague de crimes systématiques planifiés par l’Etat et — selon la Commis-

sion tchadienne pour la vérité — perpétrés par des agents de ce dernier au
Tchad de 1982 à 1990 me semblent imprimer à la situation la gravité et
l’urgence qui justifient l’indication de mesures conservatoires. Le règne de
l’impunité au fil des ans ne fait qu’aggraver la situation, et ne rend le

besoin de justice que plus criant.
61. L’autre élément justifiant l’indication de mesures conservatoires est
également présent dans la situation qui nous occupe. Le droit à ce que
justice soit rendue est, en application de la convention des Nations Unies

contre la torture, un droit erga omnes partes qui fait pendant aux obli-
gations susmentionnées. Tous les Etats parties à la convention sont titu-
laires de ce droit, y compris la Belgique et le Sénégal. Mais ce ne sont pas
les Etats, des entités abstraites, qui en sont les bénéficiaires ultimes; ce

sont des êtres humains de chair et de sang, avec un corps et une âme, qui,
comme tout un chacun, vieillissent et périssent. Négliger ce fait revient à
céder au fantasme vattélien d’une société strictement interétatique qui
appartient depuis longtemps au passé.

62. Chaque fois qu’une victime qui a survécu à la torture et attend jus-
tice s’éteint sans l’avoir obtenue, il y a (encore) préjudice irréparable.
L’impunité qui a régné jusqu’à ce jour crée en fait un contexte permanent
de préjudice irréparable. Attendre davantage en l’espèce, c’est risquer

d’ajouter à ce préjudice irréparable ou de l’aggraver. Les violations des
droits de la personne humaine qui ont initialement conduit à l’invocation,
au niveau interétatique, du droit à sauvegarder ici — le droit à ce que
justice soit rendue — ne peuvent être négligées ou oubliées.

63. En outre, la nature du droit à sauvegarder et les circonstances qui
entourent celui-ci ont une réelle incidence sur la décision d’indiquer des
mesures conservatoires. En ce qui concerne les obligations correspondant
à ce droit à sauvegarder, le segment aut judicare de la formule résumant

le principe de la compétence universelle, aut dedere aut judicare, interdit
tout retard excessif dans l’accomplissement de la justice. Tarder ainsi à
rendre la justice, c’est causer un préjudice irréparable à ceux qui luttent
en vain pour l’obtenir; en outre, cela va à l’encontre de l’objet et du but

de la convention des Nations Unies contre la torture et fait obstacle à
leur réalisation, au point d’emporter violation de celle-ci . 67
64. Dans la présente affaire relative à des questions concernant l’obli-
gation de poursuivre ou d’extrader, il ne fait selon moi aucun doute que

les deux éléments requis — l’urgence et l’existence d’un risque de préju-
dice irréparable — sont présents, et ce manifestement. L’heure n’est donc

67Cf., à cet effet, A. Boulesbaa, The United Nations Convention on Torture and the
Prospects for Enforcement , La Haye, Nijhoff, 1999, p. 227.

52pas aux raisonnements abstraits. L’absence d’urgence sur laquelle la

majorité de la Cour a fait fond dans sa décision en l’instance reste à
démontrer. Aussi me semble-t-il que, fidèle à sa mission, la Cour aurait
dû indiquer des mesures conservatoires pour tâcher de faire en sorte que

justice soit rendue promptement dans la présente affaire.

VIII. L A NATURE JURIDIQUE , LE CONTENU ET LES EFFETS
DU DROIT À SAUVEGARDER

65. Au cours de la procédure sommaire tenue dans la présente affaire,
les Parties en litige, la Belgique et le Sénégal, ont eu l’occasion d’examiner

assez avant la nature et les effets juridiques du droit à sauvegarder, aussi
bien pendant qu’après les audiences publiques qui ont eu lieu du 6 au
8 avril 2009 devant la Cour . Elles se sont plusieurs fois référées à leurs

propres obligations, en tant qu’Etats parties à la convention des
Nations Unies contre la torture de 1984. La Cour elle-même a, dans la
présente ordonnance, fondé sa compétence prima facie sur l’article 30 de

cette convention (par. 53-54 de l’ordonnance).
66. Si, dans la présente affaire, le droit à ce que justice soit rendue est
passé au premier plan, c’est parce qu’il a initialement été porté atteinte à

l’interdiction absolue de la torture, une interdiction relevant du jus cogens,
au cours des années où le régime Habré était en place au Tchad (1982-
1990). En fait, un régime international proscrivant la torture, les dispari-

tions forcées et les exécutions sommaires ou extrajudiciaires s’est formé
pendant plus de vingt ans, sur la base de l’interdiction absolue (de jus
cogens) frappant également ces crimes. Pour examiner cette question

dans sa globalité, il me faudrait aller bien au-delà du propos que je forme
dans la présente opinion dissidente, mais, en ce qui concerne l’interdic-
tion absolue de la torture en particulier, je ne manquerai pas de rappeler

que la convention des Nations Unies contre la torture de 1984 va de
pair avec les conventions interaméricaine de 1985 contre la torture et
européenne de 1987 pour la prévention de la torture et des peines

68
Par la suite, en réponse à la question que j’avais jugé opportun de leur poser à l’issue
de l’audience publique du 8 avril 2009 — à savoir:
«Afin de mieux cerner les droits qui doivent être préservés (aux termes de l’article 41
du Statut), y a-t-il des droits qui correspondent aux obligations énoncées au para-

graphe 1 de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 5, de la con-
vention des Nations Unies contre la torture de 1984 et, si tel est le cas, quels sont leur
nature juridique, leur contenu et leurs effets ? Quels sont les titulaires de ces droits
— les Etats dont les nationaux sont concernés, ou tous les Etats parties à la conven-
tion précitée? A qui ces droits sont-ils opposables — seulement aux Etats concernés
par une affaire concrète, ou à tout Etat partie à la convention?» —,
le Sénégal et la Belgique ont adressé à la Cour deux lettres chacun, exposant leurs vues en
réponse à cette question (lettre de la Belgique du 15 avril 2009, p. 1-6; lettre du Sénégal du

15 avril 2009, p. 3; lettre de la Belgique du 20 avril 2009, p. 1; lettre du Sénégal du
20 avril 2009, p. 1-3).

53ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, aux travaux des

organes internationaux chargés de veiller à la mise en Œuvre de ces
trois conventions viennent s’ajouter ceux des mécanismes extraconven-
tionnels de l’Organisation des Nations Unies dans le même domaine.
67. De plus, deux tribunaux internationaux modernes ont apporté une

contribution remarquable à la jurisprudence consacrée à l’interdic-
tion de jus cogens dont la torture fait l’objet: il s’agit du Tribunal
pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (le TPIY) et de la
Cour interaméricaine des droits de l’homme (la CIDH). Ainsi, dans

l’affaire Le Procureur c. Furundzija (jugement du 10 décembre 1998
IT-95-17/1-T), le TPIY a affirmé que l’interdiction absolue de la torture
revêtait le caractère d’une norme de jus cogens , commandant l’applica-

tion du principe de la compétence universelle (par. 137-139, 144, 156
et 160). De son côté, la CIDH, dans les arrêts qu’elle a rendus dans
les affaires Cantoral Benavides c. Perú (18 août 2000, par. 95 et 102-
103) et Maritza Urrutia c. Guatemala (27 novembre 2003, par. 89 et

92), a confirmé l’interdiction absolue de la torture — appartenant
au domaine du jus cogens —, même dans les circonstances les plus
difficiles69. Cette position constitue aujourd’hui sa jurisprudence
constante.

68. Quiconque enfreint des normes de jus cogens aura inéluctablement
des comptes à rendre à la justice. S’il y a un droit à sauvegarder en
l’espèce, c’est précisément parce qu’il y a eu des violations du jus cogens.

Le besoin de justice n’en est que plus important. La convention des
Nations Unies contre la torture de 1984 fait obligation aux Etats parties
d’établir leur compétence en matière de torture (article 5) et de pour-

suivre ou d’extrader les auteurs de cette infraction (article 7). Il s’agit là
d’obligations erga omnes partes qui ne lient pas uniquement les Parties en
litige, mais incombent à tous les Etats parties à la convention, également
tenus par l’obligation de garantie collective imposée par celle-ci. Récipro-

quement, tous les Etats parties ont, sur la base de la convention, le droit
correspondant de s’assurer que les obligations en question sont bien
respectées.
69. La convention autorise les Etats parties à exercer ce droit erga

omnes partes — lequel est donc opposable à chacun d’entre eux. La per-
tinence de cette convention, ainsi que la nature et les effets du droit à
sauvegarder et les obligations y énoncées, qui expriment le principe de la

compétence universelle (aut dedere aut judicare) , ne ressortent pas des
motifs sur lesquels la majorité de la Cour a appuyé sa décision dans la
présente ordonnance. Ils méritaient selon moi de jouer un rôle bien plus

69
Comme — entre autres exemples cités par la CIDH — dans un contexte de guerre, de
menace de guerre, de «lutte contre le terrorisme», d’état d’urgence, de conflit interne ou
d’autres catastrophes nationales. Voir également, en ce sens, sa décision en l’affaire Her-
manos Gómez Paquiyauri c. Perú (8 juillet 2004, par. 111-112, cf. www.corteidh.or.cr/
docs/casos/articulos/seriec_110_ing.pdf).

54grand dans l’analyse des conditions justifiant l’indication de mesures

conservatoires.
70. Si tel avait été le cas, la Cour serait parvenue à une tout autre déci-
sion dans son ordonnance. Si elle avait fait jouer le droit international
coutumier, elle se serait trouvée face à un droit correspondant à des obli-

gations erga omnes, dévoilant des perspectives plus vastes, sans s’arrêter
aux Etats parties à la convention des Nations Unies contre la torture. Je
n’entends pas m’arrêter sur cet aspect de la question dans la présente
opinion dissidente, si ce n’est pour appeler l’attention sur un point précis,

qui mérite d’être relevé ici puisqu’il n’est pas passé inap70çu lors de
l’audience publique que la Cour a tenue le 7 avril 2009 dans la présente
affaire.
71. La codification des obligations erga omnes de protection, décou-

lant des normes impératives du droit international, me semble avoir rai-
son du système érigé par le passé sur la base de l’autonomie de la volonté
de l’Etat, qu’il n’est désormais plus possible d’invoquer ou d’appliquer
face à des normes de jus cogens. Ces dernières transcendent le droit des

traités, pour s’étendre aujourd’hui au domaine de la responsabilité des
Etats. Pareilles obligations transcendent elles-mêmes clairement le consen-
tement individuel des Etats, présageant l’avènement de l’ordre juridique
international des temps modernes, fondé sur la primauté des valeurs

communes supérieures, dans le cadre de l’élaboration continue du droit
international pour l’humanité.
72. Les obligations erga omnes ne peuvent être convenablement envi-
sagées dans une perspective purement interétatique, qui ne refléterait plus

l’essence de l’ordre juridique international moderne. Ces obligations font
apparaître non seulement une dimension horizontale, leur respect étant
dû à la communauté internationale dans son ensemble (un point examiné
à satiété dans la doctrine), mais aussi une dimension verticale, me semble-

t-il, puisque ce sont non seulement les organes et agents de la puissance
publique mais aussi les simples particuliers qui doivent s’y conformer,
dans leurs relations avec leurs semblables (un point encore trop peu exa-
miné dans la doctrine jusqu’ici). Une bonne compréhension de la portée

de ces obligations et le respect qui leur est dû peuvent contribuer à libérer
le monde de la violence et de la répression, telles que celles qui, dans la
présente affaire, ont fait des milliers de victimes au Tchad au cours des
années du régime Habré (1982-1990).

73. Il serait difficile de trouver meilleur exemple d’un mécanisme
d’application des obligations erga omnes de protection (du moins dans le
cadre des relations entre Etats parties) que les méthodes de surveillance
conçues pour les traités relatifs aux droits de l’homme eux-mêmes, comme

la convention des Nations Unies contre la torture de 1984, aux fins de
l’exercice de la garantie collective des droits protégés. Dans la présente
affaire, le droit à sauvegarder est celui à ce que justice soit faite, qui cor-

70Cf. CR 2009/10, p. 14-15.

55respond à ces obligations erga omnes partes. Si elle avait indiqué les

mesures conservatoires demandées, la Cour se serait posée en gardienne
de la garantie collective prévue dans la convention des Nations Unies
contre la torture.

IX. L ES MESURES CONSERVATOIRES À INDIQUER

1. Le facteur temps et l’impériosité de rendre justice

74. La fuite du temps et ses effets constituent probablement la plus
grande énigme ou le plus grand mystère de l’existence humaine, dérou-
tant tous ceux qui, au fil des siècles, s’y sont intéressés dans différents
domaines du savoir. Le domaine juridique ne fait pas exception: le pas-

sage du temps a, sans grande surprise, fait naître certaines questions qui
dépassent toujours la pensée juridique lorsqu’il s’agit de savoir comment
interpréter et appliquer le droit. De mon point de vue, le temps doit être

garant de justice, et certainement pas suggérer son impossibilité (pour
cause de manque allégué de ressources matérielles ou financières), ou
imposer l’inaction juridique, voire l’oubli (comme dans le cas de prescrip-
tion, dans d’autres contextes). La conscience juridique universelle a évo-

lué de telle manière qu’elle ne souffre plus les obstacles, géographiques ou
temporels, à l’examen et à la répression des violations graves des droits
de l’homme et du droit international humanitaire.
75. L’exercice de la compétence universelle vise à surmonter les

obstacles d’ordre géographique du passé. Il reste, en outre, à combler
le décalage qui subsiste entre l’heure des victimes et celle de la justice
humaine, pour vaincre les obstacles d’ordre temporel. C’est la gravité

des violations des droits de l’homme, des crimes perpétrés, qui interdit
de laisser durer l’impunité des exacteurs, afin d’honorer la mémoire de
ceux qui y ont laissé la vie et d’apporter réparation à ceux qui y
ont survécu ainsi qu’à leurs proches. A mes yeux, le châtiment n’importe

pas tan71que la reconnaissance des souffrances humaines par la
justice , et seule la réalisation de la justice peut permettre d’atté-
nuer les souffrances des victimes irrémédiablement marquées par la
torture.

76. A cette fin, le temps est nécessairement compté, comme celui de la
vie humaine, et le fait de différer indéfiniment l’accomplissement de la
justice constitue une circonstance aggravante. Il va sans dire que l’oubli
ne peut être imposé puisque, dans le domaine du droit, ce serait faire

entrave à la justice. L’examen et la répression des graves violations des
droits de l’homme permettent de transposer le passé dans le présent, afin
de rendre ce dernier supportable, une fois bien établie la responsabilité

des atrocités passées. Les survivants et leurs proches peuvent ainsi se

71
Le droit à sauvegarder ici, le droit à la justice, est inextricablement lié à la réparation
[non pécuniaire].

56réapproprier leur avenir. L’impunité est inacceptable à notre époque; la

mémoire résiste à l’oubli forcé, rendant l’avenir possible.
77. Le décalage entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine
doit être réduit. Sans la réalisation de la justice, sans le droit au Droit, nul
système juridique ne peut exister, que ce soit au niveau national ou à

l’échelle internationale. Dans l’intervalle, tant que perdurera l’impunité
dans la présente affaire relative à des Questions concernant l’obligation de
poursuivre ou d’extrader , le temps qui passe restera douloureux, bien plus

que d’ordinaire, en particulier pour ceux qui pâtissent de l’absence de jus-
tice humaine. L’heure de cette dernière n’est pas celle des victimes.

2. La nécessité d’indiquer des mesures conservatoires
dans la présente affaire

78. Compte tenu de ce qui précède, le refus de la majorité de la Cour
d’indiquer des mesures conservatoires dans la présente affaire paraît fort

contestable. Dans la présente ordonnance, la Cour a fondé sa compétence
prima facie sur la convention des Nations Unies contre la torture (ar-
ticle 30); à mon sens, les conditions justifiant l’indication de mesures
conservatoires étaient réunies et, même si les arguments des Parties ne

l’avaient pas pleinement convaincue, la Cour n’avait pas à s’y limiter ou à
s’y tenir.
79. Dans sa propre jurisprudence, la Cour, invoquant le principe

selon lequel jura novit curia , a précisé qu’elle n’était pas tenue de se bor-
ner, dans son examen de l’affaire considérée, aux exposés ou éléments
qui lui étaient formellement soumis par les parties — un avertissement
qu’elle a formulé, par exemple, dans sa décision en l’affaire de la Com-

pétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne
c. Islande) (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974 , p. 181, par. 17-18), et dans
celle des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre

celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) (fond, arrêt, C.I.J. Recueil
1986, p. 24-25, par. 29-30). En somme, la Cour est maîtresse de sa propre
compétence, et elle a le pouvoir d’indiquer toute mesure conservatoire
pouvant lui sembler nécessaire dans une affaire, quels que soient les

arguments des parties, et même si aucun argument n’est avancé à cet
égard.
80. Le fait que la Cour ne soit pas tenue de se limiter aux arguments
des parties trouve également confirmation dans les paragraphes 1 et 2 de
72
l’article 75 de son Règlement , qui l’autorisent expressément à indiquer,

72Aux termes du paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement, en effet, «[l]a Cour
peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent
l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou
exécuter», ce même article indiquant en son paragraphe 2 que, «[l]orsqu’une demande en
indication de mesures conservatoires lui est présentée, la Cour peut indiquer des mesures
totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées, ou des mesures à
prendre ou à exécuter par la partie même dont émane la demande».

57de sa propre initiative, les mesures conservatoires qu’elle juge nécessaires,

même si ces dernières sont totalement ou partiellement différentes de
celles qui sont sollicitées. Si elle avait décidé d’indiquer des mesures
conservatoires dans la présente affaire, comme je le soutiens ici, la Cour
aurait créé un précédent remarquable dans cette longue quête de justice,

du point de vue de la théorie et de la pratique du droit international. Après
tout, c’est ici la première fois qu’elle est saisie d’une affaire sur le fonde-
ment de la convention des Nations Unies contre la torture de 1984,
laquelle constitue elle-même «le premier traité consacré aux droits de

l’homme qui fasse du principe de la compétence universelle une obliga-
tion internationale à la charge de tous les Etats parties, sans condition
préalable si ce n’est la présence de l’auteur allégué des tortures» . 73
81. La Cour a déjà fait usage à quelques occasions des prérogatives

que lui confère l’article 75. Ainsi a-t-elle par exemple invoqué le para-
graphe 2 de l’article 75 dans les ordonnances en indication de mesures
conservatoires qu’elle a rendues dans les affaires suivantes: Application
de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) (mesures conservatoires, ordon-
nance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993 , p. 22, par. 46), Frontière ter-
restre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria)
(mesures conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil

1996 (I), p. 24, par. 48), Activités armées sur le territoire du Congo
(République démocratique du Congo c. Ouganda) (mesures conserva-
toires, ordonnance du 1 er juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000 , p. 128,
par. 43); voir, plus récemment, Application de la convention inter-

nationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (mesures conservatoires,
ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008 , p. 397, par. 145).
82. Il est à mon avis préoccupant que la Cour n’ait pas jugé nécessaire

d’agir ainsi dans la présente affaire, qui touche le droit à ce que justice
soit rendue. Après tout, rien ne l’empêchait de le faire; au contraire, je
pense que les conditions requises — l’urgence et l’existence d’un risque
de préjudice irréparable — étaient et demeurent réunies dans la pré-

sente affaire (cf. supra), exigeant des mesures conservatoires de sa part.
En outre, il subsiste à ce stade — et sans préjuger l’affaire au fond —
certaines incertitudes autour de la question dont la Cour est saisie,
en dépit de la modification apportée par le Sénégal en février 2007 à son

Code pénal et à son Code de procédure pénale.
83. Je songe par exemple aux délais prolongés apparemment dus aux
frais importants qu’entraînerait la tenue du procès de M. H. Habré, aux-
quels s’ajoutent les mesures restant à prendre avant le procès, et l’incer-

titude quant au temps à attendre encore avant l’ouverture du procès (si
tant est que celui-ci ait jamais lieu). En dépit de tout cela, la majorité

73M. Nowak, E. McArthur et al., The United Nations Convention against Torture — A
Commentary, Oxford University Press, 2008, p. 316.

58n’ayant pas cru bon d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour en

est désormais réduite à espérer que les événements prendront un tour
heureux.
84. La situation est d’autant plus alarmante lorsque l’on considère la
nature des obligations susmentionnées qui sont à la charge des Etats

parties à la convention des Nations Unies contre la torture. Il y a huit ans,
le comité des Nations Unies contre la torture a, dans l’exercice de ses
fonctions, décidé d’indiquer une mesure provisoire ou conservatoire dans
l’affaire S. Guengueng et autres, concernant le Sénégal, afin d’assurer la

pleine application des dispositions pertinentes de la convention des Nations
Unies contre la torture. Pourtant, malgré tout cela, la Cour a conclu que
les circonstances, telles qu’elles se présentaient actuellement à elle, n’étaient
pas de nature à exiger l’indication de mesures conservatoires.

85. A mon grand regret, avec cette décision, la Cour s’est privée d’une
occasion précieuse de concourir au développement du droit international
moderne dans un domaine d’importance cruciale tel que celui qui concerne
le principe de la compétence universelle, sur la base d’une convention des

Nations Unies très importante consacrant une série d’obligations issues
du jus cogens, à savoir la convention contre la torture de 1984.

86. Si la Cour avait adopté une position différente, elle aurait pu et

même dû indiquer des mesures conservatoires obligeant les parties en
litige, ex abundante cautela, à lui rendre compte à intervalles réguliers,
sur la base de l’article 78 de son Règlement , des mesures éventuellement
prises et des progrès finalement accomplis par elles pour faire en sorte

que justice soit rendue dans la présente affaire (par exemple, en tenant le
procès de M. H. Habré au Sénégal). Le mandat donné en 2006 par
l’Union africaine elle-même s’en serait également trouvé renforcé (cf.
supra). Des telles mesures conservatoires, assorties de l’obligation de faire

rapport, se retrouvent déjà dans le cadre de certains précédents dans la
propre jurisprudence de la Cour.
87. Qu’il me soit permis de rappeler que la Cour a rendu des ordon-
nances en indication de mesures conservatoires contenant pareille obliga-

tion de faire rapport, et qu’elle est restée saisie de la question jusqu’au
prononcé de sa décision finale, dans les affaires suivantes: Compétence en
matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande) (me-
sures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972 ,

point 1 du dispositif, al. f)), Personnel diplomatique et consulaire des
Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran) (mesures conser-
vatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979 , point 2
du dispositif), Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali)

(mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil

74Aux termes de l’article 78 de son Règlement, «[l]a Cour peut demander aux parties
des renseignements sur toutes questions relatives à la mise en Œuvre de mesures conserva-
toires indiquées par elle».

591986, point 2 du dispositif), Convention de Vienne sur les relations consu-

laires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires,
ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998 , point I du dispositif),
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires,
ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I) , point I du dispositif,

al. a)), Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis
d’Amérique) (mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003,
C.I.J. Recueil 2003, point I du dispositif, al. b)), Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discri-

mination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (mesures conserva-
toires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008 , point D du
dispositif) .

88. La Cour aurait dû selon moi rester saisie de la question qui est en
jeu. Elle n’aurait pas dû renoncer à exercer sa compétence dans le
domaine des mesures conservatoires en s’en remettant aux intentions que
les Parties ont pu sembler afficher, jouant ainsi un rôle plus semblable à

celui d’un médiateur, si ce n’est d’un spectateur dans l’expectative. Si elle
était restée saisie de la question, la Cour se serait posée en garante du
respect, en l’espèce, des obligations conventionnelles incombant aux Etats
parties à la convention des Nations Unies contre la torture, conformé-

ment au principe aut dedere aut judicare.
89. Le principe invoqué ici est celui de la compétence universelle,
fondé sur une convention des Nations Unies qui reconnaît l’interdiction
absolue de la torture, d’où l’entrée en jeu du jus cogens, une construction

conceptuelle propre au nouveau jus gentium des temps modernes.
A mes yeux, les obligations énoncées dans la convention des
Nations Unies contre la torture ne constituent pas de simples obligations

de conduite ou de comportement: ce sont de véritables obligations de
résultat.
90. Pour ce qui concerne les mesures conservatoires, si la Cour avait
décidé de rester saisie de la question en litige, en demandant aux Parties de

lui fournir des renseignements supplémentaires et de lui rendre compte à
intervalles réguliers des mesures prises pour faire en sorte que justice soit
enfin rendue en l’espèce, elle aurait, ce faisant, apporté sa propre contri-
bution non seulement au règlement de la question portée devant elle à ce

stade, mais aussi à l’accomplissement de la justice, en exerçant à profit les
fonctions qui sont les siennes dans le domaine des mesures conservatoires.
91. C’est ainsi qu’il aurait fallu procéder, me semble-t-il, en rendant

une décision qui aurait pu constituer un précédent important, sinon his-
torique, dans le domaine des mesures conservatoires. Toutefois, la Cour
en ayant décidé autrement et n’ayant pas indiqué de telles mesures, il est
devenu quelque peu difficile aujourd’hui de se défaire de l’impression que

75
Cf. également l’ordonnance de la Cour en l’affaire relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie) (mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993 ,
p. 7-8, par. 3).

60la compétence universelle, prisonnière du passé, peine à s’inscrire dans le

présent et a un avenir incertain.

X. L ES ENSEIGNEMENTS À TIRER DE LA PRÉSENTE AFFAIRE À CE STADE :
DES MESURES CONSERVATOIRES POUR QUE JUSTICE SOIT RENDUE

92. Au moyen de ses mesures conservatoires, la Cour peut véritable-

ment contribuer non seulement à préserver le droit à ce que justice soit
rendue dans une affaire donnée, mais aussi à développer le droit des gens
lui-même, le nouveau jus gentium des temps modernes. Tout dépendra de

la manière dont les mesures conservatoires seront envisagées. Je consi-
dère pour ma part que, en préservant les droits dévolus non seulement

aux Etats mais aussi aux êtres humains, ces mesures peuvent également
concourir au développement du droit des gens.
93. Il ne s’agit pas là d’une conception nouvelle: cette vision des choses,
76
relativement inexplorée à l’heure actuelle , s’était déjà esquissée à l’échelle
internationale dans le cadre d’un courant de pensée juridique en la
matière qui ne peut être oublié aujourd’hui, et qui devrait même désor-

mais être repris et développé plus avant. Dès 1931, par exemple, Paul
Guggenheim fit observer non sans perspicacité que les mesures conserva-
toires étaient vouées à contribuer au développement du droit inter-

national: après tout, elles contribuent bien à «rendre justice» et à la
«réalisation future d’une situation juridique déterminée» . 77

94. Dix ans auparavant, tout au long des travaux du comité consulta-
tif de juristes chargé de rédiger (en juin et juillet 1920) le Statut de la Cour
de La Haye (la Cour permanente et la Cour actuelle), Raul Fernandes

avait voulu renforcer les mesures conservatoires en proposant des me-
sures d’exécution (sanctions) par la Cour permanente de Justice inter-
nationale . Peu après, il avait affirmé son attachement à ce que

justice soit rendue au niveau international compte tenu, en particulier, du
principe de l’égalité juridique des Etats . Les mesures conservatoires,
avec leur dimension préventive, peuvent bel et bien contribuer au déve-

loppement du droit international.
95. Aux fins des mesures conservatoireerga omnes partes correspon-

dantes qui sont énoncées dans la convention s qui nous occupent dans la
présente affaire, le droit à préserver est, en dernière analyse, le droit à ce

76Lorsqu’il est question de nouveauté, une mise en garde formulée en des temps immé-
moriaux doit être gardée à l’esprit, à savoir que ce qui paraît nouveau ne l’est fort proba-
blement pas, ayant déjà été envisagé ou exprimé plus tôt; Ecclésiaste, cf. chap. I-10.
77
P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
su78le développement du droit des gens, op. cit. supra note 4, p. 14-15 et 62.
Cf. Cour permanente de Justice internationale, Procès-verbaux des séances du comité
consultatif de juristes (16 juin-24 juillet 1920) avec annexes , La Haye, Van Langenhuysen
Frs., 1920, p. 588 (intervention de R. Fernandes, 20 juillet 1920).
79R. Fernandes, Le principe de l’égalité juridique des Etats dans l’activité internatio-
nale de l’après-guerre, Genève, Impr. A. Kundig, 1921, p. 18-22 et 33.

