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CR 2014/16 (traduction)

CR 2014/16 (translation)

Mercredi 12 mars 2014 à 15 heures

Wednesday 12 March 2014 at 3 p.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte et j’invite M. Ignjatović à

poursuivre son exposé. Vous avez la parole, Monsieur.

M. IGNJATOVIĆ : Merci, Monsieur le président.

Le prétendu contrôle exercé par la JNA sur les unités paramilitaires

57. Ce matin, j’ai déjà démontré que la JNA, quand bien même ses actes pourraient être

attribués au défendeur, n’exerçait pas un contrôle effectif sur les forces armées de Krajina, au sens

précisé par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 8 des articles de la CDI. Ces forces

n’étaient pas non plus des organes de jure ou de facto du défendeur. J’en viens à présent à la

relation entre la JNA et les divers groupes paramilitaires qui participaient au conflit armé en

Croatie. Le demandeur soutient que la JNA contrôlait les diverses unités de volontaires et

paramilitaires qui prenaient part au conflit. Cependant, pour établir l’imputabilité à la RFSY/JNA

d’actes commis par les membres d’unités paramilitaires sur la base de l’article 4 ou de l’article 8

des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, le demandeur aurait dû prouver, soit que les

unités paramilitaires en question étaient des organes de jure de la JNA, soit qu’elles ont agi sur les

instructions de la JNA ou sous son contrôle effectif dans le cadre d’opérations spécifiques au cours

desquelles les crimes allégués ont été commis. Or le demandeur n’a prouvé ni l’un ni l’autre.

58. Dans son mémoire et sa réplique, le demandeur soutient que des membres de groupes de

volontaires et paramilitaires ont été intégrés à la JNA par un ordre du secrétariat fédéral à la

défense nationale de la RFSY, c’est–à–dire le ministère de la défense, en date du

13 septembre 1991.

59. Le défendeur a déjà expliqué dans ses écritures que l’ordre en date du 13 septembre 1991

avait intégré les volontaires à la JNA à titre individuel, qu’il concernait les volontaires à titre

individuel et non les unités de volontaires.

60. Les volontaires devaient déposer une demande individuelle le formulaire pertinent

était annexé à l’ordre. Ils seraient éventuellement admis dans les rangs de la JNA sur décision de

l’officier militaire compétent, puis assignés à une unité de la JNA. Les volontaires ainsi intégrés

seraient assimilables aux autres membres de la JNA. - 3 -

11 61. Cela signifie que toute intégration de volontaire dans les rangs de la JNA devait

1
s’accompagner d’une décision individuelle .

62. Que ce soit dans son mémoire ou dans sa réplique, le demandeur n’a évoqué aucun cas

précis de volontaires incorporés à la JNA.

63. Bien au contraire, les documents qu’il a soumis en annexes de ces deux pièces de

procédure montrent que l’ordre susmentionné n’a jamais été exécuté à l’égard des unités de

volontaires ou paramilitaires, puisque la JNA et le général Kadijević ont donné l’instruction, à la

2 3
mi–octobre puis de nouveau à la mi–décembre 1991 , de désarmer et rappeler du champ de

bataille ces unités, si elles n’acceptaient pas le commandement de la JNA. Le fait que le ministre

de la défense en personne ait dû donner cet ordre, et le réitérer, démontre bien que, durant le conflit

de 1991, la JNA ne contrôlait pas les formations paramilitaires.

64. Afin de compenser l’absence évidente d’éléments tendant à prouver que les unités de

volontaires et paramilitaires furent intégrées à la JNA, le demandeur invoque les conclusions du

TPIY dans les jugements Mrkšić et Martić. Cependant, aucune de ces décisions ne confirme que

les unités de volontaires et paramilitaires auraient collectivement été intégrées à la JNA.

65. Le jugement rendu en l’affaire Martić en dit peu sur cette question, puisque les unités

paramilitaires n’y sont que rarement mentionnées, et leur statut ou leurs liens avec la JNA et les

autres forces participant au conflit jamais analysés. Ce jugement illustre toutefois le fait que les

unités paramilitaires étaient parfois confondues avec les unités «officielles» du district autonome

serbe de Krajina. Ainsi, l’un des témoins qui s’y trouve cité a estimé que «[les] forces de réserve,

[les] troupes de Martić ou [l’]armée de Martić» étaient des forces paramilitaires, déclarant qu’il ne

faisait «aucune différence entre une unité paramilitaire et une unité de réserve ou la TO» . 4

66. Dans l’affaire Mrkšić, la chambre de première instance s’est davantage intéressée au

statut des volontaires et unités paramilitaires et, fait très important puisqu’il étaye le point de vue

1Voir contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 649-650.

2Réplique de la Croatie (RC), annexe 67, commandement du 1 erdistrict militaire, strictement confidentiel,
n 1614-82-27, en date du 15 octobre 1991.
3
Mémoire de la Croatie (MC), annexe 74, secrétariat fédéral à la défense nationale, ordre du 10 décembre 1991.
4Le Procureur c. Milan Martić, jugement, 12 juin 2007, par. 203. - 4 -

12 du défendeur, elle a établi une distinction claire entre les volontaires individuels et les unités de

volontaires (paramilitaires). Elle a d’une part estimé qu’il y avait [projection à l’écran]

«de[s] personnes qui, sans être astreintes au service militaire obligatoire, acceptaient
d’être enrôlées dans les forces armées à leur demande. Des volontaires sont ainsi
devenus membres de la JNA ou de la TO. Ils avaient les mêmes droits et les mêmes
obligations que les autres militaires et appelés.» 5

Mais elle a, d’autre part, établi que,

«[s]i des personnes pouvaient s’engager de la sorte, il était aussi courant que des
organisations telles que des partis politiques ou des syndicats créent des unités de

volontaires qui, entraînées et équipées, se portent volontaires pour servir généralement
dans la TO. Ces unités se distinguaient souvent les unes des autres par les emblèmes
qu’elles arboraient. Les volontaires, et en particulier les unités de volontaires, étaient
souvent qualifiés de paramilitaires …» 6

67. Dans le reste de ce jugement, la chambre a continué de se référer aux unités

paramilitaires en les associant presque toujours aux unités de la TO locale et a établi une distinction

claire entre les unités de la JNA, d’une part, et les unités de la TO locale, les volontaires et les

paramilitaires, d’autre part . [Fin de la projection.]

68. Par conséquent, les jugements prononcés en l’affaire Mrkšić et en l’affaire Martić n’ont

ni l’un ni l’autre confirmé que les unités paramilitaires auraient été intégrées à la JNA ou traitées

comme si elles en faisaient partie, et la responsabilité de la JNA/RFSY du fait des actes commis par

lesdites unités ne saurait dès lors être engagée au titre de l’article 4 des articles de la CDI sur la

responsabilité de l’Etat.

69. Dans la mesure où certains volontaires pourraient avoir été admis dans les rangs de la

JNA à titre individuel, ils devraient en effet être considérés comme étant des membres de la JNA,

mais le demandeur n’a pas démontré que des volontaires aient été admis dans les rangs de cette

armée à titre individuel ou que l’un quelconque de ceux qui l’auraient été ait commis un crime.

70. En ce qui concerne l’éventuelle attribution à la JNA/RFSY, sur la base de l’article 8 des

articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, de crimes qui auraient été commis par des

paramilitaires, tout ce qui a été dit précédemment au sujet de la responsabilité alléguée de la JNA à

raison d’actes commis par les forces officielles des Serbes de Croatie (ministère de l’intérieur,

5
Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, 27 septembre 2007, par. 83.
6Ibid.

7Voir duplique de la Serbie (DS), par. 506. - 5 -

défense territoriale et Milicija Krajine) s’applique également ici. Dès lors, les conclusions

formulées dans le jugement Martić n’ont pas d’incidence sur cette question, puisque la chambre de

13 première instance n’a ni précisé quels crimes, exactement, auraient été commis par les unités

paramilitaires ni déterminé si l’un quelconque d’entre eux l’aurait été sous le contrôle effectif ou

sur les instructions de la JNA .

71. En revanche, dans l’affaire Mrkšić, la chambre de première instance a bien analysé de

façon très détaillée les crimes qu’elle avait constatés, ainsi que les liens qui unissaient la JNA et

Mile Mrkšić à cet égard. Sur ce point, cependant, tout ce qui a été dit précédemment au sujet des

unités de la TO s’applique également aux paramilitaires et nous affirmons que le crime d’Ovčara,

qui a été commis conjointement par la TO locale et des unités paramilitaires, ne saurait être attribué

à la JNA/RFSY sur la base de l’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat.

72. Le demandeur soutient qu’environ 32 groupes de «volontaires» différents opéraient dans

diverses parties de la Croatie. Toutefois, pour la grande majorité d’entre eux, il se contente de

donner leur nom supposé ; il ne fournit pas le moindre élément d’information, encore moins de

preuve, sur tel ou tel acte précis qui leur serait associé, pas plus que le moindre élément de preuve

pour étayer l’existence des liens qu’ils auraient entretenus avec la JNA.

73. A propos de cette question, le mémoire s’appuie principalement sur deux sources . La 9

première consiste en une liste et des renseignements concernant «32 unités paramilitaires

volontaires» fournis par il s’agit des termes employés dans le mémoire des «sources des

services de renseignement croates». Aucune autre précision n’est donnée à propos de ces «sources

des services de renseignement croates». Une fois encore, la qualité des éléments de preuve

présentés et leur force probante posent problème, étant donné que le demandeur se contente

d’invoquer, pour prouver une de ses allégations, une autre de ses allégations. A notre sens, la Cour

doit considérer qu’aucune des allégations étayées par ce genre d’éléments de preuve, notamment
10
celles qui ont trait aux «32 unités paramilitaires volontaires», n’a été prouvée .

8
Voir DS, par. 489-493 et 508.
9Voir MC, par. 3.47.

10CMS, par. 638-640. - 6 -

74. La seconde source sur laquelle s’appuie le demandeur est le rapport final de la

commission d’experts des Nations Unies constituée en application de la résolution du Conseil de

sécurité n 780 (1992), notamment son annexe relative aux forces spéciales. Le rapport d’experts,

y compris l’annexe en question, n’apporte pas d’éléments de preuve susceptibles de satisfaire au

14 niveau de preuve élevé qui s’impose en la présente instance. Telle était déjà la position du

Gouvernement serbe en l’affaire relative à la Bosnie–Herzégovine. Les accusations d’une

exceptionnelle gravité, telles que le génocide, doivent être prouvées par des éléments «ayant pleine

11
force probante» . Or, il est précisé dans le rapport invoqué par le demandeur lui-même que la

commission d’experts «n’a été en mesure de vérifier qu’une petite partie des informations qui lui

12
ont été communiquées» . De surcroît, «[i]l n’était ni dans l’intention, ni de la responsabilité de la

commission de constituer des dossiers en vue d’engager des poursuites pénales» . Dans ces 13

conditions, le défendeur soutient que le rapport de la commission d’experts des Nations Unies ne

peut être considéré comme une source de preuve fiable en l’espèce, à moins que les allégations

qu’il présente ne trouvent quelque confirmation dans le cadre des procédures pénales engagées

devant le TPIY . 14

75. Le demandeur estime au contraire qu’il a fait tout ce qui était possible pour identifier les

groupes pertinents. Durant les plaidoiries de la semaine dernière, il a rappelé à la Cour que les

éléments de preuve, pour certains groupes bien précis, étaient donnés au paragraphe 9.78 de sa

15
réplique . Cette affirmation est quelque peu surprenante, puisque ce paragraphe ne concerne que

trois questions ayant trait à l’engagement de la responsabilité de la RFY à raison d’actes commis

par des groupes paramilitaires. Le demandeur y soutenait en premier lieu qu’il avait «été

clairement établi que … les Tigres d’Arkan étaient contrôlés par le MUP [ministère de l’intérieur]

de la Serbie» et, en deuxième lieu, que «les éléments de preuve rév[élaient] l’existence d’un lien

particulièrement étroit entre Arkan et les dirigeants de la RFY». Ces deux allégations sont

11
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie–Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209.
12CMS, par. 638-640.

13Ibid.
14
Ibid.
15CR 2014/10, p. 46, par. 35 (Crawford). - 7 -

cependant devenues obsolètes lorsque le TPIY a déclaré, dans son jugement de 2013 en

l’affaire Stanišić, que, en Slavonie orientale en 1991, la Garde de volontaires serbes, également

connue sous le nom de «Tigres», n’agissait pas sur les instructions du service de la sûreté de l’Etat
16
de la Serbie (ci–après, le «DB») . La troisième allégation du demandeur concerne l’ordre de la

JNA en date du 13 septembre 1991, question qui a déjà été traitée.

76. A titre d’exemple, voyons dans quelle mesure le demandeur pourrait utiliser ces éléments

de preuve ainsi que ceux qui ont été présentés la semaine dernière. La semaine dernière, nous

avons entendu évoquer un groupe appelé «groupe de Silts», qui avait commis des crimes dans un

but lucratif. La Croatie a fourni des éléments prouvant que le groupe de Silts tuait les gens

indépendamment de leur origine ethnique, simplement pour prendre possession de leurs biens . 17

15 Une fois encore, pas le moindre élément de preuve ne vient démontrer que la JNA aurait d’une

quelconque manière été impliquée dans ces crimes. Pourtant, le demandeur soutient que ces crimes

pourraient être attribués à la JNA, et par conséquent au défendeur, en s’appuyant sur le principe de

l’unité et de l’unicité de commandement établi dans l’affaire Mrkšić. Je le dis avec respect,

l’argument est bien trop léger !

77. L’argumentation du demandeur pâtit manifestement d’un manque d’éléments de preuve

crédibles et convaincants en ce qui concerne les unités paramilitaires et leurs relations avec la JNA.

78. Le demandeur soutient qu’il n’invoque pas ici le critère du «contrôle global» , alors que

c’est exactement ce qu’il fait : il tente d’introduire ce critère. A ceci près que, cette fois, il tente de

le faire sous le couvert du critère du contrôle effectif. Mais, quelle que soit l’appellation que le

demandeur lui donne, c’est bien du critère du contrôle global qu’il s’agit ici en substance. Or, la

Cour a rejeté l’application de ce critère dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2007 en l’affaire Bosnie, et il

n’y a aucune raison pour qu’elle se dédise ici.

79. Le demandeur invoque également la conclusion à laquelle est parvenue la chambre de

première instance dans l’affaire Martić, conclusion selon laquelle Vojislav Šešelj, homme politique

serbe dont les unités de volontaires ont pris part au conflit en Croatie, a participé à une entreprise

16
Stanišić et Simatović (IT-03-69), jugement, 30 mai 2013, par. 1789.
17MC, déclarations, annexes 260 et 263.
18
CR 2014/10, p. 47, par. 37 (Crawford). - 8 -

criminelle commune aux côtés de Veljko Kadijević et Blagoje Adžić, généraux de la JNA, ainsi
19
que de Slobodan Milošević et d’autres, et cherche à en tirer des preuves en matière d’attribution .

80. Le demandeur ne conteste pas que, dans l’affaire Martić, la chambre de première

instance est parvenue à la conclusion que M. Šešelj a participé à l’entreprise criminelle commune.

Toutefois, de même que pour les généraux Kadijević et Adžić, elle n’a pas consacré une seule

phrase à la manière dont M. Šešelj aurait participé ou contribué à ladite entreprise. En dehors du

paragraphe dans lequel il est cité parmi les personnes ayant participé cette entreprise, M. Šešelj

n’est mentionné qu’à deux reprises dans le jugement, à chaque fois au sujet du même incident, à

savoir la visite qu’il aurait effectuée à l’ancien hôpital de Knin, où des prisonniers croates étaient

détenus, visite au cours de laquelle il les aurait insultés en leur demandant «combien d’enfants

20
16 serbes, de mères serbes, ils avaient massacrés» . Par ailleurs, le jugement ne contient pas la

moindre référence à ses unités de volontaires. Aussi pensons-nous que les conclusions auxquelles

la chambre de première instance est parvenue dans l’affaire Martić à propos de la prétendue

participation de Vojislav Šešelj à l’entreprise criminelle commune ne sont pas convaincantes et que

la Cour devra les examiner avec la plus grande circonspection.

81. Comme je l’ai déjà dit, et je vais ici le répéter, le défendeur ne conteste pas que, dans

l’affaire Martić, le TPIY a conclu à l’existence d’une entreprise criminelle commune. Mais ce qui

s’est produit après le prononcé de ce jugement a, dans une large mesure, minoré l’importance et la

fiabilité de cette conclusion. Des personnes qui avaient été accusées d’avoir participé à l’entreprise

criminelle commune, MM. Stanišić et Simatović, ont été acquittées par la chambre de première

instance du TPIY, Slobodan Milošević est décédé avant la fin de son procès, les généraux

Kadijević et Adžić n’ont pas même été mis en accusation, et la procédure engagée contre

Vojislav Šešelj n’est toujours pas achevée, après plus de onze années. Onze années de procédure,

onze années de détention, quelques procès. Il convient également de dire que, bien qu’il n’ait pas

eu à répondre de celui d’entreprise criminelle commune, le général Perišić, ancien chef

d’état-major de l’armée yougoslave, a été acquitté de tous les chefs d’accusation dont il faisait

19RC, par. 4.106.

20Voir Le Procureur c. Martić, jugement, 12 juin 2007, par. 288 et 416. - 9 -

l’objet devant le TPIY, y compris ceux qui concernaient la Croatie. Alors que reste–t–il de

l’entreprise criminelle commune dans l’affaire Martić ?

2.2. Le statut de la défense territoriale de la Serbie

82. J’en viens à présent au statut de la défense territoriale de la Serbie. Dans sa réplique, le

demandeur souligne que les unités de la défense territoriale (TO) de la République de Serbie ont

participé en 1991 au conflit en Croatie, notamment en Slavonie orientale, et met en cause la
21
responsabilité du défendeur sur cette base .

83. Le défendeur ne conteste pas que les unités de la TO de la République de Serbie étaient

sous le contrôle effectif de la JNA pendant l’ensemble des opérations qui se sont déroulées en

Slavonie orientale. Pour cette raison, tous les actes des unités de la TO de la Serbie devraient être

assimilés à ceux de la JNA et attribués à cette dernière et, par voie de conséquence, à la RFSY.

