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CR 2014/6 (traduction)

CR 2014/6 (translation)

Mardi 4 mars 2014 à 10 heures

Tuesday 4 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit ce matin pour entendre la suite du premier tour de plaidoiries de la Croatie. J’appelle à la

barre M. Philippe Sands, qui poursuivra sa présentation de la Convention sur le génocide.

Monsieur Sands, vous avez la parole.

M. SANDS :

LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
DEUXIÈME PARTIE )

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie. Hier matin,

je vous ai exposé une partie du contexte de la Convention. J’examinerai aujourd’hui les conditions

particulières qui, au sens de cet instrument, doivent être remplies aux fins d’établir qu’un génocide

a été commis. Mais avant cela, permettez-moi de répondre à la demande que vous avez formulée

hier, à la fin de l’audience, au sujet de l’identité du délégué français qui s’est exprimé sur la

définition du crime en cause et le nombre de victimes requis. [Projection.] Il nous a été demandé

de présenter également les versions françaises des textes, lorsqu’elles sont disponibles, et nous

nous efforcerons bien évidemment de le faire. Voici donc ce que le délégué français a dit, en

français, dans l’après-midi du 13 octobre 1948, au palais de Chaillot, à Paris : «le crime de

génocide existe à partir du moment où un individu est atteint par des actes de génocides. Si le

mobile du crime existe, il y a génocide même si un seul individu est atteint.» Les deux versions

o
figurent dans notre dossier de plaidoiries, sous l’onglet n 6, et elles sont actuellement projetées à

l’écran. Pour tout vous dire, le texte de mon exposé contenait les bonnes lettres qui forment le nom

du délégué, mais, je ne sais trop pourquoi, l’ordre de ces lettres avait été bouleversé : le «u» avait

décidé de voler de ses propres ailes et de sauter par-dessus le «m» et le «o» ! Mais c’est bien sûr,

comme vous n’avez pas manqué de le relever, de M. Chaumont que je voulais parler, et je vous

suis très reconnaissant d’avoir rectifié ce point et de nous avoir permis de remettre un peu d’ordre

dans tout cela. Il est par ailleurs tout à fait juste que l’intéressé a ensuite mené une brillante

carrière universitaire en France [fin de la projection].

2. Le texte de la Convention reflète le point de vue de ses rédacteurs selon lequel les Etats,

tout comme les individus, peuvent perpétrer un génocide et être internationalement responsables - 3 -

d’actes de génocide. En prévoyant ainsi la mise en cause de la responsabilité de l’Etat, les

rédacteurs ont reconnu que ce crime, s’il se produisait, ne serait pas nécessairement limité au rôle et

à la responsabilité d’une personne, quelle qu’elle soit.

11 3. Il est également important de rappeler que le crime de génocide a été défini sous forme

conventionnelle avant même les «crimes contre l’humanité». Telle était la situation lorsque,

en 1951, la Cour a donné son avis consultatif concernant la Convention, dont elle a souligné le but

1
important et «particulier[]» , relevant à juste titre qu’elle avait «été manifestement adoptée dans un

but purement humain et civilisateur» , pour sanctionner «les principes de morale les plus

élémentaires» .3

4. Ce point n’est pas sans importance aux fins de l’interprétation de la Convention. En effet,

la tendance qu’ont certains à prétendre — à tort, selon nous — que le «génocide» devrait, pour

ainsi dire, être considéré comme «le crime des crimes» donne lieu à une approche restrictive en la

matière : assurez-vous, nous dit-on, que la qualification de génocide ne s’applique qu’aux faits les

plus rares, les plus exceptionnels et les plus atroces, faute de quoi elle serait galvaudée, et les

stigmates qu’elle recouvre s’en trouveraient atténués. Mais le risque inverse existe aussi :

appliquer la Convention avec trop de parcimonie revient à la priver de toute pertinence. Les

conséquences de pareille approche n’ont été que trop visibles après l’arrêt que la Cour a rendu dans

l’affaire de la Bosnie, décision qui a été accueillie triomphalement à Belgrade. «La Serbie est

4
innocente !», fanfaronnait le tabloïd Kurir, en gros titre, le lendemain de cette décision . Suivant

cette approche, être condamné pour «crimes contre l’humanité» apparaît donc comme une sorte

d’exonération ; autrement dit, cela revient à être tiré d’affaire.

5. Selon nous, la bonne approche consiste à interpréter et à appliquer la Convention

conformément aux règles normales en matière d’interprétation des traités, de l’interpréter comme

un instrument autonome, et non comme l’apex d’un ordre juridique tout entier, ce qui conduirait la

Cour à devoir l’aborder avec précaution, sans l’ôter de son funeste piédestal, ou à en imposer une

1
Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
2 Ibid.

3 Ibid.
4
«Nedužni!», Kurir, 27 février 2007: http://arhiva.kurir-info.rs/arhiva/2007/februar/27/V-08-27022007.shtml. - 4 -

interprétation restrictive. Or, la réalité est — et doit être —, pour reprendre les termes employés

par la chambre de première instance du TPIY, que le génocide est l’une des «manifestations les

5 6
plus infâmes» des crimes contre l’humanité , une «catégorie de crimes contre l’humanité» . A cet

égard, mon collègue sir Keir Starmer qui, vous n’aurez pas manqué de le relever, a fait parler de lui

12 entre le moment où la liste de notre délégation a été communiquée au greffier et l’ouverture des

audiences — même si nous ne pensons pas qu’il y ait un lien de causalité entre les deux

événements —, vous en dira plus, le moment venu, sur l’approche suivie par le procureur du TPIY

en ce qui concerne le crime de génocide. Le fait est que, en la présente espèce, la Cour joue le rôle

de juridiction de première instance, étant donné que les juges du TPIY n’ont jamais eu l’occasion

de se prononcer sur le point de savoir si les faits qui vous sont présentés sont ou non constitutifs du

crime de génocide. Telle est donc la situation dans laquelle se trouve la Cour.

III. Les éléments constitutifs du crime de génocide

a) Définition générale, article II

6. Venons-en maintenant aux éléments constitutifs du crime de génocide. Ils sont énoncés,

bien évidemment, à l’article II de la Convention qui, par souci de commodité, est reproduite au tout

premier onglet de notre dossier de plaidoiries. Le génocide se compose de deux éléments

distincts : l’élément matériel, l’actus reus, et l’élément moral, la mens rea.

7. L’actus reus est défini comme suit : [projection] meurtre de membres du groupe (litt. a) de

l’article II) ; atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe (litt. b) de

l’article II) ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa

destruction physique ou partielle (litt. c) de l’article II) ; mesures visant à entraver les naissances au

sein du groupe (litt. d) de l’article II) ; et transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe

(litt. e) de l’article II). L’actus reus est établi dès lors que l’un quelconque de ces actes a été

commis. Quant au crime de génocide, il est établi si l’un quelconque de ces actes interdits

s’accompagne de l’intention génocidaire requise, c’est-à-dire une «intention de détruire [en] toute

5Le Procureur c. Tadić, chambre de première instance, affaire n IT-94-1-T, jugement du 7 mai 1997, par. 622 et
par. 655.
6 o
Le Procureur c. Stakić, chambre de première instance, affaire n IT-97-24-T (Décision relative à la demande
d’acquittement introduite en vertu de l’article 98bis du règlement), décision du 31 octobre 2002, par. 26. - 5 -

ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel». Conformément aux

idées de Rafael Lemkin, l’élément moral et l’élément matériel du crime sont tous deux formulés en

des termes généraux. [Fin de la projection.]

b) L’actus reus

8. Commençons par l’actus reus. La Croatie a clairement établi, dans son mémoire et sa

13 réplique, que des actes interdits tombant notamment sous le coup des litt. a), b) et c) de l’article II

avaient été commis par le défendeur, en son nom, ou encore sous sa direction ou son contrôle. Par

7
ailleurs, les Parties conviennent que le litt. e) de l’article II ne s’applique pas en la présente espèce .

9. Nous avons noté que le défendeur ne s’était référé à l’«actus reus» que dans trois

8
paragraphes de sa duplique ; ce laconisme en dit long. Nous avons également noté que la Serbie

concédait que certains des actes invoqués par le demandeur étaient «susceptibles de constituer

9
l’actus reus du crime de génocide ». La Serbie reconnaît d’ailleurs que les actes auxquels se réfère

la Croatie «[t]héoriquement … bien entendu … pourraient correspondre à l’actus reus requis pour

10
établir le crime de génocide ». Pour nous, il s’agit là d’une concession : ce qui s’est produit sur le

territoire de la Croatie à partir de 1991, ou les actes dont vous avez malheureusement à connaître,

n’ont rien de théorique. Que ces actes soient ou non constitutifs de l’actus reus et, selon nous,

ils le sont de toute évidence , la qualification des terribles meurtres, viols, prises pour cibles et

profanations qui se sont produits n’a rien de théorique. De plus, rien dans le texte de la Convention

n’indique qu’il serait nécessaire qu’un certain nombre d’actes se soient produits . Dans les litt. a)

et b) de l’article II, par exemple, il est question de membres du groupe, et non du groupe dans son

ensemble, ce qui est exactement ce que M. Chaumont avait à l’esprit. A cet égard, j’ai déjà rappelé

l’historique des négociations de la Convention, dont il ressort clairement que, selon lui — et bien

d’autres —, même un acte de meurtre unique peut constituer un crime de génocide, à condition,

bien évidemment, qu’il s’accompagne de l’intention génocidaire requise.

7
RC, par. 8.26.
8DS, par. 256, 332 et 381.

9Ibid., par. 256.
10
Ibid., par. 381.
11Ibid., p. 332. - 6 -

10. Demain et mercredi, la Croatie exposera de manière très détaillée la base factuelle de sa

demande, laquelle permet d’établir l’actus reus du génocide. Comme vous le verrez, les éléments

de preuve attestant l’existence d’une campagne de destruction menée à grande échelle par le

défendeur ou en son nom ou avec son soutien , dans le cadre de laquelle de nombreux actes

ont été commis contre de nombreux membres du groupe sont aussi clairs qu’irréfutables. Au vu de

tous ces éléments et de toutes les constations du TPIY, il ne saurait, de toute évidence, être soutenu

aujourd’hui que l’actus reus nécessaire n’a pas été démontré.

14 c) La mens rea : l’intention spécifique

11. Telle est la véritable question qui se pose en la présente espèce : celle de l’intention qui

sous-tendait les actes en cause. C’est sur ce point que les Parties divergent le plus. Dans l’affaire

de la Bosnie, la Cour a défini l’«intention génocidaire» comme l’intention spécifique, la

dolus specialis . C’est cette intention spécifique qui distingue le génocide des autres crimes

internationaux, y compris les «crimes contre l’humanité». Il doit exister une intention, de la part de

l’auteur du crime, de détruire en tout ou en partie un groupe protégé ; j’insiste sur ces termes, «en

partie», étant donné que le texte indique clairement qu’il n’est pas nécessaire que l’intention soit de

détruire tous les membres du groupe, ni même la majorité de ceux-ci. Se pose donc la question de

savoir comment déterminer l’«intention» de ceux qui ont commis les actes en cause, qu’il s’agisse

de l’Etat lui-même ou que ces actes aient été commis au nom de celui-ci ou dans des circonstances

où celui-ci a fermé les yeux, ou n’a pas empêché qu’ils se produisent.

12. Selon nous, la Cour doit donc rechercher des éléments de la politique étatique indiquant

quelle était l’intention de l’Etat, ou des personnes qui agissaient au nom de celui-ci, ou encore sous

13
sa direction ou son contrôle . Ainsi que M. le juge Bennouna l’a relevé dans l’affaire de la Bosnie

(et comme la Croatie l’a avancé dans son mémoire et sa réplique, le défendeur l’ayant reconnu dans

son contre-mémoire), les Etats ont tendance à ne pas proclamer à tout va leur éventuelle intention
14
de détruire une partie d’un groupe particulier ; certaines personnes, en revanche, peuvent le faire,

12
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121, par. 187 (ci-après l’affaire de la Bosnie).
13W. Schabas, Genocide in International Law : The Crime of Crimes (Cambridge University Press, second
Edition, 2009), ci-après l’ouvrage de Schabas, p. 518.
14
Arrêt Bosnie, p. 362 ; mémoire de la Croatie (mémoire MC), par. 7.34 ; RC, par 8.7 ; CMS, par. 48. - 7 -

et l’Etat avec lequel ils sont associés peut alors, de différentes manières, soutenir cet objectif ou le

faire sien, par son action ou son inaction. Autrement dit, l’intention peut être inférée d’un type de

comportement, et ce point n’est certainement pas contesté aujourd’hui. A cet égard, nous avons

observé que, au mois de juillet dernier — en juillet 2013 —, soit six ans après que la Cour eut

rendu son arrêt dans l’affaire de la Bosnie, la chambre d’appel du TPIY avait réitéré les accusations

de génocide formulées contre M. Karadižić, à raison d’actes commis dans de nombreuses localités

15
et municipalités de Bosnie, autres que Srebrenica . Dans cette affaire, le procureur du TPIY

affirme que M. Karadžić et d’autres personnes ayant participé à une entreprise criminelle commune

(parmi lesquelles, notamment, MM. Milošević, Arkan et Seselj, eux aussi concernés par cette

affaire) avaient eu la mens rea de commettre un génocide, non seulement contre des musulmans de

Bosnie mais aussi contre des Croates de Bosnie, et que cette mens rea existait depuis le mois

15 d’octobre 1991 ; selon le procureur, cette intention présidait à la mise en œuvre d’un plan

consistant à établir une Grande Serbie. Or, il serait pour le moins étrange de conclure que ces trois

hommes avaient l’intention requise de détruire une partie d’un groupe d’un côté de la frontière,

mais que cette intention leur faisait défaut de l’autre côté de cette frontière ; ou bien qu’ils la

nourrissaient à l’encontre des Croates de Bosnie d’un côté de la frontière, mais pas contre les

Croates de Croatie de l’autre côté de la frontière. Cela serait d’autant plus surprenant que les

intéressés, comme vous l’avez entendu hier, considéraient qu’il n’existait pas de frontière du tout

entre les parties pertinentes de Bosnie, de Serbie et de Croatie ; selon eux, cette région toute entière

correspondait à la Grande Serbie. Sir Keir Starmer reviendra sur ce point le moment venu.

13. Quelle doit donc être l’intention ? L’approche de la Croatie en la présente instance a

toujours été la même : l’intention requise, qui est de détruire un groupe en tout ou en partie, ne

saurait être assimilée à une intention de détruire physiquement la totalité du groupe en question ;

16
elle consiste à faire en sorte qu’il cesse de fonctionner en tant qu’entité . Cela ressort tout à fait

clairement des travaux préparatoires de la Convention et, par exemple, du fait qu’y ont été inclus

les transferts forcés comme forme de l’actus reus du génocide. Et pourtant, la Serbie soutient

par exemple, au paragraphe 322 de sa duplique que tout acte n’allant pas jusqu’à la

15Le procureur c. Radovan Karadzic, affaire n IT-95-5/18-AR98bis.1, arrêt du 11 juillet 2013, par. 115.

16Voir MC, par. 7.44 ; RC, par. 8.9. - 8 -

destruction physique totale du groupe concerné n’est pas un acte de génocide. Or, rien ne permet

17
d’étayer cette assertion, qui fait un amalgame entre l’actus reus et la mens rea . Ce n’est pas ce
18
que dit la Convention, et ce n’était pas l’intention de ses rédacteurs .

14. La Cour s’est intéressée à cette question dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire de la

Bosnie. Lorsqu’elle s’est penchée sur la question du transfert ou de la déportation forcée de

membres du groupe protégé, elle a ainsi, au paragraphe 190 de son arrêt , conclu ce qui suit :

[projection]

«Ni l’intention, sous forme d’une politique visant à rendre une zone

«ethniquement homogène», ni les opérations qui pourraient être menées pour mettre
en œuvre pareille politique ne peuvent, en tant que telles, être désignées par le terme
de génocide [et cette politique] n’équivaut pas nécessairement à la destruction dudit
groupe ».0

15. L’expression «en tant que telles» [projection suivante] signifie qu’une politique visant à

chasser des personnes de leurs foyers pour rendre une zone ethniquement homogène ne constitue

16 pas directement, en elle-même, une intention génocidaire. Tel n’est pas l’aspect central dans cette

affaire car, par cette la formulation, la Cour, qui a mûrement pesé les mots qu’elle a employés,

reconnaît que des éléments attestant un déplacement forcé ou une déportation peuvent être pris en

considération aux fins de déterminer l’existence d’une intention génocidaire. Autrement dit, le

déplacement forcé ou la déportation, s’ils s’accompagnent des actes énumérés à l’article II et sont

assortis de l’intention de détruire une partie du groupe, constitueront un acte de génocide. A cet

égard, la position de la Croatie n’est pas que pareils actes à eux seuls et par eux-mêmes démontrent

l’intention génocidaire ; ce qui importe, ainsi que nous l’avons expliqué dans nos écritures, c’est

qu’ils soient associés à d’autres actes.

16. Ainsi que cela ressort clairement de l’emploi par la Cour de l’expression «pas

nécessairement», [projection suivante] une déportation systématique pourrait contribuer à des actes

de génocide. La Serbie ne semble pas être en désaccord sur ce point. Dans son contre-mémoire,

elle précise en effet que l’«expulsion systématique des logements» est susceptible de constituer un

17
DS, par 332 ; les italiques sont de nous.
18RC, par 8.17.

19Arrêt Bosnie, p. 122-123, par. 190.
20
Ibid., p. 123 ; les italiques sont de nous. - 9 -

génocide «si cette action s’accompagne de l’intention spécifique requise ». [Fin de la projection.]

Sur ce point, il n’y a donc pas de divergence entre les Parties.

17. Il est admis dans la doctrine que, hormis l’élément de l’intention, il est difficile de

distinguer de manière rapide et catégorique entre déplacement d’une population ou nettoyage

ethnique, d’une part, et génocide, d’autre part. M. Schabas estime ainsi que la frontière entre les

22
deux — entre le nettoyage ethnique et le génocide — n’est «pas nette, mais confuse ». Il s’appuie

à cet égard sur le fait que la politique de l’Allemagne n’est devenue génocidaire qu’après le mois

23
de juin 1941 . Je ne m’attarderai pas sur cette assertion, mais, de toute évidence, Rafael Lemkin

n’y souscrivait pas : je vous invite à lire le chapitre IX de son ouvrage — chapitre intitulé «Le

génocide» — et vous verrez qu’il y est fait abondamment référence à des actions menées bien avant

le mois de juin 1941, actions dont l’auteur qualifie l’intention de génocidaire. Pareilles actions

précoces peuvent également conduire à déduire l’existence d’une intention génocidaire.

M. le juge Al-Khasawneh, alors vice-président de la Cour, l’a d’ailleurs précisé dans l’affaire de la

Bosnie, au paragraphe 41 de son opinion dissidente, observant qu’un «type de comportement connu

sous le nom de «nettoyage ethnique [pouvai]t être invoqué en tant que preuve de la mens rea de

24
génocide», et il a cité la décision rendue par la chambre d’appel du TPIY en l’affaire Krstić .

17
d) «En tout ou en partie»

18. Un aspect fondamental de l’élément moral requis (la mens rea) réside dans l’intention de

détruire le groupe protégé «en tout ou» et ce sont là les termes cruciaux aux fins présentes

«en partie». Nous avons prêté la plus grande attention à l’arrêt que la Cour a rendu dans l’affaire

de la Bosnie, et particulièrement sur ce point. Dans cet arrêt, la Cour a retenu trois facteurs

pertinents pour déterminer si la condition énoncée par les termes «en partie» était remplie.

