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CR 2014/23 (traduction)

CR 2014/23 (translation)

Vendredi 28 mars 2014 à 10 heures

Friday 28 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit ce matin pour entendre la suite du second tour de plaidoiries de la Serbie, et j’appelle à la

barre M. Jordash. Monsieur Jordash, vous avez la parole.

M. JORDASH :

INTRODUCTION

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de me donner

l’occasion de m’adresser de nouveau à vous. Ainsi que cela vous a été dit hier, après avoir affirmé

que le défendeur ne présentait pas de moyens positifs, le demandeur a poursuivi la présentation

qu’il considère comme étant ses moyens positifs, à savoir la description d’une «ligne de conduite

1
délibérée» .

2. Partant de 17 facteurs, le demandeur a ensuite identifié et examiné trois éléments

fondamentaux : i) le contexte ; ii) la question des lignes de conduite ; et iii) le critère des
2
possibilités .

3. Je voudrais maintenant répondre au demandeur sur ces points. Comme je vais le

démontrer, celui-ci refuse en effet d’examiner l’ensemble des éléments de preuve y afférents pour

tenter d’étoffer une argumentation manifestement insuffisante.

Le contexte

4. S’agissant du contexte, le demandeur affirme que chacun des quatre premiers facteurs,

puis tous les 17 pris dans leur ensemble, permettent de déduire avec certitude qu’il existait une

3
intention génocidaire .

5. Pour le demandeur, les facteurs essentiels sont donc les quatre premiers, à savoir :

i) la doctrine politique de l’expansionnisme serbe, qui a créé les conditions propices à la mise en

œuvre de politiques génocidaires visant à détruire la population croate dans les zones appelées à

faire partie de la «Grande Serbie»,

1
CR 2014/12, p. 30, par. 64 (Starmer).
2Ibid., p. 21, par. 31 (Starmer) ; CR 2014/20, p. 45, par. 1 (Starmer) ; et CR 2014/19, p. 26, par. 26 (Sands).
3
CR 2014/12, p. 19, par. 27 (Starmer) ; CR 2014/20, p. 46, par. 3 (Starmer) et CR 2014/19, p. 26, par. 26,
(Sands). - 3 -

ii) les déclarations de personnalités publiques, notamment la diabolisation des Croates et

l’incitation systématique par les médias contrôlés par l’Etat, et

iii) le fait que, de par leurs caractéristiques, les attaques dirigées contre les groupes de Croates
11

excédaient largement tout objectif militaire légitimement nécessaire pour prendre le contrôle

des régions concernées, et, enfin

iv) des enregistrements vidéo de l’époque démontrant l’intention génocidaire des auteurs des

attaques (j’imagine que le demandeur entend par là des preuves de la férocité des attaques

militaires et/ou de la menace de pareilles attaques).

6. Selon la thèse du demandeur, ces facteurs ont été la cause, ou le résultat, d’une série

d’événements qui constituent un cas d’école d’«étape fondamentale vers la mise en œuvre du

génocide» . A cet égard, on nous dit que l’identification du groupe cible correspondait à «la

première étape du génocide, telle que l’avait décrite Raphael Lemkin dès 1944» . 5

7. Par la suite, ce processus s’est poursuivi par la légitimation de l’idée de la Grande Serbie,

alimentée par des discours de haine et ainsi de suite.

8. Nous avons également entendu que «[c]ertains des auteurs des atrocités … auraient sans

doute pu s’en tenir à la simple expulsion du groupe cible de la «Grande Serbie». Mais les forces

politiques à l’œuvre étaient bien trop puissantes pour s’arrêter là.» 6

9. Certes, en l’absence d’autre facteur ou explication pour ces excès de violence et ces

crimes horribles si les choses étaient telles que nos contradicteurs le prétendent, à savoir qu’il se

serait agi de la mise œuvre d’un plan visant un gouvernement croate innocent et pacifique , alors

cet argument pourrait être recevable.

10. Nos contradicteurs auraient peut-être pu, au moins en ce qui concerne ces quatre facteurs,

démontrer un lien de causalité, même si leur argument est d’emblée vicié par un certain nombre

d’éléments évidents.

11. Ainsi que l’a toujours fait valoir le défendeur, ce point de vue tendancieux est

manifestement erroné. Il dépeint de manière caricaturale la dissolution de l’ex-Yougoslavie et la

4
CR 2014/12, p. 22, par. 35 (Starmer).
5Ibid., p. 22, par. 35 (Starmer).

6Ibid., par. 36 (Starmer). - 4 -

genèse de la violence avec pour point de départ, dans le rôle du méchant dans un film de

James Bond, Milošević, entouré de ses hommes de main, Šešelj et les autres, allumant la flamme

d’un nationalisme serbe exacerbé conduisant à un terrible génocide.

12. Le problème, dans cette présentation des choses, c’est bien entendu qu’elle efface fort

opportunément toute trace du régime toxique de Tudjman.

12 13. Sur ce point, il convient de comparer cette attitude de la Croatie à la franchise et au

réalisme du défendeur, qui a admis que le régime serbe de l’époque n’était pas démocratique et que

le nationalisme en était l’idéologie dominante, mais qui demande également à la Cour de

reconnaître que «tous [les dirigeants de chacune des Républiques] ont plus ou moins contribué à

7
inciter à la haine interethnique et à la dissolution de la Yougoslavie» .

14. A n’en pas douter, comme l’a reconnu le défendeur, tous les habitants de

l’ex-Yougoslavie ont été mal servis par leurs dirigeants. Mais ce n’est pas ce que dit le demandeur.

15. Tout ce que l’on entend, c’est un silence assourdissant à propos de l’appui sans faille

8
apporté par Tudjman à l’Etat fasciste indépendant de Croatie ou de son idée fixe

d’«événements … génocidaires» devant conduire à une «harmonie dans la composition nationale

de la population» . Un aveuglement délibéré face à la menace proférée en 1991 par le ministre de

la défense, Spegelj et très largement relayée dans les médias de «massacre[r]» les Serbes de

Krajina . Rien n’est dit non plus sur l’administration pleine de haine du président Tudjman ou la

manière dont elle a forcément été perçue par le bon peuple de Krajina et l’effet qu’elle a forcément

eu sur la nature et le degré de la violence qui a embrasé l’ensemble de la région.

16. Avec cette présentation bien proprette du génocide, il nous est demandé d’oublier que

Tudjman et son régime ont encouragé l’escalade de la violence et attisé la haine ethnique, ou

encore qu’ils ont encouragé les forces croates à persécuter les civils serbes afin de réaliser les

ambitions aberrantes de Tudjman et de lui assurer une place dans l’histoire de la Croatie.

7
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 423.
8Ibid., par. 417 et 431.

9CMS, annexe 51, citant F. Tudjman, «Réalités historiques en friche», Wasteland of Historical Reality, Nakladni
zavod Matice Hrvatske, Zagreb, 1990, p. 416.
10
Utilisé avec le témoin Paula Milić (CR 2014/11). - 5 -

17. Graham Blewitt, procureur adjoint au TPIY, a dit en novembre 2010 que le tribunal
11
aurait poursuivi feu le président Tudjman s’il avait encore été en vie . Qui, sinon le demandeur,

pourrait ne pas être d’accord après avoir entendu les éléments de preuve présentés en l’espèce ?

18. Ainsi que l’a indiqué le défendeur dans ses écritures, et qu’il l’a répété au premier tour de

plaidoiries, à partir de 1990, les Serbes de Croatie ont été exposés à un climat dans lequel il était

constamment question de l’Etat indépendant de Croatie et du mouvement des Oustachis.

13 19. Cela s’est notamment manifesté par la modification de la constitution, l’adoption d’un

drapeau et d’armoiries rappelant le régime oustachi, une discrimination tangible, des licenciements,

la constitution de forces armées et l’adoption de tactiques de persécution pendant les combats.

20. Le défendeur ne présentera pas de nouveau ces éléments de preuve mais ils sont

pertinents, ont valeur probante et il n’est pas raisonnablement possible de les ignorer. En revanche,

il répondra aux deux affirmations suivantes du demandeur qui sont essentielles à la bonne

compréhension du contexte :

i) la population croate était désarmée et elle a été la victime sans défense des forces serbes, et

ii) les Croates ne sont pas responsables d’une myriade de crimes du même ordre.

21. Malgré les protestations du demandeur, les éléments de preuve émanant du TPIY ou

d’autres sources permettent de se prononcer clairement sur ces questions.

Le demandeur affirme que la population croate était désarmée et qu’elle a été la victime sans

défense des forces serbes

22. Les constatations du TPIY dans les affaires Stanišić et Simatović et Perišić ont établi que

les combats avaient été acharnés des deux côtés. Bien que le demandeur affirme que le seul soutien

militaire côté croate était des «civils assurant la défense» légèrement armés , les éléments attestant

la présence de formations militaires lourdement armées et très motivées sont évidents.

23. Quand bien même l’affirmation du demandeur serait juste, il est évident que la taille

relative des forces armées ne constitue qu’une partie du contexte. L’histoire fourmille d’exemples

de guérillas tenant tête à des forces conventionnelles bien supérieures, et même parfois

11«Military to be slashed by one-fifth…» Radio Free Europe Radio Liberty, 10 novembre 2000. Peut être
consulté sur le site Internet : http ://www.rferl.org/content/article/1142280.html.

12CR 2014/20, p. 57, par. 43 (Starmer). - 6 -

victorieuses. Depuis les Moudjahidines qui ont combattu l’armée russe en Afghanistan entre 1979

et 1989 jusqu’au Front uni révolutionnaire de Sierra Leone, en passant par les Talibans qui, depuis

dix ans, résistent en Afghanistan aux plus puissantes forces militaires jamais mobilisées. Ce sont

d’ailleurs ces forces de guérilla moins bien équipées en armes conventionnelles qui ont recours à la

terreur et à la persécution pour atteindre leurs objectifs.

24. Dans l’affaire Martić, la chambre de première instance a constaté que, alors que les
14

Serbes de Krajina créaient la TO et les forces de police, l’armée croate s’employait notamment à

former une unité spéciale, le ZNG, qui a été engagé dans les hostilités . 13

25. En janvier 1991, un rapport du Secrétaire fédéral est parvenu à la présidence de la RFSY,

dans lequel il était dit que des arrestations avaient été effectuées en Croatie pour constitution et

14
armement illégal de formations paramilitaires et préparation d’«une révolte armée» . Les policiers

croates s’entraînaient au combat. Les membres de l’organisation militaire illégale de la HDZ

étaient rapidement transférés dans les structures de réserve de la police. La propagande antiserbe

se «radicalisait à l’extrême». La population serbe subissait des provocations. La peur et

l’incertitude qui en découlaient étaient telles que «la population serbe [se sentait] directement
15
menacée, et [que] les gens … commençaient à fuir» .

26. Ainsi que l’a confirmé M. Jović, président de la présidence de la RFSY dans

«Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal», les critères de sélection des

paramilitaires comprenaient l’«affiliation nationale (croate), une aspiration à la création d’un Etat

16
croate et un rejet de la Yougoslavie, ainsi qu’un empressement à obéir aux ordres sans réserve» .

27. Il a également été confirmé que des membres du gouvernement croate avaient participé,

dans tout le territoire, à la distribution d’armes et de munitions à des activistes croates avérés,

13TPIY, jugement Martić, par. 344.
14
Jović Borisav : «Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal», p. 13 ; CMS annexe 29 ; mémoire de
la Croatie (MC), vol. 5, appendice 4.3, peut être également consulté sur le site Internet http ://icr.icty.org/
frmResultSet.aspx?e=ch5vkz55q2eyhsfvfbivj2ye&StartPage=1&EndPage=10 (IT-95-11 Jović Borisav : Les derniers
jours de la RFSY, extraits de mon journal, pièce : 00476).
15
Ibid., p. 217.
16Jović Borisav : «Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal», p. 13 ; CMS, annexe 29 ; MC, vol. 5,
app. 4.3 ; peut être également consulté sur le site Internet : http ://icr.icty.org/frmResultSet.aspx?e=ch5vkz55q2eyhsfvf
bivj2ye&StartPage=1&EndPage=10 (IT-95-11 Jović Borisav : Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal,

pièce : 00476). - 7 -

membres de la HDZ. Comme M. Jović l’a noté dans son journal, «des dizaines de milliers de

[gens] ont été armés et chacun a reçu jusqu’à 150 cartouches» . 17

28. M. Jović a également consigné que, le 18 janvier, il avait rencontré M. Mesić, alors

président de la Croatie. Il a essayé de le convaincre que les Croates déposent les armes sous peine

de voir la JNA s’en emparer par la force. En guise de réponse, M. Mesić a menacé que les Croates

15 paralysent la RFSY en «retir[ant] immédiatement tous leurs nationaux des institutions fédérales et

[en] appel[ant] tous les Croates, Slovènes et Albanais à déserter de l’armée et à s’y opposer,

[ajoutant qu’ils] imposeraient une épreuve de force à l’armée» . 18

19
29. Après quelques échanges, M. Mesić a accepté de déposer 20 000 armes . Cela n’ayant

pas été suivi d’effet, il a ensuite affirmé que les armes avaient été collectées «autant qu’il avait été

possible» .20

30. Nul ne conteste en l’espèce que, avant l’intervention active de la JNA dans le conflit, les

forces croates ont réussi à bloquer des casernes de la JNA dans diverses parties de la Croatie . 21

Le jugement rendu en l’affaire Mrkšić a confirmé qu’entre le 9 mai et le 4 août 1991, 340 attaques

22
avaient été lancées contre la JNA et son personnel en Croatie .

31. La chambre de première instance a également constaté qu’à la fin du mois de

septembre 1991, la caserne de la JNA de Vukovar avait longtemps été «bloquée» par les forces

croates. Le 30 septembre 1991, une unité de la JNA a été envoyée de Belgrade, notamment pour

débloquer la caserne et libérer les soldats retenus à l’intérieur. Une unité de Sremska Mitrovica

23
avait déjà échoué dans une tentative similaire .

17
Jović Borisav : «Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal», p. 13 ; CMS, annexe 29 ; MC, vol. 5,
app. 4.3 ; peut être également consulté sur le site Internet : http ://icr.icty.org/frmResultSet.aspx?e=ch5vkz55q2eyhsfvf
bivj2ye&StartPage=1&EndPage=10 (IT-95-11 Jović Borisav : Les derniers jours de la RFSY, extraits de mon journal,
pièce : 00476).

18Ibid.,p. 227.
19
Ibid.
20
Ibid., p. 229.
21CR 2014/15 (Lukić), citation de la duplique de la Serbie (DS), par. 23.

22Mrkšić et consorts, jugement, par. 26.

23Mrkšić et consorts, jugement, par. 44. - 8 -

32. La chambre a constaté que, le 2 octobre 1991, l’unité de la JNA avait réussi à débloquer

24
la caserne , mais que son offensive plus générale sur Vukovar s’était heurtée à une forte résistance

de la part des forces croates. En quelques heures, 67 hommes de la JNA avaient été blessés et un

homme avait été tué. La JNA a demandé aux forces croates de déposer les armes et de cesser le

combat, mais cette demande a été rejetée et les combats se sont poursuivis. Comme nous le savons,

la bataille de Vukovar entre la JNA et les autres forces serbes d’un côté, et les forces croates de

25
16 l’autre, a duré jusqu’au 18 novembre 1991 . J’y reviendrai tout à l’heure lorsque j’examinerai les

schémas de violence.

33. Les constatations faites dans l’affaire Stanišić et Simatović permettent également

d’éclairer le contexte. Ainsi que cela a été exposé hier, les nombreuses constatations de la chambre

26
confirment l’existence de nombreux combats avec les forces croates . La chambre a établi que

plusieurs affrontements avaient opposé les forces armées et formations croates aux forces de la

SAO de Krajina à compter du printemps 1991, notamment à Hrvatska Dubica et

Hrvatska Kostajnica, où de violents combats se sont déroulés en août et septembre 1991, et se sont

27
poursuivis jusqu’au début octobre 1991 . Autrement dit, la chambre a conclu que ces combats ne

pouvaient raisonnablement être niés.

34. La chambre de première instance a fait le même constat au sujet des combats qui se sont

déroulés en d’autres lieux entre les forces armées et formations croates et les forces de la SAO de

Krajina à compter du printemps 1991 . Elle a conclu que des affrontements armés avaient opposé

en mars 1991 les forces spéciales du MUP croate à la police de la SAO de Krajina, à Pakrac,

en Slavonie occidentale et à Plitvice, entre Titova Korenica et Saborsko. Dans les deux cas, la JNA

29
était intervenue pour séparer les combattants des deux camps .

35. Le jugement rendu en l’affaire Stanišić et Simatović confirme que l’attaque du poste de

police de Glina, au début de l’été 1991, a commencé par une attaque de la police croate à la suite de

24Mrkšić et consorts, jugement, par. 44.
25
Ibid.
26
Stanišić et Simatović, jugement, par. 1001.
27Ibid., par. 189.
28
Ibid., par. 231.
29
Ibid. - 9 -

laquelle de violents combats se sont déroulés pour le contrôle de la zone entourant le poste du MUP

30
et les fortifications environnantes . Le témoin du demandeur qui est venu déposer au sujet de ces

événements ne voulait pas l’admettre mais elle a reconnu que des femmes et enfants serbes

fuyaient par peur de la police croate. Dans l’affaire Stanišić, la chambre a jugé que des faits

objectifs expliquaient ces craintes.

36. Je pourrais poursuivre sur le sujet mais la Cour sera soulagée d’apprendre que je n’en

ferai rien. Où trouvons-nous, dans les moyens du défendeur, des commentaires sur ces questions ?

Nulle part. Au contraire, le défendeur continue d’affirmer qu’il n’y avait que de pauvres civils qui

17 tentaient désespérément de défendre leurs fermes et que tous les combattants devaient être

considérés comme des civils, ce qui est une bien curieuse allégation.

37. Si cela a pu parfois être le cas, et s’il se peut que les forces serbes aient parfois bénéficié

d’une puissance de feu supérieure à celle des forces croates, le demandeur ne cherche ainsi qu’à

convaincre la Cour que toutes les actions militaires menées par les forces serbes démontrent

l’existence d’un plan génocidaire. Or, cette allégation n’est pas corroborée par les éléments de

preuve émanant du TPIY ou d’autres sources.

38. Qui plus est, la proposition de la Croatie formulée la semaine dernière et tendant à ce que

la Cour mette sur le même plan ceux qui portaient des armes et ceux qui n’en portaient pas vient

dangereusement saper les principes fondamentaux du droit international humanitaire. Elle

demande non seulement que soit gommée la distinction entre civils et combattants, mais aussi que

soit rendue plus opaque la question essentielle de la proportionnalité.

39. Ces demandes risquent de créer des «interruptions en matière de protection»,

interruptions que le demandeur lui-même dit vouloir éviter. Il est essentiel que les principes de

distinction et de proportionnalité soient clairement définis, non seulement pour protéger ceux qui

ne participent pas aux combats, mais aussi pour déterminer qui est juridiquement autorisé à prendre

part aux hostilités (et qui ne l’est pas) ainsi que pour permettre d’apprécier les comportements

illicites qui pourraient engager la responsabilité pénale de leurs auteurs. Ce qui se passe à

Guantanamo en est peut-être une bonne illustration.

30Stanišić et Simatović, jugement, par. 173. - 10 -

40. Il est important de savoir qui est la personne visée par une action armée donnée aux fins

d’apprécier l’élément moral du génocide ou toute éventuelle violation du droit international

humanitaire. Une arme, quelle qu’elle soit, est un élément de preuve de l’intention de ceux qui la

détiennent et, assurément, de ceux qui ont lancé une attaque.

41. Affirmer que des dizaines de milliers de Croates armés de fusils de chasse, de grenades,

de lance-roquettes, d’armes antichars, et équipés de véhicules blindés et autres, certainement

animés des mêmes motivations et poursuivant les mêmes objectifs que Tudjman et ses cohortes,

devraient être considérés comme des civils, c’est prendre le risque d’ébranler d’importants

principes.

Le demandeur affirme que les forces croates ne sont pas responsables d’une myriade de
crimes du même ordre

42. Le défendeur a fait valoir dans le contre-mémoire qu’une multitude de crimes de

discrimination et de persécution avaient été commis par les forces croates contre les Serbes de

18 Krajina : meurtres, disparitions, détentions, tortures, transferts forcés, destructions et pillages. Je

ne reviendrai pas sur les éléments de preuve à ce stade.