Cela signifie également que les actes de ces unités, qui étaient entièrement subordonnées à la JNA,

ne sauraient être imputés au défendeur, puisque, pour les raisons déjà exposées, ni l’article 4 ni

l’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat ne permettent d’attribuer les actes de

la JNA au défendeur.

17 2.3. Le prétendu contrôle du défendeur sur les forces des Serbes de Croatie et les unités
paramilitaires

Le prétendu contrôle avant le 27 avril 1992

84. Passons maintenant à l’allégation selon laquelle le défendeur aurait exercé un contrôle

direct sur les forces des Serbes de Croatie et les unités paramilitaires, en nous penchant tout

d’abord sur la période antérieure au 27 avril 1992. En droit comme en fait, la responsabilité du

défendeur ne peut être engagée à raison de faits intervenus avant le 27 avril 1992, c’est-à-dire avant

que la RFY ne voie le jour en tant qu’Etat. Toutefois, afin d’aller jusqu’au bout de la présente

analyse et ex abundanti cautela, nous allons répondre à certains des arguments du demandeur.

85. Le défendeur ne nie pas que les dirigeants de la République de Serbie de l’époque, sous

la houlette de Slobodan Milošević, ont, publiquement ou non, apporté un soutien politique et

financier à la création d’un territoire autonome serbe en Croatie. Néanmoins, les organes établis

21RC, par. 4.78-4.84. - 10 -

par les Serbes de Croatie n’en sont pas pour autant des organes de jure ou de facto de la

République de Serbie, et le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve crédible à cet égard.

86. Le demandeur n’a pas non plus produit d’éléments crédibles attestant que la mise en

place de l’autonomie territoriale serbe en Croatie ou l’organisation politique des Serbes de Croatie

aurait eu lieu sous le contrôle ou sur les directives de la République de Serbie.

87. Il en va de même de l’argument du demandeur selon lequel il conviendrait d’attribuer au

défendeur les agissements de différentes forces des Serbes de Croatie et de diverses unités

paramilitaires. A ce propos, le défendeur abordera néanmoins quelques points soulevés dans la

réplique.

88. Le demandeur prétend que le TPIY a établi que la JNA et d’autres participants aux

opérations militaires en Croatie agissaient sous l’autorité et le contrôle effectifs du président de la
22
Serbie de l’époque, Slobodan Milošević, et des «dirigeants serbes» .

18 89. Ce faisant, le demandeur sème sciemment la confusion et dénature les autres conclusions

du TPIY, lequel n’a jamais dit rien de tel.

90. Ainsi, le TPIY n’a nulle part affirmé que «tous le[s] auteurs [des crimes] avaient

participé à des opérations militaires sur les instructions ou sous l’autorité et le contrôle effectifs

23
de» Milošević lui-même. Le défendeur avance donc que le TPIY n’a jamais établi de façon

définitive que Milošević exerçait un contrôle effectif sur l’une quelconque des forces engagées

dans le conflit en Croatie. De même le TPIY n’a-t-il jamais établi de manière définitive que

Milošević aurait, au moment des faits, exercé un contrôle effectif sur les forces qui ont commis les

crimes en Croatie, ou que l’un quelconque de ces crimes aurait été perpétré sur ses instructions ou

ses directives.

91. Le reste de l’argumentation du demandeur, selon lequel

22RC, par. 9.62 et 9.64. Au par. 9.62, le demandeur indique ce qui suit :

«Le TPIY a également reconnu que la JNA opérait, elle aussi, sous l’autorité et le contrôle de
Milošević et des autres membres de la direction politique et militaire serbe qui étaient parties à
l’entreprise criminelle commune.»

Au paragraphe 9.64, le demandeur affirme que :
«[le] TPIY a[vait] établi que ces crimes [perpétrés contre la population civile croate] avaient été commis
sous l’autorité et le contrôle de la JNA, et que tous leurs auteurs avaient participé à des opérations
militaires sur les instructions ou sous l’autorité et le contrôle effectifs de Milošević et des autres
dirigeants serbes, dont les actes criminels engagent la responsabilité internationale de la RFY».
23
RC, par. 9.64. - 11 -

«[l]e TPIY a établi que ... tous le[s] auteurs [des crimes] avaient participé à des

opérations militaires sur les instructions ou sous l’autorité et le contrôle effectifs ... des
autres dirigeants serbes, dont les actes criminels engagent la responsabilité
internationale de la RFY» ,24

est à la fois inexact et trompeur. L’affirmation est erronée en ce qu’elle englobe manifestement

tous ceux que le demandeur considère comme des «dirigeants serbes», c’est-à-dire les dirigeants

serbes de Croatie (tels que Martić et Babić), les dirigeants de la JNA (Kadijević et Adžić) et ceux

de la République de Serbie (Milošević au premier chef). Elle est trompeuse en ce qu’elle vise à

faire croire que le TPIY aurait établi que la RFY était internationalement responsable des actes de

ces personnes, ce que celui-ci n’a jamais constaté, en premier lieu parce qu’il n’avait pas à le faire.

92. De cette façon, le demandeur tente de présenter à la Cour la question de l’attribution

comme déjà résolue par le TPIY, alors qu’en réalité, la jurisprudence de celui-ci ne confirme

nullement que l’un quelconque des crimes commis en Croatie puisse être attribué au défendeur en

vertu des articles pertinents de la CDI sur la responsabilité de l’Etat et de la pratique pertinente de

la Cour.

93. En outre, lorsqu’il prétend que le défendeur contrôlait les forces des Serbes de Croatie et

les unités paramilitaires, le demandeur présente très peu d’éléments de preuve à l’appui. Certains

de ces éléments évoquent l’entraînement des forces des Serbes de Croatie (du MUP de Krajina

19 surtout) par des instructeurs issus du MUP serbe, d’autres l’assistance fournie par la Serbie aux

Serbes de Croatie (là aussi, essentiellement au MUP de Krajina), sous forme d’armes et autres

équipements, pour la constitution de leurs forces armées, et d’autres encore les liens supposés entre

certains chefs paramilitaires (principalement Arkan) et les dirigeants de la République de Serbie.

94. D’une manière générale, le défendeur ne conteste pas que la Serbie ait dans une certaine

mesure aidé les Serbes de Croatie à créer leurs forces armées. Toutefois, son soutien, qui a pu

prendre la forme d’entraînements au combat et de livraisons ponctuelles d’armes et autres

équipements, ne permet pas à lui seul de considérer les forces créées dans les régions serbes

autonomes de Croatie comme des organes de jure ou de facto de la Serbie, puisqu’il ne s’agit de

toute évidence pas là de «totale dépendance», au sens de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire de la

Bosnie. De même, les entraînements au combat qui eurent parfois lieu et les livraisons ponctuelles

24RC, par. 9.64. - 12 -

d’armes ne prouvent pas que la République de Serbie avait ou exerçait un contrôle effectif sur les

forces des Serbes de Croatie à l’époque où ces forces livraient bataille, et, plus particulièrement, où

certaines d’entre elles ont commis des crimes contre la population croate.

95. Le jugement rendu par le TPIY en l’affaire Stanišić et Simatović vient étayer la position

du défendeur, notamment en ce qu’il indique que [projection],

«[s]’agissant des TO de la SAO Krajina, en l’absence d’éléments de preuve à cet
égard, la chambre de première instance ne saurait conclure que l’accusé a dirigé et
organisé la moindre activité de soutien ou d’assistance auxdites TO autre que des

activités de soutien logistique»,

et qu’elle n’avait pu davantage conclure «que l’accusé avait dirigé et organisé les activités de

formation de la police et des unités de la TO de SBSO» ou «dirigé et organisé les activités de

25
financement de la police et des unités de la TO de SBSO» .

96. En ce qui concerne les agissements de Željko «Arkan» Ražnatović, le défendeur admet

qu’Arkan et son groupe paramilitaire ont participé à des conflits armés sur le territoire de

l’ex-Yougoslavie, mais il fait également observer que si, avant son décès, en l’an 2000, Arkan avait

été mis en accusation par le TPIY, c’était indépendamment toutefois des faits intervenus en

Croatie . [Fin de la projection.]

20 97. L’affirmation du demandeur selon laquelle «[l]es preuves des liens qu’entret[enait]

Arkan avec les Gouvernements de la Serbie et de la RFY ... abond[aient]» est dépourvue de tout

27
fondement, puisqu’aucune source n’est précisée en ce qui concerne ces «preuves» .

98. La nature et l’étendue des liens qui unissaient Arkan et les dirigeants serbes n’ont jamais

été déterminées. Néanmoins, même s’il existait certains liens politiques entre Arkan et les

dirigeants de la Serbie, cela est encore loin de constituer la preuve d’une «totale dépendance» et ne

fait pas d’Arkan et de son unité un organe de jure ou de facto du défendeur. De la même façon, le

demandeur n’a présenté aucun élément prouvant que le défendeur avait ou exerçait un contrôle

effectif sur Arkan et son unité au moment où ils se livraient à des opérations de combat et en

25
Stanišić et Simatović (IT-03-69), jugement, 30 mai 2013, par. 2214, 2236 et 2260.
26Voir Željko Ražnatović «Arkan» (IT-97-27), acte d’accusation.
27
Voir MC, par. 3.52, et CMS, par. 646. - 13 -

particulier lorsque et si effectivement ils commettaient des crimes contre la population

croate.

99. La position du défendeur selon laquelle il n’avait aucun contrôle effectif sur Arkan et son

unité la garde volontaire serbe, également dite «les Tigres» — est étayée par le fait que la

Chambre de première instance du TPIY a acquitté Jovica Stanišić et Franko Simatović de

l’ensemble des chefs d’accusation pesant sur eux, y compris ceux relatifs aux activités d’Arkan et

de la garde volontaire serbe. Permettez-moi simplement de rappeler à la Cour que Jovica Stanišić

était à la tête du service de sécurité de l’Etat (DB), qui relevait du ministère de l’intérieur de la

République de Serbie (MUP), et que Franko Simatović était un employé de ce même service à

l’époque des faits.

100. La chambre est parvenue à la conclusion [projection] «que, ni pris individuellement ni

considérés en combinaison les uns avec les autres, les éléments de preuve n’[avaient] de force

probante suffisante pour établir que c’est sur les instructions de la DB serbe [service de sécurité de

l’Etat] ou de M. Stanišić que la SDG (garde volontaire serbe) avait agi en SAO SBSO [Slavonie,

Baranja et Srem occidental] en 1991» . 28 Notant qu’«elle n’a[vait] pas reçu suffisamment

d’éléments de preuve pour établir que la SDG agissait sur les instructions de l’accusé au cours des

opérations de Banja Luka [en Bosnie] en 1995», elle a estimé que, «en l’absence de preuves

supplémentaires, le simple fait que l’accusé ait eu tels ou tels autres liens avec la garde volontaire

29
serbe n’a[vait] aucune incidence sur cette conclusion.»

101. Pendant toute la durée de la guerre, tant en Croatie qu’en Bosnie-Herzégovine, le MUP

serbe n’encourait donc pas de responsabilité pour les agissements de la garde volontaire serbe. Les

conclusions que je viens de citer ne sont que quelques exemples parmi bien d’autres qui
21

démontrent clairement que le défendeur n’exerçait aucun contrôle effectif sur la SDG. [Fin de la

projection.]

28
Stanišić et Simatović (IT-03-69), jugement, 30 mai 2013, par. 1789.
29Ibid., par. 1812. - 14 -

Le prétendu contrôle du défendeur sur la RSK et ses forces armées après le 27 avril 1992

102. Dans la mesure où le demandeur n’a même pas évoqué cette question à l’audience, le

défendeur maintient les positions et arguments qu’il a exprimés dans ses conclusions écrites.

Permettez-moi, Monsieur le président, de conclure mon intervention.

Conclusion

103. Sur la base des arguments que je viens d’exposer, nous soutenons :

premièrement, que le défendeur ne peut, en fait comme en droit, être tenu pour responsable

d’aucune violation de la Convention sur le génocide commise avant le 27 avril 1992 ;

deuxièmement, que, en tout état de cause, le demandeur n’a pas prouvé que le moindre acte ou

crime qu’aurait ou qu’a effectivement commis la JNA, puisse être attribué au défendeur sur la

base des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat et de la pratique pertinente de la

Cour ;

et troisièmement, que le demandeur n’a pas non plus prouvé que le moindre acte ou crime

qu’auraient ou qu’ont effectivement commis les forces des Serbes de Croatie ou certaines

unités paramilitaires, puisse être attribué au défendeur sur la base des articles de la CDI sur la

responsabilité de l’Etat et de la pratique pertinente de la Cour, non plus directement que par

l’effet d’un prétendu contrôle exercé par le défendeur sur la JNA.

3. La prétendue violation de l’obligation de prévenir

et de punir le crime de génocide

3.1. L’obligation de prévenir

104. En ce qui concerne l’obligation de prévenir, conformément à l’arrêt rendu par la Cour

dans l’affaire de la Bosnie, cette question ne se pose que si la Cour en vient aux conclusions

suivantes : a) un génocide a été commis ; b) il n’a cependant pas été commis par des organes ou des

personnes dont le comportement est imputable au défendeur ; c) le défendeur ne pouvait pas être

tenu pour responsable de complicité dans le génocide ; d) le défendeur était conscient de la

possibilité qu’un génocide soit commis, mais n’a pas agi comme il aurait raisonnablement dû le

faire pour le prévenir ; et e) le défendeur était en mesure d’influencer les agissements du ou des

auteurs principaux. - 15 -

22 105. Le défendeur ayant déjà démontré de façon convaincante qu’aucun génocide ni acte

prohibé par la convention sur le génocide n’a été commis contre des Croates, une seule conclusion

s’impose : il n’a pas violé son obligation de prévenir le génocide.

106. Enfin, dans la mesure où l’ensemble des éléments de preuve cités par le demandeur
30
dans la section pertinente de la réplique se rapportent aux événements de 1991, l’examen de la

responsabilité éventuelle du défendeur est également exclu, puisque celui-ci n’existait pas en tant

qu’Etat avant le 27 avril 1992.

3.2. L’obligation de punir

107. Le défendeur a démontré que sa responsabilité ne pouvait être engagée pour

manquement à l’obligation de punir les auteurs de génocide puisqu’aucun génocide, ni aucun des

actes énumérés à l’article III de la convention, n’avait été commis.

108. En outre, le défendeur a montré que, même si la Cour concluait que certains des actes

prohibés par la convention sur le génocide ont été commis (ce qui n’est pas le cas), sa

responsabilité ne pourrait pour autant être engagée pour manquement à l’obligation de les punir,

puisque les crimes reprochés n’ont pas été commis sur son territoire et que le TPIY n’a accusé

31
personne de génocide à l’encontre du groupe national, ethnique ou religieux croate .

109. De même, l’allégation du demandeur selon laquelle le défendeur a violé son obligation

de punir le génocide en ne procédant pas à l’arrestation de Goran Hadžić, ancien haut responsable

de la communauté serbe de Croatie, n’a plus lieu d’être, le suspect ayant été arrêté en Serbie en

juillet 2011, puis transféré au TPIY. Le défendeur fait néanmoins remarquer que M. Hadžić n’a

jamais été accusé de génocide devant le TPIY.

Coopération avec le TPIY

110. Le défendeur a coopéré avec le TPIY dans le cadre des affaires dont il a à connaître et

continue de le faire. Il a facilité le transfert au Tribunal de toutes les personnes accusées par celui-

ci de crimes commis en Croatie.

30RC, par. 9.83-9.89.

31Voir CMS, par. 1051-1057. - 16 -

111. La République de Serbie coopère pleinement avec le TPIY, ce qu’illustrent les résultats

suivants.

23 Depuis juillet 2011, il n’y a plus de fugitifs recherchés en République de Serbie. L’ensemble

des 45 accusés ont été transférés au TPIY.

La République de Serbie a donné suite en temps voulu à toutes les demandes d’assistance

reçues du bureau du procureur du TPIY, soit plus de 2200 au total.

Elle a également donné suite, dans presque tous les cas, aux demandes d’assistance que lui a

adressées la défense, soit plus de 1300 demandes au total.

Elle a fait droit à toutes les demandes d’accès aux archives de l’Etat, qu’elles proviennent du

Tribunal ou de la défense.

Elle a levé l’obligation de confidentialité qui pesait sur toutes les personnes appelées à

témoigner devant le TPIY par le bureau du procureur ou par la défense.

Elle a distribué à leurs destinataires, lorsque ceux-ci résidaient sur son territoire, où elle est

pleinement compétente, toutes les citations et tous les autres documents envoyés par le TPIY.

Elle a accédé à toutes les demandes de protection des témoins émanant du TPIY lorsque les

intéressés résidaient sur son territoire, où elle est pleinement compétente.

112. Ce haut niveau de coopération trouve confirmation dans les rapports semestriels soumis

par les responsables du TPIY au Conseil de sécurité des Nations Unies, qui font l’objet d’un débat

chaque année, en juin et en décembre. Ces rapports évaluent toujours positivement la collaboration

entre la Serbie et le TPIY.

113. A titre d’exemple, le rapport présenté par le procureur du TPIY au Conseil de sécurité

des Nations Unies en juin 2012 32 indique, entre autres, que la coopération des autorités serbes

«continue de répondre pleinement aux attentes», que «[lesdites autorités] ont donné suite en temps

utile et de manière satisfaisante aux demandes du bureau du procureur, [dont] aucune … n’est

actuellement en souffrance» et qu’«[elles] ont continué à apporter un soutien satisfaisant au bureau

32 Rapport de Serge Brammertz, procureur du TPIY, présenté au Conseil de sécurité conformément au
paragraphe 6 de la résolution 1534 (2004), S/2012/354. - 17 -

du procureur et à faciliter les contacts avec les témoins ainsi que leur comparution devant le
33
Tribunal» .