Premièrement, elle a estimé que l’intention devait concerner au moins «une partie substantielle du

25
groupe en question» . Deuxièmement, une intention génocidaire peut être établie s’il existe une

21
CMS, par. 84 et DS par. 333.
22 Schabas, p. 233.

23 Ibid.
24
Affaire Bosnie, opinion dissidente de M. le vice-président Al-Khasawneh, p. 257, par. 41.
25 Arrêt Bosnie, p. 126, par. 198. - 10 -

26
intention de «détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise» . Troisièmement, il

convient de prendre en considération la place que les personnes visées occupent au sein du groupe

27
tout entier . La Croatie remarque que la Cour a souligné que le «caractère substantiel» constituait,

selon la formulation même de l’arrêt, le «point de départ essentiel» . 28

19. Le texte de la convention ne mentionne pas de condition relative au «caractère

substantiel» et, comme je l’ai précisé, il ne ressort pas de l’historique des négociations que ces

termes aient été employés. De fait, cet historique indique que l’intention de commettre des actes

contre un très petit groupe peut suffire à déclencher l’application de la convention. Où la Cour

a-t-elle donc trouvé cette expression ? Eh bien, la réponse à cette question figure naturellement au

paragraphe 198 de l’arrêt, qui se lit comme suit : [projection]

«Cette condition relative au caractère substantiel de la partie du groupe est
corroborée par la jurisprudence constante du TPIY et du Tribunal pénal international

pour le Rwanda (TPIR), ainsi que par la CDI dans son commentaire des articles du
projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (voir, par
exemple, Krstić, IT-98-33-A, chambre d’appel, arrêt du 19 avril 2004, par. 8-11, et les

affaires Kayishema, Byilishema et Semanza qui y sont citées, ainsi que l’Annuaire de 29
la CDI, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 45, par. 8 du commentaire de l’article 17).»
[Fin de la projection.]

20. En substance, la Cour se réfère à deux sources : d’une part, des décisions judiciaires, à

savoir la «jurisprudence constante» du TPIY (en particulier, l’arrêt de la chambre d’appel dans

l’affaire Krstić) et, devant le TPIR, les affaires Kayishema, Byilishema et Semanza et, d’autre part,

18
la position de la Commission du droit international, telle que reflétée au paragraphe 8 du

commentaire de l’article 17 de son projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de

l’humanité.

21. Nous avons examiné attentivement chacune de ces sources afin de déterminer

précisément ce qui avait conduit la Cour à établir une condition relative au «caractère substantiel»,

et de comprendre ce que celle-ci recouvre. Si l’on considère ces sources dans l’ordre

chronologique, il apparaît que de nombreuses pistes renvoient à l’avis exprimé en juillet 1985 par

26
Arrêt Bosnie, p. 126, par. 199.
27Ibid., p. 127, par. 200.

28Ibid., voir également p. 127, par. 201.
29
Ibid., p. 126, par. 198. - 11 -

M. Benjamin Whitaker, rapporteur spécial de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures

discriminatoires et de la protection des minorités des Nations Unies. Son rapport est très instructif.

Il y reconnaît que le génocide n’implique pas nécessairement la destruction d’un groupe tout entier

et qu’il peut recouvrir aussi bien «une offensive menée contre la moitié des membres d’un groupe

restreint» que «le massacre du dixième des membres d’un plus grand groupe». A cet égard, des

30
vues divergentes sont exposées. M. Whitaker indique ainsi que : [projection] «L’expression «en

partie» semblerait indiquer un nombre assez élevé par rapport à l’effectif total du groupe, ou encore

une fraction importante de ce groupe, telle que ses dirigeants.» Il expose ensuite un autre point de

vue : [projection suivante]

«Mais d’un autre côté, vu le caractère délictueux d’une telle intention, on a fait

valoir que la Convention devrait être interprétée comme s’appliquant au cas de
«génocide individuel», où une seule personne serait victime de tels actes, quoique à
proprement parler même une interprétation aussi minimaliste requière l’existence de
plus d’une victime, étant donné que le pluriel est systématiquement employé de
31
l’alinéa a) à l’alinéa e) de l’article II.»

Enfin, M. Whitaker présente son avis personnel : [projection suivante]

«Le Rapporteur spécial est d’avis que pour ne pas diminuer ou affaiblir
l’importance du concept de génocide par une interprétation trop large qui entraînerait
un gonflement du nombre de cas, il serait bon de prendre en considération à la fois
l’échelle relative et les effectifs totaux.»2

22. Son rapport ne renvoie pas à l’historique des négociations, ni à aucune condition relative

au «caractère substantiel», du moins pas expressément. M. Whitaker retient la formule d’«un

nombre assez élevé», qui prend en considération «l’échelle relative et les effectifs totaux». Selon

19 lui, un génocide pourrait avoir lieu si l’intention est de détruire seulement un petit nombre de

personnes qui font partie d’un groupe restreint, que ce soit pour des raisons liées à la géographie ou

aux effectifs totaux. [Fin de la projection.]

23. C’est une dizaine d’années plus tard, en 1996 que le terme «substantielle» semble être

apparu pour la première fois dans un texte international, et ce, dans le commentaire de la CDI de

30
Rapport de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités
des Nations Unies, E/CN.4/Sub.2/1985/6, 2 juillet 1985, par. 29.
31Ibid.
32
Ibid. - 12 -

l’article 17 du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, qui reproduit

l’article II de la convention. [Projection.] Ce commentaire, dont la lecture, sur ce point, n’est pas

perturbée par des notes de bas de page, indique que : «[L’intention] ne doit pas nécessairement être

l’anéantissement complet du groupe, dans le monde entier. Néanmoins, le crime de génocide, par

sa nature même, implique l’intention de détruire au moins une partie substantielle du groupe
33
visé.» Le commentaire de la CDI, élaboré par M. Tian, ne citait pas la moindre source faisant

autorité pour étayer le choix du terme «substantielle» et ne formulait aucun avis quant au caractère

relatif ou à l’effectif total. En soi, ce n’était pas contradictoire avec l’approche de M. Whitaker, au

sens où un génocide pourrait se produire si l’intention est de détruire une partie d’un groupe de

personnes vivant dans une zone géographique définie, qu’il s’agisse d’une région, d’une ville, d’un

village, voire d’un lieu plus réduit encore. [Fin de la projection.]

24. L’une des premières décisions du TPIR à cet égard fut celle rendue en mai 1999 par la

chambre de première instance dans l’affaire Kayishema. A titre indicatif, elle a examiné le rapport

de M. Whitaker et le commentaire de la CDI, et conclu que l’expression ««en partie» emport[ait]

34
l’intention de détruire un nombre substantiel des individus appartenant au groupe» .

25. Cette approche a ensuite été «adoptée» par le TPIR dans l’affaire Bagilishema en 2001

(nous avons remarqué que la Cour avait légèrement écorché le nom de l’intéressé dans son arrêt).

Dans cette affaire, la chambre de première instance a fait référence à l’arrêt Kayishema et affirmé

ceci : «Pour ce qui est de l’expression «en tout ou en partie», la chambre … considère que

l’intention de détruire doit viser au moins une partie substantielle du groupe.» 35 C’est donc ainsi

que le terme «substantielle» a fait son entrée dans la jurisprudence du TPIR : il s’agit de la

conséquence fortuite d’un commentaire de la CDI rédigé sans explication, note de bas de page ou

mention d’une source faisant autorité dans le passage pertinent. Tel est le monde merveilleux du

20 droit international. Néanmoins et c’est là l’essentiel , la conclusion est tout à fait cohérente

33Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 45, par. 8 du commentaire
de l’article 17 (les italiques sont de nous).

34 Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, jugement de la chambre de première instance, affaire
n° ICTR-95-1-T (jugement du 21 mai 1999), par. 97.
35 o
Le Procureur c. Bagilishema, jugement de la chambre de première instance, affaire n ICTR-95-1A-T
(jugement du 7 juin 2001), par. 64. - 13 -

avec l’intention de prendre pour cible un groupe relativement restreint ou un sous-groupe au sein

d’un plus grand groupe.

26. Que s’est-il passé ensuite ? Eh bien, en 2003, dans l’affaire Semanza, la chambre de

première instance du TPIR s’est contentée de citer Bagilishema pour étayer ses conclusions :

«Encore qu’il n’existe pas de limite inférieure quant au nombre de victimes
nécessaire pour qu’il y ait génocide, le Procureur doit démontrer au-delà de tout doute

raisonnable que l’auteur était animé de l’intention de détruire, en tout ou en partie, le
groupe visé comme tel. L’intention de détruire doit viser au moins une partie
substantielle du groupe.» 36

27. Vers la même époque, ces questions ont été portées devant le TPIY. Ainsi, en 2001, la

chambre de première instance s’est penchée, dans le cadre de l’affaire Krstić, sur la littérature

universitaire pertinente postérieure à l’adoption de la Convention sur le génocide. Elle a constaté

que la Convention proprement dite ne donnait «aucune indication sur ce qui constitue l’intention de

détruire «en partie»», et estimé que les travaux préparatoires n’étaient «pas plus utiles à cet égard».

De fait, nous ne sommes pas du même avis. Comme nous l’avons montré, ces travaux semblent en

effet indiquer que le seuil, en la matière, est relativement bas . La chambre de première instance a

toutefois relevé que, dans le projet de convention qu’il avait présenté, le Secrétaire général des

Nations Unies avait fait observer que «la destruction systématique, ne fût-ce que d’une fraction du

groupe humain, constituait un crime d’une gravité exceptionnelle», et qu’il avait recensé deux des

premiers commentaires formulés au sujet de la Convention sur le génocide. Le premier est celui de

Nehemiah Robinson, qui considérait que l’intention de détruire pouvait ne concerner qu’une

région, voire une communauté locale, dès lors que le nombre de personnes visées était substantiel ;

le second commentaire, qui émane de Pieter Drost, est que toute destruction systématique d’une

fraction d’un groupe protégé constitue un génocide.

28. La chambre de première instance a examiné ces commentaires et fait observer qu’«[u]ne

interprétation plus stricte sembl[ait] prévaloir actuellement» . Elle a néanmoins conclu que le

meurtre de tous les membres de la «fraction d’un groupe présente dans une zone géographique

36Le Procureur c. Semanza, jugement de la chambre de première instance, affaire n ICTR-97-20-T (jugement du
15 mai 2003), par. 316.
37 o
Le Procureur c. Krstić, jugement de la chambre de première instance, affaire n IT-98-33-T (jugement du
2 août 2001), ci-après Krstić, chambre de première instance, par. 585.
38
Ibid., par. 586. - 14 -

restreinte» pouvait, en dépit d’un nombre encore inférieur de personnes tuées, «recevoir la

qualification de génocide s’il a[vait] été perpétré avec l’intention de détruire la fraction en question

comme telle». De l’avis de la chambre de première instance, le critère à appliquer consiste à

21 déterminer si l’intention était d’«annihiler le groupe en tant qu’entité distincte dans la zone

géographique en question», ce qui répond à l’objet et au but de la Convention.

29. Pour sa part, la chambre d’appel a conclu, dans l’affaire Krstić, que l’intention

génocidaire, au sens de l’article 4 du Statut du TPIY, est présente «lorsqu’il s’avère que l’auteur

39
présumé avait l’intention de détruire au moins une partie substantielle du groupe protégé» . Pour

parvenir à cette conclusion, la chambre a repris à son compte l’ensemble des textes faisant autorité

et des rapports que j’ai mentionnés, y compris celui élaboré par M. Whittaker, ainsi que le

jugement rendu en l’affaire Kayishema, aucun de ces documents ne contenant le terme

«substantiel». Elle s’est ensuite appuyée sur l’article de Nehemiah Robinson, en particulier la page

traitant de l’intention et du nombre. [Projection.] Il convient donc de rappeler à la Cour ce que

M. Robinson a écrit en 1960 :

«[p]our peu que leur nombre soit important, l’intention de détruire une multitude de
personnes appartenant à un même groupe du fait de leur appartenance à ce groupe
devrait être qualifiée de génocide même si ces personnes ne constituaient qu’une
40
partie du groupe au sein d’un pays, d’une région, voire d’une simple communauté» .
[Fin de la projection.]

Ainsi que je l’ai déjà mentionné, Pieter Drost a adopté un point de vue similaire en

confirmant que la Convention s’appliquait aux cas dans lesquels était visée une «fraction» des

membres d’un groupe plus important du seul fait de leur appartenance à ce groupe. Pour reprendre

ses termes [projection],

«[l]es actes délibérément perpétrés dans le but de détruire plusieurs personnes en tant
que membres du même groupe participent des crimes de génocide même si les

victimes ne constituent qu’une petite partie de41’ensemble du groupe présent dans la
communauté nationale, régionale ou locale» . [Fin de la projection.]

39Le Procureur c. Krstić, arrêt de la chambre d’appel, affaire n IT-98-33-A (arrêt du 19 avril 2004), ci-après
Krstić, chambre d’appel, par. 12.
40
Nehemiah Robinson, The Genocide Convention: A Commentary (Institute of Jewish Affairs, World Jewish
Congress, 1960), p. 63.
41
Pieter Drost, The Crime of State, Book II, Genocide (Sythoff, Leiden, 1959) p. 85. - 15 -

30. Dans l’affaire Krstić, la chambre d’appel est partie du principe qu’«il [fallait] tenir

compte au premier chef de l’importance numérique du groupe visé» , relevant et ce constat est

à nos yeux tout aussi pertinent que «[l]’intention de détruire dont l’auteur du génocide est animé

43
sera[it] toujours limitée par les possibilités qui s’offrent à lui» . Cette phrase est essentielle, car

elle indique que l’élément numérique doit éclairer la question de savoir si le groupe visé est, du

22 point de vue de la proportionnalité et du nombre, raisonnablement important, considérable ou

substantiel, compte tenu des possibilités réelles. Ce dernier aspect sera développé par

sir Keir Starmer.

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ce bref tour d’horizon nous a

permis de constater que le génocide, tel que l’ont conçu les rédacteurs de la Convention, ses

commentateurs et ceux qui ont été appelés à l’interpréter dans le cadre de leur fonction judiciaire,

ne requiert pas l’existence d’une intention de détruire un groupe entier, quel que soit l’endroit où il

est installé. L’intention est liée à un lieu, au groupe qui s’y trouve et aux possibilités. Ce lieu peut

être un Etat, une région, une ville, un village, un hameau, voire un endroit plus petit encore. Ce qui

importe, c’est qu’un acte de génocide peut se limiter à une intention visant une zone particulière et

géographiquement restreinte.

32. Telle est l’approche qui reflète les idéaux, idées et intentions des hommes et des femmes

comme Rafael Lemkin, ainsi que des Etats qui ont rédigé la Convention. Le nombre revêt une

certaine importance, mais il impossible de déterminer in abstracto qu’un acte constitue ou non un

génocide ; les chiffres doivent être replacés dans leur contexte. C’est le nombre de personnes

effectivement prises pour cible ou susceptibles de l’être qui concourt à prouver l’intention de

commettre un génocide.

33. L’affaire Krstić portait sur des massacres perpétrés à Srebrenica. La chambre de

première instance du TPIY a mis l’accent sur le fait que «les forces de la VRS entendaient éliminer
44
tous les Musulmans de Bosnie de Srebrenica en tant que communauté» . Elle n’a pas dit qu’il

était nécessaire de démontrer qu’un nombre «substantiel» de meurtres avait été commis ; il suffisait

42Krstić, chambre d’appel, par. 12.

43Ibid., par. 13.
44
Krstić, chambre de première instance, par. 594 ; les italiques sont de nous. - 16 -

que soit établie l’intention d’éliminer les Musulmans de Bosnie en tant que communauté dans une

zone géographiquement restreinte. Le massacre des hommes, que la chambre a qualifié de

45
«destruction sélective [du groupe]», allait avoir «un effet durable sur le groupe entier» dans cette

zone. Selon nous, et ceci dit avec tout le respect que nous portons à la chambre, il s’agit là de la

bonne approche.

34. La littérature offre de nombreux exemples qui viennent étayer cette manière de procéder,

les autres approches y étant vivement critiquées. On a notamment reproché à la condition relative

au «caractère substantiel» de présenter le risque, si elle était mal appliquée, de saper la portée de la

Convention, en ne fournissant pas de protection appropriée aux groupes, aux sous-groupes, voire

23 aux microgroupes. En 2002, un commentateur déplorait ainsi les efforts déployés au TPIY en vue

d’instituer le principe selon lequel il n’y aurait génocide que lorsqu’un très grand nombre de

personnes seraient tuées. En effet, ainsi qu’il l’a écrit, «ni les termes ordinaires du statut, ni son but

ne vont dans le sens de l’adoption d’un tel critère quantitatif s’agissant de l’élément intentionnel» .46

Cette approche serait

«inapplicable et incompatible avec les valeurs essentielles établies par la Convention

sur le génocide. Le nombre de victimes imputables à un défendeur peut et doit
constituer un élément de preuve probablement très important pour déduire une
intention. Mais ce nombre ne représente qu’un facteur parmi d’autres.» 47

35. Monsieur le président, la Cour est la gardienne de la Convention. L’expression «en

partie» doit être interprétée conformément à son sens ordinaire, en tenant compte de l’objet et du

but de ladite Convention. Il ressort de l’historique des négociations que, si les auteurs ont souhaité

ajouter une nuance à la Convention, ce n’était que dans le but d’éclairer le contexte dans lequel

l’intention était née : quel est le groupe visé, de combien de personnes se compose ce groupe et

quelles sont les possibilités ? Selon nous, l’intention de détruire une partie d’un groupe implique

que celui-ci se trouve dans une région, une sous-région ou une communauté, pour autant que le

45Krstić, chambre de première instance, par. 595.

4Alonzo-Maizlish, D., «In Whole or In Part: Group Rights, the Intent Element of Genocide and the «Qualitative
Criterion»», New York University Law Review, vol. 77 (novembre 2002), p. 1385.
47
Ibid., p. 1397. - 17 -

nombre de personnes au sein de ce groupe soit raisonnablement important, considérable ou

substantiel.

36. Le sens ordinaire de l’article II et l’historique des négociations viennent étayer cette

approche, qui répond à l’objet et au but de la Convention. Aux fins de la présente espèce, il en

résulte que la Cour doit commencer par déterminer quel est, dans chacune des localités, le groupe

visé. Ce point sera traité plus en détail par mes collègues. L’adoption d’une approche différente

ou d’un critère plus strict videraient la Convention de son sens. Pire encore, cela irait à l’encontre

de son objet et de son but, qui consistent à offrir une véritable protection aux membres de

communautés ou de groupes ethniques, nationaux ou religieux. En cette période de mondialisation

et de très grande mobilité, des petits groupes de ce type se forment dans de nombreux endroits aux

quatre coins de la planète, ce qui rend plus important que jamais le rôle joué par la Convention à

cet égard.

24 IV. L’obligation de prévenir et de punir

37. J’aborderai à présent les obligations de prévenir et de punir le génocide. L’obligation

centrale qui incombe aux Etats en application de la Convention est principalement énoncée à

l’article premier, et visée aux articles IV, V, VI, VII et VIII. L’article premier de la Convention est

libellé comme suit : [projection] «Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit

commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent

à prévenir et à punir.» (Les italiques sont de moi.) [Fin de la projection.]

38. Au cours des négociations sur le texte final de la Convention, le représentant de la

Belgique a fait valoir que, si cette obligation plus lourde n’était pas inscrite dans la Convention,

cela rendrait celle-ci inutile et reviendrait simplement à répéter la résolution 96 (I). Il a ainsi

précisé que, «l’essentiel d’une convention étant de créer une obligation, l’engagement de prévenir

et de réprimer le génocide, qui figure à la fin du préambule, dev[]ait constituer le texte de
48
l’article premier de la convention» .

39. Cette disposition souligne la responsabilité collective de l’Etat, tant avant qu’après les

faits. La Convention a une double nature et énonce principalement deux obligations : l’Etat doit

48Nations Unies, doc. A/C.6/SR.67 (M. Kaeckenbeeck, Belgique). - 18 -

faire tout son possible pour prévenir le génocide, mais il doit également agir lorsque celui-ci a été

commis, en en punissant les auteurs . 49

a) Obligation de prévenir le génocide

40. Pour commencer par l’obligation de prévention, la Cour, dans l’affaire de la Bosnie, l’a

décrite à juste titre comme un devoir de «due diligence», une obligation de comportement et non de

résultat . D’où la question suivante : l’Etat défendeur la Serbie a-t-il employé tous les

moyens dont il pouvait raisonnablement disposer pour prévenir le génocide, que celui-ci ait été

commis par ses propres organes ou par d’autres qu’il contrôlait ou sur lesquels il était en mesure

d’exercer une influence ?