43. Il n’est cependant pas inutile, à cet égard, de se reporter au cinquième rapport périodique

relatif à la situation des droits de l’homme sur le territoire de l’ex-Yougoslavie présenté par

M. Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, daté du

31
17 novembre 1993 . Au sujet du déplacement des populations serbes et croates entre 1991

et 1993, on peut y lire ce qui suit :

«Le Rapporteur spécial tient à évoquer ici ses principaux sujets de
préoccupation en ce qui concerne la situation des droits de l’homme dans la

République de Croatie, y compris les territoires sous le contrôle de facto de la
«République serbe de Krajina». Les violations des normes internationales relatives
aux droits de l’homme et du droit humanitaire ont été les principaux moyens de
«nettoyage ethnique». [Je m’interromps ici pour constater que les experts sur le
terrain ne l’ont pas défini comme un génocide]. Le déplacement massif de personnes,
essentiellement de régions où elles se trouvent en minorité, donne une bonne idée de

l’étendue de cette pratique. D’après les statistiques du HCR, en octobre 1993, on
comptait 247 000 personnes déplacées croates et autres non serbes originaires des
régions placées sous le contrôle de la «République serbe de Krajina» et
254 000 personnes déplacées et réfugiés serbes du reste de la Croatie, dont environ

31Cinquième rapport périodique sur la situation des droits de l’homme dans le territoire de l’ex-Yougoslavie
soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, en application du
paragraphe 32 de la résolution 1993/7 de la Commission, en date du 23 février, Nations Unies, doc. E/CN.4/1994/47. - 11 -

87 000 dans les zones protégées par les Nations Unies (ZPNU). [Je m’arrête à
nouveau pour noter que l’opération Tempête était une attaque contre des réfugiés].

La situation des réfugiés [selon le rapporteur] et des personnes déplacées a créé de32
graves problèmes humanitaires et représente un lourd fardeau pour la société.»

44. Il ne fait aucun doute que, comme cela a été constaté dans le jugement Martić, de

nombreux autres crimes ont été commis en cours de route, ce qui était une conséquence prévisible

de ces entreprises criminelles. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, qui a

déplacé ce quart de million de civils Serbes ? Les «défenseurs civils» qui protégeaient leurs

fermes ?

Conclusion relative au contexte

45. Pour conclure sur cette question, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour, le défendeur n’a fait que passer rapidement en revue le contexte que le demandeur espère

vous voir ignorer.

19 46. Les éléments de preuve émanant de diverses sources sont pourtant convaincants, y

compris ceux apportés par Tudjman lui-même, qui confirment que celui-ci voulait cette terrible

guerre ethnique et qu’il l’a provoquée. C’est ainsi qu’il entendait créer la Croatie indépendante à

laquelle il aspirait désespérément .33

47. Le ministre de l’intérieur de Tudjman en 1991, Josip Boljkovac, l’a confirmé en 2009

dans sa déposition au procès de l’ancien maire d’Osijek, M. Glavaš, accusé de crimes commis

contre des Serbes de la région.

48. Il a dit, entre autres, que «à cette époque, en 1991, les Serbes et la Yougoslavie étaient

attaqués, pas la Croatie» et que Tudjman «voulait la guerre à tout prix».

49. Et il a ajouté : «La guerre n’était pas nécessaire ; elle obéissait à une intention. Du point

34
de vue de Tudjman, les Serbes devaient disparaître de Croatie.»

32Cinquième rapport périodique sur la situation des droits de l’homme dans le territoire de l’ex-Yougoslavie
soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, en application du
paragraphe 32 de la résolution 1993/7 de la Commission, en date du 23 février, Nations Unies, doc. E/CN.4/1994/47,
par. 99.

33 Stanišić, jugement, JF-40, P951, p. 114. Peut être également consulté sur le site Internet :
http ://www.youtube.com/watch?v=xwQDoKxJVJ8.
34
«Tudjman’s Police Minister Admits Croatia Started the War by Attacking Serbs» [Le ministre de la police de
Tudjman admet que la Croatie a commencé la guerre en attaquant les Serbes], peut être consulté sur le site Internet :
http ://de-construct.net/e-zine/?p=4869. - 12 -

50. Il semble que Tudjman ait eu la guerre qu’il voulait et que son héritage soit maculé du

sang de son propre peuple comme de celui du peuple serbe.

51. Certes, comme le confirment les éléments de preuve émanant du TPIY et d’autres

sources, Tudjman n’était pas le seul dirigeant irresponsable ou animé par la haine. Des dirigeants

irresponsables des deux camps ont persuadé leurs citoyens qu’ils ne pouvaient plus vivre ensemble

et ils ont attisé une guerre brutale pour le territoire et la survie, avec ses excès de violence et ses

crimes de persécution destinés à punir et à diviser les peuples. Affirmer que les politiques suivies

par Tudjman et son gouvernement n’y sont pas pour quelque chose, au moins en partie, c’est aller

contre la logique, le sens commun et la vérité. Tel est le contexte et l’on ne saurait l’ignorer.

52. Le défendeur suggère donc que la Cour, plutôt que de n’examiner que les quatre premiers

facteurs énumérés par le demandeur, les considère en même temps qu’au moins quatre autres

facteurs. C’est qu’en effet, à tout le moins, les éléments suivants doivent être pris en compte :

i) la doctrine politique de l’expansionnisme croate et d’une Croatie ethniquement homogène,

ii) les déclarations de personnalités publiques, notamment la diabolisation des Serbes et les

incitations systématiques des dirigeants croates qui ont créé un climat de guerre, de crimes de

persécution, de transfert forcé et de déportation,

20 iii) le fait que la population croate a été armée sur tout le territoire, et

iv) l’utilisation des forces armées croates pour intimider, discriminer et chasser de leurs foyers en

Croatie un quart de million de Serbes entre 1991 et 1993.

53. Chacun de ces éléments pris isolément apparaît essentiel pour parvenir à une description

plus équilibrée des sources et schémas de violence et, partant, se faire une idée plus précise de

l’intention. Considérés conjointement, ces éléments apportent un démenti cinglant aux allégations

du demandeur selon lesquelles il serait l’innocente victime d’une campagne génocidaire.

Les lignes de conduite
54. J’en viens à présent à la question des lignes de conduite. Selon le demandeur, ce qui fait

«que son argumentation est si convaincante», c’est la «concordance entre les conclusions du TPIY

et l’ensemble des témoignages» en ce qui concerne les lignes de conduite. - 13 -

55. Or, un examen approfondi des affaires Mrkšić et Martić sur ce point démontre que cet

argument n’est pas fondé. Rien dans les lignes de conduite établies dans ces affaires ne permet en

effet d’étayer l’argumentation du demandeur.

56. Se fondant sur les jugements rendus en l’affaire Mrkšić et, à titre secondaire, en

l’affaire Martić, le demandeur fait valoir l’existence d’une ligne de conduite décrite comme suit :

[projection à l’écran]

[«a) [la JNA] attisait les tensions et semait la confusion et la peur par une présence
militaire aux alentours du village (ou d’une communauté plus grande) et par des

provocations ; b) elle tirait ensuite, plusieurs jours durant, à l’artillerie ou au mortier le
plus souvent sur les parties croates du village ; c’est à ce stade que, souvent, les églises
étaient touchées et détruites ; c) dans presque tous les cas, la JNA lançait un ultimatum
aux habitants, leur enjoignant de rassembler et de remettre leurs armes ; les villages
constituaient des délégations mais les négociations avec les autorités militaires de la

JNA n’ont abouti à aucun accord de paix, hormis à Ilok ; une attaque militaire était
lancée, parfois sans même attendre l’expiration de l’ultimatum ; d) pendant ou juste
après l’attaque, des paramilitaires serbes entraient dans le village, assassinant ou tuant
les habitants, incendiant et pillant leurs biens, pour des raisons discriminatoires» .]35

Je me contenterai de laisser cette citation à l’écran quelques instants, sans la lire ; c’est qu’en effet,

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous connaissez fort bien la ligne de

conduite établie par le TPIY dans le jugement rendu en l’affaire Mrkšić. [Fin de projection.]

21 57. Le demandeur s’attache particulièrement aux éléments b) et d), c’est-à-dire b) les tirs

d’artillerie durant plusieurs jours et d) la dernière phase, au cours de laquelle les paramilitaires

pénétraient dans les villages. Selon le demandeur, les attaques d’artillerie étaient «à tel point

disproportionnées qu’elles ne peuvent en aucun cas être présentées comme de simples opérations
36
militaires» .

58. Le demandeur allègue également que les attaques d’artillerie, puis d’infanterie, ne

pouvaient s’inscrire dans le cadre d’un plan visant uniquement le transfert forcé ou la déportation et
37
que, si tel avait été le cas, la JNA aurait attendu l’expiration de l’ultimatum .

59. Or, l’argumentation du demandeur quant à l’existence d’un génocide sur ces points

précis est problématique, car elle ne correspond ni aux termes employés dans les jugements ni aux

conclusions que l’on pourrait raisonnablement en tirer. De surcroît, comme nous le verrons dans

35
CR 2014/12, p. 24, par. 44 (Starmer), citant le paragraphe 43 du jugement Mrkšić.
36Ibid., p. 25–26 (Starmer).

37Ibid. - 14 -

quelques instants, le demandeur n’a exposé à la Cour qu’une partie des faits et n’a pas complété sa

présentation lors du second tour de plaidoiries.

60. Premièrement, et c’est peut-être le point le plus évident, le demandeur prétend que les

lignes de conduite décrites dans les affaires Mrkšić et Martić sont, sans que l’on sache pourquoi,

incompatibles avec une intention de se livrer à un transfert forcé ou à une déportation ; telle est

pourtant bien la conclusion à laquelle est parvenu le TPIY dans ces deux affaires. Aussi

systématiques, durs ou épouvantables qu’aient été les faits incriminés, telle est la conclusion

énoncée dans les jugements précités ou qui y est contenue de façon implicite.

61. En revanche, ainsi que le défendeur l’a fait valoir hier, la conclusion qui, selon le

demandeur, s’impose, à savoir que les gouvernements de la Krajina et de la Serbie avaient

l’intention de commettre des actes pouvant raisonnablement être considérés comme étant

constitutifs de l’actus reus du crime de génocide le meurtre, l’atteinte physique et mentale ,

n’a pas été jugée établie en l’affaire Martić, même au-delà de tout doute raisonnable.

62. Deuxièmement, je souhaiterais revenir quelques instants sur les lignes de conduite

établies en l’affaire Mrkšić, et corroborées par l’affaire Martić. Si l’on s’en tient au paragraphe 43

du jugement rendu dans la première, qui décrit le schéma des attaques et qui vient de vous être

projeté à l’écran, la chambre de première instance fonde ses conclusions sur un rapport

particulièrement pertinent, à savoir le rapport de l’ambassadeur Kypr, de la mission d’observation

de la Communauté européenne (ECMM). C’est sur ces éléments de preuve que la chambre s’est

fondée pour établir le schéma en question.

63. La lecture de ce rapport est fort instructive. Ainsi que la Cour pourra le constater, les

observateurs de la Communauté européenne, après avoir procédé à de nombreux entretiens dans le

cadre d’une mission de quatre jours, ont formulé la conclusion suivante ; c’est sans doute un peu

difficile à lire, mais je vais donner lecture du passage pertinent.

22 Le PRESIDENT : Je voudrais juste préciser que c’est uniquement ce dont vous donnerez

lecture qui figurera dans le compte rendu d’audience, et non ce que vous projetez. A vous de

décider.

M. JORDASH : Je vous remercie, Monsieur le président. - 15 -

«La mission de surveillance est d’avis que la JNA, généralement en coopération
avec les Tchetniks (appelés réservistes ou unités territoriales par la JNA) [et c’est ce
qui nous importe] s’est efforcée de déplacer autant de Croates que possible en se

livrant à des destructions et/ou en suscitant des mouvements de panique. Un rapport
écrit fait état de faits similaires dans une autre région.

Le scénario mis en œuvre par la JNA, sauf dans le cas d’Ilok, se déroulait
généralement selon le schéma suivant.» (Les italiques sont de nous.)

64. Plus loin, comme vous pourrez le constater, les observateurs ont décrit en détail le

schéma qu’ils avaient généralement observé et sur lequel, étrangement, le demandeur se fonde à

présent aux fins d’établir qu’il n’avait rien à voir avec une simple dissolution.

65. Bien évidemment, ce rapport, comme toute mission d’enquête de quatre jours, a ses

limites, et nous devons nous garder d’en tirer des conclusions définitives de ce qui se produit

«généralement». Rien dans ce rapport ni dans le jugement rendu en l’affaire Mrkšić ne permet

cependant de contester la conclusion établie en l’affaire Stanišić et Simatović, à savoir que, le reste

du temps, les combats qui avaient lieu étaient licites.

66. Toujours est-il que la ligne de conduite établie en l’affaire Mrkšić relevait du nettoyage

ethnique ; il ne s’agissait pas de crimes gratuits ou d’actes de génocide. Une fois encore, les

experts présents sur le terrain à l’époque des faits n’ont pas constaté l’existence d’un génocide.

Le demandeur reconnaît d’ailleurs que cette ligne de conduite est corroborée par les conclusions

énoncées dans le jugement rendu en l’affaire Martić.

67. Ainsi que cela ressort du paragraphe 427 du jugement rendu en l’affaire Martić, le

schéma des attaques a conduit la chambre de première instance à conclure, au-delà de tout doute

raisonnable, que leur «objectif principal» était le déplacement de la population. Même si Martić ne

faisait pas l’objet d’une accusation de génocide, rien n’empêchait la chambre de première instance

de conclure que pareil schéma dénotait une intention de persécuter ou d’exterminer, voire pire

encore.

68. De surcroît, la chambre est allée plus loin qu’en l’affaire Mrkšić dans l’établissement de

la ligne de conduite en question. Elle a notamment fait observer ce qui suit :

«Dans certains cas, la police et la TO de la SAO de Krajina ont organisé le
transport de la population non serbe vers des localités sous contrôle croate. En outre,
les non-Serbes étaient pris dans des rafles et incarcérés, notamment dans le centre de
23 - 16 -

détention de Knin ville, en vue d’être échangés et transportés vers des régions sous
38
contrôle croate» .

69. La chambre en est arrivée à la conclusion suivante, à savoir que, «[s]ur la base des

nombreux éléments de preuve rappelés plus haut, [elle] consid[érait] qu’en raison du climat

coercitif qui régnait en RSK de 1992 à 1995, la quasi-totalité de la population non serbe a[vait] été

39
déplacée de force vers des territoires sous le contrôle de la Croatie» .

70. Ainsi que je l’ai indiqué au début de mon intervention, dans le même temps, un nombre

équivalent de Serbes était expulsé des zones croates. De fait, comme le demandeur l’a confirmé

dans de nombreux paragraphes de son mémoire , dans une large mesure, chaque déplacement en

entraînait un autre, des civils s’installant dans des maisons appartenant à des habitants de l’autre

camp, comme cela a par exemple été le cas des Serbes expulsés de Slavonie occidentale en 1992, 41

qui ont ensuite fui vers la Slavonie orientale et ont chassé des Croates de leurs maisons. Une bien

triste illustration de l’adage «œil pour œil, dent pour dent».

71. Tout comme la mission indépendante de l’ECMM, si la chambre avait établi en

l’affaire Martić que «l’objectif principal» de la ligne de conduite en question relevait d’un autre

crime que le transfert forcé, rien ne l’empêchait de le dire. Cela n’aurait empêché ni la chambre ni

la mission indépendante de l’ECMM, qui n’était pas contrainte par les termes d’un acte

d’accusation, d’établir que l’intention de l’accusé allait au-delà de ce crime.

72. On trouve d’ailleurs quelques conclusions additionnelles de ce type dans le jugement

rendu en l’affaire Mrkšić. La chambre de première instance a ainsi établi que les éléments de

preuve «montr[ai]ent dans l’ensemble ... la punition terrible infligée à Vukovar et à la population

42
civile de la ville et des environs» . Comme nous pouvons le voir, le fait d’établir l’existence

d’intentions multiples, ou de motivations parallèles, n’empêche nullement de prononcer une

condamnation au titre des chefs retenus dans l’acte d’accusation.

38
Jugement Martić, par. 427.
39Ibid., par. 431.

40MC, par. 4.30, 4.93, 4.46, 4.37, 4.65, 4.132, 4.61, 4.112, 4.106 et4.80.
41
CIA, Balkan Battlegrounds, p. 102.
42Jugement Mrkšić, par. 471. - 17 -

73. De fait, il est permis de considérer que la chambre est dans l’obligation de procéder ainsi,

afin de s’assurer que la culpabilité de l’accusé soit énoncée avec précision et sa condamnation,

prononcée sur un fondement solide.

74. Par conséquent, les lignes de conduite n’étayent en rien l’argumentation du demandeur.

24 Vukovar

75. Il est intéressant d’examiner la chronologie des événements de Vukovar aux fins

d’apprécier les raisons pour lesquelles la chambre de première instance en l’affaire Mrkšić n’est pas

parvenue à la conclusion que les forces serbes agissaient avec l’intention de détruire. A cet égard,

il convient de scinder les opérations menées à Vukovar en deux phases, la première étant constituée

des combats visant à prendre la ville et la seconde, de l’évacuation et des crimes commis par les

forces croates après la reddition. J’évoquerai la seconde phase dans mes observations finales et me

concentrerai pour le moment sur les trois mois de siège et de combats qui ont précédé la reddition.

76. La chronologie suivante, extraite du jugement rendu en l’affaire Mrkšić, est instructive :

i) Fin septembre 1991, la caserne de la JNA dans la ville de Vukovar était déjà depuis

longtemps «bloquée» par les forces croates . Les soldats de la JNA ne pouvaient pas partir,

44
ils étaient privés d’eau et d’électricité, et essuyaient des tirs ;

ii) Le 30 septembre 1991, comme je l’ai déjà indiqué, une brigade motorisée de la garde a été

45
envoyée de Belgrade pour dégager la caserne ;
46
iii) Le 2 octobre 1991, la brigade motorisée de la garde a réussi à dégager la caserne ;

iv) Du 2 octobre au 18 novembre 1991, la JNA a mené des opérations offensives à Vukovar et

dans les environs. C’est là le début de la phase qui nous intéresse. Les forces croates,

constituées de la TO locale, des membres du MUP et de la Garde nationale (le «ZNG»), ainsi

que d’un petit nombre de membres de la force de défense croate nouvellement créée, ont

opposé une forte résistance. Au plus fort du siège de Vukovar, le nombre de combattants

43
Jugement Mrkšić, par. 44, citant le témoignage de Miodrag Panić, p. 14268.
44Ibid., citant les témoignages de Miodrag Panić, p. 14268, et de Božidar Forca, p. 13259.

45Ibid., par. 44.
46
Ibid., citant le témoignage de Miodrag Panić, p. 14268. - 18 -

croates pourrait avoir atteint 1700 à 1800 hommes . Les quelques accords de cessez-le-feu

48
qui ont été conclus ont été violés par les deux camps ;

25 v) Le 8 octobre, selon le jugement Mrkšić, la JNA a attaqué tous les villages Šarengrad,

Bapska, Mohovo, Tovarnik et Ilica à l’exception d’Ilok, et la majeure partie de la

49
population se trouvait à Ilok ;

vi) Le 17 octobre 1991, poussés par les événements, près de 8000 habitants, principalement

croates, ont dû quitter Ilok ;50

vii) Les 12 et 13 novembre 1991, des combats de rue se sont produits près du centre de

51
Vukovar ; et

viii) Comme nous le savons, le 17 novembre, les négociations en vue d’une reddition ont

52
commencé .

77. Je formulerai quelques brèves observations à ce sujet. Non seulement ces conclusions

décrivent par ordre chronologique les faits justifiant que la chambre n’ait pas établi l’existence

d’une intention de détruire mais uniquement de punir, mais elles ébranlent également

l’argumentation du demandeur quant à cette opération. C’est en effet cette chronologie qui a

permis à la chambre de formuler les deux conclusions fondamentales ayant trait à la première

phase.

Premièrement,

«Selon la Chambre, il ne s’agissait pas d’un simple conflit armé entre une force
militaire et des forces adverses qui aurait fait des victimes civiles et causé certains
dommages matériels. Une vue d’ensemble des événements révèle l’existence d’une

attaque par les forces serbes numériquement bien supérieures, bien armées, bien
équipées et bien organisées, qui ont lentement et systématiquement détruit une ville et

ses occupants civils et militaires jusqu’à la reddition complète des derniers
survivants» .53

47 o
Jugement Mrkšić, par. 40, citant la pièce n 391, p. 207-208.
48 o o o o
Ibid., par. 52, citant les pièces n 88, n 401 (p. 16) ; n 798 (p. 59) et n 868 (p. 37).
49 o
Ibid., par. 46, citant la pièce n 305, p. 2.
50Ibid., par. 46, citant la pièce n 308 (p. 1) et la pièce n 383.

51Ibid., par. 50, citant le témoignage de Aernout van Lynden, p. 3107-3109.