61que justice soit rendue, à s’assurer que justice soit faite (un droit des

Etats — devant la Cour — qui est né de la violation des droits fonda-
mentaux des êtres humains concernés, initialement victimes d’actes de
torture). Il y a selon moi en l’espèce un risque de préjudice irréparable

(persi80ant) sous la forme d’une action insuffisante ou de nouveaux
délais . Pour reprendre une ancienne mise en garde formulée sous forme
de maxime, une justice tardive est un déni de justice.
96. On peut selon moi affirmer avec force que le déni d’accès à la jus-

tice est catégoriquement interdit: sans ce droit, nul système juridique ne
peut tout simplement exister, que ce soit à l’échelle internationale ou sur
le plan national. En outre, des violations graves des droits de l’homme et

du droit international humanitaire, telles que la torture, ne portent pas
uniquement préjudice aux victimes directes et indirectes, puisqu’elles tou-
chent directement leur milieu social dans son ensemble. Dans ce contexte,

le droit à ce que justice soit rendue semble inéluctablement revêtir la plus
haute importance. La perpétuation de l’impunité ronge le milieu social
tout entier. Il est urgent, c’est-à-dire impérieux, de sauvegarder le droit à
ce que justice soit faite, au moyen de mesures conservatoires.

XI. O BSERVATIONS FINALES

97. J’en viens ainsi aux observations que j’ai à formuler pour conclure

la présente opinion dissidente. Le fait que le caractère contraignant des
mesures conservatoires soit aujourd’hui incontestable, grâce à la propre
res interpretata de la Cour (cf. par. 9-11 supra), ne signifie pas que nous

soyons arrivés au faîte de l’évolution de la jurisprudence de la Cour en la
matière. Bien au contraire, je ne puis m’empêcher de penser que nous
n’assistons là qu’aux débuts de cette évolution jurisprudentielle. La Cour
ne s’est pas encore prononcée sur l’autonomie d’une ordonnance en indi-

cation de mesures conservatoires, ni sur les conséquences juridiques d’un
manquement à celles-ci. Elle ne s’est pas encore prononcée non plus sur
les questions de responsabilité des Etats dans ce contexte très spéci-

fique — en dehors de sa décision au fond dans les affaires considérées. Il
reste donc encore beaucoup de chemin à parcourir.
98. Il a déjà été indiqué 81que, dans la présente affaire, c’est la viola-

tion de l’interdiction impérative de la torture qui a conduit ici à l’invoca-
tion, dans le cadre d’un différend entre Etats, du droit à ce que justice
soit faite, sur la base des dispositions pertinentes de la convention des
Nations Unies contre la torture de 1984 (article 7, par. 1, et article 5,

par. 2). La nature du droit à sauvegarder, un droit erga omnes partes,a

80Qu’il me soit permis de rappeler que, au niveau du droit interne, dans la procédure
juridique, le periculum in mora, couplé à des délais prolongés et excessifs dans
l’accomplissement de la justice, est apparu comme une notion déterminante dans l’indica-
tion de mesures préventives ou provisoires.
81Par. 40 et cf. par. 17 et 21-25 supra.

62une réelle incidence sur une décision d’indiquer des mesures conserva-

toires. Pareilles mesures avaient effectivement leur place en l’espèce, puis-
que les conditions justifiant leur indication étaient réunies ici. L’urgence
(l’impériosité) exige de telles mesures afin de parer au risque d’aggrava-

tion du préjudice irréparable pour cause de lenteur excessive de la justice.
99. Dans la présente ordonnance (par. 47-48), la Cour a cru déceler
l’existence, prima facie, d’un différend persistant entre les Parties quant à

l’interprétation et à l’application des dispositions pertinentes de la conven-
tion des Nations Unies contre la torture. De mon point de vue, les Etats

parties à cette convention ont souscrit l’obligation d’exercer la compé-
tence universelle (article 7) dans le cas de la torture, et de concourir ainsi
au développement progressif d’un droit international véritablement

universel. Aussi faut-il dépasser les formes traditionnelles de juridic-
tion — fondées sur la territorialité, la personnalité active et passive
(nationalité) ou la protection — face à des violations graves des droits de

l’homme et du droit international humanitaire, ce qui permettrait de tra-
duire en actes les valeurs juridiques supérieures partagées et défendues
par la communauté internationale dans son ensemble, tout en répondant

en particulier au souci légitime de celle-ci de vaincre l’impunité au niveau
national.
100. La Cour a, jusqu’ici, confirmé succinctement et à juste titre, dans

un autre contexte, que l’interdiction du génocide relève du domaine du
jus cogens . Nous sommes ici dans le domaine du droit matériel ou des
règles de fond, par opposition à la notion, distincte quoique liée, d’obli-

gations erga omnes, propre au droit procédural (cf. par. 68-73 supra).
Bien que la Cour se soit surtout penchée sur ces dernières 83— et qu’elle
doive toujours tirer les conséquences de leur existence et de leur viola-

tion —, il lui reste encore fort à faire en ce qui concerne les impératifs

82 Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002)
(République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J.
Recueil 2006, p. 31-32, par. 64, et p. 35, par. 78; voir également l’affaire relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) , p. 110-111,
par. 161.
83 Depuis son célèbre obiter dictum en l’affaire de la Barcelona Traction, Light and
Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil
1970, p. 32, par. 33-34, puis dans les affaires suivantes: Timor oriental (Portugal c. Aus-

tralie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995 , p. 102, par. 29; Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II) , p. 615-616, par. 31;
Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002) (République démo-
cratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006 ,
p. 29, par. 54, et p. 51-52, par. 125; Application de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro),
arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) , p. 104, par. 147, p. 110-111, par. 161, et p. 120,
par. 185. Cf. également Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans
le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I) , p. 199, par. 155-
157.

63dictés par le jus cogens si, comme je l’espère, elle décide de se mettre à

reconnaître le développement progressif de son contenu matériel.
101. La présente affaire me semble revêtir beaucoup d’importance,
même à ce stade, puisque le droit à sauvegarder — le droit à ce que justice
soit rendue — est inéluctablement lié à la primauté du droit d’une

manière générale, tant au niveau national qu’à l’échelle internationale. Il
importe de relever que, grâce à l’éveil d’une conscience juridique univer-
selle, la question est à présent examinée aux deux niveaux et s’est vu

accorder une attention croissante, ces trois dernières années, à l’ordre du
jour de l’Assemblée générale des Nations Unies. Celle-ci a en effet réaf-
firmé «la nécessité de voir l’état de droit universellement respecté et ins-
tauré aux niveaux national et international», ainsi que son «engage-

ment ... en faveur d’un ordre international fondé sur l’état de droit et le
droit international» .84
102. Pour sa part, l’ancienne Commission des droits de l’homme de

l’Organisation des Nations Unies avait souligné plus tôt, dans sa résolu-
tion 2000/43, que «toutes les allégations faisant état d’actes de torture ou
de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants d[evai]ent être
examinées sans délai et en toute impartialité par l’autorité nationale com-

pétente», et que «ceux qui encourag[ai]ent, ordonn[ai]ent, tol[é]r[ai]ent
ou commett[ai]ent de tels actes dev[ai]ent être tenus pour responsables et
sévèrement punis» (par. 6). La Commission avait ensuite plaidé pour la

réadaptation des victimes (par. 6), après avoir aussi exhorté «les Etats [à]
abroger les lois qui assur[ai]ent, en fait, l’impunité aux responsables de
violations graves des droits de l’homme telles que les actes de torture et
[à] poursuivre les auteurs de ces violations, conférant ainsi à l’Etat de

droit une base solide» (par. 2).
103. Le dilemme central en la matière, qui se pose aujourd’hui non
seulement aux Etats, mais aussi aux juristes, me semble très clair: ils

peuvent soit continuer à s’en remettre aux formes traditionnelles de juri-
diction pénale (cf. par. 99 supra), nonobstant la gravité des infractions
commises, soit reconnaître qu’il s’agit là de crimes qui bouleversent
effectivement la conscience de l’humanité, commandant dès lors le

recours à la compétence universelle. Soit ils continuent de raisonner
dans la logique d’un ordre juridique international fragmenté en entités
souveraines, soit ils décident de tendre davantage vers l’idéal de la civitas

maxima gentium.
104. Suivant cet idéal, le bon usage de la raison prime le consentement
(la volonté); c’est la recta ratio qui guide la volonté des Etats, et qui
engendre le nécessaire, et non volontaire, droit des gens , unissant tous

les peuples, liés en conscience, au sein de la civitas maxima, la commu-
nauté juridique de l’humanité tout entière. Héritage des stoïciens de la

84Résolution 63/128 de l’Assemblée générale (11 décembre 2008), intitulée «L’Etat de
droit aux niveaux national et international», quatrième alinéa du préambule.
85Christian Wolff, Jus Gentium Methodo Scientifica Pertractatum (1764 — Série The
Classics of International Law , J. Brown Scott, dir. publ.), Prolegomena, p. 2, par. 4.

64Grèce antique, cet idéal, qui a notamment séduit Christian Wolff au
e
XVIII siècle, a survécu jusqu’à ce jour en se rappelant de temps à autre
aux mémoires . Il exclut tout ce qui bouleverse la conscience juridique

universelle. Selon le concept de la civitas maxima gentium, les nations
doivent s’entraider pour réprimer les crimes graves (où que ceux-ci puis-
sent être commis) et promouvoir l’intérêt commun (commune bonum pro-
87 88
movere) , comme de raison .
105. Si les Etats et les juristes adhèrent à ce point de vue, comme je

l’espère sincèrement, le principe de la compétence universelle doit être
défendu et appliqué universellement, aux quatre coins du monde, sans
distinction . Dans la présente affaire, une occasion rare s’offre

aujourd’hui au Sénégal: en traduisant promptement M. H. Habré en jus-
tice, celui-ci peut donner un exemple au monde, satisfaisant au mandat

que l’Union africaine lui a confié en 2006, en parfait accord avec la
nature juridique, la teneur et les effets du droit à sauvegarder en l’espèce,
et avec les obligations erga omnes partes correspondantes qui sont ins-

crites dans la convention des Nations Unies contre la torture (article 7,
par. 1, et article 5, par. 20). J’ose espérer que les Etats et la profession

juridique s’engageront dans la bonne voie, afin de développer le droit
international contemporain comme un véritable droit des gens, le nou-
veau jus gentium des temps modernes, émanation ultime de la conscience

humaine.

(Signé) Antônio Augusto C ANÇADO T RINDADE .

86Cf., par exemple, l’ouvrage de W. Schiffer datant d’il y a plus d’un demi-siècle, The
Legal Community of Mankind , NY, Columbia University Press, 1954, p. 63-78.
87C. Wolff, op. cit. supra note 85, p. 5, par. 12-13.
88Ibid., p. 7, par. 21.
89Comme Christian Wolff le confirma aussi en 1764, toutes les personnes étant égales
par nature, toutes les nations le sont également (gentes etiam omnes natura inter se

aequales sunt) ; cf. ibid., p. 6, par. 16.

65

Bilingual Content

DISSENTING OPINION OF JUDGE CANÇADO TRINDADE

TABLE OF CONTENTS

Paragraphs

I. RELIMINARYO BSERVATIONS 2-4

II. ROVISIONALM EASURES:THEIR TRANSPOSITION ONTO THNTER-
NATIONALL EGALPROCEDURE 5-7

III. THEJURIDICALN ATURE ANDEFFECTS OFPROVISIONALMEASURES

OF THEICJ 8-14

IV. T HE OVERCOMING OF THES TRICTLYNTER-STATE DIMENSION IN
THE ACKNOWLEDGEMENT OF THER IGHTS TO BPRESERVED 15-25

V. T HER ATIONALE OF THPURPORTED AIMS OFPROVISIONALM EA-
URES OF THEICJ 26-29

VI. T HESAGA OF THEVICTIMS OF THH ABRÉR ÉGIME IN THEIR
PERSISTENTSTRUGGLE AGAINSIMPUNITY 30-45

1. The historical record of the case 32-34
2. The issue of justiciability in the long search for ju35-45

VII. THET IME OH UMAN BEINGS AND THETIME OFHUMAN USTICE 46-64

1. The décalage to be bridged 46-49
2. The determination of urgency 50-59
3. The determination of the probability of irreparable d60-64

VIII. LEGAL NATURE,C ONTENT AND E FFECTS OF THERIGHT TO BE
PRESERVED 65-73

IX. PROVISIONALM EASURES TO BINDICATED 74-91

1. Time and the imperativeness of the realization of jus74-77
2. The required indication of provisional measures in the

present case 78-91

X. T HEL ESSON OF THP RESENTCASE AT THISTAGE :PROVISIONAL
M EASURES FOR THR EALIZATION OJUSTICE 92-96

XI. C ONCLUDINGO BSERVATIONS 97-105

30OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE

[Traduction]

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphes

I. O BSERVATIONS LIMINAIRES 2-4

II. L ES MESURES CONSERVATOIRES TRANSPOSÉES DANS L ’ORDRE JURI-
DIQUE INTERNATIONAL 5-7

III. LA NATURE ET LES EFFETS JURIDIQUES DES MESURES CONSERVATOIRES
DE LA C OUR 8-14

IV. L E DÉPASSEMENT DE LA DIMENSION STRICTEMENT INTERÉTATIQUE À
TRAVERS LA RECONNAISSANCE DES DROITS À SAUVEGARDER 15-25

V. L E RAISONNEMENT DE LA C OUR DERRIÈRE L’INDICATION DE MESURES

CONSERVATOIRES 26-29

VI. L’HISTOIRE DES VICTIMES DU RÉGIMEH ABRÉ DANS LEUR LUTTE OBST-
NÉE CONTRE L IMPUNITÉ 30-45
1. La genèse de l’affaire 32-34

2. La question de la justiciabilité dans cette longue quête de
justice 35-45

VII. L’HEURE DES VICTIMES ET CELLE DE LA JUSTICE HUMAINE 46-64

1. Le décalage à combler 46-49
2. La détermination de l’urgence 50-59
3. La détermination du risque de préjudice irréparable 60-64

VIII. L A NATURE JURIDIQUE,LE CONTENU ET LES EFFETS DU DROIT À SAU-E
GARDER 65-73

IX. L ES MESURES CONSERVATOIRES À INDIQUER 74-91

1. Le facteur temps et l’impériosité de rendre justice 74-77
2. La nécessité d’indiquer des mesures conservatoires dans la
présente affaire 78-91

X. L ES ENSEIGNEMENTS À TIRER DE LA PRÉSENTE AFFAIRE À CE STADE:

DES MESURES CONSERVATOIRES POUR QUE JUSTICE SOIT RENDUE 92-96

XI. O BSERVATIONS FINALES 97-105

30 1. I regret not to be able to concur with the decision taken by the
majority of the Court not to indicate provisional measures in the cas

d’espèce, for having considered that the circumstances presented to it
were not such as to require the exercise of its power under Article 41 of
the Statute to that end. My position is, a contrario sensu, that the cir-
cumstances surrounding the present case fully meet the preconditions for

the indication of provisional measures, and that the International Court
of Justice could and should thereby have indicated them. Given the high
importance that I attach to the issues raised in the present Order, I feel
obliged to present and leave on the records, in this dissenting opinion, the
foundations of my position on the matter.

I. PRELIMINARY O BSERVATIONS

2. To this end, I shall concentrate my reasoning on successive and
interrelated points, but not without first recalling that the present case is
the first case lodged with the Court on the basis of the 1984 United
Nations Convention against Torture. And it was on the basis of this
highly relevant Convention (Article 30), which bears witness to the sig-

nificant development of contemporary international law, that the Court
found, in the present Order, that it indeed had prima facie jurisdiction
(paras. 54-55 of the Order) to examine the request lodged with it for the
indication of provisional measures. As the Order of the Court does not,

in my view, reflect all the points that I deem relevant to the proper con-
sideration of the issues raised by such request, I feel it is my duty to
address those points, in a logical sequence, in support of my dissenting
position.
3. I shall thus focus my reasoning on the following points: (a) the

transposition of provisional measures onto the international legal proce-
dure; (b) the juridical nature and effects of provisional measures of the
ICJ; (c) the overcoming of the strictly inter-State dimension in the
acknowledgment of the rights to be preserved; (d) the rationale of

the purported aims of provisional measures of the ICJ;(e) the saga of the
victims of the Habré régime in their persistent struggle against impunity
(encompassing the historical record of the case, and the issue of justicia-
bility in the long search for justice); (f) the time of human beings and the
time of human justice (comprising the décalage to be bridged, the deter-

mination of urgency, and the determination of the probability of irrepa-
rable damage); (g) legal nature, content and effects of the right to be
preserved; (h) provisional measures to be indicated (comprehending
time and the imperativeness of the realization of justice), and (i) the

required indication of provisional measures in the present case.
4. The way will thus be paved for extracting the lesson of the
present case at this stage (provisional measures for the realization
of justice), and for at last presenting my concluding observations
on the matter. With these preliminary observations in mind, I shall

31 1. Je suis au regret de ne pouvoir m’associer à la décision que la majo-

rité de la Cour a prise de ne pas indiquer de mesures conservatoires dans
le cas d’espèce, au motif que les circonstances, telles qu’elles se présen-
taient à elle, ne seraient pas de nature à exiger l’exercice du pouvoir de la
Cour à cet effet, en vertu de l’article 41 du Statut. J’estime, au contraire,
que les circonstances entourant la présente affaire répondent parfaite-

ment aux conditions justifiant l’indication de mesures conservatoires, des
mesures que la Cour aurait donc pu et même dû indiquer. Attachant
beaucoup d’importance aux questions soulevées dans l’ordonnance, je me
sens tenu de coucher dans la présente opinion dissidente les fondements

de ma position en la matière.

I. OBSERVATIONS LIMINAIRES

2. A cette fin, j’axerai mon raisonnement sur une série de points qui
sont liés les uns aux autres, mais non sans rappeler tout d’abord qu’il
s’agit là de la première affaire portée devant la Cour sur la base de la

convention des Nations Unies contre la torture de 1984. C’est également
sur la base de cette convention très importante (article 30), qui témoigne
de l’évolution considérable du droit international moderne, que, dans la
présente ordonnance, la Cour a conclu avoir effectivement compétence

prima facie (par. 54-55 de l’ordonnance) pour examiner la demande en
indication de mesures conservatoires dont elle était saisie. Son ordon-
nance ne tenant pas compte, à mes yeux, de tous les points qui me sem-
blent pertinents pour bien appréhender les questions soulevées par une
telle demande, j’estime devoir analyser ces points, en suivant leur enchaî-

nement logique, afin d’étayer mon opinion dissidente.
3. Ainsi mon raisonnement suivra-t-il les grandes lignes suivantes:
a) la transposition des mesures conservatoires dans l’ordre juridique inter-
national; b) la nature et les effets juridiques des mesures conservatoires

de la Cour; c) le dépassement de la dimension strictement interétatique à
travers la reconnaissance des droits à sauvegarder; d) les objectifs décla-
rés des mesures conservatoires de la Cour; e) l’histoire des victimes du
régime Habré dans leur lutte obstinée contre l’impunité (avec un rappel

de la genèse de l’affaire, et une parenthèse sur la question de la justicia-
bilité dans cette longue quête de justice); f) l’heure des victimes et celle
de la justice humaine (notamment le décalage à combler, la détermination
de l’urgence et celle du risque de préjudice irréparable); g) la nature juri-

dique, le contenu et les effets du droit à sauvegarder; h) les mesures
conservatoires à indiquer (y compris le facteur temps et l’impériosité de
rendre justice); et i) la nécessité d’indiquer des mesures conservatoires
dans la présente affaire.
4. Les jalons ainsi posés me permettront de tirer les enseignements

de la présente affaire, pour le stade qui nous occupe (celui des me-
sures conservatoires à indiquer pour que justice soit rendue), avant de
finir en exposant mes conclusions en la matière. Ces observations

31thus proceed to dwell uponeach of the points identified for the develop-

ment of my reasoning, as the foundation of my dissenting position
in relation to the decision taken by the majority of the Court.

II. PROVISIONAL M EASURES :T HEIR T RANSPOSITION ONTO THE
INTERNATIONAL LEGAL P ROCEDURE

5. In approaching provisional measures, one has, first of all, to bear in
mind the historical transposition of such measures from the domestic

legal systems to the international legal order. In fact, the precautionary
measures of internal procedural law inspired the provisional measures 1
which developed subsequently in the ambit of international procedural

law, to the extent of contributing decisively to affirm the autonomy of the
precautionary legal action . However, this whole doctrinal construction
did not succeed to free itself from a certain juridical formalism, leaving at

times the impression of taking the process as an end in itself, rather than
as a means for the realization of justice.

6. May it be recalled that, at the level of the domestic legal order, the
precautionary process evolved in order to safeguard the effectiveness of

the jurisdictional function itself. The precautionary legal action turned in
its origins to aim at guaranteeing, rather than the subjective right per se,

the jurisdictional activity itself. Precautionary measures reached t3e inter-
national level (in the international arbitral and judicial practice) , in spite
of the distinct structure of this latter, when compared with the domestic

law level.
7. The transposition of the provisional measures from the domestic to
the international legal order — always in face of the probability or immi-

nence of an “irreparable damage”, and the concern or necessity to secure
the “future realization of a given juridical situation” — had the effect of

expanding the domain of international jurisdiction, with the con4equent
reduction of the so-called “reserved domain” of the State . This trans-

1The notable example of the contribution of the Italian procedural law doctrine of the

first half of the twentieth century (e.g., the well-known works by G. Chiovenda, Istituzioni
di Diritto Processuale Civile , Naples, 1936; P. Calamandrei, Introduzione allo Studio Sis-
tematico dei Provvedimenti Cautelare , Padua, 1936; and F. Carnelutti, Diritto e Processo,
Naples, 1958) may here be recalled.

2As a tertium genus, parallel to the legal actions as to the merits and of execution.

3P. Guggenheim, “Les mesures conservatoires dans la procédure arbitrale et judi-
ciaire”, 40 Recueil des cours de l’Académie de droit international de La(1932),

pp4 649-761 and cf. pp. 758-759.
P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
sur le développement du droit des gens , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1931, pp. 14-15, 174, 186,
188 and cf. pp. 6-7 and 61-62.

32liminaires à l’esprit, je vais maintenant approfondir chacun des points

précités, autour desquels mon raisonnement s’articule, puisqu’ils fon-
dent mon opinion dissidente par rapport à la décision de la majorité de

la Cour.

II. L ES MESURES CONSERVATOIRES TRANSPOSÉES
DANS L ORDRE JURIDIQUE INTERNATIONAL

5. Pour appréhender les mesures conservatoires, il faut avant tout
garder à l’esprit que, historiquement, il s’agit d’un produit des systèmes

juridiques internes qui a été transposé dans l’ordre juridique inter-
national. En fait, les mesures de précaution, issues du droit procédural
1
interne, ont inspiré les mesures conservatoires qui se sont ensuite
développées dans la sphère du droit procédural international, jusqu’à
contribuer de manière décisive à l’autonomie de l’action juridique pré-
2
ventive . Toutefois, cette construction doctrinale à part entière n’est
jamais parvenue à s’affranchir d’un certain formalisme juridique, don-

nant parfois l’impression de faire de la procédure une fin en soi plutôt
qu’un moyen d’obtenir justice.
6. Qu’il me soit permis de rappeler que, au niveau de l’ordre juridique

interne, le principe de précaution a évolué pour préserver l’efficacité de la
fonction judiciaire elle-même. L’action juridique préventive visait initia-

lement à garantir non pas le droit subjectif en tant que tel, mais l’activité
juridictionnelle proprement dite. Les mesures de précaution ont fait leur
entrée sur la scène internationale (via la pratique internationale arbitrale
3
et judiciaire) , en dépit de la structure distincte de celle-ci, par rapport à
l’ordre juridique interne.
7. La transposition des mesures conservatoires de l’ordre juridique

interne vers l’international — toujours en présence d’un «préjudice irré-
parable» probable ou imminent, et dans le souci ou la nécessité d’assurer

la «réalisation future d’une situation juridique déterminée» — a eu pour
effet d’étendre la portée de la juridiction internationale, en réduisant du
même coup le pré carré de l’Etat, dit son «domaine réservé» . Cette 4

1 Il est permis de rappeler ici l’exemple notable de la contribution de la doctrine
italienne de la première moitié du XXe siècle consacrée au droit procédural (voir, par
exemple, les célèbres ouvrages de G. Chiovenda, Istituzioni di Diritto Processuale
Civile, Naples, 1936; P. Calamandrei, Introduzione allo Studio Sistematico dei

Provvedimenti Cautelare , Padoue, 1936; et F. Carnelutti, Diritto e Processo, Naples,
1928).
En tant que tertium genus, parallèle aux actions juridiques relatives au fond et à
l’exécution.
3 P. Guggenheim, «Les mesures conservatoires dans la procédure arbitrale et judi-
ciaire», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (1932), vol. 40,
p. 649-761 et 758-759.
4 P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
sur le développement du droit des gens , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1931, p. 14-15, 174, 186 et

188; cf. également p. 6-7 et 61-62.

32position faced difficulties , but, throughout the years, the erosion of the

concept of “reserved domain” (or “exclusive national competence”) of
the State became evident, to what the international judicial practice itself,

also in the present domain, contributed.

III. T HE JURIDICAL N ATURE AND E FFECTS OF

P ROVISIONAL M EASURES OF THE ICJ

8. Article 41 of the Statute of the ICJ — and of its predecessor, the
Permanent Court of International Justice (PCIJ) — in fact sets forth the

power of the Hague Court to “indicate” provisional measures. The verb
utilized generated a wide doctrinal debate as to its binding character,

which did not hinder the development of a vast case law (of the PCIJ and
the ICJ) on the matter . Yet, given the lack of precision which persisted

for years as to the legal effects of the indication of provisional measures
by the ICJ, uncertainties were generated, in theory and practice, on the
matter, which lasted for more than five decades, affecting compliance
7
with them .

8
9. Despite the growing case law on provisional measures of the ICJ ,
one had to wait for more than half a century until, in the Judgment of

5
As illustrated, e.g., by the Iranian reaction to provisional measures indicated by the
ICJ in the case of the Anglo-Iranian Oil Company (United Kingdom v. Iran), I.C.J.
Reports 1951, on 5 July 1951; cf. account in: M. S. Rajan, United Nations and Domestic
Jurisdiction, Bombay/Calcutta/Madras, Orient Longmans, 1958, pp. 399 and 442, note 2.

6
Cf. J. Sztucki, Interim Measures in the Hague Court — An Attempt at a Scrutiny ,
Deventer, Kluwer, 1983, pp. 35-60 and 270-280; J. B. Elkind, Interim Protection — A
Functional Approach, The Hague, Nijhoff, 1981, pp. 88-152; and, for jurisdictional
aspects, cf. L. Daniele, Le Misure Cautelari nel Processo dinanzi alla Corte Internazionale
di Giustizia, Milano, Giuffrè, 1993, pp. 5-183; B. H. Oxman, “Jurisdiction and the Power
to Indicate Provisional Measures”, in The International Court of Justice at a Crossroads
(ed. L. F. Damrosch), Dobbs Ferry/NY, ASIL/Transnational Publs., 1987, pp. 323-354.

7
Cf., e.g., K. Oellers-Frahm, “Anmerkungen zur einstweiligen Anordnung des Interna-
tionalen Gerichtshofs im Fall Bosnien-Herzegowina gegen Jugoslawien (Serbien und Mon-
tenegro) vom 8 April 1993”, 53 Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völk-
errecht (1993) pp. 638-656; E. Robert, “La protection consulaire des nationaux en péril?
Les ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par la Cour internation-

ale de Justice dans les affaires Breard (Paraguay c. Etats-Unis) et LaGrand (Allemagne
c. Etats-Unis)”, 31 Revue belge de droit international (1998) pp. 413-449, esp. pp. 441 and
448; J. G. Merrills, “Interim Measures of Protection in the Recent Jurisprudence of the
International Court of Justice”, 44 International and Comparative Law Quarterly (1995),
pp. 137-139, and cf. pp. 90-146.

8 Cf. S. Rosenne, Provisional Measures in International Law , Oxford, Oxford Univer-

sity Press, 2005, pp. 22-44, 122-123, 138-141, 174-180 and 189-213; A. G. Koroma,
“Provisional Measures in Disputes between African States before the International

33transposition n’est pas allée sans difficultés , mais, au fil des ans, l’éro-

sion de la notion de «domaine réservé» (ou de «compétence nationale
exclusive») de l’Etat est devenue évidente, ce à quoi la pratique judiciaire

internationale a elle-même contribué, y compris dans le domaine qui
nous occupe.