41. A l’époque, la Cour a jugé qu’il existait «[p]lusieurs paramètres entr[a]nt en ligne de
25

compte quand il s’agi[ssai]t d’apprécier si un Etat s’[étai]t correctement acquitté de l’obligation en

51
cause» . Nous avons examiné ces paramètres de manière approfondie dans notre réplique, et je me

contenterai aujourd’hui d’en souligner quelques-uns des principaux aspects . 52

42. Le premier élément est la «capacité de l’Etat à influencer effectivement l’action des

personnes susceptibles de commettre un génocide» . En l’espèce, il s’agit non seulement de savoir

si la Serbie s’est abstenue d’empêcher ses propres forces de commettre des actes génocidaires, mais

aussi, alors qu’elle coopérait avec de nombreux autres groupes, si elle avait la capacité

«d’influencer effectivement» ces groupes qui opéraient déjà sur le territoire de la Croatie. A cet

égard, nous ne doutons pas une seule seconde que les capacités militaires de la JNA étaient

largement supérieures à celles des groupes paramilitaires . Ainsi, comme le TPIY l’a jugé dans

l’affaire Mrkšić et consorts, la JNA avait le «le pouvoir militaire d’exercer» son commandement et

55
contrôle effectif sur les «unités paramilitaires ou de volontaires combattant pour la cause serbe» .

Il s’agit d’une conclusion de fait.

49
Voir arrêt Bosnie, p. 219, par. 425.
50
Ibid., p. 221, par. 430.
51Arrêt Bosnie, p. 221, par. 430.
52
RC, par. 9.85.
53
Ibid.
54MC, par. 8.63.

55 Procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13/1-T, TPIY, chambre de première instance, jugement,
27 septembre 2007, par. 89 ; exposé en détail dans RC, par. 9.74 et 9.87. - 19 -

43. Le deuxième aspect est que l’obligation de prendre des mesures préventives naît au

moment où l’Etat prend conscience (ou aurait dû prendre conscience) de l’existence d’un risque
56
sérieux présent ou à venir qu’un génocide soit commis . En l’espèce, à quel moment le

défendeur a-t-il su ou aurait-il dû savoir qu’il existait un risque sérieux qu’un génocide soit

commis ou qu’un génocide était commis à l’encontre des Croates ? Les éléments de preuve

présentés par la Croatie révèlent que, au moins à compter du 13 octobre 1991, les chefs de la JNA

et les dirigeants politiques de la Serbie savaient tout à fait clairement que des actes de

génocide étaient commis ; prenons, à titre d’exemple, les Tigres de Željko Ražnatović connu

sous le nom d’Arkan , qui constituaient un groupe paramilitaire. [Projection.] Un rapport des

services de renseignement militaire de la JNA daté du 13 octobre 1991, et présenté en annexe 63 de

la réplique, indique que, «dans la région de Vukovar [dont vous avez beaucoup entendu parler

hier], des troupes de volontaires sous le commandement d’Arkan … échappant à tout contrôle, sont

en train de commettre un génocide et divers actes de terrorisme». C’est écrit noir sur blanc dans un

rapport émanant des services de renseignement militaire de la JNA. Il y est également indiqué que

le commandant des forces de défense territoriale (TO) serbes, qui était aussi ministre délégué à la

26 défense, en avait été informé . Ainsi que nous vous l’exposerons en temps voulu, d’autres

rapports des services de renseignement militaire ont confirmé que la JNA avait connaissance des

activités génocidaires qui se déroulaient alors dans la région. [Fin de la projection.] En outre,

comme Mme Law l’a montré hier, il était déjà évident depuis longtemps que les groupes

paramilitaires commandés notamment par Šešelj et Arkan risquaient réellement de commettre des

actes de génocide. La rhétorique extrémiste employée, notamment, par ces deux personnes tant

avant que pendant le conflit et leurs discours de haine indiquaient que les Croates de souche,

constamment dénigrés sous le nom d’Oustachis et à qui on refusait le droit de vivre dans la Grande

Serbie, étaient sérieusement menacés de destruction par des actes de génocide.

44. Le troisième élément à prendre en compte est que la Cour la Cour internationale de

Justice a, dans l’affaire de la Bosnie, souligné la différence entre la complicité et l’obligation de

prévention. La complicité suppose, pour être établie, une action positive, tandis que l’obligation de

56
Arrêt Bosnie, par. 431.
57Voir RC, par. 9.86. - 20 -

prévention est violée dès lors que l’Etat s’est abstenu de prendre des mesures . L’obligation de

prévention n’exige pas la pleine connaissance des faits, et il suffit de démontrer que l’Etat aurait dû

avoir conscience de l’existence d’un risque sérieux de génocide . Vous avez vu le document ; on

ne peut pas dire que la Serbie n’était pas au courant.

45. Dans les opinions individuelles qu’ils ont jointes à cet arrêt, MM. les juges Keith et

Bennouna ont exprimé leur désaccord avec la conclusion de la Cour selon laquelle la Serbie n’était

pas complice de la commission du génocide. Voici ce que M. le juge Bennouna a déclaré :

[projection] «je considère que tous les éléments étaient réunis pour que la Cour puisse conclure à la

responsabilité de la RFY pour complicité avec la Republika Srpska et son armée dans le génocide

60
commis à Srebrenica» [fin de la projection]. Les deux juges ont estimé que la Cour aurait dû

préciser le critère requis pour établir la complicité, opinion que nous partageons pleinement. Tous

deux font valoir que le critère est de savoir si l’accusé, bien qu’ayant connaissance de l’intention

des auteurs, continue de leur apporter son aide. M. le juge Keith s’est appuyé sur l’opinion

dissidente que le juge Shahabudeen avait exprimée dans l’affaire Krstić, et selon laquelle

«[l]’intention requise chez le complice est l’intention de fournir à l’auteur les moyens de réaliser sa

61
27 propre intention de commettre le génocide» ; une opinion à laquelle fait écho celle de

M. le juge Bennouna : [projection]

«C’est lorsque l’aide et l’assistance est fournie en connaissance de cause de
l’intention génocidaire de son destinataire qu’elle est constitutive de complicité, se
distinguant ainsi de la violation de l’obligation de prévention où seule la perception du
62
risque de génocide est exigée.» [Fin de la projection.]

b) Obligation de punir

46. J’en viens maintenant à l’obligation de punir le génocide, sur laquelle je serai bref car

nous l’aborderons plus en détail en temps voulu. L’article IV de la Convention impose à l’Etat

58
Arrêt Bosnie, p. 222, par. 432.
59Ibid.

60Arrêt Bosnie, déclaration de M. le juge Bennouna, p. 360.
61
Ibid., déclaration de M. le juge Keith, p. 354, par. 6.
62 Ibid., déclaration de M. le juge Bennouna, p. 363 : «En l’occurrence, le mens rea consiste en la volonté du
complice d’assister l’auteur principal, en sachant bien ou en étant censé savoir la nature du crime que celui-ci se prépare à
commettre.» (Ibid., p. 361.) - 21 -

défendeur de punir les personnes relevant de sa juridiction qui sont responsables d’actes de

génocide. Or rien de tel n’a été fait en Serbie, comme nous le démontrerons.

V. Entente, incitation, tentative et complicité

47. J’en viens maintenant à la question de l’entente et des autres infractions connexes. En

vertu des alinéas b), c), d) et e) de l’article III de la Convention sont punissables quatre catégories

d’actes distincts du génocide proprement dit. Si la demande principale de la Croatie consiste à

affirmer que des actes constitutifs de génocide ont été perpétrés sur le territoire de la Croatie, et que

la responsabilité de la Serbie est engagée à raison de ces actes et du fait qu’elle n’a pas empêché le

génocide, les quatre types d’infractions supplémentaires prévues à l’article III font également partie

intégrante de notre argumentation.

a) Complicité dans le génocide

48. L’alinéa e) de l’article III de la Convention énonce l’infraction de complicité. Ainsi que

cela ressort de nos écritures, et comme je l’ai déjà précisé, cette disposition est un élément central

de la demande de la Croatie. L’élément matériel (actus reus) de la complicité est large, et l’on peut

considérer qu’il englobe le fait de fournir des moyens destinés à permettre ou à faciliter la
63
commission du crime de génocide . Cette question a fait l’objet d’intenses discussions au sein de

la Cour à l’occasion de l’affaire de la Bosnie, des vues très différentes ayant été exprimées. Nous

28 64
avons tout particulièrement relevé celles de MM. les juges Bennouna et Keith . En l’espèce, il ne

fait aucun doute que les groupes paramilitaires qui ont perpétré des massacres et détruit des

communautés, populations et villages croates entiers étaient encouragés par le défendeur ou

agissaient pour son compte. La JNA a armé et équipé les unités paramilitaires ; elle les a formées

et les a intégrées dans ses opérations . Les preuves sont sans équivoque.

49. S’agissant de l’élément moral (mens rea) requis pour établir la complicité, l’arrêt rendu

dans l’affaire de la Bosnie ne précise pas la nature de l’intention requise. Comme je l’ai déjà

précisé, la Cour a jugé, au vu des faits de cette affaire, qu’il n’y avait pas lieu de déterminer si une

63
Arrêt Bosnie, p. 216, par. 419.
64Voir par. 45 ci-dessus.
65
Ce point est confirmé par les conclusions du TPIY dans les décisions qu’il a rendues dans les affaires Mrkšić et
consorts et Martić, et approfondi dans la réplique de la Croatie, par. 4.113-4.129. - 22 -

66
intention spécifique était requise . Ainsi que M. le juge Keith l’a souligné dans la déclaration qu’il

a jointe à l’arrêt de la Cour, dans l’affaire Krstić, la chambre d’appel du TPIY avait estimé que, aux

fins d’apprécier la complicité ou la responsabilité secondaire, il fallait, pour qu’il soit satisfait à

l’élément moral requis, que l’intention génocidaire de l’auteur principal soit établie et que son

67
complice en ait eu connaissance . Cette règle a récemment été confirmée par l’arrêt rendu en

l’affaire Sainović . Une fois encore, la Cour devrait, selon nous, considérer que le critère requis

est celui de la connaissance, et non de l’intention partagée, ce qui est le seul moyen de distinguer la

complicité de la coopération . 69 Or, en l’espèce, il est incontestable que le défendeur avait

connaissance de l’intention génocidaire des groupes paramilitaires. Vous l’avez vu écrit noir sur

blanc ; les preuves sur ce point ne font pas l’ombre d’un doute.

50. Là encore, le défendeur ne conteste pas, dans sa réplique, les éléments constitutifs de

cette infraction, déclarant qu’il «n’est pas inquiet dans la mesure où, aucun génocide n’ayant été

70
commis, il ne peut être tenu pour responsable de pareil crime, ni de complicité à cet égard» . Cela

lui vaudra bien des difficultés si la Cour conclut qu’un génocide a bien été commis.

29 b) Entente en vue de commettre un génocide

51. J’examinerai à présent l’entente, crime inchoatif qui n’a de pertinence que si le génocide

n’a pas eu lieu. Ainsi que nous l’avons démontré dans le mémoire et la réplique, il semble, au vu

des travaux de la convention et du jugement rendu par le TPIR dans l’affaire Musema, que ce soit

l’approche de la common Law qui ait prévalu dans la définition de l’entente, laquelle est considérée

comme un crime inchoatif . Nous invitons cependant la Cour, si celle-ci devait ne pas faire droit à

la demande de la Croatie, à se pencher sur la question de la responsabilité de la Serbie en

considérant que les dirigeants serbes, qui ont engagé la responsabilité internationale de leur Etat,

66Arrêt Bosnie, p. 218-219, par. 422-423.

67Arrêt Krstić, par. 138 et suivants.
68
Le Procureur c. Nikola Sainović et consorts, affaire IT-05-87-A, chambre d’appel, arrêt du 23 janvier 2014,
par. 1649.
69
A titre d’exemple, voir Le Procureur c. Ntakirutimana, affaire ICTR-96-10 et ICTR-96-17-T, chambre d’appel,
arrêt du 13 décembre 2004, par. 500 ; déclaration de M. le juge Bennouna jointe à l’arrêt rendu en l’affaire de la Bosnie
(voir par. 45 ci-dessus).
70
DS, par. 344.
71MC, par. 7.77 ; RC, par. 8.30. - 23 -

ont participé à une entente en vue de commettre un génocide. Ce point est développé dans nos

pièces de procédure.

52. Bien qu’il n’ait pas été défini par la Cour dans l’affaire de la Bosnie, le crime d’entente

existe lorsque deux personnes ou plus se sont mises d’accord sur un plan commun visant à

commettre un génocide. L’intention spécifique requise est la même que pour établir le crime de

72
génocide lui-même .

c) Incitation directe et publique à commettre un génocide

53. L’incitation directe et publique, visée à l’alinéa c) de l’article III, est également une

infraction inchoative qui n’exige pas que le génocide ait été effectivement commis. Les Parties

s’accordent sur sa définition : il faut que «le ou les auteur(s) aient été directement incités à

commettre le génocide…» et que l’intention spécifique motivant l’auteur principal ait été partagée.

Dans l’exposé qu’elle vous a présenté hier, Mme Law a appelé votre attention sur les incitations

qui ont été publiquement exprimées bien avant les terribles événements de 1991, dans le but

d’exacerber les tensions.

d) Tentative de génocide

54. J’en viens, pour finir, à la tentative de génocide. Les Parties s’accordent également sur

les éléments de définition de cette infraction énoncée à l’alinéa d) de l’article III de la convention.

Là encore, ce chef d’accusation n’est invoqué que pour le cas où la Cour rejetterait la demande de

la Croatie tendant à retenir la responsabilité du défendeur pour crime de génocide.

VI. Conclusion : le rôle de la Cour au regard de la Convention

55. Monsieur le Président, ainsi s’achève ma présentation des aspects généraux de la

Convention sur le génocide. Nous avons bien conscience que ce n’est pas la première fois que les
30

membres de la Cour, ou au moins certains d’entre eux, sont confrontés à des questions relatives à

l’interprétation de la Convention et à son application. Si, comme nous l’affirmons, la présente

affaire ouvre des perspectives nouvelles, c’est du point de vue des faits. Ceux-ci soulèvent, en

72RC, par. 8.29-8.31 ; Le Procureur c. Akayesu, affaire ICTR-96-4-T, chambre de première instance, jugement
du 2 septembre 1998, par. 560 ; et MC, par. 7.76. - 24 -

effet, des questions particulières concernant l’application de la Convention. C’est donc sur ces faits

que nous nous pencherons maintenant, et je vous prie de bien vouloir appeler à la barre mon ami et

collègue sir Keir Starmer, qui examinera les questions relatives à l’administration de la preuve.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, M. Sands, et appelle à la barre sir Keir Starmer. Vous

avez la parole, Monsieur Starmer.

Sir Keir STARMER :

ADMINISTRATION DE LA PREUVE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un véritable

honneur et un privilège de me présenter pour la première fois devant la Cour.

2. Dans mon exposé, j’aborderai un certain nombre de questions relatives à l’administration

de la preuve que soulèvent les pièces de procédure. Après l’intervention de M. Sands, on a

l’impression de descendre du niveau des principes de droit international à celui de l’administration

concrète des éléments de preuve en l’espèce.

3. J’évoquerai très brièvement les questions de la charge de la preuve et du critère

d’établissement de la preuve, dont les règles sont bien établies et sur lesquelles les Parties sont

largement d’accord.

4. Je n’aborderai pas les querelles relatives à l’admissibilité de certaines preuves

documentaires. Les arguments contradictoires des Parties sont exposés de façon détaillée dans les

pièces de procédure , et il ne serait d’aucune utilité pour la Cour que je les répète ici.

5. Je passerai en revanche un certain temps sur deux questions véritablement importantes et

litigieuses pour les Parties :

a) la première concerne la valeur à donner aux conclusions du TPIY qui ont une incidence sur les

questions soulevées devant la Cour ; et

73Voir contre-mémoire (CMS), par. 143-168 ; RC, par. 2.34-2.58 et 2.64-2.68 ; pièce additionnelle de la Croatie
(PAC), par. 1.30-1.43. - 25 -

31 b) la seconde tient de l’importance à accorder au fait que le procureur du TPIY n’a porté aucune

accusation de génocide contre qui que ce soit relativement aux événements en cause.

II. La charge et le critère d’établissement de la preuve

6. Je commencerai par la question de la charge de la preuve. La jurisprudence de la Cour en

74
la matière est claire : c’est à la partie qui cherche à établir un fait particulier qu’incombe la charge

de la preuve. Il n’existe aucun désaccord à ce sujet entre les Parties, et je n’en dirai donc pas plus.

7. Cette règle appelle certaines nuances en la présente espèce car le défendeur contrôlait, à la

fois de jure et de facto, le territoire sur lequel le demandeur soutient qu’une campagne génocidaire

a été planifiée ou, à titre subsidiaire, qu’aucune mesure n’a été prise pour empêcher la mise en

œuvre d’une telle campagne, et contrôlait effectivement le territoire sur lequel les actes de génocide

ont été commis. Dans ces circonstances, le demandeur soutient que la Cour a non seulement le

droit, mais aussi l’obligation de tirer des conclusions défavorables au défendeur du fait que celui-ci

n’a fourni aucun argument ou élément de preuve pour réfuter les allégations du demandeur.

8. En ce qui concerne le critère d’établissement de la preuve, là encore, la jurisprudence de la

Cour est claire. La Cour doit être «pleinement convaincue» 75 que le crime de génocide a été

commis, et que les actes sont imputables au défendeur.

9. Le même critère d’établissement de la preuve s’applique, bien entendu, en ce qui concerne

l’intention spécifique nécessaire à la caractérisation du crime de génocide. Toutefois, et c’est un

point sur lequel je reviendrai ultérieurement, la Cour a reconnu que ce critère pouvait être rempli

par l’établissement d’une ligne de conduite dont on peut tirer certaines conclusions, à condition que

celles-ci soient suffisamment convaincantes. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzegovine, la

Cour a déclaré que, «pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une

[intention génocidaire], elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence» . 76

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne fait aucun doute que, dans de

pareilles affaires, le critère d’établissement de la preuve peut être rempli par les conclusions tirées

74
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 437, par. 101.
75Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209.
76
Ibid., p. 197, par. 373. - 26 -

d’une ligne de conduite. Le demandeur relève toutefois que le TPIY n’a pas adopté de règle aussi

stricte. Aussi sommes-nous d’avis que le critère d’établissement de la preuve applicable à

32 l’intention génocidaire sera également rempli même lorsqu’il pourrait exister d’autres explications

possibles pour une ligne de conduite, mais que la Cour est néanmoins pleinement convaincue, au

vu des faits de l’espèce, que la seule conclusion logique est celle de l’intention génocidaire.

10. Lorsqu’il s’agit de prouver l’omission de prévenir ou de punir les actes de génocide, c’est

un critère d’établissement de la preuve différent et moins élevé qu’il y a lieu d’appliquer, à savoir

qu’elle doit être prouvée «avec un degré élevé de certitude, à la mesure de [l]a gravité [de

l’allégation]» . En adoptant cette variante, la Cour a reconnu la difficulté de prouver un fait

négatif, soit le fait que l’Etat a omis de prendre toutes les mesures à sa disposition pour prévenir ou

réprimer le génocide.

III. La valeur des décisions du TPIY

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à la valeur

des conclusions auxquelles est parvenu le TPIY sur les questions qui sont maintenant soulevées

devant la Cour. Ce point a été examiné dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine , où la 78

Cour a énoncé plusieurs postulats importants, que le demandeur fait siens et développe dans son

argumentation en la présente affaire. Je les projette à l’écran par souci de commodité : [projection

à l’écran.]

a) premièrement, la condamnation d’un individu pour génocide par le TPIY ne saurait constituer

une condition préalable pour que la Cour puisse conclure à la responsabilité de l’Etat pour

violation de la convention sur le génocide ;

b) deuxièmement, aucune force probante ne doit être attribuée à la décision du procureur du TPIY

d’inclure telle ou telle accusation dans acte d’accusation, et je reviendrai sur ce point dans un

moment, lorsque j’examinerai la force probante qu’il convient d’attribuer à la décision d’écarter

telle ou telle autre accusation ;

77Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 130, par. 210.

78Arrêt Bosnie, p. 119-134, par. 180-224. - 27 -

c) troisièmement, les constations qu’a faites le TPIY sont a priori «hautement convaincantes» et il

79
convient donc de donner «dûment poids» aux décisions et appréciations qui en découlent ;

d) enfin, quatrièmement, il convient d’accorder «un certain poids» à l’exposé des faits convenus

qui suit le plaidoyer de culpabilité et au jugement portant condamnation qui en résulte, comme

dans les affaires Babić et Jokić portées devant le TPIY. [Fin de la projection.]