52Ibid., par. 145.
53
Ibid., par. 470 ; les italiques sont de nous. - 19 -

Et, deuxièmement,

«La Chambre en conclut que, à l’époque des faits, il existait non seulement une

opération militaire menée contre les forces croates présentes à Vukovar et alentour,
mais aussi une attaque généralisée et systématique dirigée par la JNA et d’autres
forces serbes contre la population civile croate et d’autres civils non–serbes dans le
secteur de Vukovar... Dirigée en partie délibérément contre la population civile, cette
54
attaque était illicite» .

Et c’est moi qui souligne.

78. De toute évidence, cette description n’est pas flatteuse pour les forces serbes mais, une

fois encore, elle met à nu la rhétorique du demandeur. Contrairement à ce que celui-ci avance, la

26 chambre n’a en effet pas conclu à l’absence de combats légitimes, mais uniquement à l’illicéité de

l’opération militaire menée contre les forces croates à Vukovar et dans les environs au motif qu’il

s’agissait, en partie, d’une attaque visant à punir la population civile pour avoir refusé de se rendre.

79. Le fait que la chambre ait conclu à des combats légitimes est tout à fait compatible avec

ce qu’indiquent les sources croates. Je ne citerai que deux exemples. Premièrement, les vues

exprimées par Davor Marijan, l’un des plus importants historiens croates de la guerre en Croatie . 55

Celui-ci indique que, au début du mois de septembre 1991, les forces croates à Vukovar et dans les

villes avoisinantes de Vinkovci et Županja étaient de 5000 hommes . Les combats pour la prise de

er
Vukovar faisaient rage le long d’une ligne Vukovar-Bogdanovci-Vinkovci. Le 1 octobre 1991,

Bogdanovci s’est trouvée au cœur du conflit, totalement encerclée par la JNA, mais âprement

57
défendue par les forces croates .

80. Permettez-moi de faire un bref aparté. Les historiens croates eux-mêmes semblent être

en désaccord avec les arguments avancés par le demandeur et les propos du témoin Marija Katić,

qui a déclaré que les crimes commis à Bogdanovci n’étaient pas liés aux combats . Des crimes 58

atroces ont assurément été commis dans cette ville mais, une fois encore, ils s’inscrivent dans le

cadre des combats et des débordements auxquels ceux–ci ont donné lieu.

54Jugement Mrkšić, par. 472 ; les italiques sont de nous.

55Voir Davor Marijan, «Bitka za Vukovar 1991» (La bataille de Vukovar 1991), Scrinia Slavonica, vol. 2, n 1,
Listopad 2002, peut être consulté sur le site Internet : http://hrcak.srce.hr/11352.

56Ibid., p. 371.
57
Ibid., p. 374-395.
58CR 2014/8, p. 18-19, par. 42-43 (Ní Ghrálaigh). - 20 -

81. En 2001, une seconde source, le centre croate de commémoration et de documentation

sur la guerre patriotique a corroboré les vues exprimées par Davor Marijan. Ce document cite des

sources indiquant qu’au moins 1200 soldats de la JNA et 879 soldats croates auraient été tués et

que les forces croates auraient détruit près de 300 à 500 véhicules blindés, dont 200 chars et

20 à 25 avions .60

82. Le demandeur prétend-il vraiment que des gens qui ont abattu des avions, arrêté des

chars et tué des centaines, voire des milliers de soldats de la JNA, devraient être considérés comme

des civils ? S’agit-il là de l’«interruption dans la protection juridictionnelle» que le demandeur fait

instamment valoir auprès de la Cour aux fins d’établir un génocide qui n’existe pas ?

27 83. La chronologie des événements de Vukovar fait clairement apparaître un autre point. Je

veux parler de la conclusion à laquelle est parvenue la chambre de première instance, à savoir que,

le 8 octobre 1991, la JNA avait attaqué tous les villages les cinq que je viens d’énumérer ,

61
à l’exception d’Ilok, et que la majeure partie de la population se trouvait à Ilok , comme cela a été

établi dans le jugement rendu en l’affaire Mrkšić. Les écritures du demandeur confirment par

ailleurs qu’Ilok était «le premier refuge des Croates chassés d’autres parties de la

62
Slavonie orientale» .

84. Ce qui s’est passé ensuite aidera la Cour à déterminer si l’intention des forces serbes en

Slavonie orientale était génocidaire ou d’une autre nature.

85. Ainsi que la chambre de première instance l’a établi en l’affaire Mrkšić, le

17 octobre 1991, poussés par les événements, près de 8000 habitants, principalement croates, ont

63
dû quitter Ilok . Il est intéressant de noter que le demandeur avance que ce sont 15 000 personnes

qui ont quitté la ville . Qu’ils aient été 8000 ou 15 000 personnes, il n’est pas contesté qu’il

s’agissait de civils réfugiés qui avaient fui ou, aux dires du demandeur, avaient été chassés

59Voir Anica Marić et Ante Nazor, «Greater-Serbian Aggression against Croatia in the 1990s», centre croate de
commémoration et de documentation sur la guerre patriotique, Zagreb, 2011. Peut être consulté sur le site Internet :
http://centardomovinskograta.hr/pdf/izdanja2/1-244-Vukovar-engl-FINAL-0….

60Ibid., p. 68-72.
61 o
Jugement Mrkšić, par. 46, citant la pièce n 305, p. 2.
62
MC, par. 4.62.
63Jugement Mrkšić, par. 46, citant la pièce n 308 (p. 1) et la pièce n 383.

64MC, par. 4.62. - 21 -

de villages avoisinants. Il n’est pas davantage contesté que le départ de ce groupe a été l’un des

plus importants mouvements de civils quittant la Slavonie orientale.

86. Ainsi que l’a conclu la chambre de première instance en l’affaire Stanišić et Simatović

à la majorité de ses membres, les personnes qui ont quitté Ilok l’ont fait suite à un référendum dans

le cadre duquel les habitants ont exprimé la volonté de quitter la ville pour se rendre en territoire

croate. La JNA avait en effet posé un ultimatum enjoignant aux formations armées présentes à Ilok

de se rendre et de déposer les armes, et les habitants avaient eu vent de la situation dans les villages

avoisinants. Compte tenu des éléments de preuve, parmi lesquels des éléments précis ayant trait

aux autres villages, la chambre de première instance — ou plutôt la majorité de ses membres —

a jugé que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour conclure que les circonstances

étaient telles que les habitants n’avaient eu d’autre choix que de partir, et s’est refusée à prononcer
65
des condamnations au titre des chefs d’accusation formulés en l’espèce . La chambre, à la

majorité de ses membres, n’a conclu ni au crime de génocide ni même au transfert forcé, mais a au

contraire jugé que les combats ayant poussé les habitants à quitter leurs foyers étaient, en

substance, licites.

28 87. Pour conclure sur les lignes de conduite, je dirai qu’il n’y a pas de réponse facile, mais

que, quoi qu’il en soit, le génocide ne fait pas partie du large éventail de qualifications possibles.

A aucun moment le demandeur n’a tenu compte de la complexité des éléments de preuve produits

devant le TPIY ou d’autres juridictions, qui atteste de multiples lignes de conduite desquelles on

peut déduire l’existence de combats, d’un transfert forcé, d’une punition ou de bien d’autres

crimes, mais certainement pas d’un génocide.

88. Comme nous l’avons vu dans les différents rapports, à l’époque des faits, aucun

observateur digne de ce nom n’a conclu qu’un génocide était en train de se dérouler.

65TPIY, jugement Stanišić et Simatović, par. 1047-1048. - 22 -

Les possibilités

89. J’en viens maintenant à la question des possibilités. La semaine dernière, le demandeur a

précisé que «[l]a Serbie reconnai[ssait] désormais que l’existence d’une intention génocidaire

66
s’appréci[ait] en partie à l’aune des possibilités qui s’offraient aux auteurs des actes incriminés» .

90. Ce n’est que partiellement vrai. Certes, la Serbie admet que les possibilités peuvent

éventuellement jouer un rôle aux fins d’apprécier l’existence d’une intention génocidaire.

Cependant, l’approche que le demandeur a adoptée à cet égard sape le raisonnement suivi par la

Cour en l’affaire concernant la Bosnie et risque de la priver de tout moyen pratique de déterminer

concrètement l’existence ou la non-existence d’une intention génocidaire.

91. En l’affaire concernant la Bosnie, la question des possibilités s’est posée dans une

situation bien précise, puisqu’il s’agissait de déterminer si l’on pouvait déduire et, le cas

échéant, comment l’intention de détruire une partie d’un groupe lorsqu’une attaque avait eu lieu

dans, je cite, une «zone géographique précise». Ce que la Cour entendait par cette expression

mérite une explication, et je vais vous la donner. Quoi qu’il en soit, le fait est que nous devons

nous en tenir aux questions qu’elle nous a posées.

92. Dans l’affaire concernant la Bosnie, la Cour a fait observer qu’il était

«largement admis qu’il [pouvait] être conclu au génocide lorsque l’intention [était] de
détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise. Pour reprendre les termes
de la CDI, l’intention «ne [devait] pas nécessairement être l’anéantissement complet
du groupe, dans le monde entier». La zone dans laquelle l’auteur du crime exer[çait]
67
son activité et son contrôle [devait] être prise en considération.»

Je répète : «La zone dans laquelle l’auteur du crime exerce son activité et son contrôle doit être

prise en considération.»

29 93. Il apparaît immédiatement que ces considérations ne sont guère pertinentes en ce qui

concerne la thèse du demandeur, qui repose sur une attaque dirigée contre une partie du territoire

croate s’étendant sur des milliers de kilomètres carrés et impliquant des possibilités de destruction

illimitées. Telle est l’argumentation du demandeur, et j’y reviendrai dans un instant.

66CR 2014/20, p. 51, par. 19 (Starmer).

67Affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro ; ci-après Bosnie), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 126, par. 199
(les italiques sont de nous). - 23 -

94. La Cour a poursuivi toujours dans l’affaire concernant la Bosnie — en indiquant ce

qui suit :

«Comme la chambre d’appel du TPIY l’a dit [en l’affaire Krstić] et comme le
défendeur le reconnaît d’ailleurs, les possibilités qui s’offrent aux criminels
constituent un élément important. Ce critère des possibilités doit toutefois être
apprécié au regard du premier facteur, essentiel, à savoir celui du caractère
substantiel. Il se peut que les possibilités s’offrant au criminel allégué soient si

limitées qu’il ne soit pas satisfait à ce critère. La Cour relève que la chambre de
première instance du TPIY a d’ailleurs souligné [en l’affaire Stakić] la nécessité de
faire montre de prudence pour éviter que cette approche ne dénature la définition du
génocide.» 68

95. Comme nous pouvons le constater, le demandeur cherche donc à fonder sa thèse sur les

observations de la Cour concernant les possibilités, tout en faisant fi de l’essentiel de l’examen

auquel elle s’est livrée, à savoir la manière dont les possibilités sont pertinentes au regard du

«facteur, essentiel ... du caractère substantiel» et de la question de l’intention lorsque le contrôle

exercé par l’auteur du crime est limité.

96. Pourquoi le demandeur a-t-il supprimé de l’équation le caractère substantiel et le

contrôle ? Tout simplement parce qu’il sait que toute appréciation un tant soit peu sensée de sa

demande montrera que celle-ci ne satisfait pas au critère du caractère substantiel.

97. Selon le demandeur, l’on ne saurait invoquer une limitation géographique ou toute

autre limitation — du type de celle qui a été établie dans l’affaire concernant la Bosnie. En effet,

pas plus tard que la semaine dernière, la Croatie a tourné en dérision la portée géographique de

l’opération Tempête, arguant qu’il n’y avait aucune comparaison possible avec sa propre demande,

dont l’ordre de grandeur était bien plus important, étant donné qu’elle avait «trait à des événements

intervenus dans six régions, correspondant à plus d’un tiers de son territoire» .69

98. La demande de la Croatie repose sur l’argument selon lequel tous les actes, sans

exception, commis par chacune des unités militaires serbes ou par chaque soldat serbe dans

la Dalmatie et la Slavonie occidentale et orientale toutes entières, et ce, pendant une période de

cinq ans, auraient été perpétrés dans un but génocidaire. Et que cette force militaire d’une

68Bosnie, p. 126-127, par. 199, citant l’affaire Krstić, jugement, 19 avril 2004, par. 13, et Stakić, jugement,
31 juillet 2003, par. 523 (les italiques sont de nous).

69CR 2014/19, p. 58, par. 10 (Sands). - 24 -

supériorité écrasante aurait déferlé sur le territoire croate et sa population civile. Il est donc permis

de se demander comment les possibilités auraient pu être limitées.

30 99. Mais le demandeur ne peut faire feu de tout bois. En effet, comme il l’affirme lui-même,

les possibilités n’auraient guère pu être plus nombreuses.

100. En tout état de cause, l’argumentation de la Croatie manque cruellement de preuves de

l’existence d’un quelconque schéma de destruction cohérent qui permettrait de déduire de manière

raisonnable, que ce soit au-delà de tout doute raisonnable ou à l’aune d’un autre critère, que

l’intention était de détruire une partie substantielle du groupe. Le compte n’y est pas, et le

demandeur en est conscient.

101. Au cours des cinq années pendant lesquelles la guerre a fait rage dans cette vaste zone

et en dépit d’une soi-disant suprématie militaire, la plupart des civils croates n’ont pas subi de

préjudice, abstraction faite et je le dis avec tout le respect dû aux victimes des transferts

forcés et des expulsions. La majorité d’entre eux ont été autorisés à partir, ce qu’ils ont d’ailleurs

le plus souvent fait. Loin de moi l’idée de tenter de justifier ces crimes horribles, mais les

statistiques et l’usage qu’en fait le demandeur parlent d’eux-mêmes.

102. Au second tour, le demandeur a ainsi cherché à faire valoir que 12 000 civils avaient été

70
tués durant le génocide qui aurait été perpétré pendant la guerre en Croatie , se gardant toutefois

bien de préciser que, selon la source sur laquelle il s’appuyait, 50 % seulement de ces victimes

étaient des civils .

103. En outre, il est permis de supposer et c’est bien évidemment au demandeur qu’il

incombe de prouver le contraire que toutes ces personnes n’ont pas été tuées de manière illicite.

Elles ont tout aussi bien pu perdre la vie dans le cadre de combats licites.

104. Par ailleurs, le chiffre lui-même paraît contestable lorsqu’on se penche sur d’autres

sources. Selon M. Zivic, principal expert de la Croatie en matière de démographie, 8147 soldats

croates seraient morts pendant la guerre. Si ce chiffre est exact et si on le rapproche des autres

sources, ou de celle du demandeur, on constate que le nombre de civils croates tués au cours de ces

70CR 2014/20, p. 34, par. 21 (Ní Ghrálaigh).

71Voir Anica Marić et Ante Nazor, Greater-Serbian Aggression against Croatia in the 1990s, Mémorial croate,
Centre croate de documentation sur la guerre patriotique, Zagreb, 2011, p. 368. Peut être consulté sur le site Internet :
http://centardomovinskograta.hr/pdf/izdanja2/1-244-Vukovar-engl-FINAL-0…. - 25 -

cinq années de guerre serait plus proche de 4000, ce qui reste horrible, mais ne représente qu’une

faible partie de l’ensemble.

105. Certes, le demandeur ne s’appuie pas uniquement sur des meurtres, et il peut être

satisfait à l’actus reus du crime de génocide à raison d’autres actes visés à l’article II, pour autant

qu’ils aient été commis avec une intention génocidaire. Cependant, le chiffre de 4000

à 6000 civils — voire moins encore — qui auraient été tués durant les cinq années de guerre, sur un

31 vaste territoire et avec des possibilités aussi nombreuses, en dit long sur la difficulté de prouver une

quelconque intention génocidaire, surtout si on le compare à celui des personnes ayant fui ou été

déplacées.

106. Soit dit en passant, il importe de noter qu’en avançant pareils chiffres relativement à

l’opération de Vukovar, le demandeur semble tenter de pallier ce problème numérique. Bien que la

Croatie ait affirmé que 2000 civils avaient été tués pendant ce qu’elle appelle la quatrième phase,

c’est-à-dire le siège de Vukovar, un examen minutieux des plaidoiries montrera que cette allégation

72
est dépourvue de tout fondement . Le défendeur reviendra sur ce point cet après-midi.

107. Ayant constaté cette faille béante dans son argumentation, le demandeur a cherché à

modifier le droit. Après avoir commencé par prétendre que le «caractère substantiel» n’en avait

jamais fait partie, il tente à présent de dénaturer la conclusion rendue en l’affaire concernant la

Bosnie s’agissant de l’importance des «possibilités».

108. Et où tout cela le mène-t-il ? Eh bien, au cœur de l’exposé de M. Sands relatif aux

«hameaux», au cours duquel celui-ci a argué que l’intention de détruire le groupe ou une partie

substantielle de celui-ci pouvait être discernée à partir d’une attaque dirigée contre «un Etat, une

région, une ville, un village, un hameau, voire un endroit plus petit encore» .73

109. De plus, le demandeur dénature également les arguments du défendeur à cet égard en

soutenant que la Serbie souscrirait à cette tentative de supprimer la condition relative au caractère

substantiel au motif qu’elle a «dit à la Cour que l’intention de commettre un génocide pouvait être

72CR 2014/12, p. 11 (Starmer). Aucune note de bas de page n’est indiquée.

73CR 2014/6, p. 22, par. 31 (Sands). - 26 -

établie même lorsque les «atteintes relevant de l’article II» étaient «relativement peu
74
nombreuses»» .

110. Le demandeur semble prendre ses désirs pour des réalités, ce à quoi il peut être

aisément remédié. Le défendeur n’a jamais dit cela, pas plus que la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie. Bien au contraire, la Cour (de même que le TPIY) a considéré que des zones

géographiques précises pouvaient fort bien présenter un problème pour déduire pareille intention,

et je la cite : «pour éviter que cette approche ne dénature la définition du génocide» .

32 111. Certes, il s’agit là d’une question de preuve, et non pas strictement d’une question de

droit matériel : comment déduire à partir d’actes commis une intention de détruire en tout

ou en partie. Le critère du caractère substantiel est essentiel à cette fin. Sinon, comment la Cour

pourrait-elle déterminer si les actes visés à l’article II ont ou non été commis avec l’intention

requise ?

112. Comment pourrait-on distinguer l’attaque d’un hameau, au cours de laquelle

quatre personnes sont tuées ou blessées, pour des raisons purement personnelles et dénuées de

toute intention génocidaire, d’une attaque ayant les mêmes conséquences, mais qui a, quant à elle,

été commise avec une intention génocidaire ? Et c’est là tout le problème de la «thèse du hameau»

[hamlet] de M. Sands : être ou ne pas être un génocide ? Telle est la question, à laquelle il est

impossible de répondre.

113. Permettez-moi de prendre un exemple prosaïque : supposons que les hommes de la

bande de Šiltovi — qui a, selon la déposition de Mme Milić, fait régner la terreur dans son

village — pénètrent par effraction dans la maison du voisin du témoin et volent tous les objets de

valeur. Afin de faire disparaître les preuves de leur crime, ils tuent tous les membres de la famille

croate et réduisent la maison en cendres, saisissant ainsi toutes les possibilités de détruire qui leur

sont données.

114. Selon l’interprétation du droit que fait le demandeur, la probabilité que les membres de

la bande aient eu une intention génocidaire serait supérieure parce qu’ils ont mis à profit toutes les

possibilités de détruire qui s’offraient à eux à ce moment-là. Cette déduction est naturellement

74
CR 2014/20, p. 11, par. 4 (Sands).
75Bosnie, arrêt, par. 199, p. 127, citant Stakić, jugement, 31 juillet 2003, par. 523. - 27 -

erronée. En effet, les intéressés n’avaient pas plus d’intention génocidaire que s’ils s’étaient

introduits silencieusement dans la maison en pleine nuit et étaient repartis sans se faire remarquer.

115. Un examen limité aux seules possibilités peut donc nous mener sur une voie séduisante

mais totalement erronée, et c’est celle-ci que le demandeur veut faire emprunter à la Cour.

116. De fait, contrairement à l’impression que le demandeur cherche à donner, la

suppression de la condition relative au caractère substantiel et son remplacement par le critère des

possibilités, loin de renforcer la Convention, rendent illusoires les protections qu’elle confère et

compromettent son utilité. Tout et n’importe quoi ressemblerait dès lors à un génocide.

117. Le caractère substantiel constitue pour la Cour un moyen pratique de trancher la

question de l’intention. Quant à la question des possibilités générales, elle peut nous éclairer sur

l’intention en ce qui concerne la totalité ou une partie du groupe visé. Elle permet de déterminer si,

en l’absence de limitations manifestes de son contrôle, l’auteur du crime se serait livré à des

destructions encore plus importantes.