24 Procès pour crimes de guerre engagés devant les tribunaux de Serbie

114. En ce qui concerne les procès pour crimes de guerre intentés en Serbie, le
er
1 juillet 2003, l’Assemblée nationale de la République de Serbie a adopté la loi sur l’organisation

et la compétence des organes étatiques dans les procédures pour crimes de guerre, qui a institué, à

cet égard, des entités spécialisées dans le domaine judiciaire et l’application de la loi. Depuis leur

création, ces entités ont traité le cas de 410 personnes soupçonnées de participation à des crimes de

guerre sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, et notamment, pour certaines, en Croatie. L’état

d’avancement de ces procédures varie : certaines en sont au stade de l’enquête, d’autres sont en

cours de jugement tandis que d’autres encore ont déjà été tranchées.

115. Au total, ces procédures, pendantes ou achevées, concernent près de 3000 victimes.

Des centaines de témoins ont déposé. Ensemble, les personnes reconnues coupables de ces crimes

ont été condamnées à 1151 années de prison.

116. C’est bien la preuve que le défendeur ne ménage aucun effort pour juger et punir les

auteurs des crimes commis pendant les conflits armés dont l’ex-Yougoslavie a été le théâtre. Pour

conclure, je voudrais remercier la Cour de sa patience. Monsieur le président, puis-je vous inviter à

donner la parole à M. Obradović ?

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Ignjatović. J’appelle maintenant à la barre

l’agent de la Serbie, M. Obradović. Vous avez la parole, Monsieur.

M. OBRADOVIĆ :

LES ARGUMENTS DU DEMANDEUR SUR L ’EXPANSIONNISME SERBE

1. Introduction

1. Bonjour. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la suite de nos

plaidoiries en réplique sera consacrée aux allégations relatives à l’idée de Grande Serbie. Le

33Rapport de Serge Brammertz, procureur du TPIY, présenté au Conseil de sécurité conformément au
paragraphe 6 de la résolution 1534 (2004), Nations Unies, doc. S/2012/354, par. 48-49. - 18 -

demandeur s’emploie encore et toujours à substituer à un exposé des preuves qui permettrait

d’établir l’existence du dolus specialis de génocide une discussion plus attrayante sur la notion de

Grande Serbie plus attrayante sur la scène politique nationale, du moins.

25 2. Le demandeur cherche en effet à imputer aux personnalités qui dirigeaient la République

de Serbie au moment de la dissolution de l’ex-Yougoslavie les idées politiques d’un membre de

l’opposition serbe, Vojislav Šešelj, et à tirer un trait d’égalité entre l’idéologie défendue par Šešelj

et le but proclamé par feu le président de Serbie, M. Slobodan Milošević, qui était que l’ensemble

des Serbes puissent continuer de vivre dans un seul Etat seule solution politique à la crise
34
yougoslave qui pût, selon lui, être acceptée par le peuple serbe . Il semble que, pour le

demandeur, pareil objectif politique fût criminel en soi. En outre, le demandeur n’hésite pas à aller

plus loin et à affirmer que ce furent les Serbes qui, en défendant une politique nationaliste dans les

années 1990, furent à l’origine de la dissolution de la République fédérale de Yougoslavie.

D’après le demandeur, ce n’est pas la Croatie qui s’est séparée de la Yougoslavie ; non, voudrait-on

nous faire croire, ce serait Milošević qui aurait organisé un «mouvement», au sens du paragraphe 2

de l’article 10 des Articles de la CDI sur la responsabilité des Etats, mouvement qui aurait visé non

pas le maintien de l’Etat existant, dans lequel tous les Serbes vivaient déjà ensemble, mais la

création d’un nouvel Etat, la RFY. Ce prétendu mouvement constitue ainsi pour le demandeur un

moyen de se dégager de toute responsabilité, en attribuant celle-ci à un nouvel Etat qui n’existait

35
pas au moment où la plupart des crimes mentionnés dans le mémoire ont été commis .

3. Nous ne saurions admettre cette présentation fallacieuse de notre histoire commune. Les

peuples de l’ex-Yougoslavie, y compris la Serbie et la Croatie, savent ce qu’il en est et ne s’y

tromperont pas. Pour aider la Cour, je présenterai des arguments bien connus de l’ensemble des

nations de l’ex-Yougoslavie, qui démontreront l’absence de fondement de la thèse du demandeur.

4. Je démontrerai en outre :

premièrement, qu’il ne suffit pas d’invoquer le spectre de la Grande Serbie pour remédier à

l’absence de preuve du dolus specialis du crime de génocide ;

34
RC, par. 3.34-3.40 ; exposé du témoin-expert Mme Sonja Biserko ; CR 2014/10, p. 48, par. 38 (Crawford).
35RC, par. 7.43-7.72. - 19 -

deuxièmement, que le demandeur n’a pas établi de manière concluante que les dirigeants de la

Serbie auraient jamais fait leur l’idée de Grande Serbie défendue par Vojislav Šešelj et son

parti radical serbe ;

troisièmement, que le demandeur cherche en réalité à brouiller toute distinction entre les

notions de Grande Serbie et de Yougoslavie ;

quatrièmement, que, dans le contexte de la dissolution de l’Etat fédéral, la prétention des
26

Serbes de Croatie à la constitution de leur propre entité, ou à l’unification avec les autres

Serbes, ne peut être assimilée à un plan de nature criminelle, ni, a fortiori, à une entente en vue

de commettre le génocide ; et

cinquièmement, que la stratégie nationale du président croate Tudjman n’était elle-même rien

d’autre qu’une politique tendant à l’établissement d’une Grande Croatie.

2. La notion de Grande Serbie ne recouvrait pas d’intention génocidaire

5. Dans les années 1990, à Belgrade, l’on pouvait librement se procurer dans les kiosques à

journaux une revue intitulée «Grande Serbie», publiée par le parti radical serbe. Le président de ce

parti d’opposition, Vojislav Šešelj, s’est livré au TPIY en 2003. Il y est accusé d’avoir participé à

une «entreprise criminelle commune» tendant au déplacement forcé de la population non serbe.

Dans l’acte d’accusation établi par le procureur, la Cour trouvera, entre autres éléments visant à

mettre en cause sa responsabilité pénale individuelle, l’affirmation que Šešelj propageait «une

36
politique visant à réunir « tous les territoires serbes » dans un Etat serbe homogène» . Toutefois,

onze ans plus tard, l’accusé est toujours incarcéré au centre de détention des Nations Unies,

assurant sa propre défense devant la chambre de première instance ; et, dans l’attente de son

jugement, il reste présumé innocent. Šešelj n’a nullement renié cette Grande Serbie dont il

souhaitait l’instauration, et il continue de la défendre dans le prétoire. Le Gouvernement de la

République de Serbie a maintes fois fait état de préoccupations quant au respect de ses droits

procéduraux, au vu de la durée de sa détention et de son procès.

36Disponible en français à l’adresse suivante : http ://www.icty.org/x/cases/seselj/ind/fr/seslj3rdind071207f.pdf. - 20 -

6. Mais l’aspect le plus important, aux fins de l’objet de la présente affaire, est que M. Šešelj

n’a jamais été accusé de génocide ; il a été accusé de crimes contre l’humanité persécutions,

expulsions et actes inhumains, ainsi que de violations des lois ou coutumes de la guerre.

7. Les idées politiques ne sont criminelles que si elles recouvrent les éléments constitutifs de

certains crimes. Le demandeur n’a pas établi de lien entre l’idée de Grande Serbie prônée

par Šešelj et l’intention de détruire d’autres groupes nationaux ou ethniques, comme tels. Si le

demandeur avait été en désaccord avec les réquisitions du procureur du TPIY, il aurait aisément pu

présenter à la Cour l’un quelconque des numéros de la revue de Šešelj des années 1990 établissant

le dolus specialis du crime de génocide ; or il n’en a versé aucun au dossier et pour cause ils

n’établissaient rien de tel.

27 3. Il n’a pas été démontré que les dirigeants serbes avaient accepté
le programme politique de Šešelj

8. En outre, quelle que puisse être l’issue du singulier procès de Šešelj devant le TPIY, le

demandeur n’a pas démontré de manière convaincante que les dirigeants serbes de l’époque qui

nous intéresse en l’espèce souscrivaient au programme politique du parti radical serbe. Šešelj et
37
Milošević étaient des adversaires politiques . Il n’y a pas lieu pour moi de défendre ici la politique

de Milošević, mais le fait est que ni lui ni aucun autre membre de son parti, le parti socialiste de

Serbie, n’a jamais mentionné la ligne Karlobag-Ogulin-Karlovac-Virovitica, qui devait, aux yeux

38
de Šešelj, marquer la frontière avec la Croatie . L’affirmation du témoin-expert du demandeur

spécialiste des questions de nationalisme selon laquelle Šešelj aurait été l’alter ego de Milošević

relève d’une vision de la situation politique de la Serbie des années 1990 que l’on peut aisément

« vendre » à un public occidental mais qui est sans grand rapport avec la réalité.

9. Le demandeur assimile à tort l’idée de Grande Serbie prônée par Šešelj et l’objectif

politique de Milošević, qui était de voir l’ensemble des Serbes continuer de vivre dans un seul et

même Etat. La politique de Milošević était une réaction au mouvement séparatiste du

Gouvernement Tudjman. Jugeant irréalistes les aspirations de l’état-major de la JNA au maintien

37
Voir Milošević (IT-02-54), déposition de Vojislav Šešelj, transcription, 7 septembre 2005.
38RC, par. 3.36. - 21 -

de la Fédération yougoslave, Milošević appelait de ses vœux la création d’une nouvelle

39
Yougoslavie, constituée des peuples qui tenaient réellement à y vivre .

10. Dans son mémoire, le demandeur cite l’extrait suivant de l’ouvrage compilant les

discours politiques de Milošević :

«La solution du problème en Yougoslavie passera par la politique à laquelle la
majorité du peuple de ce pays [la RFSY] a souscrit … [L]es gens vivront dans un seul
Etat, sur un pied d’égalité et dans une plus grande prospérité économique et
40
culturelle.»

Or, par cette citation, le demandeur fournit en réalité à la Cour la preuve que Milošević, à tout le

moins en 1989, au moment de la publication de l’ouvrage, était résolument partisan du maintien de

la Yougoslavie. Qu’y a-t-il de criminel dans les mots reproduits dans le mémoire ?

28 11. Et ce n’est pas tout. Le demandeur a également cité un entretien que le

président Milošević a accordé en janvier 1991 à la BBC, et dans le cadre duquel il a tenu le propos

suivant :

«[N]ous prétendons que chaque nation jouit d’un droit égal à décider librement

de son destin. Un tel droit ne peut être limité que par le même droit, égal, d’autres
nations … La nation serbe vivra dans un Etat et chaque nation désirant vivre avec le
peuple serbe dans le même Etat sur une base égale est la bienvenue…» 41

On peine à déceler dans ces mots une intention génocidaire. Qu’y a-t-il de criminel dans cette

opinion politique que cite le demandeur ?

12. Du reste, celui-ci a reconnu dans son mémoire qu’au début du mois de novembre 1991,

Milošević avait accepté le déploiement de la FORPRONU en Croatie, en dépit de la poursuite de

42
combats intensifs . Il a également reconnu que les Serbes de Croatie avaient accepté le plan de

paix de l’Organisation des Nations Unies à la suite de fortes pressions de Belgrade . L’une des43

principales préoccupations des dirigeants serbes de Croatie était la référence que contenait le plan à

des zones protégées des Nations Unies situées «en Croatie», et qui préjugeait selon eux de l’issue

39 Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds : A Military History of the Yugoslav Conflict
1990-1995, Washington DC, 2002, vol. I, chap. 11, p. 98 (bibliothèque du Palais de la Paix) ; voir aussi
Laura Silber & Allan Little, The Death of Yugoslavia, Penguin Books, BBC Books, 1997, p. 186-187.

40 MC, par. 2.62, citant l’extrait de Slobodan Milošević, Godine raspleta [Les années du dénouement], 1989,
5 éd., p. 261.

41MC, par. 2.65.
42
Ibid., par. 2.119.
43Ibid., par. 2.125. - 22 -

44
politique du conflit . Or, c’est Milošević qui les a exhortés à accepter ce plan. Pareille démarche

politique ne saurait être interprétée comme tendant à la réalisation de prétendues aspirations à une

Grande Serbie.

4. Le demandeur assimile les notions de Grande Serbie et de Yougoslavie

13. De fait, il semblerait que le demandeur cite toutes ces déclarations afin de démontrer que

Milošević était partisan de la Yougoslavie notion qui, dans la perspective nationaliste extrémiste

croate, était synonyme de celle de Grande Serbie. C’était là une des grandes idées agitées par le

Maspok croate ou Printemps croate de 1971. L’un des nationalistes extrémistes croates de

l’époque, Šime Djodan, publia un article dans lequel il écrivait : «appartenir à la nation

«yougoslave» signifie, fondamentalement, appartenir à la nation serbe puisque, si l’on mène

l’analyse politique à son terme, la notion de «yougoslavisme», au sens national du terme, c’est le
45
«grand-serbisme»» .

Dans les années 1990, Djodan devint ministre du Gouvernement croate.

29 14. Le mémoire croate semble faire le même amalgame. Au paragraphe 2.83, le demandeur

y décrit en ces termes un rassemblement de Serbes locaux à Petrova Gora «près du célèbre

mémorial des partisans» :

«[C]haque mention de la Yougoslavie, de la JNA ou de la Serbie provoque des
acclamations. Les organisateurs lisent le message suivant au public serbe «sic» :
«Nous rejetons toutes les revendications individuelles d’une confédération et ceci est
notre dernier avertissement aux personnes qui veulent détruire la Yougoslavie …».»

Ainsi, en Croatie, en 1990, c’était à en croire le mémoire un méfait d’acclamer la

Yougoslavie ou la JNA ! Serait-il aujourd’hui criminel, en Ecosse, d’acclamer le Royaume-Uni ?

Dans la logique du demandeur, quiconque s’y hasarderait pourrait être perçu comme un zélateur de

la Grande Angleterre.

15. Mais doit-on se demander pourquoi les Serbes de Croatie tenaient-ils tant à la

Yougoslavie, et pourquoi étaient-ils si hostiles à une restructuration de l’Etat fédéral en

confédération ? Il s’agit d’une question complexe. Ces Serbes qui vivaient depuis des décennies

44
Nouveau rapport présenté par le Secrétaire général en application de la résolution 721 (1991) du Conseil de
sécurité, Nations Unies, doc. S/23513, 4 février 1992, par. 12.
45DS, par. 23, note de bas de page 35. - 23 -

en Croatie, en Krajina, dans la Lika, avaient le sentiment de vivre dans leur pays

la Yougoslavie , pour la liberté duquel leurs pères s’étaient battus. Les Serbes de Croatie

jouissaient de droits nationaux d’exception. La constitution de 1974 de la République socialiste de

Croatie en tant que partie intégrante de la Yougoslavie définissait cette république comme «l’Etat

national du peuple croate, l’Etat du peuple serbe en Croatie et l’Etat des autres peuples et

46
nationalités qui y vivent» . La Croatie était donc leur république, ainsi que celle de la majorité

croate.

16. Ce statut unique reconnu au peuple serbe de Croatie tirait son origine de la tragédie

nationale que ce peuple avait vécue pendant la seconde guerre mondiale, ainsi que de sa

contribution au combat pour la liberté. Le premier gouvernement socialiste croate adopta, lors

d’une séance tenue le 11 avril 1945, une déclaration ainsi libellée :

«Le gouvernement national de la Croatie estime de son devoir de souligner la
remarquable contribution des Serbes de Croatie à la lutte commune contre l’occupant

et ses laquais, et de signaler le rôle particulier qu’ils ont joué en tant que combattants
d’élite, ainsi que l’assistance qu’ils ont prêtée lors de l’appel du peuple croate aux
armes. Le gouvernement national de Croatie ne l’oubliera pas, et veillera à garantir le
respect du premier point de la «déclaration sur les droits fondamentaux des peuples et
47
citoyens de la Croatie démocratique» tendant à l’égalité entre Croates et Serbes.»

30 Ces mots datent de 1945.

17. Il est difficile de concevoir une nation qui voudrait échanger son statut contre un statut

inférieur. Et inférieur comment ? Cette question aussi est complexe. Le 24 février 1990, lors du

premier congrès de l’union démocratique croate (HDZ) à Zagreb, le président du parti,

Franjo Tudjman, a tenu les propos suivants :

«Nos opposants ne voient dans notre programme qu’une volonté de restaurer
l’Etat croate oustachi indépendant. Ils ne parviennent pas à comprendre que cet Etat
n’était pas la création de criminels fascistes, mais qu’il représentait les aspirations

historiques du peuple croate à un Etat in48pendant. Ils savaient qu’Hitler envisageait
d’instaurer un nouvel ordre européen.»

18. M. Karl Pfeifer, journaliste autrichien et militant anti-néo-nazi en vue, dans un article

intitulé «Tudjman and the genesis of Croatian revisionism» [Tudjman et la genèse du

46
Constitution de 1974 de la République socialiste de Croatie, article premier, par. 2.
47Cette déclaration est citée dans Velimir Ivetić, Srbi u antifašističkoj borbi na područjima NDH 1941-1945
[Les Serbes dans le combat anti-fasciste sur le territoire du NDH 1941-1945], Vojnoistorijski glasnik n 1, Belgrade,
1995, p. 150.
48
Laura Silber et Allan Little, «The Death of Yugoslavia», Penguin Books, 1995, p. 86. - 24 -

révisionnisme croate], critique dans les termes suivants l’approche méthodologique adoptée par

l’historien Tudjman :

«le choix éminemment sélectif des données que fait Tudjman réduit au strict minimum
le nombre de victimes du nazisme croate, en particulier les Serbes, lorsqu’il affirme
que «en réalité, quelque milliers seulement de prisonniers (3 à 4000 sans doute) furent

tués au camp de Jasenova49 essentiellement des Tsiganes, suivis de Juifs et de Serbes,
ainsi que de Croates»» .

19. Qui aurait pu raisonnablement s’attendre à ce que, après la victoire électorale de

Tudjman, en 1990, les Serbes de Croatie acceptent pacifiquement que la Croatie se sépare de la

Yougoslavie fédérale ? En décembre 1990, avec l’adoption de la nouvelle constitution croate, les

Serbes perdirent leur statut d’élément constitutif de la République croate ; ils devinrent une

50
minorité nationale .