12. Ces postulats sont simples, et ils sont importants dans la présente affaire car, ainsi que le

démontrera le demandeur au cours de ses plaidoiries, plusieurs jugements et arrêts rendus par le

TPIY regorgent de constatations qui sont d’une grande pertinence pour la présente instance. Le

33 demandeur se réfèrera notamment aux jugements rendus dans les affaires Mrkšić et Martić , ainsi 82

83
qu’aux observations relatives à la peine dans l’affaire Babić .

13. Dans l’esprit de la démarche adoptée par la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzgovine, ces constations, auxquelles le TPIY est parvenu après un long et minutieux

examen des éléments de preuve, sont hautement convaincantes lorsqu’il s’agit de trancher les

questions en litige en l’espèce. En particulier, comme le démontrera le demandeur, les constations

du TPIY, si la Cour les fait siennes, non seulement établissent les éléments matériels du crime de

génocide (l’actus reus), mais mettent également en évidence des lignes de conduite nettes qui

permettent de conclure de manière légitime et convaincante à l’existence d’une intention

génocidaire.

14. Dans ce contexte, le demandeur affirme qu’il est tout à fait révélateur que, bien que le

défendeur cherche à se distancer des conclusions du TPIY, il ne soutient pas que celui-ci y serait

parvenu de manière erronée, ni que ces conclusions, devraient être écartées. Dans ces conditions,

le demandeur soutient qu’il est loisible à la Cour et sûr pour elle de se fonder sur les constatations

faites par le TPIY.

79
Arrêt Bosnie, p. 134, par. 223.
80 Ibid., par. 224.

81 Affaire n° IT-95-13/1-T, jugement, 27 septembre 2007.
82
Affaire n° IT-95-11-T, jugement, 12 juin 2007.
83 Affaire n° IT-03-72-S, jugement portant condamnation, 29 juin 2004. - 28 -

IV. L’absence d’accusations de génocide portées devant le TPIY

15. J’en viens maintenant au fait qu’aucune accusation de génocide n’a été portée devant le

TPIY. J’ai exposé précédemment quatre postulats tirés de l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine et que le demandeur fait siens. Il existe toutefois un cinquième postulat que le

demandeur se doit d’aborder.

16. La Cour a statué à la majorité de ses membres que la décision du procureur du TPIY de

ne pas retenir l’accusation de génocide dans un acte d’accusation «p[ouvai]t être important[e]» . 84

Il semble s’ensuivre que la décision du procureur de ne pas retenir l’accusation de génocide dans

un acte d’accusation dressé par le TPIY pourrait contribuer à dégager la responsabilité de l’Etat

pour les actes de génocide en question.

17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur conteste cette

conclusion. D’une manière générale, la décision du procureur de ne pas engager de poursuites ne

devrait se voir accorder que peu ou pas de force probante pour l’établissement des faits y

compris les intentions , ou la formulation de conclusions en droit, en ce qui concerne la

responsabilité de l’Etat. Au vu des faits des la présente affaire, le demandeur avance qu’aucune

34 force probante ne doit être accordée à la décision du procureur du TPIY de ne pas porter

d’accusations de génocide contre tel ou tel suspect.

18. Le détail des arguments avancés par le demandeur à l’appui de cette prétention figure

85
dans la réplique . J’en extrairai ici trois moyens principaux, mais, auparavant, je me permettrai de

faire observer que la démarche du procureur du TPIY diffère peu de celle des procureurs nationaux

de nombreux pays, en particulier là où les principes appliqués présentent des similitudes

frappantes, ce qui est le cas, par exemple, de mon propre pays, où je dispose d’une certaine

expérience récente.

19. On est donc amplement fondé à soutenir qu’il convient de ne pas attacher davantage

d’importance à l’exercice d’un tel pouvoir discrétionnaire par le procureur du TPIY que s’il était

exercé par le parquet d’une juridiction nationale au fonctionnement comparable.

20. J’en reviens donc à mes trois moyens principaux, qui sont les suivants :

84
Arrêt Bosnie, p. 132, par. 217.
85RC, par. 2.25-2.31. - 29 -

a) premièrement, le pouvoir discrétionnaire dont dispose tout procureur, y compris le procureur du

TPIY, de porter telle ou telle accusation est très vaste. De très nombreux facteurs, propres ou

non à l’affaire en cause, peuvent entrer en ligne de compte et militent fortement contre l’idée

d’attacher la moindre force probante à l’exercice de pareil pouvoir ;

b) deuxièmement, la décision du procureur du TPIY d’écarter telle ou telle accusation n’est pas

susceptible de contrôle. Elle n’a pas à être motivée et, à supposer qu’elle le soit, sa motivation

ne saurait être remise en cause. La décision de retenir une accusation donnée pouvant, elle, être

remise en cause dans le cadre de la procédure pénale qui s’ensuit et ladite accusation pouvant

de fait être rejetée et supprimée de l’acte d’accusation si elle n’est pas étayée par les éléments

de preuve , il serait pour le moins singulier — d’aucuns diront même illogique — d’accorder

une plus grande importance à la décision, insusceptible de contrôle, d’écarter une accusation

donnée qu’à celle, susceptible de contrôle, de retenir ladite accusation ;

c) troisièmement, il existe une distinction fondamentale entre la responsabilité pénale individuelle

au regard d’agissements spécifiques et la responsabilité de l’Etat au regard d’un ensemble

d’agissements imputables à de multiples acteurs.

21. Je vais à présent développer chacun de ces moyens.

35 a) Le pouvoir discrétionnaire du procureur

22. Premièrement, j’aborderai le pouvoir discrétionnaire du procureur. Commençons au

début du processus. Le procureur du TPIY dispose d’un large pouvoir discrétionnaire à la fois en

matière d’ouverture et de conduite de l’instruction et de sélection des accusations qui seront

incluses dans l’acte d’accusation. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 16 du statut du TPIY,

l’instruction des dossiers et l’exercice de la poursuite contre les auteurs de crimes relèvent de la

responsabilité du procureur du TPIY. En vertu du paragraphe 1 de l’article 18 du statut du TPIY, le

procureur peut ouvrir une information d’office ou sur la foi des renseignements obtenus de toutes

sources. Il appartient au procureur d’évaluer les éléments de preuve dont il dispose et de se

87
prononcer sur l’opportunité d’engager des poursuites .

86Voir le paragraphe 1 de l’article 19 du statut du TPIY ; article 47 du règlement de procédure et de preuve du
TPIY.

87Article 16 du statut du TPIY. - 30 -

23. L’action du procureur du TPIY est donc d’emblée limitée par les éléments de preuve

disponibles à ce stade de la procédure, ce qui aura une incidence sur l’instruction et, partant, sur la

décision concernant les accusations à porter. Comme tout procureur en conviendra, il est de fait

très rare de disposer de tous les éléments nécessaires au début d’une instruction et, dans nombre de

cas, celle-ci aurait connu un tout autre déroulement si d’autres renseignements avaient été d’emblée

portés à la connaissance du procureur. C’est l’un des éternels problèmes qui marquent le processus

d’instruction et de poursuite en matière pénale.

24. La juridiction du TPIY s’exerçant sur les personnes physiques, il va de soi que

l’instruction ouverte par le procureur du TPIY porte avant tout sur les agissements d’un ou

plusieurs individus. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne s’agit pas d’un

processus général d’établissement des faits à l’issue duquel la culpabilité individuelle serait

évaluée. Il s’agit d’une démarche fort différente, qui consiste à enquêter dès le départ sur un ou

plusieurs individus en vue d’établir s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour inculper

ceux-ci d’un crime donné. Dans ces conditions, l’instruction se déroule dans une perspective

relativement étroite.

25. J’en viens à présent à l’étape suivante de cette démarche : l’exercice du pouvoir

décisionnel du procureur. Bien entendu, il convient en premier lieu de noter que la décision

d’inculper ou non un individu et, dans l’affirmative, le choix des accusations sont nécessairement

liés à la décision initiale d’ouvrir une instruction. Si l’instruction a suivi une piste donnée, le

procureur n’aura pas à prendre de décision quant à ce qu’auraient pu être les éléments de preuve si

une autre piste avait été retenue. Il lui incombera plutôt de décider si, sur le fondement des

36 éléments de preuve procédant de l’enquête menée sur un ou plusieurs suspects, il existe

suffisamment d’éléments pouvant raisonnablement donner à penser que le suspect en question a

commis un crime pour lequel il peut à bon droit être mis en accusation.

26. Pareille décision est souvent être influencée par l’ampleur et l’étendue de l’instruction

menée. Si, pour des raisons pratiques ou autres, celle-ci n’a pas permis de rapporter des éléments

de preuve spécifiques contre le suspect en question, il est fort probable qu’il ne soit pas possible

d’engager des poursuites à son encontre. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour, cela ne signifie pas qu’aucun crime n’a été commis. Il est en effet tout simplement - 31 -

impossible de répondre à la question de savoir si l’on aurait pu inculper un autre suspect s’il avait

fait l’objet d’une enquête ou même inculper le suspect en question si l’instruction s’était déroulée

autrement.

27. Le pouvoir discrétionnaire du procureur s’exerce également à d’autres niveaux. Ainsi, il

est évident que ni le statut du TPIY ni le règlement de procédure et de preuve du TPIY n’imposent

au procureur l’obligation d’enquêter ou d’engager des poursuites. Il n’existe pas non plus

d’obligation de choisir les accusations les plus graves compte tenu de l’ensemble des éléments de

preuve dont on dispose dans une affaire donnée . 88 Le procureur est libre de qualifier le

comportement de l’accusé de la manière qui lui semble opportune. En droit international,

contrairement au droit interne, la plupart des crimes sont très graves, mais tous ne peuvent pas faire

l’objet de poursuites. En l’affaire Mucić, le TPIY a souligné le large pouvoir d’appréciation dont

dispose le procureur pour ouvrir une information et dresser l’acte d’accusation, ainsi que le

caractère limité des «ressources financières et humaines» à sa disposition, ce qui signifie «[qu’]il

89
serait irréaliste d’attendre [du procureur] qu’[il] poursuive tous les criminels» . Ce principe

s’applique de la même façon au choix des accusations retenues.

28. En 2001, Mme Carla del Ponte, ancien procureur du TPIY, a expliqué au Conseil de

sécurité des Nations Unies que la décision d’engager des poursuites était, par définition, sélective.

Je vais projeter ses propos à l’écran, afin que chacun puisse en apprécier la portée :

[Projection à l’écran.]

«Sur plusieurs milliers de suspects potentiels de premier plan, nous en avons
retenu moins de 200 ... et il est à prévoir que ces individus ne seront pas tous traduits

en justice... [C]es chiffres correspondent, comme je l’ai dit, à une petite partie du
nombre potentiel de suspects ou de crimes, et mettent tous en cause des meurtres de
masse, des exécutions multiples ou d’autres crimes parmi les plus graves au regard du
37 droit national ou du droit international. De fait, nous écartons la plupart des
90
affaires.»

[Fin de la projection.]

88
RC, par. 2.27, point 2.
89Affaire n IT-96-21, arrêt, 20 février 2001, p. 602.
90
Communiqué de presse GR/P.I.S./642–e du TPIY, allocution de Carla Del Ponte, procureur du TPIY, devant le
Conseil de sécurité des Nations Unies (27 novembre 2001). - 32 -

29. Quel contraste par rapport à la position dans laquelle se trouve la Cour ! Le fait est

qu’un large éventail de facteurs peuvent avoir une incidence sur l’exercice du pouvoir

discrétionnaire d’engager ou non des poursuites ; or, ces facteurs ne sauraient avoir quelque

incidence sur les questions dont la Cour est saisie. On compte notamment parmi ces facteurs le

coût, la durée et la facilité de gestion de la procédure, ainsi que la disponibilité des témoins, voire,

dans certains cas, celle des accusés . Il n’est pas rare qu’un procureur décide de ne pas inculper un

individu, non pas à l’issue de l’analyse des éléments de preuve, mais, de façon plus pragmatique,

pour la simple raison qu’un témoin clé refuse ou n’est pas en mesure de fournir les éléments de

preuve nécessaires ou du moins pas à des conditions qui soient acceptables pour le tribunal. On ne

saurait tirer de cet ensemble de circonstances aucune conclusion raisonnable quant à la commission

du crime.

30. Par ailleurs, le procureur du TPIY est soumis à des contraintes de temps de plus en plus

92
fortes, la stratégie d’achèvement des travaux du TPIY étant déjà en place depuis près de dix ans .

Nombre d’individus soupçonnés de crimes en Croatie, parmi lesquels Slobodan Milošević et

Slavko Dokmanović, sont décédés avant d’avoir pu être jugés. Le procureur peut par ailleurs

choisir d’engager des poursuites au regard de certaines accusations plutôt que d’autres, suite à un

accord sur le plaidoyer ou parce qu’il considère plus probable que l’individu sera condamné pour

93
une accusation moins grave, si celle-ci reste passible de sanctions suffisantes . Certaines

accusations peuvent aussi être abandonnées lorsque les éléments matériel et moral du crime en

cause ne peuvent être prouvés à l’encontre d’une seule et même personne.

31. D’autre part, certaines accusations peuvent parfois, vue l’étendue des faits reprochés,

rendre la procédure trop longue et complexe.

32. Richard Goldstone, ancien procureur du TPIY et du TPIR, que la Cour connaît bien, a

94
fait valoir à juste titre qu’il était, pour reprendre le terme qu’il emploie, «délicat» de tirer des

91RC, par. 2.27, point 3.

92Ibid., par. 2.31.
93
Ibid., par. 2.27, point 3.
94 R. Goldstone et R. Hamilton, «Bosnia v. Serbia: Lessons from the Encounter of the International Court of
Justice with the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia», 2008 Leiden Journal of International Law,

2008, vol. 21, p. 95. - 33 -

38 conclusions de l’absence d’inculpation par le TPIY ; je vais maintenant projeter à l’écran les

propos du procureur : [Projection à l’écran.]

«la décision du procureur de ne pas retenir le chef de génocide dans un acte
d’accusation peut être entièrement étrangère à une éventuelle absence de preuves de
l’exécution du génocide» . [Fin de la projection.]

Si vous le permettez, je vais laisser cette citation à l’écran quelques instants. Si M. Goldstone a

raison à savoir, que la décision de ne pas retenir le chef de génocide dans un acte d’accusation

peut être sans aucun rapport avec une éventuelle absence de preuves , on est donc en droit de

s’interroger sur ce qui permet de tirer la moindre conclusion de la décision du procureur de ne pas

engager de poursuites. En outre, cette décision n’a pas à être motivée. Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, d’une certaine façon, cette citation vient carrément réfuter

l’argument selon lequel il conviendrait d’accorder la moindre force probante à la décision de ne pas

inculper tel ou tel individu de génocide.

33. Pareille décision peut s’expliquer par l’insuffisance des preuves de l’élément moral en ce

qui le concerne, par le fait que les preuves ont été obtenues auprès du service de renseignement

d’un Etat et ne peuvent pas, à ce titre, être communiquées ou, plus simplement, par l’existence d’un

accord sur le plaidoyer ou d’une faille quelconque dans le dossier de l’accusation. Aucun de ces

facteurs ne peut ni ne devrait avoir la moindre force probante aux fins de déterminer l’existence ou

non d’une violation de la convention sur le génocide . 96

34. Le temps est également un facteur de poids. Il est vraiment risqué d’accorder de

l’importance à la décision du procureur de ne pas porter d’accusations de génocide, vu l’évolution

que sa position est susceptible de connaître. Ainsi que l’a mentionné M. Sands ce matin, depuis les

décisions rendues par la présente Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, le TPIY a

jugé, en l’affaire Tolimir, qu’un génocide avait été perpétré non seulement à Srebrenica, mais

95R. Goldstone et R. Hamilton, «Bosnia v. Serbia: Lessons from the Encounter of the International Court of
Justice with the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia», 2008 Leiden Journal of International Law,
2008, vol. 21, p. 106.

96RC, par. 2.30. - 34 -

97
également à Žepa . En outre, ainsi qu’il a déjà été dit ici, en juillet 2013, la chambre d’appel du

TPIY a rétabli l’accusation de génocide à l’encontre de Radovan Karadžić . 98

b) La nature de la décision d’engager des poursuites

35. J’en viens maintenant à mon second moyen, qui a trait à la nature de la décision

d’engager des poursuites. Contrairement à la situation qui existe dans certaines juridictions

39 nationales, le procureur du TPIY n’est nullement tenu de motiver sa décision d’inculper ou non tel

individu pour tel crime. Et d’ailleurs, il ne l’a fait dans aucune des affaires se rapportant aux

questions dont la Cour est saisie en l’espèce.

36. Il n’y a donc aucun moyen de savoir si le procureur est parvenu, après une analyse

approfondie, à la conclusion que les faits n’étaient pas constitutifs du crime de génocide ou encore

si les poursuites ont été abandonnées pour un autre motif sans rapport avec cette question . Même 99

si le procureur avait effectivement procédé à cette analyse approfondie — ce qu’on ne saura

jamais — la force probante de sa décision devrait rester être minime, celle-ci n’étant pas de nature

judiciaire, mais administrative, et ne procédant pas d’une constatation judiciaire définitive quant

aux faits .0

37. Voilà qui m’amène à un point connexe, à savoir qu’il n’existe aucun moyen d’attaquer

ou de remettre en question la décision du procureur de ne pas engager de poursuite, contrairement à

101
ce qu’autorisent certaines juridictions. Selon l’article 19 du statut du TPIY et l’article 47 du

règlement de procédure et de preuve, l’organe juridictionnel du TPIY procédera à l’examen de

chaque acte d’accusation, ainsi que des inculpations qui ont effectivement été retenues, et dispose

du pouvoir de rejeter celles qui ne seraient pas étayées par les éléments de preuve. L’organe

juridictionnel n’a au contraire aucun moyen d’examiner les inculpation qui ont été écartées ni les

97 o
Le Procureur c. Zdravko Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, jugement, 12 décembre 2012, par. 1173.
98Le Procureur c. Radovan Karadžić, affaire n IT-9S-SI18-AR98bis.l, arrêt, 11 juillet 2013, par. 115.

99RC, par. 2.27, point 6.
100
Ibid., point 5.
101
Le paragraphe 1 de l’article 19 du Statut du TPIY est ainsi libellé :
«1. Le juge de la chambre de première instance saisi de l’acte d’accusation examine celui-ci. S’il
estime que le Procureur a établi qu’au vu des présomptions, il y a lieu d’engager des poursuites, il
confirme l’acte d’accusation. A défaut, il le rejette.»

Pour le détail de la procédure d’examen de l’acte d’accusation, voir l’article 47 du règlement de procédure et de
preuve du TPIY. - 35 -

raisons pour lesquelles elles l’ont été. Il serait par conséquent illogique d’accorder une valeur

probante plus grande à la décision, insusceptible de contrôle et non motivée, d’écarter une

accusation qu’à celle, susceptible de contrôle, de retenir une inculpation.

38. Avec le recul, le demandeur fait valoir que, par principe, il convient de n’accorder aucun

poids à l’une ou l’autre de ces décisions. On peut simplement considérer que la décision de retenir

ou d’écarter une accusation donnée correspond à deux issues différentes — l’une négative, l’autre

positive — d’un même processus de décision, à savoir la décision d’inclure ou non ladite

accusation. Ni l’une ni l’autre de ces issues ne procède d’une constatation judiciaire définitive ; par

conséquent, quelle que soit l’issue, il ne saurait en être tiré quelque conclusion en matière de

40 preuve . Ainsi que la Cour l’a reconnu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine et comme

je l’ai mentionné précédemment, on ne saurait inférer de ce qu’une inculpation a été retenue dans

un acte d’accusation que le crime a effectivement été commis. De l’avis du demandeur, il serait

tout aussi indéfendable d’inférer de ce qu’une accusation donnée a été écartée que le crime n’a pas

été commis. Comme tout procureur en est conscient, la décision d’inclure ou non une accusation

donnée peut en effet s’avérer extrêmement délicate. Il existe de nombreux exemples de procureurs

qualifiés et dotés d’un raisonnement juste qui ont adopté des vues différentes au regard d’éléments

de preuve identiques. Le demandeur avance donc qu’il serait préférable que la Cour parvienne à

ses propres conclusions, sur le fondement des éléments de preuve qui lui sont présentés et des

principes de droit qu’il convient d’appliquer. Ainsi que l’a dit M. Sands, à cet égard, la Cour agit

de fait comme juridiction de première instance.

c) La distinction entre la responsabilité pénale individuelle et la responsabilité de l’Etat

39. J’en viens à présent à mon troisième moyen sur cette question. Ainsi qu’il ressort

clairement de la réplique, la décision d’engager des poursuites à l’encontre d’un individu peut tout

à fait être prise pour des motifs sans rapport avec la question de la responsabilité de l’Etat quant à

la violation de la convention sur le génocide . Chose plus importante encore, les questions posées

au TPIY et à la Cour sont de nature entièrement différente sur le plan juridique ; les réponses

10RC, par. 2.27, point 5.