118. Comme les Parties en sont convenues par ailleurs, la question de l’intention de détruire

en tout ou en partie doit être déduite d’une série de facteurs, que je ne vais pas récapituler

maintenant, car je suis sûr que vous les avez à l’esprit. Ainsi que la Cour l’a précisé dans l’affaire

33 concernant la Bosnie, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie

«doit être établi[e] en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence

d’un plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ;
pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle76
intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence» .

119. Lorsqu’il existe un plan général tendant à cette fin, quelques rares «atteintes relevant de

l’article II» peuvent suffire. Mais revenons à l’exemple de la bande de Šiltovi que je vous ai donné

il y a un instant. Si ses membres avaient détruit une maison et la famille croate qui y vivait, mais

avaient, cette fois, rédigé un plan expliquant que leur intention était de continuer jusqu’à ce qu’ils

aient tué tout Croate dans les environs, et qu’ils avaient été arrêtés avant d’avoir pu mettre ce plan à

exécution, on pourrait tout de même déduire, à partir des éléments que le défendeur vient de

mentionner, c’est-à-dire le plan et quelques rares «atteintes relevant de l’article II», que la bande

avait l’intention de détruire une partie substantielle du groupe.

76Bosnie, arrêt, p. 197, par. 373. - 28 -

120. La demande principale de la Croatie, selon laquelle «les assaillants serbes[, qui] avaient

l’occasion soit de déplacer ou d’expulser les malheureuses victimes de leurs pilonnages, soit de les
77
détruire ... [avaient presque toujours] saisi l’occasion de détruire qui s’offrait à [eux]» , n’est

manifestement pas fondée sur des preuves.

121. Conscient de cette lacune, le demandeur opère un repli en choisissant soigneusement les

pires exemples d’actes criminels (Vukovar, Sarbosko, Lovas et Skabrnja) et en affirmant que leurs

auteurs ont utilisé toutes les possibilités de destruction dans les lieux en question. Ce faisant, il

espère que la Cour n’examinera ni le territoire dans son ensemble, ni toutes les lignes de conduite,

ni la question du contrôle éventuel dans son intégralité.

122. Venons-en à la conclusion de mon intervention sur la question des possibilités.

Le demandeur n’a donné aucune explication quant aux raisons pour lesquelles une armée de cette

taille et de ces capacités, prétendument animée d’une intention destructrice, n’aurait lancé une

attaque d’infanterie ou envoyé les paramilitaires que plusieurs jours ou semaines après avoir

pilonné les lieux, adressé un ultimatum et consulté les autorités locales.

123. Le point de savoir si des attaques ont réellement eu lieu «parfois sans même attendre

l’expiration de l’ultimatum» ne permet pas d’éluder cette question.

34 124. Le demandeur n’a présenté aucun argument significatif au sujet de la conclusion tirée

dans l’affaire Martić, à savoir que la grande majorité des civils avaient été autorisés ou contraints

78
à quitter la région .

125. Le défendeur ne conteste pas l’argument du demandeur selon lequel des actes autres

que le meurtre peuvent être constitutifs de l’actus reus du génocide. Il va de soi que des atteintes

graves à l’intégrité physique ou mentale, par exemple, peuvent suffire dès lors qu’il existe une

intention génocidaire . 79 De même, aux fins d’établir l’intention, il n’est manifestement pas

80
nécessaire que «l’ensemble des membres du groupe [aient] été physiquement tués» .

77
CR 2014/12, p. 27-28, par. 55 (Starmer).
78Martić, jugement, par. 431.

79CR 2014/20, p. 54, par. 30 (Starmer).
80
Ibid. - 29 -

126. Ce nonobstant, il reste au demandeur à expliquer les raisons pour lesquelles, si l’on

considère le niveau général de contrôle géographique, la majorité des civils n’ont pas été tués ni

soumis à des actes qui pourraient dénoter cette intention, qu’elle soit immédiate ou à plus long

terme.

C ONCLUSIONS

127. J’en arrive maintenant à mes conclusions. Je vais tenter de faire la synthèse de tous ces

éléments. Le demandeur n’a pas traité de façon impartiale les aspects essentiels de sa demande. Il

est clair que, en l’espèce, la question centrale n’est pas de déterminer si les forces serbes ont ou non

commis des crimes, mais d’établir si le schéma global de ces crimes démontre qu’il y a eu

génocide. En dépit des horreurs liées aux crimes généralisés, la réponse à cette question est tout à

fait évidente.

128. Tout en prétendant examiner le contexte, les lignes de conduite et la question des

possibilités, le demandeur a usé de tous les subterfuges pour éviter de tirer la conclusion qui

s’impose.

129. La manière dont il a abordé les massacres d’Ovčara, certainement l’élément saillant de

sa demande, est caractéristique de cette approche. Les critiques qu’il a formulées sur les deux

exemples qu’a données M. Obradović relativement à l’évacuation des civils de Slavonie orientale,

dont Vukovar, illustrent le raisonnement extrêmement réducteur que le demandeur tente d’adopter.

130. La Croatie cherche à nous faire accroire que, parce que certaines des forces serbes ont

commis des crimes à Velepromet et Ovčara et saisi les possibilités qui s’offraient à elles,

l’existence d’un génocide est, ipso facto, établie .

35 131. Si le demandeur recourt à cette critique facile, c’est parce qu’un examen des causes de

cet incident dans le contexte de la guerre, ainsi que la prise en compte des protagonistes, des lignes

de conduite et des possibilités considérées dans leur intégralité démontrent le manque de

fondement de sa demande.

132. En analysant d’un point de vue plus large la deuxième phase des opérations de

Vukovar, c’est-à-dire les actions menées par le défendeur après la prise de la ville, on constate

81CR 2014/10, p. 51-56, par. 19-36 (Starmer). - 30 -

qu’elle a toute l’apparence d’une évacuation très largement réussie, marquée par un seul petit

incident. Voilà qui est très, très mal tourné ; je ne cherche évidemment pas à minimiser les

tragédies personnelles. Mais, il n’en reste pas moins qu’il s’agissait d’une évacuation

licite négociée entre la JNA, les dirigeants croates et la communauté internationale —, au cours

de laquelle un excès de violence a conduit à la perpétration de crimes, par une minorité, contre des

membres des forces croates qui ne représentaient qu’une très petite partie de l’ensemble des

personnes évacuées.

133. Les actes de violence ne sauraient s’expliquer comme s’inscrivant dans le cadre d’une

opération de destruction planifiée comme telle. Cette thèse a d’ailleurs été écartée dans le

jugement Mrkšić, non seulement lorsqu’il y a été conclu à la licéité des combats, mais aussi dans le

rappel des conclusions spécifiques.

134. Un bref examen suffit. Comme la chambre de première instance l’a établi, ni la JNA, ni

les trois accusés ni quiconque n’a participé à une entreprise criminelle commune visant à porter

atteinte aux civils ou aux prisonniers de guerre, ou à les tuer. Il n’a pas été démontré que les

violences survenues par la suite à Ovčara résultaient d’un plan consistant à tuer ou à punir et
82
a fortiori, s’apparentant de près ou de loin à un génocide .

135. De fait, la chambre a jugé que, le 20 novembre 1991, la JNA avait certes délibérément

retenu les observateurs de l’ECMM et les représentants du CICR, mais dans le but de mettre en
83
œuvre un plan licite . Elle a estimé que ce plan et les mesures prises, à savoir ce retard

intentionnel, avaient servi à évacuer les civils et à les séparer des combattants en vue d’une enquête

sur la participation de ces derniers à la guerre et la commission de crimes de guerre. C’était

parfaitement licite, même si le plan ne s’est pas déroulé comme prévu.

136. La chambre a indiqué ce qui suit :

«Pas moins de 200 membres des forces croates ont été sélectionnés et évacués
de l’hôpital de Vukovar pour être placés sous la garde de la JNA, transférés dans un
camp de prisonniers de guerre pour peut-être dans certains cas au moins, quand ils

36 étaient soupçonnés de crimes de guerre, être interrogés et traduits en84ustice et, dans
les autres cas, faire l’objet d’un échange de prisonniers de guerre.»

82
Jugement Mrksić, par. 608.
83Ibid., par. 211.

84Ibid., par. 579. - 31 -

137. Elle a également estimé que :

«les mesures de sécurité que la police militaire de la JNA a[vait] parfois mis en place
dans l’après-midi à Ovčara les [avaient] empêchés, quoique temporairement et
insuffisamment, de poursuivre tout objectif commun, ce qui tend[ait] à battre en
brèche l’idée qu’il y aurait eu un objectif commun impliquant les troupes de la JNA
85
placées sous le commandement de l’un des Accusés.»

Je me permets d’insister : la chambre a jugé que la JNA n’avait participé à aucun plan visant à tuer

les hommes et qu’il n’y avait aucun objectif criminel commun.

138. Pour répondre au demandeur qui cherche à apprécier la véritable intention des forces

serbes, peut-être n’est-il pas nécessaire d’aller chercher plus loin. En effet, ainsi que l’a établi la

chambre de première instance, du 18 au 20 novembre 1991, un système a été mis en place pour

évacuer la grande majorité des civils, et, de fait, avec l’aide de la JNA, près de 4000 d’entre eux ont
86
quitté Vukovar pour la Croatie ou la Serbie .

139. Quoi qu’il en soit, cette ligne de conduite n’est guère compatible avec l’allégation selon

laquelle les forces serbes étaient résolues à tout détruire. Comme le demandeur l’a fait remarquer,

après une féroce bataille, la ville était à genoux, les possibilités de destruction étaient optimales et,

pourtant, la ligne de conduite a été claire : presque tous, hommes, femmes et enfants, ont été

transférés en Serbie ou en Croatie.

140. Bien qu’effrayant, le nombre de personnes tuées ne représentait qu’une minuscule

partie de l’ensemble. Ces personnes et leurs proches ont certes vécu une tragédie, mais les

opérations ne visaient pas à saper l’existence physique ou les caractéristiques biologiques du

groupe, et n’auraient pu atteindre pareil objectif.

141. Il n’est pas non plus contesté que les auteurs des 194 meurtres commis à Ovčara étaient

convaincus que leurs actes étaient dirigés contre des membres des forces croates. Il ne s’agissait

donc pas d’une attaque contre des populations civiles en tant que telles. C’est ce que la chambre de

première instance a établi, et c’est pourquoi elle n’a pas conclu, au paragraphe 481 de son

jugement, à la perpétration de crimes contre l’humanité . 87

85
Jugement Mrksić, par. 596.
86Ibid., par. 157.
87
Ibid., par. 481. - 32 -

37 142. Le demandeur prétend que l’exemple, donné par M. Obradović, de l’évacuation de

250 femmes, enfants et autres personnes, le 20 novembre 1991, est trompeur, car cette évacuation

était «surveillée de près» par l’ECMM et le CICR, et qu’il convient de l’opposer aux événements

de Velepromet et d’Ovčara . 88

143. Cette analyse, bien que séduisante, ne tient cependant compte ni du contexte ni des

lignes de conduite susmentionnés. Elle n’explique pas pourquoi la chambre saisie de

l’affaire Mrkšić a établi que, tout au long de l’opération d’évacuation, les forces serbes avaient fait

la différence entre les civils et les forces combattantes, ni pourquoi tous les civils et l’immense

majorité des forces armées avaient été évacués, avec ou sans surveillance . 89

144. Le demandeur n’expose pas pourquoi cette ligne de conduite s’apparente à celle qui a

été établie dans l’affaire Martić et, plus encore, aux évacuations licites réalisées à Ilok en

juillet 1991, ainsi que l’a établi la chambre de première instance en l’affaire Stanišić. Il préfère

mettre l’accent sur les principaux méfaits, comme si cela suffisait à démontrer

l’intention génocidaire.

145. La Croatie a suivi un raisonnement similaire en ce qui concerne le second exemple

donné par l’agent de la Serbie, à savoir que 2786 Croates, dont plus de 1000 hommes détenus avec

M. Kožul à Stajićevo, avaient été libérés, et non tués . Elle semble reconnaître que ces hommes

ont été intentionnellement épargnés et que le CICR a eu accès au camp, mais affirme que les

détenus étaient «principalement de[s] civils» et que les forces serbes ont profité de la possibilité de

commettre d’autres actes de génocide . 91

146. Le demandeur a eu raison de dire, comme je l’ai moi-même souligné à plusieurs

reprises, qu’il était nécessaire d’aller au-delà des meurtres, puisque d’autres actes relevant de

l’article II et commis avec une intention spécifique peuvent être constitutifs de l’élément matériel,

l’actus reus, du génocide . Cependant, là encore, il a eu recours au critère des possibilités et aux

88CR 2014/20, p. 51-54 (Starmer).
89
Jugement Mrksić, par. 167, 168, 201, 207 et 474.
90CR 2014/13, p. 67, par. 48 (Obradović).

91CR 2014/20, p. 57, par. 40-44 (Starmer).
92
Ibid., p. 54, par. 30 (Starmer). - 33 -

méfaits les plus marquants, plutôt qu’au contexte, aux lignes de conduite et aux autres questions

pertinentes susceptibles d’éclairer l’intention.

38 147. Premièrement, le demandeur soutient que les personnes détenues étaient principalement

des civils, sans toutefois le prouver. Or, comme l’a établi la chambre de première instance saisie de

l’affaire Mrkšić, l’opération d’évacuation a très clairement consisté à séparer les civils des

personnes soupçonnées d’avoir participé aux combats. Les hommes étaient détenus en tant que

prisonniers de guerre.

148. Ainsi que l’a confirmé M. Kožul, les hommes étaient séparés des femmes, des enfants

et des personnes âgées, et ces derniers étaient libérés . Il a certes déclaré que ses codétenus étaient

«surtout [des] civils», mais s’est immédiatement contredit en indiquant que le premier échange

important de détenus avait concerné 110 membres de la police croate . Pendant sa déposition, il

s’est de nouveau contredit en reconnaissant qu’il «ne sa[vait] pas quelle était la proportion de civils

et de soldats parmi ceux qui se trouvaient dans ces deux étables» . Cela ressort tout à fait

clairement du jugement Mrkšić.

149. En outre, les hommes ont tous été interrogés par les services de renseignement militaire

pour déterminer s’ils avaient pris part aux combats, M. Kožul ayant finalement été échangé en tant

96
que membre de l’armée croate .

150. Selon nous, il est donc évident que la violence, bien qu’inexcusable, n’en était pas

moins compréhensible si l’on tient compte du contexte. Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’établir

que le groupe a été tué, il convient d’examiner les circonstances de l’époque pour rechercher si

d’autres raisons expliquent cette violence. Les passages à tabac et les quelques meurtres qui en ont

résulté étaient manifestement la conséquence d’excès survenus dans le cadre d’une action militaire

par ailleurs licite, à savoir une opération d’évacuation, d’interrogatoires et de libérations.

151. Il ne s’agissait pas de créer des possibilités de destruction ou d’en profiter, mais

d’identifier des combattants et des criminels de guerre. Un excès de violence n’ayant pas provoqué

93
CR 2014/7, p. 16.
94MC, vol. 2, partie I, annexe 154, p. 3.

95CR 2014/7, p. 17.
96
MC, vol. 2, partie I, annexe 154, p. 4. - 34 -

la mort ou la destruction du groupe et n’ayant pas pu avoir pareil résultat n’y change rien. En

examinant ces questions dans leur contexte, force est donc de constater que la thèse de

M. Obradović est tout à fait exacte.

39 152. Pour conclure, je dirai que, si l’on examine attentivement les décisions du TPIY et les

éléments de preuve présentés à la Cour qui n’émanent pas de cette juridiction, le contexte et les

lignes de conduite sont clairs. En prenant en compte les possibilités globales qui s’offraient aux

forces serbes et le nombre de morts ou de blessés, cela devient évident. En analysant la nature des

crimes, c’est flagrant.

153. Nul doute que ces faits sont abominables et tragiques. C’est ce qui arrive lorsque des

hommes orgueilleux et irresponsables usent de leur peuple et l’abusent pour satisfaire leurs

ambitions personnelles et laisser une trace dans l’histoire.

154. Mais il ne s’agit pas d’un génocide. Les faits ne cadrent pas, pas plus que le droit.

Personne n’y croyait réellement à l’époque, de même que personne, pas même le demandeur, n’y

croit réellement aujourd’hui. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous

remercie de votre attention. Si la Cour le veut bien, je vais passer la parole à M. Schabas, qui

traitera d’autres questions relatives à la demande de la Croatie.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Jordash. J’appelle à présent à la barre

M. Schabas. Il pourra commencer sa plaidoirie, puis marquer une pause à un moment qui lui

conviendra d’ici 15 ou 20 minutes. Monsieur Schabas, vous avez la parole.

M. SCHABAS :

R ÉPONSE AU SECOND TOUR DE PLAIDOIRIES DU DEMANDEUR CONCERNANT
LES ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE

Introduction

1. Merci beaucoup, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour. Ce matin, en

réponse aux plaidoiries du demandeur de la semaine dernière relatives à la demande principale, je

voudrais attirer votre attention sur un certain nombre de questions. Je commencerai par celle de

l’élément matériel du crime de génocide et de l’interprétation de l’article II de la convention.

J’aborderai ensuite le rapport entre la question des personnes disparues et le crime de génocide. - 35 -

Je poursuivrai avec le critère d’établissement de la preuve à la lumière de l’arrêt rendu en l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine et de la jurisprudence des autres juridictions internationales,

en particulier les juridictions régionales chargées de la protection des droits de la personne

(notamment les cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme) ainsi que le TPIY, sans

oublier la question posée par le juge Cançado Trindade. Je conclurai avec quelques remarques
40

concernant l’affaire Tolimir jugée par le TPIY.

L’élément matériel et l’interprétation de l’article II
de la Convention sur le génocide

2. La Croatie et la Serbie divergent d’opinion quant à l’interprétation à donner à l’article II

de la convention. L’une des divergences concerne la notion d’élément matériel, à laquelle il a

plusieurs fois été fait allusion, généralement à l’occasion de remarques comme «l’élément matériel

n’est pas contesté» ou «l’élément matériel a été admis», ce qui laisserait entendre que l’un ou

l’autre des actes incriminés aux cinq alinéas de l’article II de la convention aurait effectivement été

commis. La semaine dernière, la Croatie a abordé la question et affirmé que la Serbie avait admis

l’existence de l’élément matériel du génocide, parce qu’elle n’avait «fait aucun effort pour réfuter

les accusations de meurtre, d’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du
97
groupe» , avant d’ajouter ce qui suit : «une accumulation d’actes différents n’est pas nécessaire,

pour établir l’actus reus du crime de génocide. Des actes individuels suffisent, en tant que tels, à

98
constituer un génocide» . De fait, en réponse aux observations de la Serbie relatives à

l’importance de l’ampleur du crime, la Croatie répond que «ce n’est pas ce qui est écrit dans la

convention» , comme si une lecture littérale de l’article II pouvait nous apporter des

éclaircissements sur son interprétation. La conséquence de l’interprétation proposée par la Croatie

semble être que, dès lors que la Cour aura constaté qu’il y a eu meurtre de membres du groupe — il

semble que deux pourraient suffire, vu le pluriel utilisé à l’alinéa a) de l’article II — ou atteinte

grave à leur intégrité physique ou mentale, la Cour devrait immédiatement passer à la recherche de

l’élément moral associé à l’acte incriminé.

97
CR 2014/20, p. 13, par. 6 (Sands).
98Ibid., p. 14, par. 7.
99
Ibid. - 36 -

3. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il semble s’agir là d’une façon

simpliste et essentiellement impraticable d’aborder l’article II. En effet, l’élément matériel du

génocide ne saurait se réduire à la preuve avérée de la commission de l’un des actes énumérés à

l’article II. Est-il possible que les rédacteurs de la Convention sur le génocide aient voulu que

celui-ci puisse être commis par un seul individu qui tuerait — je remarque que, dans sa version

anglaise, la convention n’utilise pas le terme «murder» — deux ou plusieurs membres du groupe ?
41

Ou même qui se livre à un acte portant gravement atteinte à l’intégrité mentale de deux membres

du groupe ou plus ? C’est réduire le crime de génocide à une absurdité et le rendre impossible à

distinguer d’un crime ordinaire. N’oublions pas que la Convention sur le génocide a, pour

l’essentiel, été adoptée en réaction au massacre de six millions de personnes. Telle était la nature

du mal que les rédacteurs de la convention cherchaient à réprimer. Celle-ci ne saurait donc être

interprétée sans qu’il soit tenu compte du contexte ayant présidé à son adoption.