20. D’après l’avis exprimé dans le rapport de la CIA que l’on peut consulter à la

bibliothèque du Palais de la Paix,

«ces mesures législatives discriminatoires dans leur formulation, intervenant mal à
propos, et qui n’étaient pas, pour certaines, sans rappeler l’état fasciste du

NDH allaient à terme déclencher une réaction anti-sécessionniste parmi l51 Serbes
et conduiraient les deux parties sur le chemin de la guerre civile en Croatie» .

21. Mais il y a pire. Voici comment Karl Pfeifer décrit la nouvelle société de Tudjman :

«La responsabilité personnelle de Tudjman en tant que promoteur d’une
historiographie révisionniste croate est à ajouter à la responsabilité plus importante
31 encore qui est la sienne en tant que principal défenseur du révisionnisme sur la scène
politique et publique. La terminologie militaire, la phraséologie des documents

gouvernementaux et les nouveaux noms donnés aux institutions étatiques étaient un
signe de plus de continuité avec le NDH [Etat indépendant de Croatie]. Sous la
présidence de Tudjman, des mémoriaux et monuments consacrés aux combattants
pour la libération nationale tombés pendant la seconde guerre mondiale et aux

victimes de la terreur oustachie et nazie (2964 au total) furent détruits ou déplacés.
Des rues, casernes et institutions de diverses villes furent renommées d’après des
responsables ou commandants de l’armée oustachie. Pis encore, des chansons
oustachies de sinistre mémoire furent intégrées aux célébrations et autres
52
manifestations publiques.»

22. Le 25 janvier 1991 fut diffusé le film secret du service du contre-espionnage de la JNA

intitulé «La vérité sur l’armement de la HDZ en Croatie». La Yougoslavie put voir le ministre

49CMS, annexe 10.
50
Voir MC, par. 2.27 et CMS, par. 456-472.
51CIA, Balkan Battlegrounds : A Military History of the Yugoslav Conflict 1990-1995, Washington DC, 2002,
vol. I, chap. 6, p. 81.
52
CMS, annexe 10. - 25 -

croate de la défense, Martin Špegelj, évoquer les préparatifs de l’assassinat de membres de la

JNA . Le 22 février 1991, lors de rassemblements à Split, à Zagreb et à Virovitica, ce message

était adressé à la Krajina : «Ceci est la Croatie, les Serbes dehors !» Le Gouvernement croate se

lançait ainsi sur le chemin d’une guerre sécessionniste qui, par une de ces ironies dont l’histoire a le

secret, serait représentée, huit années plus tard, comme une campagne génocidaire de la Serbie.

Encore n’est-ce pas là la version qui ressort des ouvrages d’historiens croates spécialistes de la

question ; c’est une version que la Croatie réserve à la Cour.

5. Les questions frontalières

23. Il semble également que le demandeur, dans ses écritures, souhaite émouvoir la Cour en

lui brossant le tableau d’un séparatisme des Serbes de la Krajina qui serait criminel en soi, sans

qu’il en aille de même pour la demande préalable de la Croatie tendant à faire sécession de la

Yougoslavie. Ainsi, la Croatie cite dans son mémoire le propos suivant du premier dirigeant des

Serbes de Krajina, Jovan Rašković : «Chaque fois que Tudjman prendra une mesure pour éloigner

la Croatie de [la RFSY], nous prendrons une mesure pour nous éloigner de la Croatie.» 54 Ce

faisant, la Croatie semble néanmoins reconnaître que c’est toujours elle qui a pris l’initiative de la

sécession.

24. Nous en arrivons ici à la question du respect des frontières internes des ex-républiques

yougoslaves. Pour la Croatie, il semble que la revendication de la création d’une entité sur son

territoire et, a fortiori, l’éventuelle association de cette entité avec une autre république de

l’ex-Yougoslavie fût le crime le plus grave qui pût se concevoir. Dans son mémoire, le

demandeur évoque ainsi non seulement sa Constitution de 1990, mais aussi l’article 5 de la

32 Constitution de 1974 de l’ex-Yougoslavie qui prévoyait que «[l]es frontières entre les Républiques

ne p[ouvaient] être modifiées que d’un commun accord», et que «[l]e territoire d’une République

55
ne p[ouvait] être modifié sans son consentement» . En même temps, il se garde de mentionner le

passage de ce même article qui vient juste avant, et dispose que le territoire de la RSFY forme «un

53
MC, par. 2.97.
54Ibid., par. 2.87 ; RC, par. 3.60.

55RC, par. 3.34, note de bas de page 86. - 26 -

tout unifié» . Ainsi, il était normal à ses yeux que la Croatie pût violer l’intégrité territoriale de

l’ex-Yougoslavie, mais en aucun cas que les Serbes de Krajina pussent faire de même en ce qui

concerne l’intégrité territoriale du nouvel Etat croate.

25. Dans le contre-mémoire, nous avons fait valoir que ce n’est qu’en janvier 1992 que la

commission Badinter a déclaré que les anciennes limites internes des républiques avaient valeur de

57
frontières protégées par le droit international . Dans sa réplique, le demandeur a invoqué la

déclaration consacrée à la Yougoslavie par le conseil des ministres des Communautés européennes,

58
faite six mois plus tôt, le 27 août 1991 . Or il serait bon qu’il nous explique en quoi les Serbes de

Krajina étaient tenus de respecter les déclarations politiques de la Communauté européenne.

Peut-être n’en acceptaient-ils pas le contenu. Peut-être ne souhaitaient-ils pas alors rejoindre la

Communauté européenne, préférant s’associer à la RFY. En tout état de cause, nous ne sommes

pas ici devant un organe de l’Union européenne, nous sommes devant la Cour internationale de

Justice, dans le cadre d’une affaire mettant en cause la Convention sur le génocide, et il nous faut

donc nous concentrer sur le droit international. Qu’y avait-il de criminel à ce que les Serbes de

Krajina veuillent, dans le cadre du processus de dissolution de la Yougoslavie, demeurer dans le

même Etat que les leurs ? Faut-il réellement en déduire qu’ils prônaient l’idée de Grande Serbie ?

er
26. Le 1 avril 1991, la région autonome serbe de Krajina décida de rejoindre la République

de Serbie . Toutefois, le lendemain, l’Assemblée nationale de la République de Serbie adopta la

déclaration sur le règlement pacifique de la crise yougoslave, que le demandeur a eu l’amabilité de

fournir à la Cour . Nous n’y voyons rien de criminel. Là encore, il est évident que la décision de

la SAO de Krajina ne fut pas acceptée par Belgrade.

33 27. Le 27 avril 1992 fut proclamée la République fédérale de Yougoslavie. Mais même à ce

moment-là, alors que la République de Krajina serbe pouvait se prévaloir d’une réelle existence en

tant qu’entité spécifique sur près d’un tiers du territoire de l’ex-République socialiste de Croatie, la

nouvelle Yougoslavie s’est gardée de la rattacher à son propre territoire.

56
RC, par. 3.34, note de bas de page 86.
57CMS, par. 443.

58RC, par. 3.35.
59
CMS, par. 446 ; RC, par. 3.39.
60RC, annexe 49. - 27 -

28. Quoi qu’il en soit, aucune décision politique, bonne ou mauvaise, qu’il s’agisse de la

décision de protéger l’intégrité territoriale d’un ancien Etat, de défendre celle d’un Etat

nouvellement créé, ou encore de se dissocier de l’un comme de l’autre, ne peut justifier la guerre ni

les graves crimes qui furent commis dans le cadre du conflit armé en Croatie. Ceux-ci ont été une

tragédie pour les deux peuples, tant croate que serbe. Le Gouvernement de la République de Serbie

condamne résolument tous les crimes perpétrés lors de ce conflit, et demande que leurs auteurs

fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites indépendamment de leur origine nationale ou ethnique.

6. Qu’en est-il de l’idée de Grande Croatie ?

29. Enfin, arrêtons-nous un instant sur l’homme qui a accusé les Serbes d’avoir nourri l’idée

de Grande Serbie. D’après Dejan Jović, principal analyste et coordinateur spécial au Bureau du

président de la République de Croatie, «Tudjman fut le premier vrai nationaliste séparatiste à

arriver au pouvoir en Yougoslavie» . 61

30. D’après M. Peter Galbraith, premier ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique en poste en

Croatie après son accession à l’indépendance, qui a déposé devant le TPIY au procès Gotovina et

consorts, Tudjman était partisan d’une «Grande Croatie, qui [inclurait] aussi les Musulmans de

Bosnie», tandis que d’autres Croates défendaient l’idée d’une «Grande Croatie plus petite, … avec

[seulement] l’Herzégovine» . Galbraith rapporta également que Tudjman appelait de ses vœux

63
une «Croatie ethniquement pure» . Ces deux déclarations ne sont pas nécessairement

contradictoires puisque Tudjman était de ces historiens et stratèges nationaux qui considéraient que

les Musulmans de Bosnie pouvaient être répartis en fonction de leurs antécédents ethniques, et que

la plupart d’entre eux étaient ainsi des Croates. En outre, il «était pour les transferts de

population» .64

34 31. Comme l’a démontré aujourd’hui notre conseil, M. Lukić, l’arrêt rendu par le TPIY dans

l’affaire Kordić confirme que Tudjman défendait une politique tendant à l’établissement d’une

61
Dejan Jović, Jugoslavija, država koja je odumrla, Zagreb, 2003, p. 65.
62Gotovina et consorts (IT-06-90-T), déposition de Peter Woodward Galbraith, compte rendu de l’audience du
23 juin 2008, p. 4941.

63Ibid., p. 4951.
64
Ibid., p. 4915. - 28 -

Grande Croatie. Grande Serbie contre Grande Croatie donc. Un partout. Avec, toutefois, une

différence de taille : en Croatie, il s’agissait d’une politique gouvernementale. Aucun Serbe

exerçant des responsabilités à l’époque critique n’a été reconnu coupable par le TPIY des crimes

commis en Croatie. En outre, il n’a à aucun moment, pendant les années 1990, existé en Serbie de

plan officiel tendant à l’élargissement de frontières par le rattachement de territoires d’autres

peuples. Monsieur le président, j’aborderai bientôt la question de la demande reconventionnelle et

je me demandais si le moment ne serait pas venu de marquer une brève pause ?

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Obradović. Le moment est effectivement

bien choisi pour marquer une pause. L’audience est suspendue pour une quinzaine de minutes.

L’audience est suspendue de 16 h 10 à 16 h 25.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Monsieur Obradović, vous

pouvez passer au chapitre suivant.

M. OBRADOVIĆ : Je vous remercie, Monsieur le président.

L A DEMANDE RECONVENTIONNELLE

1. Monsieur le président, je vais commencer, si vous le permettez, la présentation de la

demande reconventionnelle de la Serbie, qui a trait à l’opération Tempête et au génocide commis

contre les Serbes de Krajina. Tout d’abord, je vais me pencher sur les questions relatives aux

éléments de preuve concernant la demande reconventionnelle, à la lumière des objections et

observations du demandeur. Mes éminents collègues, MM. Jordash et Lukić, poursuivront la

présentation des aspects saillants des déclarations des sept témoins appelés à déposer, ainsi que

d’un témoin-expert, M. Savo Štrbac, directeur de Veritas, le centre d’information et de

documentation concernant les victimes d’origine serbe tuées lors du conflit armé en Croatie,

notamment pendant et après l’opération Tempête. Demain, je reviendrai de manière détaillée sur

les éléments factuels de notre argumentation. Ensuite, M. Jordash abordera les éléments juridiques

de la demande reconventionnelle, et M. Schabas terminera notre premier tour de plaidoiries en

réfutant la réponse fournie par le demandeur dans sa pièce additionnelle. - 29 -

35 2. Mesdames et Messieurs de la Cour, le défendeur a produit suffisamment de moyens de

preuve pour étayer sa thèse selon laquelle l’opération Tempête, menée par les organes croates

de jure, présente tous les éléments constitutifs du crime de génocide, et que la Croatie a, par

conséquent, violé les obligations qui lui incombaient au titre de la Convention sur le génocide. Les

propos tenus par le président Tuđman lors de la réunion qui a eu lieu à Brioni le 31 juillet 1995,

lorsque l’entente a été scellée, permettent d’établir l’intention de détruire la partie du groupe

national et ethnique serbe qui vivait dans la région de la Krajina, c’est-à-dire dans les secteurs nord

65
et sud des zones protégées par les Nations Unies . L’existence de l’intention génocidaire a par

ailleurs été confirmée par de nombreux autres éléments, en particulier par l’ampleur qu’ont prise

ultérieurement les agissements criminels dirigés contre les Serbes de Krajina pendant et après

l’opération Tempête, notamment : a) pilonnage sans discrimination des villes de la Krajina ;

b) transfert forcé de la population civile serbe ; c) massacre des Serbes ayant décidé de rester dans

les zones protégées par les Nations Unies ; d) attaques menées contre des colonnes de réfugiés sans

défense ; e) destruction et pillage à grande échelle de biens appartenant aux Serbes et, enfin,

f) mesures administratives imposées pour empêcher les Serbes de Krajina de rentrer chez eux. La

Croatie n’a encore condamné aucun des responsables des massacres perpétrés pendant et après

l’opération Tempête. Bien au contraire, un jour férié vient y souligner cette opération criminelle . 66

La célébration d’un crime, c’est le comble de l’impunité.

3. La compétence ratione temporis à l’égard de la demande reconventionnelle de la Serbie ne

fait aucun doute : l’opération Tempête a été menée en 1995, plus de trois ans après l’entrée en

vigueur de la convention sur le génocide entre la Serbie et la Croatie.

4. De plus, la Serbie a un intérêt légitime à demander réparation pour les victimes et les

réfugiés serbes de Krajina, parmi lesquels 150 000 ont trouvé refuge sur son territoire.

Entre-temps, au moins un tiers de ces réfugiés sont devenus citoyens serbes.

5. La recevabilité de la demande reconventionnelle proprement dite n’est pas non plus en

cause, le demandeur n’ayant contesté aucune des conditions formelles devant être réunies pour que

la Cour puisse statuer au fond sur les conclusions reconventionnelles, ce qu’a grandement apprécié

65
CMS, par. 1195-1204.
66Ibid., par. 1473-1476. - 30 -

36 le gouvernement de la Serbie. Cela suffit à trancher la question de la recevabilité en tant que telle.

En outre, la demande reconventionnelle est en connexité directe, du point de vue des faits et du

droit, avec l’objet de la demande principale, comme le défendeur l’a expliqué dans ses pièces de
67
procédure .

Les éléments de preuve produits par le défendeur

6. Monsieur le président, je crois que la méthode de travail de notre équipe juridique est

particulièrement bien illustrée par les preuves que nous avons produites à ce jour à l’appui de la

base factuelle de la demande reconventionnelle, avec l’intention manifeste de suivre les règles

d’administration de la preuve bien établies dans la pratique de la Cour. Néanmoins, le demandeur a

soulevé certaines objections, différentes de par leur nature et leur importance, et je vais y répondre

brièvement.

Le procès-verbal de Brioni

7. Pour établir l’intention spécifique (dolus specialis) du crime de génocide, la Serbie

s’appuie abondamment sur le contenu du procès-verbal confidentiel de la réunion tenue le

31 juillet 1995 sur l’île de Brioni, lorsque le président de la Croatie Franjo Tuđman a rencontré les

dirigeants militaires croates pour discuter du plan de l’opération Tempête. Ce document est connu,

dans les archives du TPIY, sous le nom de procès-verbal de Brioni . 68

8. Dans sa pièce additionnelle en date du 30 août 2012, la Croatie a, pour la première fois,
69
remis en question l’exactitude du procès-verbal de Brioni . Elle a ainsi signalé que

l’enregistrement correspondant comportait de nombreux blancs, et qu’il était parfois indiqué que

«[p]lusieurs personnes s’exprim[ai]ent simultanément». Elle a ajouté que le procès-verbal ne

fournissait «aucune indication quant à l’ambiance générale de la réunion», et que rien ne permettait

de savoir si les paroles prononcées étaient «sarcastique[s] ou ironique[s]». Elle a également

67
CMS, par. 1099-1114.
68Ibid., annexe 52.
69
Pièce additionnelle de la Croatie (PAC), par. 3.11. - 31 -

souligné qu’il était impossible d’apprécier la gestuelle des participants et appelé l’attention sur la

70
question des «pertes inhérentes au processus de traduction» .

9. Monsieur le président, cette objection n’est pas convaincante. En dépit de tous les blancs

relevés par le demandeur, il reste évident que le compte rendu sténographique de la réunion

37 confidentielle est le moyen de preuve le plus à même de refléter fidèlement les propos qui s’y sont

tenus. On n’a en tout cas pas encore trouvé de meilleur outil pour établir les faits.

10. L’objection du demandeur est d’autant plus obscure que l’équipe juridique de la Croatie

soutient que le président Tuđman menait à Brioni une action humanitaire : selon le demandeur, le

président ne souhaitait pas la destruction et/ou l’expulsion de la population civile serbe, mais

71
voulait faciliter leur fuite, afin de leur sauver la vie . Dans ce cas, il serait appréciable que le

demandeur fournisse des éclaircissements : quels sont, au juste, les éléments qui se sont perdus au

cours du processus de traduction ?

Les dépositions faites devant le TPIY en l’affaire Gotovina

11. Le défendeur se fonde également sur les dépositions qui ont été faites en audience

publique devant le TPIY dans la procédure engagée contre trois généraux croates . Les comptes

rendus de cette affaire sont facilement accessibles, et les Parties peuvent librement s’y référer. Le

demandeur soutient néanmoins que les témoignages fournis dans l’affaire Gotovina «ne jouissent

73
d’aucune valeur particulière» .