10Ibid., point 4. - 36 -

apportées par l’un ne sauraient être déterminantes pour l’issue de la procédure en cours devant

l’autre . Le TPIY est chargé de rechercher la responsabilité individuelle au regard de crimes

105
donnés, et non la responsabilité de l’Etat au regard d’un ensemble de crimes . L’étendue des

investigations menées par le TPIY se limite aux agissements de chaque accusé par rapport à

chacune des accusations portées contre lui, soit un élément parmi tant d’autres de la situation

globale bien plus vaste que la Cour est appelée à examiner, à savoir l’effet conjugué sur un groupe

protégé d’une série de crimes perpétrés de façon systématique contre une portion importante de la

population, sur un vaste territoire et par un nombre important d’acteurs qui ne pouvaient tous être

identifiés ou traduits en justice devant le TPIY pour le rôle qu’ils ont joué dans les faits en

question .106

40. La Cour a la possibilité aussi bien que le devoir d’adopter une vision globale des

éléments de preuve, y compris les constatations faites à ce jour par le TPIY. Elle s’est également

vu présenter des éléments de preuve qui étrangers aux accusations retenues par le TPIY et qu’elle

41 107
est parfaitement à même d’apprécier . A titre d’exemple, la destruction totale de la ville de

Vukovar et de sa population civile n’a pas été retenue dans l’acte d’accusation dressé en

l’affaire Mrkšić, et il en va de même des exécutions et actes de torture commis à Velepromet. Le

demandeur fera référence, au cours de ses plaidoiries, à des témoignages directs auxquels le TPIY

n’a pas eu accès ou qu’il n’a pas examinés à cet égard. La Cour dispose également des conclusions

formulées par les tribunaux croates établissant le déplacement forcé à caractère génocidaire de

108
populations, notamment dans les affaires Koprivna et Velimir , ainsi que des condamnations

prononcées par la chambre des crimes de guerre du tribunal de district de Belgrade à l’encontre des

109
Serbes s’étant rendus coupables d’atrocités en Croatie . La Cour se trouve ainsi dans une position

bien plus favorable que le procureur du TPIY et le Tribunal lui-même pour appréhender la question

104
RC, par. 2.29.
105Ibid., par. 2.27, point 7.

106Ibid.
107
Ibid., par. 2.27, point 8.
108
Ibid., par. 2.71-2.74.
109Ibid., par. 5.8. - 37 -

de savoir si la totalité des crimes visés étaient constitutifs de génocide. Bien évidemment, la Cour

est le gardien au premier chef de cette convention.

41. Par ailleurs, en l’espèce, le demandeur n’a pas à faire face à la même difficulté que le

procureur du TPIY, à savoir celle de prouver que l’action et l’intention sont imputables à un seul et

même auteur. L’exemple type des difficultés qui peuvent ainsi être évitées sur le plan de la preuve

est l’affaire concernant Veselin Šljivančanin.

Le PRESIDENT : Šljivančanin.

M. STARMER : Šljivančanin. Je vous remercie. Tout comme M. Crawford, je me suis

pourtant entraîné, mais pas suffisamment, semble-t-il ! Je vais devoir prononcer ce nom plusieurs

fois dans la suite de mon exposé et je ne vous cache pas mon appréhension. La chambre de

première instance a jugé que M. Šljivančanin, qui avait dirigé l’évacuation de l’hôpital de Vukovar,

avait manqué à son devoir de protéger de mauvais traitements 194 détenus tués à Ovčara, mais a

110
conclu à l’absence de l’élément moral constitutif de meurtre . Toutefois, la chambre d’appel a

conclu, sur le fondement de preuves indirectes, qu’au cours de la nuit en question, M. Mrkšić,

l’officier responsable, avait dû faire savoir à M. Šljivančanin qu’il avait retiré la protection de la

111
JNA aux prisonniers . La chambre d’appel a par conséquent jugé que M. Šljivančanin possédait

l’élément moral constitutif du crime consistant à aider et encourager ces meurtres. M. Šljivančanin

a déposé une demande en révision et présenté de nouveaux éléments de preuve testimoniale,

42 fournis par un témoin qui avait suivi la conversation et qui a déposé que M. Mrkšić n’avait pas

informé M. Šljivančanin de ce retrait. La chambre d’appel alors infirmé la déclaration de
112
culpabilité eu égard à l’élément moral constitutif de meurtre .

42. Ainsi et c’est là où je veux en venir , l’élément de preuve ténu que constituait une

conversation chuchotée est devenu le point central permettant de répondre à la question de savoir si

l’intéressé avait commis le crime reproché. Cet exemple illustre la faible marge de manœuvre dont

disposent les tribunaux pénaux internationaux en matière de preuve. Il est bien plus simple pour la

110Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13/1-T, jugement, 27 septembre 2007, par. 655-674.

111Ibid., affaire n IT-95-13/1-A, arrêt, 5 mai 2009, par. 62.
112 o
Ibid., affaire n IT-95-13/R.1, arrêt de révision, 8 décembre 2010, par. 31-32. - 38 -

Cour de conclure, au vu de l’ensemble des éléments de preuve qui lui sont désormais présentés, que

l’élimination en masse de prisonniers en raison de leur appartenance à un groupe a été perpétrée à

Ovčara par des paramilitaires serbes agissant sous le contrôle de la JNA, en violation de la

convention de Genève, d’autant plus que la responsabilité de l’Etat est engagée même lorsque les

actions et l’intention sont attribuables à des sources différentes. La Serbie est responsable des actes

de ses organes, indépendamment de la question de savoir s’il est possible de prouver que tel

commandant partageait nécessairement l’intention génocidaire des individus à l’origine de la

campagne . 113

43. L’ancien procureur, M. Goldstone, a souligné le point essentiel en l’espèce, à savoir qu’il

est demandé au TPIY et à la Cour de répondre à des questions totalement différentes en droit . Le 114

TPIY doit répondre à la question de savoir si le génocide a été commis par l’individu qui comparaît

devant lui. [La Cour] doit pour sa part répondre à la question de savoir si le génocide a eu lieu du

fait d’actes imputables à l’État en cause . Même lorsque la responsabilité pénale individuelle

n’est pas établie au-delà de tout doute raisonnable, pour quelque raison que ce soit, la Cour reste

parfaitement fondée à conclure à la responsabilité de l’Etat au regard d’une ligne de conduite

constitutive de génocide, sur le fondement de la convention sur le génocide.

44. Pour toutes ces raisons, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le

demandeur avance qu’aucune force probante ne doit être accordée à la décision du procureur du

TPIY de ne pas accuser de génocide tel ou tel suspect pour les faits dont est saisie la Cour en

l’espèce.

45. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de m’avoir

écouté. Avec votre permission, je souhaiterais que ma collègue, Mme Špero, à qui il incombe de

donner un aperçu des différents exposés factuels, puisse prendre la parole, à moins que le moment

soit opportun pour faire une pause.

43 Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup, sir Keir. Je pense que, effectivement, le

moment est bien choisi pour faire une pause. L’audience est suspendue pour 15 minutes.

113
RC, par. 2.27, point 4.
11Goldstone, p. 105.
115
RC, par. 2.28. - 39 -

L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 50.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et j’invite Mme Jana Špero à

poursuivre la présentation des moyens de la Croatie. Madame, vous avez la parole.

Mme ŠPERO :

INTRODUCTION AUX MOYENS DE FAIT PRÉSENTÉS PAR LE DEMANDEUR

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur de paraître

ainsi devant vous au nom de la Croatie pour vous présenter les faits.

Introduction

2. Ma tâche et celle de mes collègues au cours des six exposés à venir est de présenter les

moyens factuels de la Croatie. Nous allons décrire les atrocités commises par la Serbie au cours

des années 1991 et 1992. Ces atrocités, qui ont pris la forme de meurtres et d’atteintes graves à

l’intégrité physique ou mentale, dirigés contre un groupe de Croates de souche habitant les régions

appelées à faire partie de la «Grande Serbie», constituent l’élément matériel du crime de génocide.

Elles ont été commises dans l’intention de détruire une partie de la population croate de ces

régions. Ces faits se rapportent également à l’élément moral du crime de génocide. Ils montreront

que la JNA, dirigée et commandée par Belgrade, a participé directement au génocide. Ils

confirmeront que la JNA a perpétré et aussi ordonné et facilité le génocide perpétré par les forces

de la TO et autres forces serbes, y compris les paramilitaires. Ils montrent en outre que la Serbie

savait qu’un génocide était en train d’être commis et n’a rien fait pour l’empêcher. Au contraire,

elle a continué à fournir une aide financière et militaire aux autorités rebelles serbes et aux groupes

de paramilitaires et volontaires serbes engagés dans ce qu’elle savait être un «génocide incontrôlé»

116
en Croatie .

44 3. Je me propose d’aborder aujourd’hui quatre points en vue d’introduire la présentation des

moyens factuels de la Croatie.

116RC, vol. 4, annexe. 63 : mémo du 13 octobre 1991 du colonel Milinko Dokovic : «dans la banlieue de
Vukovar, des troupes de volontaires sous le commandement d’Arkan ... sont en train de commettre un génocide et divers
actes de terrorisme incontrôlés». - 40 -

4. Premièrement, je donnerai un bref aperçu de la campagne génocidaire menée par la Serbie

en Croatie.

5. Deuxièmement, je présenterai quelques-unes des principales constatations effectuées par

le TPIY et se rapportant à ces événements. Celles-ci présentent un intérêt direct pour l’appréciation

des faits soumis à la Cour. Elles établissent au-delà de tout doute l’élément matériel du génocide.

6. Troisièmement, j’entends démontrer comment les faits présentés à la Cour établissent non

seulement l’élément matériel, mais aussi l’élément moral ou dolus specialis du génocide, à savoir

l’intention de détruire la population croate dans les régions de Croatie destinées à faire partie de la

«Grande Serbie».

7. Quatrièmement, je donnerai pour terminer un aperçu des exposés à venir sur les moyens

factuels.

Bref aperçu du conflit

8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, mon premier objectif est de

fournir à la Cour un bref aperçu du génocide perpétré en Croatie. Une chronologie plus détaillée

figure au volume 5 des appendices jointes au mémoire de la Croatie . 117

9. [Projection à l’écran.] La Cour a entendu hier un exposé des plans de la Serbie concernant

la création d’une «Grande Serbie» vidée de ses Croates, qui devait englober plus de la moitié du

territoire de la Croatie. Ce territoire devait inclure des régions figurant aujourd’hui sur vos cartes, à

savoir [projection suivante] les régions de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale, de

Banovine, de Kordun, de Lika et de Dalmatie. Ce territoire correspond aux trois soi-disant

«Oblasts autonomes serbes», ou SAO, qui étaient ceux des zones autonomes serbes

autoproclamées, constituées illégalement sur le territoire de la République de Croatie en 1990

et 1991 [projection suivante], soit la SAO de Krajina, la SAO de Slavonie occidentale et la SAO de

Slavonie orientale, Baranja et Srem occidental. Tels sont les territoires où s’est déroulé l’essentiel

des actes de génocide.

10. Comme il vous a été dit hier, la Serbie a d’abord défini les régions qu’elle comptait

inclure dans la Grande Serbie. Elle s’est ensuite employée à diaboliser la population croate de ces

11MC, vol. 5, appendice 1, p. 1. - 41 -

régions en qualifiant ses membres d’«Oustachis» résolus à détruire les Serbes et incapables de

vivre en harmonie avec eux. Après avoir instillé la peur et la haine ethnique, elle a ensuite armé les

Serbes de la région ; elle a aidé à la création et à l’armement des groupes paramilitaires

45 ultranationalistes et anti-croates, et a chargé la JNA, armée sous contrôle serbe, de mettre en œuvre

son plan d’élimination de la population croate vivant dans ces régions. Dans ce but, la JNA,

contrôlée par la Serbie, ainsi que les unités de la TO, les paramilitaires serbes et autres forces

placées sous le commandement de celle-ci, se sont livrés à une campagne génocidaire dans

l’ensemble de ces régions.

11. Nouvellement formées et mal équipées, les forces croates, qui vous ont été décrites hier

par M. Crawford, n’étaient pas de taille à lutter contre la JNA et les autres forces serbes. La

défense des villages était souvent laissée à des groupes formés d’hommes croates de la région qui

s’érigeaient en «défenseurs», mais n’étaient souvent armés que de fusils de chasse. Les civils

croates, souvent des personnes âgées, incapables de fuir ou se refusant à le faire, ont été victimes

d’actes d’une extrême brutalité, torturés, violés et tués par les soldats de la JNA, les forces de la TO

et les paramilitaires. Des communautés entières de Croates ont été délibérément détruites.

12. A la fin de 1991, près du tiers du territoire croate était occupé par la JNA, les forces de la

TO et les paramilitaires. Le 19 décembre 1991, la «République la Krajina serbe» voyait le jour sur

le territoire de la SAO de Krajina et elle s’est rapidement agrandie pour englober les deux autres

SAO.

13. Au cours de cette campagne génocidaire, la JNA et les forces serbes subordonnées ont

tué plus de 12 500 croates, dont 865 sont toujours portés disparus. Elles ont causé des atteintes

graves à l’intégrité physique et mentale de milliers de Croates. Elles ont violé plus de femmes

croates qu’on ne le saura jamais. Elles ont détruit plus de 100 000 maisons et plus de 1400 édifices

et lieux de culte catholiques. Elles ont détenu plus de 7700 Croates qui ont subi mauvais

traitements, viol et torture, et ont été envoyés dans d’autres parties de la Croatie, de la Serbie et de

l’ex-Yougoslavie, et elles en ont déporté plus de 550 000 autres.

14. Ce sont là les atrocités commises dans l’intention de détruire la population croate dans

les régions visées et sur lesquelles reposent les prétentions du demandeur. [Fin de la projection.] - 42 -

Les constatations du TPIY étayent les moyens factuels du demandeur

15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme il a été dit hier,

lorsque, le 2 juillet 1999, la Croatie a déposé la requête qui a ouvert la présente procédure,

Slobodan Milošević était toujours président de la République fédérale de Yougoslavie. Aucune

46 poursuite n’avait été engagée et la République fédérale de Yougoslavie refusait toujours de

coopérer avec le TPIY, donnant asile à ceux que ce dernier avait mis en accusation.

16. Au cours des quinze années qui ont suivi, un grand nombre des violences décrites dans

les plaidoiries de la Croatie ont été soumises au jugement du TPIY. Ainsi que l’a dit la Cour dans

l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, ces constatations faites par le Tribunal à l’issue d’un

long et minutieux examen sont «hautement convaincantes» 118. Elles jouent un rôle essentiel dans

l’appréciation par la Cour des faits qui lui sont présentés. Les jugements rendus dans les
119
affaires Martić, Stanišić et Simatović, Mrksić et consorts et Babić sont particulièrement

importants. Dans ces affaires, le TPIY a jugé, au-delà de tout doute raisonnable, que des atrocités

avaient été commises par des membres de la JNA, de concert avec les autres forces serbes, dans le

cadre d’une offensive systématique visant la population de souche croate en Croatie.

Milan Martić

17. Pour ce qui concerne Milan Martić, troisième président de la soi-disant «RSK», qui a été

condamné pour son rôle dans le meurtre, la torture, la détention et les persécutions infligés à des

Croates de souche, le TPIY a jugé qu’il y avait eu «des attaques généralisées et systématiques» 120

menées par la JNA, la TO, la police serbe et les paramilitaires serbes agissant de concert contre la

population croate. Ces attaques comportaient [projection] «des crimes graves et généralisés» , 121

122
l’objectif étant «la création d’un Etat serbe» .

18. La chambre de première instance a jugé que [projection suivante] «la JNA, intervenant

de concert avec la TO et la milice de Krajina, a[vait] lancé de nombreuses attaques contre les

118
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, par. 220 à 223.
119
Le jugement n’est pas encore rendu dans deux autres affaires, à savoir Hadzić et Šešelj.
120Jugement Martić, par. 352.
121
Ibid., par. 443,
122
Ibid., par. 342. - 43 -

123
villages peuplés majoritairement de Croates» et que «ces attaques suivaient généralement le

même scénario, à savoir que les Croates étaient tués ou chassés».

19. Il a également été établi par le TPIY que [projection suivante] :

«des actes de violence et d’intimidation généralisés ainsi que des atteintes à la
47
propriété privée et publique vis[aient] la population croate, notamment
l’emprisonnement dans des centres de détention administrés par les forces du MUP de
la SAO de Krajina et de la JNA» 124. [Fin de la projection.]

125
20. Des centaines de civils croates ont été détenus et victimes de «sévices graves» .

Jovica Stanišić et Franko Simatović

21. Dans l’affaire Stanišić et Simatović, la chambre de première instance du TPIY a jugé que

126
les «forces serbes ont commis un grand nombre de meurtres contre des Croates» .

127
22. Elle a ensuite conclu que les «membres et unités de la JNA» , les autorités serbes et les

autres forces serbes s’étaient livrés à :

«des attaques sur les villages et les villes peuplés essentiellement ou entièrement de
Croates ... meurtres, utilisation de boucliers humains, détention, tabassages, travail

forcé, abus sexuels et au128s formes de harcèlement sur les Croates ; et pillage et
destruction de biens» .

23. Elle a jugé que [projection] «[d]ans les SAO de Krajina et de SBWS la majorité des

129
victimes étaient croates» , et que «[l]es éléments de preuve démontr[ai]ent que les personnes

130
visées appartenaient essentiellement à la population civile» [fin de la projection].

123Jugement Martić, par. 344.
124
Ibid., par. 443.
125
Ibid., par. 349.
126Jugement Stanišić et Simatović, par. 970.

127Ibid., par. 997.
128
Ibid.
129
Ibid., par. 971.
130Ibid. - 44 -

Mile Mrksić, Miroslav Radić et Veselin Šljivančanin

24. Dans l’affaire Mrksić et consorts, la chambre de première instance du TPIY a établi un

fait important en jugeant que la JNA dirigeait et commandait les forces de la TO et les

paramilitaires serbes.

25. Elle a jugé que [projection] «la réalité de fait [est que], plus généralement, dans le cadre

des opérations militaires serbes en Croatie … la JNA avait la maîtrise totale des opérations

militaires» 131.

26. Au vu des faits présentés, elle a statué [projection suivante] que la JNA «avait non

48 seulement le pouvoir de jure mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour

132
exercer un contrôle effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires» .

27. Ces constatations essentielles ont une incidence directe sur la responsabilité de la Serbie.

[Fin de la projection.]

Milan Babić

28. Outre ces constatations du TPIY, le plaidoyer de culpabilité de Milan Babić, président de

la soi-disant SAO de Krajina, puis président de la «RSK» autoproclamée, est fondé sur le fait que

l’intéressé avait, de concert avec d’autres forces serbes dont la JNA et les unités de la TO de

Serbie, et avec les autorités serbes, créé en Croatie un régime qui incluait [projection]

«[l’]extermination ou [le] meurtre de centaines de civils croates et d’autres civils non serbes» , 133

134
dans le but «d’y créer un Etat dominé par les Serbes» [fin de la projection].

29. Dans son jugement portant condamnation, le TPIY a décrit ce régime comme comportant

la détention de centaines de civils croates dans des conditions inhumaines et le transfert forcé de

milliers de civils croates.

30. Malgré les protestations répétées de la Serbie dans sa duplique, les constatations du TPIY

sont d’une grande aide à la Croatie, ainsi que l’a expliqué sir Keir Starmer ce matin. Elles ne

laissent aucune place au doute quant au fait que des actes constituant l’élément matériel du crime

131
Jugement Mrksić et consorts, par. 89.
132Ibid., par. 89.

133Jugement Babić portant condamnation, par. 15.
134
Ibid., par. 8 et 16. - 45 -

de génocide, y compris le meurtre et l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, ont été

commis par les forces serbes contre la population croate.