4. Le problème de la réduction de l’élément matériel du crime de génocide à un acte unique

commis par un nombre restreint d’individus devient évident lorsqu’on en vient, comme il se doit, à

la recherche de l’élément moral. Si l’élément matériel est présenté comme un acte unique, ou

peut–être deux, ayant fait un nombre restreint de victimes, il s’ensuit que cet acte peut avoir été

commis par un seul individu, ce qui conduit à la question de savoir si l’individu avait l’intention de

commettre le crime. Dans l’affirmative, selon cette interprétation, les conditions posées à

l’article II seraient remplies. En conséquence, la Cour internationale de Justice pourrait être saisie

au titre de l’article IX dès lors que les actes d’un seul individu ayant fait quelques victimes peuvent

être attribués à l’Etat par application des règles relatives à la responsabilité de l’Etat.

5. Si je puis me permettre, cela n’a aucun sens. Vendredi dernier, M. Crawford nous a

judicieusement rappelé le rôle de la Commission du droit international, qui «consiste à rationaliser

le droit et à en exposer la structure et les valeurs sous-jacentes à l’examen minutieux de la

100
communauté internationale» . Si c’est le cas pour la Commission, ce l’est encore davantage pour

la Cour. La Convention sur le génocide était un texte novateur sur le plan juridique, et ceux qui

l’ont rédigée avaient peu d’expérience dans l’élaboration d’un traité codifiant un crime

10CR 2014/21, p. 28, par. 56 (Crawford). - 37 -

international et devant s’appliquer aussi bien aux individus qu’aux Etats : c’était bien la première

fois que cela se faisait. Les pourparlers ont été difficiles, les votes fréquents et les amendements

nombreux, la rédaction avançant ligne par ligne, parfois mot par mot. Cette méthode d’élaboration

des traités a pour l’essentiel été abandonnée depuis dans les négociations internationales parce que

les résultats sont imprévisibles ; on préfère généralement aujourd’hui recourir à la technique de

42 l’accord ou du consensus, afin d’aboutir à un résultat plus logique et plus cohérent. Puis–je

rappeler que, lors de la rédaction de la convention, les termes «élément matériel (actus reus)» et

«élément moral (mens rea)» n’ont jamais été mentionnés au cours des débats et dans les documents

préparatoires , où ils brillent par leur absence ?

6. Certes, il n’est pas impossible de soutenir qu’un génocide puisse être commis par une

personne agissant seule, mais motivée par son propre délire génocidaire. Je ne partage pas cette

interprétation de l’article II, mais je ne peux en nier la valeur et ne l’ai pas fait dans mes

interventions antérieures. Au cours de mon premier exposé devant la Cour, le 10 mars, j’ai cité les

propos du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) sur ce point, et les références

figurent dans les comptes rendus. Dans la pratique, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, le TPIY n’a jamais condamné pour ce crime une personne agissant seule et motivée par

une intention génocidaire. Les observations du Tribunal sur cette possibilité restent donc assez

théoriques et relèvent de l’obiter dictum. Mais le TPIY ne les a pas moins formulées,

l’affaire Jelisić faisant autorité à cet égard.

7. Lorsque j’ai abordé la question au premier tour des plaidoiries, j’ai souligné une

divergence réelle entre le droit du TPIY et le droit appliqué par la Cour pénale internationale (CPI),

où il semble que l’hypothèse du génocideur unique et du nombre limité de victimes ait été exclue.

Cela serait le résultat à la fois du texte des Eléments des crimes et de la décision de la majorité de

la chambre préliminaire dans l’affaire Bashir, à propos du mandat d’arrêt délivré à l’encontre de ce

dernier. Il est précisé dans les Eléments des crimes du Statut de Rome, adoptés par consensus par

la commission préparatoire au statut où avaient été invités tous les Etats présents à la Conférence

de Rome, que le comportement génocidaire «s’est inscrit dans le cadre d’une série manifeste de

101Voir Hirad Abtahi et Philippa Webb, The Genocide Convention, The Travaux préparatoires, Leiden et Boston,
Martinus Nijhoff, 2008. Une recherche par mots clés dans la version pdf n’a révélé aucune occurrence de ces termes, qui
ne figurent pas non plus dans l’index général préparé par les auteurs. - 38 -

comportements analogues dirigés contre ce groupe, ou pouvait en lui-même produire une telle

destruction». Il s’agit manifestement de l’élément matériel du crime et la position exprimée exclut

la possibilité du génocide commis par un seul individu et ne faisant qu’un petit nombre de victimes.

Comme je l’ai souligné dans mon exposé du 10 mars, ces mots n’apparaissent pas dans les versions

initiales des Eléments des crimes. Ils ont été ajoutés quelques semaines après que la chambre de

première instance du TPIY a proposé l’hypothèse du génocideur unique. Ils ont donc été ajoutés en

réaction à la décision Jelisić.

43 8. L’insistance que met la Croatie sur l’argument voulant que le meurtre ou même l’atteinte

grave à l’intégrité physique ou mentale sur une échelle très limitée puissent être constitutifs de

génocide, argument qu’elle a répété au deuxième tour quand elle a pour ainsi dire eu partie liée

avec la Serbie, tient sans doute à la réalisation de la fragilité de ses moyens de preuve en l’espèce.

Sa susceptibilité sur ce point montre qu’elle a bien compris qu’il s’agit là de son talon d’Achille.

9. De fait, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est là l’une des

grandes différences entre la requête et la demande reconventionnelle. Cette dernière présente des

éléments de preuve solides et convaincants à l’appui de la thèse selon laquelle l’attaque contre les

Serbes de Krajina avait été orchestrée aux plus hauts niveaux de l’Etat croate, qu’elle reflétait les

opinions personnelles du président Tudjman sur l’élimination des Serbes de Krajina pour repeupler

l’ensemble de la région par des Croates, ainsi que ses positions racistes envers les Serbes et autres

ethnies, et que le plan a été élaboré au cours d’une réunion dont les débats ont été enregistrés, la
102
«fameuse» et pourtant tristement célèbre conférence de Brioni. De son côté, la Croatie dispose

de peu d’éléments et se voit réduite à invoquer un petit nombre d’actes isolés dont l’accumulation

permettrait selon elle de déduire l’intention génocidaire. Il est exact de dire, comme l’a fait le

103
conseil de la Croatie, que «point n’est besoin d’une conférence de Wannsee» — je n’étais pas

fâché de voir que je n’étais pas le seul à mentionner la conférence de Wannsee à ce propos.

Peut-on toutefois nier que la preuve directe de l’intention génocidaire l’emporte, de manière

générale, sur les «déductions» ?

102
CR 2014/19, p. 22, par. 37 (Crnić-Grotić).
10CR 2014/21, p. 29, par. 60 (Crawford). - 39 -

Monsieur le président, deux ou trois minutes sur les personnes disparues? Je propose

ensuite…

Le PRESIDENT : Veuillez poursuivre.

M. SCHABAS :

La question des personnes disparues

10. La question des personnes disparues a toujours figuré au premier rang des moyens de la

Croatie et fait l’objet d’une part importante de ses conclusions. Je ne crois cependant pas avoir

entendu avant la semaine dernière le demandeur recourir à l’argument selon lequel la disparition en

104
44 tant que telle constituerait un acte de génocide . Il me semble un peu maladroit d’assimiler

systématiquement la disparition de personnes au crime contre l’humanité qu’est la disparition

forcée, lequel obéit à ses propres règles juridiques complexes. Pour les besoins du débat,

permettez-moi de rappeler que la «disparition forcée» est définie dans la convention récemment

adoptée par les Nations Unies comme «toute autre forme de privation de liberté par des agents de

l’Etat» suivie «du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort

105
réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve» . Cette définition ne vise pas toutes

les personnes portées disparues au cours d’un conflit armé et ne saurait leur être appliquée.

Ce serait là une extension déraisonnable de sa portée qui ne correspond pas à la pratique des Etats.

11. Il est bien entendu tout à fait exact que les juridictions internationales spécialisées dans la

protection des droits de l’homme ont confirmé que les disparitions forcées sont constitutives de

violation continue. Mais violation de quoi ? Il ne peut s’agir d’une violation du droit à la vie, que

mettent en jeu les actes incriminés à l’article II de la convention. La jurisprudence de la Cour

interaméricaine des droits de l’homme et de la Cour européenne des droits de l’homme en

témoigne. La raison pour laquelle il peut s’agir d’une violation continue des droits de l’homme est

que la famille de la victime continue de subir une «atteinte à son intégrité mentale», ce qui fait

entrer en jeu l’interdiction des «mauvais traitements» ou encore l’obligation processuelle

104CR 2014/20, p. 15 et 16, par. 9-10 (Sands) ; CR 2014/21, p. 23-24, par. 45-47 (Crawford).

105 Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
20 décembre 2006, Nations Unies, Recueil des traités (RTNU), vol. 2715, doc A/61/448, article 2. - 40 -

d’enquêter sur le crime. Voilà ce que nous apprend la jurisprudence des juridictions spécialisées

dans les droits de la personne.

12. Or il ne s’agit pas ici de la dimension procédurale d’une obligation en matière de droits

de la personne, mais bien d’un crime, dont la continuité de l’élément moral doit être démontrée.

Si le crime se poursuit aujourd’hui, comme la Croatie semble l’avoir laissé entendre la semaine

dernière, il faut que l’intention soit également continue. La Croatie fait-elle valoir que l’intention

génocidaire existe toujours ? Le demandeur n’avait pas encore formulé de telle allégation. Et il ne

propose pas un iota de preuve à l’appui de celle-ci. L’argument de la violation continue apparaît

comme un mauvais stratagème concocté à la dernière minute pour ajouter aux moyens de la

Croatie, parce que je ne peux croire que le demandeur puisse sérieusement affirmer qu’aujourd’hui,

en 2014, la Serbie soit en train de commettre une violation continue — acte incriminé à l’article II

45 de la convention — dans l’intention de détruire les Croates en tant que groupe. Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la question des disparus s’apparente peut-être à une

violation de la convention européenne des droits de l’homme, mais la Croatie se trompe en

essayant de la faire entrer de force dans le cadre de l’article II de la Convention sur le génocide,

essentiellement pour valider l’argument relatif à la compétence temporelle. La question est

importante, certes, mais elle n’a pas sa place ici ; peut-être à Strasbourg, mais certainement pas à

La Haye. Monsieur le président, le moment est peut-être bien choisi pour faire une pause.

Le PRESIDENT : Merci Monsieur Schabas. La Cour va faire une pause de quinze minutes.

L’audience est suspendue pour quinze minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 50.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et vous pouvez poursuivre,

Monsieur Schabas. Vous avez la parole.

M. SCHABAS : Merci beaucoup, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour. - 41 -

Le critère d’établissement de la preuve

13. La semaine dernière, la Croatie a beaucoup insisté dans ses plaidoiries sur le

paragraphe 373 de l’arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, là où la Cour a

précisé que, pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve de l’existence de

l’intention spécifique de commettre un génocide, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en

dénoter l’existence. La Croatie semble particulièrement troublée par la formule restrictive «ne

puisse que». Cette norme est comparable, quant à sa portée, à celle qu’appliquent les juridictions

106
pénales en matière de preuve indirecte . Elle est tout à fait cohérente avec la règle pratiquée par

les juridictions pénales internationales, qui exigent une preuve au-delà de tout doute raisonnable.

Je me permets de renvoyer la Cour à une formulation ancienne de la charge de la preuve nécessaire

à une déclaration de culpabilité ; elle est tirée d’un arrêt du TPIY et paraît à l’écran :

«Il ne suffit pas que les moyens de preuve permettent raisonnablement de

conclure ainsi. Cette conclusion doit être la seule raisonnable possible. Si une autre
46 conclusion peut être raisonnablement tirée des éléments de preuve et qu’elle n’exclut
pas l’innocence de l’accusé, celui-ci doit être acquitté.» 107

Le mot «seule» figure dans l’original, mis en italiques par la chambre d’appel.

14. La Croatie a prié la Cour de revenir sur sa décision et de retirer la formule restrictive

(«ne puisse que») du paragraphe 373 de l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire concernant

la Bosnie-Herzégovine. Le conseil de la Croatie a en effet prévenu la Cour que son interprétation

risquait de «vider la convention de sa substance» , et qu’«elle-même pourrait être considérée

comme n’ayant aucun rôle à jouer dans la prévention et la répression du crime de génocide, et ce,

alors même que son action est plus importante que jamais» , risquant ainsi «de se retrouver dans

110
une sorte de désert juridique» . La Croatie a mis la Cour en garde contre le risque qu’elle a ainsi

décrit :

106 o
Par exemple : Le Procureur c. , affaire n IT-97-24-A, arrêt, 22 mars 2006, par. 219 ; Le Procureur c.
o , affaire n IT-96-21-A, arrêt, 20 février 2001, par. 458 ; Le Procureur c. Gotovina ot consorts,
affaire n IT-06-90-T, jugement, 15 avril 2011, par. 303 ; Le Procureur c. , affaire n IT-05-88-T,
jugement, 10 juin 2010, par. 12.
107 o
Le Procureur c. , affaire n IT-96-21-A, arrêt 20 février 2001, par. 458 (les italiques sont
dans l’original).
108
CR 2014/20, p. 19, par. 19 (Sands).
109Ibid.

110Ibid., par. 20. - 42 -

«On se trouverait alors — en ce qui concerne la preuve nécessaire aux fins de
déduire une intention, question qui se révélera sans doute fondamentale dans toute

affaire de génocide — dans une situation dans laquelle les tribunaux nationaux, les
juridictions internationales relatives aux droits de l’homme et les juridictions pénales
internationales, voire d’autres juridictions internationales, appliqueraient un certain
droit en matière de génocide, tandis que la Cour en appliquerait un autre.» 111

Elle a ajouté pour la forme : «Est-ce vraiment la situation dans laquelle la Cour internationale de
112 113
Justice souhaite se trouver ?» , brandissant la menace de l’«extinction» de la convention .

15. Ainsi que j’entends le montrer, ces déclarations brutales et extravagantes sont fondées

sur une lecture totalement fausse des sources faisant autorité. La Croatie a dénaturé les décisions

des grandes juridictions internationales qui ont statué depuis 2007 en matière de génocide.

16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsque, dans mon exposé du

10 mars, j’ai passé en revue l’évolution de l’interprétation de l’article II de la convention

depuis 2007, j’entendais montrer que la position adoptée par la Cour avait été globalement suivie.

Loin de laisser entendre que la Cour aurait renoncé à son rôle en la matière, ou qu’elle se serait

marginalisée ou perdue dans un désert juridique, la jurisprudence des juridictions internationales

depuis l’arrêt de 2007 confirme que la Cour a précisément fait ce qu’elle était censée faire. Elle a

éclairci et stabilisé l’interprétation et l’application de l’article II. Elle a montré la voie aux autres

juridictions.

47 17. La Croatie a examiné les mêmes sources que celles que j’ai mentionnées le 10 mars en

passant en revue l’évolution de la jurisprudence. Tout d’abord, elle a rappelé la décision Jorgić de

la Cour européenne des droits de l’homme, comme l’avait fait la Serbie, afin de

«montrer que l’approche suivie par les juridictions allemandes, s’agissant de la
possibilité de prouver l’intention au moyen d’éléments indirects résultant de

présomptions, était bien éloignée de celle de la Cour, et que la Cour européenne a
estimé qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur cette approche, qu’elle a jugée
parfaitement conforme au droit international» . 114

C’est tout simplement faux. L’affaire portée devant les tribunaux allemands ne portait pas sur la

déduction de l’intention, pas plus que celle dont avait été saisie la Cour européenne des droits de

l’homme. Trois questions avaient été posées à cette dernière. La première concernait les articles V

111
CR 2014/20, p. 24, par. 27 (Sands).
112Ibid.

113Ibid., p. 25, par. 30.
114
Ibid., p. 20, par. 21. - 43 -

et VI de la convention, et la prétention selon laquelle les tribunaux allemands n’avaient pas

respecté ces dispositions parce que leur saisine était fondée sur la compétence universelle.

Le différend ne portait nullement sur la déduction de l’intention. Le deuxième point examiné par la

Cour européenne concernait l’équité de la procédure et n’avait, là encore, rien à voir avec la

déduction de l’intention. La troisième question concernait l’article 7 de la convention européenne,

concernant le principe de la légalité, Jorgić ayant fait valoir que les tribunaux allemands avaient

appliqué une définition large du génocide, allant jusqu’à la destruction mais sans anéantissement

biologique, et que cette définition était en contradiction avec les dispositions de l’article II de la

convention et avec le droit coutumier. C’est bien entendu dans ce contexte qu’a été rendu l’arrêt de

la Cour, ce qui explique que la Cour européenne a cité le paragraphe 190 de l’arrêt rendu en

l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, où est analysée la distinction entre le génocide et le

nettoyage ethnique, et non le paragraphe 373, qui semble obséder la Croatie. Je le répète,

l’affaire Jorgić n’avait rien à voir avec la déduction de l’intention, contrairement à ce que la

Croatie a fait valoir devant la Cour la semaine dernière.

18. Le conseil de la Croatie a ensuite examiné les décisions rendues par le TPIY dans

l’affaire Karadžić, dont j’avais fait un exposé assez détaillé le 10 mars. La lecture des extraits de la

décision de la chambre d’appel produits par la Croatie la semaine dernière démontre que cette

décision, même si elle portait sur la nature des éléments de preuve susceptibles d’établir l’intention

génocidaire, n’avait rien à voir avec le critère d’établissement de la preuve nécessaire à une

déclaration de culpabilité. Cette question n’est jamais soulevée à ce stade de la procédure, dans le

cadre d’une demande formulée au titre de l’article 98bis du règlement de procédure et de preuve.

48 La seule question alors posée est celle de savoir s’il existe quelque élément de preuve qui, s’il était

avéré, permettrait d’aboutir à une déclaration de culpabilité. A cette étape, la chambre ne se

préoccupe pas de savoir si telle déduction est la seule possible et rien dans la décision de la

chambre d’appel ne remet en cause ce que la Cour a dit au paragraphe 373 de son arrêt de 2007, ni

ne vient contredire la position de celle-ci. - 44 -

19. C’est dans le contexte de l’affaire Karadžić que j’ai fait référence à la chose jugée dans

115
mes exposés antérieurs . Dans ses plaidoiries, la Croatie a insisté sur le fait que, dans cette

affaire, la chambre d’appel avait rétabli les accusations de génocide contre la population croate de

Bosnie-Herzégovine. J’ai alors signalé que la Cour s’était déjà prononcée sur la question et avait

rejeté cette allégation en 2007. J’ai bien entendu pris soin — comme le montre le compte rendu —

de ne pas affirmer qu’il y avait chose jugée au sens strict du terme parce que les conditions

applicables n’étaient manifestement pas réunies. J’ai invité la Croatie à aborder cette question de

fond, mais elle a choisi de s’en moquer au moyen d’une puérile analogie avec l’état de grossesse.

20. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le conseil de la Croatie s’est

ensuite tourné vers la Cour pénale internationale (CPI). J’avais fait, à propos du droit pratiqué par

la CPI en matière de génocide, un certain nombre d’observations qui, à mon avis, étaient de nature

à aider la Cour, et je remarque que la grande majorité d’entre elles n’ont pas vraiment été

contestées par la Croatie. J’ai notamment abordé le débat en cours sur la nécessité que l’acte

s’inscrive dans une ligne de conduite manifeste et soit susceptible de conduire au but recherché.

Cette question est certainement importante en l’espèce au vu de la position croate relative au

«mini» ou «micro» génocide. Il est dommage que la Croatie n’ait pas abordé le sujet dans ses

plaidoiries, ce qui m’aurait permis d’utiliser le temps précieux qui nous est imparti au deuxième

tour pour répondre à cette prétention et d’éclaircir au besoin les divergences qui subsistent entre les

parties. Au contraire, la Croatie a laissé entendre que les décisions rendues dans l’affaire Bashir

relativement au mandat d’arrêt — il y en a eu trois — venaient étayer sa position concernant le

paragraphe 373 de l’arrêt de 2007.

21. Là encore, la Croatie a simplement lu de travers les sources pertinentes. La CPI ne s’est

pas prononcée sur la question du critère d’établissement de la preuve en matière de génocide, qui

ne lui était pas posée à ce stade de la procédure. L’affaire Bashir portait sur le critère

49 d’établissement de la preuve régissant la délivrance du mandat d’arrêt. La question est réglée par

les dispositions de l’article 58 du Statut de Rome, où figure l’expression «motifs raisonnables».

Il est exact que la CPI a examiné le critère d’établissement de la preuve applicable à ce stade de la

115CR 2014/20, p. 22-23, par. 24 (Sands). - 45 -

procédure, à savoir le niveau de preuve nécessaire à la délivrance d’un mandat d’arrêt, mais non à

l’obtention d’une condamnation. Une fois encore, comme dans les affaires Jorgić et Karadžić,

la question de savoir si telle déduction est la seule possible ne s’est jamais posée.