12. Le défendeur n’a jamais réclamé de valeur particulière pour ces témoignages. Tout ce

qu’il demande, c’est que ces derniers reçoivent l’attention habituellement accordée aux dépositions

faites devant le Tribunal pénal des Nations Unies. Les témoins en question ont été soumis à un

contre-interrogatoire par les conseils de la défense et ont également répondu aux questions

supplémentaires de la chambre de première instance ; toutes leurs réponses ont été dûment

consignées. Conformément à la pratique suivie par la Cour dans l’affaire relative à l’Application

de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine

70
PAC, par. 3.11.
71Voir RC, par. 11.48-11.50.

72Gotovina et consorts (IT-06-90-T), comptes rendus d’audience.
73
RC, par. 2.33. - 32 -

c. Serbie-et-Monténégro), le défendeur a décidé de ne pas tous les faire témoigner de nouveau dans

la grande salle de justice. Les dépositions qu’ils ont faites devant le TPIY peuvent être utilisées en

l’espèce en tant que documents publics constituant, tout comme les déclarations fournies dans le

cadre de la présente procédure orale, des éléments de preuve fiables et authentiques attestant des

meurtres commis pendant et après l’opération Tempête. Ces éléments revêtent une grande valeur

probante, et ne sauraient être mis sur le même pied que les déclarations non signées produites par le

demandeur.

13. Le fait que la chambre d’appel du TPIY ait infirmé le jugement rendu en première

instance et acquitté Gotovina et Markač n’a aucune incidence sur la valeur probante des dépositions

faites dans cette affaire. Si le TPIY est revenu sur sa position en droit concernant la preuve de
38

l’entreprise criminelle commune, cela n’avait rien à voir avec une quelconque défiance à l’égard

des témoins, parmi lesquels se trouvaient de nombreux casques bleus de l’ONU. Il est en effet très

difficile de contester sérieusement l’objectivité et le professionnalisme de ces officiers des

Nations Unies quand il s’agit de rendre compte de crimes et de leurs répercussions.

Déclarations produites par le défendeur

14. Conformément à l’accord sur les modalités d’audition des témoins et témoins-experts
er
conclu par les Parties, la Serbie a présenté à la Cour, le 1 octobre 2013, les déclarations de

sept témoins et l’exposé d’un témoin-expert, documents devant tenir lieu d’interrogatoire principal.

Curieusement, la Croatie n’a pas souhaité exercer son droit de soumettre ces huit personnes à un

contre-interrogatoire. Par conséquent, la Serbie considère que la Croatie a ainsi reconnu

l’authenticité de ces déclarations et exposé, ainsi que la crédibilité des témoins. Il semble

désormais difficile de contester la valeur probante de leur témoignage.

74
15. Outre ces documents, qui font partie intégrante de la procédure orale , et les déclarations

des témoins ayant déposé dans l’affaire Gotovina, le défendeur s’appuiera sur dix déclarations sous

serment annexées à la duplique , afin de corroborer le fait que des réfugiés ont été attaqués par les

forces de l’Etat croate.

74Accord sur les modalités d’audition des témoins et témoins-experts, par. 9.

75DS, annexes 53, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 65 et 66. - 33 -

16. Ces déclarations présentées par la Serbie ont été reçues conformément aux règles

nationales relatives à la procédure pénale. Chacune est dûment signée à la fois par son auteur et

par le juge d’instruction qui l’a recueillie dans le cadre de l’affaire où elle a été faite. Toutes ont

été fournies entre 1995 et 1999, soit avant le dépôt de la requête ayant introduit la présente

instance.

17. Ces déclarations sont en outre étayées par des matériaux documentaires annexés au

contre-mémoire et constituant un recueil de rapports relatifs aux droits de l’homme établis dans les

jours ayant suivi l’opération Tempête. Ces documents ont été élaborés par les équipes de

surveillance des Nations Unies , par la mission de contrôle de la Communauté européenne et par 77

78
39 le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies . L’impartialité

et le professionnalisme de leurs auteurs n’ont jamais été mis en doute.

Le rapport du comité Helsinki de Croatie

18. Le défendeur s’appuie également sur le rapport du comité Helsinki de Croatie pour les

droits de l’homme 79 (ci-après le «CHC»), portant sur l’opération militaire Tempête et ses

80
conséquences et publié dans la capitale croate en 2001 . Ce rapport a été contesté par le

demandeur en raison d’«importantes lacunes et erreurs méthodologiques», telles que des

inexactitudes dans les données biographiques relatives à un grand nombre de victimes, dans la

déclaration des causes de nombre de décès ou, simplement, dans la désignation de l’état militaire

ou civil de certaines victimes . De plus, le demandeur a invoqué la décision qu’avait prise la

chambre de première instance du TPIY saisie de l’affaire Gotovina de ne pas se fonder sur ce

rapport à moins qu’il ne soit corroboré par d’autres éléments de preuve . 82

76
CMS, annexes 55, 57 et 58.
77Ibid., annexes 54 et 60.

78Ibid., annexe 59.
79
Ci-après le rapport du CHC.
80
Document facilement accessible : http ://icr.icty.org/LegalRef/CMSDocStore/Public/English/Exhibit
/NotIndexable/IT-06-90/ACE81106R0000326368.pdf).
81RC, par. 2.65.

82PAC, par. 1.35. - 34 -

19. Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne fait aucun doute que le rapport du CHC contient

des erreurs, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est dépourvu de toute valeur probante,

laquelle varie en fonction des éléments à démontrer. Le défendeur n’entend pas prouver le nom de

chacune des victimes de l’opération Tempête, pas plus que la responsabilité pénale individuelle de

telle ou telle personne, ainsi qu’il appartenait au procureur du TPIY de le faire. Nous invoquons ce

rapport afin d’établir les faits suivants :

a) les meurtres perpétrés durant l’opération Tempête l’ont été à grande échelle ;

b) les auteurs de ces massacres faisaient majoritairement partie des forces armées officielles de la

Croatie ;

c) toutes les victimes de ces massacres appartenaient au groupe national et ethnique serbe.

20. Malgré les quelques erreurs factuelles qu’il contient, si on lit attentivement ce rapport,

rien ne permet de contester sérieusement aucune des trois conclusions précitées.

40 21. Ces trois conclusions sont d’ailleurs confirmées par d’autres rapports, comme celui de

l’organisation Veritas et la liste des victimes tuées pendant l’opération Tempête , ainsi que le

84
rapport de Human Rights Watch de 1996 .

Le rapport de Veritas et la liste des victimes de l’opération Tempête

22. Je voudrais à présent en venir à l’objection la plus énergique de la Croatie concernant les

éléments de preuve produits à l’appui de la demande reconventionnelle et dirigée contre les travaux

85
et les rapports de l’organisation non gouvernementale (ONG) Veritas . Le principal document de

cette organisation, du point de vue de l’objet de la présente espèce, est la liste des victimes directes

86
de l’opération Tempête , qui est en réalité extraite de la liste mise à jour des victimes serbes de la

guerre et des opérations ultérieures sur les territoires de la Croatie et de l’ex-République serbe de

Krajina (1990-1998), reproduite à l’annexe n 66 du contre-mémoire. Alors que la version

intégrale de la liste énumère les noms complets, accompagnés de divers renseignements personnels,

83 http ://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/2013/02/Oluja-spisak-direktnih-zr….

84 www.hrw.org/legacy/reports/1996/Croatia.htm.
85
RC, par. 2.66-2.68 et 11.68 ; RS, par. 591-595 ; PAC, par. 1.37-1.41.
86 Document facilement accessible : http ://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/2013/02/Oluja-spisak-

direktnih-zrtava2.pdf (dernière consultation le 7 février 2014). - 35 -

des 6361 Serbes tués en Croatie, l’extrait contient des données relatives à 1719 victimes serbes

tombées au cours de l’opération Tempête ou par la suite dans la région de Krajina.

23. Même si le nombre exact des victimes ne pourra jamais être déterminé avec précision , 87

le défendeur considère la liste des victimes de l’opération Tempête comme la plus complète à ce

jour. Elle est le résultat de dix-huit ans de collecte d’information et d’éléments de preuve sur les

victimes de cette opération et de ses suites. Elle répertorie les noms complets de toutes les victimes

recensées, accompagnés du prénom de leur père et d’autres renseignements personnels, dont les

dates et les lieux de naissance et de décès, ainsi que leur état civil ou militaire. Cette liste est

régulièrement actualisée, à la suite de chaque nouveau rapport d’exhumation établi par la Croatie.

Le président de l’organisation Veritas, M. Savo Štrbac, a fait un exposé au cours de la procédure

orale. Il a travaillé comme expert pour la commission de la RFY chargée des questions

humanitaires et des personnes disparues, alors que son ONG était également engagée, en tant

qu’intermédiaire, dans l’enquête du TPIY relative aux crimes commis pendant

l’opération Tempête.

41 24. Dans son exposé écrit tenant lieu d’interrogatoire principal, M. Štrbac a expliqué la

méthode utilisée pour constituer cette liste . Le bureau de liaison des Nations Unies à Belgrade, le

bureau du procureur du TPIY et le comité international de la Croix-Rouge considèrent le centre

Veritas comme une «organisation sérieuse», apportant son aide «de manière professionnelle et

responsable» pour déterminer le sort des personnes portées disparues .89

25. J’ai déjà mentionné que la liste des Serbes tués au cours de l’opération Tempête dressée

par Veritas corroborait le rapport du CHC sur les massacres commis. En effet, ces deux rapports,

élaborés l’un par une ONG croate, l’autre par un centre serbe, peuvent être considérés comme

complémentaires. Alors que le rapport du CHC de 2001 contient des données sur les victimes

civiles de l’opération Tempête disponibles à cette époque, la liste régulièrement mise à jour de

Veritas réunit des renseignements sur les victimes tant civiles que militaires tuées pendant

l’opération. Dans de nombreux cas, la liste de Veritas corrige les erreurs liées aux noms des

87
Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, par. 4.5.
88Ibid., par. 3.2.

89CMS, annexe 63. - 36 -

victimes répertoriées dans le rapport du CHC. Cependant, seules 60 victimes de

l’opération Tempête figurent sur la liste de Veritas, sur un nombre total de 1719, pour lesquelles le

rapport du CHC est l’unique source d’information à ce jour . 90

26. Les fruits des recherches effectuées par Veritas sont versés dans une liste accessible au

public, celui-ci étant par ailleurs invité à communiquer au centre tout renseignement

supplémentaire ou de nature à remettre en cause les données disponibles. Et de fait, à la suite des

erreurs soulevées par le demandeur dans ses écritures au sujet de dix noms inscrits sur la liste des

victimes serbes de la guerre et de l’après-guerre établie par Veritas, j’ai demandé des explications

au centre, qui a procédé aux vérifications voulues et reconnu que les objections étaient fondées. A

ma connaissance, ces dix noms ont été retirés de la liste .

27. Cette mesure n’a cependant pas suffi à protéger M. Štrbac de l’argumentum ad hominem

avancé par le demandeur à son encontre. La pièce additionnelle de la Croatie laisse même entendre

qu’il serait membre de l’équipe juridique serbe, ce qui est faux.

28. Nos voisins souhaiteraient que cette liste portant les 1719 noms des Serbes tués pendant

et après l’opération Tempête n’apparaisse pas dans cette affaire. Il se réjouiraient si la liste de

Veritas pouvait, d’une manière ou d’une autre, être écartée de la procédure. Ce n’est pourtant pas

42 possible : tenant compagnie à Justitius, Veritas est fermement campée sur le mur même de la

grande salle de justice. Elle est nue et belle. Elle tient un miroir où se reflètent les méfaits de

chacun. Les crimes ne sauraient rester cachés ; telle est notre conviction.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui clôt mon exposé

d’aujourd’hui. Je vous remercie de votre aimable attention. Puis-je vous demander, Monsieur le

président, d’inviter notre conseil, M. Jordash, à la barre ?

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur l’agent. J’appelle M. Jordash. Vous avez la parole,

Monsieur.

90Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, par. 6.10.

91Ibid., par. 5.1. - 37 -

M. JORDASH :

R ÉSUMÉ DES DÉCLARATIONS DES TÉMOINS CITÉS PAR LE DÉFENDEUR

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur que d’être

invité à m’adresser à vous pour la première fois. Plaise à la Cour, le défendeur a cité, entre autres,

les témoins suivants à l’appui sa demande reconventionnelle :

i) le capitaine John Geoffrey William Hill (commandant de la police militaire du Secteur Sud des

Nations Unies entre juin et décembre 1995),

ii) le général Andrew Brook Leslie (chef de l’état–major de l’Opération des Nations Unies pour le

rétablissement de la confiance en Croatie (ONURC), Secteur Sud),

iii) M. Božo Šuša,

iv) M. Mirko Mrkobrad,

v) Mme Jela Ugarković,

vi) M. Ilija Babić,

vii)M. Mile Sovilj,

viii) M. Savo Štrbać (témoin expert).

2. Il s’agit de membres du personnel militaire des Nations Unies, d’un témoin-expert et de

civils dont le témoignage concerne divers aspects de l’opération Tempête, en particulier de la

véritable nature des attaques et de la conduite des forces croates pendant et après l’opération. Ces

témoignages sont représentatifs et comprennent des descriptions des bombardements des villes et

villages par les forces croates et des expulsions de civils chassés de leur foyer. Ils décrivent

43 l’attitude des forces croates envers les réfugiés et les tentatives effectuées par le personnel des

Nations Unies pour les protéger. Les civils décrivent leur vulnérabilité face aux bombardements,

ce qu’ils ont fait pour éviter de se faire tuer ou blesser, et parlent des nombreux civils qui ont été

tués ou blessés illégalement. Ils décrivent les destructions et pillages généralisés dans les villes et

villages de l’ancienne RSK.

3. Tant les civils que les représentants des Nations Unies décrivent en outre les suites de

l’opération Tempête, en particulier le fait que les meurtres de civils, y compris des femmes, des

enfants et des personnes âgées, n’ont pas cessé. Les membres des forces des Nations Unies - 38 -

racontent comment ils ont été empêchés de quitter leur base immédiatement après les principales

attaques. Lorsqu’ils ont enfin reçu l’autorisation de sortir, l’odeur des cadavres flottait dans l’air,

mais les forces croates avaient enlevé toute trace des corps et avaient réparé quelques routes.

4. L’examen minutieux de chacun de leurs récits et l’ensemble des témoignages pris

globalement offrent un aperçu des horreurs et des destructions causées par l’opération Tempête.

Les rapports des professionnels comme les récits émouvants et simples des civils sont

particulièrement révélateurs de l’intention à la base de cette opération criminelle. Comme vous

l’aurez appris, le demandeur a choisi de ne pas procéder au contre-interrogatoire de ces témoins. Je

vais maintenant résumer les principaux éléments des déclarations du capitaine Hill, du

général Leslie, de Božo Šuša et de Mile Sovilj, en commençant par la déposition du capitaine Hill

devant le TPIY, le 27 mai 2008, dans le cadre de l’affaire Gotovina et consorts.

Déclaration du capitaine Hill : 27 mai 2008, affaire Gotovina et consorts

92
5. Le capitaine Hill était commandant de la police militaire des Nations Unies dans le
93
Secteur Sud entre juin et décembre 1995 . En bref, il était présent à Knin les 4 et 5 août 1995, au

commencement de l’opération Tempête, lorsque la ville a subi les attaques de l’artillerie. Après

l’opération, M. Hill a également visité de nombreuses régions du Secteur Sud où il a pu en observer

les conséquences, à savoir les cadavres, les dommages causés par les bombardements et les pillages

auxquels se sont livrés les soldats de la HV, la police spéciale et la police civile.

44 6. M. Hill a déclaré que, le 4 août 1995, lui et sa section de police militaire avaient été postés

devant le quartier général de la police militaire de la base des Nations Unies lorsque, à exactement

5 heures du matin, les bombardements intensifs ont commencé. «Des centaines et des centaines de

94
rafales ont été tirées.» «Tout cela a duré environ quatre-vingt-dix minutes. Ensuite, il y a eu une

espèce d’accalmie.» Puis les bombardements ont repris sous forme de tirs de harcèlement.

7. M. Hill a expliqué que l’expression «tirs de harcèlement» a été utilisée pour la première

fois par les Américains pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis au Vietnam, pour décrire des

92
Déclaration de M. J.G.W. Hill figurant à l’annexe 44 de la duplique et tenant lieu d’interrogatoire principal.
93John Hill, CR, p. 3738.
94
Ibid., p. 3739. - 39 -

95
tirs «destinés à harceler l’ennemi, plutôt que de constituer une offensive générale» . Les tirs se

sont poursuivis toute la journée avant de s’intensifier à 23 heures pour «la deuxième vague de

96
pilonnage ce jour-là à Knin» .

8. Vers 23 heures, M. Hill a été convoqué à l’entrée de la base où il a rencontré le chef de

l’état–major, le colonel Leslie. Le général Forand, son commandant, avait décidé «d’accueillir les

réfugiés serbes» qui avaient commencé «à affluer devant l’entrée du campement en cherchant à

s’abriter» . Ils étaient plus de 300 et il a été chargé de les enregistrer et de leur donner à manger.

Il y avait des femmes, des enfants, quelques hommes d’âge moyen et des personnes âgées.

9. M. Hill a déclaré ensuite que, vers 5 h 10 au matin du 5 août 1995, les pilonnages intensifs

de la HV ont repris sur l’ensemble de la ville de Knin. Il y a eu des centaines et des centaines de

tirs, peut–être un peu moins que dans la matinée du quatre [4 août 1994].

10. M. Hill a déclaré que, alors qu’il parlait avec le général Forand devant l’entrée principale

de la base des Nations Unies, vers 9 h 30, ce 5 août 1995, un obus est tombé sur le mur de la base,

tuant six Serbes et en blessant quatre. C’étaient des soldats et des civils. M. Forand a dit à M. Hill

d’aller sur place avec M. Berikoff et deux caporaux. M. Hill a vu les cadavres que M. Berikoff et

d’autres soldats ont mis dans des sacs noirs. Il a déclaré que les sacs avaient été placés sur le côté

de la route en face du campement, où ils sont restés plusieurs jours. Il a plus tard revu l’un des

45 cadavres et constaté la présence de déjections. Les cadavres étaient également troués de balles. On

lui a dit que la HV avait ouvert les sacs, uriné et déféqué sur les corps et leur avait également tiré

dessus. M. Hill a précisé que le pilonnage avait cessé peu de temps après l’impact sur le mur de la

base des Nations Unies.