III. L A NATURE ET LES EFFETS JURIDIQUES

DES MESURES CONSERVATOIRES DE LA C OUR

8. C’est à l’article 41 de son Statut (et de celui de sa devancière, la
Cour permanente de Justice internationale) qu’est en fait exposé le pou-

voir de la Cour d’«indiquer» des mesures conservatoires — un verbe
dont le caractère contraignant a été largement débattu dans la doctrine,

ce qui n’a pas empêché une abondante jurisprudence de se développer en
la matière (sous la plume tant de la Cour permanente que de la Cour
6
actuelle) . Pourtant, à cause du manque de précision qui a persisté des
années durant quant aux effets juridiques des mesures conservatoires
indiquées par la Cour, certaines incertitudes, d’ordre théorique et pra-

tique, ont vu le jour à leur égard et perduré plus de cinquante ans, au
détriment de leur mise en Œuvre . 7

9. En dépit d’une jurisprudence de plus en plus abondante en la
matière , il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour que, dans l’arrêt

5
Comme l’illustre, par exemple, la réaction de l’Iran aux mesures conservatoires
indiquées par la Cour dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran)
(C.I.J. Recueil 1951) le 5 juillet 1951, dont il est fait état dans M. S. Rajan, United
Nations and Domestic Jurisdiction , Bombay/Calcutta/Madras, Orient Longmans, 1958,
p. 399 et 442, note 2.
6
Cf. J. Sztucki, Interim Measures in the Hague Court — An Attempt at a Scrutiny ,
Deventer, Kluwer, 1983, p. 35-60 et 270-280; J. B. Elkind, Interim Protection — A Func-
tional Approach, La Haye, Nijhoff, 1981, p. 88-152. S’agissant des aspects juridictionnels,
cf. L. Daniele, Le Misure Cautelari nel Processo dinanzi alla Corte Internazionale di Gius-
tizia, Milan, Giuffrè, 1993, p. 5-183; B. H. Oxman, «Jurisdiction and the Power to Indi-
cate Provisional Measures», dans The International Court of Justice at a Crossroads
(dir. publ., L. F. Damrosch), Dobbs Ferry/NY, ASIL/Transnational Publs., 1987, p. 323-

357.
Cf., par exemple, K. Oellers-Frahm, «Anmerkungen zur einstweiligen Anordnung des
Internationalen Gerichtshofs im Fall Bosnien-Herzegowina gegen Jugoslawien (Serbien
und Montenegro) vom 8 April 1993», Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und
Völkerrecht (1993), vol. 53, p. 638-656; E. Robert, «La protection consulaire des natio-
naux en péril? Les ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par

la Cour internationale de Justice dans les affaires Breard (Paraguay c. Etats-Unis
d’Amérique) et LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) », Revue belge de droit
international (1998), vol. 31, p. 413-449, et en part. p. 441 et 448; J. G. Merrills, «Interim
Measures of Protection in the Recent Jurisprudence of the International Court of Jus-
tice», International and Comparative Law Quarterly (1995), vol. 44, p. 137-139; cf. égale-
ment p. 90-146.
8 Cf. S. Rosenne, Provisional Measures in International Law , Oxford University

Press, 2005, p. 22-44, 122-123, 138-141, 174-180 et 189-213; A. G. Koroma,
«Provisional Measures in Disputes between African States before the International

3327 June 2001, the ICJ found at last the occasion to clarify that provi-

sional measures indicated by it were binding. In that Judgment, concern-
ing the two LaGrand brothers, opposing Germany to the United States,
the ICJ reviewed the preparatory work of Article 41 of its Statute (in its
French and English versions, paras. 104-107), and, bearing in mind Arti-

cle 33 (4) of the 1969 Vienna Convention on the Law of Treaties
(para. 101), found that the object and purpose of Article 41 of its Statute
were to preserve its own ability to fulfil its function of peaceful settlement
of international disputes, which implied that provisional measures should

be binding (paras. 102-109).

10. Furthermore, orders of provisional measures were “decisions” of

the Court, which, in the terms of Article 94 (1) of the United Nations
Charter, States were bound to comply with (para. 108). The binding
character of provisional measures of the ICJ — brought into line with the
position upheld in other contemporary international jurisdictions —

ensued from this understanding by the ICJ of Article 41 of its Statute, in
combination with Article 94 (1) of the United Nations Charter; this has
now become res interpretata, paving the way for developments hopefully
to take place in the years to come in this respect. In any case, long-standing

uncertainties surrounding the matter are at last now to be put aside.

11. What, in fact, would be the point of deciding on the indication of

provisional measures, and of issuing orders on them, after gathering
prima facie — rather than substantial — evidence (summaria cognitio) in
documents as well as public hearings, if they were not to have binding

effect? What would be the point of denying them such effect if what was
aimed at, without prejudice to the merits of the cas d’espèce, was pre-
cisely to preserve the integrity of the rights at stake? Such uncertainties
nowadays belong to the past; it is now reckoned that they were not con-

tributing to the evolution of the preventive dimension of the peaceful set-
tlement of international disputes lodged with an international tribunal
such as the ICJ.
12. In the past, despite the prevailing uncertainties which then

surrounded the matter, international case law nevertheless sought to
clarify the juridical nature of provisional measures, of an essentially
preventive character, indicated or granted without prejudice to

the final decision as to the merits of the respective cases. Such
measures came to be indicated or ordered by contemporary interna-

Court of Justice”, in L’ordre juridique international, un système en quête d’équité et
d’universalité — Liber Amicorum G. Abi-Saab (eds. L. Boisson de Chazournes and
V. Gowlland-Debbas), The Hague, Nijhoff, 2001, pp. 591-602; K. Oellers-
Frahm, “Article 41”, in The Statute of the International Court of Justice — A
Commentary (eds. A. Zimmermann et alii), Oxford, Oxford University Press, 2006,
pp. 923-966.

34du 27 juin 2001, la Cour trouve enfin l’occasion de préciser que ses me-

sures conservatoires possédaient un caractère obligatoire. Dans cet arrêt,
qui concernait les deux frères LaGrand dans le cadre d’une affaire oppo-
sant l’Allemagne aux Etats-Unis d’Amérique, la Cour a passé en revue les
travaux préparatoires de l’article 41 de son Statut (en français et en

anglais, par. 104-107) et, eu égard au paragraphe 4 de l’article 33 de la
convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (par. 101), elle a
conclu que l’objet et le but de l’article 41 était de préserver sa propre

capacité de s’acquitter de sa mission, à savoir régler les différends inter-
nationaux de manière pacifique, d’où le caractère nécessairement contrai-
gnant des mesures conservatoires (par. 102-109).
10. Qui plus est, les ordonnances en indication de mesures conserva-

toires étaient des «décisions» de la Cour auxquelles, selon le para-
graphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies, les Etats étaient
tenus de se conformer (par. 108). Le caractère obligatoire des mesures

conservatoires de la Cour — mis au diapason avec le constat fait par
d’autres juridictions internationales contemporaines — découle de cette
interprétation par la Cour de l’article 41 de son Statut, lu conjointement
avec le paragraphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies; il

constitue désormais une res interpretata, ouvrant la voie à une évolution
qui devrait s’effectuer en ce sens dans les années à venir, du moins je
l’espère. Quoi qu’il en soit, les incertitudes qui ont longtemps entouré

cette question n’ont enfin plus lieu d’être aujourd’hui.
11. D’ailleurs, à quoi bon décider d’indiquer des mesures conserva-
toires, et leur consacrer des ordonnances, après avoir glané des éléments
de preuve prima facie (summaria cognitio) — et non établis — dans le

cadre de documents ainsi que d’audiences publiques, si ces mesures
devaient être dépourvues de force contraignante? A quoi bon leur refuser
pareil effet si leur but, sans préjuger l’affaire au fond, consistait précisé-

ment à protéger l’intégrité des droits en jeu? Ces incertitudes appartien-
nent désormais au passé; il est aujourd’hui reconnu qu’elles n’ont guère
contribué à faire évoluer la dimension préventive du règlement pacifique
des différends internationaux pouvant être portés devant une juridiction

internationale telle que la Cour.
12. Par le passé, en dépit des incertitudes qui entouraient alors la ques-
tion, il avait tout de même été tenté, dans la jurisprudence internationale,

d’éclaircir la nature juridique des mesures conservatoires, qui revêtent un
caractère essentiellement préventif et dont l’indication ou l’octroi ne pré-
juge nullement la décision définitive sur le fond des affaires concernées.
Pareilles mesures avaient fini par être indiquées ou ordonnées par les juri-

Court of Justice», dans L’ordre juridique international, un système en quête d’équité et
d’universalité — Liber Amicorum G. Abi-Saab (dir. publ., L. Boisson de Chazournes
et V. Gowlland-Debbas), La Haye, Nijhoff, 2001, p. 591-602; K. Oellers-
Frahm, «Article 41», dans The Statute of the International Court of Justice —
A Commentary (dir. publ., A. Zimmermann et al.), Oxford University Press, 2006,
p. 923-966.

34 9 10
tional , as well as national , tribunals. Their generalized use at both
national and international levels has led a contemporary doctrinal trend
to consider such measures as equivalent to a true general principle of law,

commonto virtually all national legal systems, and endorsed by the prac-
tice of national, arbitral, and international tribunals . 11

13. It is not my intention to dwell on this aspect of the matter here, but

rather to draw attention onto a specific point, before moving on to other
aspects relating to the consideration of the cas d’espèce, in so far as the

present request for provisional measures is concerned. In international
legal procedures pertaining to the safeguard of human rights, provisional

measures go much further in the matter of protection, revealing an un-
precedented scope, and determining the effectiveness of the right of indi-

vidual petition itself at an international level; it becomes clear that they
here protect individual rights and appear endowed with a character, more
12
than precautionary, truly tutelary .

14. In the inter-State contentieux, the power of a tribunal like the
ICJ to indicate provisional measures of protection in a case pending of
decision aims at preserving the equilibrium between the respective

rights of the contending parties , avoiding an irreparable damage to
the rights in litigation in a judicial process . Overcoming the formalism

9 Cf. R. Bernhardt (ed.), Interim Measures Indicated by International Courts , Berlin/

He10elberg, Springer-Verlag, 1994, pp. 1-152.
Cf. E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares , 2nd [enlarged] ed.,
Madrid, Civitas, 1995, pp. 25-385.
11 In the sense of Art. 38 (1) (c) of the Statute of the ICJ; cf. L. Collins, “Provisional
and Protective Measures in International Litigation”, 234 Recueil des cours de l’Académie

de droit international de La Haye (1992), pp. 23, 214 and 234.

12 Cf. R. St. J. MacDonald, “Interim Measures in International Law, with Special
Reference to the European System for the Protection of Human Rights”, 52 Zeitschrift
für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht (1993) pp. 703-740; A. A. Cançado
Trindade, “Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour

interaméricaine des droits de l’homme”, in Mesures conservatoires et droits
fondamentaux (eds. G. Cohen-Jonathan and J.-F. Flauss), Brussels, Bruylant/Nemesis,
2005, pp. 145-163, and in 4 Revista do Instituto Brasileiro de Direitos Humanos (2003)
pp. 13-25; and cf., in general, A. Saccucci, Le Misure Provvisorie nella Protezione
Internazionale dei Diritti Umani , Turin, Giappichelli Ed., 2006, pp. 103-241
and 447-507.
13
Cf. E. Hambro, “The Binding Character of the Provisional Measures of Protection
Indicated by the International Court of Justice”, in Rechtsfragen der Internationalen
Organisation — Festschrift für Hans Wehberg (eds. W. Schätzel and H.-J. Schlochauer),
Frankfurt a/M, 1956, pp. 152-171.
14 This has been pointed out by the ICJ, for example, in the case of Fisheries Jurisdic-

tion (United Kingdom v. Iceland), Interim Protection, Order of 17 August 1972, I.C.J.
Reports 1972, p. 16, para. 21, and p. 34, para. 22; in the case of United States Diplomatic
and Consular Staff in Tehran (United States of America v. Iran), Provisional Measures,
Order of 15 December 1979, I.C.J. Reports 1979 , p. 19, para. 36; and, subsequently, e.g.,
in the case of Military and Paramilitary Activities in and against Nicaragua (Nicaragua v.

35 9 10
dictions internationales , et même nationales , de l’époque. Leur géné-
ralisation aux deux niveaux, national et international, avait fait naître
dans la doctrine contemporaine une tendance consistant à les assimiler à

un véritable principe général de droit , commun à presque tous les sys-
tèmes juridiques nationaux, et confirmé par la pratique des tribunaux
11
nationaux, arbitraux et internationaux .
13. Je n’entends pas m’étendre ici sur cet aspect de la question, mais

seulement appeler l’attention sur un point précis, avant de passer à
d’autres aspects de mon examen du cas d’espèce, toujours dans l’optique

de la présente demande en indication de mesures conservatoires. Dans le
cadre des procédures juridiques internationales touchant la sauvegarde

de droits de l’homme, les mesures conservatoires vont bien plus loin dans
le domaine de la protection, laissant entrevoir des perspectives nouvelles

et traduisant l’efficacité du droit de recours individuel lui-même à l’échelle
internationale; il devient clair que, ici, elles tendent à sauvegarder des

droits individuels et semblent posséder un caractère plus que préventif,
mais proprement tutélaire . 12

14. En matière de contentieux interétatique, le pouvoir d’une instance
telle que la Cour d’indiquer des mesures conservatoires dans une affaire
en attendant une décision vise à préserver l’équilibre entre les droits res-

pectifs des parties en litige , en évitant qu’un préjudice irréparable ne
soit porté aux droits en cause sur le plan judiciaire . Rompant avec le

9 Cf. R. Bernhardt (dir. publ.), Interim Measures Indicated by International Courts ,

Be10in/Heidelberg, Springer-Verlag, 1994, p. 1-152. e
Cf. E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares ,2 éd. [dévelop-
pée], Madrid, Civitas, 1995, p. 25-385.
11 Au sens de l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour;
cf. L. Collins, «Provisional and Protective Measures in International Litigation», Recueil

des cours de l’Académie de droit international de La Haye (1992), vol. 234, p. 23, 214 et
234.
12 Cf. R. St. J. MacDonald, «Interim Measures in International Law, with Special Re-
ference to the European System for the Protection of Human Rights», Zeitschrift für aus-
ländisches öffentliches Recht und Völkerrecht (1993), vol. 52, p. 703-740; A. A. Cançado
Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour

interaméricaine des droits de l’homme», dans Mesures conservatoires et droits
fondamentaux (dir. publ., G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/
Nemesis, 2005, p. 145-163; Revista do Instituto Brasileiro de Direitos Humanos (2003),
vol. 4, p. 13-25; cf. également, d’une manière générale, A. Saccucci, Le Misure
Provvisorie nella Protezione Internazionale dei Diritti Umani , Turin, Giappichelli Ed.,
2006, p. 103-241 et 447-507.
13
Cf. E. Hambro, «The Binding Character of the Provisional Measures of Protection
Indicated by the International Court of Justice», dans Rechtsfragen der Internationalen
Organisation — Festschrift für Hans Wehberg (dir. publ., W. Schätzel et H.-J. Schlo-
chauer), Francfort-sur-le-Main, 1956, p. 152-171.
14 C’est ce qu’a indiqué la Cour dans les affaires suivantes, par exemple: Compétence en

matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance
du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972 , p. 16, par. 21, et p. 34, par. 22; Personnel diplo-
matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran),
mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979 ,p.19,
par. 36; pour des affaires ultérieures, voir, entre autres, Activités militaires et paramili-

35of the international procedural law of the past, it can nowadays be safely

acknowledged that compliance with provisional measures of pro-
tection has a direct bearing upon the rights invoked by the contend-
ing parties, which, in circumstances such as that of the present case of

Belgium v. Senegal, have a direct relationship with the legitimate
expectations of thousands of human beings.

IV. T HE O VERCOMING OF THE S TRICTLY INTER -STATE D IMENSION

IN THE A CKNOWLEDGMENT OF THE R IGHTS TO BE P RESERVED

15. In the international litigation before this Court, only States, as
contending parties, can request provisional measures. Yet, in recent
years, such requests have invoked rights which go beyond the strictly

inter-State dimension. In the triad Breard/LaGrand/Avena cases, provi-
sional measures were requested to prevent an irreparable damage also to
the right to life of the convicted persons (stay of execution), in the cir-

cumstances of their cases. In its Order of 9 April 1998 in the Breard case
(Vienna Convention on Consular Relations (Paraguay v. United States of
America)) , the Court took note of the requesting State’s invocation of

the right to life and, in particular, of Article 6 of the United Nations Cov-
enant on Civil and Political Rights (para. 8), and indicated that

A. F. Breard, a Paraguayan national, was not to be executed pending the
final decision in the proceedings of the case (resolutory point I).

16. In the following year, in its Order of 3 March 1999 in the LaGrand
16
(Germany v. United States of America) case, the ICJ again took cog-
nizance of the requesting State’s argument likewise invoking the right to
life and Article 6 of the same United Nations Covenant (para. 8), and

indicated that W. LaGrand, a German national, was not to be executed
pending the final decision in the proceedings of the case (resolutory

point I). Likewise, in its Order of 5 February 2003 in the case of Avena

United States of America), Provisional Measures, Order of 10 May 1984, I.C.J. Reports
1984, pp. 179 and 182, paras. 24 and 32; and in the case of the Application of the Conven-
tion on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herze-
govina v. Yugoslavia), Provisional Measures, Order of 8 April 1993 and Order of 13 Sep-
tember 1993, I.C.J. Reports 1993 , p. 19, para. 34, and p. 342, para. 35, respectively. And
cf., e.g., the cases of the Frontier Dispute (Burkina Faso/Republic of Mali), Provisional
Measures, Order of 10 January 1986, I.C.J. Reports 1986 ,p.3Aegean Sea Con-

tinental Shelf (Greece v. Turkey), Interim Protection, Order of 11 September 1976, I.C.J.
Reports 1976,p.3;oftheNuclear Tests (Australia v. France) and Nuclear Tests (New
Zealand v. France), Order of 13 July 1973, I.C.J. Reports 1973 ;oftheTrial of Pakistani
Prisoners of War (Pakistan v. India), I.C.J. Reports 1973 , among others.

15Provisional Measures, I.C.J. Reports 1998 , p. 248.
16I.C.J. Reports 1999 (I),p.9.

36formalisme du droit procédural international qui prévalait naguère,

il peut aujourd’hui être reconnu sans risque que le respect des mesures
conservatoires a une incidence directe sur les droits invoqués par les
parties en litige, des droits qui, dans un contexte comme celui de la pré-

sente affaire entre la Belgique et le Sénégal, font eux-mêmes directement
écho aux attentes légitimes de milliers d’êtres humains.

IV. L E DÉPASSEMENT DE LA DIMENSION STRICTEMENT INTERÉTATIQUE

À TRAVERS LA RECONNAISSANCE DES DROITS À SAUVEGARDER

15. Dans le cadre d’une procédure internationale devant la Cour, seuls

les Etats peuvent, en tant que parties en litige, demander l’indication de
mesures conservatoires. Ces dernières années, toutefois, les demandes de
cet ordre ont mis en jeu des droits qui allaient au-delà de la dimension

strictement interétatique. Dans la triade formée par les affaires Breard,
LaGrand et Avena, des mesures conservatoires ont été demandées pour
éviter qu’un préjudice irréparable ne soit également porté au droit à la vie

des personnes déclarées coupables (sursis à exécution), dans le contexte
des procédures engagées à leur encontre. Dans son ordonnance du 9 avril

1998 en l’affaire Breard (Convention de Vienne sur15es relations consu-
laires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique)) , la Cour, prenant note de
l’invocation par l’Etat demandeur du droit à la vie, et en particulier de

l’article 6 du pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques
(par. 8), a indiqué qu’A. F. Breard, un ressortissant paraguayen, ne
devait pas être exécuté jusqu’à ce qu’elle rende sa décision définitive en

l’affaire (point I du dispositif).
16. L’année suivante, dans son ordonnance du 3 mars 1999 en l’affaire
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) 16, la Cour a une

nouvelle fois pris acte de l’argument de l’Etat demandeur tendant, là
encore, à invoquer le droit à la vie et l’article 6 du même pacte des
Nations Unies (par. 8), et a indiqué que W. LaGrand, un ressortissant

allemand, ne devait pas être exécuté tant qu’elle n’aurait pas définitive-
ment statué en l’instance (point I du dispositif). De même, dans

taires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), mesures
conservatoires, ordonnance du 10 mai 1984, C.I.J. Recueil 1984 , p. 179, par. 24, et
p. 182, par. 32; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime

de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), mesures conservatoires, ordonnance
du 8 avril 1993 et ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993 , respectivement
p. 19, par. 34, et p. 342, par. 35. Cf. également, par exemple, Différend frontalier (Burkina
Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986,
C.I.J. Recueil 1986,p.3;Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), me-
sures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976 Essais
nucléaires (Australie c. France) et Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France),
ordonnance du 13 juillet 1973, C.I.J. Recueil 1973 ; ou encore Procès de prisonniers de
guerre pakistanais (Pakistan c. Inde), C.I.J. Recueil 1973 , entre autres.
15Mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 1998 , p. 248.
16C.I.J. Recueil 1999 (I),p.9.

36and Other Mexican Nationals (Mexico v. United States of America) 17,

the ICJ took note of the requesting State’s argument on the basis of the
recognition by international law of “the sanctity of human life”,
and its invocation of Article 6 of the same United Nations Covenant,

and again indicated that C. R. Fierro Reyna, R. Moreno Ramos,
and O. Torres Aguilera, three Mexican nationals, were not to be executed
pending final judgment in the proceedings of the case (resolutory

point I (a)).

17. The ultimate beneficiaries were meant to be the individuals con-

cerned, and to that end the requesting States advanced their arguments to
obtain the Court’s orders of provisional measures. On earlier occasions,
the ICJ was likewise concerned with the protection of human life, in dis-
tinct contexts. Thus, two decades earlier, in its Order of 15 Decem-

ber 1979, in the United States Diplomatic and Consular Staff in Tehran
(United States of America v. Iran) 18case, the Court took into account
the State’s arguments to protect the life, freedom and personal security

of its nationals (diplomatic and consular staff in Tehran, para. 37),
and indicated provisional measures of protection of those rights
(resolutory point I (A)), after referring to the “obligations impératives”

under the 1961 Vienna Convention on Diplomatic Relations and the
1963 Vienna Convention on Consular Relations (para. 41), and
pondering that

“la persistance de la situation qui fait l’objet de la requête expose les
êtres humains concernés à des privations, à un sort pénible et angois-
sant et même à des dangers pour leur vie et leur santé et par

conséquent à une possibilité sérieuse de préjudice irréparable”
(para. 42).

18. Half a decade later, in its Order of 10 May 1984, in the Nicara-
gua v. United States case , the ICJ indicated provisional measures (reso-
lutory point B (2)) after taking note of the requesting State’s argument

calling for protection of the rights to life, to freedom and to personal
security of Nicaraguan citizens (para. 32). Shortly afterwards, in its cele-
brated Order of 10 January 1986 in the Frontier Dispute (Burkina Faso/
20
Republic of Mali) case, duly complied with by the contending parties,
the Court’s Chamber took note of the concern expressed by the parties
with the personal integrity and safety of those persons who were in the

zone under dispute (paras. 6 and 21). One decade later, in its Order of
15 March 1996 in the case of the Land and Maritime Boundary between

17
18I.C.J. Reports 2003, p. 77.
19I.C.J. Reports 1979,p.7.
Case concerning Military and Paramilitary Activities in and against Nicaragua
(Nicaragua v. United States of America), I.C.J. Reports 1984 , p. 169.
20I.C.J. Reports 1986,p.3.

37son ordonnance du 5 février 2003 en l’affaire Avena et autres ressortis-
17
sants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique) , la Cour a pris
note de l’argument de l’Etat demandeur basé sur la reconnaissance par
le droit international du «caractère sacré de la vie humaine», en

invoquant toujours l’article 6 du même pacte des Nations Unies,
et a là encore indiqué que C. R. Fierro Reyna, R. Moreno Ramos
et O. Torres Aguilera, trois ressortissants mexicains, ne devaient pas

être exécutés avant sa décision finale en l’affaire (point I du dispositif,
al. a)).
17. Les individus condamnés étaient censés être les bénéficiaires ul-

times de la procédure engagée devant la Cour, et c’est pour eux que les
Etats demandeurs avaient plaidé dans l’espoir d’obtenir de celle-ci une
ordonnance en indication de mesures conservatoires. A des occasions
antérieures, la Cour avait également tâché de protéger la vie humaine

dans d’autres contextes. Ainsi, une vingtaine d’années plus tôt, dans son
ordonnance du 15 décembre 1979 en l’affaire relative au Personnel diplo-
matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique
18
c. Iran) , la Cour avait tenu compte des arguments de l’Etat visant à
protéger la vie, la liberté et la sécurité personnelle de ses ressortissants
(par. 37), et indiqué des mesures conservatoires pour préserver ces droits

(point I du dispositif, al. A), après s’être référée aux «obligations impé-
ratives» dictées par la convention de Vienne de 1961 sur les relations
diplomatiques et par la convention de Vienne de 1963 sur les relations

consulaires (par. 41), et ayant considéré que

«la persistance de la situation qui fai[sait] l’objet de la requête expo-
s[ait] les êtres humains concernés à des privations, à un sort pénible
et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé et par

conséquent à une possibilité sérieuse de préjudice irréparable»
(par. 42).

18. Cinq ans plus tard, dans son ordonnance du 10 mai 1984 en
l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique 19, la Cour indiqua des
mesures conservatoires (point B du dispositif, al. 2) après avoir pris note

de l’appel lancé par l’Etat demandeur pour la protection du droit à la vie,
à la liberté et à la sécurité personnelle de certains citoyens nicaraguayens
(par. 32). Peu après, dans sa célèbre ordonnance du 10 janvier 1986 en
20
l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) ,
auxquelles les parties intéressées se sont dûment conformées, la chambre
de la Cour tint compte des craintes exprimées par celles-ci pour l’intégrité

et la sécurité des personnes présentes dans la zone contestée (par. 6 et 21).
Une dizaine d’années plus tard, dans son ordonnance du 15 mars 1996 en

17
18C.I.J. Recueil 2003, p. 77.
19C.I.J. Recueil 1979,p.7.
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), C.I.J. Recueil 1984 , p. 169.
20C.I.J. Recueil 1986,p.3.

37Cameroon and Nigeria (Cameroon v. Nigeria) , the Court took note of

the requesting State’s warning that continuing armed clashes in the
region were notably causing “irremediable loss of life as well as human
suffering and substantial material damage” (para. 19); in deciding to
order provisional measures, the ICJ pondered that

“it is clear from the submissions of both Parties to the Court that
there were military incidents and that they caused suffering, occa-
sioned fatalities — of both military and civilian personnel — while
causing others to be wounded or unaccounted for, as well as causing

major material damage . . . the rights at issue in these proceedings
are sovereign rights which the Parties claim over territory, and . . .
these rights also concern persons . . . the events that have given rise

to the request, and more especially the killing of persons, have
caused irreparable damage to the rights that the Parties may have
over the Peninsula . . . persons in the disputed area and, as a conse-
quence, the rights of the Parties within that area are exposed to seri-

ous risk of further irreparable damage” (paras. 38-39 and 42).

19. Another order illustrative of the overcoming of the strictly inter-
State dimension in the acknowledgement of the rights to be preserved by
means of provisional measures pertains to the case of Armed Activities on
22
the Territory of the Congo , opposing this latter to Uganda. In its Order
of 1 July 2000 in this case, the ICJ took into account the requesting
State’s denunciation of alleged “human rights violations” — invoking

international instruments for their protection (paras. 4-5 and 18-19) —
and of its plea for protection for its inhabitants (para. 31) as well as for
its own “rights to respect for the rules of international humanitarian
law and for the instruments relating to the protection of human

rights” (para. 40). The Court, recognizing the pressing need to indi-
cate provisional measures of protection (paras. 43-44), found that it
was “not disputed that grave and repeated violations of human
rights and international humanitarian law, including massacres and

other atrocities, have been committed on the territory of the Demo-
cratic Republic of the Congo” (para. 42). The Court, accordingly,
ordered both parties inter alia to “take all measures necessary to ensure
full respect within the zone of conflict for fundamental human rights

and for the applicable provisions of humanitarian law” (resolutory
point 3).
20. In its Order of 8 April 1993 in the case concerning the Application

of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of

21
22I.C.J. Reports 1996 (I),p.13.
I.C.J. Reports 2000, p. 111.