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les constatations effectuées

par le TPIY sont si limpides que la Serbie s’est vue dans l’obligation d’admettre dans sa duplique

que des atrocités avaient bel et bien été commises contre la population croate. Après avoir cherché

dans son contre-mémoire à éviter toute admission de l’existence de ces atrocités, le demandeur a

été contraint de changer de tactique dans sa duplique en raison du poids des conclusions du TPIY

corroborant les éléments de preuve présentés devant la Cour. Il reconnaît aujourd’hui — bien qu’à

49 contrecœur, il faut le dire — qu’il est «impossible de nier» que des atrocités ont été commises . Il 135

précise, toujours à contrecœur, dans divers passages de sa duplique, qu’il «ne nie pas que des

crimes de guerre et autres atrocités aient été commis» pendant le conflit de 1991 . Il admet que le

fait que ces atrocités aient «consisté dans des actes dirigés contre les civils n’est plus vraiment

contesté» 137 et que «[l]a haine raciale a certainement animé dans une large mesure ceux qui se sont

138
rendus coupables des crimes qui ont été commis» .

32. Le défendeur va même jusqu’à tenter de persuader la Cour qu’il n’a en réalité jamais

cherché à laisser entendre qu’il n’y avait pas eu de crimes. Il s’explique ainsi [projection] : «Une

lecture attentive du contre-mémoire révèle que le défendeur ne nie pas que des homicides ont été

commis, que ceux-ci ont été méthodiques, ont visé des civils et ont été motivés par l’origine

139
ethnique des victimes.»

33. Il y a lieu de souligner toute l’importance de cet aveu : les Parties ne sont désormais plus

en désaccord sur le fait que des crimes ont été commis. La Serbie continue de nier la réalité de

divers faits invoqués par le demandeur et de contester la nature et la force probante des éléments de

preuve se rapportant à d’autres faits. Quoi qu’il en soit, il ne conteste pas que les moyens factuels

de la Croatie sont avérés.

135
DS, vol. 1, par. 354.
136Ibid., par. 384.

137Ibid., par. 360.
138
Ibid., par. 375.
139Ibid., par. 392. - 46 -

34. Comme l’a mentionné M. Sands ce matin, ce que le défendeur a admis au

paragraphe 381 de la duplique est plus important encore [projection suivante] : «en théorie, bien

entendu, ces actes pourraient correspondre à l’élément matériel du crime de génocide.» 140

35. Etant donné le soin et la circonspection avec laquelle le demandeur a reconnu les faits,

cette concession est essentielle : les Parties sont désormais d’accord pour considérer que des

atrocités ont été commises et qu’elles entrent dans la catégorie des actes constitutifs de l’élément

matériel du génocide. Le litige entre les Parties porte donc seulement sur la qualification du crime

constitué par ces actes. [Fin de la projection.]

50 Ce que démontrent les faits

36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens ainsi au troisième

point de ma présentation. Le défendeur a reproché à la Croatie, à divers stades de la procédure, de
141
se complaire dans «le récit pour le moins détaillé des atrocités qui auraient été commises» . Le

défendeur préfèrerait que la brutalité de ses actes de violence contre la population croate ne soit pas

exposée devant la Cour. Ces récits sont toutefois loin d’être sans intérêt, contrairement à ce

qu’insinue le défendeur.

37. Tout d’abord et surtout, comme je l’ai dit au début de mon exposé, les faits établissent

non seulement l’élément matériel du génocide, lequel n’est plus contesté, mais aussi l’élément

moral ou dolus specialis propre à ce crime, c’est-à-dire l’intention de la Serbie d’éliminer et de

détruire une partie de la population croate dans les régions concernées de la Croatie. Les éléments

de preuve factuels, que le défendeur reproche à la Croatie d’avoir inutilement «mis en scène»,

démontrent que les atrocités commises n’étaient pas des événements isolés ou fortuits. Au

contraire, elles s’inscrivaient dans une ligne de conduite systématique de violences commises de

village en village dans les zones occupées de Croatie, en vue de mettre à exécution sur les

territoires conquis le plan serbe de la «Grande Serbie», vidée de ses Croates. Cette campagne

systématique atteste de l’intention de détruire une partie du groupe ethnique croate, qui en est la

seule motivation possible.

140
DS, vol. 1, par. 381.
141Ibid., par. 375. - 47 -

38. Qui plus est, si les événements en nombre inévitablement restreint qui ont été jugés par le

TPIY étayent les moyens factuels du demandeur sur les faits, ils ne font pas le tour de la question.

Contrairement au TPIY, la Cour n’a pas à rechercher la responsabilité pénale individuelle pour les

crimes commis par telle ou telle personne. Elle est appelée à se prononcer en l’espèce sur la

responsabilité du défendeur pour la totalité de l’offensive menée contre la population croate dans

les régions concernées et sur le fait qu’il ne l’a ni empêchée ni punie. Le récit détaillé de ce conflit

est nécessaire pour démontrer que, contrairement aux affirmations du défendeur, l’offensive armée

orchestrée par la Serbie n’a pas seulement entraîné la commission de crimes de guerre, comme l’a

établi le TPIY dans la perspective de la responsabilité pénale individuelle. Elle a également revêtu

dès les premiers jours les caractères d’une campagne militaire génocidaire visant à la destruction de

tout ou partie d’un groupe de personnes défini par les caractéristiques ethniques et religieuses de

celles-ci, à savoir les Croates habitant les villages et les villes que la Serbie avait prévu d’attaquer.

51 39. Deuxièmement, les éléments de preuve factuels démontrent que l’attaque et la prise des

villages croates ont été menées et dirigées par la JNA, à laquelle étaient subordonnées toutes les

autres forces serbes, et qui était elle-même sous les ordres du défendeur. Ils indiquent que la JNA a

elle-même commis des atrocités et ordonné aux unités de la TO et groupes paramilitaires serbes

d’en faire autant, et qu’elle a facilité ces atrocités en ne les prévenant pas et en ne les réprimant pas,

sauf en quelques rares cas isolés. Ces faits ne sont guère contestables au vu des constatations

effectuées par le TPIY. Les éléments de preuve factuels présentés par la Croatie établissent non

seulement la responsabilité du défendeur pour les atrocités commises, mais aussi l’intention

génocidaire qui a de toute évidence motivé celles-ci.

40. Troisièmement, il est essentiel que la Croatie expose le détail de ses moyens factuels afin

de montrer clairement que l’affaire ne porte pas sur des concepts juridiques abstraits, mais sur des

événements qui ont eu lieu, et qu’elle concerne de vraies personnes et met en jeu des actes de

destruction véritables. Les actes génocidaires de la Serbie étaient dirigés contre la population

croate des villages, villes et régions concernés qu’elle comptait détruire. Les effets de ces atrocités

continuent de se faire profondément sentir en Croatie. Les familles croates portent encore le deuil

de 12 500 morts et continuent de rechercher les restes de plus de 800 personnes pères, fils,

mères, filles, amis toujours portées disparues. La Serbie s’obstine à refuser d’aider à les - 48 -

retrouver. Des milliers de mes compatriotes continuent de vivre avec le traumatisme de la torture

et du viol. Les brutalités de la campagne menée par la Serbie sont gravées dans le paysage de la

Croatie et dans l’histoire familiale de tous les citoyens croates.

41. Ces atrocités, sous lesquelles le défendeur reproche à la Croatie d’«ensevelir la Cour»,

sont celles par lesquelles la Serbie a tenté d’ensevelir et de détruire la population croate des régions

concernées. Elles constituent l’élément matériel du génocide pour lequel la Croatie demande

justice à la Cour.

Aperçu des exposés factuels

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je terminerai en donnant un

aperçu des six exposés factuels à venir.

43. Dans le premier, M. Philippe Sands décrira le génocide perpétré contre la population

croate des régions destinées à faire partie de la «Grande Serbie». Il y montrera clairement que les

attaques dirigées contre la population croate étaient mues par l’animosité ethnique et y décrira les

52 conséquences destructrices de la campagne serbe. Il précisera le rôle joué par la Serbie dans la

participation de la JNA aux atrocités commises sous ses ordres, son important soutien aux groupes

paramilitaires dont elle assurait la coordination et le fait que, de propos délibéré, elle n’ait ni

empêché le génocide, ni puni ses auteurs.

44. Les deuxième, troisième et quatrième exposés porteront plus spécifiquement sur la

géographie. [Projection à l’écran.] Le deuxième sera consacré au génocide commis contre la

population croate de Slavonie orientale, c’est-à-dire la région mise en relief sur la carte.

[Projection suivante.] Mme Blinne Ní Ghrálaigh se référera à une étude de cas en Slavonie

orientale pour décrire le schéma impitoyable des attaques contre les villages à majorité croate par

les unités de la JNA et autres forces serbes dans le cadre de leur campagne génocidaire dirigée

contre la population croate. La Croatie soutient que le caractère généralisé et coordonné de ces

attaques est la preuve de l’intention génocidaire de la Serbie. Dans le troisième exposé,

sir Keir Starmer expliquera à la Cour comment cette ligne de conduite a été mise en œuvre dans les

attaques menées contre les habitants croates de Vukovar [projection suivante], désormais tristement

célèbre pour le carnage de sa population perpétré en novembre 1991. Dans une dernière étude de - 49 -

cas, Mme Maja Seršić décrira le génocide commis contre les habitants des villages moins connus

de Škabrnja [projection suivante], en Dalmatie du nord, et Saborsko, en Lika.

45. Mercredi et jeudi, M. Davorin Lapaš et Mme Vesna Crnić-Grotić termineront la

présentation des moyens factuels de la Croate. Leur exposé adoptera une perspective plus

thématique que géographique des atrocités commises. Il sera montré à la Cour que ces atrocités,

y compris les meurtres, viols et atteintes graves à l’intégrité physique et morale, infligées par la

Serbie à la population croate n’étaient pas des faits isolés imputables à des francs-tireurs ou à des

éléments insubordonnés des forces serbes. Elles formaient au contraire un ensemble cohérent dans

le cadre d’un programme systématique de destruction d’une partie de la population croate [fin de la

projection].

46. Les exposés seront étayés sur les nombreux documents qui sont en la possession de la
142
Cour et qui figurent dans les pièces de procédure . Ces documents consistent en des déclarations

de victimes ou de témoins, des rapports d’observateurs et commentateurs indépendants ou

d’organisations internationales ou humanitaires, des documents politiques, militaires ou de

53 renseignement, des données médicales et médico-légales, des rapports d’exhumation ou de

recherche de personnes disparues, des bulletins d’actualités et divers autres éléments de preuve. Y

figurent également les arrêts et jugements du TPIY, ainsi que les constatations qu’ils contiennent.

Ces éléments démontrent au-delà de tout doute que des atrocités constitutives de génocide ont été

perpétrées contre la population croate par la JNA et par les unités de la TO, la police et les services

de sécurité serbes, ainsi que par les groupes paramilitaires serbes qui lui étaient subordonnés et qui

agissaient sous les ordres de la Serbie, laquelle leur fournissait appui et coordination.

47. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ces exposés sont difficiles à

entendre. Les audiences des jours à venir n’auront rien de plaisant. Mais ce sont là les atrocités

commises par les Serbes contre les Croates, pour la seule raison qu’ils étaient croates. Voilà les

faits, et il nous faut en faire état.

142Voir en particulier MC, vol. 1, chap. 4 et 5, et RC, vol. 1, chap. 5 et 6, ainsi que les documents y annexés. - 50 -

Conclusion

49. En conclusion, il me reste un dernier point à aborder, aussi bien pour le bénéfice de la

Cour que pour celui des victimes et des survivants des atrocités qui sous-tendent la demande

principale.

50. L’échelle des atrocités est telle qu’il n’est pas possible d’en faire un exposé exhaustif.

La Croatie ne pourra présenter à la Cour qu’un nombre restreint d’exemples représentatifs. Ces

choix ne doivent en aucun cas être interprétés comme ayant pour effet de minimiser ou de nier les

faits, ou de mettre en doute les souffrances des victimes. Si la Croatie concentre sa plaidoirie sur

des événements ou des lieux précis, cela ne signifie pas qu’elle sous-estime l’importance ou la

gravité des crimes commis ailleurs et ne devrait pas être interprété comme tel.

51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, merci de m’avoir entendue.

Je cède maintenant la parole à mon collègue, M. Philippe Sands.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Madame Špero. Je donne la parole à M. Sands. Vous

avez la parole, Monsieur.

54 M. SANDS :

A CTIVITÉS GÉNOCIDAIRES DANS LES RÉGIONS OCCUPÉES DE C ROATIE : LAVONIE
ORIENTALE , LAVONIE OCCIDENTALE , BANOVINA , ALMATIE , KORDUN ET L IKA

I. Introduction

1. Monsieur le président, mû par la vision d’un Etat serbe plus étendu et ethniquement pur, le

défendeur a commis de nombreux actes de génocide dans les communautés des régions occupées

de Slavonie orientale et occidentale, de Banovina, de Dalmatie, de Kordun et de Lika, qui, quel que

soit le critère, sont des régions très importantes.

2. Ma tâche consiste maintenant à vous exposer ces faits dans leur contexte, en vous

présentant une vue d’ensemble de la manière dont la campagne s’est déroulée. Je mettrai

également en évidence les modes opératoires et les thèmes employés dans le cadre de cette

campagne, qui éclairent l’intention sous-jacente de détruire une ethnie et démontrent différents

aspects de la responsabilité serbe au regard de la Convention. - 51 -

3. Mon exposé se composera de trois parties. Je commencerai par démontrer le caractère

manifestement racial de l’intention qui sous-tendait l’ensemble de ces actes.

4. Dans la seconde partie, je montrerai comment, dans les régions en question, les actions du

défendeur visaient délibérément les groupes croates avec l’intention de les détruire ; enfin, dans la

troisième partie, je présenterai des exemples qui démontrent les différentes manières dont la Serbie

a engagé sa responsabilité.

5. Je tiens à préciser que les exemples que je compte donner le seront à titre d’illustration et

qu’ils sont très durs ; je vous prie de bien vouloir m’excuser par avance de vous présenter ces

éléments qui, tant sur le plan des mots que des images, sont assez insoutenables.

II. La campagne menée par le défendeur en Croatie

6. Je commencerai par un rappel historique, en espérant que vous ne m’en tiendrez pas

rigueur. Monsieur le président, lundi, nous vous avons exposé le déchaînement de haine et les

appels au meurtre qui ont été lancés contre les Croates dans certaines parties de l’ex-Yougoslavie,

et ce, sur la base de faits historiques erronés qui, encore une fois, présentent les Serbes comme

55 ayant été victimes d’atrocités. D’ailleurs, si vous avez lu les journaux hier, vous avez vu que

l’agent de la Serbie a employé exactement le même argument, à savoir que le fait de se retrouver

encore une fois devant la Cour témoignerait du statut de victime de la Serbie.
er
7. Je commencerai par parler du printemps 1991. [Projection suivante.] Le 1 mai 1991, le

drapeau serbe a été hissé dans la petite ville de Borovo Selo, en Slavonie orientale. Un groupe de

policiers a tenté de l’abaisser et s’est fait attaquer. Le lendemain, des paramilitaires serbes ont tué

douze policiers croates du village, et en ont blessé de nombreux autres. Cet événement a été lourd

de conséquences pour la Slavonie orientale, puisqu’il a provoqué l’arrivée de la JNA, prétendument

pour établir une zone «tampon» entre les communautés serbe et croate. Or la réalité était bien

différente : il s’agissait d’établir une présence militaire et, en particulier, d’empêcher toute velléité

143
d’enquêter sur les auteurs des meurtres commis ou de les arrêter . Le déploiement de la JNA a

jeté les bases d’une escalade de la violence que nous aborderons plus en détail ultérieurement.

143MC, vol. 1, par. 4.16. - 52 -

8. [Projection suivante.] Dans une autre partie de la Croatie, le 13 août 1991, les Serbes de

144
Slavonie occidentale ont proclamé «la région autonome serbe de Slavonie occidentale» ,

troisième zone autonome serbe autoproclamée, qui s’ajoutait à la «SAO de Slavonie, Baranja et

Syrmie occidentale» (autoproclamée en février 1991) et à la «SAO de Krajina» (autoproclamée en

décembre 1990).

9. A partir d’août 1991, la campagne contre les Croates de souche s’est nettement accélérée,

la JNA tenant fermement la barre. Le 19 août, Milan Martić, qui a occupé plusieurs postes de

direction dans la région autonome de Krajina, déclarait que les territoires contrôlés par la police et

la défense territoriale de cette région autonome «demeureraient à jamais serbes» . Le TPY 145

considère que, à partir de ce moment-là, c’est-à-dire août 1991, «la JNA s’est engagée activement

en Croatie aux côtés de la SAO de Krajina» , «la TO de la SAO de Krajina était subordonnée à la

JNA» et il existait une «coopération opérationnelle entre la JNA et les forces armées de la SAO de

Krajina» .147

10. Ayant préparé et armé la minorité serbe de Croatie dans les semaines et mois qui avaient

précédé, la JNA dont les rangs avaient été gonflés par les volontaires serbes a lancé des

attaques contre des groupes croates dans les villes et villages de l’ensemble des régions visées. Ont

56 notamment participé à cette campagne des unités des forces de la défense territoriale de Serbie et

des régions autonomes de Krajina et de Slavonie, de Baranja et de Syrmie occidentale, les forces de

sécurité et de police de la République de Serbie et des zones autonomes serbes, la Milicija Krajine,

ainsi que plusieurs groupes paramilitaires serbes 148sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir.

En à peine quelques mois, la JNA et les forces serbes qu’elle commandait ont attaqué, dans le but

de les détruire, des groupes croates, ville après ville, village après village, et ce, dans toutes les

régions que vous voyez sur vos écrans. L’intention était claire et simple ; il s’agissait de détruire

les communautés croates dans leur intégralité, but qui a été en grande partie atteint : les populations

144
MC, vol. 1, par. 5.07.
145 Procureur c. Milan Martić, affaire n IT-95-11-T, TPIY, chambre de première instance, jugement,
12 juin 2007, par. 333.

146Ibid., par. 330.
147
Ibid., par. 142.
148MC, vol. 1, chap. 3, sect. 2. - 53 -

ont été décimées et les domiciles, écoles, commerces, églises et hôpitaux, entièrement rasés.

[Projection suivante.]

11. Dans l’affaire Martić, le TPIY a décrit les meurtres et la destruction systématiques

pratiqués dans la région autonome de Krajina. Vous pouvez voir à présent sur vos écrans un extrait

tiré de cette affaire ; il s’agit de la description des événements qui se sont déroulés entre juin 1991

et décembre 1991, des attaques lancées contre des villages de la région autonome de Krajina

essentiellement composés de Croates. Après avoir identifié les auteurs et dressé une longue liste de

villages, le TPIY a indiqué ce qui suit : «Les villageois ne pouvaient que s’enfuir. Pendant les

attaques ou immédiatement après, ceux qui ne s’étaient pas enfuis étaient battus et tués. Les biens

149
publics et privés, notamment les églises et les écoles, étaient pillés et détruits» . Il s’agit là de

conclusions de fait. [Fin de la projection.]

12. Cela n’a-t-il pas un caractère substantiel ? On voit mal comment la Cour pourrait

conclure que ça ne l’est pas. Ces attaques sont exposées de manière chronologique dans nos

écritures , et nous vous présenterons certains cas plus en détail tout à l’heure.

III. La finalité ethnique de la campagne menée par le défendeur

13. Lundi, Mme Law vous a présenté les éléments de contexte, et nous savons désormais,

grâce aux écrits publiés dans le cadre de programmes d’études sur le génocide, comme on les

appelle aujourd’hui, qu’un génocide commence toujours par la diabolisation d’un groupe

particulier ; c’est le premier signe d’alerte. Commençons donc par examiner cet aspect.

57 a) Diabolisation, accusation et marquage ethnique

14. L’intention destructrice à caractère ethnique qui sous-tendait la campagne du défendeur

ressort clairement de la diabolisation du groupe des Croates dans les communautés, villes et

régions du secteur : les violences à caractère ethnique infligées à des civils sans défense et

l’utilisation de marqueurs ethniques à l’égard d’un grand nombre de personnes traduisent une

volonté de déshumanisation.

149Procureur c. Milan Martić, affaire n IT-95-11-T, TPIY, chambre de première instance, jugement,
12 juin 2007, par. 349.