11. M. Hill a ajouté qu’il avait vu la HV pour la première fois le 5 août, vers midi, lorsqu’un

convoi de six chars, de trois véhicules blindés et d’éléments d’infanterie était arrivé en colonne

pour entrer dans la base et emmener les réfugiés. Le colonel Leslie a négocié avec la HV, qui a

95
John Hill, CR, p. 3741.
96Ibid., p. 3742.
97
Ibid., p. 3746. - 40 -

accepté de rester en dehors de la base. M. Hill a parlé avec deux membres de la HV et leur a

demandé ce qu’ils allaient faire. L’un d’entre eux a répondu «qu’ils allaient tuer tous les Serbes» . 98

12. M. Hill a déclaré que, le soir du 5 août il avait essayé de se rendre à Knin pour en

ramener des réfugiés, mais qu’un officier croate lui avait refusé l’autorisation de franchir le

carrefour. M. Hill leur a dit qu’il représentait les Nations Unies et essayait de trouver des réfugiés.

Mais les soldats croates se sont mis en colère et ont déclaré que c’était «interdit» ; ils ont mis un

99
char en travers de la route et lui ont ordonné de retourner à la base .

13. M. Hill a déclaré que, dans tout Knin, comme dans presque toutes les villes qu’ils ont

visitées, les soldats croates pillaient les maisons abandonnées et emportaient les appareils

électroménagers et les vêtements qu’ils chargeaient dans des voitures volées. M. Hill a vu des

bâtiments en feu et d’autres endommagés ou détruits par les tirs d’artillerie. Quant à Knin, il a

déclaré

«[d]ans tous les quartiers où nous sommes allés, derrière l’hôpital, derrière le

parlement, derrière le château, on voyait des voitures en train d’être volées, des soldats
qui sortaient des maisons ou des appartements en transportant du matériel qu’ils
chargeaient dans des voitures. Dans tous les quartiers de la ville, on voyait cela.» 100

Il ne faisait aucun doute pour M. Hill que les personnes responsables de ces actes étaient armées et

en uniforme ; c’étaient des soldats de la HV.

14. M. Hill a ensuite déclaré qu’il était allé à Knin dans la soirée du 8 août 1995 pour voir ce

qu’il en était à propos d’un incident qui avait été signalé. Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, je vous invite à mettre vos casques pour entendre M. Hill décrire ce qui s’est

passé devant le TPIY dans l’affaire Gotovina et consorts . Vous entendrez ensuite M. Hill

46 témoigner dans la même affaire de ce qu’il a vu lorsqu’il est allé dans les villes de Kistanje et

Gracac . Les deux séquences durent environ deux minutes. [Projection à l’écran.]

98John Hill, CR, p. 3750.

99Ibid., CR, p. 3751.
100
Ibid., p. 3756.
101 o
Dossier de plaidoiries, document n 1.
102Ibid., document n 2. - 41 -

o
Document n 1 : Compte–rendu d’audience

«Vers 19 h 30, on m’a dit qu’il y avait des problèmes dans le centre–ville à
propos d’un employé des Nations Unies. J’ai pris quelques policiers avec moi. Je suis
allé au poste de police et le sous–lieutenant de la HV est venu avec moi. Il y avait une
cour entre deux bâtiments. Il y avait à peu près 30 militaires qui étaient là–bas. Ils
étaient [très] agités à cause de nos armes. J’ai dû donner mon arme à mon adjoint; il

s’agissait d’un pistolet. Je suis allé parler avec quelqu’un dont j’ai pensé qe’il était le
commandant en chef, et j’ai pensé qu’il s’agissait du commandement de la 4 Brigade.
Il y avait une camionnette des Nations Unies, et le pneu droit devant était crevé. Dans
la camionnette à l’arrière, se trouvaient des affaires et un employé des Nations Unies,
un interprète serbe, se tenait debout à côté. Lorsque nous nous sommes approchés il y
avait un membre de la HV, Jan, qui parlait très bien anglais ... J’ai demandé à ce

qu’on m’explique ce qui se passait. Le commandant m’a montré un bout de papier sur
lequel quelque chose était écrit en croate, et il s’agissait de l’information selon
laquelle cette personne avait servi dans l’armée de la RSK, je pense pendant neuf ou
dix mois. L’interprète m’a dit que c’était un Chetnik et qu’ils allaient le tuer.
Je n’avais entendu que le mot «Chetnik» et je savais ce qu’il voulait dire.

Apparemment cette personne était partie de la base pour prendre ses affaires dans son
appartement. Nous avons commencé à négocier en essayant de dire qu’ils ne
pouvaient pas le fusiller, qu’il relevait de notre compétence, de notre responsabilité,
que c’était nous qui devions nous en occuper. A la fin, il a consenti à ce que cette
personne parte avec moi, mais il a dit qu’il ne pouvait pas garantir sa sécurité si ses
soldats la voyaient, ni la mienne non plus. C’était la première fois qu’ils ont dit cela.

Il a dit qu’ils allaient tirer sur tout hélicoptère qui quitterait notre base avec des Serbes,
et que tous les hommes aptes à porter des armes, âgés de 19 à 60 ans, qui quitteraient
notre base allaient être tués. A ce moment–là, nous avons pris cette personne et nous
sommes rentrés dans notre base avec nos deux véhicules.»

Document n 2 : Compte–rendu d’audience

Question : «Dans votre déclaration, vous parlez ici de votre passage par la ville de
Kistanje. Pouvez–vous décrire à la Chambre ce que vous avez vu dans cette ville ?»

Réponse : «Il s’agissait des pires dommages que j’ai vus dans toutes les villes. Il n’y
avait pas d’habitants du tout. Je pense qu’une compagnie de la HV s’y trouvait à

l’endroit où il y avait une usine. La plupart des maisons avaient été détruites par
l’artillerie ou incendiées. Il y avait eu des impacts en dehors de la ville pour la
première fois, nous avons vu comment ils avaient fait entrer l’artillerie. Il y avait là un
énorme monument aux morts, on aurait dit du granit qui était très beau mais il avait
été détruit, non par des projectiles d’artillerie, mais on aurait dit à la masse. Au
Canada, je me souviens du mot qu’on utilise pour ça, c’est du vandalisme. Mais ce

monument a été complètement détruit. Il s’agissait d’un monument imposant. On
pouvait sentir la forte odeur de cadavres mais on n’en a pas trouvé. Il y avait une
seule compagnie de la HV dont les soldats se reposaient dans l’enceinte de l’usine.»

47 Question : «Vous avez décrit ici ce que vous avez vu dans la ville de Gracac,
pouvez-vous dire à la Chambre ce que vous avez vu dans cette ville ?»

Réponse : «Nous avons vu des traces de projectiles d’artillerie dans les champs qui
mènent vers la ville. Il n’y avait pas de membres de police militaire, il y avait la HV.
Il y avait un poste de contrôle de la HV à côté des impacts. La ville a été bien détruite.
Il y avait des maisons qui étaient toujours en flammes. Il y avait des pillages, il y avait
des soldats, mais, comme je l’ai dit dans ma déclaration, ils étaient amicaux. Encore - 42 -

une fois, il y avait beaucoup de mauvaises odeurs de cadavres, c’est pour cela que
nous devions conduire avec des fenêtres ouvertes. C’est pour cela qu’on a pu le
remarquer. Nous avons continué jusqu’au Bataillon tchèque.»

Question : «Pouvez–vous nous dire qui se livrait aux pillages ?»

Réponse : «Les soldats de la HV.»

Question : «Pouvez-vous nous dire s’il y avait des civils dans la ville à ce
moment-là ?»

Réponse : «Non. La ville était vide.» [Fin de la projection.]

15. M. Hill a ensuite déclaré qu’il avait vu des maisons en flammes en traversant la région.
103
Lorsqu’il est arrivé à Otric, il a observé que tous les animaux avaient été tués . En remontant vers

le nord, en passant Otric, il avait vu six cadavres. Mais ceux–ci ont disparu peu après. Il a déclaré

que des individus en uniformes gris conduisant une camionette Wolkswagen orange avaient enlevé

tous les cadavres qu’ils rencontraient, dont les six susmentionnés. Il a dit qu’il avait revu cette

camionette dans d’autres endroits du même secteur. Il a appris par la suite que la HV se

débarrassait des cadavres.

16. M. Hill a déclaré qu’il avait vu devant la base un individu à la tête rasée, portant un

uniforme gris et tenant une mitraillette, et qu’à ses pieds se trouvait un vieillard, comme un chien.

Ivan Juric, le commandant de la police militaire de la HV qui dirigeait toutes les unités de police

opérant dans l’ex–RSK pendant l’opération Tempête lui a dit que l’homme armé était membre de

l’unité de contre-terrorisme appartenant à la police militaire. Juric a dit que «tous les Serbes sur le
104
territoire de l’ex–RSK étaient considérés comme des terroristes» .

Déclaration du général Leslie : 22 et 23 avril 2008, affaire Gotovina et consorts

17. Passons à la déposition du général Leslie au procès Gotovina et consorts les 22 et

23 avril 2008. M. Andrew Leslie , général de l’armée canadienne, était le chef de l’état–major de

48 l’ONURC stationnée à Knin, dans le Secteur Sud, entre mars et Août 1995. En résumé, il a

témoigné au sujet des tentatives délibérées de bombardement et des bombardements à l’aveugle

dirigés contre les bâtiments et zones civiles par les forces croates les 4 et 5 août 1995 à Knin. Il a

103
John Hill, CR, p. 3776.
104Ibid., p. 3739.
105 er
Déclaration du général Leslie tenant lieu d’interrogatoire principal, présentée le 1 octobre 2013. - 43 -

confirmé qu’il avait observé un grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui avaient été

tués ou blessés pendant l’opération. Il a décrit les colonnes mixtes de civils et de soldats serbes qui

fuyaient dans la confusion générale. Il a également confirmé que les forces croates avaient refusé

d’autoriser le personnel de l’ONURC à quitter la base des Nations Unies après les premiers

bombardements dans la zone.

18. Le général Leslie a déposé que, juste avant le 4 août 1995, Knin comptait environ

35 000 habitants. Lorsqu’il était devenu évident que les hostilités approchaient, leur nombre avait

augmenté, alors qu’ils étaient entre 20 000 et 25 000 en mars 1995. Les habitants des villes et

villages proches de la zone de séparation étaient venus à Knin pour se mettre en sécurité. Le

général Leslie a déclaré que, à partir de mai 1995, les hommes en âge de porter les armes avaient

été mobilisés et déployés dans la zone de séparation sur diverses positions défensives. En

conséquence, juste avant les 4 et 5 août, la ville était essentiellement peuplée de personnes âgées,

de femmes et d’enfants.

19. Décrivant les tirs d’obus systématiques du 4 août, le général Leslie a déclaré qu’ils

avaient été très intensifs entre environ 5 et 7 heures du matin. A 7 heures, ils avaient nettement

diminué :

«au lieu d’avoir des explosions dans toute la ville avec un caractère systématique, les

déflagrations, les tirs d’obus se sont tous regroupés sur des secteurs précis de la ville
qui variaient. Vous aviez un obus qui détonnait, une minute ou deux ou trois
passaient, puis un autre obus détonnait à 200 ou 300 mètres de l’endroit où le premier
avait explosé.» 106

Il n’y avait pas «de schéma qui correspondait à un objectif évident ayant un intérêt militaire. En
107
termes simples, ça tirait dans tous les sens» .

20. La plupart des tirs étaient dirigés sur le centre–ville. Le même processus était répété

plusieurs fois. Puis quatre à six obus tombaient, assez groupés. Selon le témoin, cela signifiait que

l’artillerie de la HV se livrait à des «procédures de tirs groupés» c’est–à–dire que l’artillerie faisait

49 «des efforts visant à toucher des objectifs précis» . M. Leslie a confirmé que «la grande majorité

106
Andrew Leslie, CR, p. 1942.
10Ibid., p. 1979.

10Ibid., p. 1943 et 1980. - 44 -

109
des tirs, pour ce qui était des impacts de masse, visaient des structures résidentielles» . Il

s’agissait parfois d’«objectifs militaires légitimes, mais la grande majorité des cibles n’en étaient

110
pas» .

21. Le général Leslie a déclaré que le schéma des pilonnages de la veille s’était répété le

5 août 1995.

22. Vers 9 heures, le 5 août 1995, M. Leslie a quitté la base du quartier général du Secteur

Sud. Son aide avait été requise pour l’évacuation de l’hôpital de Knin. Je vous invite, Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour à entendre le général Leslie décrire avec ses propres

111
mots ce qu’il a observé . Son témoignage dure environ deux minutes et trente secondes.

[Projection à l’écran.]

Document n 3 : Compte-rendu d’audience

«Notre déplacement a pris à peu près 15 à 20 minutes. Nous sommes partis

avec six véhicules, et dans un premier temps mon véhicule s’est placé en tête de la
colonne, mais à un moment donné, l’ambulance serbe nous a dépassés et est venue se
placer en tête de colonne. Je pense que c’était à un moment où il y a eu des
pilonnages. Il y a eu deux épisodes de pilonnage pendant le trajet. Une fois, c’était là

où on arrive au principal rond–point. C’était tout près des véhicules, parce que les
véhicules ont été secoués par les détonations. Et puis la deuxième fois, c’était avant le
QG du corps de la Dalmatie du nord, c’était après le rond–point. En route vers le
centre, la ville semblait être déserte. Il y avait des corps qui gisaient sur la route. Leur

nombre était de l’ordre de 15 à 20 en différents endroits lorsqu’on longeait la route,
parfois dans les rues latérales. Il y avait énormément de débris le long de la route, il y
avait des bagages, même des meubles, jusqu’à ce qu’on arrive à l’endroit où on peut
quitter Knin, en tournant à gauche vers le nord et vers l’ouest. La route, à partir de ce

moment-là, était à peu près dégagée».

Question : «Vous avez vu des cadavres le long de la route en avançant vers l’hôpital.
Est–ce que vous avez vu des cadavres ou des personnes blessées quand vous êtes

arrivés à l’hôpital ?»

Réponse : «Quand nous sommes arrivés à l’hôpital, il y avait beaucoup de corps de
personnes décédées. Il y avait des hommes, des femmes, des enfants. Ils étaient
entassés, et on utilisait une pièce à l’arrière en tant que morgue. Il n’y avait pas

d’électricité. Tout le personnel médical était parti à l’exception d’un infirmier qui, de
toute évidence, était resté sur place pendant que le médecin serbe est allé nous
chercher. Il y avait à peu près 30 à 40 patients, dont 25 étaient dans un état
absolument critique. C’était un groupe mixte. Il y avait des personnes âgées, des

femmes âgées, il y avait quelques hommes en âge de porter les armes, et voilà.»

109
Andrew Leslie, CR, p. 1980, 1990-1991, 2047 et 2120.
110Ibid., p. 1991.
111 o
Dossier de plaidoiries, document n 3. - 45 -

Question : «Pendant … »

M. le juge ORIE : «Est–ce que l’on pourrait demander au témoin quelque chose ? Il
dit qu’il y «avait beaucoup d’hommes, femmes, enfants, entassés dans l’hôpital…».
50 Lorsque vous dites beaucoup, est–ce que vous voulez dire «30 à 40 patients, 25 dans
un état absolument critique» ? Qu’en est–il des morts ?»

Réponse : «Il m’est difficile d’estimer. Je dirais qu’il n’y en avait pas moins de 30 et
pas plus que 50 ou 60.»

M. le juge ORIE : «Oui. Dans les dizaines ?»

Réponse : «Oui.» [Fin de la projection.]

23. Le général Leslie a également déclaré avoir observé des colonnes en fuite. Dès le 4 août,

il a vu des soldats serbes dans une colonne de véhicules. En quelques heures cette colonne est

devenue un flot continu :

«Il y avait des camions avec deux ou trois soldats, cinq ou six femmes et
enfants ; ensuite, un tracteur qui suivait, auquel était attelé d’autres remorques avec

des soldats, suivi d’un tracteur normal tirant une remorque de foin avec toutes les
femmes et les enfants. Enfin, c’était un 112ange complètement chaotique de gens qui
passaient devant le QG du secteur sud.»

24. Le témoin a ajouté que le personnel de l’ONURC n’avait pas été autorisé à quitter la base

après l’opération Tempête. Il n’est pas inutile cette fois encore de l’entendre décrire la situation.

[Projection à l’écran.]

Document n° 4 : Compte–rendu d’audience

Question : «Est–ce que vous avez demandé au nom de l’ONURC que le personnel de
celle-ci reçoive l’autorisation de quitter l’enceinte ?»

Réponse : «Oui.»

Question : «Vous avez expliqué quel était l’objectif de ce déplacement ?»

Réponse : «Oui.»

Question : «Et quel était cet objectif ?»

Réponse : «De faire en sorte que le droit de la guerre soit respecté, qu’il n’y ait pas de
violations du droit humanitaire, de nous permettre l’accès et le monitoring, comme
prévu par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, et j’ai aussi évoqué
le fait que nous étions prêts à assumer la responsabilité et le risque encouru.»

Question : «Très bien. Vous vous souvenez quelle a été la réponse que vous avez
reçue à cette demande de quitter la base ?»

112Andrew Leslie, CR, p. 1993. - 46 -

Réponse :«On n’a pas cessé de nous dire non.» [Fin de la projection.]

51 25. Le général Leslie a déposé que des soldats de la HV de la brigade Puma s’étaient

présentés à l’entrée de la base des Nations Unies et avaient refusé de les laisser sortir, eux qui

étaient des Nations Unies, avant le 9 août, et que lui-même avait été le premier à sortir, escorté du

capitaine de marine Luković du quartier général du Secteur Sud.

26. Au cours du contre–interrogatoire au procès Gotovina et consorts, il a été demandé au

général Leslie de donner son avis global sur l’opération Tempête. Pour la dernière fois, je demande

à la Cour d’écouter sa description des événements . 113

Document n 5 : Compte-rendu d’audience

Question : «Ce que vous dites, c’est que l’opération Tempête a été menée avec
beaucoup d’expertise; c’est bien cela ?»

Réponse : «En tant que militaire de carrière, je serais d’accord avec l’idée que certains

éléments de l’opération Tempête ont été menés avec des connaissances très expertes.
Si le but était de s’assurer que la population locale était éliminée de la région.» [Fin
de la projection.]