38l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le
21
Nigéria (Cameroun c. Nigéria) , la Cour prit acte de la mise en garde
formulée par l’Etat demandeur, à savoir que la poursuite des affronte-
ments armés dans la région causait notamment des «pertes irrémédiables
en vies et en souffrances humaines et d’importants dommages matériels»

(par. 19); en décidant d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour
considéra que

«il ressort à suffisance des déclarations faites par les deux Parties
devant [elle] qu’il y a eu des incidents militaires et que ceux-ci ont
causé des souffrances, des pertes en vies humaines — tant militaires

que civiles —, des blessés et des disparus, ainsi que des dommages
matériels importants; ... [que] les droits en litige dans la présente ins-
tance sont des droits souverains que les Parties prétendent avoir sur

des territoires, et que ces droits concernent aussi des personnes ... [et,
enfin,] que les événements qui sont à l’origine de la demande, et tout
spécialement le fait que des personnes aient été tuées dans la
presqu’île de Bakassi, ont porté un préjudice irréparable aux droits

que les Parties peuvent avoir sur la presqu’île; [et] que les personnes
se trouvant dans la zone litigieuse, et par voie de conséquence les
droits que les Parties peuvent y avoir, sont exposés au risque sérieux
d’un nouveau préjudice irréparable» (par. 38-39 et 42).

19. Une autre ordonnance illustrant ce dépassement de la dimension

strictement interétatique, de par la reconnaissance des droits à sauvegar-
der au moyen de mesures conservatoires, est celle qui a été rendue dans
l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo 2, opposant ce
dernier à l’Ouganda. Dans son ordonnance du 1 juillet 2000 en l’affaire,

la Cour tint compte des «violations ... des droits de l’homme» alléguées
par le demandeur — en invoquant des instruments internationaux pour
fonder la sauvegarde de ces droits (par. 4-5 et 18-19) — et de l’appel lancé

par celui-ci pour la protection de ses habitants (par. 31) ainsi que de ses
propres «droits au respect des règles du droit international humanitaire
et des instruments relatifs à la protection des droits de l’homme» (par. 40).
Reconnaissant le besoin urgent de mesures conservatoires (par. 43-44), la

Cour conclut qu’il n’était «pas ... contesté que des violations graves et
répétées des droits de l’homme et du droit international humanitaire, y
compris des massacres et autres atrocités, [avaie]nt été commises sur le

territoire du Congo» (par. 42). Aussi ordonna-t-elle aux deux Parties de,
notamment, «prendre toutes mesures nécessaires pour assurer, dans la
zone de conflit, le plein respect des droits fondamentaux de l’homme,
ainsi que des règles applicables du droit humanitaire» (point 3 du

dispositif).
20. Dans son ordonnance du 8 avril 1993 en l’affaire relative à l’Appli-
cation de la convention pour la prévention et la répression du crime de

21C.I.J. Recueil 1996 (I),p.13.
22C.I.J. Recueil 2000, p. 111.

38Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia) , the Court, after

finding “a grave risk” to human life, indicated provisional measures, and
recalled General Assembly resolution 96 (I) of 11 December 1946 (referred
to in its own Advisory Opinion of 1951 on Reservations to the Conven-

tion on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide )tothe
effect that the crime of genocide “shocks the conscience of mankind,
results in great losses to humanity . . . and is contrary to moral law and

to the spirit and aims of the United Nations” (para. 49). I24the subse-
quent Order of 13 September 1993 in the same case , the Court raised
again its concern for the protection of human rights and the rights of

peoples (para. 38). And in its recent Order of 15 October 2008 in the case
concerning the Application of the International Convention on the Elimi-
nation of All Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian Fed-
eration) , the ICJ once again disclosed its concern for the preservation

of human life and personal integrity (paras. 122 and 142-143).

21. From the survey above it can be seen that, over the last three

decades, the ICJ has gradually overcome the strictly inter-State outlook
in the acknowledgment of the rights to be preserved by means of its
orders of provisional measures of protection. Nostalgics of the past,

entrapped in their own dogmatism, can hardly deny that, nowadays,
States litigating before this Court, despite its inter-State contentious pro-
cedure, have conceded that they have no longer the monopoly of the

rights to be preserved, and, much to their credit, they recognize so, in
pleading before this Court on behalf also of individuals, their nationals,
or even in a larger framework, their inhabitants.

22. They are not thereby exercising diplomatic protection, as they
argue in a much wider conceptual framework. The ICJ, in its turn —

whether nostalgics of the past like it or not — has, on certain occasions,
issued orders of provisional measures in which it has expressly placed the
rights of the human person beside the rights of States (cf. supra). This
calls for a reassessment of the contemporary international legal order

itself, with greater attention focused on one of the constituent elements of
States, their population, and its needs of protection, even by means of the
operation of an inter-State mechanism.

23. Facts tend to come before the norms, requiring of these latter the
aptitude to cover new situations they are meant to regulate, with due
26
attention to superior values . Before this Court, States keep on holding
the monopoly of jus standi, as well as locus standi in judicio,insofaras

23
24I.C.J. Reports 1993,p.3.
25Ibid., p. 322.
I.C.J. Reports 2008, p. 353.
26Cf., inter alia, G. Morin, La révolte du droit contre le code — la révision néces-
saire des concepts juridiques , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1945, pp. 2, 6-7 and 109-115.

39génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) 23, la Cour, après avoir

constaté l’existence d’un «risque grave» pour la vie humaine, indiqua des
mesures conservatoires et rappela les termes de la résolution 96 (I) de
l’Assemblée générale du 11 décembre 1946 (déjà cités dans son propre

avis consultatif de 1951 sur les Réserves à la convention pour la préven-
tion et la répression du crime de génocide ), à savoir que le crime de géno-
cide «bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à

l’humanité ... et est contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit et aux fins
des Nations Unies» (par. 49). Dans son ordonnance suivante du 13 sep-
tembre 1993 en cette affaire , la Cour manifesta encore sa volonté de

protéger les droits de l’homme et des peuples (par. 38). Enfin, dans sa
récente ordonnance du 15 octobre 2008 en l’affaire relative à l’Applica-
tion de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) 25, la Cour a

exprimé une nouvelle fois son attachement à la protection de la vie
humaine et de l’intégrité de la personne (par. 122 et 142-143).
21. Il ressort de l’analyse ci-dessus que, ces trente dernières années, la

Cour est progressivement sortie de la sphère strictement interétatique du
fait de la reconnaissance des droits qu’il lui est demandé de sauvegarder
au moyen de ses ordonnances en indication de mesures conservatoires.

Rivés à leur propre dogmatisme, les nostalgiques du passé peuvent diffi-
cilement nier que, de nos jours, les Etats estant devant la Cour ont, en
dépit du caractère interétatique de sa procédure contentieuse, admis ne

plus avoir l’apanage des droits à protéger, ce qu’ils admettent d’ailleurs
volontiers — et c’est tout à leur honneur — lorsqu’ils viennent plaider
devant elle pour défendre également des personnes, leurs ressortissants,

voire, dans une perspective plus vaste, leur population tout entière.
22. Ce faisant, ils n’exercent pas leur droit de protection diplomatique,
car leurs arguments s’inscrivent dans un cadre conceptuel bien plus vaste.

De son côté, la Cour a — n’en déplaise aux nostalgiques — rendu à cer-
taines occasions des ordonnances en indication de mesures conservatoires
dans lesquelles elle a expressément placé les droits de la personne humaine
au même niveau que ceux des Etats (cf. supra). C’est donc l’ordre juridi-

que international moderne lui-même qu’il faut repenser, en prêtant une
attention plus grande à l’un des éléments constitutifs des Etats, à savoir
leur population, et au besoin que celle-ci a d’être protégée, fût-ce par le

jeu d’un mécanisme interétatique.
23. Les faits tendent à précéder les normes, qui doivent dès lors être
capables de s’étendre aux situations nouvelles qu’elles visent à réglemen-
26
ter, compte dûment tenu des valeurs supérieures . Devant la Cour, jus
standi et locus standi in judicio demeurent certes le propre des Etats, en ce

23
24C.I.J. Recueil 1993,p.3.
25Ibid., p. 322.
C.I.J. Recueil 2008, p. 353.
26Cf., notamment, G. Morin, La révolte du droit contre le code — la révision nécessaire
des concepts juridiques , Paris, Libr. Rec. Sirey, 1945, p. 2, 6-7 et 109-115.

39requests for provisional measures are concerned, but this has not proved

incompatible with the preservation of the rights of the human person,
together with those of States. The ultimate beneficiaries of the rights to
be thereby preserved have been, not seldom and ultimately, human
beings, alongside the States wherein they live. Reversely, requesting
States themselves have, in their arguments before this Court, gone beyond

the strictly inter-State outlook of the past, in invoking principles and
norms of the international law of human rights and of international
humanitarian law, to safeguard the fundamental rights of the human per-
son.

24. In so far as material or substantive law is concerned, the inter-
State structure of litigation before this Court has not been an unsur-
mountable obstacle to such vindication of observance of principles and
norms of international human rights law and international humanitarian

law, as requests for provisional measures of protection before this Court
have not purported to limit themselves to the preservation of the rights of
States.
25. As one of the constitutive elements of these latter — and a most

prominent one — is their population, it comes as no surprise that provi-
sional measures indicated in successive orders of the ICJ have tran-
scended the artificial inter-State dimension of the past, and have come to
preserve also rights whose ultimate subjects (titulaires) are the human

beings. This reassuring development admits no steps backwards, as it has
taken place to fulfil a basic need and aspiration not only of States, but of
the contemporary international community as a whole.

V. T HE R ATIONALE OF THE PURPORTED AIMS OF
P ROVISIONAL M EASURES OF THE ICJ

26. Over the last decades, in its orders of provisional measures pursu-
ant to Article 41 of its Statute, the ICJ has to a large extent based its
reasoning either on the need to avoid or prevent an imminent and irrepa-
rable harm to the rights of the contending parties (including the rights of

the human person), or, more comprehensively, on the need to avoid or
prevent the aggravation of the situation which would be bound to affect
or harm irreparably the rights of the parties. Yet, the rationale of such
orders of the Court does not need to limit or exhaust itself in a reasoning

of the kind.

27. Once again, facts tend to come before the norms, and much will
depend on the nature and content of the rights to be preserved. In the
present case concerning questions relating to the obligation to prosecute

or extradite, such right pertains, in my view, to the realization of justice.
The Court’s reasoning is bound, accordingly, to reflect the purported end
of preservation of this right. In the distinct contexts of other cases, the

40qui concerne les demandes en indication de mesures conservatoires, mais

cela ne s’est pas révélé incompatible avec la protection des droits de la
personne humaine, couplés à ceux des Etats. Après tout, les bénéficiaires
ultimes des droits à sauvegarder ainsi sont, le plus souvent, des êtres
humains en même temps que leurs Etats. Réciproquement, les Etats

demandeurs eux-mêmes ont, dans leurs exposés devant la Cour, dépassé
cette ancienne vision purement interétatique, en invoquant des principes
et des normes du droit international relatif aux droits de l’homme et du
droit international humanitaire pour assurer la sauvegarde des droits

fondamentaux de la personne humaine.
24. Du point de vue du droit matériel ou des règles de fond, la struc-
ture interétatique des procédures de la Cour n’a jamais constitué un obs-
tacle insurmontable empêchant de défendre ainsi le respect des principes

et normes du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit
international humanitaire, puisque les demandes en indication de me-
sures conservatoires soumises à la Cour ne sont pas censées se limiter à
la sauvegarde des droits des Etats.

25. L’un des éléments constitutifs des Etats — et non le moindre —
étant leur population, il n’est guère surprenant que les mesures conserva-
toires indiquées dans les ordonnances successives de la Cour aient trans-
cendé la dimension interétatique du passé, artificielle, pour en venir à

sauvegarder aussi les droits dont l’être humain est le titulaire ultime.
Cette évolution rassurante ne souffre aucun recul, puisqu’elle a eu lieu
pour répondre à un besoin fondamental et à une aspiration partagés non
seulement par les Etats, mais par la communauté internationale moderne

tout entière.

V. L E RAISONNEMENT DE LA COUR

DERRIÈRE L ’INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES

26. Ces dernières dizaines d’années, dans les ordonnances en indica-
tion de mesures conservatoires qu’elle a rendues en vertu de l’article 41 de

son Statut, la Cour a largement fondé son raisonnement soit sur la néces-
sité d’éviter ou d’empêcher qu’un préjudice imminent et irréparable ne
soit porté aux droits des parties en litige (y compris les droits de la per-
sonne humaine), soit, plus généralement, sur la nécessité d’éviter ou de

prévenir une aggravation de la situation qui aurait fatalement pour effet
de nuire à ces droits ou de leur porter irrémédiablement atteinte. Cela dit,
lorsqu’elle rend de telles ordonnances, la Cour ne doit pas nécessairement
se limiter ou s’en tenir à un tel raisonnement.

27. Là encore, les faits tendent à précéder les normes, et beaucoup
dépendra de la nature et de la teneur des droits à protéger. Dans la pré-
sente affaire relative à des questions concernant l’obligation de pour-
suivre ou d’extrader, le droit à sauvegarder touche, selon moi, à la

réalisation même de la justice . Le raisonnement de la Cour doit donc,
nécessairement, refléter le but recherché en protégeant ce droit. Dans le

40ICJ has already disclosed its attention to the imperative of the realization

of justice.
28. Thus, in its Order of 10 January 1986 in the case of the Frontier
Dispute (Burkina Faso/Republic of Mali) 27, the Court’s Chamber indi-

cated provisional measures in order not to aggravate the situation, aware
that such measures were to contribute to “assurer la bonne administra-
tion de la justice” and to prevent “la destruction d’éléments de preuve

pertinents” to its own decision (paras. 19-20). The preservation of evi-
dence relevant for the decision on the case was also the concern of the

Court, as expressly stated in its Order of 15 March 1996 (para. 42), in the
case of the Land and Maritime Boundary between Cameroon and Nigeria
(Cameroon v. Nigeria) . 28

29. Thus, in the case law itself of the ICJ there are already elements
disclosing the concern of the Court, when issuing orders of provisional
measures, to strive towards achieving a good administration of justice .In

the present Order of the Court in the case concerning Questions relating
to the Obligation to Prosecute or Extradite , the right to the realization of
justice assumes a central place, and a paramount importance, and

becomes thus deserving of particular attention. I shall retake this point
later on, in this dissenting opinion, after reviewing the historical record of
the present case, and the situation of impunity which has prevailed for

almost two decades, which, in my view, do have a direct bearing on the
requirements of urgency and risk of irreparable harm to the right to be
preserved, for the purpose of consideration of the present request for pro-

visional measures lodged with this Court.

VI. T HE SAGA OF THE V ICTIMS OF THE H ABRÉ R ÉGIME IN
THEIR PERSISTENT STRUGGLE AGAINST IMPUNITY

30. In the oral hearings before this Court, both Belgium and Senegal
saw it fit to recall the atrocities of the Habré régime (1982-1990), where-

from the cas d’espèce emerges. In its pleading of 6 April 2009, Belgium
referred to the findings of the Chadian Truth Commission, as to the loss
of human life as well as to the 54,000 political detainees between 1982
29
and 1990 . Significantly, Senegal dwelt even further upon those findings,
in its pleadings of 8 April 2009: it added that, besides those 54,000 politi-
cal detainees, there were approximately 40,000 fatal victims in the period

of the Habré régime, bringing the total to “au moins 94 000 victimes
directes ou leurs ayant-droits” who are “susceptibles d’être concernés par
le procès de M. Hissène Habré” . 30

27I.C.J. Reports 1986,p.3.
28I.C.J. Reports 1996 (I),p.13.
29CR 2009/8, pp. 18-19.
30CR 2009/11, p. 10.

41contexte différent d’autres affaires, la Cour s’est déjà montrée consciente

de l’impériosité de rendre justice.
28. Ainsi, dans son ordonnance du 10 janvier 1986 en l’affaire duDif-
férend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) 2, la chambre de la

Cour indiqua des mesures conservatoires pour éviter une aggravation de
la situation, sachant que de telles mesures contribueraient à «assurer la
bonne administration de la justice» et à empêcher «la destruction d’élé-

ments de preuve pertinents» pour sa propre décision (par. 19-20). Ce
souci de la Cour de préserver les éléments de preuve pertinents aux fins de
sa décision en l’instance se retrouve également, en termes exprès, dans son

ordonnance du 15 mars 1996 (par. 42) en l’affaire de laFrontière terrestre
et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) 28.
29. Partant, la volonté de la Cour, lorsqu’elle indique des mesures

conservatoires, de favoriser une bonne administration de la justice ressort
même dans sa propre jurisprudence. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue
ici en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de pour-

suivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal),le droit à ce que justice soit faite
occupe une place centrale et revêt une importance cardinale, méritant dès
lors une attention particulière. J’y reviendrai plus loin dans cette opinion

dissidente, après une parenthèse sur la genèse de l’affaire et sur la situa-
tion d’impunité qui a régné pendant près d’une vingtaine d’années, des
éléments qui, de mon point de vue, ont une incidence réelle et directe sur

les conditions requises — l’urgence et l’existence d’un risque de préjudice
irréparable pour le droit à sauvegarder — aux fins de l’examen de cette
demande en indication de mesures conservatoires.

VI. L’ HISTOIRE DES VICTIMES DU RÉGIME H ABRÉ

DANS LEUR LUTTE OBSTINÉE CONTRE L ’IMPUNITÉ

30. Dans le cadre des audiences devant la Cour, la Belgique et le Séné-
gal ont tous deux éprouvé la nécessité de revenir sur les atrocités du
régime Habré (1982-1990), dont la présente affaire découle. Dans ses

plaidoiries du 6 avril 2009, en effet, la Belgique s’est référée aux conclu-
sions de la Commission tchadienne pour la vérité quant aux pertes en vies
humaines ainsi qu’aux 54 000 prisonniers politiques constatés entre 1982
et 1990 . Mieux: le Sénégal lui-même s’est étendu encore davantage sur

ces conclusions, dans ses plaidoiries du 8 avril 2009: il a ajouté que, outre
ces 54 000 prisonniers politiques, environ 40 000 personnes avaient péri à
l’époque du régime Habré, portant le nombre total à «au moins 94 000 vic-

times directes ou leurs ayants droit» qui étaient «susceptibles d’être
concernés par le procès de M. Hissène Habré» . 30

27C.I.J. Recueil 1986,p.3.
28C.I.J. Recueil 1996 (I),p.13.
29
30CR 2009/8, p. 18-19.
CR 2009/11, p. 10.

41 31. It should not pass unnoticed that both Parties, Belgium and Sen-

egal, referred to those sombre figures in the course of the proceedings
concerning provisional measures. In the circumstances of the present
case, it is, in fact, ineluctable to dwell upon the atrocities of the Habré
régime, for addressing the issue of the right to be preserved by provi-

sional measures of the ICJ. It is commendable that both Parties, Senegal
and Belgium, reckoned that gravity of the case and the human tragedy it
amounts to, in a strictly inter-State procedure before this Court. The

States concerned themselves made a point of acknowledging the human
dimension of the present contentieux between them.

1. The Historical Record of the Case

32. The facts wherefrom the present case originates are, in fact, of
public and notorious knowledge, being documented, e.g., in the Report
31
of the Chadian Truth Commission (of 7 May 1992) , which covered the
period of the régime of former President Hissein Habré (from 7 June 1982
to 1 December 1990). Both Belgium and Senegal referred to them. The
Truth Commission, after the investigation it undertook, reported the

crimes systematically committed against the physical and mental integ-
rity of persons and their possessions (Part I) during the period at issue,
and determined a grim record of more than 40,000 persons murdered,

over 80,000 orphans, over 54,000 persons arbitrarily detained, and
200,000 persons made destitute and deprived of moral and material support.
The Commission made it clear that this was the result of a systematic
pattern of State-perpetrated arbitrary detentions, torture, infra-human

conditions of detention, summary or arbitrary or extra-judicial execu-
tions, successive massacres or mass executions, occultation of mortal
remains, destruction of villages, persecutions, forced eviction and plun-
32
dering .
33. The Report further investigated the misappropriation of public
funds (Part II), and elucidated that the Habré régime deliberately terror-
ized the population. The pillars of the State-conducted repression, accord-

ing to the Truth Commission, were the political police (the Directorate of
Documentation and Security — DDS) and the Presidential Investigation
Service (SIP), added to the State party. The Commission added that the

communication between the terrifying DDS and the President was direct,
with no intermediaries. The “State-policies” devised, at the highest level
of the Executive, according to the Truth Commission, were carried out

31The “Commission of Inquiry into the Crimes and Misappropriations Committed by
Ex-President Habré, His Accomplices and/or Accessories” was created by the Govern-
ment of Chad’s decree No. 014/P.CE/CJ/90, of 29 December 1990.
32Cf. “Chad: Report of the Commission of Inquiry into the Crimes and Misappropria-
tions Committed by Ex-President Habré, His Accomplices and/or Accessories” [Done in
Ndjamena, 7 May 1992], in: Transitional Justice (ed. N. J. Kritz), Vol. III, Washington
DC, US Institute of Peace Press, 1995, pp. 51-93.

42 31. Force est de remarquer que les deux Parties, la Belgique et le Séné-

gal, ont rappelé ces chiffres tragiques au cours de la procédure consacrée
aux mesures conservatoires. Dans les circonstances de la présente affaire,
il est inévitable de s’attarder sur les atrocités du régime Habré pour

répondre à la question du droit que la Cour est priée de protéger par des
mesures conservatoires. Il est louable de la part des deux Parties, le Séné-
gal et la Belgique, d’avoir pris toute la mesure de la gravité de l’affaire et

de la tragédie humaine que celle-ci suppose, dans le cadre d’une pro-
cédure strictement interétatique devant cette Cour. Ce sont les Etats
intéressés eux-mêmes qui ont mis un point d’honneur à reconnaître la

dimension humaine du contentieux qui les oppose ici.

1. La genèse de l’affaire

32. Les faits dans lesquels la présente affaire trouve son origine sont,

en fait, de notoriété publique, puisqu’ils sont relatés dans, notamment, le
rapport de la Commission tchadienne pour la vérité (du 7 mai 1992) , 31
consacré à l’époque du régime de l’ancien président Hissène Habré (du
er
7 juin 1982 au 1 juin 1990). La Belgique et le Sénégal y ont tous deux
fait référence. Au terme de son enquête, la Commission pour la vérité a
rendu compte des crimes systématiquement commis contre l’intégrité

physique et mentale des personnes et contre leurs biens (partie I) au cours
de la période considérée, pour établir le sinistre constat de plus de
40 000 morts, plus de 80 000 orphelins, plus de 54 000 personnes arbi-

trairement détenues et 200 000 personnes dépouillées et privées de toute
assistance morale et matérielle. La commission a clairement indiqué qu’il
s’agissait là du résultat d’une politique systématique de l’Etat compre-

nant détentions arbitraires, torture, conditions inhumaines de détention,
exécutions sommaires, arbitraires ou extrajudiciaires, massacres en chaîne
ou exécutions en masse, dissimulation de dépouilles, destruction de vil-
lages, persécutions, expulsions par la force et pillages . 32

33. Le rapport analysait également les détournements de fonds publics
(partie II), et précisait que le régime Habré avait délibérément semé la
terreur parmi la population. Les piliers de la répression orchestrée par

l’Etat étaient, d’après la Commission pour la vérité, la police politique (la
Direction de la documentation et de la sécurité (DDS)) et le Service
d’investigation présidentiel (SIP), couplés au parti d’Etat. La commission

ajoutait que la terrifiante DDS communiquait directement avec le prési-
dent, sans intermédiaire. Les «politiques d’Etat» conçues au sommet de
l’exécutif étaient, pour citer la commission, mises en Œuvre avec une «dis-

31
La «commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par l’ex-président
Habré,oses coauteurs et/ou complices» a été établie par le décret du Gouvernement tcha-
di32 n 014/P.CE/CJ/90 du 29 décembre 1990.
Cf. Ministère tchadien de la justice, Rapport de la commission d’enquête natio-
nale — Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices , Paris,
L’Harmattan, 1993, p. 5-269.

42with “predisposition”, cruelty and “contempt for human life” . The exe-3
34
cutions were “ordered directly” by the President . The objects collected
by plundering were taken directly to the office of the President . 35

34. In sum, Habré’s régime, according to the Chadian Truth Commis-
sion, amounted to an eight-year reign of State terror, with people mourn-

ing their dead in complete defencelessness, in an abominable distortion of
the ends of the State, and with impunity for such crimes prevailing to this
day. The Report of the Chadian Truth Commission was but the begin-

ning of the saga of the victims of the atrocities perpetrated during the
Habré régime (1982-1990) in Chad. Their search for justice has followed
a long path, at both national and international levels.

2. The Issue of Justiciability in the Long Search for Justice

35. The issue of justiciability for the grave violations perpetrated dur-

ing the Habré régime, starting with the right to be preserved in the cas
d’espèce, has a distinct dimension. In the oral arguments before this
Court, Belgium argued, on 6 April 2009, that its implication in the

present case “trouve son origine dans une plainte déposée à Bruxelles,
avec constitution de partie civile devant un juge d’instruction, le 30 novem-
bre 2000, par un ressortissant belge d’origine tchadienne” . Further- 36

more — Belgium added — it was not in Belgium but in Senegal that the
first complaints against Mr. H. Habré were presented, in January 2000,
without success, as

“la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar avait annulé
le procès-verbal d’inculpation délivré par le juge d’instruction séné-

galais qui inculpait M. Hissène Habré pour complicité de crim37
contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie” .

36. Senegal, for its part, contended before this Court, also on
6 April 2009, that the origin of the present case is found in the lodging,

on 25 January 2000, with the juge d’instruction of a complaint (by
Mr. S. Guengueng and seven other petitioners) against Mr. H. Habré,
of crimes against humanity, torture, barbaric acts, discrimination,

killings and forced disappearances; the eight petitioners claimed to
have been victims of crimes against humanity and acts of torture in Chad,

33 Op. cit. supra note 32, pp. 58 and 61. The DDS received assistance from

foreign States (p. 64), and promptly attained the objective pursued, to terrorize the
population (pp. 66 and 88), with a “proliferation of detention centres throughout the
country” (p. 72).
34 Ibid., p. 77.
35 Ibid., p. 81.
36 CR 2009/8, p. 17.
37 Ibid., p. 19.

43position innée» mêlée de cruauté et un «mépris de la vie humaine» . 33
34
Les exécutions étaient «ordonné[e]s directement» par le président ,
au bureau duquel étaient directement apportés les biens obtenus par
pillage .5

34. En somme, d’après la Commission tchadienne pour la vérité, l’ère
Habré se résume à huit années de terreur orchestrée par l’Etat, pendant
lesquelles une population complètement sans défense pleura ses morts

face à une distorsion abominable des fins de l’Etat, les crimes commis
demeurant à ce jour impunis. Le rapport de la Commission tchadienne

pour la vérité marquait seulement le début de l’histoire des victimes des
atrocités perpétrées au Tchad pendant le régime Habré (1982-1990).
Celles-ci ont parcouru un long chemin en quête de justice, tant au

niveau national qu’à l’échelle internationale.

2. La question de la justiciabilité dans cette longue quête de justice

35. La question de la justiciabilité pour les graves violations perpétrées
pendant les années Habré, à commencer par le droit à sauvegarder en

l’espèce, revêt une dimension distincte. Dans le cadre de ses plaidoi-
ries devant la Cour, la Belgique a déclaré, le 6 avril 2009, que son
intervention dans la présente affaire «trouv[ait] son origine dans

une plainte déposée à Bruxelles, avec constitution de partie civile
devant un juge d’instruction, le 30 novembre 2000 par un ressortissant
belge d’origine tchadienne» . Qui plus est — la Belgique a-t-elle

ajouté —, ce n’est pas elle mais le Sénégal qui avait été saisi des
premières plaintes contre M. H. Habré, en janvier 2000, ce en pure
perte puisque

«la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar avait annulé

le procès-verbal d’inculpation délivré par le juge d’instruction séné-
galais qui inculpait M. Hissène Habré pour complicité de crimes
contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie» . 37

36. Le Sénégal a pour sa part soutenu devant la Cour, également le

6 avril 2009, que la présente affaire était partie du dépôt auprès du
juge d’instruction, le 25 janvier 2000, d’une plainte (de M. S. Guengueng
et de sept autres requérants) à l’encontre de M. H. Habré pour crimes

contre l’humanité, torture, actes de barbarie, discrimination, meurtres et
disparitions forcées; les huit requérants prétendaient avoir été

victimes de crimes contre l’humanité et d’actes de torture au Tchad,

33Op. cit. supra note 32, p. 18 et 21. La DDS recevait l’aide d’Etats étrangers (p. 28) et
parvint rapidement au but recherché, qui était de faire régner la terreur au sein de la popu-
lation (p. 30-32), par la «prolifération des centres de détention à travers tout le territoire»
(p. 43).
34Ibid.,p.58.
35Ibid.,p.71.
36CR 2009/8, p. 17.
37Ibid.,p.19.