15MC, vol. 1, chap. 4 et 5 ; RC, vol. 1, chap. 5 et 6. - 54 -

15. Exemple éloquent de ce qui précède : les blessures en forme de symboles serbes

délibérément infligées à des civils croates. Dans le village d’Ilok, en Slavonie orientale, par

exemple, deux hommes masqués se sont présentés au domicile d’une famille croate et ont crié :

«Ouvrez, sales Oustachis». Ils ont enfoncé la porte, menotté l’un des occupants puis lui ont entaillé

le front de quatre «Cs» (le sigle correspondant à la devise nationale serbe, «seule l’unité sauvera les

Serbes») . De la même manière, à Korenica, Lika, un combattant serbe a gravé ce même sigle sur

152
le torse d’un prêtre emprisonné . Ce ne sont là que deux exemples parmi de nombreux autres.

Coïncidence ? Certainement pas. La nature de ces actes, et l’échelle à laquelle ils ont été commis,

indiquent qu’ils n’étaient pas le fruit du hasard. Les détails en sont exposés dans nos écritures. Ils

témoignent d’une intention sous-jacente de procéder à la destruction des groupes sur la base de leur

appartenance ethnique.

16. Mais il y a pire. Dans le cadre d’une pratique macabre qui rappelle d’autres temps et

d’autres lieux, des civils croates ont été forcés, dans les communautés et les régions occupées (et

ces incidents, exposés dans les pièces de procédure, étaient très loin d’être isolés), de porter des

rubans blancs, et ont reçu l’ordre d’accrocher des chiffons blancs à leurs maisons. Il s’agissait de

mesures de marquage ethnique. Ainsi repérés, ils devenaient des cibles à abattre. A Bapska, au cri

de «On vous tuera tous, sales Oustachis !» , des Serbes ont obligé les Croates à accrocher des

rubans blancs à leurs portes, comme cela figure dans les déclarations de témoins. Les populations

154 155 156 157 158 159
croates d’Arapovac , Lovas , Šarengrad , Sotin , Tovarnik et Vukovar , entre autres, ont

été contraintes par les forces serbes de porter des rubans blancs. On peut dire, à l’aune de

n’importe quel critère raisonnable, que ces faits se sont produits à une échelle substantielle.

58 [Projection.] Je vous invite à regarder la photographie qui se trouve à l’écran. On y voit les

151MC, vol. 2 (I), annexe 57.

152Ibid., vol. 2 (III), annexe 383.

153Ibid., vol. 2 (I), annexe 66.
154
Ibid., vol. 2 (III), annexe 348.
155
Ibid., vol. 2 (I), annexes 96, 97, 98, 101, 102, 104, 105, 107 et 108.
156
Ibid., annexe 53.
157Ibid., annexe 93 ; RC, vol. 2, annexe 3.

158Ibid., annexes 76, 83, 84, 86.

159Ibid., annexe 128. - 55 -

ornements morbides accrochés aux restes humains de civils assassinés et enterrés dans une fosse

commune. Je vous prie de m’excuser de montrer ainsi cette photographie à la Cour, mais,

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, quelle ironie cruelle de constater que,

alors qu’il n’est plus possible d’identifier ces corps comme ceux de Croates, des marqueurs

ethniques effilochés restent attachés à leurs ossements, témoignages durables d’une campagne de

destruction raciste préméditée à l’encontre de personnes dont le seul crime était d’être croates. [Fin

de la projection.]

b) Mauvais traitements infligés aux Croates et l’omniprésence du qualificatif d’«Oustachi»

17. J’en viens à l’omniprésence du terme «Oustachi». Les attaques menées contre les civils

croates s’accompagnaient fréquemment d’insultes à caractère ethnique et de menaces racistes, et il

va me falloir en édulcorer certaines. Signe de l’influence manifeste de la propagande raciste

émanant directement de Belgrade (comme vous l’avez entendu lundi) et du discours de haine

omniprésent dans les médias serbes à partir de la fin des années 1980, le terme péjoratif «oustachi»

était utilisé pour qualifier toute personne croate. [Projection.] Des témoins ont rapporté que, dans

de nombreuses villes, les Croates étaient explicitement traités d’«Oustachis» lorsqu’ils étaient

attaqués, tués ou menacés. Vous pouvez voir à l’écran la carte des endroits où cela s’est produit.

Je vous pose une nouvelle fois la question : cela n’a-t-il pas un caractère substantiel, sur un tel

territoire ? S’agit-il d’une simple coïncidence ? Evidemment non.

18. De nombreux témoignages font état de faits similaires. A Poljanak, un soldat armé a dit

à des civils croates qu’il portait un gant «pour ne pas avoir du sang sur les mains lorsqu[‘il]

160
égorge[ait] les Oustachis» . A Voćin, des paramilitaires serbes lourdement armés ont crié à des

Croates : «Sales Oustachis, on va tous vous massacrer et vous couper les bras et les jambes.» 161

D’autres paramilitaires ont lancé : «C’est nous les chirurgiens, donnez-nous des Oustachis à

amputer.» 162 Un combattant serbe blessé a demandé à être laissé seul et aurait ajouté : «J’ai tué

163
quatre Oustachis hier, je peux mourir maintenant.» Dans ce village, le sentiment anti-croate était

160
Martić, jugement, par. 216.
161MC, vol. 2 (II), annexe 189.

162Ibid., annexe 204.
163
Ibid., vol. 2 (I), annexe 194. - 56 -

59 tel qu’un médecin serbe a refusé de prescrire des médicaments à des enfants croates malades, au

prétexte qu’il n’avait «pas de médicaments pour les petits Oustachis» . 164

19. En revanche, un médecin serbe de Lovas, qui a traité, lui, des Croates victimes des

violences serbes, a été passé à tabac par les Serbes, furieux qu’il «soigne des Oustachis» pendant

165
qu’ils étaient en train de «combattre et tuer les Oustachis» . Là encore, vous trouverez aisément

les références de ces citations, l’ensemble des documents et des déclarations de témoins étant à

votre disposition. Et vous entendrez le récit de faits similaires de la bouche des témoins dans les

prochains jours. Une femme croate de Berak, qui cherchait des médicaments pour son mari

épileptique, a été agrippée par un soldat de la TO qui a chargé son pistolet et hurlé : «[insulte]

d’Oustachie, tu mériterais de crever au lieu d’aller voir le docteur, je vais te découper en morceaux

et les donner à manger à tes enfants» . 166

20. Cette même Croate a rapporté qu’un capitaine de la JNA l’avait traitée de «[insulte]

d’Oustachie» après avoir trouvé un drapeau croate chez elle. Elle a alors été violemment battue et

a perdu plusieurs dents. Deux combattants serbes l’ont ensuite prise à partie en la traitant encore de

«sale Oustachie» : «On vient de tuer ton fils et on l’a enterré dans le jardin. Ca te fera une bouche

de moins à nourrir» , lui ont-ils dit. D’autres Serbes présents dans le village ont exigé que les

Croates leur donnent les adresses et les photographies de tous leurs «enfants oustachis». «Où sont

les jeunes Oustachis ?» leur ont-ils demandé . Bien entendu, les enfants étaient cachés.

21. Une femme de Tovarnik a rapporté qu’un réserviste de la JNA lui avait demandé sa

nationalité. Ayant appris qu’elle était croate, le soldat a commencé à vociférer : «Milošević leur

169
avait dit … d’aller au front et de tuer et détruire tout ce qui était croate.» Un autre témoin a

rapporté qu’un paramilitaire serbe s’en était pris à des civils croates, un couteau à la main, en

clamant : «Sales Oustachis, je vais vous écorcher vifs. Je vais vous découper en morceaux.» 170

164
MC, vol. 2 (II), annexe 195.
165Ibid., vol. 2 (I), annexe 103.

166Ibid., annexe 30.

167Ibid.
168
Ibid., annexe 34.
169Ibid., annexe 76.

170Ibid., annexe 80. - 57 -

60 22. La Cour entendra, plus tard dans la semaine, le récit des nombreuses agressions sexuelles

commises contre des Croates, hommes et femmes. La plupart de ces crimes sexuels, comme vous

le verrez et comme vous l’avez lu dans les pièces de procédure, se sont accompagnés de violents

sévices à caractère ethnique. A Berak par exemple, trois femmes croates, parmi lesquelles une

mère de six garçons âgée de 44 ans, ont été victimes d’un viol collectif en public. Les deux plus

jeunes ont subi plusieurs viols en réunion à au cours des mois qui ont suivi, notamment la femme

de 44 ans, puisqu’elle avait «mis au monde six oustachis». La plus âgée a été enlevée et on ne l’a

jamais revue . Une autre habitante de Berak a été violée, les yeux bandés, par sept réservistes de

la JNA qui l’ont forcée à avaler du sperme et de l’urine tout en criant «Avale, [insulte]

172
d’Oustachie» et la traitant de «[insulte] d’Oustachie» . Les violeurs ont lancé : «On va

exterminer leur progéniture» (ce qui constitue, d’après les programmes d’études sur le génocide, un

élément important dans le cadre d’actes de génocide) avant de la déshabiller entièrement et de la

violer pendant plus de deux heures. Dans une autre localité, Bapska, un Croate a subi 30 coups sur

les organes génitaux comme cela figure dans sa déclaration , coups portés par des agents de la

police militaire serbe qui lui ont lancé, tout en le frappant : «Tu ne pourras plus faire de petits
173
Croates» ; cela ne laisse aucun doute sur l’intention génocidaires des auteurs.

23. Ces propos, Monsieur le président, témoignent d’une intention génocidaire. Nous

laissons à la Cour le soin de se prononcer sur le caractère substantiel ou non de ces événements

survenus dans toutes ces villes et tous ces villages, mais nous ne voyons pas comment vous

pourriez en conclure autrement. [Fin de la projection.]

c) Ordres de l’armée d’attaquer et de détruire la population croate

24. J’en viens à présent aux ordres donnés par l’armée d’attaquer et de détruire la population

croate. La finalité ethnique de la campagne de destruction menée par le défendeur ressort de

nombreux ordres et décisions officiels, comme, par exemple, la «Décision sur le retour des Serbes

expulsés dans des villages ethniquement purs», promulguée par l’assemblée municipale de Pakrac

171
MC, vol. 2 (I), annexe 30.
172Ibid., annexe 35.

173Ibid., annexe 74. - 58 -

en juin 1993 . Un témoin de Glina a rapporté que le président de la branche locale du parti

démocrate serbe, M. Dušan Jović, avait ordonné aux unités serbes de «tuer tout être vivant

d’origine croate». Selon ce témoignage, M. Jović «disait souvent que les Croates devaient être
61
175
exterminés dans le ventre de leur mère» .

25. Des ordres militaires, dont plusieurs exemples figurent dans les documents à la

disposition de la Cour, prouvent que l’appartenance au groupe ethnique croate était le facteur

déterminant pour décider si un civil devait vivre ou mourir. Un ancien officier de la JNA a ainsi

rapporté qu’un commandant supérieur de la JNA avait «fait l’éloge», devant lui, d’un colonel de la

JNA et l’avait «encouragé … à exterminer les Oustachis» 176 de la même manière. En outre, un

ordre émanant des dirigeants de la TO de Glina du 4 octobre 1991 ordonnait aux unités de la TO

«d’épargner» deux Serbes j’ai bien dit deux Serbes lorsqu’elles procéderaient «au nettoyage
177
de Glina» .

26. La volonté d’éliminer tous les Croates s’était répandue dans les rangs des paramilitaires.

A Ervenik, deux paramilitaires ont tué une famille croate de quatre personnes. L’un des deux

meurtriers a rendu compte de ses agissements en ces termes : [projection] «[On] a décidé de mettre

le feu et de tuer les Croates qui se trouvaient encore dans le village d’Ervenik … Slobodan et moi

178
étions fermement décidés à mettre la main sur ces Croates et à les tuer.» De toute évidence, il

s’agit là d’un acte visant à détruire une partie d’un groupe.

27. Mettant ce plan meurtrier à exécution, l’un des paramilitaires a ensuite traité un père de

famille d’«Oustachi» et l’a abattu sur le seuil de sa maison. Il a ensuite demandé à la mère :

«Est-ce que les Oustachis vont revenir ?», en l’insultant de plus belle, avant de lui trancher la gorge

et d’abattre ses deux enfants . [Fin de la projection.] Tous ces événements sont bien documentés.

28. Monsieur le président, ces meurtres et autres actes de génocide étaient la conséquence

logique de l’ultranationalisme. C’est ce qui s’est produit dans de nombreuses localités croates.

174
MC, vol. 2 (II), annexe 239: Décision sur le retour des Serbes expulsés dans des villages ethniquement purs.
175RC, vol. 2, annexe 6.

176MC, vol. 2 (I), annexe 245.
177
Martić, jugement, par. 324, note de bas de page 1002, dans laquelle il est fait référence à un ordre de la TO
daté du 4 octobre 1991.
178
MC, vol. 2 (III), annexe 467.
179Ibid., annexe 466. - 59 -

[Projection.] Ce qui s’est passé dans les villages de Četekovac, Čojlug et Balinci, où les forces

180
serbes ont tué au moins 20 civils croates en 1991, est là pour en témoigner . Un combattant serbe

a indiqué avoir assisté, à Podravska Slatina, à des réunions avec des «serbes extrémistes». Lors de

62
ces rassemblements, les dirigeants du parti démocratique serbe faisaient des discours «visant à

créer un climat national d’intolérance et de haine et à provoquer une rupture entre les peuples

croate et serbe» . [Fin de la projection.]

29. Ce combattant serbe a ensuite décrit la manière dont les armes des entrepôts de la JNA

étaient distribuées aux rebelles serbes. En septembre 1991, les combattants ont reçu l’ordre

d’attaquer Balinci. Un groupe était chargé de «nettoyer les maisons situées du côté droit de la rue

principale de Balinci», tandis qu’un autre devait «nettoyer le côté gauche». Un troisième groupe a

reçu l’ordre de s’assurer que personne ne s’échappe du village. Les civils croates ont ensuite été

désignés les uns après les autres et abattus, poignardés ou battus à mort. Les soldats serbes se sont

182
ensuite vantés «d’avoir tiré sur tout ce qui bougeait à Balinci» , sans doute parce qu’il s’agissait

d’un village croate. Confirmant avec brutalité l’objectif de l’opération, un ancien combattant de la

TO a rapporté que «[l]’ordre de commettre un génocide contre la population civile» avait été donné
183
par le commandant local de la TO, Boro Lukić . Non seulement ils savaient exactement ce qu’ils

faisaient, mais ils savaient même comment cela s’appelait.

30. Ce sont là des éléments de preuve irréfutables.

IV. Destruction de villes et villages croates

31. J’en viens maintenant à la destruction de villes et villages croates. Les conséquences

tragiques sur le plan ethnique en sont incontestables. De petites régions, des villes et des villages

entiers, des communautés entières ont été rayés des cartes que vous avez vues. Je vous donnerai

quatre brefs exemples pour étayer ces affirmations.

180
MC, vol. 1, par. 5.42-5.46 ; RC, vol. 1, par. 6.8-6.12.
181Ibid., vol. 2 (II), annexe 202.
182
Ibid.
183
Ibid., annexe 198. - 60 -

32. [Projection.] En 1991, le village de Novo Selo Glinsko, en Banovina, comptait

239 habitants, tous Croates de souche . Le 26 septembre 1991, la JNA et des paramilitaires

serbes ont attaqué le village. A la fin du mois, 206 civils s’étaient enfuis pour avoir la vie sauve, ne

185
laissant derrière eux que 33 habitants . Le 2 octobre 1991, la TO et des paramilitaires locaux sont

entrés dans le village et ont tué 32 des 33 personnes qui y étaient restées. Ils ont rassemblé les

186
hommes et les femmes et les ont exécutés par groupes, avant de mettre le feu au village . Un

habitant croate a réussi à échapper au carnage. En l’espace d’une semaine seulement, une

population croate de 239 personnes a été réduite à néant.

33. [Projection suivante.] Voici à présent le village de Kostrići, en Banovina, nettement plus
63

petit, puisqu’il comptait, au début de l’année 1991, 15 habitants, tous Croates . 187 Le

19 novembre 1991, un groupe de paramilitaires serbes est arrivé dans le village et a tué tous les

habitants, détruisant entièrement la population croate. Parmi les victimes figuraient deux petits

188
garçons, de 3 et 5 ans . Il ne s’agit pas là d’une destruction substantielle, mais bel et bien totale

du groupe. Le défendeur critique le fait que le demandeur présente le cas de ce village comme un

exemple de génocide et allègue que les déclarations de témoins «ne se fondent pas sur une

189
connaissance directe des événements» . Eh bien, il va de soi que, lorsque vous tuez toute la

population d’un village, plus personne n’est là pour faire le type de déposition que souhaite la

190
partie adverse. C’est l’exhumation des victimes qui fournit des éléments de preuve .

34. [Projection suivante.] Exemple suivant, le village de Joševica, près de Glina.

191
133 habitants y vivaient début 1991 : 126 Croates de souche et seulement deux Serbes . Le

16 décembre 1991, des paramilitaires serbes sont entrés dans le village et ont tué par balles tous les

civils croates qu’ils ont pu trouver. Ces faits rappellent bien entendu l’une des formules employées

184
MC, vol. 1, par. 5.81-5.83 ; RC, vol. 1, par. 6.22.
185Ibid., vol. 2 (I), annexe 252.

186Ibid., annexes 252, 254 et 255.
187
Ibid., vol. 1, par. 5.115-5.116.
188
Ibid., vol. 2 (I), annexe 285 ; MC, vol. 2 (II), annexe 335 : rapport sur les personnes tuées et portées disparues
dans la municipalité de Hrvatska Kostajnica-Kostrići-Kostajnički Majur.
189
CMS, vol. 1, par. 806.
190RC, vol. 3, annexe 43, p. 522 et 525.

191MC, vol. 1, par. 5.84-5.88 ; RC, vol. 1, par. 6.23. - 61 -

par la chambre d’appel dans l’affaire Krstić : «L’intention de détruire dont l’auteur du génocide est

animé sera toujours limitée par les possibilités qui s’offrent à lui» . Toutes les personnes que les

paramilitaires serbes ont pu trouver constituaient des cibles et ils ont cherché à les tuer toutes.

Certaines ont pu s’échapper, se cacher ou travaillaient ailleurs lorsque l’attaque a eu lieu.

Lorsqu’elles sont revenues, elles ont découvert que 21 de leurs proches et voisins avaient été

assassinés . La plupart des survivants ont fui le village ; ceux qui sont restés ont été battus, violés

et soumis à des sévices, et quatre autres Croates ont été tués pendant les mois qui ont suivi.

En 1993, il n’en restait plus un seul dans le village. Vous entendrez bientôt un témoin de ce village

et vous pourrez lui poser toutes vos questions sur l’épreuve qu’elle a traversée. Vous constaterez

les profondes séquelles psychologiques que laisse une telle expérience . 194

64 35. [Projection suivante.] Passons au village de Baćin, en Banovina. En 1991, il comptait

414 habitants, dont environ 400 Croates et seulement six Serbes . En octobre 1991, des forces

serbes ont attaqué le village et s’en sont emparé. Le TPIY a observé que, «[a]près la prise

de Baćin, tous les habitants sont partis, à l’exception d’une trentaine de civils, pour la plupart

âgés». La chambre de première instance a poursuivi ainsi son constat : [projection suivante] «en

octobre 1991, toutes les personnes restées dans le village ont été emmenées à Krečane, près de

Baćin, où elles ont été tuées, ainsi que d’autres personnes de Cerovljani et de Hrvatska Dubica» . 196

[Fin de la projection.]

Toutes les personnes qui étaient restées : ce n’est pas une partie substantielle, mais la totalité,

l’intégralité de la population. La chambre de première instance a conclu que 28 civils de ce village

avaient été tués par un ou plusieurs membres de la JNA, de la TO ou des unités spéciales de police

197
(Milicija Krajine) . S’agit-il d’un nombre substantiel ? Je vous laisse le soin d’en discuter et de

trancher cette question.