22. La Croatie a conclu comme suit son bref survol des affaires dont j’ai parlé dans mon

exposé du 10 mars : «En résumé, Monsieur le président, il apparaît qu’aucune juridiction

internationale n’a appliqué ou suivi les termes employés par la Cour il y a sept ans. C’est un critère
116
moins strict qui a été retenu, et ce, dans nombre d’instances…»

23. Dans nombre d’instances ? Le conseil de la Croatie a-t-il vraiment dit que «[c]’est un

critère moins strict qui a été retenu, et ce, dans nombre d’instances» ? Mais dans quelles

instances ? Parce que la Croatie n’en cite aucune, si ce n’est la lecture brouillonne et déformée des

affaires Jorgić devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bashir devant la CPI et Karadžić

devant le TPIY.

24. Qui plus est, le conseil de la Croatie a cru bon d’ajouter que «certaines des juridictions

concernées [avaient] tenu à préciser qu’elles ne se considéraient pas liées par l’approche qu’aurait

suivie la Cour en 2007». Mais, une fois de plus, je ne trouve aucun exemple ou renvoi à cet effet

dans les écritures ou les plaidoiries du demandeur. De quelles juridictions s’agit-il ? Et où ces

mystérieuses juridictions ont-elles déclaré qu’elles ne se considéraient pas liées par l’arrêt

de 2007 ? Je ne peux que supposer qu’il s’agit là d’une stratégie de la part de la Croatie, qui entend

sortir ces preuves de son chapeau à la dernière minute, mardi prochain, trop tard pour que la Serbie

ait la possibilité de répliquer. J’aimerais pouvoir prévoir les citations qui seront proposées, et il me

tarde de voir la liste de toutes ces affaires qui ont échappé à mes recherches. Je n’ai pas la moindre

idée de ce que veut dire la Croatie.

25. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a commencé par

dire qu’aucune juridiction n’avait appliqué le critère d’établissement de la preuve énoncé par la

Cour dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, avant de passer en dépit de toute logique à

une autre thèse, à savoir que de nombreuses juridictions avaient rejeté ce critère. En réalité, ces

11CR 2014/20, p. 24, par. 26 (Sands). - 46 -

propos assez insultants de la Croatie sur l’inutilité de la Cour, perdue dans son désert juridique,

reposent sur une analyse manifestement fausse de la jurisprudence internationale.

50 26. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la raison pour laquelle j’ai

tenu à «naviguer dans les méandres» de l’évolution de la jurisprudence relative au crime de

génocide depuis l’arrêt de 2007 est que l’agent de la Serbie m’avait demandé de le faire en insistant

pour que je sois aussi neutre, impartial et objectif que possible. C’est ce que j’ai essayé de faire.

La Croatie laisse entendre que le critère adopté par la Cour a été rejeté par d’autres juridictions

internes ou internationales. Je n’ai donné aucun exemple à cet effet, parce que je n’en connais pas.

La Croatie était à même d’en fournir dans sa réponse, dans ses plaidoiries de la semaine dernière,

mais elle ne l’a pas fait.

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au début de la procédure,

M. le juge Cançado Trindade a posé une question sur les critères d’établissement de la preuve et sur

la contribution que pourraient apporter à ce sujet les juridictions internationales chargées de la

protection des droits de la personne. J’ai promis d’aborder le sujet et, si j’ai un peu tardé, je n’ai

pas oublié la question.

28. Les juridictions constituées dans le cadre du système international de protection des

droits de l’homme n’ont pas l’habitude de statuer sur la responsabilité de l’Etat en matière de

crimes internationaux. Elles sont cependant saisies d’accusations d’une exceptionnelle gravité et

sont souvent appelées à se pencher sur la responsabilité individuelle. Lorsque des poursuites ont

été engagées contre des individus à l’échelle nationale, où le critère du doute raisonnable fait

pendant à la présomption d’innocence, les juridictions internationales se garderont généralement de

remettre en question l’administration de la preuve, laquelle relève des tribunaux internes ; elles

n’ont pas pour mission de connaître en appel des décisions de ces derniers . 117

29. Les juridictions chargées de la protection des droits de la personne n’ont à ma

connaissance jamais laissé entendre que le critère devrait être différent et plus rigoureux en matière

de preuve pour ce que la Cour a appelé des «accusations d’une exceptionnelle gravité». Dans la

jurisprudence de la Cour, cette position remonte à l’affaire du Détroit de Corfou.

117 Edwards c. Royaume Uni, 16 décembre 1992, par. 34, série A, n 247-B ; Klaas c. Allemagne,
22 septembre 1993, par. 29, série A, n 269. - 47 -

30. A la Cour européenne des droits de l’homme, lorsque se pose une question de preuve, on

applique le critère du doute raisonnable, soit la norme en matière pénale. Permettez-moi de citer la

grande chambre de la Cour européenne dans la récente affaire Varnava, laquelle a, en passant, été

mentionnée par le conseil de la Croatie dans le cadre de sa plaidoirie sur les personnes disparues :

51 «En réponse à l’argument du gouvernement défendeur relatif à la charge de la
preuve [à l’écran], la Cour reconnaît que le critère de la preuve généralement

applicable dans les requêtes individuelles est celui de la preuve au-delà de tout doute
raisonnable — même si ce critère s’applique également dans les affaires
interétatiques.» 118

31. Et, Monsieur le président, cet énoncé tire sa source de l’affaire Danemark, Norvège,

Suède et Pays-Bas c. Grèce, portée devant la Commission européenne des droits de l’homme . 119

Dans l’une des affaires interétatiques les plus célèbres jugées par la Cour européenne, Irlande c.

Royaume Uni, le requérant avait engagé celle-ci à ne pas appliquer un critère aussi exigeant en

matière de preuve. Mais la Cour avait suivi l’avis de la Commission et adopté le critère de la

preuve «au-delà de tout doute raisonnable», avant d’ajouter : «une telle preuve peut résulter d’un

faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et

concordants» . 120

32. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a abordé cette question d’une manière

légèrement différente. Au début, elle a insisté sur la distinction entre les critères d’établissement de

la preuve applicables aux individus en matière pénale et aux litiges mettant en jeu les droits de la

personne lorsque le défendeur est un Etat.

33. Plus récemment, la Cour a abordé directement la question du critère d’établissement de

la preuve. Dans l’affaire Gutierrez et famille c. Argentine, jugée en novembre 2013, elle s’est

référée à une preuve «propre à convaincre de la vérité des faits allégués» . 121

118 os
Varnava et autres c. Turquie [GC], n 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90,
16071/90, 16072/90 et 16073/90, par. 182, CEDH 2009.
119
Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, annuaire 12
(1969), p. 186, par. 30.
120Irlande c. Royaume Uni, 18 janvier 1978, par. 161, série A, n 25 ; suivi dans : Chypre c. Turquie [GC],
no. 25781/94, par. 112, ECHR 2001-IV.

121Gutierrez et famille c. Argentine, arrêt, 25 novembre 2013, série C, n 271, par. 79. Voir aussi : J. c. Pérou,
arrêt, 27 novembre 2013, série C, n 275, par. 305 (références internes omises) : - 48 -

34. Il ne faut pas oublier dans cette comparaison que les juridictions internationales chargées

de la protection des droits de la personne n’ont pas pour mission de rechercher la responsabilité des

crimes internationaux et que les déclarations précitées semblent valoir pour tous les types de

violations des droits de la personne. Cela dit, les affaires en question concernaient des accusations

graves, mettant généralement en jeu l’interdiction de la torture ou des mauvais traitements.

52 35. Les décisions de la Cour qui intéressent l’espèce ne portaient pas sur la responsabilité de

l’Etat en général, mais sur des allégations imputant à l’Etat des agissements criminels. Le critère

exigeant se justifie alors non seulement par l’opprobre associé à une déclaration de responsabilité,

mais aussi par le fait que l’examen de la responsabilité de l’Etat au regard de la convention sur le

génocide peut aller de pair avec la recherche de la responsabilité pénale individuelle, laquelle exige

l’application du critère le plus élevé de la preuve au-delà de tout doute raisonnable.

36. Je remarque en passant, Monsieur le président, que, après avoir critiqué la position de la

Cour sur la déduction de l’intention génocidaire, la Croatie a d’elle-même reconnu que le critère

d’établissement de la preuve que devait appliquer la Cour en matière de génocide correspondait à la

preuve au-delà de tout doute raisonnable . 122

L’affaire Tolimir

37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie avait tout à fait

raison de relever que, dans le très bref exposé que j’ai fait de l’affaire Tolimir jugée par le TPIY,

n’ai pas abordé la question des accusations de génocide portées à raison des événements survenus

dans la ville de Žepa. En réalité, une grande partie du texte initial de mon exposé portait sur cette

affaire. Désireux de terminer dans les temps — et peut-être en raison de mon manque d’expérience

devant la Cour — j’avais reporté certains paragraphes à la fin de ma présentation. Je suis donc très

reconnaissant à la Croatie d’avoir soulevé la question, puisqu’elle me donne l’occasion d’examiner

plus en profondeur le jugement rendu par le TPIY dans cette affaire. Je renvoie la Cour à mes

«La Corte debe aplicar una valoración de la prueba que tenga en cuenta la gravedad de la
atribución de responsabilidad internacional a un Estado y que, sin perjuicio de ello, sea capaz de crear la
convicción de la verdad de los hechos alegados. Para establecer que se ha producido una violación de los
derechos consagrados en la Convención no es necesario que se pruebe la responsabilidad del Estado más
allá de toda duda razonable ni que se identifique individualmente a los agentes a los cuales se atribuyen
los hechos violatorios.»
122CR 2014/20, p. 50, par. 17 (Starmer). - 49 -

123
observations antérieures sur l’affaire , que je ne répéterai pas, mais que je vais compléter en

répondant aux remarques formulées par la Croatie la semaine dernière.

39. Permettez-moi d’aborder deux questions qui pourraient intéresser la Cour. Tout d’abord,

la chambre de première instance du TPIY a effectivement examiné la question de la preuve par

déduction. Etant donné l’intérêt tout particulier que porte la Croatie à cette question et son

mécontentement à l’égard du paragraphe 373 de l’arrêt rendu en 2007 dans l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, on aurait pu s’attendre à ce que les conseils de la Croatie appellent l’attention

de la Cour sur le passage en cause de la décision Tolimir. Le demandeur ne l’a cependant pas

relevé et vous comprendrez pourquoi lorsque je citerai le passage en question. La chambre de

première instance a consacré une partie de son jugement à l’intention génocidaire, et la question de

53 la preuve de l’intention par déduction y est expressément traitée. On y lit ce qui suit :

«Les indices d’une telle intention sont cependant rarement explicites et il est
donc acceptable de déduire l’existence de l’intention génocidaire à partir de «tous les

éléments de preuve, pris dans leur globalité», à condition que124tte déduction soit «la
seule qui soit raisonnable au vu des éléments de preuve».»

La chambre de première instance a enchaîné avec l’examen de divers éléments de preuve, pour

ensuite conclure que les actes commis avaient été planifiés en vue d’aboutir à la destruction

physique du groupe. L’intention génocidaire a ainsi été déduite de preuves indirectes, la majorité

des juges de la chambre étant d’avis qu’il s’agissait de la «seule déduction raisonnable au vu des

125
éléments de preuve» .

40. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je voudrais m’attarder sur le

mot «seule» qualifiant la «déduction raisonnable» dont il est question dans ces deux énoncés.

La chambre de première instance n’a pas cité le passage en cause de l’arrêt de la Cour de 2007,

à savoir le paragraphe 373, mais elle aurait bien pu. Peut-être ne l’a-t-elle pas fait parce que les

juges saisis de l’affaire Tolimir avaient certaines réserves envers l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, vu leur conception beaucoup plus large du génocide, qui engloberait le

nettoyage ethnique et le génocide culturel. Mais, sur la question de la déduction de l’intention

123
CR 2014/13, p. 49 et 50, par. 69 (Schabas).
124Le Procureur c. Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, jugement, 12 décembre 2012, par. 745 (références omises).
125
Ibid., par. 766. Voir aussi par. 786, 791, 1166 et 1172. - 50 -

génocidaire, il semble que leur partition s’accordait exactement à celle de l’honorable Cour de

céans.

41. Comme je l’ai dit plus tôt, les conseils de la Croatie n’ont pas appelé l’attention de la

Cour sur les passages du jugement Tolimir où sont examinées les questions relatives à la déduction

de l’intention génocidaire, se contentant de déclarer que : «La chambre de première instance n’a

donc pas appliqué le critère énoncé par la Cour en matière de lignes de conduite et de déduction de

126
l’intention» . Ainsi que vous avez pu le voir dans les extraits que je viens de citer, c’est de

manière inexacte que la Croatie a sur ce point rapporté les conclusions du jugement Tolimir.

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, bien que, dans

l’affaire Tolimir, la chambre de première instance n’ait pas cité la CIJ dans ses conclusions

relatives à la déduction de l’intention génocidaire, elle n’a pas prétendu avoir inventé l’idée que

l’intention génocidaire doive être la «seule déduction». Elle a cité un autre jugement rendu

en 2004 par le TPIY où il était dit que «[s]’il faut procéder par déduction, alors la conclusion doit

être la seule conclusion raisonnable qu’autorisent les éléments de preuve» . 127 Les italiques

figurent dans l’original.

54 43. Ainsi que l’a fait remarquer le conseil du demandeur le 19 mars, l’affaire Tolimir portrait

non seulement sur Srebrenica, mais aussi sur les attaques lancées par la suite contre Žepa, à la fin

juillet 1995. Il semble qu’il n’y ait pas eu de massacre de grande envergure à Žepa. Trois chefs de

la communauté n’en ont pas moins été tués par les forces des Serbes de Bosnie. Estimant qu’il y

avait eu intention génocidaire dans les attaques menées contre Žepa, la majorité de la chambre de

première instance a conclu que, «pour empêcher la population musulmane bosniaque de cette

enclave de se reconstituer, il suffi[sait] — dans le cas de Žepa — de déplacer sa population civile,

de détruire les maisons et la mosquée, et de tuer les plus hauts dirigeants» . A cet égard, elle a

fait sienne une interprétation de l’expression «ou tout ou en partie» figurant à l’article II selon

laquelle il s’agirait non seulement d’une «partie substantielle», mais, à titre subsidiaire, d’une

126CR 2014/20, p. 26, par. 33 (Sands).
127 o er
Le Procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 970 (les italiques sont
dans l’original).
128Le Procureur c. Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, jugement, 12 décembre 2012, par. 781 (les italiques sont de

nous). - 51 -

«partie importante». Elle a conclu : «La majorité ne doute pas que le meurtre de Hajrić, Palić

et Imamović correspondait à la destruction délibérée d’un nombre limité de personnes choisies en

fonction de l’incidence qu’aurait leur disparition sur la survie du groupe en tant que tel.» 129

La conclusion de la chambre de première instance sur ce point est novatrice mais contestable.

Déduire du meurtre de trois dirigeants d’une communauté l’existence de l’élément moral et de

l’élément matériel du génocide en raison de l’incidence que ces meurtres pourraient avoir sur la

survie du groupe, c’est élargir sensiblement la portée du crime.

44. Quoi qu’il en soit, indépendamment de leur bien-fondé, les conclusions de la chambre de

première instance en ce qui concerne Žepa n’ont rien pour étayer les moyens de la Croatie,

contrairement à ce qui a été dit la semaine dernière. Le demandeur a invoqué l’affaire Tolimir

pour affirmer qu’il pouvait y avoir génocide même en présence d’un très petit nombre de victimes.

Or le jugement Tolimir ne fait pas autorité en la matière, tout au moins lorsqu’il est cité de façon

aussi sommaire et simpliste. Il est basé sur la thèse selon laquelle l’expression «en partie» peut

s’entendre d’une partie «importante» du groupe et non pas seulement d’une partie «substantielle».

La partie du groupe est «importante» en raison du rôle que jouaient les victimes au sein de la

communauté. La chose est présentée comme solution de rechange au critère de la substantialité.

45. Dans la mesure où elle déroge spectaculairement aux précédents émanant de la chambre

d’appel du TPIY, sans parler de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, j’estime que la décision rendue par la chambre de première instance en

55 l’affaire Tolimir est sujette à caution. Je remarque que même la Croatie se montre assez réservée

lorsqu’elle y fait allusion et reconnaît qu’elle a été portée en appel et que l’un des trois juges de la
130
chambre de première instance avait voté pour le plein acquittement .

Conclusions

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, après avoir passé en revue la

jurisprudence récente concernant le génocide et l’interprétation de l’article II de la convention

après l’arrêt de 2007, la Croatie a dit : «[l]a jurisprudence relative à la convention est aujourd’hui

129Le Procureur c. Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, jugement, 12 décembre 2012, par. 782.

130CR 2014/20, p. 26 et 27, par. 34 (Sands). - 52 -

plus abondante et plus précise» . Elle affirme que «les circonstances ne sont plus les mêmes

qu’en 2007», mais sans dire à la Cour quelles étaient ces circonstances, et ajoute : «[l]a Cour

continue de jouer un rôle important, mais de nouvelles cours et de nouveaux tribunaux continuent

de voir le jour, avec pour mission d’interpréter et de préciser les éléments constitutifs du crime de

génocide…» On en déduit que l’interprétation donnée par la Cour à l’article II est de plus en plus

souvent abandonnée, aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Mais, encore

une fois, la Croatie n’a pas nommé ces «nouvelles cours» et ces «nouveaux tribunaux», et n’a cité

aucune de leurs décisions, pas plus que celles des tribunaux internes.

47. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’analyse de la Croatie ne

pourrait pas être plus fausse. Je ne crois pas que ses plaidoiries sur ces questions aient aidé la

Cour. L’examen par la Serbie de la jurisprudence postérieure à 2007 devait servir à démontrer que

le point de vue de la Cour sur l’article II a été globalement suivi et respecté. Il y a des exceptions

et cette position ne fait pas l’unanimité. Mais, dans l’ensemble, l’interprétation faite par la Cour de

la portée de l’article II a été maintenue et confirmée. La Cour a orienté la jurisprudence, elle ne

s’est pas isolée.

48. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voici qui met fin à mes

observations concernant la requête de la Croatie. Puis-je vous demander de donner la parole à

M. Lukić.

Le PRESIDENT : Merci Monsieur Schabas. J’appelle à la barre Monsieur Novak Lukić.

Monsieur Lukić, vous avez la parole.

56 M. LUKIĆ :

LA SERBIE NE PEUT ÊTRE TENUE POUR RESPONSABLE

DES AGISSEMENTS DE LA JNA

Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de poursuivre la

présentation des moyens du défendeur. Mon exposé portera principalement sur les règles du droit

13CR 2014/20, p. 26 et 27, par. 36 (Sands). - 53 -

de la responsabilité internationale des Etats invoquées par le demandeur, soucieux d’imputer au

défendeur la responsabilité des agissements de la JNA. Dans leurs pièces de procédure comme

dans leurs plaidoiries, les Parties se sont montrées en parfait accord sur un point. Toutes deux se

revendiquent en effet des mêmes principes pour déterminer la situation, par rapport à l’Etat,

d’entités accusées d’avoir perpétré des crimes. Elles ont cité les mêmes paragraphes des arrêts

rendus par la Cour en les affaires concernant la Bosnie-Herzégovine 132et le Nicaragua . 133

2. Cependant, c’est là que prend fin l’accord entre les Parties. S’agit-il d’une mauvaise

compréhension des principes énoncés dans les paragraphes susmentionnés ou des efforts déployés

par le demandeur pour se distancier de l’application du critère établi par la Cour dans les affaires en

question ?

3. Dans sa dernière adresse à la Cour sur la question de la responsabilité des Etats, le

défendeur montrera précisément que le demandeur s’est abstenu d’appliquer les normes qu’il avait

lui-même invoquées aux faits qu’il allègue et aux éléments de preuve qu’il a présentés en l’espèce.

De plus, le défendeur montrera que le demandeur a omis de répondre valablement aux pièces de

procédure et aux plaidoiries du défendeur.

Le demandeur n’a pas démontré que la JNA était
un organe de facto de l’Etat défendeur

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les Parties sont d’accord pour

considérer que les conditions d’attribution d’agissements à l’Etat sont complètement différentes

selon qu’il s’agit d’un organe de facto de celui-ci ou d’une entité agissant sur les instructions, ou

sous la direction ou le contrôle dudit Etat. Le seul et unique critère permettant d’établir la qualité

d’organe de facto correspond à la notion de «totale dépendance» et est sans rapport avec les

134
57 conditions de l’attribution fondée sur la direction et le contrôle . C’est pour cette raison qu’il ne

faut pas confondre les conditions propres à ces deux modes d’attribution de la responsabilité.