43between June 1982 and December 1990 . Three years earlier, in 1987,

Senegal had ratified the 1984 United Nations Convention against
Torture .39
37. In its oral arguments before this Court, Senegal recalled the endeav-

ours by the two groups of victims of the atrocities of the Habré régime in
their search for justice:

“Alors que la Cour de cassation sénégalaise examinait encore
l’affaire, une autre plainte a été déposée, en Belgique, par un autre
groupe de victimes tchadiennes ou d’origine tchadienne, dont

M. Aganaye qui a porté plainte le 20 novembre 2000.
Ce groupe de victimes était différent de celui qui avait porté
plainte à Dakar mais les deux groupes bénéficiaient des mêmes

soutiens . . .
Au Sénégal, le 20 mars 2001, la Cour de cassation . . . a rejeté le
pourvoi formé par les victimes tchadiennes du groupe Guengueng.

Elle a jugé qu’aucun texte de procédure ne donnait une compétence
universelle aux juridictions sénégalaises pour connaître des
faits dénoncés sur le fondement de la Convention de 1984 contre
40
la torture.”
38. Belgium conceded that Senegal has lately modified its legislation

(Penal Code and Code of Criminal Procedure), in February 2007, intro-
ducing therein the principle of universal jurisdiction for the repression of
genocide, war crimes and crimes against humanity . In the meantime,

however, on 18 April 2001, — as Senegal itself saw it fit to recall before
this Court — the group of victims headed by Mr. Guengueng seized the
United Nations Committee against Torture, established by Article 17 of
42
the United Nations Convention against Torture .

39. It should not pass unnoticed that years have lapsed till the
rights of the victims of the reported repression of the Habré régime

became justiciable at domestic law level, and even more time has
lapsed — almost two decades — till they were vindicated under the
United Nations Convention against Torture, and now in the inter-

State procedure before this Court. This discloses that the time of
human justice is surely not the time of human beings (cf. infra). More-
over, if there are today rights invoked by States in connection with

the atrocities of the Habré régime, this is due to the initiative of the
victims themselves , before national tribunals (in Senegal and Bel-
gium), and subsequently before the United Nations Committee against

38
CR 2009/9, pp. 10 and 23. The petitioners were members of the “Association des
victimes des crimes et répressions politiques au Tchad” (AVCRP), established in 1991;
ib39., p. 10.
40As recalled by Senegal itself before this Court; ibid., p. 23.
Ibid., p. 24.
41CR 2009/8, p. 20.
42CR 2009/9, p. 24.

44entre juin 1982 et décembre 1990 . Trois ans plus tôt, en 1987, le

Sénégal avait ratifié la convention des Nations Unies contre la torture
de 1984 .39
37. Lorsqu’il a plaidé devant la Cour, le Sénégal a relaté les démarches

accomplies par les deux groupes de victimes des atrocités du régime
Habré dans leur quête de justice:

«Alors que la Cour de cassation sénégalaise examinait encore
l’affaire, une autre plainte a été déposée, en Belgique, par un autre

groupe de victimes tchadiennes ou d’origine tchadienne, dont
M. Aganaye qui a porté plainte le 30 novembre 2000.
Ce groupe de victimes était différent de celui qui avait porté

plainte à Dakar, mais les deux groupes bénéficiaient des mêmes
soutiens...
Au Sénégal, le 20 mars 2001, la Cour de cassation ... a rejeté le

pourvoi formé par les victimes tchadiennes du groupe Guengueng.
Elle a jugé qu’aucun texte de procédure ne donnait une compétence
universelle aux juridictions sénégalaises pour connaître des faits

dénoncés sur le fondement de la convention de 1984 [contre la
torture].» 40

38. La Belgique a reconnu que le Sénégal avait récemment modifié sa
législation (Code pénal et Code de procédure pénale), au mois de

février 2007, en y introduisant le principe de la compétence universelle
pour réprimer le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité . Dans l’intervalle, toutefois, le 18 avril 2001 — comme

le Sénégal a lui-même cru bon de le rappeler à la Cour —, le groupe
de victimes conduit par M. Guengueng avait saisi le comité des
Nations Unies contre la torture établi par l’article 17 de la convention
42
du même nom .
39. Force est de constater que des années se sont écoulées avant que
les victimes de la répression imputée au régime Habré puissent faire

valoir leurs droits devant la justice nationale, et qu’il a fallu encore
davantage de temps — près d’une vingtaine d’années — pour qu’elles
puissent les défendre en vertu de la convention des Nations Unies contre

la torture, et maintenant devant la Cour dans le cadre d’une procédure
entre Etats. Cela montre que l’heure de la justice humaine n’est assuré-

ment pas celle des victimes (cf. infra). En outre, si des droits sont
aujourd’hui invoqués par des Etats au sujet des atrocités du régime
Habré, c’est grâce à l’initiative des victimes elles-mêmes , devant les ins-

tances nationales (au Sénégal et en Belgique), puis devant le comité des

38CR 2009/9, p. 10 et 23. Les requérants étaient membres de l’Association des victimes
des crimes et répressions politiques au Tchad (AVCRP), établie en 1991; ibid.,p.10.

39Ainsi que le Sénégal l’a lui-même rappelé devant la Cour; ibid.,p.23.
40Ibid.,p.24.
41CR 2009/8, p. 20.
42CR 2009/9, p. 24.

44Torture, with the course of facts leading to the lodging of the present

case now with this Court.
40. Grave violations of human rights are thus at the origin of the
present inter-State contentieux before the ICJ, and it is significant — and

much to the credit of Senegal and Belgium — that the contending Parties
have not attempted to controvert this in their oral arguments before this
Court. Senegal, in addition, in its pleadings of 6 April 2009, expressly

referred to the victims of the Habré régime who are seeking justice (cf.
supra). The right of States invoked before the ICJ in the present case

under the 1984 Convention against Torture emerges as from the rights of
human beings victimized by repression and cruelty of an oppressive
régime. This case reveals that the human dimension of the rights of States

themselves can under certain circumstances become undeniable.
41. Once the United Nations Committee against Torture was seized, in
2001, of the S. Guengueng et alii case, concerning Senegal, it issued an

interim or provisional measure requesting the State party not to expel
Mr. H. Habré and “to take all necessary measures to prevent him from
leaving the territory, other than under an extradition procedure”, and the

Committee found that the State party concerned acceded to such
request . Half a decade later, in its decision of 17 May 2006 in the case
of Suleymane Guengueng et alii v. Senegal, the United Nations Commit-

tee against Torture found inter alia (already at that time, eight years ago)
that “the reasonable time within which the State Party should have com-
plied” with the obligation under Article 5 (2) of the United Nations Con-
44
vention against Torture “has been considerably exceeded” . It added
that the objective of Article 7 of the Convention was “to prevent any act
of torture from going unpunished” , and concluded that there had been

breaches of both provisions, Articles 7 and 5 (2) of the Convention
against Torture . 46
42. Not only the United Nations Committee against Torture, as super-

visory organ of the corresponding Convention, but also a regional inter-
national organization, the African Union, were engaged in the struggle

against impunity in the present case concerning questions relating to the
obligation to prosecute or extradite now before the ICJ. In fact, both Bel-
gium 47 and Senegal 48 expressly acknowledged, in their oral arguments

before this Court, the contribution of the African Union to the principle
of universal jurisdiction in the context of the cas d’espèce.

43. As Senegal transmitted the “Hissène Habré case” to the African
Union in January 2006, this latter established a Committee of Eminent

43United Nations, doc. CAT/C/36/D/181/2001, 19 May 2006, p. 2, para. 1 (3).
44Ibid., p. 15, para. 9 (5).
45Ibid., p. 15, para. 9 (7).
46Ibid., p. 16, paras. 9 (9), 9 (11) and 9 (12).
47CR 2009/8, pp. 41-42.
48CR 2009/9, p. 27.

45Nations Unies contre la torture, autant de démarches qui ont conduit au

dépôt de la présente affaire devant la Cour.
40. De graves violations des droits de l’homme sont donc à l’origine
du présent contentieux interétatique devant la Cour, et il importe de

noter que — tout à leur honneur — la Belgique et le Sénégal n’ont pas
cherché à le nier lorsqu’ils ont plaidé devant elle. En outre, le Sénégal,
dans ses exposés du 6 avril 2009, s’est référé expressément aux victimes du

régime Habré qui demandent justice (cf. supra). Le droit des Etats qui est
invoqué ici devant la Cour au titre de la convention de 1984 contre la

torture est né des droits des êtres humains victimes de la répression et de
la cruauté d’un régime d’oppression. La présente affaire révèle que la
dimension humaine des droits des Etats eux-mêmes peut, dans certaines

circonstances, devenir indéniable.
41. Une fois saisi, en 2001, de l’affaire S. Guengueng et autres, engagée
contre le Sénégal, le comité des Nations Unies contre la torture rendit

une mesure provisoire ou conservatoire prescrivant à celui-ci, en tant
qu’Etat partie, de ne pas expulser M. H. Habré et de «prendre toutes les
mesures nécessaires pour empêcher que ce dernier ne quitte le territoire

autrement qu’en vertu d’une procédure d’extradition», et il conclut que le
Sénégal s’était conformé à cette demande . Cinq ans plus tard, dans sa
décision du 17 mai 2006 en l’affaire Suleymane Guengueng et autres

c. Sénégal, le comité concluait notamment que «le délai raisonnable dans
lequel l’Etat partie aurait dû remplir» l’obligation inscrite au para-
graphe 2 de l’article 5 de la convention des Nations Unies contre la
44
torture «[était] largement dépassé» (depuis déjà huit ans à l’époque) .
Il ajoutait que le but de l’article 7 de la convention était «d’éviter l’im-
punité pour tout acte de torture» 45 et constatait qu’il avait été manqué

à ces deux dispositions, à savoir l’article 7 et le paragraphe 2 de l’ar-
ticle 5 de la convention contre la torture . 46
42. Le comité des Nations Unies contre la torture, en tant qu’organe

chargé de veiller au respect de la convention, ne fut pas le seul à s’associer
à la lutte contre l’impunité qui est en jeu dans l’affaire dont la Cour est

actuellement saisie, qui a trait à des questions concernant l’obligation de
poursuivre ou d’extrader; une organisation internationale régionale s’en
est aussi mêlée: il s’agit de l’Union africaine. En fait, la Belgique 47 et le
48
Sénégal ont tous deux reconnu expressément, dans leurs plaidoiries
devant la Cour, la contribution de l’Union africaine à l’application du
principe de la compétence universelle en l’espèce.

43. Lorsque le Sénégal a porté l’«affaire Hissène Habré» devant
l’Union africaine en janvier 2006, celle-ci a mis sur pied un comité d’émi-

43 Nations Unies, doc. CAT/C/36/D/181/2001 du 19 mai 2006, p. 2, par. 1.3.
44 Ibid., p. 15, par. 9.5.
45 Ibid., p. 15, par. 9.7.
46 Ibid., p. 16, par. 9.9, 9.11 et 9.12.
47 CR 2009/8, p. 41-42.
48 CR 2009/9, p. 27.

45African Jurists to examine it (Decision 103 (VI)). In its Report to the

Assembly of Heads of State and Government of the African Union
(2006), the Committee inter alia recommended, in July 2006, that

“Tous les Etats africains devraient s’assurer que chacun adhère
complètement à la Convention contre la torture et au Protocole
additionnel afin de permettre l’application de la Convention sur

l’ensemble du Continent. Les déclarations pertinentes prévues à
l’article 22 doivent aussi être faites pour offrir une protection réelle

des droits des citoyens. Cette adhésion est aussi importante pour la
prévention de la torture . . .
Tous les Etats doivent prendre des mesures nécessaires pour adop-

ter des lois sur ces crimes et int49rer la Convention contre la torture
dans leur législation interne.”

44. On the basis of that Report, the Assembly of the African Union,

by its Decision 127 (VII), mandated Senegal “to prosecute and ensure
that Hissène Habré is tried, on behalf of Africa, by a competent Sene-
galese court with guarantees for fair trial” . The controversy between Bel-

gium and Senegal, in their oral arguments before the ICJ on 7 and
8 April 2009, then focused on a very specific issue, namely: while Belgium
argued that “Senegal only regards itself as under an obligation not to

release Mr. Habré because of the mandate given to it by the African
Union, not because of its obligations owed to Belgium under the Torture
Convention” , Senegal, in turn, recalled, in reply, that

“il n’a jamais considéré que l’obligation de juger Hissène Habré
trouve sa source dans la décision de l’Union Africaine et . . . il s’est

toujours référé à la Convention de 1984 au moment d’apporter les
modifications nécessaires à sa législation afin de rendre possible le
procès envisagé” . 52

45. It should not pass unnoticed that the “Hissène Habré case” has
been brought to the attention of yet another instance of the United
Nations, namely, the Working Group on the Universal Periodic Review

(UPR) of the United Nations Human Rights Council. A compilation
prepared for that Working Group by the Office of the United Nations
53
High Commissioner for Human Rights , as well as a draft Report

49African Union, Rapport du Comité d’éminents juristes africains sur l’affaire Hissène
Habré, 2006, p. 5, paras. 36-37.
50African Union, Decisions and Declarations , Banjul, July 2006, Decision 127 (VII),
p. 1, para. 5 (ii).
51CR 2009/10, p. 23.
52CR 2009/11, p. 14.
53United Nations Human Rights Council, doc. A/HRC/WG.6/4/SEN/2, 18 December
2008, p. 7, para. 27.

46nents juristes africains pour examiner le dossier (décision 103 (VI)). Dans

son rapport à la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de
l’Union africaine (juillet 2006), ce comité a notamment recommandé ce
qui suit:

«Tous les Etats africains devraient s’assurer que chacun adhère
complètement à la convention contre la torture et au protocole

additionnel afin de permettre l’application de la convention sur
l’ensemble du continent. Les déclarations pertinentes prévues à
l’article 22 doivent aussi être faites pour offrir une protection réelle

des droits des citoyens. Cette adhésion est aussi importante pour la
prévention de la torture...
Tous les Etats doivent prendre des mesures nécessaires pour adop-

ter des lois sur ces crimes et intégrer la convention contre la torture
dans leur législation interne.» 49

44. Sur la base de ce rapport, la conférence de l’Union africaine, dans

sa décision 127 (VII), a chargé le Sénégal «de poursuivre et de faire juger,
au nom de l’Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise com-
50
pétente avec les garanties d’un procès juste» . Le différend entre la Bel-
gique et le Sénégal s’est donc focalisé, dans leurs plaidoiries devant la
Cour des 7 et 8 avril 2009, sur un aspect bien précis, à savoir que, pour la

Belgique, «si le Sénégal s’estime tenu de ne pas libérer M. Habré, c’est
seulement en raison du mandat qui lui a été conféré par l’Union africaine,
et non du fait des obligations lui incombant à l’égard de la Belgique en
51
vertu de la convention contre la torture» , le Sénégal ayant répondu en
rappelant qu’au contraire

«il n’a[vait] jamais considéré que l’obligation de juger Hissène Habré

trouv[ait] sa source dans la décision de l’Union africaine et ... [qu’]il
s’[était] toujours référé à la Convention de 1984 au moment d’appor-

ter les modifications nécessaires à sa législation afin de rendre pos-
sible le procès envisagé» . 52

45. Il convient de noter que l’«affaire Hissène Habré» a été portée à

l’attention d’encore une autre instance de l’Organisation des Nations
Unies, à savoir le groupe de travail sur l’examen périodique universel
(EPU) du Conseil des droits de l’homme. Dans une compilation préparée

pour ce groupe de travail par le Haut Commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme , ainsi que dans un projet de rapport (de

49 Union africaine, Rapport du Comité d’éminents juristes africains sur l’affaire Hissène

Ha50é, 2006, p. 5, par. 36-37.
Union africaine, Décisions et déclarations , Banjul, juillet 2006, décision 127 (VII),
p. 1, par. 5 ii).
51 CR 2009/10, p. 23.
52 CR 2009/11, p. 14.
53 Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, doc. A/HRC/WG.6/4/SEN/2,
18 décembre 2008, p. 7, par. 27.

46(of February 2009) of the Working Group itself , contain express refer-

ences to the case, in the framework of the struggle against impunity. Yet,
despite all this, the surviving victims of the atrocities of the Habré régime
keep on waiting for justice. Hope is the last one to vanish.

VII. T HE T IME OF H UMAN B EINGS AND THE T IME OF H UMAN JUSTICE

1. The Décalage to be Bridged

46. The time of human beings surely does not appear to be the time of

human justice. The time of human beings is not long (vita brevis),a t
least not long enough for the full realization of their project of life. The
brevity of human life has been commented upon time and time again,
55
throughout the centuries; in his De Brevitate Vitae , Seneca pondered
that, except for but a few, most people in his times departed from life
while they were still preparing to live . Yet, the time of human justice is

prolonged, not seldom much further than that of human life, seeming to
make abstraction of the vulnerability and briefness of this latter, even in
face of adversities and injustices. The time of human justice seems, in

sum, to make abstraction of the time human beings count on for the ful-
filment of their needs and aspirations.
47. Chronological time is surely not the same as biological time. The

time of the succession of events does not equate with the time of the
briefness of human life. Tempus fugit. For its part, biological time is not
the same as psychological time either. Surviving victims of cruelty lose, in
moments of deep pain and humiliation, all they could expect of life; the

young lose in a few moments their innocence forever, the elderly sud-
denly lose their confidence in fellow human beings, not to speak of insti-
tutions. Their lives become deprived of meaning, and all that is left is

their hope in human justice. Yet, the time of human justice does not
appear to be the time of human beings.
48. For those victimized, the passing of time without justice

is painful, as it is time leading to despair. Victims of torture are only
left with that hope in human justice. The devastating effects of
torture have been denounced likewise time and time again, and

international tribunals should not appear indifferent to that.

54United Nations Human Rights Council, doc. A/HRC/WG.6/4/L.10, 11 February
2009, pp. 7, 12, 15, 16 and 21, paras. 31, 63, 79, 92 and 98 (5), respectively.
55Written sometime between the years 49 and 62.
56Seneca, La Brevità della Vita (De Brevitate Vitae) , 23rd ed., Milan, RCS, 2008,
pp. 40-41, Chap. I-1:

“i giorni a noi concessi scorrono così veloci e travolgenti che, eccetto pochissimi, gli
altri sono abbandonati dalla vita proprio mentre si preparano a vivere — tam rapide
dati nobis temporis spatia decurrant, adeo ut exceptis admodum paucis ceteros in
ipso vitae apparatu vita destituat”.

47février 2009) établi par le groupe de travail lui-même , il est fait expres-

sément référence à l’affaire, dans le cadre de la lutte contre l’impunité.
Pourtant, en dépit de tout cela, les victimes qui ont survécu aux atrocités
du régime Habré attendent toujours que justice leur soit rendue. L’espoir

a la vie dure.

VII. L’ HEURE DES VICTIMES ET CELLE DE LA JUSTICE HUMAINE

1. Le décalage à combler

46. L’heure des victimes ne semble assurément pas être celle de la jus-
tice humaine. L’être humain n’a que peu de temps à vivre sur cette terre
(vita brevis), du moins trop peu pour réaliser pleinement son projet de

vie. La brièveté de la vie humaine a été maintes fois commentée au fil des
siècles: dans son ouvrage intitulé De brevitate vitae 55, Sénèque fit obser-
ver que, à quelques exceptions près, la plupart de ses contemporains dis-
56
paraissaient alors qu’ils s’apprêtaient tout juste à vivre . Or, la justice
humaine s’éternise, prenant souvent bien plus de temps qu’une vie
humaine, dont elle paraît dédaigner la fragilité et la fugacité, même face

à l’adversité et à l’injustice. La justice semble, en somme, faire fi du temps
dont les êtres humains disposent pour concrétiser leurs besoins et leurs
aspirations.

47. Certes, le temps chronologique n’est pas le temps biologique. Les
événements ne s’égrènent pas au même rythme que la vie humaine, bien
plus fugace. Tempus fugit. Cela dit, l’heure biologique n’est pas l’heure

psychologique non plus. Ceux qui survivent à la cruauté perdent, dans les
moments de profonde souffrance et d’humiliation, tout ce qu’ils pou-
vaient attendre de la vie; en un instant, les plus jeunes perdent à jamais

leur innocence et les aînés leur confiance dans leurs semblables, sans par-
ler des institutions. Leurs vies deviennent vides de sens, et il ne leur reste
que leur foi en la justice humaine. Pourtant, l’heure de la justice humaine

ne paraît pas être celle des victimes.
48. Pour les victimes, le temps écoulé sans justice est source de souf-
france puisqu’il laisse le désespoir s’installer. Or, les victimes de tortures

n’ont plus que cet espoir dans la justice humaine auquel se raccrocher.
Les effets ravageurs de la torture ont également été dénoncés à maintes
reprises, et les juridictions internationales ne devraient pas sembler y res-

54
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, doc. A/HRC/WG.6/4/L.10,
1155évrier 2009, p. 7, 12, 15, 16 et 21, par. 31, 63, 79, 92 et 98 (5), respectivement.
56Rédigé entre les années 49 et 62 de notre ère.
Sénèque, De la brièveté de la vie (De brevitate vitae) , chap. I-1:

«... la rapidité avec laquelle nos années s’écoulent» que, «[d]ès l’entrée de la carrière,
tous, à la réserve d’un très petit nombre, se trouvent à la fin de leur course» — «tam
rapide dati nobis temporis spatia decurrant, adeo ut exceptis admomum paucis ceteros

in ipso vitae apparatu vita destituat», Cours de latinité supérieure, ou Extraits des
auteurs latins, par M. l’Abbé Paul, p. 457.

47In an eloquent personal account, for example, it was warned that

“Whoever was tortured, stays tortured. Torture is ineradicably
burned into him, even when no clinically objective traces can be
detected . . . The person who has survived torture and whose pains
are starting to subside (before they flare up again) experiences an

ephemeral peace that is conducive to thinking . . . If from the exper-
ience of torture any knowledge at all remains that goes beyond the
plain nightmarish, it is that of a great amazement and a foreignness

in the world that cannot be compensated by any sort of subsequent
human communication . . .

Whoever has succumbed to torture can no longer feel at home in
the world . . . Trust in the world . . . collapsed in part at the first
blow . . . will not be regained.” 57

49. It is imperative to reduce or bridge the décalage between the time
of victimized human beings and the time of human justice. This is indeed

imperative, also bearing in mind that torture and other atrocities should
not at all have taken place, and are not at all to take place again, and
further keeping in mind their absolute and peremptory prohibition in any

circumstances whatsoever — a prohibition of jus cogens — in contempo-
rary international law (cf. infra). This has, in my view, a direct bearing on
the issue of the indication of provisional measures.

2. The Determination of Urgency

50. It is pressing and imperative to reduce or bridge the gap between the
time of human justice and the time of human beings. In my understanding,

for the purposes of deciding whether to indicate provisional measures, the
urgency of a situation cannot be measured mechanically in all cases, nor
leniently in any case. May it be recalled that the term “urgent” derives

from Latin “urgens/urgentis” (participle ofurgere), meaning what is nec-
essary to be done promptly, and,a fortiori, what is indispensable and can-

57J. Améry, At the Mind’s Limits, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1980 [re-ed.],
pp. 34 and 38-40. And J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment , Arles, Actes Sud/
Babel, 2005 [re-ed.], pp. 83-84, 92 and 94-96:

“Celui qui a été torturé reste un torturé. La torture est marquée dans sa chair au
fer rouge, même lorsque aucune trace cliniquement objective n’y est plus repérable ...
Celui qui vient de réchapper de la torture et dont la douleur se calme (avant de
reprendre de plus belle) se sent gagné par une sorte de paix éphémère, propice à la
réflexion ... Si ce qui reste de l’expérience de la torture peut jamais être autre chose
qu’une impression de cauchemar, alors c’est un immense étonnement, et c’est aussi le
sentiment d’être devenu étranger au monde, état profond qu’aucune forme de com-
munication ultérieure avec les hommes ne pourra compenser ...
Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans
le monde ... La confiance dans le monde qu’ébranle déjà le premier coup reçu ... est
irrécupérable.”

48ter indifférentes. Dans un récit personnel éloquent, par exemple, la mise

en garde suivante fut formulée:
«Celui qui a été torturé reste un torturé. La torture est marquée

dans sa chair au fer rouge, même lorsque aucune trace cliniquement
objective n’y est plus repérable... Celui qui vient de réchapper de la
torture et dont la douleur se calme (avant de reprendre de plus belle)

se sent gagné par une sorte de paix éphémère, propice à la réflexion...
Si ce qui reste de l’expérience de la torture peut jamais être autre
chose qu’une impression de cauchemar, alors c’est un immense éton-
nement, et c’est aussi le sentiment d’être devenu étranger au monde,

état profond qu’aucune forme de communication ultérieure avec les
hommes ne pourra compenser...
Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se

sentir chez soi dans le monde... La confiance dans le monde
qu’ébranle déjà le premier coup reçu ... est irrécupérable.» 57

49. Il est impératif ici de combler, sinon de réduire le décalage qui
existe entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine, d’autant
plus que la torture et les autres atrocités n’auraient jamais dû avoir lieu et

ne devraient plus jamais se reproduire, et que le droit international
moderne les interdit de manière absolue et inconditionnelle quelles que
soient les circonstances — une interdiction qui relève du jus cogens
(cf. infra). De mon point de vue, cela joue directement sur la question de

l’indication de mesures conservatoires.

2. La détermination de l’urgence

50. Il est urgent et impératif de mettre la justice humaine à l’heure des
victimes ou, à tout le moins, de réduire le décalage qui subsiste entre les
deux. Il me semble que, pour déterminer si des mesures conservatoires

doivent être indiquées, l’urgence d’une situation ne peut pas toujours être
appréciée de manière automatique et doit toujours l’être de façon stricte.
Qu’il me soit permis de rappeler que le terme «urgent» vient du latin
«urgens/urgentis» (participe d’urgere), désignant ce qui doit être fait

57
J. Améry, At the Mind’s Limits, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1980 (rééd.),
p. 34 et 38-40. Voir également J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment , Arles, Actes
Sud/Babel, 2005 (rééd.), p. 83-84, 92 et 94-96.

48not be prescinded from. The term “urgency” has its roots in late Latin

(XVI and XVII centuries)urgentia, meaning “the state, condition, or fact
of being urgent”, or “pressing importance”, or else “imperativeness” .As 58
to the law, urgency means the pressing need and relevance of compliance
59
with legal precepts and obligations . In this same sense, related to impera-
tiveness, urgency means the “caractère d’un état de fait susceptible
d’entraîner, s’il n’y est porté remède à bref délai, un préjudice irréparable,
sans cependant qu’il y ait nécessairement péril imminent” . 60

51. Urgency thus relates to measures that ought to be promptly taken,
in the context of a given situation, so as to avoid further delays which

may bring about additional prejudice, or, indeed, irreparable harm (cf.
infra). The determination of urgency, in my understanding, is thus not
amenable to reliance on an abstract definition of the term, applicable uni-

formly to all cases; on the contrary, it ought to be determined in relation
to the legal nature and content of the right to be preserved, and in the
light of the particular circumstances of each case, as, for the purposes of
the indication of provisional measures of protection, it is further linked

to other elements, such as the probability of irreparable harm.

52. Furthermore, for the purposes of deciding whether to indicate pro-

visional measures, the urgency of a situation cannot be measured in a
way which appears disconnected from the human drama underlying
the situation at issue; it is to be measured and determined in the light

of the circumstances of each case and of the nature of the right to be
preserved. Urgency is determined not in relation to time spans of legal
procedures in force at domestic and international levels, but rather
in relation to the legitimate expectations of the subjects of originally

violated rights, those who are justiciable, and taking into account the
time of human beings, which is not the same as the time of human
justice.

53. In ascertaining urgency, it may further reasonably be asked: urgent
to whom? To the “administrators” or “operators” of justice, anywhere?
Most likely not, as, in all latitudes, they are used to the time of human

justice, which is not the time of human beings. To the victims? Certainly
yes, as their time (vita brevis) is not the time of human justice. If abstrac-
tion is made of the time of human beings, and of the human drama under-
lying a situation such as that of the present case, justice is bound to

fail.

58Apud Oxford English Dictionary (online), www.oed.com, entry from 2nd ed. (1989),
Oxford, Oxford University Press, with latest additions of March 2009, item I (1) (a);
emphasis added.
59Apud Real Academia Española (R.A.E.), Diccionario de la Lengua Española , 21st
ed., Madrid, 1992, p. 2050.
60G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 8th ed., Paris, Quad-
rige/PUF, 2008 [reprint], p. 946; emphasis added.