27. Le général Leslie a confirmé qu’il avait parlé à la BBC à 7 heures 4 au matin du 4 août et

a dit, entre autres, que «pratiquement tous les grands centres urbains de Krajina [avaient] été
114
touchés par des obus» .

28. Le général Leslie a ajouté que les observations de M. Stoltenberg contenues dans son

rapport du 7 août destiné au Secrétaire Général à propos de l’attaque de Knin étaient inexactes. Il a

déclaré que, contrairement à ce qui apparaît dans ce rapport, la plupart des civils n’avaient pas fui

la ville de Knin avant qu’elle soit bombardée et que les tirs n’avaient pas seulement été dirigés sur

les trois casernes qui s’y trouvaient.

29. Enfin, le général Leslie a conclu que les tirs qu’il avait observés représentaient soit une

tentative délibérée de bombarder les zones et bâtiments civils, soit le pilonnage aveugle de ces

zones et bâtiments.

113Dossier de plaidoiries, document n 5.
114
Andrew Leslie, CR, p. 2047. - 47 -

Božo Šuša : Déclaration du 23 mai 2012

30. Passons maintenant aux témoins civils, à Božo Šuša et à sa déclaration du 23 mai 2012.

52 Il y dit qu’en mai 1991 il habitait avec sa famille à Biograd, près de Zadar, où il exerçait le métier

de charpentier pour une société de construction. Il a déclaré qu’un jour, en arrivant au travail, les

Croates d’un lieu appelé St Filip Jakov, près de Biograd, lui ont ordonné de partir sous menace de

mort. Il a affirmé qu’à l’époque il recevait des menaces au téléphone parce qu’il était serbe,

ajoutant que «[t]out ce qui avait trait à l’identité serbe, notamment les kiosques qui vendaient des

journaux serbes, ainsi que les boutiques et les restaurants appartenant à des Serbes, a été démoli ou

détruit» .15

31. Le témoin a déclaré qu’il avait été renvoyé le 26 mai 1991par la société de construction

qui l’employait. Le 31 juin 1991, il a été enrôlé dans les rangs de la JNA. Il y a servi comme

chauffeur dans l’unité des éclaireurs du corps de Knin. Il est resté par la suite pour servir dans

l’armée serbe de Krajina.

32. M. Šuša a déménagé avec sa famille pour s’installer dans le quartier de Marici, à Knin,

en 1992. Il était chez lui lorsque l’opération Tempête a été lancée le 4 août 1995. Il a déclaré que,

au matin du 4 août 1995, le pilonnage de Knin était incessant et que les cibles étaient les casernes,

le poste de police, le centre de la JNA, les voies ferrée, mais aussi les quartiers résidentiels de la

ville. Toutes les zones résidentielles étaient bombardées, sauf Marici «car les lieux étaient

principalement habités par des Croates». Le témoin s’est dit d’avis que la raison en était que les

forces croates «savaient que les propriétaires de ces maisons finiraient par rentrer chez eux à un

moment ou à un autre» . Le 4 août, «personne n’a riposté à l’attaque depuis Knin, pas une seule

117
balle n’a été tirée» .

33. Le témoin a déposé que ce même matin du 4 août 1995, vers 9 ou 10 heures, de longs

convois de réfugiés civils étaient entrés à Knin. Les habitants de villages entiers arrivaient de

Drniš, Vrlika et Strmica . 118 Il a noté que ces convois devaient traverser Knin sous les

115
Božo Šuša, déclaration écrite, 23 mai 2012, p. 1.
116Ibid.

117Ibid.
118
Ibid. - 48 -

bombardements nourris pour atteindre Kistanje et un lieu baptisé Srb. Même les routes empruntées

par les convois étaient bombardées.

34. Le témoin a déclaré que, vers 20 heures ce même jour, il avait entassé sa famille et des

voisins qu’il avait cachés dans sa cave dans un véhicule des Nations Unies et les avait conduits

53 dans une maison proche du lieu où stationnaient les troupes des Nations Unies car il pensait qu’ils

y seraient plus en sécurité. Le 5 août 1995, M. Šuša a vu l’armée croate entrer dans Knin, en

provenance de Strmica, via Crvena Zemlja, avec des fantassins en tenue de camouflage qui

suivaient les chars. Il a déclaré qu’il avait ensuite découvert que cette unité était la septième

brigade de la garde de Varaždin connue sous le nom de Puma. Il a entendu l’officier menant la

colonne d’infanterie ordonner : «Tirez–leur dessus à tous, au hasard !» 119 De là où il se trouvait, à

50 mètres de la scène, il a vu les soldats croates tirer et tuer environ 15 personnes âgées près de

l’église St. Jacob. La moitié d’entre elles étaient des femmes, qui s’étaient rangées pour laisser

passer l’infanterie. Après les premières rafales, le témoin a entendu des femmes crier. Toutes les

femmes étaient au sol, blessées, et suppliaient les soldats de les épargner, mais «[i]ls n’ont eu

aucune pitié et les ont achevées» .20

35. Le témoin a également déclaré qu’immédiatement après un soldat croate avait tué un

jeune homme qui portrait un uniforme de l’armée de la RSK. Bien qu’il ait levé les bras en signe

de reddition, un soldat croate lui a mis son pistolet sur la tempe et l’a abattu d’une seule balle. Le

témoin a ensuite entendu dire que les soldats croates tuaient toutes les personnes en uniforme qu’ils

rencontraient.

36. M. Šuša a déposé qu’après cela il s’était caché dans une forêt proche pendant six jours.

Il y a trouvé deux autres civils, Dusan Pekić et Savo Žeželj, avec qui il a dit s’être réfugié dans un

champ de Raškovići. De là, ils pouvaient observer les soldats croates qui pillaient et incendiaient

les maisons de Knin. Il a également vu quatre ou cinq maisons qui brulaient à Raškovići. Les

incendies étaient allumés par des soldats croates en uniforme. Au total, d’après le témoin, les

soldats croates ont mis le feu à 20 maisons de Raškovići. Ils tuaient aussi les chiens et chassaient le

bétail. M. Šuša a vu des soldats entrer dans les maisons avec leurs armes. De temps en temps, il

119
Božo Šuša, déclaration écrite, 23 mai 2012, p. 2.
12Ibid. - 49 -

entendait des rafales d’armes automatiques et les cris des habitants. Des camions militaires étaient

chargés de meubles avant de s’éloigner. Le 7 août, il a vu des soldats croates charger dans des

camions des cadavres de civils — ils portaient des vêtements civils — et des carcasses d’animaux.

54 37. A ce moment-là, M. Šuša ignorait où se trouvait sa famille. Il a pu retourner dans sa

maison. Elle avait été mise à sac et tous les appareils électriques avaient été volés.

38. Le 11 août 1995, accompagné de Pekić, M. Šuša s’est rendu. Le témoin a déclaré qu’ils

avaient entendu dire au transistor que 800 serbes s’étaient réfugiés à la base des Nations Unies. Il a

ajouté que «Tudjman avait invité toutes les personnes qui n’avaient pas de sang sur les mains à

rester» . Comme ils n’avaient rien fait de répréhensible ni commis de crime, vers 8 heures ils se

sont rendus au bâtiment du Comité international de la Croix rouge à Knin, où le témoin a vu des

tracteurs et des charrettes de réfugiés renversés et endommagés par des obus. Il a également vu des

cantonniers qui bouchaient les trous faits par les obus dans la route.

39. Deux employés du CICR les ont enregistrés et deux membres de la police militaire croate

e
les ont emmenés à la caserne de Senjak où stationnait la 72 unité de combat de la police militaire

de Lora à Split. M. Šuša a raconté que les membres de la police militaire croate avaient déchiré

leurs cartes du CICR et, tout en les frappant, les avaient contraints à nettoyer le sol pendant deux

heures. Le témoin a déclaré que Pekić et lui avaient été frappés et avaient subi des traitements

inhumains. Les policiers militaires les frappaient avec des battes et des manches de pelles. Ils ont

mis une cloche de bélier au cou du témoin et lui ont demandé de bêler, puis de braire comme un

âne et d’aboyer comme un chien. Une photo a alors été prise.

40. Pendant ce temps, un policier militaire frappait le témoin à la bouche et lui cassait une

dent. On l’a frappé avec des massues et lui a donné des coups de manche à balai sur la tête, avant

de menacer de lui trancher la gorge. Il a eu les côtes cassées et a déclaré que, à la suite de ces

sévices et ces traitements inhumains, il n’avait pu, pendant plusieurs mois, ni marcher

normalement, ni se tenir debout sans aide. Il urinait du sang et son testicule gauche était enflé de la

taille du poing. Environ 40 policiers militaires se relayaient pour frapper les deux hommes. Les

officiers se sont abstenus, mais il les a entendus dire à leurs subordonnés de ne pas les frapper au

121Božo Šuša, déclaration écrite, 23 mai 2012, p. 2. - 50 -

visage. Les officiers savaient qu’ils figuraient sur les listes du CICR. Le témoin pense que c’est ce

qui leur a valu la vie sauve.

41. Le lendemain, le témoin et Pekić ont été transférés à Zadar. Ils ont été interrogés et

nourris pour la première fois. Un médecin a examiné le témoin parce qu’il était très mal en point.

55 Ce dernier a déclaré que Pekić et lui–même ont ensuite été transférés dans une prison de Zadar où

ils ont été battus par un gardien du nom de Mirko Philipovic, qui les frappait tous les jours sur les

paumes avec une matraque. Il a vu ce dernier et un autre gardien du nom de Jurjevic contraindre

les détenus à pratiquer des fellations dans les douches. Le témoin a déclaré qu’il partageait sa

cellule avec Milan Jovic. En septembre, suite aux mauvais traitements, Jovic s’est pendu dans les

toilettes de la cellule.

42. Le 31 août 1995, M. Šuša a été amené devant un juge militaire. Le 16 octobre, il a été

mis en examen pour expulsion de la population civile, séparatisme et autres crimes. Il a ensuite été

transféré à la prison de Bilice à Split où il a été constamment frappé par les gardiens Marjan Rasic,

Zoram Kaselj, Bajic, Mandaric et un certain Ljubo. Les sévices ont continué jusqu’en 1996.

43. Le témoin a déclaré que, en novembre 1995, il avait été interrogé, dans un lieu situé à

l’extérieur de Split, par les enquêteurs du centre d’études stratégiques et d’études internationales,

qui l’ont torturé à l’électricité. Ils ont relié les fils d’un téléphone de campagne à ses mains

menottées, avant de l’interroger au sujet de Ratko Mladic. Le témoin a déclaré qu’il avait senti ses

poumons exploser. La douleur était insupportable. La torture était si intense que les menottes ont

cassé. D’autres prisonniers lui ont dit qu’ils avaient également subi ce type de torture.

44. Le 5 octobre 1996, M. Šuša a été informé qu’il était amnistié et le 17 octobre il est parti

en Yougoslavie. Il a appris que la maison de son père avait été incendiée pendant l’opération

Tempête, le 5 ou le 6 août 1995, tandis que sa maison de Zadar avait été entièrement pillée. Il a

également déclaré qu’avant sa libération on lui avait demandé s’il voulait rester en Croatie. Il avait

supposé que l’offre n’était pas sincère. Certains des amnistiés étaient ramenés en prison au bout de

quelques jours. Grâce aux journaux, il était au fait des conditions au dehors et savait notamment

que les Serbes restés dans leur village avaient été massacrés. - 51 -

Mile Sovilj : Déclaration du 20 mars 2013

45. J’en viens maintenant à Mile Sovilj et à sa déclaration du 20 mars 2013. Pour résumer,

le témoin, journaliste serbe de Kijani, à Gračac , a décrit le pilonnage intensif du village de

Kijani. Il a donné des détails sur l’absence de cibles militaires à Gračac pendant

56 l’opération Tempête et s’est dit d’avis que «le pilonnage de la ville avait visiblement pour but de

perturber les habitants et de les forcer à fuir». Il a témoigné du massacre, par les soldats de la HV,

des personnes âgées et des civils restés au village, notamment son père, qui avait refusé de quitter

Kijani, et 13 autres personnes. Le village a également été entièrement détruit.

46. Le témoin a déclaré qu’il était à Gračac dans la nuit du 3 au 4 août 1995, lorsque

l’opération Tempête a été lancée. Vers 5 heures du matin, un obus est tombé près de chez lui.

47. Le 4 août 1995, diverses parties de la ville ont été bombardées. Une quinzaine d’obus

sont tombés dans la partie de la ville où vivait le témoin, qui a déclaré que, pendant l’opération

Tempête, il n’y avait pas d’installations militaires ni de soldats à Gračac. Il n’y avait personne

pour répliquer au feu. Vers 14 ou 15 heures, la population locale a formé un convoi qui s’est mise

en route vers la Bosnie. Les gens pensaient qu’ils pourraient rentrer chez eux lorsque les

bombardements auraient cessé. Vers 16 heures ce jour–là le témoin est allé à Kijani chercher son

épouse et leur enfant. On lui a dit que le bombardement de Gračac avait continué après son départ.

Il a appris que des civils avaient été tués sous les bombardements . 123

48. Le témoin a déclaré qu’environ 80 familles, ou 150 personnes, vivaient dans le village de

Kijani et qu’une dizaine de petits hameaux faisaient également partie du village, dont celui de

Surla, où habitait son père. Il a confirmé qu’il n’y avait pas de forces serbes à Kijani ou dans les

hameaux avoisinants.

49. M. Sovilj a déclaré qu’il avait essayé de persuader son père âgé de 65 ans de partir.

Celui-ci avait refusé de quitter sa maison, citant Tudjman qui avait appelé «les Serbes qui n’avaient

124
pas de sang sur les mains» à rester .

50. Le 5 août 1995, vers 1 heure, M. Sovilj et une douzaine d’autres personnes appartenant à

deux ou trois familles du village sont partis en camion. Il a traversé la Bosnie et atteint la Serbie le

122
Mile Sovilj, déclaration du 20 mars 2013, par. 1.
123Ibid., par. 2.

124Ibid., par. 5. - 52 -

6 août 1995. Plus tard, il a appris par les médias que quelques convois qui avaient emprunté la

route de Bosanski Petrovac et non la route passant par Sanski Most avaient été bombardés.

51. Lorsqu’il a eu connaissance des crimes commis par l’armée croate, le témoin n’a même

pas pensé rentrer en Croatie. Pendant un an, il a essayé en vain d’obtenir des nouvelles de son père

57 par le biais des organisations internationales et du comité Helsinki de Croatie. Il a fini par accepter

qu’il était probablement mort. Il a confirmé que sa mère était décédée en Serbie en 1999, un mois

après la mort de son épouse. Il pense que ce décès avait été causé par le stress et les conditions

difficiles qu’elle avait endurées en tant que réfugiée.

52. Le témoin a appris plus tard que son père et 13 autres personnes avaient été tués par les

forces croates le 8 août 1995. Il a déclaré qu’en 2002 l’organisation Veritas lui a montré une

photographie du corps de son père. Il semblait qu’il avait été brûlé, mais il a pu reconnaître le

porte-cigarette près du corps. En 2004, son père a pu être identifié grâce à son ADN. Il a récupéré

sa dépouille en 2006.

53. Le témoin a déclaré que les autres personnes de Kijani qui avaient été tuées étaient

essentiellement des personnes âgées et des civils, et que «c’est pour ça qu’elles étaient restées au

125
village» . Ce sont des parents qui lui ont dit qu’elles avaient été tuées. Il a donné les noms de

12 personnes qui auraient été tuées ce même jour, le 8 août 1995. Elles avaient entre 45 et 80 ans.

L’une d’entre elles était sourde muette. Le fils de Dane Bolta a dit au témoin que son corps avait

126
été décapité . Les fils de Milica Jelača n’ont pas retrouvé le corps de leur mère, mais ils ont

constaté que la maison avait été incendiée et ont pensé qu’elle avait brûlé avec la maison . 127

54. Le témoin a déclaré qu’il ne doutait pas que l’armée croate était entrée dans Kijani,

qu’elle avait tué ces personnes et incendié les maisons . Il a ajouté que près de 90 % des

80 maisons du village de Kijani avaient été détruites et qu’il ne restait à ce jour qu’une seule

personne à y vivre . Enfin, il a déclaré qu’il s’était adressé aux autorités croates pour obtenir la

125
Mile Sovilj, déclaration du 20 mars 2013, par. 8.
126Ibid.

127Ibid.
128
Ibid., par. 9.
129Ibid., par. 10. - 53 -

130
reconstruction de sa maison familiale à Kijani mais que sa demande avait été rejetée . Il a été

témoin à charge au procès Gotovina et consorts devant le TPIY. Mais personne n’a été déclaré

responsable du massacre de Kijani et il s’agit là, selon lui, d’une grave injustice .

58 55. Monsieur le président, je vous demande respectueusement de donner la parole à mon

collègue, M. Novak Lukić.

Le PRESIDENT : Je vous remercie Monsieur Jordash, et j’invite M. Lukić à poursuivre.

Vous avez la parole Monsieur.

S YNTHÈSE DES DÉPOSITIONS ET EXPOSÉS DES TÉMOINS ET TÉMOINS -EXPERTS CITÉS
PAR LE DÉFENDEUR – D EUXIÈME PARTIE

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais maintenant appeler votre

attention sur les principaux aspects des dépositions et exposés de quatre autres témoins et

témoins-experts que nous avons présentés.

Déposition de Jela Ugarković

1. Je commencerai par la déposition de Jela Ugarković. Mme Ugarković est née dans un

village appelé Komić, dans la municipalité de Titova Korenica. Avant la guerre, elle vivait et

travaillait à Zagreb, jusqu’à son licenciement, en 1991. Elle a alors décidé de retourner vivre avec

ses parents dans le village de son enfance, Komići. Sa mère étant très malade et son père, très âgé,

elle voulait rester avec eux. Leur village était pauvre. Comme il était situé à distance des zones de

combat, ses habitants n’y étaient pas confrontés.

2. Le témoin a déclaré que, le 4 août 1995, elle a entendu des bombardements au loin. Ce

même jour, elle a entendu à la radio que l’armée croate avait lancé une attaque sur la Krajina. Dans

l’après-midi, elle a vu un convoi d’agriculteurs sur leurs tracteurs qui partaient en direction de l’est.