Dans son argumentation concernant la qualité d’organe de facto, le demandeur s’appuie en réalité

132CR 2014/21, p. 29, par. 60 (Crawford) ; CR 2014/15, p. 38, par. 22 (Lukić).
133
CMS, p. 324, par. 1024 ; RC, p. 322, par. 9.61.
134
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I(ci-après «arrêt rendu en l’affaireconcernant la
Bosnie-Herzégovine»), p. 207, par. 397. - 54 -

soit sur le critère du contrôle effectif , soit sur les conclusions concernant l’existence d’une

136
entreprise criminelle commune . Il n’a cependant pas cherché le moins du monde à expliquer ou

à prouver que la JNA avait été complètement dépendante des dirigeants serbes. M. Crawford a

effectivement mentionné une seule fois le critère de la «totale dépendance», dans la phrase où il

évoque le dessein commun de l’entreprise criminelle commune, en déclarant que «la JNA, qui en

était l’armée [c’est-à-dire l’armée du mouvement censément mené par les dirigeants serbes],

agissait sous la totale dépendance de celui-ci». Toutefois, cette conclusion ne comporte aucune

référence. Pas la moindre source faisant autorité.

5. Puis M. Crawford a fait de nouveau référence à une citation tirée du livre du

137
général Kadijević précédemment présentée à la Cour . Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, penchons-nous une nouvelle fois sur cette citation :

«Le peuple serbe et monténégrin considère la JNA comme son armée, de même
qu’ils considère l’Etat yougoslave comme son pays. Dans ces conditions, la

responsabilité de la JNA consistait à garantir sa propre armée à la nouvelle
Yougoslavie et l’intégralité de la population serbe.»

6. A l’évidence, l’ayant cité à deux reprises en quelques jours, le demandeur considère ce

document comme un élément de preuve important. Pourtant, en quoi les mots de Kadijević

montrent-ils que la JNA aurait agi sous la totale dépendance des dirigeants serbes ? Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette question demeure sans réponse. Comme c’est

le cas d’autres allégations du demandeur concernant la qualité d’organe de facto de la JNA par

rapport à l’Etat défendeur, la Croatie n’a daigné fournir aucun élément de preuve à cet égard.

De fait, les deux Parties s’accordent pour dire que la qualité d’organe de facto de l’Etat n’entre en

jeu que dans des situations exceptionnelles et que, pour que cette qualité soit attribuée à une entité

ou à une personne, il devra avoir été démontré que la dépendance invoquée était absolument totale.

7. Contrairement au demandeur, le défendeur s’est attaché à analyser les éléments de preuve

à l’aune du critère de «totale dépendance» et en tenant compte des facteurs énoncés par la Cour en

138
58 l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine . Bien que ceux-ci ne soient pas les seuls qui auraient

135
CR 2014/21, p. 31, par. 63 (Crawford).
13Ibid., p. 29, par. 60.

13Ibid., p. 30, par. 60 ; CR 2014/10, p. 37, par. 11 (Crawford).
138
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 205-206, par. 394. - 55 -

permis d’établir la totale dépendance de la JNA envers l’Etat défendeur, faute d’arguments de la

part du demandeur, ce sont les facteurs énoncés par la Cour qui devront s’appliquer en l’espèce.

8. Pour les besoins de la présente analyse, il est nécessaire de définir la période au cours

laquelle se sont déroulés les actes génocidaires présumés, ainsi que la situation, par rapport à l’Etat

auquel on cherche à en attribuer les agissements, de l’entité considérée. De façon générale,

le demandeur tend à étaler de 1991 à 1995 la période où auraient été commis les prétendus actes

génocidaires. Toutefois, au cours de la présentation orale de ses moyens, il a fini par préciser le

moment où les principaux actes constitutifs de l’actus reus du génocide — c’est-à-dire les

meurtres — auraient été commis. Ainsi, lors de sa présentation chronologique des meurtres,

M. Lapaš a déclaré que les événements cruciaux s’étaient déroulés «[a]u cours des six mois qu’a

139
duré leur campagne [celle de la JNA] », ajoutant que, selon lui, cette période s’était étalée

d’août 1991 à décembre 1991 . 140

9. Comme je l’ai mentionné au début de mon exposé, le défendeur souhaite être concret afin

de convaincre la Cour que les allégations selon lesquelles la Serbie n’aurait pas répondu aux

141
arguments exprimés par le défendeur sont tout simplement fausses . Grâce au critère de «totale

dépendance», le défendeur entend montrer que le demandeur n’a pas prouvé que la JNA avait été

totalement dépendante de l’Etat défendeur sur le plan financier. La prétention du défendeur selon

laquelle, au cours de la période des faits tout comme au long de l’existence de l’Etat fédéral et du

gouvernement fédéral, la JNA avait été financée sur le budget fédéral existant, et non par la Serbie,

142
n’a d’aucune façon été remise en cause .

10. En outre, le demandeur n’a pas présenté à la Cour le moindre élément de preuve en ce

qui concerne de nombreux aspects majeurs et indispensables à l’application du critère de la «totale

dépendance». Ainsi, pour commencer, il n’a proposé aucune preuve de la dépendance de la JNA

envers la Serbie à une quelconque période, que ce soit en matière logistique ou encore d’armement

ou d’équipement militaire.

139
CR 2014/10, p. 18, par. 38 (Lapaš).
140Ibid., par. 8-38.
141
CR 2014/21, p. 28, par. 57 (Crawford).
142
CR 2014/15, p. 40, par. 29 (Lukić). - 56 -

11. Ensuite, le demandeur n’a pas fourni la moindre preuve de ce que la politique de

recrutement de la JNA avait été, dans une quelconque mesure, dépendante des dirigeants serbes en

matière de sélection, de nomination ou de renvoi pendant la période des faits.

59 12. Enfin, aucune preuve n’a été avancée pour démontrer un quelconque degré d’influence

sur d’autres facteurs, et certainement pas au degré défini par la Cour dans le cadre de l’affaire

concernant le Nicaragua, selon lequel, pour paraphraser la Cour, la Serbie aurait dû exercer sur la

JNA une autorité telle dans toutes ses activités qu’on puisse considérer que celle-ci agissait en son

nom .143

13. M. Crawford soutient que le demandeur n’est pas tenu de faire la preuve des ordres

directs donnés à la JNA par le défendeur . Mais ce n’est pas pour cette raison que le défendeur a

145
soulevé la question de ces prétendus ordres directs . C’est le demandeur lui-même qui a allégué

que la JNA avait agi sous les ordres directs de la Serbie, et cette allégation figure dans le

146
mémoire . Or, encore une fois, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette

déclaration, en dépit de sa gravité, n’est pas étayée par le moindre élément de preuve.

14. M. Crawford affirme que, «[f]in 1991, la JNA ... était d’ores et déjà un organe de facto

147
de l’Etat serbe en voie de constitution» . Faisant référence au rapport Theunens, il a déclaré que

la JNA avait cessé d’être l’armée de la Yougoslavie pour servir de facto les objectifs serbes . Les 148

mots employés dans ce rapport — notamment en ce qui concerne le lien établi par le demandeur

avec la notion d’«organe de facto» — peuvent, à tort, être assimilés à ce concept au sens de

l’article 4 des Articles de la CDI. Cependant, si on lit attentivement ce rapport, et en particulier le

témoignage de son auteur devant le TPIY dans le cadre de l’affaire Milošević, cette déclaration ne

saurait être d’aucune utilité au regard de la question de la responsabilité de l’Etat. Sa conclusion

s’appuie exclusivement sur les ouvrages rédigés par Jović et Kadijević et, par ailleurs, le rapport

lui-même est antérieur à l’entretien donné par ce dernier en 2007. Selon les dires de Theunens, son

143
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, (ci-après «arrêt rendu en l’affaire concernant le Nicaragua»), p. 62, par. 109.
144CR 2014/21, p. 29, par. 60 (Crawford).

145CR 2014/15, p. 39, par. 26 (Lukić).
146
Mémoire de la Croatie (MC), p. 397, par. 8.47.
147
CR 2014/21, p. 31, par. 63 (Crawford).
148CR 2014/5, p. 45, par. 8 (Crawford) ; réplique de la Croatie (RC), p. 112, par. 4.52. - 57 -

travail d’expert concernait uniquement la structure militaire de la JNA et des forces serbes,

conformément à la mission que lui avait assignée son employeur, le bureau du procureur du

60 TPIY . Il ne consistait pas dans une «analyse originale du conflit lui-même ». Theunens a 150

ajouté ce qui suit : «l’analyse de la création des forces armées en Croatie n’a pas fait partie de mes

tâches, et c’est la raison pour laquelle il n’en est pas du tout question dans ce rapport» . En outre,

il a confirmé que le «rapport n’inclut pas d’analyse de la centaine de résolutions adoptées par le

Conseil de sécurité entre la fin 1991 et la mi-1995 à propos du conflit» » 152 Enfin, dans sa

déposition, Theunens a ajouté ceci : «Je suppose qu’il y a aussi une responsabilité des dirigeants

politiques à ce niveau. Et je ne suis pas analyste politique, j’ai été embauché ici en tant qu’analyste

153
militaire.» La portée des conclusions énoncées par Theunens en matière juridique, notamment

en ce qui concerne la qualité d’organe de facto, en particulier à la lumière du critère d’attribution de

responsabilité à l’Etat, dépasse sa compétence, son expertise et son raisonnement. Peut-être est-ce

pour cette raison que, dans les motifs des jugements rendus en les affaires Martić et Mrkšić,

le TPIY a choisi de ne pas inclure cette conclusion du rapport.

Le demandeur n’a pas démontré que la JNA avait agi sous la direction
etle contrôle de l’Etat défendeur

15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi maintenant

d’évoquer la question des instructions censément données par le défendeur à la JNA, ainsi que de la

direction et du contrôle prétendument exercés sur cette dernière. Vendredi dernier, M. Crawford a

précisé que «la Croatie avance que le comportement de la JNA pourrait également être attribuable à

la Serbie au titre de l’article 8, qui porte sur la direction et le contrôle, mais le principal fondement

qu’elle invoque est l’article 4». 154 Comme il a déjà été dit, la Croatie a essayé auparavant

d’appliquer ce même critère aux deux modes d’attribution en faisant simplement référence au

149
Le Procureur c. Milošević, affaire n° IT-02-54-T, 27 janvier 2004, compte rendu d’audience, p. 31542.
150
Ibid.
15Ibid., p. 31540.

15Ibid., 28 janvier 2004, compte rendu d’audience, p. 31686.
153
Ibid., p. 31698.
15CR 2014/21, p. 29, par. 59 (Crawford) ; les italiques sont de nous. - 58 -

contrôle qui aurait été exercé, et cet étrange raisonnement se retrouve dans le mémoire et la

155
réplique du demandeur .

16. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons dit, grâce à la clarification apportée par

M. Crawford, il semble désormais que les Parties soient d’accord quant au critère qui doit

s’appliquer en matière d’organe de facto. En conséquence, dans l’incapacité d’établir l’existence

d’une «totale dépendance», le demandeur reconnaît que le contrôle constitue une question distincte.

61 Quel critère devrait donc s’appliquer à la question de l’attribution au sens de l’article 8 des Articles

de la CDI ? Le défendeur est d’avis que le critère bien établi du contrôle effectif devrait

s’appliquer en l’espèce également, ce qui suppose la démonstration de ce que l’auteur des actes

agissait selon les instructions, ou sous la direction ou le contrôle de l’Etat pour chacun des

événements ou opérations examinés, ainsi qu’il est bien établi dans la pratique de la Cour . Le 156

157
demandeur a d’ailleurs reconnu cette position dans la réplique . Toutefois, le défendeur estime

que la demande principale a été présentée de telle sorte qu’elle semble inviter la Cour à abandonner

sa pratique et ses règles bien établies concernant le critère du contrôle effectif, ce sur quoi nous

reviendrons en temps voulu.

17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, avant de passer à l’examen

approfondi de la position du demandeur, il nous semble opportun de porter une attention

particulière à l’évolution qui a marqué la procédure, tant dans sa phase écrite qu’au cours des

plaidoiries. Comme nous l’avons dit, le défendeur estime que le critère du contrôle effectif doit

s’appliquer. Dès lors, le degré de contrôle sur l’entité ou la personne concernée, en l’occurrence la

JNA, doit être prouvé au regard de chaque événement en particulier. Dans cette perspective, le

défendeur a invité le demandeur à fournir des preuves de ce que la Serbie aurait exercé un

158
quelconque contrôle sur la JNA lors de tel ou tel événement . En outre, cette invitation a été

renouvelée par le défendeur lors de la procédure orale . Pourtant, vendredi dernier, M. Crawford

ne s’est pas même donné la peine de mentionner la question du contrôle au regard d’événements

155
MC, p. 397, par. 8.47 ; RC, p. 325, par. 9.67.
156Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 208, par. 400.

157RC, p. 323, par. 9.61.
158
Duplique de la Serbie (DS), p. 176, par. 470.
159CR 2014/15, p. 44, par. 42 (Lukić). - 59 -

précis. Le demandeur peut certes avancer bien des choses, mais, Monsieur le président, Mesdames

et Messieurs de la Cour, il n’en reste pas moins qu’il n’a pas même essayé de fournir une

quelconque preuve de ce contrôle soi-disant exercé par la Serbie sur la JNA au regard

d’événements particuliers. La raison en est très simple : le demandeur ne dispose pas de ce genre

de preuve.

18. Faute d’éléments de preuve tangibles, le demandeur a opté pour une démarche qui, de

l’avis du défendeur, n’est tout simplement pas la bonne. A maintes reprises, il a invoqué le

jugement Martić et l’entreprise criminelle commune dont l’existence a été établie dans le cadre de

cette affaire. D’après lui, l’existence de cette entreprise criminelle commune «suffit à établir que la

62 JNA opérait, à l’époque des faits, sous le commandement et le contrôle des dirigeants de la

RFY» . Pour deux raisons, cette hypothèse est erronée. Tout d’abord, il est très curieux de voir

le demandeur invoquer presque constamment la notion d’entreprise criminelle commune, sans

toutefois faire le moindre effort pour en expliquer la pertinence en l’espèce. Car une telle

explication semble indispensable du point de vue de l’attribution de la responsabilité. La question

qui se pose est en effet la suivante : que vient faire la notion d’entreprise criminelle commune dans

le contexte de la responsabilité de l’Etat ? Ou bien, pour être plus précis, le simple fait qu’une

entreprise criminelle commune ait existé permet-il d’établir qu’un des participants à celle-ci en

contrôlait un autre ? Permet-il d’établir l’existence d’un contrôle effectif, et ce, au regard de

chacun des événements visés ? Non, bien évidemment. L’entreprise criminelle commune est ici

hors sujet. Comme le savent très certainement mes éminents collègues, la notion même de contrôle

implique non seulement un degré élevé de dépendance, mais également l’émission par une partie

d’instructions à l’intention de l’autre . Comment peut-on conclure que le fait que deux personnes

partagent une intention commune implique automatiquement que l’une des deux soit dépendante de

l’autre, ou dirigée ou contrôlée par elle ? De quel côté penche la présomption de direction ou

de contrôle ? Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la notion d’entreprise

criminelle commune est sans intérêt au regard de la question de l’attribution. Et il est pour le

moins surprenant de voir la Partie adverse recourir à cette notion au regard de la question de la

160
RC, p. 325, par. 9.67.
161Arrêt rendu en l’affaire concernant le Nicaragua, p. 64-65, par. 115. - 60 -

responsabilité de l’Etat, alors qu’elle s’y était opposée en ce qui concerne la question de la

162 163
responsabilité pénale à titre individuel , comme nous l’avions alors relevé .

19. Le second point préoccupant a trait aux efforts déployés par le demandeur pour

convaincre la Cour d’abandonner l’application du critère du contrôle effectif et sa pratique bien

établie, au profit de d’une sorte de contrôle global. Le défendeur est conscient qu’un tel critère a

été expressément rejeté par la Cour dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. Nos

distingués collègues sont néanmoins d’un avis différent. Invoquant le jugement rendu en

l’affaire Martić, le demandeur cherche à établir le contrôle exercé par le défendeur en mettant en

avant le simple fait que la JNA a participé aux attaques . Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, il s’agit clairement d’une démarche visant à écarter le critère du contrôle

effectif. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, le demandeur n’a présenté aucun élément de

preuve, puisqu’il n’en a pas, pour montrer que, s’agissant de tel ou tel événement, la JNA aurait agi

63 sous le contrôle de la Serbie. Quoi qu’il en soit, le problème tient moins à l’absence d’éléments de

preuve qu’à la démarche même du demandeur. Il attend de la Cour qu’elle conclue, en fondant son

raisonnement sur la présomption selon laquelle la JNA aurait été active ou aurait «coopéré» dans le

cadre de certaines attaques, que la Serbie aurait dirigé et contrôlé cette dernière au cours de la

période visée. Permettez-moi d’être très clair sur ce point : de l’avis du défendeur, les agissements

présumés ne sauraient être assimilés à un quelconque contrôle, ni global, ni effectif. Pourtant, le

demandeur tente en réalité de convaincre la Cour d’appliquer le critère du contrôle global, sur le

fondement de la conclusion qu’il fait valoir et suivant laquelle «les jugements et arrêts du TPIY ne

laissent aucun doute que les dirigeants serbes exerçaient un contrôle effectif sur l’ensemble des

opérations militaires qui sous-tendent la requête déposée par le demandeur au titre de la

Convention sur le génocide, ainsi que sur les agissements de l’ensemble des auteurs des crimes

165
commis ». En effet, le demandeur a beau utiliser le mot «effectif», sa démarche conduit à

l’application d’un critère différent, lequel a été rejeté par la Cour dans l’affaire concernant la

162
DS, p. 181-182, par. 422.
163CR 2014/15, p. 48-49, par. 58-60 (Lukić).

164RC, p. 325-326, par. 9.67-9.70.
165
Ibid., p. 323, par. 9.62. - 61 -

Bosnie-Herzégovine , et M. Ignjatović vous en dira davantage à ce sujet. Ainsi, la simple

démarche adoptée par le demandeur pose problème et est tout à fait indéfendable.

Conclusion

20. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de conclure.

Le défendeur reste sur ses positions. Bien qu’il ait, à bon droit, conclu que le critère de «totale

dépendance» devrait s’appliquer à la question de l’attribution, conformément à l’article 4 des

articles de la CDI, le demandeur n’a pas présenté le moindre fait ou élément de preuve susceptible

d’établir que la JNA aurait été un organe de facto de l’Etat défendeur. En outre, il n’a même pas

tenté de convaincre la Cour que le critère du contrôle effectif pourrait être rempli pour l’application

de l’article 8 des articles de la CDI. Il s’est plutôt attaché à invoquer des critères impropres, dont

certains ont même d’ores et déjà été rejetés par la Cour. Au vu de la portée de l’argument et des

efforts accomplis pour le faire valoir, la Croatie elle-même ne semble pas avoir grand espoir à cet

égard. Aussi les prétentions du demandeur devraient-elles être rejetées. Merci, Monsieur le

président. A présent, je me permets de vous demander de bien vouloir donner la parole à

M. Ignjatović.

64 Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Lukić. J’appelle maintenant à la barre

M. Ignjatović. Vous avez la parole, Monsieur.

M. IGNJATOVIĆ :

L A QUESTION DE LA RESPONSABILITÉ DE L ’ETAT À LA LUMIÈRE DES AGISSEMENTS
DE DIFFÉRENTS PARTICIPANTS AU CONFLIT

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de poursuivre la

présentation des moyens concernant la question de l’attribution de la responsabilité au regard des

agissements présumés d’autres participants au conflit, les forces et formations de volontaires, ou

paramilitaires, serbes de Krajina.

166Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 209-210, par. 402-406. - 62 -

Les conclusions indirectes du TPIY et leur valeur probante en l’espèce

1. La semaine dernière, le demandeur a affirmé que le défendeur cherchait à nier «les

décisions et les conclusions du TPIY» . Sauf le respect dû au demandeur, cette affirmation est

trompeuse. Le défendeur ne cherche pas à nier l’un ou l’autre des jugements ou arrêts du TPIY,

mais il estime en revanche que certaines des conclusions auxquelles est parvenu celui-ci devraient

être considérées avec circonspection.

2. A l’évidence, les Parties ne peuvent qu’être en désaccord sur le poids à accorder aux

conclusions indirectes des jugements et arrêts du TPIY. Pour être clair, le défendeur considère

comme «directes» les conclusions portant sur les questions essentielles de la procédure pénale,

soit la question de savoir si le ou les crimes présumés ont été commis et si le défendeur peut en être

tenu pour responsable. Nous considérons comme «indirectes» les conclusions qui portent sur

d’autres questions. La position du défendeur reste inchangée en ce qui concerne cette seconde

catégorie : ces conclusions doivent être considérées avec grande prudence.