49promptement et, a fortiori, ce qui est indispensable et incontournable. Le
e
terme «urgence» est un dérivé de l’urgentia du latin moderne (XVI et
XVII siècles), signifiant «état, condition ou fait d’être urgent», «d’impor-
tance pressante» ou encore «impératif» . En termes juridiques, l’urgence

traduit le besoin pressant et l’importance de respecter des principes et
obligations juridiques . Dans le même sens, synonyme d’impératif,

l’urgence désigne le «caractère d’un état de fait susceptible d’entraîner,
s’il n’y est porté remède à bref délai, un préjudice irréparable, sans cepen-
dant qu’il y ait nécessairement péril imminent » . 60

51. L’urgence évoque donc des mesures à prendre avec célérité, dans le
cadre d’une situation donnée, afin d’éviter de nouveaux retards qui ris-
quent d’entraîner un préjudice supplémentaire, voire irréparable (cf.

infra). Pour apprécier l’urgence, je ne pense pas qu’il faille se fonder sur
une définition abstraite du terme, qui s’applique uniformément à toutes
les affaires; au contraire, l’urgence doit être déterminée au regard de la

nature juridique du droit à sauvegarder et de son contenu, ainsi qu’à la
lumière des circonstances propres à chaque affaire, puisque, lorsqu’il

s’agit d’indiquer des mesures conservatoires, elle doit également se conju-
guer à d’autres éléments, comme l’existence d’un risque de préjudice
irréparable.

52. Qui plus est, pour déterminer s’il y a lieu d’indiquer des mesures
conservatoires, l’urgence ne peut être appréciée d’une manière qui paraisse
dissocier la situation considérée et le drame humain qui la sous-tend; il

faut l’apprécier et la déterminer à la lumière des circonstances de chaque
affaire et de la nature du droit à sauvegarder. L’urgence se mesure non
pas en fonction de la durée des procédures juridiques en vigueur sur les

plans interne et international mais, plutôt, eu égard aux attentes légitimes
des titulaires des droits initialement violés, quand la justice leur est

ouverte, et compte tenu du temps dont les êtres humains disposent, dif-
férent du temps pris par la justice humaine.

53. Pour apprécier l’urgence, il est en outre raisonnable de se deman-
der: urgent pour qui? Pour les «administrateurs» de la justice ou ses
«artisans», où qu’ils soient? J’en doute fort, car, sous toutes les latitudes,

ceux-ci sont habitués au temps pris par la justice humaine, différent du
temps imparti à l’humain lui-même. Pour les victimes? Certainement,
oui, puisqu’elles n’ont pas autant de temps devant elles que la justice

(vita brevis). S’il est fait abstraction du temps alloué aux individus, et du
drame humain formant l’arrière-plan d’une situation comme celle qui

nous occupe dans la présente affaire, justice ne pourra être faite.

e
58 Apud Oxford English Dictionary (en ligne), www.oed.com, entrée de la 2 éd. (1989),
Oxford University Press, avec les derniers ajouts de mars 2009, point I 1) a); les italiques
sont de moi.
59 Apud Real Academia Española (RAE), Diccionario de la lengua española ,21 eéd.,
Madrid, 1992, p. 2050.
60 G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique,8 éd., Paris, Quadrige/
PUF, 2008 (réimp.), p. 946; les italiques sont de moi.

49 54. The urgency of a situation becomes evident not only, e.g., when

convicted individuals are about to be executed, as in the triad Breard/
LaGrand/Avena cases, or when a growing number of people are about to
be murdered, as in cases concerning armed conflicts . The urgency of a

situation can be determined by reference to action as well as omission .
The urgency of a situation becomes manifest also when people endure a
lifetime of impunity, seeking in vain for the realization of justice at

domestic and international levels.
55. In the present documented case concerning the search for justice
for the reported atrocities of the Habré régime, it is of public and noto-

rious knowledge that people — in a considerable number — have already
been murdered, and a long time ago, as a result of a State-planified and
executed policy of repression in Chad. But the right to be now preserved
is, however, of a distinct nature: it is the right to the realization of justice ,

which finds expression in the corresponding obligations set forth in Arti-
cles 5 (2) and 7 (1) of the 1984 United Nations Convention against Tor-
ture.

56. Irrespective of the arguments advanced by the contending Parties,
this Court holds the faculty of an entirely free appreciation of the chara-
cter of urgency of the situation brought to its knowledge and decision. In

the present case concerning questions relating to the obligation to pros-
ecute or extradite, the present-day home surveillance of Mr. H. Habré in
Senegal is only one of the aspects of the situation before the Court (cf.

paras. 82-83, infra), and not the determining one, as the Court seemed to
believe, for the decision whether to indicate provisional measures. The
crucial factor here is, in my view, the endurance by the victims of the un-

grateful passing of time throughout their long search, in vain, for human
justice to date.

57. The full text of the Report of the Chadian Truth Commission,
adopted in N’Djamena on 7 May 1992, and published in book form
shortly afterwards 62, was accompanied by the documental and
testimonial evidence obtained by the Commission, including declara-

tions from surviving victims. It related the forms of torture and arbi-
trary detentions perpetrated 63, and included a section on the “volonté
délibérée d’exterminer les prétendus opposants au régime” 6, and

61Such as the cases, before this Court, of the Frontier Dispute (Burkina Faso/Republic
of Mali), the Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the
Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro), the Land and

Maritime Boundary between Cameroon and Nigeria (Cameroon v. Nigeria), the Armed
Activities on the Territory of the Congo (Democratic Republic of the Congo v. Uganda),
and theApplication of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial
Di62rimination (Georgia v. Russian Federation).
Cf. Ministère tchadien de la justice, Rapport de la commission d’enquête nation-
ale — Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices , Paris,
L’Harmattan, 1993, pp. 5-269.
63Cf. ibid., pp. 38-43.

50 54. L’urgence d’une situation ne devient pas évidente uniquement lors-

que, par exemple, des condamnés sont sur le point d’être exécutés, comme
dans la triade d’affairesBreard/LaGrand/Avena, ou lorsque davantage de
personnes vont être assassinées, comme dans les affaires concernant des
61
conflits armés . L’urgence d’une situation peut tenirà une action autant
qu’à un défaut d’action.Elle devient également manifeste lorsque les victimes
doivent endurer l’impunité de leurs bourreaux toute leur vie durant, en lut-

tant vainement pour obtenir justice sur les plans national et international.
55. Dans la présente affaire où les faits sont bien établis et qui concerne
la quête de justice pour les atrocités attribuées au régime Habré, il est de

notoriété publique que la politique de répression planifiée et exécutée
alors par l’Etat tchadien a coûté des vies humaines — ce en très grand
nombre — il y a fort longtemps déjà. Toutefois, le droit à préserver

aujourd’hui est d’une autre nature: il s’agit du droit à ce que justice soit
rendue, qui trouve son expression dans les obligations correspondantes
figurant au paragraphe 2 de l’article 5 et au paragraphe 1 de l’article 7 de

la convention des Nations Unies contre la torture de 1984.
56. Quels que soient les arguments avancés par les parties en litige, la
Cour conserve toute latitude pour apprécier à son gré l’urgence de la

situation portée à sa connaissance pour décision. Dans la présente affaire
relative à des questions concernant l’obligation de poursuivre ou
d’extrader, le maintien actuel de M. H. Habré en résidence surveillée au

Sénégal ne constitue qu’un seul des aspects de la situation présentée
à la Cour (cf. par. 82-83 infra) et non, contrairement à ce que celle-ci
paraît croire, le plus important pour décider d’indiquer ou non des

mesures conservatoires. Le facteur crucial tient ici, selon moi, à la
ténacité dont les victimes déçues par les ans n’ont cessé de faire preuve
jusqu’à ce jour dans leur longue, et vaine, lutte en quête de justice

humaine.
57. Le texte intégral du rapport de la Commission tchadienne pour la
vérité, adopté à N’Djamena le 7 mai 1992 et publié dans un livre peu
62
après , était assorti des documents et témoignages glanés en tant qu’élé-
ments de preuve par la commission, notamment de déclarations faites par
certains survivants. Il relatait les différentes formes de torture et les
63
détentions arbitraires , comprenait toute une section consacrée à la
«volonté délibérée d’exterminer les prétendus opposants au régime» ,et 64

61Comme les affaires ci-après, dont la Cour a eu à connaître: Différend frontalier
(Burkina Faso/République du Mali), Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), Activités
armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda),
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de dis-
crimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie).
62Cf. Ministère tchadien de la justice, Rapport de la commission d’enquête natio-
nale — Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices , Paris,

L’63rmattan, 1993, p. 5-269.
Cf. ibid., p. 38-43.

50assessed the systematic violence of the Habré régime in the following

terms:
“Le régime de Hissein Habré a été une véritable hécatombe pour

le peuple tchadien; des milliers de personnes ont trouvé la mort, des
milliers d’autres ont souffert dans leur âme et dans leur corps et con-
tinuent d’en souffrir . . .

Jamais dans l’histoire du Tchad il n’y a eu autant de morts. Jamais
il n’y a eu autant de victimes innocentes. Au début de ses travaux, la
Commission d’enquête pensait avoir affaire, au pire des cas, à des
massacres, mais plus elle avançait dans ses investigations, plus

l’étendue du désastre s’agrandissait pour aboutir finalement au con-
stat qu’il s’agissait plutôt d’une extermination . . . La machine à tuer
ne faisait aucune différence entre hommes, femmes et enfants.” 65

58. Impunity has ever since prevailed, almost two decades later,
despite the aforementioned endeavours in search of justice on the part

of the Chadian Truth Commission, the United Nations Committee
against Torture, the African Union, the United Nations Human Rights
Council, the United Nations High Commissioner for Human Rights,

and the step taken by Senegal itself to modify its Penal Code and
Code of Criminal Procedure. The surviving victims, notwithstanding,
are still in search of justice. Many of them have passed away in the
course of their search. One of the surviving victims has declared last

year that they “have been fighting for 18 years to bring Hissène Habré
to justice, and time is running out. Unless Senegal takes action soon,
there will not be any victims left at the trial.” 66This is yet another illus-

tration of the fact that the time of human justice is not the time of
human beings.
59. Time is inherent to law, to its interpretation and application in

relation to all situations and relations it regulates. The lapse of time,
since the occurrence of the documented facts, does not, in my under-
standing, render the matter at issue less urgent or less relevant; quite on
the contrary, it renders the situation to be settled more urgent, and the

prolonged delays amount to an aggravating circumstance. The preva-
lence of impunity in the passage of time renders the realization of justice
more and more urgent. In the context of impunity, urgency increases,

rather than decreases, with the passing of time.

3. The Determination of the Probability of Irreparable Damage

60. The right to be preserved by provisional measures in the present
case is the right to the realization of justice . It finds expression in the cor-

responding obligations erga omnes partes set forth in the 1984 United

64
Ibid., pp. 51-54.
65Op. cit. supra note 62, p. 68, and cf. p. 239.
66United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR) — Refworld, “United
Nations Decision on Hissène Habré Flouted”, www.unhcr.org/refworld/docid/
48358a6ac.html, 16 May 2008, p. 1.

51analysait les violences systématiques du régime Habré dans les termes

suivants:
«Le régime de Hissein Habré a été une véritable hécatombe pour

le peuple tchadien; des milliers de personnes ont trouvé la mort, des
milliers d’autres ont souffert dans leur âme et dans leur corps et
continuent d’en souffrir...

Jamais dans l’histoire du Tchad il n’y a eu autant de morts. Jamais
il n’y a eu autant de victimes innocentes. Au début de ses travaux, la
Commission d’enquête pensait avoir affaire, au pire des cas, à des
massacres, mais plus elle avançait dans ses investigations, plus l’éten-

due du désastre s’agrandissait pour aboutir finalement au constat
qu’il s’agissait plutôt d’une extermination… La machine à tuer ne
faisait aucune différence entre hommes, femmes et enfants.» 65

58. L’impunité règne depuis lors, près de vingt ans après, en dépit de
toutes ces démarches en quête de justice qui ont été faites par la Commis-

sion tchadienne pour la vérité, par le comité des Nations Unies contre la
torture, par l’Union africaine, par le Conseil des droits de l’homme des
Nations Unies, par le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de

l’homme, et de l’initiative prise par le Sénégal lui-même de modifier son
Code pénal et son Code de procédure pénale. Pourtant, les survivants lut-
tent toujours pour obtenir justice. Nombre d’entre eux ont péri au cours
de leur quête. Ainsi, pour citer les propos tenus l’an dernier par l’un des

survivants, «il a fallu lutter dix-huit ans pour traduire Hissène Habré
devant la justice, et le temps est compté. Sauf action rapide du Sénégal, il
ne restera bientôt plus de victimes pour assister au procès.» 66 Voilà

encore une illustration du décalage qui existe entre l’heure de la justice
humaine et celle des victimes.
59. Le temps est intimement lié au droit, à son interprétation et à son

application dans toutes les situations et relations que celui-ci régit. Le fait
qu’un certain temps se soit écoulé depuis les faits rapportés n’enlève rien
à l’urgence ou à l’importance de la situation, me semble-t-il, loin s’en
faut: le temps ajoute à l’urgence, et les longs retards constituent une cir-

constance aggravante. Plus l’impunité persiste, plus il devient urgent de
rendre la justice. Face à l’impunité, l’urgence ne s’atténue pas avec le
temps, au contraire.

3. La détermination du risque de préjudice irréparable

60. Le droit à préserver au moyen de mesures conservatoires en l’ins-
tance est le droit à ce que justice soit rendue . Il se rattache aux obligations

erga omnes partes correspondantes qui sont énoncées dans la convention

64
Ibid., p. 51-54.
65Op. cit. supra note 62, p. 68, et cf. p. 239.
66Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) — Refworld,
«United Nations Decision on Hissène Habré Flouted», www.unhcr.org/refworld/docid/
48358a6ac.html, 16 mai 2008, p. 1 [traduction du Greffe].

51Nations Convention against Torture, such as the taking of measures to

establish jurisdiction (Article 5) over crimes referred to in Article 4 of the
Convention, and the one enshrined into the principle aut dedere aut judi-
care (Article 7). The several years of impunity following the pattern of
systematic State-planified crimes, perpetrated — according to the Chad-
ian Truth Commission — by State agents in Chad in 1982-1990, render

the situation, in my view, endowed with the elements of gravity and
urgency, as prerequisites for the indication of provisional measures. The
passing of time with impunity renders the gravity of the situation even
greater, and stresses more forcefully the urgency to make justice prevail.

61. The other prerequisite for the indication of provisional measures is
likewise present in the situation at issue. The right to the realization of
justice is a right erga omnes partes under the United Nations Convention
against Torture, which corresponds to the aforementioned obligations.

The subjects (titulaires) of this right are all the States parties to that
Convention, amongst which are Belgium and Senegal. But the ultimate
beneficiaries of that right are not the States, are not abstract entities, but
rather human beings, of flesh and bones, of body and soul, who, like every-

one, grow old and die. To overlook this fact amounts to wander in a
Vattelian dream world of a strictly inter-State society which is long past.

62. Each time a surviving victim of torture, waiting for justice, dies

without having attained it, there is an (additional) irreparable harm. The
prevailing impunity to date amounts in fact to a continuing situation of
irreparable harm. Further delays in the cas d’espèce bring about the
probability of further or growing irreparable harm. The original viola-
tions of rights of the human person which led to the invocation, at inter-

State level, of the present right to be preserved — the right to the realiza-
tion of justice — cannot be neglected or ignored.
63. Furthermore, the nature of the right to be preserved, and the cir-
cumstances surrounding it, do have a bearing on a decision of indication

of provisional measures. As to the obligations corresponding to that right
to be preserved, the segment aut judicare of the enunciation of the prin-
ciple of universal jurisdiction, aut dedere aut judicare, forbids undue
delays in the realization of justice. Such undue delays bring about an

irreparable damage to those who seek justice in vain; furthermore, they
frustrate and obstruct the fulfilment of the object and purpose of the
United Nations Convention against Torture, to the point of conforming
a breach of this latter .7

64. In the present case concerning questions relating to the obligation
to prosecute or extradite, there is, in my view, no room for doubt that the
elements of urgency and of the probability of irreparable harm are
present, and clearly so. These latter do not allow reasoning in the

67Cf., to this effect, A. Boulesbaa, The United Nations Convention on Torture and the
Prospects for Enforcement , The Hague, Nijhoff, 1999, p. 227.

52des Nations Unies contre la torture de 1984, comme celle qu’a l’Etat de

prendre des mesures pour établir sa compétence (article 5) à l’égard des
crimes visés à l’article 4 de la convention, et celle qu’exprime le principe
aut dedere aut judicare (article 7). Les années d’impunité qui ont suivi la
vague de crimes systématiques planifiés par l’Etat et — selon la Commis-

sion tchadienne pour la vérité — perpétrés par des agents de ce dernier au
Tchad de 1982 à 1990 me semblent imprimer à la situation la gravité et
l’urgence qui justifient l’indication de mesures conservatoires. Le règne de
l’impunité au fil des ans ne fait qu’aggraver la situation, et ne rend le

besoin de justice que plus criant.
61. L’autre élément justifiant l’indication de mesures conservatoires est
également présent dans la situation qui nous occupe. Le droit à ce que
justice soit rendue est, en application de la convention des Nations Unies

contre la torture, un droit erga omnes partes qui fait pendant aux obli-
gations susmentionnées. Tous les Etats parties à la convention sont titu-
laires de ce droit, y compris la Belgique et le Sénégal. Mais ce ne sont pas
les Etats, des entités abstraites, qui en sont les bénéficiaires ultimes; ce

sont des êtres humains de chair et de sang, avec un corps et une âme, qui,
comme tout un chacun, vieillissent et périssent. Négliger ce fait revient à
céder au fantasme vattélien d’une société strictement interétatique qui
appartient depuis longtemps au passé.

62. Chaque fois qu’une victime qui a survécu à la torture et attend jus-
tice s’éteint sans l’avoir obtenue, il y a (encore) préjudice irréparable.
L’impunité qui a régné jusqu’à ce jour crée en fait un contexte permanent
de préjudice irréparable. Attendre davantage en l’espèce, c’est risquer

d’ajouter à ce préjudice irréparable ou de l’aggraver. Les violations des
droits de la personne humaine qui ont initialement conduit à l’invocation,
au niveau interétatique, du droit à sauvegarder ici — le droit à ce que
justice soit rendue — ne peuvent être négligées ou oubliées.

63. En outre, la nature du droit à sauvegarder et les circonstances qui
entourent celui-ci ont une réelle incidence sur la décision d’indiquer des
mesures conservatoires. En ce qui concerne les obligations correspondant
à ce droit à sauvegarder, le segment aut judicare de la formule résumant

le principe de la compétence universelle, aut dedere aut judicare, interdit
tout retard excessif dans l’accomplissement de la justice. Tarder ainsi à
rendre la justice, c’est causer un préjudice irréparable à ceux qui luttent
en vain pour l’obtenir; en outre, cela va à l’encontre de l’objet et du but

de la convention des Nations Unies contre la torture et fait obstacle à
leur réalisation, au point d’emporter violation de celle-ci . 67
64. Dans la présente affaire relative à des questions concernant l’obli-
gation de poursuivre ou d’extrader, il ne fait selon moi aucun doute que

les deux éléments requis — l’urgence et l’existence d’un risque de préju-
dice irréparable — sont présents, et ce manifestement. L’heure n’est donc

67Cf., à cet effet, A. Boulesbaa, The United Nations Convention on Torture and the
Prospects for Enforcement , La Haye, Nijhoff, 1999, p. 227.

52abstract. The assumption of the absence of urgency of the present deci-

sion of the Court’s majority requires demonstration. The ICJ should,
thereby, in my view, have indicated provisional measures, in the faithful
exercise of its functions, so as to seek to ensure the prompt realization of

justice in the cas d’espèce.

VIII. L EGAL N ATURE ,C ONTENT AND E FFECTS
OF THE R IGHT TO BE PRESERVED

65. In the course of the summary proceedings in the present case, the
contending Parties, Belgium and Senegal, had the opportunity to dwell

upon the nature and legal effects of the right to be preserved, in the
course of the public hearings of 6 to 8 April 2009 before the Court and
thereafter . They repeatedly referred to their own obligations as States

parties to the 1984 United Nations Convention against Torture. The
Court itself, in the present Order, based its prima facie jurisdiction on
Article 30 of that Convention (paras. 53-54 of the Order).

66. In the present case, the right to the realization of justice has come
to the fore as a result of the original violation of the absolute prohibition

of torture, a prohibition of jus cogens, in the years of the Habré régime in
Chad (1982-1990). In fact, an international régime against torture, forced
disappearances, and summary or extra-judicial, executions has been con-

formed along more than two decades, on the basis of the absolute pro-
hibition (one of jus cogens) also of those crimes. Consideration of this
issue as a whole goes beyond the purposes of the present dissenting opin-

ion, but, in so far as the absolute prohibition of torture, in particular, is
concerned, I shall not omit to recall that the 1984 United Nations
Convention against Torture is accompanied by the 1985 Inter-American

Convention against Torture and the 1987 European Convention for the
Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment.
Moreover, to the work undertaken by the international supervisory

68
Thereafter, in virtue of the following question I saw it fit to put to both parties at the
[end] of the public sitting of 8 April 2009, namely —
“For the purposes of a proper understanding of the rights to be preserved (under
Art. 41 of the Statute of the Court), are there rights corresponding to the obligations

set forth in Art. 7 (1), in combination with Art. 5 (2), of the 1984 United Nations
Convention against Torture and, if so, what are their legal nature, content and
effects ? Who are the subjects of those rights, States having nationals affected, or all
States Parties to the aforementioned Convention? Whom are such rights opposable
to, only the States concerned in a concrete case, or any State Party to the aforemen-
tioned Convention?”
Belgium and Senegal forwarded two letters each to the ICJ, in which they presented
their views in response to that question (ICJ, letter from Belgium of 15 April 2009,

pp. 1-6; ICJ, letter from Senegal of 15 April 2009, p. 3; ICJ, letter from Belgium of
20 April 2009, p. 1; ICJ, letter from Senegal of 20 April 2009, pp. 1-3).

53pas aux raisonnements abstraits. L’absence d’urgence sur laquelle la

majorité de la Cour a fait fond dans sa décision en l’instance reste à
démontrer. Aussi me semble-t-il que, fidèle à sa mission, la Cour aurait
dû indiquer des mesures conservatoires pour tâcher de faire en sorte que

justice soit rendue promptement dans la présente affaire.

VIII. L A NATURE JURIDIQUE , LE CONTENU ET LES EFFETS
DU DROIT À SAUVEGARDER

65. Au cours de la procédure sommaire tenue dans la présente affaire,
les Parties en litige, la Belgique et le Sénégal, ont eu l’occasion d’examiner

assez avant la nature et les effets juridiques du droit à sauvegarder, aussi
bien pendant qu’après les audiences publiques qui ont eu lieu du 6 au
8 avril 2009 devant la Cour . Elles se sont plusieurs fois référées à leurs

propres obligations, en tant qu’Etats parties à la convention des
Nations Unies contre la torture de 1984. La Cour elle-même a, dans la
présente ordonnance, fondé sa compétence prima facie sur l’article 30 de

cette convention (par. 53-54 de l’ordonnance).
66. Si, dans la présente affaire, le droit à ce que justice soit rendue est
passé au premier plan, c’est parce qu’il a initialement été porté atteinte à

l’interdiction absolue de la torture, une interdiction relevant du jus cogens,
au cours des années où le régime Habré était en place au Tchad (1982-
1990). En fait, un régime international proscrivant la torture, les dispari-

tions forcées et les exécutions sommaires ou extrajudiciaires s’est formé
pendant plus de vingt ans, sur la base de l’interdiction absolue (de jus
cogens) frappant également ces crimes. Pour examiner cette question

dans sa globalité, il me faudrait aller bien au-delà du propos que je forme
dans la présente opinion dissidente, mais, en ce qui concerne l’interdic-
tion absolue de la torture en particulier, je ne manquerai pas de rappeler

que la convention des Nations Unies contre la torture de 1984 va de
pair avec les conventions interaméricaine de 1985 contre la torture et
européenne de 1987 pour la prévention de la torture et des peines

68
Par la suite, en réponse à la question que j’avais jugé opportun de leur poser à l’issue
de l’audience publique du 8 avril 2009 — à savoir:
«Afin de mieux cerner les droits qui doivent être préservés (aux termes de l’article 41
du Statut), y a-t-il des droits qui correspondent aux obligations énoncées au para-

graphe 1 de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 5, de la con-
vention des Nations Unies contre la torture de 1984 et, si tel est le cas, quels sont leur
nature juridique, leur contenu et leurs effets ? Quels sont les titulaires de ces droits
— les Etats dont les nationaux sont concernés, ou tous les Etats parties à la conven-
tion précitée? A qui ces droits sont-ils opposables — seulement aux Etats concernés
par une affaire concrète, ou à tout Etat partie à la convention?» —,
le Sénégal et la Belgique ont adressé à la Cour deux lettres chacun, exposant leurs vues en
réponse à cette question (lettre de la Belgique du 15 avril 2009, p. 1-6; lettre du Sénégal du

15 avril 2009, p. 3; lettre de la Belgique du 20 avril 2009, p. 1; lettre du Sénégal du
20 avril 2009, p. 1-3).

53organs of those three Conventions, one may add the work of the extra-

conventional mechanisms of the United Nations in this same domain.

67. Furthermore, there is a remarkable jurisprudential construction

of two contemporary international tribunals on the jus cogens
prohibition of torture, namely, that of the ad hoc International Criminal
Tribunal for the former Yugoslavia (ICTY) and that of the Inter-
American Court of Human Rights (IACtHR). The former, in the case

of the Prosecutor v. Furundzija (Judgment of 10 December 1998,
IT-95-17/1-T), sustained that the absolute prohibition of torture has
the character of a norm of jus cogens, and added that the application
of the principle of universal jurisdiction in respect of torture

ensues from the jus cogens prohibition of this latter (paras. 137-139, 144,
156 and 160). The IACtHR, for its part, in its judgments in the cases
Cantoral Benavides v. Peru (18 August 2000, paras. 95 and 102-103)
and Maritza Urrutia v. Guatemala (27 November 2003, paras. 89

and 92), asserted the absolute prohibition of torture — belonging
to the domain of jus cogens — even under the most difficult
circumstances . This position has become its jurisprudence constante
to date.

68. Accountability for breaches of norms of jus cogens is ineluctable.
The facts wherefrom the right to be preserved in the cas d’espèce
emerged were violations of jus cogens. Thus, the realization of justice
grows in importance. The 1984 United Nations Convention against

Torture sets forth the obligations for States parties to establish jurisdic-
tion over the offence of torture (Article 5) and to prosecute or to extra-
dite the offenders (Article 7). These are obligations erga omnes partes ,
binding not only the contending Parties, but all States parties to the

Convention, which are further committed to its collective guarantee .
Likewise, all States parties have the corresponding right, on the basis of
the Convention, to see to it that these obligations are duly complied
with.

69. The States parties are entitled by the Convention to exercise such
right erga omnes partes. Such right is thus opposable to each of the States
parties to the Convention. The relevance of this Convention, and the

nature and effects of the right to be preserved and the obligations it stipu-
lates, giving expression to the principle of universal jurisdiction (aut
dedere aut judicare), are not reflected in the considerations that motivate
the decision of the majority of the Court in the present Order. They

69Such as — it exemplified — under war, threat of war, “struggle against terrorism”,
state of emergency, domestic conflicts or other public calamities. Also in this sense, its
Judgment in the case of the Brothers Gómez Paquiyauri v. Peru (Judgment of 8 July 2004,
paras. 111-112, cf. www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_110_ing.pdf).

54ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, aux travaux des

organes internationaux chargés de veiller à la mise en Œuvre de ces
trois conventions viennent s’ajouter ceux des mécanismes extraconven-
tionnels de l’Organisation des Nations Unies dans le même domaine.
67. De plus, deux tribunaux internationaux modernes ont apporté une

contribution remarquable à la jurisprudence consacrée à l’interdic-
tion de jus cogens dont la torture fait l’objet: il s’agit du Tribunal
pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (le TPIY) et de la
Cour interaméricaine des droits de l’homme (la CIDH). Ainsi, dans

l’affaire Le Procureur c. Furundzija (jugement du 10 décembre 1998
IT-95-17/1-T), le TPIY a affirmé que l’interdiction absolue de la torture
revêtait le caractère d’une norme de jus cogens , commandant l’applica-

tion du principe de la compétence universelle (par. 137-139, 144, 156
et 160). De son côté, la CIDH, dans les arrêts qu’elle a rendus dans
les affaires Cantoral Benavides c. Perú (18 août 2000, par. 95 et 102-
103) et Maritza Urrutia c. Guatemala (27 novembre 2003, par. 89 et

92), a confirmé l’interdiction absolue de la torture — appartenant
au domaine du jus cogens —, même dans les circonstances les plus
difficiles69. Cette position constitue aujourd’hui sa jurisprudence
constante.