Ces personnes lui ont expliqué qu’elles étaient obligées de fuir en raison de l’arrivée des forces

croates. Sur les conseils de son père, qui s’inquiétait pour elle, le témoin a passé la nuit en dehors

de la maison. Au matin, elle a de nouveau entendu des coups de feu. Le même jour, la majorité

13Mile Sovilj, déclaration du 20 mars 2013, par. 10.

13Ibid. - 54 -

des habitants soit environ 150 personnes ont quitté le village. Seules les personnes âgées

sont restées sur place.

3. Mme Ugarković a décrit l’arrivée de l’armée croate dans le village, le 12 août 1995. Elle

était cachée quand elle a observé l’entrée des véhicules blindés frappés de l’insigne de l’échiquier.

Elle a vu de la fumée venir d’une maison. Elle a appris plus tard que Lavrnić Petar, 60 ans, et sa

mère, âgée de 90 ans, étaient morts dans leur maison, qui avait été incendiée et dont il ne restait

59 plus rien. Leurs cadavres ont été retrouvés sous les décombres de leur maison, plus de six mois

après leur mort.

4. Mme Ugarković a vu de ses yeux les soldats croates incendier sa maison et sa mère

mourir, immobile. Elle était cachée à 15 mètres de là. Voici comment elle a décrit ce qui s’est

passé :

«Deux soldats sont entrés par un côté de la maison, et les deux autres par l’autre
côté, alors j’ai arrêté de bouger et je me suis cachée parmi les arbres. Ils sont allés
dans toutes les pièces, et aussi dans la grande grange et dans la grange de battage. Peu
après, j’ai entendu les soldats dire : «les gars, ça y est, on a tout brûlé, on y va», et les
soldats sont partis. J’ai attendu un peu, puis j’ai couru vers la maison, pensant que je
pourrais sauver ma mère, mais il était déjà trop tard. Le toit de la cuisine d’été s’était

effondré et s’était entièrement détaché. Tout s’est enflammé en une seconde, parce
qu’ils avaient mis le feu à toutes les pièces ... Je n’oublierai jamais ce moment...»

5. Le témoin indique avoir vu d’autres maisons du village se faire incendier ; le lendemain,

elle a parcouru les villages voisins, où elle a vu d’autres maisons brûlées, ainsi que des cadavres

d’animaux domestiques. De peur d’être tués, les habitants du village restés sur place se sont

réfugiés dans les collines surplombant leurs maisons. Aux alentours du 25 août, ils se sont décidés

à chercher de l’aide auprès du détachement tchèque de la FORPRONU, qui les a aidés à évacuer

18 habitants du village.

6. Mme Ugarković est retournée plus tard dans son village pour y enterrer la dépouille de sa

mère. Elle a également obtenu des renseignements sur les autres victimes. Selon ces

renseignements, une personne handicapée a été retrouvée morte à côté d’une maison incendiée. Un

deuxième corps a été retrouvé dans le jardin. Une personne sourde était portée disparue.

7. Environ 80 % des 89 maisons que comptait le village ont été incendiées. Le village voisin

a subi le même sort, avec environ 70 % de ses bâtiments détruits. - 55 -

Déposition d’Ilija Babić
132
8. Venons-en maintenant à la déposition de M. Ilija Babić . Ilija Babić est né et, comme sa

famille depuis des générations, a passé toute sa vie à Mokro Polje, dans la municipalité de Knin.

Cet endroit s’étendait sur environ 70 km , et se composait de 39 hameaux peuplés d’environ

1500 habitants. Tous les résidents étaient des Serbes de souche. Mokro Polje était situé au cœur

du territoire sud des ZPNU, à distance des opérations de combats, dans une zone ne comptant

aucune installation militaire.

60 9. Dans sa déclaration, M. Babić a décrit les événements survenus là-bas après le

déclenchement de l’opération Tempête, c’est-à-dire à partir du 4 août 1995 : le pilonnage mené

depuis Grahovo au cours de la première nuit, le convoi de réfugiés traversant le village, le départ de

toute sa famille, y compris de ses sept petits-enfants, et enfin, son choix de rester sur place et de ne

pas abandonner la terre qui l’avait vu naître. Le lendemain, il a constaté que 64 habitants de

Mokro Polje restés sur places se cachaient chez eux.

10. Comme en a témoigné M. Babić, deux jours plus tard, l’armée croate est entrée dans le

village. Il a vu une maison brûler à l’entrée du village. Auparavant, l’électricité avait été coupée.

Il a vu des soldats croates tirer sur un tracteur, avant de capturer et d’emmener avec eux trois civils.

Le témoin a appris par les soldats eux-mêmes des membres de l’armée croate arrivée sur

place qu’ils appartenaient à la brigade de Split de l’armée croate.

11. Voici comment Babić a décrit la situation le jour suivant :

«Le lundi 7 août au matin, Kanazir Manda, dont la maison se trouvait dans le

bourg, est venu chez moi et m’a dit que Babic Ruža avait été tuée [Babic Ruža était
née en 1926] et aussi que quelqu’un d’autre avait été tué dans ma boutique et que les
corps avaient été brûlés. Quand je suis allé en ville j’ai vu le corps de Babic Ruža
dans le vestibule de sa maison, ainsi que le corps de Stevan Sučević. Dans ma
boutique, sur des palettes en bois, j’ai vu des corps calcinés, et je n’ai pas su à

l’époque combien il y en avait, ni qui étaient ceux qui avaient été tués. J’ai appris plus
tard que, parmi eux, se trouvaient les corps de Steva et Ruža Manojlovic et de
Sava Traživuk, et après la guerre leurs corps ont été retrouvés dans le cimetière de
Knin.»

12. Par ailleurs, le témoin a dit avoir appris que deux personnes avaient été tuées dans le

hameau de Popovic et que des corps avaient été retrouvés plus tard en présence de la FORPRONU

et d’officiers de police croates. Il a indiqué, entre autres, qu’il avait découvert une personne, née

132Déclaration du témoin Ilija Babić, 4 mars 2013. - 56 -

en 1913, à qui on avait tiré deux balles dans la tête, ainsi que le corps d’une femme née en 1928 qui

avait été jeté dans un puits.

13. D’après la déposition de M. Babic, les membres de la FORPRONU n’ont été autorisés à

se rendre sur place qu’après le 15 août 1995.

14. Dans sa déclaration, le témoin a dit que pendant et après l’opération Tempête,

53 bâtiments résidentiels et 15 bâtiments commerciaux avaient été brûlés à Mokro Polje, et que des

milliers de chèvres et des centaines de porcs y avaient été massacrés. Le hameau de Prevljes a été

61 totalement incendié et détruit et, au moment où le témoin a fait sa déclaration, moins de

dix personnes vivaient encore à Mokro Polje.

Déposition de Mirko Mrkobrad

15. J’en arrive maintenant à la déposition de Mirko Mrkobrad. Celle-ci a été recueillie

en 1997 par le tribunal de district de Požarevac, en République de Serbie . Cette déclaration

figure à l’annexe 52 de la duplique du défendeur.

16. M. Mrkobrad est né en 1961. Il était inspecteur de police et travaillait au ministère de

l’intérieur croate. Au début de la guerre, il a quitté Karlovac et s’est installé avec sa famille dans la

municipalité de Vrgin Most.

17. Le 8 août 1995, sa famille tout entière est partie avec un convoi de réfugiés en direction

de la Bosnie. Il avait initialement prévu de rester sur place, mais a finalement rejoint lui aussi un

convoi de réfugiés.

18. M. Mrkobrad a décrit l’attaque du convoi de réfugiés serbes, qui se trouvait alors à

proximité de Ravno Rašće. L’attaque a commencé par un barrage d’artillerie qui a duré environ

10 minutes. Un obus a touché un véhicule, qui a pris feu, immobilisant ainsi le convoi. Selon

l’estimation de M. Mrkobrad, environ 30 personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées

dans ce pilonnage de la partie de la colonne coupée du reste du convoi dans laquelle il se trouvait.

19. Une fois que les tirs d’artillerie eurent cessé, environ 50 membres de l’armée croate se

sont approchés du convoi de réfugiés et ont ouvert le feu avec des armes automatiques et des

mortiers. Le témoin Mrkobrad a déclaré que plusieurs personnes étaient mortes.

133Déclaration du témoin Mrkobat Mirko, 13 mars 1997. - 57 -

20. De plus, il a décrit les événements qui se sont déroulés à Glina à la suite de l’arrivée de

son groupe de réfugiés. Selon M. Mrkobrad, les membres de l’armée croate étaient déjà sur les

lieux. Il y avait environ 600 réfugiés serbes, pour la plupart des civils, des femmes et des enfants,

ainsi qu’un petit nombre d’hommes en uniforme.

21. Des membres de l’armée croate ont alors ouvert le feu sans sommation sur les réfugiés

serbes. Des personnes du convoi ont riposté en tirant au hasard. Selon les estimations des témoins,

62 environ 150 personnes ont été tuées à cette occasion. Les soldats croates tiraient à bout portant sur

les blessés, et certains étaient tirés du convoi, alignés contre des murs, puis abattus. Par la suite, le

témoin a appris que ces soldats de l’armée croate appartenaient à l’unité militaire de Sisak.

22. Le témoin, quant à lui, a été fait prisonnier. Il a passé les premiers jours à Glina, puis

quelques jours à Pertinja. Il a ensuite été transféré dans un centre collectif à Sisak, où il est resté

dix jours. Puis il a passé un jour en prison à Karlovac, avant d’être détenu six mois à Zagreb, à la

prison de Remetinac ; c’est là qu’il a fait l’objet d’un échange.

23. Il a décrit dans sa déclaration les circonstances et les conditions de sa captivité. Du fait

des violences physiques dont il a fait l’objet durant son séjour à la prison de Sisak, il a perdu

six dents, a eu deux côtes brisées, ainsi que les articulations de ses mains et de ses doigts. D’autres

prisonniers ont eux aussi été torturés. Certaines personnes ont été sorties de la prison de Pertinja et

n’ont jamais été revues. Il a entendu des soldats croates se vanter d’avoir «coupé la gorge d’au

moins deux Tchetniks».

24. Des poursuites pénales ont été engagées contre le témoin devant un tribunal militaire

alors qu’il était emprisonné à Zagreb, et il a été condamné à cinq ans d’emprisonnement.

Exposé du témoin-expert Savo Štrbac

25. J’examinerai enfin l’exposé du témoin-expert Savo Štrbac. M. Savo Štrbac est un

témoin-expert qui a préparé un exposé au sujet de ses travaux et de ceux de l’ONG «Veritas», sur

la question des victimes serbes de la guerre et de l’après-guerre sur le territoire de la République de

Croatie . Je profiterai de l’occasion pour souligner les parties les plus spécifiques de ce rapport,

134Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, février 2013. - 58 -

en insistant plus particulièrement sur les conclusions relatives aux victimes serbes pendant et après

l’opération Tempête.

26. M. Štrbac est né en 1949 en Croatie, sur le territoire de la Krajina. C’est là qu’il a vécu

et travaillé jusqu’en août 1995, date à laquelle l’armée croate a lancé son attaque sur Knin. Depuis,

135
il vit et travaille à Belgrade .

63 27. Durant sa carrière de juriste, il a occupé en Croatie des postes de magistrat au niveau

municipal, puis au niveau du district, et à partir de 1990, il a exercé les fonctions d’avocat, inscrit

aux barreaux de Croatie, de la République serbe de Krajina et, enfin, de Serbie. Il a pris sa retraite

en 2011 .136

28. A partir de 1991, M. Štrbac s’est par ailleurs engagé dans des activités humanitaires,

d’abord dans le cadre de l’échange de prisonniers, puis, plus activement, au service de

137
l’organisation humanitaire «Veritas», fondée en 1993, qu’il préside depuis sa création .

29. Depuis sa création, Veritas apporte son concours à la collecte d’éléments de preuves et

de faits pour les besoins d’organes d’Etats chargés de mener des procédures pénales pour crimes de

guerre et autres crimes. A partir de 1994, Veritas a activement collaboré avec le procureur du

TPIY, ainsi qu’avec les procureurs chargés des crimes de guerre sur tout le territoire de

l’ex-Yougoslavie. L’organisation a également collaboré avec d’autres Etats, ainsi qu’avec d’autres

organisations internationales et non gouvernementales spécialisées dans des activités analogues,

notamment la commission d’Etat pour les personnes détenues et portées disparues de la République

de Serbie, de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, le CICR, la CIPD, l’OSCE et le HCR. A la suite

de la conférence de Genève de 1993 sur la question des personnes portées disparues, le CICR a
138
publié les travaux de Veritas .

30. Dans son rapport, M. Štrbac a expliqué les méthodes de travail suivies pour la collecte de

renseignements concernant les Serbes détenus et portés disparus. Ces méthodes sont les suivantes :

«renseignements glanés auprès des familles, ou tirés des médias, rapports
d’organisations non gouvernementales, gouvernementales ou internationales, rapports

135
Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, février 2013, par. 1.
136Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, février 2013.

137Ibid., par. 1.
138
Ibid., par. 2. - 59 -

de détachements militaires des forces internationales de maintien de la paix, mémoires
et fonds d’archives, documents judiciaires, entretiens accordés par des témoins, de
visites sur des sites d’exécution ou d’inhumation de victimes, rapports, d’exhumation

et d’identification de victimes, comparaisons entre des listes de personnes portées
disparues et des données de recensements de citoyens ou réfugiés, publication de listes
et informations sur des personnes disparues parues dans les médias» . 139

31. Ce rapport insiste aussi particulièrement sur la nécessité que les informations obtenues

par Veritas soient transparentes, accessibles au public et régulièrement mises à jour. Les

64 publications et bulletins sont périodiques et, depuis 1999, les listes de personnes tuées ou portées

disparues sont disponibles sur le site Internet de Veritas . Ces informations sont soumises à de

141
constantes vérifications et mises à jour .

32. Les éléments soumis à la Cour dans le rapport sont fondés sur des informations

recueillies jusqu’au 31 décembre 2012. Cependant, comme l’a noté M. Štrbac dans sa déclaration,

les informations contenues dans le rapport Veritas ne sont pas définitives . Elles ont été entre–

temps mises à jour et continuent de l’être , et on peut les trouver sur le site Internet de Veritas.

33. Dans ma présentation, je m’attacherai aux données relatives aux victimes de la guerre en

général, et aux victimes de l’opération Tempête en particulier.

34. Selon le rapport établi par M. Štrbac, Veritas a comptabilisé 6284 victimes . 143 Au

144
31 décembre 2012, 4382 victimes avaient été inhumées . Un total de 1902 personnes sont

145
toujours portées disparues . Cinquante-sept (57) victimes avaient moins de 18 ans, et 1443

soit 23 % du nombre total de victimes étaient âgées de plus de 60 ans . 146

35. Selon une analyse chronologique du rapport, en 1990, deux personnes ont été tuées.

En 1991, elles étaient 2571 , soit 41 %. En 1992 je parlerai maintenant en pourcentage ,

11 %. En 1993, on a enregistré 10 % du nombre total de victimes. En 1994, 3 %, et un total

de 2138 personnes, soit 34 %, ont été tuées en 1995.

139Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, février 2013, par. 3.2.
140
Ibid., par. 4.6.
141
Ibid., par. 4.7.
142Ibid., par. 4.5.

143Ibid., par. 4.2.2.
144
Ibid.
145
Ibid.
146Ibid. - 60 -

36. L’opération Tempête a fait 1713 victimes. Il a été établi que 73 % d’entre elles étaient

des hommes, et 27 % des femmes. Il a par ailleurs été établi que 62 % des victimes étaient des

civils, et 38 % des personnes en uniforme . 147

37. Neuf victimes avaient moins de 18 ans. Quarante-sept (47) % du total des victimes

étaient âgées de plus de 60 ans. Pour trois pour cent d’entre elles, soit 45 victimes, leur âge n’a pas

148
pu être déterminé .

38. Si l’on examine la chronologie des événements, M. Štrbac a déclaré que 1672 personnes
65
149
avaient été tuées entre le début et la fin de l’opération Tempête, en 1995 .

39. Si l’on regarde de plus près la période de l’opération Tempête, c’est-à-dire du 4 au

12 août 1995, le rapport fait état d’un total de 1513 victimes, dont 887 civils, 616 combattants et

10 policiers. Au moins 254 personnes ont été tuées au cours des attaques menées contre les

colonnes de réfugiés. Les corps de 228 d’entre elles ont été exhumés par la suite. Dans la seule

150
municipalité de Knin, 357 personnes ont été tuées, dont 237 civils .

40. Au 31 décembre 2012, 808 victimes directes de l’opération Tempête avaient été

151
identifiées et inhumées. Parmi elles, on comptait 451 civils et 357 personnes en uniforme .

41. Le rapport précise que 905 victimes de l’opération Tempête soit 53 % sont

152
toujours portées disparues .

Conclusion

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ainsi s’achève notre

présentation des dépositions et exposés des témoins et témoins–experts dont nous estimions qu’ils

devaient comparaître devant la Cour. Selon nous, ils constituent une présentation fiable des

terribles événements qui font l’objet de la demande reconventionnelle. Cette description précise

des faits par des témoins oculaires aidera la Cour à parvenir à ses conclusions sur les différents

événements exposés dans la demande reconventionnelle. Notre intention est la même concernant la

147
Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, février 2013, par. 6.3.
148
Ibid.
149Ibid.

150Ibid., par. 6.7.
151
Ibid., par. 6.3.
152Ibid., par. 6.3.1. - 61 -

déclaration d’expert de M. Štrbac. Les chiffres et données que nous avons synthétisés aujourd’hui

ne constituent qu’une partie de l’«histoire éternelle» du sort tragique réservé aux gens en temps de

guerre. Ce nonobstant, nous sommes convaincus que ces éléments fourniront à la Cour une aide

précieuse pour parvenir à ses conclusions en ce qui concerne la demande reconventionnelle.

43. Ainsi s’achève notre présentation. Je vous remercie.

66 Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Lukić. L’audience est close. La Cour se réunira demain

matin à 10 heures pour entendre la suite de la présentation de la demande reconventionnelle de la

Serbie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 18 heures.

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