3. Un certain nombre de ces conclusions indirectes du TPIY ont ainsi été explicitement ou

implicitement remises en question dans des décisions de justice ultérieures, tandis que d’autres ont

été rendues caduques par le cours de l’histoire. La conclusion relative à la question de l’entreprise

criminelle commune à laquelle est parvenu le TPIY dans l’affaire Martić constitue un très bon

exemple, ne serait-ce qu’en raison de l’intérêt qu’elle présente pour l’espèce. M. Jordash a déjà

exposé la position du défendeur à ce sujet.

65 4. L’autre pomme de discorde entre les parties concerne les conclusions du jugement Mrkšić

selon lesquelles «dans le cadre des opérations militaires serbes en Croatie : ... la JNA avait la

maîtrise totale des opérations militaires» . M. Crawford a déclaré que le défendeur avait présenté

certains des éléments de preuve qui avaient amené le TPIY à conclure que la JNA avait la maîtrise

totale des opérations militaires menées par les Serbes en Croatie . 169 Le terme «certains des

éléments de preuve» est inexact. En effet, le défendeur a présenté à la Cour tous les éléments de

preuve sur lesquels s’était appuyé le TPIY pour parvenir à la conclusion précitée. Et la totalité de

ces éléments se résume en réalité à deux documents : une circulaire du général Adžić en date du

167
CR 2014/19, p. 16, par. 18 (Crnić-Grotić).
168Le Procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.
169
CR 2014/21, par. 65 (Crawford). - 63 -

12 octobre 1991 et un ordre émis en date du 15 octobre 1991 par le général Panić. Par conséquent,

en dépit des critiques formulées par le conseil du demandeur, la position du défendeur reste

inchangée sur cette question. La conclusion de la chambre de première instance du TPIY selon

laquelle la JNA aurait eu la maîtrise totale de l’ensemble des opérations militaires menées en

Croatie est à la fois farfelue, trompeuse et, je dirais même, plutôt inhabituelle et ambitieuse.

Au cours du premier tour de plaidoiries, nous avons exposé en détail la position qui est la nôtre sur

cette question, aussi ne jugeons-nous pas utile de nous répéter . 170

5. Jeudi dernier, Mme Ní Ghrálaigh a déclaré que le défendeur tentait de réinterpréter les

documents de la JNA et «d’en inverser le sens au point de leur faire dire le contraire de ce qui y est

171
écrit» . Elle a continué de soutenir que le défendeur demandait à la Cour de conjecturer que les

ordres avaient été donnés afin de «régler» des problèmes de «manque de discipline et de contrôle»

au sein des diverses forces serbes, concluant ainsi : «ce n’est pas ce qui est pourtant écrit

expressément dans ces ordres» . 172

6. [Projection à l’écran.] Il semble que le conseil de la Croatie n’ait pas lu l’ordre en date du

15 octobre 1991. Ainsi qu’il est dit expressément dans l’ordre , celui-ci a été donné «parce que

des problèmes étaient apparus et son but était de réglementer la vie, les activités, l’ordre et la

discipline». Le défendeur n’a pas inventé ces mots, pas plus qu’il n’a demandé à la Cour

de conjecturer. [Fin de la projection.]

66 7. Le demandeur cherche à convaincre la Cour, sur la base d’un unique paragraphe du

jugement rendu par le TPIY, que la responsabilité des agissements commis par d’autres forces

en 1991 et 1992 peut être attribuée à l’Etat défendeur, érigeant en vérité absolue le paragraphe en

question et rejetant toute tentative d’analyse de sa valeur au fond comme une hérésie et, partant,

un déni de la vérité.

170CR 2014/15, par. 44-56 (Ignjatović).

171CR 2014/20, par. 44 (Ní Ghrálaigh).
172
Ibid.
173 Commandement du 1 district militaire, strictement confidentiel, n 1614–82 27, ordre du 15 octobre 1991
(RC, annexe 67). - 64 -

8. Le demandeur, cependant, ne dit rien des conclusions tirées par le TPIY dans le

jugement Martić . Entre autres choses, la chambre de première instance du TPIY a constaté

l’existence d’une «coopération opérationnelle entre la JNA et les forces armées de la ... Krajina ». 175

En quelques occasions, les unités de la TO et du MUP de Krajina ont été subordonnées à la JNA,

mais ces subordinations nécessitaient l’accord préalable soit du commandant de la TO concerné,

soit du ministre de l’intérieur de la SAO de Krajina. Cela démontre non seulement que, à plusieurs

reprises, les forces armées de la Krajina ont combattu aux côtés de la JNA, et non sous son

commandement, mais en outre que, dans certains cas, elles ont combattu les forces croates sans

l’appui de la JNA.

9. Les conclusions tirées dans le jugement Martić semblent en contradiction évidente avec

celles qui ont été émises en l’affaire Mrkšić et qui sont évoquées plus haut, car ou bien la JNA avait

la maîtrise totale des autres forces en 1991 et 1992, ou bien le commandement exercé par elle sur

les forces de la Krajina était décidé au cas par cas. Les jugements Mrkšić et consorts et Martić ont

été rendus en 2007, et tous deux ont été confirmés par la chambre d’appel du TPIY. Il convient

d’examiner de près le contenu de ces deux conclusions ainsi que les éléments de preuve qui les

sous-tendent, afin de déterminer celle qu’il y a lieu de retenir.

10. Pour toutes ces raisons et contrairement à ce qu’affirme le demandeur, le défendeur ne

nie aucune des décisions ou conclusions du TPIY. Au contraire, nous sommes d’avis que les

questions et difficultés soulevées dans le cadre des affaires précitées sont pertinentes en l’espèce et

qu’elles devraient faire l’objet d’une analyse et d’un examen approfondis.

Le critère énoncé à l’article 8 des articles de la CDI n’a pas été rempli : les actions menées
par d’autres participants au conflit ne peuvent être attribuées au défendeur

11. La semaine dernière, M. Crawford a clairement dit que le demandeur ne «souten[ait plus]

que ces forces [les forces serbes] aient elles-mêmes été des organes de l’Etat serbe en voie de

constitution» mais inclinait plutôt à considérer que «le comportement des autres forces serbes

[était] attribuable à la Serbie en vertu de l’article 8, dans la mesure où elles ont agi sur les

174Le Procureur c. Milan Martić, affaire n IT-95-11, jugement, 12 juin 2007, par. 135 et 142.

175Ibid., par. 142. - 65 -

176
67 instructions de la JNA, ou bien sous sa direction ou son contrôle» . Or le demandeur n’a pas

présenté d’éléments de preuve fiables pour établir que les forces et les paramilitaires serbes de la

Krajina auraient été contrôlés par la JNA ou auraient agi sous sa direction ou ses instructions.

12. La Cour devra par ailleurs se prononcer sur la question de savoir si ce constat de maîtrise

totale des opérations militaires 177 établi par le TPIY répond à la définition du contrôle effectif

qu’elle a appliquée dans les affaires concernant le Nicaragua et la Bosnie-Herzégovine.

demandeur semble tenir pour acquis qu’une réponse affirmative sera apportée à cette question.

Le défendeur, toutefois, n’est pas de cet avis.

13. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, vous avez clairement dit qu’il fallait démontrer :

«que ce «contrôle effectif» s’exerçait, ou que ces instructions ont été données,

à l’occasion de chacune des opérations au cours desquelles les violations alléguées se
seraient produites, et non pas en général, à l’égard de l’ensemble des actions menées
par les personnes ou groupes de personnes ayant commis lesdites violations» . 178

Etayée par des preuves vagues et peu nombreuses, la soi-disant maîtrise totale constatée par le

TPIY dans l’affaire Mrkšić peut-elle réellement être assimilée au contrôle effectif qui doit être

établi au regard de chacune des opérations ? Ou cette «maîtrise totale» s’apparenterait-elle

davantage à un contrôle global au regard de l’ensemble des actions menées ? Ou s’agit-il de

quelque chose d’encore plus large que cela ?

14. L’un des plus grands espoirs du demandeur porte sur le remplacement du critère du

contrôle effectif par celui du contrôle global. Au cours du premier tour de plaidoiries, le défendeur

a invité le demandeur à préciser si telle était effectivement son intention, mais le demandeur est

resté muet sur la question. La position du défendeur reste inchangée : le critère du contrôle global

a été rejeté par la Cour dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2007 en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine et il n’y a aucune raison pour qu’elle revienne aujourd’hui sur cette décision.

15. L’autre solution consisterait pour le demandeur à parvenir à se décharger du fardeau de

la preuve sur le défendeur, objectif qu’il cherche visiblement à atteindre. Concrètement, cela

176
CR 2014/21, par. 64 (Crawford).
177Le Procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n° IT-95-13, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.

178Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 208, par. 400 (les italiques sont de nous). - 66 -

imposerait au défendeur de prouver des faits négatifs, par exemple que la JNA n’exerçait aucun

68 contrôle sur d’autres participants au conflit, contrairement au principe général selon lequel c’est au

demandeur qu’il incombe de prouver des faits positifs, en l’occurrence d’établir que, dans chaque

situation particulière, d’autres participants au conflit étaient contrôlés par l’Etat défendeur ou ont

agi sous sa direction ou son contrôle. Or rien en l’espèce ne justifie que la charge de la preuve

bascule du demandeur au défendeur.

16. L’omission, de la part du demandeur, de présenter des éléments de preuve pertinents sur

la question du contrôle prétendument exercé par la JNA sur d’autres participants au conflit ne

permet qu’une seule et unique conclusion : le demandeur n’a pas prouvé que les conditions

énoncées à l’article 8 étaient remplies. Il s’agit là d’une faille évidente dans son argumentation,

une pierre d’achoppement qu’il ne peut éviter.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais maintenant examiner les

allégations du demandeur qui concernent la garde volontaire serbe.

Les allégations de génocide présentées par le demandeur :
le cas de la garde volontaire serbe

17. Sir Keir Starmer a déclaré à la Cour : «[d]ès lors que l’on retient la thèse de la Croatie

selon laquelle des actes de génocide étaient commis à Vukovar par les Tigres d’Arkan...» . Cette9

simple phrase en dit long sur la position du demandeur.

18. L’unité paramilitaire dont le demandeur a tant de fois parlé dans ses pièces de procédure

et au cours de ses plaidoiries est la garde volontaire serbe (SDG), également connue sous le nom

des «Tigres d’Arkan». Selon le demandeur, la SDG a commis un génocide à Vukovar en 1991. Il

appuie cette allégation sur le rapport produit en date du 13 octobre 1991 par un officier de la JNA,
180
le colonel Djoković . Pour rappel, il est dit dans ce rapport que les troupes d’Arkan étaient en

train de se livrer à un génocide incontrôlé dans le secteur de Vukovar.

19. Le demandeur va plus loin sur ce point en tentant de soutenir qu’il en a été de même de

toutes les autres unités de volontaires/paramilitaires, à savoir qu’elles auraient toutes pris part à la

perpétration du génocide. En conséquence, le demandeur laisse entendre que toutes les unités

179
CR 2014/20, par. 47 (Starmer)
180Rapport du colonel Djoković, 13 octobre 1991 (RC, annexe 63). - 67 -

paramilitaires, connues ou non, qui ont pris part au conflit armé avaient, sans exception, une nature

essentiellement criminelle et que, non seulement elles ont commis des crimes, mais elles ont

69 participé à la perpétration d’un génocide en Croatie en 1991. Etant donné que le demandeur ne

fournit pas la moindre preuve de ce qu’il avance, le fondement de cette conclusion semble assez

vague.

20. Faisant fond sur cette affirmation, le demandeur soutient que, puisque toutes les unités de

paramilitaires et les unités de la TO et du MUP de Krajina se trouvaient sous la maîtrise totale de la

JNA, ainsi qu’il est dit dans le jugement Mrkšić, la responsabilité du défendeur au titre de

l’article 8 des articles de la CDI doit être engagée pour tous leurs agissements.

21. La position du demandeur est évidemment ambitieuse et fait face à d’importantes

difficultés que le défendeur entend maintenant exposer.

22. Le défendeur estime que les conditions prévues à l’article 8 n’ont pas été remplies par le

demandeur. Ce dernier s’appuie sur la constatation faite par le TPIY dans l’affaire Mrkšić selon

laquelle la JNA exerçait une maîtrise totale sur les forces et unités de volontaires/paramilitaires

serbes de la Krajina. Ainsi que nous l’avons démontré précédemment, cette constatation n’est

qu’une simple et vague conclusion. Il s’agit néanmoins du seul espoir du demandeur, qui n’a pas

fourni le moindre élément de preuve pertinent et fiable pour établir que, dans tel ou tel cas précis,

d’autres participants au conflit, notamment la garde volontaire serbe, auraient agi sous le contrôle

de la JNA.

23. [Projection à l’écran.] Si l’on regarde attentivement le document produit par le

colonel Djoković, on constate qu’il porte des inscriptions et des numéros. Je veux parler des

mentions «BCS» et «ENG», ainsi que des numéros que vous pouvez voir à l’écran.

Ces inscriptions indiquent qu’il s’agit d’une pièce appartenant au TPIY. Entre autres choses, cela

montre que : a) le bureau du procureur du TPIY a été en possession du document en question, et

b) que le demandeur a obtenu le rapport du colonel Djoković auprès du TPIY. [Fin de la

projection.] Il est tout aussi évident que, bien que le TPIY ait été en possession du rapport en date

du 13 octobre, il n’a pas retenu la qualification de génocide qui s’y trouvait énoncée, étant donné

qu’il n’a accusé ni Arkan ni personne d’autre de génocide à raison des événements survenus en - 68 -

Slavonie orientale ou ailleurs en Croatie. Arkan a effectivement été mis en accusation par le

181
Bureau du Procureur du TPIY, certes, mais pas pour les faits qui ont eu lieu en Croatie .

24. Goran Hadžić, l’ancien président de la Republika Srpska Krajina, est actuellement en

182
voie d’être jugé par le TPIY pour crimes contre l’humanité et violations des lois et coutumes de

la guerre. Le chef de génocide n’a pas été retenu contre lui. Pour certains des chefs d’accusation,

70 les crimes reprochés aux «hommes d’Arkan» ont été commis non pas à Vukovar, mais uniquement

dans les villes d’Erdut et de Dalj, entre septembre 1991 et juin 1992. Aucune preuve n’a été

présentée pour établir que les «hommes d’Arkan» auraient pris part à l’un ou l’autre des crimes

commis à Vukovar, c’est-à-dire à Ovčara ou en quelque autre endroit de cette ville. Les auteurs de

183
ces crimes ont été jugés et condamnés par des tribunaux serbes . Aucun membre de la garde

184
volontaire serbe n’était au nombre des individus poursuivis pour les crimes commis à Vukovar .

25. Les crimes exposés dans l’acte d’accusation dressé contre Hadžić et reprochés aux

«hommes d’Arkan» se rapportent à neuf épisodes survenus à Erdut et Dalj sur une période de

dix mois, entre septembre 1991 et juin 1992, au cours desquels 74 personnes auraient été tuées.

Au moins huit d’entre elles n’étaient pas d’origine croate. Même dans l’hypothèse où le bureau du

procureur aurait disposé de moyens de preuve solides, c’est-à-dire qu’il soit en mesure de prouver

indubitablement que les «hommes d’Arkan» ont pris part aux meurtres et que 74 personnes ont été

tuées, ces crimes ne sauraient pour autant être qualifiés de génocide. Le bureau du procureur doit

en être arrivé à la même conclusion après avoir examiné les éléments en sa possession, car il n’a

pas retenu contre Hadžić le chef de génocide.

26. La décision prise à cet égard par le bureau du procureur du TPIY présente un intérêt

particulier du fait que, comme chacun le sait, elle repose sur l’analyse de plusieurs milliers de

documents concernant les événements qui se sont déroulés en 1991. Pour rappel, la Serbie a

communiqué au bureau du procureur tous les documents qui lui avaient été demandés. Il n’existe

181Le Procureur c. Željko Ražnatović Arkan, affaire n° IT-97-27.
182 o
Le Procureur c. Goran Hadžić, affaire n IT-04-75-PT, acte d’accusation.
183Eu égard aux crimes commis à Ovčara, trois affaires pénales ont été portées devant les tribunaux serbes, et
17 personnes ont été mises en accusation et condamnées. Source : bureau du procureur chargé des crimes de guerre de la

République de Serbie (http://www.tuzilastvorz.org.rs/html_trz/predmeti_eng.htm).
184Le Procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13, jugement, 27 septembre 2007 ; données fournies par
le bureau du procureur chargé des crimes de guerre de la République de Serbie, loc. cit., note n 15. - 69 -

donc pas un seul document ou autre élément de preuve qui soit susceptible de démontrer : a) la

participation de la garde volontaire serbe à des combats ayant eu lieu en 1991 dans la ville de

Vukovar ; b) l’implication de la garde volontaire serbe dans des crimes commis à Ovčara ou en

quelque autre endroit de la ville de Vukovar c) le soi-disant contrôle exercé par le défendeur sur la

garde volontaire serbe ; et d) la nature génocidaire des crimes prétendument ou réellement commis

71 par la garde volontaire serbe. Voilà pourquoi le demandeur attache encore autant d’importance à

cet unique document, le rapport en date du 13 octobre 1991, alors que les documents recueillis par

le TPIY se trouvaient évidemment à sa disposition.

27. La position du défendeur est par ailleurs confortée par l’acquittement prononcé par le

TPIY le 30 mai 2013 à l’égard de deux responsables du Service de la sûreté de l’Etat de Serbie, et

ce, de tous les chefs d’accusation, notamment des allégations selon lesquelles ils auraient orchestré,

directement ou par l’entremise du Service de la sûreté de l’Etat, la participation de la garde

volontaire serbe en Slavonie, Baranja et Srem occidental . La garde volontaire serbe n’agissait

pas sous le contrôle de l’Etat défendeur et, par conséquent, la responsabilité de ses agissement

présumés ou avérés ne saurait être attribuée à la Serbie.

28. Pour en revenir à l’hypothèse formulée par sir Keir — «Dès lors que l’on retient la thèse

de la Croatie selon laquelle des actes de génocide étaient commis à Vukovar par les Tigres

d’Arkan...» —, le défendeur ne peut que faire valoir que, compte tenu des faiblesses que comporte

l’argumentation de la Croatie, il serait extrêmement difficile pour la Cour d’y faire droit.

Aucun élément de preuve ne montre que les Tigres d’Arkan auraient pris part aux combats

survenus à Vukovar, ni même qu’ils se seraient trouvés dans cette ville. Il paraît difficile de

soutenir qu’ils aient pu commettre des actes de génocide en un lieu où ils ne se trouvaient même

pas. Aucun des membres de la SDG n’a été poursuivi à raison de crimes commis à Ovčara ou

ailleurs à Vukovar, pendant ou après la bataille dont cette ville a été le théâtre. En outre, il a été

établi que les Tigres d’Arkan n’avaient commis de génocide ni ailleurs en Slavonie orientale, ni

dans quelque autre région de Croatie.

185Le Procureur c. Stanišić et Simatović, affaire n IT 03 69, jugement, 30 mai 2013, par. 1789. - 70 -

29. L’analyse qui précède nous amène à conclure que la présomption sur laquelle le

demandeur a fondé sa thèse — à savoir que, puisque l’unité paramilitaire d’Arkan était en train de

se livrer à un «génocide incontrôlé» à Vukovar, toutes les autres unités paramilitaires étaient

également impliquées dans la perpétration d’un génocide — est tout simplement nulle et sans effet.

Il en va de même de l’allégation selon laquelle la responsabilité de tous les agissements de tous les

autres participants au conflit serait attribuable au défendeur.

30. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en guise de conclusion,

permettez-moi de répéter les paroles de Monsieur Crawford : «[l]a Cour vit dans le monde réel» 186

et, si je puis me permettre, d’ajouter ceci : la Cour vit dans le monde réel et elle s’attache à

l’application des règles existantes et strictes du droit international. Le défendeur est convaincu que

l’application équitable de ces règles ne conforte en rien la thèse du demandeur.

72 Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ainsi s’achève mon exposé.

Je tiens à remercier une fois de plus la Cour pour sa patience.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, M. Ignjatović. Ainsi s’achève effectivement l’audience

de ce matin. La Cour se réunira de nouveau cet après-midi, de 15 heures à 18 heures,

pour entendre la conclusion du second tour de plaidoiries de la Serbie. Je vous remercie.

L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 heures.

___________

18CR 2014/21, par. 65 (Crawford).

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