68. Quiconque enfreint des normes de jus cogens aura inéluctablement
des comptes à rendre à la justice. S’il y a un droit à sauvegarder en
l’espèce, c’est précisément parce qu’il y a eu des violations du jus cogens.

Le besoin de justice n’en est que plus important. La convention des
Nations Unies contre la torture de 1984 fait obligation aux Etats parties
d’établir leur compétence en matière de torture (article 5) et de pour-

suivre ou d’extrader les auteurs de cette infraction (article 7). Il s’agit là
d’obligations erga omnes partes qui ne lient pas uniquement les Parties en
litige, mais incombent à tous les Etats parties à la convention, également
tenus par l’obligation de garantie collective imposée par celle-ci. Récipro-

quement, tous les Etats parties ont, sur la base de la convention, le droit
correspondant de s’assurer que les obligations en question sont bien
respectées.
69. La convention autorise les Etats parties à exercer ce droit erga

omnes partes — lequel est donc opposable à chacun d’entre eux. La per-
tinence de cette convention, ainsi que la nature et les effets du droit à
sauvegarder et les obligations y énoncées, qui expriment le principe de la

compétence universelle (aut dedere aut judicare) , ne ressortent pas des
motifs sur lesquels la majorité de la Cour a appuyé sa décision dans la
présente ordonnance. Ils méritaient selon moi de jouer un rôle bien plus

69
Comme — entre autres exemples cités par la CIDH — dans un contexte de guerre, de
menace de guerre, de «lutte contre le terrorisme», d’état d’urgence, de conflit interne ou
d’autres catastrophes nationales. Voir également, en ce sens, sa décision en l’affaire Her-
manos Gómez Paquiyauri c. Perú (8 juillet 2004, par. 111-112, cf. www.corteidh.or.cr/
docs/casos/articulos/seriec_110_ing.pdf).

54deserved, in my perception, much greater weight in the consideration of

the prerequisites for the indication of provisional measures.
70. Had this occurred, the decision reached in the present Order of the
Court would have been different. If customary international law were to
be brought into the picture, one would be before a right corresponding to
obligations erga omnes, disclosing a wider horizon, not circumscribed

to the States parties to the United Nations Convention against Torture. It is
not my intention to embark on this aspect of the matter in the present
dissenting opinion, but only to draw attention to one specific point,
deserving of attention here, as the issue did not pass unnoticed in the
70
public sitting of the Court of 7 April 2009 in the present case.

71. The consolidation of erga omnes obligations of protection, ensuing
from the imperative norms of international law, in my understanding

overcomes the pattern erected in the past upon the autonomy of the will
of the State, which can no longer be invoked or pursued in view of the
existence of norms ofjus cogens. These latter transcend the law of treaties,
and encompass nowadays the domain of State responsibility. Those obli-

gations, in their turn, clearly transcend the individual consent of States,
heralding the advent of the international legal order of our times, com-
mitted to the prevalence of superior common values, in the ongoing con-
struction of the international law for humankind.

72. Obligations erga omnes cannot properly be approached from a
strictly inter-State perspective, which would no longer reflect the essence
of the contemporary international legal order. Those obligations disclose
not only a horizontal dimension, as they are owed to the international

community as a whole (a point overworked in expert writing), but also,
in my perception, a vertical dimension, as compliance with them is
required not only from organs and agents of the public power, but also
from natural persons (simples particuliers) , in their inter-individual rela-

tions (a point insufficiently examined in expert writing to date). A proper
understanding of the scope of those obligations, and due compliance with
them, can help to rid the world of violence and repression, such as those
which, in the present case, victimized thousands of persons in the years of

the Habré régime in Chad (1982-1990).

73. There could hardly be better examples of a mechanism for the
application of the obligations erga omnes of protection (at least in the

relations of the States parties inter se) than the methods of supervision
provided for by the human rights treaties themselves, such as the
1984 United Nations Convention against Torture, for the exercise of the
collective guarantee of the protected rights. In the present case, the right
to be preserved is the right to the realization of justice, which corresponds

70Cf. CR 2009/10, pp. 14-15.

55grand dans l’analyse des conditions justifiant l’indication de mesures

conservatoires.
70. Si tel avait été le cas, la Cour serait parvenue à une tout autre déci-
sion dans son ordonnance. Si elle avait fait jouer le droit international
coutumier, elle se serait trouvée face à un droit correspondant à des obli-

gations erga omnes, dévoilant des perspectives plus vastes, sans s’arrêter
aux Etats parties à la convention des Nations Unies contre la torture. Je
n’entends pas m’arrêter sur cet aspect de la question dans la présente
opinion dissidente, si ce n’est pour appeler l’attention sur un point précis,

qui mérite d’être relevé ici puisqu’il n’est pas passé inap70çu lors de
l’audience publique que la Cour a tenue le 7 avril 2009 dans la présente
affaire.
71. La codification des obligations erga omnes de protection, décou-

lant des normes impératives du droit international, me semble avoir rai-
son du système érigé par le passé sur la base de l’autonomie de la volonté
de l’Etat, qu’il n’est désormais plus possible d’invoquer ou d’appliquer
face à des normes de jus cogens. Ces dernières transcendent le droit des

traités, pour s’étendre aujourd’hui au domaine de la responsabilité des
Etats. Pareilles obligations transcendent elles-mêmes clairement le consen-
tement individuel des Etats, présageant l’avènement de l’ordre juridique
international des temps modernes, fondé sur la primauté des valeurs

communes supérieures, dans le cadre de l’élaboration continue du droit
international pour l’humanité.
72. Les obligations erga omnes ne peuvent être convenablement envi-
sagées dans une perspective purement interétatique, qui ne refléterait plus

l’essence de l’ordre juridique international moderne. Ces obligations font
apparaître non seulement une dimension horizontale, leur respect étant
dû à la communauté internationale dans son ensemble (un point examiné
à satiété dans la doctrine), mais aussi une dimension verticale, me semble-

t-il, puisque ce sont non seulement les organes et agents de la puissance
publique mais aussi les simples particuliers qui doivent s’y conformer,
dans leurs relations avec leurs semblables (un point encore trop peu exa-
miné dans la doctrine jusqu’ici). Une bonne compréhension de la portée

de ces obligations et le respect qui leur est dû peuvent contribuer à libérer
le monde de la violence et de la répression, telles que celles qui, dans la
présente affaire, ont fait des milliers de victimes au Tchad au cours des
années du régime Habré (1982-1990).

73. Il serait difficile de trouver meilleur exemple d’un mécanisme
d’application des obligations erga omnes de protection (du moins dans le
cadre des relations entre Etats parties) que les méthodes de surveillance
conçues pour les traités relatifs aux droits de l’homme eux-mêmes, comme

la convention des Nations Unies contre la torture de 1984, aux fins de
l’exercice de la garantie collective des droits protégés. Dans la présente
affaire, le droit à sauvegarder est celui à ce que justice soit faite, qui cor-

70Cf. CR 2009/10, p. 14-15.

55to those obligations erga omnes partes. Had the ICJ issued the requested

provisional measures, it would have taken upon itself the task or role of
guarantor of the collective guarantee of the United Nations Convention
against Torture.

IX. P ROVISIONAL M EASURES TO BE INDICATED

1. Time and the Imperativeness of the Realization of Justice

74. The passing of time, and its effects, constitute possibly the greatest
enigma or mystery surrounding human existence, which has defied human
thinking, in distinct domains of human knowledge, for centuries. The
domain of law is no exception to that: the passing of time has, not sur-

prisingly, raised issues which continue to defy legal thinking as to the
proper interpretation and application of law. In my understanding, time
is to be made to operate to secure the realization of justice, and surely not
to suggest its impossibility (for alleged lack of material or financial

resources), or to impose legal inaction or even oblivion (e.g., prescription,
in other contexts). The universal juridical conscience has evolved so as no
longer to admit obstacles, in space or in time, to the investigation and
sanction of grave violations of human rights and of international humani-

tarian law.

75. The exercise of universal jurisdiction purports to overcome past
obstacles in space. One is, furthermore, to bridge the gap between the

time of human beings and the time of human justice, so as to overcome
obstacles in time. It is the gravity of human rights violations, of the
crimes perpetrated, that admits no prolonged extension in time of the
impunity of the perpetrators, so as to honour the memory of the fatal

victims and to bring relief to the surviving ones and their relatives. In my
understanding, even more significant than retribution is the judicial recog-
nition of human suffering , and only the realization of justice can alle-
viate the suffering of the victims caused by the irreparable damage of

torture.

76. To that end, time is necessarily short, such as human life, and the
indefinite prolongation of time in the realization of justice is an aggra-

vating circumstance. It goes without saying that oblivion cannot be
imposed, as, in the domain of Law, it would amount to an obstruction of
justice. The investigation and sanction of grave violations of human
rights brings the past into the present, to render the latter bearable, once

the responsibility for the atrocities occurred in the past are properly
determined. Surviving victims and their relatives can thus earn their

71The right to be herein preserved, the right to justice, is inextricably linked to [non-
pecuniary] reparation.

56respond à ces obligations erga omnes partes. Si elle avait indiqué les

mesures conservatoires demandées, la Cour se serait posée en gardienne
de la garantie collective prévue dans la convention des Nations Unies
contre la torture.

IX. L ES MESURES CONSERVATOIRES À INDIQUER

1. Le facteur temps et l’impériosité de rendre justice

74. La fuite du temps et ses effets constituent probablement la plus
grande énigme ou le plus grand mystère de l’existence humaine, dérou-
tant tous ceux qui, au fil des siècles, s’y sont intéressés dans différents
domaines du savoir. Le domaine juridique ne fait pas exception: le pas-

sage du temps a, sans grande surprise, fait naître certaines questions qui
dépassent toujours la pensée juridique lorsqu’il s’agit de savoir comment
interpréter et appliquer le droit. De mon point de vue, le temps doit être

garant de justice, et certainement pas suggérer son impossibilité (pour
cause de manque allégué de ressources matérielles ou financières), ou
imposer l’inaction juridique, voire l’oubli (comme dans le cas de prescrip-
tion, dans d’autres contextes). La conscience juridique universelle a évo-

lué de telle manière qu’elle ne souffre plus les obstacles, géographiques ou
temporels, à l’examen et à la répression des violations graves des droits
de l’homme et du droit international humanitaire.
75. L’exercice de la compétence universelle vise à surmonter les

obstacles d’ordre géographique du passé. Il reste, en outre, à combler
le décalage qui subsiste entre l’heure des victimes et celle de la justice
humaine, pour vaincre les obstacles d’ordre temporel. C’est la gravité

des violations des droits de l’homme, des crimes perpétrés, qui interdit
de laisser durer l’impunité des exacteurs, afin d’honorer la mémoire de
ceux qui y ont laissé la vie et d’apporter réparation à ceux qui y
ont survécu ainsi qu’à leurs proches. A mes yeux, le châtiment n’importe

pas tan71que la reconnaissance des souffrances humaines par la
justice , et seule la réalisation de la justice peut permettre d’atté-
nuer les souffrances des victimes irrémédiablement marquées par la
torture.

76. A cette fin, le temps est nécessairement compté, comme celui de la
vie humaine, et le fait de différer indéfiniment l’accomplissement de la
justice constitue une circonstance aggravante. Il va sans dire que l’oubli
ne peut être imposé puisque, dans le domaine du droit, ce serait faire

entrave à la justice. L’examen et la répression des graves violations des
droits de l’homme permettent de transposer le passé dans le présent, afin
de rendre ce dernier supportable, une fois bien établie la responsabilité

des atrocités passées. Les survivants et leurs proches peuvent ainsi se

71
Le droit à sauvegarder ici, le droit à la justice, est inextricablement lié à la réparation
[non pécuniaire].

56future. Impunity is unacceptable in our times; imposed oblivion is over-

whelmed by memory, rendering the future possible.
77. The décalage between the time of human beings and the time of
human justice is to be reduced. Without the realization of justice, without
the right to the Law (le droit au Droit), there is no legal system at all,

neither at domestic, nor at international, level. In the meantime, with the
persistence of impunity in the present case concerning Questions relating
to the Obligation to Prosecute or Extradite , the passing of time will con-
tinue hurting people, much more than it normally does, in particular

those victimized by the absence of human justice. The time of this latter
is not the time of human beings.

2. The Required Indication of Provisional Measures

in the Present Case

78. In the light of the aforementioned, the decision taken by the Court’s
majority, not to indicate provisional measures in the present case, can be
severely questioned. The Court based itsprima facie jurisdiction, in the

present Order, on the United Nations Convention against Torture (Arti-
cle 30); in my view, the prerequisites were present for the indication of pro-
visional measures, and, even if the Court were not fully satisfied with the
arguments of the parties, it is not limited or constrained by such argu-

ments.
79. In its own case law, the Court, invoking the principle jura novit
curia, has clarified that it is not bound to confine its consideration of the
case at issue to the pleas or the materials formally submitted to it by the

parties. It has so warned, e.g., in its Judgments in the cases of Fisheries
Jurisdiction (Federal Republic of Germany v. Iceland), (Merits, Judg-
ment, I.C.J. Reports 1974 , p. 181, paras. 17-18), and of Military and
Paramilitary Activities in and against Nicaragua (Nicaragua v. United

States of America), (Merits, Judgment, I.C.J. Reports 1986 , pp. 24-25,
paras. 29-30). In sum, the Court is the master of its own jurisdiction , and
it is empowered to indicate any provisional measures it deems necessary

in a case, irrespective of the arguments of the parties, or even in the
absence of such arguments.

80. That the Court is not restricted by the arguments of the parties, is
further confirmed by Article 75 (1) and (2) of the Rules of Court , which
expressly entitles it to indicate, motu proprio, provisional measures that it

72
Art. 75 (1) of the Rules of Court sets forth that “the Court may at any time decide to
examine proprio motu whether the circumstances of the case require the indication of pro-
visional measures which ought to be taken or complied with by any or all of the parties”.
And Art. 75 (2) determines that “when a request for provisional measures has been made,
the Court may indicate measures that are in whole or in part other than those requested,
or that ought to be taken or complied with by the party which has itself made the
request”.

57réapproprier leur avenir. L’impunité est inacceptable à notre époque; la

mémoire résiste à l’oubli forcé, rendant l’avenir possible.
77. Le décalage entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine
doit être réduit. Sans la réalisation de la justice, sans le droit au Droit, nul
système juridique ne peut exister, que ce soit au niveau national ou à

l’échelle internationale. Dans l’intervalle, tant que perdurera l’impunité
dans la présente affaire relative à des Questions concernant l’obligation de
poursuivre ou d’extrader , le temps qui passe restera douloureux, bien plus

que d’ordinaire, en particulier pour ceux qui pâtissent de l’absence de jus-
tice humaine. L’heure de cette dernière n’est pas celle des victimes.

2. La nécessité d’indiquer des mesures conservatoires
dans la présente affaire

78. Compte tenu de ce qui précède, le refus de la majorité de la Cour
d’indiquer des mesures conservatoires dans la présente affaire paraît fort

contestable. Dans la présente ordonnance, la Cour a fondé sa compétence
prima facie sur la convention des Nations Unies contre la torture (ar-
ticle 30); à mon sens, les conditions justifiant l’indication de mesures
conservatoires étaient réunies et, même si les arguments des Parties ne

l’avaient pas pleinement convaincue, la Cour n’avait pas à s’y limiter ou à
s’y tenir.
79. Dans sa propre jurisprudence, la Cour, invoquant le principe

selon lequel jura novit curia , a précisé qu’elle n’était pas tenue de se bor-
ner, dans son examen de l’affaire considérée, aux exposés ou éléments
qui lui étaient formellement soumis par les parties — un avertissement
qu’elle a formulé, par exemple, dans sa décision en l’affaire de la Com-

pétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne
c. Islande) (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974 , p. 181, par. 17-18), et dans
celle des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre

celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) (fond, arrêt, C.I.J. Recueil
1986, p. 24-25, par. 29-30). En somme, la Cour est maîtresse de sa propre
compétence, et elle a le pouvoir d’indiquer toute mesure conservatoire
pouvant lui sembler nécessaire dans une affaire, quels que soient les

arguments des parties, et même si aucun argument n’est avancé à cet
égard.
80. Le fait que la Cour ne soit pas tenue de se limiter aux arguments
des parties trouve également confirmation dans les paragraphes 1 et 2 de
72
l’article 75 de son Règlement , qui l’autorisent expressément à indiquer,

72Aux termes du paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement, en effet, «[l]a Cour
peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent
l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou
exécuter», ce même article indiquant en son paragraphe 2 que, «[l]orsqu’une demande en
indication de mesures conservatoires lui est présentée, la Cour peut indiquer des mesures
totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées, ou des mesures à
prendre ou à exécuter par la partie même dont émane la demande».

57regards as necessary, even if they are wholly or in part distinct from those

that are requested. A decision of the ICJ indicating provisional measures
in the present case, as I herein sustain, would have set up a remarkable
precedent in the long search for justice in the theory and practice of inter-
national law. After all, this is the first case lodged with the ICJ on the
basis of the 1984 United Nations Convention against Torture, which, on

its turn, is “the first human rights treaty incorporating the principle of
universal jurisdiction as an international obligation of all States Parties
without any precondition other than the presence of the alleged
torturer” .3

81. The Court has made use of its prerogatives under Article 75 on
some previous occasions. Examples are provided by its orders of provi-

sional measures, invoking Article 75 (2), in the cases concerning the
Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the
Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia), (Provisional
Measures, Order of 8 April 1993, I.C.J. Reports 1993, p. 22, para. 46),

the Land and Maritime Boundary between Cameroon and Nigeria (Cam-
eroon v. Nigeria), (Provisional Measures, Order of 15 March 1996, I.C.J.
Reports 1996 (I), p. 24, para. 48), the Armed Activities on the Territory
of the Congo (Democratic Republic of the Congo v. Uganda), (Provi-

sional Measures, Order of 1 July 2000, I.C.J. Reports 2000 , p. 128,
para. 43), and, more lately, the Application of the International Conven-
tion on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Georgia
v. Russian Federation), (Provisional Measures, Order of 15 October 2008,
I.C.J. Reports 2008, p. 397, para. 145).

82. That the Court has found it unnecessary to do so in the present
case, pertaining to the right to the realization of justice, is a cause of con-
cern to me. After all, there was nothing precluding it from doing so; on

the contrary, the prerequisites of urgency and the probability of irrepa-
rable harm were and remain in my view present in this case (cf. supra),
requiring from the Court the indication of provisional measures. More-
over, there subsist, at this stage — and without prejudice to the merits of

the case — uncertainties which surround the matter at issue before the
Court, despite the amendment in February 2007 of the Senegalese Penal
Code and Code of Criminal Procedure.
83. Examples are provided by the prolonged delays apparently due

to the alleged high costs of holding the trial of Mr. H. Habré, added
to pre-trial measures still to be taken, and the lack of definition of the
time still to be consumed before that trial takes place (if it does at all).
Despite all that, as the Court’s majority did not find it necessary to

73M. Nowak, E. McArthur et al., The United Nations Convention against Torture — A
Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 316.

58de sa propre initiative, les mesures conservatoires qu’elle juge nécessaires,

même si ces dernières sont totalement ou partiellement différentes de
celles qui sont sollicitées. Si elle avait décidé d’indiquer des mesures
conservatoires dans la présente affaire, comme je le soutiens ici, la Cour
aurait créé un précédent remarquable dans cette longue quête de justice,

du point de vue de la théorie et de la pratique du droit international. Après
tout, c’est ici la première fois qu’elle est saisie d’une affaire sur le fonde-
ment de la convention des Nations Unies contre la torture de 1984,
laquelle constitue elle-même «le premier traité consacré aux droits de

l’homme qui fasse du principe de la compétence universelle une obliga-
tion internationale à la charge de tous les Etats parties, sans condition
préalable si ce n’est la présence de l’auteur allégué des tortures» . 73
81. La Cour a déjà fait usage à quelques occasions des prérogatives

que lui confère l’article 75. Ainsi a-t-elle par exemple invoqué le para-
graphe 2 de l’article 75 dans les ordonnances en indication de mesures
conservatoires qu’elle a rendues dans les affaires suivantes: Application
de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) (mesures conservatoires, ordon-
nance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993 , p. 22, par. 46), Frontière ter-
restre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria)
(mesures conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil

1996 (I), p. 24, par. 48), Activités armées sur le territoire du Congo
(République démocratique du Congo c. Ouganda) (mesures conserva-
toires, ordonnance du 1 er juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000 , p. 128,
par. 43); voir, plus récemment, Application de la convention inter-

nationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (mesures conservatoires,
ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008 , p. 397, par. 145).
82. Il est à mon avis préoccupant que la Cour n’ait pas jugé nécessaire

d’agir ainsi dans la présente affaire, qui touche le droit à ce que justice
soit rendue. Après tout, rien ne l’empêchait de le faire; au contraire, je
pense que les conditions requises — l’urgence et l’existence d’un risque
de préjudice irréparable — étaient et demeurent réunies dans la pré-

sente affaire (cf. supra), exigeant des mesures conservatoires de sa part.
En outre, il subsiste à ce stade — et sans préjuger l’affaire au fond —
certaines incertitudes autour de la question dont la Cour est saisie,
en dépit de la modification apportée par le Sénégal en février 2007 à son

Code pénal et à son Code de procédure pénale.
83. Je songe par exemple aux délais prolongés apparemment dus aux
frais importants qu’entraînerait la tenue du procès de M. H. Habré, aux-
quels s’ajoutent les mesures restant à prendre avant le procès, et l’incer-

titude quant au temps à attendre encore avant l’ouverture du procès (si
tant est que celui-ci ait jamais lieu). En dépit de tout cela, la majorité

73M. Nowak, E. McArthur et al., The United Nations Convention against Torture — A
Commentary, Oxford University Press, 2008, p. 316.

58indicate provisional measures, the Court can now only hope for the

best.

84. This is all the more serious in the light of the nature of the afore-
mentioned obligations of the States parties to the United Nations Con-
vention against Torture. Eight years ago, the United Nations Committee

against Torture, in the exercise of its functions, decided to issue an
interim or provisional measure in the case of S. Guengueng et alii, con-
cerning Senegal, to secure the full application of the pertinent provisions
of the United Nations Convention against Torture. Yet, despite all that,

this Court found that the circumstances, as they now presented them-
selves to the Court, were not such as to require provisional measures of
protection.
85. Much to my regret, as a result of this decision, a precious occasion

has been lost by the Court to contribute to the development of contem-
porary international law in a domain of crucial importance such as that
concerning the principle of universal jurisdiction, on the basis of a highly
relevant United Nations Convention enshrining a series of obligations

ensuing from the domain of jus cogens, the 1984 Convention against Tor-
ture.
86. Had the Court taken a different view, it could have, and should
have, indicated provisional measures to the effect of requiring from the

contending parties, ex abundante cautela, per74dical reports to it, on the
basis of Article 78 of the Rules of Court , on any measures taken and
advances eventually achieved by them towards the realization of justice
in the present case (i.e., the holding of the trial of Mr. H. Habré in Sen-
egal). This would also have enhanced the mandate issued by the African

Union itself in 2006 (supra). Provisional measures of this kind, with the
requirement of reporting, have precedents in the case law of the ICJ
itself.

87. May it be recalled that this Court has issued orders of provisional
measures, containing such requirement of reporting, and remaining seised
of the matter till the delivery of its final judgment, in the cases of Fish-
eries Jurisdiction (Federal Republic of Germany v. Iceland), (Interim

Protection, Order of 17 August 1972, I.C.J. Reports 1972 , resolutory
point 1 (f)), of the United States Diplomatic and Consular Staff in
Tehran (United States of America v. Iran), (Provisional Measures, Order
of 15 December 1979, I.C.J. Reports 1979 , resolutory point 2), of the

Frontier Dispute (Burkina Faso/Republic of Mali), (Provisional Meas-
ures, Order of 10 January 1986, I.C.J. Reports 1986 , resolutory point 2),
of Vienna Convention on Consular Relations (Paraguay v. United States

74Art. 78 of the Rules of Court provides that “the Court may request information from
the parties on any matter connected with the implementation of any provisional measures
it has indicated”.

59n’ayant pas cru bon d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour en

est désormais réduite à espérer que les événements prendront un tour
heureux.
84. La situation est d’autant plus alarmante lorsque l’on considère la
nature des obligations susmentionnées qui sont à la charge des Etats

parties à la convention des Nations Unies contre la torture. Il y a huit ans,
le comité des Nations Unies contre la torture a, dans l’exercice de ses
fonctions, décidé d’indiquer une mesure provisoire ou conservatoire dans
l’affaire S. Guengueng et autres, concernant le Sénégal, afin d’assurer la

pleine application des dispositions pertinentes de la convention des Nations
Unies contre la torture. Pourtant, malgré tout cela, la Cour a conclu que
les circonstances, telles qu’elles se présentaient actuellement à elle, n’étaient
pas de nature à exiger l’indication de mesures conservatoires.

85. A mon grand regret, avec cette décision, la Cour s’est privée d’une
occasion précieuse de concourir au développement du droit international
moderne dans un domaine d’importance cruciale tel que celui qui concerne
le principe de la compétence universelle, sur la base d’une convention des

Nations Unies très importante consacrant une série d’obligations issues
du jus cogens, à savoir la convention contre la torture de 1984.

86. Si la Cour avait adopté une position différente, elle aurait pu et

même dû indiquer des mesures conservatoires obligeant les parties en
litige, ex abundante cautela, à lui rendre compte à intervalles réguliers,
sur la base de l’article 78 de son Règlement , des mesures éventuellement
prises et des progrès finalement accomplis par elles pour faire en sorte

que justice soit rendue dans la présente affaire (par exemple, en tenant le
procès de M. H. Habré au Sénégal). Le mandat donné en 2006 par
l’Union africaine elle-même s’en serait également trouvé renforcé (cf.
supra). Des telles mesures conservatoires, assorties de l’obligation de faire

rapport, se retrouvent déjà dans le cadre de certains précédents dans la
propre jurisprudence de la Cour.
87. Qu’il me soit permis de rappeler que la Cour a rendu des ordon-
nances en indication de mesures conservatoires contenant pareille obliga-

tion de faire rapport, et qu’elle est restée saisie de la question jusqu’au
prononcé de sa décision finale, dans les affaires suivantes: Compétence en
matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande) (me-
sures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972 ,

point 1 du dispositif, al. f)), Personnel diplomatique et consulaire des
Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran) (mesures conser-
vatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979 , point 2
du dispositif), Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali)

(mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil

74Aux termes de l’article 78 de son Règlement, «[l]a Cour peut demander aux parties
des renseignements sur toutes questions relatives à la mise en Œuvre de mesures conserva-
toires indiquées par elle».

59of America), (Provisional Measures, Order of 9 April 1998, I.C.J. Reports

1998, resolutory point I), of LaGrand (Germany v. United States of
America), (Provisional Measures, Order of 3 March 1999, I.C.J. Reports
1999 (I), resolutory point I (a)), of Avena and Other Mexican Nationals
(Mexico v. United States of America), (Provisional Measures, Order of

5 February 2003, I.C.J. Reports 2003 , resolutory point I (b)), of the
Application of the International Convention on the Elimination of All
Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian Federation), (Pro-
visional Measures, Order of 15 October 2008, I.C.J. Reports 2008 , reso-
75
lutory point D) .

88. This Court should in my view have remained seised of the matter

at stake. It should not have relinquished its jurisdiction in the matter of
provisional measures, on the ground of its reliance on what may have
appeared the professed intentions of the parties, placing itself in a posi-
tion more akin to that of a conciliator, if not an exspectator. Had the

Court done so, it would have assumed the role of the guarantor of the
compliance, in the cas d’espèce, of the conventional obligations by the
States parties to the United Nations Convention against Torture in pur-
suance of the principle aut dedere aut judicare.

89. We are here before the invocation of the principle of universal
jurisdiction, grounded on a United Nations Convention which reckons
the absolute prohibition of torture, bringing us to the domain of jus
cogens, a conceptual construction proper of the new jus gentium of our

times. In my understanding, the obligations set forth by the United
Nations Convention against Torture are not simply obligations of con-
duct or behaviour, but rather indeed obligations of result.

90. In so far as provisional measures are concerned, had the ICJ
decided to remain seised of the matter at issue, by requesting further peri-
odical information and reports from the contending Parties as to the
measures taken to have justice at last done in the concrete case, it would

thereby have given its own contribution not only to the settlement of the
issue raised before it at this stage, but also, in the fruitful exercise of its
functions in the domain of provisional measures of protection, to the
realization of justice.