192
MC, vol. 1, par. 13.
193Ibid., vol. 2 (II), annexes 256, 257, 260 et 261 ; RC, vol. 2, annexe 24.

194MC, annexe 259.
195
Ibid., vol. 1, par. 5.112-5.114 ; RC, vol. 1, par. 6.37.
196
Martić, jugement de la chambre de première instance, par. 189.
197Ibid., par. 364-365. - 62 -

36. [Projection.] L’exécution de civils croates est allée de pair avec la destruction matérielle

de villages croates. Le TPIY a ainsi constaté que d’innombrables villes et villages croates avaient

été détruits ; tous les détails se trouvent dans les pièces de procédure. Dans l’affaire Mrkšić, il a

souligné le caractère ethnique des destructions en Slavonie orientale : [projection suivante]

«De nombreuses villes situées aux alentours de Vukovar ont été
détruites … Ainsi qu’un témoin l’a précisé, la différence entre les villages serbes et
croates était flagrante. Dans les premiers, les maisons étaient généralement intactes,
198
tandis que tout avait été incendié et dévasté dans les seconds.» [Fin de la
projection.]

37. Ville après ville, les forces serbes ont cherché, identifié, puis exécuté les civils croates

qui se cachaient, essayant d’échapper au massacre, pour la seule raison qu’ils étaient Croates. Je

pourrais vous citer encore de nombreux exemples de ce type, mais je n’en ferai rien, tous les

éléments figurant dans nos écritures.

38. Dans de nombreux villages, les monuments et sites religieux croates étaient

particulièrement visés, comme Mme Špero vous en a fait le récit. Dans la région occupée, plus de

200 églises et chapelles ont ainsi été entièrement détruites et des centaines d’autres ont subi des

dommages graves et permanents. Une centaine de cimetières catholiques au moins ont été

65 endommagés ou détruits . Monsieur le président, pourquoi détruire un lieu de culte ? Pourquoi

détruire d’aussi nombreux lieux de culte, si ce n’est dans l’intention de détruire le groupe ? Ces

lieux ne constituent pas une menace sur le plan militaire, ni d’ailleurs sur aucun autre plan.

39. Aucune de ces églises n’était une cible militaire légitime ; aucune église ne l’est jamais.

[Projection.] Nombre d’autres églises et sites religieux ont été bombardés, minés et sérieusement

endommagés dans le reste de la Croatie. L’ampleur de ces destructions est très claire, comme vous

pouvez le constater sur cette photographie, ainsi que sur d’autres provenant des pièces de

procédure.

40. La destruction et la profanation par la JNA de l’église Sainte Marie Madeleine

de Tompojevci est caractéristique du sort réservé aux églises dans les régions occupées. Selon un

témoignage, [projection suivante] «l’église a été bombardée. L’intérieur a été complètement

198
Mrkšić, jugement de la chambre de première instance, par. 55.
199Ibid. - 63 -

dévasté. Des images saintes jonchaient le sol, entourées de débris les plus divers. L’armée a

transformé l’église en toilettes publiques.» 200 [Fin de la projection.]

41. Après la destruction de la population croate, les toponymes des villages «nettoyés» ont

été remplacés par des noms serbes, effaçant l’identité linguistique des groupes ethniques totalement

détruits . Même les morts n’ont pas échappé aux tentatives serbes de détruire toute représentation

physique de l’identité croate. De nombreux témoins ont ainsi rapporté des mutilations et

démembrements de cadavres. Un prêtre de la paroisse de Zadar a relaté comment des combattants

serbes avaient exhumé et profané des tombes croates afin d’éradiquer toute trace du groupe croate :

[projection]

«Dans le cadre du nettoyage ethnique, ils nous traitaient comme des poux ou
des punaises. Même les traces des Croates morts devaient être effacées. Ils ont donc
exhumé des squelettes et des crânes … De nombreux caveaux de famille ont été

démolis et les pierres tombales, récupérées. Ils descellaient les pierres et les utilisaient
ensuite comme matériau pour ériger des monuments à la gloire de leurs combattants
dans les villages.»202 [Fin de la projection.]

42. Un quart de siècle après, les marques laissées par cette campagne restent visibles, et elles

sont gravées de façon indélébile dans ces régions de Croatie. Si vous vous y rendiez aujourd’hui,

vous verriez encore les conséquences près de 25 ans plus tard.

66 V. La responsabilité de la Serbie au regard de la convention sur le génocide

a) Activités génocidaires de la JNA

43. J’en arrive maintenant à la question de la responsabilité de la Serbie au regard de la

Convention sur le génocide, en commençant par la responsabilité de la JNA. La JNA a été le

principal protagoniste de cette campagne génocidaire de pilonnages et de bombardements aériens

dépourvue de tout objectif militaire légitime, puisqu’il s’agissait purement et simplement de

détruire des groupes. Il ressort des multiples éléments de preuve concordants qui figurent dans les

pièces de procédure que certains groupes de Croates de souche ont subi d’importants

200
Mrkšić, jugement de la chambre de première instance, p. 174.
201Voir, par exemple, le projet de rebaptiser Bapska «Aranoco», décrit par Tomislav Rukavina dans son
témoignage devant le TPIY en l’affaire Le procureur c. Hadžić, 6 décembre 2012, T. 2132.

20MC, vol. 2 (II), annexe 398. - 64 -

bouleversements dans des villes et villages de ces secteurs occupés. La JNA était au cœur de ces

opérations.

b) Crimes génocidaires perpétrés par des forces serbes placées sous le commandement de la
JNA

44. Que pouvons-nous dire des forces serbes qui opéraient sous le commandement de la

JNA ? Outre les activités menées par la JNA elle-même, les éléments de preuve que nous avons

présentés montrent au-delà de tout doute raisonnable que, depuis Belgrade, les dirigeants de l’Etat

défendeur exerçaient un contrôle direct sur les forces serbes qui combattaient aux côtés de la JNA.

Milan Babić, ancien président de la RSK, a témoigné devant le TPIY et déclaré que le

président Milošević était le «commandant en chef» qui contrôlait, en dernier ressort, la JNA et les

autres entités. M. Babić a ainsi décrit deux chaînes de commandement : [Projection]

«L’une d’elles ... passait par la présidence de la Yougoslavie, la JNA, et les
unités de la défense territoriale ... L’autre ... passait par le(s) service(s) de la sûreté de

l’Etat de la Serbie ... La plupart du temps, ils participaient à des opérations menées
conjointement. Je sais qu’à partir du mois d’aoû203991, c’est la JNA qui a assuré un
rôle de commandement dans ces opérations.» (Les italiques sont de nous.)

45. [Fin de la projection.] Cette relation de contrôle et d’appui a été mise en évidence par la

chambre de première instance chargée de l’affaire Martić, qui a conclu qu’entre août 1991 et le

début de l’année 1992, des villages croates avaient «été attaqués par les forces de la TO et de la

police de la SAO de Krajina opérant de concert avec la JNA». Le Tribunal a également observé

que «ces attaques suivaient généralement le même scénario, à savoir que les Croates étaient tués ou
204
chassés ... » .

46. Veljko Kadijević, secrétaire fédéral à la défense de la RFSY, a déclaré que l’une des

«idées principales» sous-tendant le déploiement de la JNA en Croatie était «la pleine

67 coordination avec les insurgés serbes de la Krajina serbe ». Conformément à cet objectif, en

Banovina et dans le Kordun, le général de la JNA Špiro Niković a donné l’ordre officiel que toutes

les forces de la TO de la région soient expressément subordonnées au commandement de la JNA.

203
Déposition de Milan Babić, 20 novembre 2002, T. 13129-13130.
204Martić, jugement, par. 443.

205Ibid., par. 330. - 65 -

47. L’une des premières attaques menées en Dalmatie illustre parfaitement le

commandement exercé par la JNA sur les forces serbes locales. Le 26 août 1991, conjointement

avec la Milicija Krajine et les forces locales de la TO, la JNA attaquait le village croate de Kijevo.

Le TPIY a estimé que la décision d’attaquer avait été prise par «Milan Martić [...], de concert avec

la JNA ». Le Tribunal a également établi que [projection] «la JNA a[vait] agi de concert avec

le MUP», précisant que c’était «la JNA qui dirigeait les opérations» auxquelles participaient

notamment la TO locale et la police de la SAO de Krajina . 207 Cette conclusion contredit

directement l’assertion du défendeur selon laquelle les forces serbes de la RSK n’ont jamais fait

que «[combattre] en coopération avec la JNA, et non sous son commandement ». Cela est 208

totalement démenti par les faits. [Fin de la projection.]

48. Cette subordination des paramilitaires au commandement de la JNA transparaît

également dans la déposition du président du Parti démocratique serbe du Kordun, qui a déclaré

devant le TPIY que le capitaine Vasiljković, chef de l’unité paramilitaire extrémiste appelé «groupe

du capitaine Dragan» et dont nous vous reparlerons , également connu sous le nom de

Knindže, ou «Ninjas de Knin» avait pris part à l’attaque menée sur Glina en coordination avec une

unité de chars.

c) Appui et coopération du défendeur

49. Je dirai à présent quelques mots au sujet de l’appui et de la coopération apportés par le

défendeur. Le TPIY a établi que les dirigeants de la Krajina avaient «collaboré avec la JNA pour

209
organiser des opérations sur le terrain ». Pendant le déroulement de ces opérations militaires,

«les dirigeants de la SAO de Krajina ont demandé et obtenu l’aide militaire de la Serbie». Cette

aide comprenait notamment la mise en place d’un camp d’entraînement militaire destiné à la milice

de Krajina. Le TPIY a jugé que les forces armées de la SAO de Krajina avaient coopéré

210
«largement» avec la JNA.

206
Martić, jugement, par. 166.
207Ibid., par 167 ; Stanišić et Simatović, jugement, par. 361.

208DS, Vol. 1, par. 503.
209
Martić, jugement, par. 344.
210Ibid., par. 446. - 66 -

68 50. Cette importante aide militaire a été apportée dans le cadre plus général d’une aide

massive de la Serbie et d’une coordination politique avec les autorités gouvernementales serbes.

Le TPIY a ainsi conclu ce qui suit : [projection]

«Le Gouvernement de la SAO de Krajina et, plus tard, de la RSK, où siégeaient
Milan Babić et Milan Martić, faisait appel à la Serbie (notamment au MUP et au SDB
serbes) [il s’agit là d’une conclusion de fait] et à la RS en BiH) qui lui fournissaient
une importante aide financière, logistique et militaire ... [Le TPIY a également établi]

que les fonds et les équipements de la police de la SAO de Krajina provenaient avant
tout du MUP et du SDB de Serbie» . (Les italiques sont de nous.) [Fin de la
projection.]

d) Manquement par la Serbie à l’obligation de prévenir le génocide

51. Permettez-moi maintenant d’évoquer brièvement le manquement par la Serbie à

l’obligation de prévenir le génocide. Tout en exerçant son commandement sur les forces de la TO

et les paramilitaires serbes et leur apportant son appui, la JNA n’a cessé de manquer à son

obligation de prévenir d’innombrables actes de génocide. Les éléments de preuve ont tous permis

d’établir que, hormis dans quelques cas exceptionnels, limités et isolés, les paramilitaires serbes

agissaient en parfaite connaissance de cause, et selon des directives et un contrôle actif.

52. Les attaques et les massacres perpétrés à Vukovići en sont une illustration parfaite. Le

8 octobre 1991, la JNA attaquait le village et incendiait un grand nombre d’habitations . Un mois

plus tard, le 7 novembre 1991, huit civils croates non armés étaient abattus dans ce village. Dans

l’affaire Martić, le TPIY a établi que les victimes avaient été tuées parce qu’elles étaient Croates , 213

et dans l’intention de les détruire en tant que telles. Elles l’ont été par «des soldats de la JNA,

notamment des membres de l’unité spéciale de la JNA de Niš, ainsi que des habitants armés [de

214
Vukovići] ». Les conclusions du TPIY mettent totalement à bas les arguments avancés par le

défendeur.

53. A l’appui de sa défense, la Serbie invoque des cas isolés d’officiers de la JNA intervenus

à titre personnel pour sauver des Croates de tortures ou d’une exécution imminentes. La Croatie

211
Martić, jugement, par. 446.
212Stanišić et Simatović, jugement, par. 225.

213Martić, jugement, par. 373.
214
Ibid., par. 371. La même conclusion a été tirée par le TPIY dans le jugement Stanišić et Simatović, par. 85. - 67 -

tient d’ailleurs à rendre hommage à chacune de ces personnes qui s’est comportée de manière

honorable et civilisée. Malheureusement, ces exemples sont rares. Surtout, ils soulignent que la

69 JNA avait parfaitement conscience des intentions des paramilitaires et de leur conduite, ainsi que

de la capacité qui était la sienne de mettre un terme aux massacres et aux exécutions.

54. Les éléments de preuve montrant que la JNA a sciemment permis la perpétration de ces

massacres génocidaires sont irréfutables. Ainsi, à Lipovača, en octobre et en décembre 1991, les

paramilitaires serbes ont assassiné douze civils croates. Les conclusions auxquelles est parvenu le

TPIY dans l’affaire Martić montrent que la JNA était pleinement consciente de l’intention de

torturer et tuer des civils croates qui animait les paramilitaires, et qu’elle n’a rien fait pour

intervenir. Vous pouvez voir, dans vos dossiers et à l’écran, les conclusions énoncées dans le

jugement qui attestent le manquement à l’obligation de prévention : [à l’écran].

Le PRESIDENT : Monsieur Sands, il est 13 heures, mais je vais vous laisser cinq minutes

supplémentaires, étant donné que la Cour a observé une pause un peu plus longue que prévu pour

discuter de certains points. Vous disposez donc de cinq minutes de plus.

M. SANDS : Je vous remercie, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Vous avez donc cinq minutes supplémentaires.

M. SANDS : Je vous remercie, Monsieur le président, et je vous promets de terminer mon

exposé dans ces cinq minutes.

55. La JNA avait prévu le départ des paramilitaires et savait ce qu’il adviendrait ensuite. Les

actes perpétrés par la suite par les paramilitaires sont en totalité imputables aux dirigeants serbes,

qui avaient pris part à des activités qualifiées d’entreprise criminelle commune.

56. J’ai déjà précisé ce matin que, dans certains cas, cette connaissance des activités

génocidaires avait été observée et consignée. A cet égard, j’appelle une fois encore votre attention

sur le rapport établi par le service de renseignements de la JNA le 13 octobre 1991, rapport qui

s’affiche maintenant sur vos écrans. A cette date, la JNA savait donc qu’un génocide incontrôlé

était en cours, et qu’il prenait la forme des actes que je viens de vous décrire. Avec ce document,

la qualification des actes et le fait qu’ils aient été connus, les preuves de la responsabilité pour - 68 -

manquement à l’obligation de prévenir la perpétration d’un génocide à Vukovar et dans ses

environs sont irréfutables. [Fin de la projection.]

57. Autre exemple, les éléments de preuve apportés par l’ancien chef serbe de la sûreté au

sein du secrétariat fédéral à la défense nationale, qui a témoigné à Belgrade en 1999 devant le

tribunal chargé des crimes de guerre, ainsi que dans le cadre des poursuites engagées par le TPIY

70 contre Slobodan Milošević. Le 28 octobre 1991, l’intéressé a été informé que des paramilitaires

avaient forcé des civils croates à traverser à pied un champ de mines à Lovas, et que

soixante-dix civils avaient été exécutés dans le village. Lors d’une réunion organisée le

28 octobre 1991 au ministère serbe de la défense, il a indiqué à de hauts responsables ce que les

paramilitaires faisaient subir aux civils : [projection] «J’ai ajouté que ce qu’ils étaient en train de

faire dans les villages de Lovas et Tovarnik était pire que ce que les Allemands avaient fait pendant

la seconde guerre mondiale» (les italiques sont de nous).

58. Parmi les responsables présents à cette réunion du 28 octobre 1991 se trouvaient un

général de la JNA, le ministre serbe de la défense, le commandant de la TO serbe, le ministre

adjoint à la défense nationale de Serbie, le ministre de la défense et un général du ministère serbe

de la défense. Bien qu’il ait explicitement appelé l’attention des hauts dirigeants militaires et

politiques de l’Etat défendeur sur ces questions, le chef de la sûreté a déclaré qu’on avait «fermé les

yeux» 215sur les informations qu’il avait rapportées et la mise en garde qu’il avait formulée.

L’intéressé a été l’objet de sarcasmes, traité de «Souabe de Kragujevac», c’est-à-dire d’Allemand

de Serbie.

59. A la lumière de ces éléments de preuve, on comprend mal comment le défendeur

parvient à soutenir qu’en octobre 1991, ses hauts dirigeants ne savaient pas que les paramilitaires

serbes combattant aux côtés de la JNA étaient en train de commettre des actes de génocide. [Fin de

la projection.]

215RC, Vol. 2, annexe 26. - 69 -

VI. Conclusion

60. Je terminerai mon exposé par six observations très brèves.

61. Premièrement, l’attaque généralisée et systématique des villages croates ne répondait à

aucune nécessité militaire ou politique ni à aucune hostilité ordinaire. L’intention sous-jacente était

de détruire en partie ces groupes.

62. Deuxièmement, les civils croates ont été systématiquement visés.

63. Troisièmement, ce processus s’est soldé par la destruction de groupes de Croates dans de

nombreuses villes et de nombreux villages du secteur que j’ai décrit.

64. Quatrièmement, ce programme de destruction systématique était orchestré par les

organes militaires et politiques de l’Etat défendeur, et il bénéficiait de l’appui des groupes

paramilitaires serbes.

65. Cinquièmement, l’échelle à laquelle ces meurtres, ces actes de torture et ces profanations

ont été commis, ainsi que la barbarie de ces actes, auxquels s’ajoutent des violences ethniques

explicites et meurtrières réduisent à néant toute probabilité que la campagne organisée par le

défendeur ait été menée dans le simple but de déplacer la population croate. Les éléments de

preuves qui vous sont présentés conduisent tous clairement à une seule et unique conclusion :

71 l’existence d’une intention spécifique de détruire des parties de la population croate, des parties de

groupes.

66. Sixièmement, quel que soit l’adjectif ou la manière de décrire que la Cour décidera de

retenir, il est impossible de ne pas qualifier les faits que ces éléments de preuve mettent en

évidence comme ayant visé des parties «relativement importantes», «considérables» ou

«substantielles» de ces groupes.

Je vous remercie, Monsieur le président, pour les cinq minutes supplémentaires que vous

m’avez accordées. Ainsi s’achèvent nos exposés de ce matin.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Sands. Avant de lever l’audience, je donnerai la parole à

deux membres de la Cour qui ont des questions à poser. Je donnerai tout d’abord la parole à

M. le juge Greenwood. Vous avez la parole, Monsieur. - 70 -

Le juge GREENWOOD : Merci, Monsieur le président. J’ai deux questions à poser à la

Croatie, la première étant en réalité une demande de précision.

«1. Le conseil de la Croatie a déclaré hier devant la Cour que, «à partir de
la mi-mai 1991, la présidence serbe n’avait plus tenu de réunions» (CR 2014/5, p. 46,
par. 11 (Crawford)). Faisait-il référence à la présidence de la RFSY ?

2. Vojislav Šešelj exerçait-il une fonction officielle à l’époque où il est censé avoir
tenu les propos cités hier et, dans l’affirmative, quelle était cette fonction ?»

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur le juge Greenwood. M. le juge Bhandari souhaite à son

tour poser une question et je lui cède la parole.

Le juge BHANDARI : Merci, Monsieur le président.

«J’aimerais connaître les vues des parties en ce qui concerne la valeur probante
que la Cour devrait accorder aux types de déclarations suivantes :

i) les déclarations annexées aux pièces de procédure dont l’auteur n’a pas été cité en
tant que témoin dans le cadre de la présente procédure ;

ii) les déclarations dont l’auteur a été cité en tant que témoin dans le cadre de la
présente procédure, mais que l’autre Partie a renoncé à contre-interroger et qui ne
sera donc pas entendu par la Cour ;

iii) les déclarations dont l’auteur a été cité en tant que témoin dans le cadre de la
présente procédure et sera soumis à un contre-interrogatoire par l’autre Partie
devant la Cour.»

Merci.

72 Le PRESIDENT : Merci, Monsieur le juge Bhandari. Le texte de ces questions sera transmis

aux Parties dès que possible. Celles-ci sont invitées à y répondre oralement au cours du premier

tour de plaidoiries. Bien entendu, chacune est libre de formuler par la suite des observations sur la

réponse de la Partie adverse.

La Cour se réunira de nouveau cet après-midi à 15 heures pour entendre l’un des témoins et

l’un des témoins-experts de la Croatie. Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 h 10.

___________

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