91. This would have appeared to me the right course to have taken, in
a decision which could have set up a relevant, if not historical, precedent,
in the domain of provisional measures. However, by having proceeded
otherwise, and by not indicating these measures, it has now become

somewhat difficult to avoid the impression that universal jurisdiction

75Cf. also the Court’s Order in the case of the Application of the Convention on the
Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegov. Yugo-
slavia) (Provisional Measures, Order of 8 April 1993, I.C.J. Reports 1993 , pp. 7-8,
para. 3).

601986, point 2 du dispositif), Convention de Vienne sur les relations consu-

laires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires,
ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998 , point I du dispositif),
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires,
ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I) , point I du dispositif,

al. a)), Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis
d’Amérique) (mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003,
C.I.J. Recueil 2003, point I du dispositif, al. b)), Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discri-

mination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (mesures conserva-
toires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008 , point D du
dispositif) .

88. La Cour aurait dû selon moi rester saisie de la question qui est en
jeu. Elle n’aurait pas dû renoncer à exercer sa compétence dans le
domaine des mesures conservatoires en s’en remettant aux intentions que
les Parties ont pu sembler afficher, jouant ainsi un rôle plus semblable à

celui d’un médiateur, si ce n’est d’un spectateur dans l’expectative. Si elle
était restée saisie de la question, la Cour se serait posée en garante du
respect, en l’espèce, des obligations conventionnelles incombant aux Etats
parties à la convention des Nations Unies contre la torture, conformé-

ment au principe aut dedere aut judicare.
89. Le principe invoqué ici est celui de la compétence universelle,
fondé sur une convention des Nations Unies qui reconnaît l’interdiction
absolue de la torture, d’où l’entrée en jeu du jus cogens, une construction

conceptuelle propre au nouveau jus gentium des temps modernes.
A mes yeux, les obligations énoncées dans la convention des
Nations Unies contre la torture ne constituent pas de simples obligations

de conduite ou de comportement: ce sont de véritables obligations de
résultat.
90. Pour ce qui concerne les mesures conservatoires, si la Cour avait
décidé de rester saisie de la question en litige, en demandant aux Parties de

lui fournir des renseignements supplémentaires et de lui rendre compte à
intervalles réguliers des mesures prises pour faire en sorte que justice soit
enfin rendue en l’espèce, elle aurait, ce faisant, apporté sa propre contri-
bution non seulement au règlement de la question portée devant elle à ce

stade, mais aussi à l’accomplissement de la justice, en exerçant à profit les
fonctions qui sont les siennes dans le domaine des mesures conservatoires.
91. C’est ainsi qu’il aurait fallu procéder, me semble-t-il, en rendant

une décision qui aurait pu constituer un précédent important, sinon his-
torique, dans le domaine des mesures conservatoires. Toutefois, la Cour
en ayant décidé autrement et n’ayant pas indiqué de telles mesures, il est
devenu quelque peu difficile aujourd’hui de se défaire de l’impression que

75
Cf. également l’ordonnance de la Cour en l’affaire relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie) (mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993 ,
p. 7-8, par. 3).

60keeps on having a long past, a refrained present, and an uncertain

future.

X. T HE LESSON OF THE PRESENT C ASE AT THIS STAGE :P ROVISIONAL
M EASURES FOR THE REALIZATION OF JUSTICE

92. By means of its provisional measures, the ICJ can indeed contrib-

ute not only to the preservation of the right to the realization of justice in
a given case, but also to the development of the law of nations itself, the
new jus gentium of our times. All will depend on how provisional meas-

ures are approached. My own conception is that, by preserving rights
whose subjects are not only States but also human beings, those measures

can also contribute to the development of the law of nations (droit des
gens).
93. There is nothing new under the sun; this outlook of the matter,
76
somewhat uncultivated in our days , was present in a trend of interna-
tional legal thinking of the matter which cannot now be forgotten, and
which ought to be retaken and further developed in our days. As soon as

1931, for example, Paul Guggenheim pondered with insight that provi-
sional measures are bound to contribute to the development of interna-
tional law; after all, they do contribute to “rendre justice”, to the “réali-
77
sation future d’une situation juridique déterminée” .

94. One decade earlier, throughout the work of the Advisory Commit-
tee of Jurists of drafting (June-July 1920) the Statute of the Hague Court
(PCIJ and ICJ), Raul Fernandes sought to enhance provisional measures
78
by proposing enforcement measures (penalties) by the PCIJ . Shortly
afterwards, he asserted his commitment to the realization of justice at an
international level bearing particularly in mind the principle of the juridi-
79
cal equality of States . Provisional measures, with their preventive dimen-
sion, can indeed contribute to the development of international law.

95. For the purposes of provisional measures in the present case, the

right to be preserved is ultimately the right to the realization of justice ,
the right to see to it that justice is done (a right of States — before this

76It is to be kept in mind, whenever anything is claimed to be novel, that, from time
immemorial, it has been warned that whatever appears novel, most likely it is not, it has
been reflected upon or expressed before; Ecclesiastes, cf. Chap. I-10.
77
P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
su78le développement du droit des gens , op. cit. supra note 4, pp. 14-15 and 62.
Cf. Cour Permanente de Justice Internationale, Procès-verbaux des séances du comité
consultatif de juristes (16 juin-24 juillet 1920) avec annexes , The Hague, Van Langen-
huysen Frs., 1920, p. 588 (intervention by R. Fernandes, 20 July 1920).
79R. Fernandes, Le principe de l’égalité juridique des Etats dans l’activité internationale
de l’après-guerre, Geneva, Impr. A. Kundig, 1921, pp. 18-22 and 33.

61la compétence universelle, prisonnière du passé, peine à s’inscrire dans le

présent et a un avenir incertain.

X. L ES ENSEIGNEMENTS À TIRER DE LA PRÉSENTE AFFAIRE À CE STADE :
DES MESURES CONSERVATOIRES POUR QUE JUSTICE SOIT RENDUE

92. Au moyen de ses mesures conservatoires, la Cour peut véritable-

ment contribuer non seulement à préserver le droit à ce que justice soit
rendue dans une affaire donnée, mais aussi à développer le droit des gens
lui-même, le nouveau jus gentium des temps modernes. Tout dépendra de

la manière dont les mesures conservatoires seront envisagées. Je consi-
dère pour ma part que, en préservant les droits dévolus non seulement

aux Etats mais aussi aux êtres humains, ces mesures peuvent également
concourir au développement du droit des gens.
93. Il ne s’agit pas là d’une conception nouvelle: cette vision des choses,
76
relativement inexplorée à l’heure actuelle , s’était déjà esquissée à l’échelle
internationale dans le cadre d’un courant de pensée juridique en la
matière qui ne peut être oublié aujourd’hui, et qui devrait même désor-

mais être repris et développé plus avant. Dès 1931, par exemple, Paul
Guggenheim fit observer non sans perspicacité que les mesures conserva-
toires étaient vouées à contribuer au développement du droit inter-

national: après tout, elles contribuent bien à «rendre justice» et à la
«réalisation future d’une situation juridique déterminée» . 77

94. Dix ans auparavant, tout au long des travaux du comité consulta-
tif de juristes chargé de rédiger (en juin et juillet 1920) le Statut de la Cour
de La Haye (la Cour permanente et la Cour actuelle), Raul Fernandes

avait voulu renforcer les mesures conservatoires en proposant des me-
sures d’exécution (sanctions) par la Cour permanente de Justice inter-
nationale . Peu après, il avait affirmé son attachement à ce que

justice soit rendue au niveau international compte tenu, en particulier, du
principe de l’égalité juridique des Etats . Les mesures conservatoires,
avec leur dimension préventive, peuvent bel et bien contribuer au déve-

loppement du droit international.
95. Aux fins des mesures conservatoireerga omnes partes correspon-

dantes qui sont énoncées dans la convention s qui nous occupent dans la
présente affaire, le droit à préserver est, en dernière analyse, le droit à ce

76Lorsqu’il est question de nouveauté, une mise en garde formulée en des temps immé-
moriaux doit être gardée à l’esprit, à savoir que ce qui paraît nouveau ne l’est fort proba-
blement pas, ayant déjà été envisagé ou exprimé plus tôt; Ecclésiaste, cf. chap. I-10.
77
P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence
su78le développement du droit des gens, op. cit. supra note 4, p. 14-15 et 62.
Cf. Cour permanente de Justice internationale, Procès-verbaux des séances du comité
consultatif de juristes (16 juin-24 juillet 1920) avec annexes , La Haye, Van Langenhuysen
Frs., 1920, p. 588 (intervention de R. Fernandes, 20 juillet 1920).
79R. Fernandes, Le principe de l’égalité juridique des Etats dans l’activité internatio-
nale de l’après-guerre, Genève, Impr. A. Kundig, 1921, p. 18-22 et 33.

61Court — emerged from the violation of fundamental rights of the human

beings concerned, originally victimized by torture). There is in the cas
d’espèce, in my perception, a risk of (ongoing) irreparable damage, in the
form of insufficient action, of further delays . As an old maxim warns,
justice delayed is justice denied.

96. It can, in my understanding, be forcefully argued that the denial of

access to justice is peremptorily prohibited: without such right, there is
simply no legal system at all, at international and national levels. Fur-
thermore, grave violations of human rights, and of international humani-
tarian law, such as torture, are detrimental not only to the direct and

indirect victims, as they directly affect their social milieu as a whole. In
this framework, the right to the realization of justice appears ineluctably
of the utmost relevance. The perpetuation of impunity is corrosive of the

whole social milieu. There is urgency, in the sense of imperativeness, in
the preservation of the right to the realization of justice, by means of pro-
visional measures of protection.

XI. C ONCLUDING O BSERVATIONS

97. I come thus to my concluding observations of this dissenting
opinion. The fact that the binding character of provisional measures of

protection is nowadays beyond question, on the basis of the res interpre-
tata of the ICJ itself (cf. paras. 9-11, supra), does not mean that we have
reached a culminating point in the evolution of the ICJ case law on this
matter. Quite on the contrary, I can hardly escape the impression that we

are living the infancy of this jurisprudential development. The Court has
not yet pronounced on the autonomy of an order of indication of provi-
sional measures; nor has it yet pronounced on the legal consequences of

non-compliance with them; nor has it yet pronounced on issues of State
responsibility in this very specific context, — apart from the decision on
the merits on the corresponding cases. There is thus still a long way to
move forward.
81
98. It has already been argued that, in the present case, the violation
of the peremptory prohibition of torture has taken us to the invocation,
in the inter-State contentieux, of the right to the realization of justice, on

the basis of the relevant provisions of the 1984 United Nations Conven-
tion against Torture (Articles 7 (1) and 5 (2)). The nature of the right to
be preserved, a right erga omnes partes, does have a bearing on a decision

80May it be recalled that, at domestic law level, in legal procedure, the periculum in
mora, associated with prolonged and undue delays in the realization of justice, has been a
key concept for the determination of precautionary or interim measures.

81Para. 40, and cf. paras. 17 and 21-25, supra.

62que justice soit rendue, à s’assurer que justice soit faite (un droit des

Etats — devant la Cour — qui est né de la violation des droits fonda-
mentaux des êtres humains concernés, initialement victimes d’actes de
torture). Il y a selon moi en l’espèce un risque de préjudice irréparable

(persi80ant) sous la forme d’une action insuffisante ou de nouveaux
délais . Pour reprendre une ancienne mise en garde formulée sous forme
de maxime, une justice tardive est un déni de justice.
96. On peut selon moi affirmer avec force que le déni d’accès à la jus-

tice est catégoriquement interdit: sans ce droit, nul système juridique ne
peut tout simplement exister, que ce soit à l’échelle internationale ou sur
le plan national. En outre, des violations graves des droits de l’homme et

du droit international humanitaire, telles que la torture, ne portent pas
uniquement préjudice aux victimes directes et indirectes, puisqu’elles tou-
chent directement leur milieu social dans son ensemble. Dans ce contexte,

le droit à ce que justice soit rendue semble inéluctablement revêtir la plus
haute importance. La perpétuation de l’impunité ronge le milieu social
tout entier. Il est urgent, c’est-à-dire impérieux, de sauvegarder le droit à
ce que justice soit faite, au moyen de mesures conservatoires.

XI. O BSERVATIONS FINALES

97. J’en viens ainsi aux observations que j’ai à formuler pour conclure

la présente opinion dissidente. Le fait que le caractère contraignant des
mesures conservatoires soit aujourd’hui incontestable, grâce à la propre
res interpretata de la Cour (cf. par. 9-11 supra), ne signifie pas que nous

soyons arrivés au faîte de l’évolution de la jurisprudence de la Cour en la
matière. Bien au contraire, je ne puis m’empêcher de penser que nous
n’assistons là qu’aux débuts de cette évolution jurisprudentielle. La Cour
ne s’est pas encore prononcée sur l’autonomie d’une ordonnance en indi-

cation de mesures conservatoires, ni sur les conséquences juridiques d’un
manquement à celles-ci. Elle ne s’est pas encore prononcée non plus sur
les questions de responsabilité des Etats dans ce contexte très spéci-

fique — en dehors de sa décision au fond dans les affaires considérées. Il
reste donc encore beaucoup de chemin à parcourir.
98. Il a déjà été indiqué 81que, dans la présente affaire, c’est la viola-

tion de l’interdiction impérative de la torture qui a conduit ici à l’invoca-
tion, dans le cadre d’un différend entre Etats, du droit à ce que justice
soit faite, sur la base des dispositions pertinentes de la convention des
Nations Unies contre la torture de 1984 (article 7, par. 1, et article 5,

par. 2). La nature du droit à sauvegarder, un droit erga omnes partes,a

80Qu’il me soit permis de rappeler que, au niveau du droit interne, dans la procédure
juridique, le periculum in mora, couplé à des délais prolongés et excessifs dans
l’accomplissement de la justice, est apparu comme une notion déterminante dans l’indica-
tion de mesures préventives ou provisoires.
81Par. 40 et cf. par. 17 et 21-25 supra.

62to indicate provisional measures. Provisional measures do have a place in

the cas d’espèce, as the preconditions for them are herein met. Urgency
(imperativeness) requires such measures, so as to avoid the probability of
further irreparable damage as a result of the prolongation of undue

delays in the realization of justice.
99. In the present Order (paras. 47-48) the ICJ found that there
appeared to be a prima facie continuing dispute between the Parties as to

the interpretation and application of the relevant provisions of the United
Nations Convention against Torture. In my view, States parties to this

Convention have undertaken the obligation to exercise universal jurisdic-
tion (Article 7), in respect of torture, and thus to contribute to the
gradual construction of a truly universal international law. There is thus

need to go beyond the traditional types of territorial jurisdiction, active
and passive personality (nationality) jurisdictions, and protective jurisdic-
tion, in cases of grave violations of human rights and international

humanitarian law. One would thus be giving expression to superior legal
values shared and upheld by the international community as a whole, as
well as responding in particular to its legitimate concern to overcome

impunity at national level.

100. This Court has, so far, succinctly and rightly held, in a distinct

context, that the prohibition of genocide belongs to the domain of jus
cogens . We are here in the domain of material or substantive law, as
distinguished from, though related to, the conception of obligations erga

omnes, proper of procedural law (cf. paras. 68-73, supra). Although the
Court has dwelt mainly upon these latter 83 — still having to extract the
consequences of their existence and breach — it has a long way to go in

relation to the former — the imperatives of jus cogens — if it decides, as

82 Case concerning Armed Activities on the Territory of the Congo (New Applica-
tion: 2002) (Democratic Republic of the Congo v. Rwanda), Jurisdiction and Admissibil-
ity, Judgment, I.C.J. Reports 2006 , pp. 31-32 and 35, paras. 64 and 78; and case concern-
ing the Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of
Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro), Judgment, I.C.J. Reports
2007 (I), pp. 110-111, para. 161.
83 Since its celebrated obiter dictum in the case of the Barcelona Traction, Light and
Power Company, Limited (Belgium v. Spain), Second Phase, Judgment, I.C.J. Reports
1970, p. 32, paras. 33-34; and cf., subsequently, case concerning East Timor (Portugal v.

Australia), Judgment, I.C.J. Reports 1995 , p. 102, para. 29; case concerning the Applica-
tion of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bos-
nia and Herzegovina v. Yugoslavia), Preliminary Objections, Judgment, I.C.J. Reports
1996 (II), pp. 615-616, para. 31; case concerning Armed Activities on the Territory of the
Congo (New Application: 2002) (Democratic Republic of the Congo v. Rwanda), Juris-
diction and Admissibility, Judgment, I.C.J. Reports 2006 , pp. 29 and 51-52, paras. 54 and
125; case concerning the Application of the Convention on the Prevention and Punishment
of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro), Judgment,
I.C.J. Reports 2007 (I), pp. 104, 110-111 and 120, paras. 147, 161 and 185. And cf. also
the Legal Consequences of the Construction of a Wall in the Occupied Palestinian Terri-
tory, Advisory Opinion, I.C.J. Reports 2004 (I), p. 199, paras. 155-157.

63une réelle incidence sur une décision d’indiquer des mesures conserva-

toires. Pareilles mesures avaient effectivement leur place en l’espèce, puis-
que les conditions justifiant leur indication étaient réunies ici. L’urgence
(l’impériosité) exige de telles mesures afin de parer au risque d’aggrava-

tion du préjudice irréparable pour cause de lenteur excessive de la justice.
99. Dans la présente ordonnance (par. 47-48), la Cour a cru déceler
l’existence, prima facie, d’un différend persistant entre les Parties quant à

l’interprétation et à l’application des dispositions pertinentes de la conven-
tion des Nations Unies contre la torture. De mon point de vue, les Etats

parties à cette convention ont souscrit l’obligation d’exercer la compé-
tence universelle (article 7) dans le cas de la torture, et de concourir ainsi
au développement progressif d’un droit international véritablement

universel. Aussi faut-il dépasser les formes traditionnelles de juridic-
tion — fondées sur la territorialité, la personnalité active et passive
(nationalité) ou la protection — face à des violations graves des droits de

l’homme et du droit international humanitaire, ce qui permettrait de tra-
duire en actes les valeurs juridiques supérieures partagées et défendues
par la communauté internationale dans son ensemble, tout en répondant

en particulier au souci légitime de celle-ci de vaincre l’impunité au niveau
national.
100. La Cour a, jusqu’ici, confirmé succinctement et à juste titre, dans

un autre contexte, que l’interdiction du génocide relève du domaine du
jus cogens . Nous sommes ici dans le domaine du droit matériel ou des
règles de fond, par opposition à la notion, distincte quoique liée, d’obli-

gations erga omnes, propre au droit procédural (cf. par. 68-73 supra).
Bien que la Cour se soit surtout penchée sur ces dernières 83— et qu’elle
doive toujours tirer les conséquences de leur existence et de leur viola-

tion —, il lui reste encore fort à faire en ce qui concerne les impératifs

82 Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002)
(République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J.
Recueil 2006, p. 31-32, par. 64, et p. 35, par. 78; voir également l’affaire relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) , p. 110-111,
par. 161.
83 Depuis son célèbre obiter dictum en l’affaire de la Barcelona Traction, Light and
Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil
1970, p. 32, par. 33-34, puis dans les affaires suivantes: Timor oriental (Portugal c. Aus-

tralie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995 , p. 102, par. 29; Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II) , p. 615-616, par. 31;
Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002) (République démo-
cratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006 ,
p. 29, par. 54, et p. 51-52, par. 125; Application de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro),
arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) , p. 104, par. 147, p. 110-111, par. 161, et p. 120,
par. 185. Cf. également Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans
le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I) , p. 199, par. 155-
157.

63I hope, to embark on the acknowledgment of the gradual expansion of its

material content.
101. The present case, even at this stage, appears to me as one of great
relevance, as the right to be preserved — the right to the realization of
justice — is ineluctably linked to the rule of law at both national and

international levels. Significantly, due to the awakening of the universal
juridical conscience, the matter is nowadays being considered at both lev-
els, and attracting increasing attention, in the agenda of the General
Assembly of the United Nations, over the last three years. The United

Nations General Assembly has in fact reaffirmed “the need for universal
adherence to and implementation of the rule of law at both the national
and international levels”, as well as its “commitment to an international
84
order based on the rule of law and international law” .

102. For its part, earlier on, the old United Nations Commission on
Human Rights, in its resolution 2000/43, stressed that “all allegations of

torture or other cruel, inhuman or degrading treatment or punishment be
promptly and impartially examined by the competent national author-
ity”, and that “those who encourage, order, tolerate or perpetrate acts of
torture must be held responsible and severely punished” (para. 6). The

Commission next called for rehabilitation of the victims (para. 6), and
further urged that “States should abrogate legislation leading to impunity
for those responsible for grave violations of human rights such as torture
and prosecute such violations, thereby providing a firm basis for the rule

of law” (para. 2).

103. The central dilemma of the matter at issue, facing nowadays not
only States, but the legal profession as well, is quite clear to me: either
they keep on relying on the traditional types of criminal jurisdiction (cf.
para. 99, supra), irrespective of the gravity of the offences committed, or

else they admit that there are crimes that do indeed shock the conscience
of humankind and that render thereby ineluctable the recourse to univer-
sal jurisdiction. Either they continue to reason as from the outlook of an
international legal order atomized in sovereign units, or else they decide

to move closer to the ideal of the civitas maxima gentium.

104. According to this latter, above consent (the will), is the right use

of reason; it is the recta ratio which guides the will of States, an85is con-
ducive to the necessary, rather than voluntary, law of nations , holding
all of them together, bound in conscience, in the civitas maxima, the legal
community of the whole of humankind. This ideal, pursued notably by

84
General Assembly resolution 63/128 (11 December 2008), on“The Rule of Law at the
Na85onal and International Levels” , fourth preambular paragraph.
Christian Wolff, Jus Gentium Methodo Scientifica Pertractatum (1764 — Series The
Classics of International Law , ed. J. Brown Scott), Prolegomena, p. 2, para. 4.

64dictés par le jus cogens si, comme je l’espère, elle décide de se mettre à

reconnaître le développement progressif de son contenu matériel.
101. La présente affaire me semble revêtir beaucoup d’importance,
même à ce stade, puisque le droit à sauvegarder — le droit à ce que justice
soit rendue — est inéluctablement lié à la primauté du droit d’une

manière générale, tant au niveau national qu’à l’échelle internationale. Il
importe de relever que, grâce à l’éveil d’une conscience juridique univer-
selle, la question est à présent examinée aux deux niveaux et s’est vu

accorder une attention croissante, ces trois dernières années, à l’ordre du
jour de l’Assemblée générale des Nations Unies. Celle-ci a en effet réaf-
firmé «la nécessité de voir l’état de droit universellement respecté et ins-
tauré aux niveaux national et international», ainsi que son «engage-

ment ... en faveur d’un ordre international fondé sur l’état de droit et le
droit international» .84
102. Pour sa part, l’ancienne Commission des droits de l’homme de

l’Organisation des Nations Unies avait souligné plus tôt, dans sa résolu-
tion 2000/43, que «toutes les allégations faisant état d’actes de torture ou
de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants d[evai]ent être
examinées sans délai et en toute impartialité par l’autorité nationale com-

pétente», et que «ceux qui encourag[ai]ent, ordonn[ai]ent, tol[é]r[ai]ent
ou commett[ai]ent de tels actes dev[ai]ent être tenus pour responsables et
sévèrement punis» (par. 6). La Commission avait ensuite plaidé pour la

réadaptation des victimes (par. 6), après avoir aussi exhorté «les Etats [à]
abroger les lois qui assur[ai]ent, en fait, l’impunité aux responsables de
violations graves des droits de l’homme telles que les actes de torture et
[à] poursuivre les auteurs de ces violations, conférant ainsi à l’Etat de

droit une base solide» (par. 2).
103. Le dilemme central en la matière, qui se pose aujourd’hui non
seulement aux Etats, mais aussi aux juristes, me semble très clair: ils

peuvent soit continuer à s’en remettre aux formes traditionnelles de juri-
diction pénale (cf. par. 99 supra), nonobstant la gravité des infractions
commises, soit reconnaître qu’il s’agit là de crimes qui bouleversent
effectivement la conscience de l’humanité, commandant dès lors le

recours à la compétence universelle. Soit ils continuent de raisonner
dans la logique d’un ordre juridique international fragmenté en entités
souveraines, soit ils décident de tendre davantage vers l’idéal de la civitas

maxima gentium.
104. Suivant cet idéal, le bon usage de la raison prime le consentement
(la volonté); c’est la recta ratio qui guide la volonté des Etats, et qui
engendre le nécessaire, et non volontaire, droit des gens , unissant tous

les peuples, liés en conscience, au sein de la civitas maxima, la commu-
nauté juridique de l’humanité tout entière. Héritage des stoïciens de la

84Résolution 63/128 de l’Assemblée générale (11 décembre 2008), intitulée «L’Etat de
droit aux niveaux national et international», quatrième alinéa du préambule.
85Christian Wolff, Jus Gentium Methodo Scientifica Pertractatum (1764 — Série The
Classics of International Law , J. Brown Scott, dir. publ.), Prolegomena, p. 2, par. 4.

64Christian Wolff in the eighteenth century, has its historical roots in the

Stoics in ancient Greece, has survived to date and has been recalled from
time to time . It repeals all that shocks the universal juridical conscience.

In the conceptual construction of the civitas maxima gentium, nations
need each other’s assistance to repress grave crimes (wherever they may
occur) and to promote the common good (commune bonum promov-
87 88
ere) , pursuant to the dictates of the right reason .
105. If States and the legal profession opt for this outlook, as I sin-
cerely hope, the principle of universal jurisdiction has to be pursued and
89
applied universally, in all corners of the world, without selectivity .In
the present case, Senegal has now a rare opportunity, by bringing

promptly Mr. H. Habré to trial, to give an example to the world, in com-
pliance with the mandate issued by the African Union in 2006, which is
well in keeping with the legal nature, content and effects of the right to be

preserved in the cas d’espèce, and the corresponding obligations erga
omnes partes of the United Nations Convention against Torture (Arti-
cles 7 (1) and 5 (20)). I dare to nourish the hope that States and the legal

profession embark on the right path, for the sake of the development of
contemporary international law, as a true law of nations (droit des gens),

the new jus gentium of our times, that emanates ultimately from human
conscience.

(Signed) Antônio Augusto C ANÇADO T RINDADE .

86Cf., e.g., over half a century ago, W. Schiffer, The Legal Community of Mankind ,
NY, Columbia University Press, 1954, pp. 63-78.
87C. Wolff, op. cit. supra note 85, p. 5, paras. 12-13.
88
89Ibid., p. 7, para. 21.
As Christian Wolff furthermore upheld in 1764, since all persons are by nature equal,
so all nations too are by nature equal one to the other (gentes etiam omnes natura inter se
aequales sunt); cf. ibid., p. 6, para. 16.

65Grèce antique, cet idéal, qui a notamment séduit Christian Wolff au
e
XVIII siècle, a survécu jusqu’à ce jour en se rappelant de temps à autre
aux mémoires . Il exclut tout ce qui bouleverse la conscience juridique

universelle. Selon le concept de la civitas maxima gentium, les nations
doivent s’entraider pour réprimer les crimes graves (où que ceux-ci puis-
sent être commis) et promouvoir l’intérêt commun (commune bonum pro-
87 88
movere) , comme de raison .
105. Si les Etats et les juristes adhèrent à ce point de vue, comme je

l’espère sincèrement, le principe de la compétence universelle doit être
défendu et appliqué universellement, aux quatre coins du monde, sans
distinction . Dans la présente affaire, une occasion rare s’offre

aujourd’hui au Sénégal: en traduisant promptement M. H. Habré en jus-
tice, celui-ci peut donner un exemple au monde, satisfaisant au mandat

que l’Union africaine lui a confié en 2006, en parfait accord avec la
nature juridique, la teneur et les effets du droit à sauvegarder en l’espèce,
et avec les obligations erga omnes partes correspondantes qui sont ins-

crites dans la convention des Nations Unies contre la torture (article 7,
par. 1, et article 5, par. 20). J’ose espérer que les Etats et la profession

juridique s’engageront dans la bonne voie, afin de développer le droit
international contemporain comme un véritable droit des gens, le nou-
veau jus gentium des temps modernes, émanation ultime de la conscience

humaine.

(Signé) Antônio Augusto C ANÇADO T RINDADE .

86Cf., par exemple, l’ouvrage de W. Schiffer datant d’il y a plus d’un demi-siècle, The
Legal Community of Mankind , NY, Columbia University Press, 1954, p. 63-78.
87C. Wolff, op. cit. supra note 85, p. 5, par. 12-13.
88Ibid., p. 7, par. 21.
89Comme Christian Wolff le confirma aussi en 1764, toutes les personnes étant égales
par nature, toutes les nations le sont également (gentes etiam omnes natura inter se

aequales sunt) ; cf. ibid., p. 6, par. 16.

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Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade

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