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CR 2014/18 (traduction)

CR 2014/18 (translation)

Vendredi 14 mars 2014 à 10 heures

Friday 14 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. Je déclare ouverte cette dernière

audience de la Cour consacrée au premier tour de plaidoiries de la Serbie et j’appelle à la barre

M. Jordash, conseil de la Serbie. Monsieur, vous avez la parole.

M. JORDASH :

L’ OPÉRATION «T EMPÊTE »

Fondement juridique de la responsabilité du demandeur pour violations
de la Convention sur le génocide

1. Je vous remercie. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un

honneur pour moi que de m’adresser à vous concernant la demande reconventionnelle de la Serbie.

2. Au cours des quatre-vingts prochaines minutes, je me pencherai sur le fondement

juridique précis qui établit la responsabilité du demandeur pour le génocide commis dans le cadre

de l’opération Tempête.

Résumé de l’argumentation du défendeur

3. Le défendeur fonde son argumentation sur trois points, les deux premiers formant une

alternative. Premièrement, l’organisation et l’exécution de l’opération Tempête ainsi que ses

conséquences ont constitué une participation directe à des actes de génocide au sens des alinéas a)

à c) de l’article II de la Convention. En effet, les éléments de preuve soumis à la Cour montrent,

avec «pleine[] force probante» , que la République de Croatie a violé les obligations qui lui

incombent au titre de la Convention en perpétrant, pendant et après l’opération Tempête, avec

l’intention de détruire, en tant que tel, le groupe national et ethnique serbe vivant dans la région

croate de Krajina (secteurs nord et sud sous la protection de l’Organisation des Nations Unies), les

actes suivants : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou

mentale de membres du groupe ; et c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions

d’existence devant entraîner sa destruction physique.

1 Affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209 (ci-après l’arrêt Bosnie). - 3 -

4. Au cas où la Cour ne serait pas convaincue par le premier moyen invoqué, le défendeur

soutient également que la Croatie est également responsable, au titre des alinéas b) à e) de

l’article III de la Convention, d’entente en vue de commettre le génocide, d’incitation à commettre

ce crime, de tentative de génocide ou de complicité dans le génocide.

11 5. Enfin, le défendeur soutient qu’il est démontré avec un degré suffisant de certitude que la

République de Croatie a violé les articles premier et IV de la Convention en ne punissant pas les

actes de génocide.

6. Les arguments que je développerai s’appliquent à chacun des aspects de la demande

reconventionnelle.

7. Contrairement à la démarche adoptée par le demandeur, nous ne plaidons pas en faveur

d’un assouplissement du critère d’établissement de la preuve ou d’une modification du droit

applicable. Si un plan génocidaire a effectivement été mis en œuvre au cours de cette guerre civile,

c’est bien l’opération Tempête.

8. Une analyse minutieuse de la montée d’une intention collective et haineuse parmi les

dirigeants croates, du procès-verbal de Brioni et de la destruction planifiée et exécutée, dans le

contexte de l’époque, démontrent le bien-fondé de la demande reconventionnelle.

Présentation de l’argumentation du défendeur

9. Je commencerai par définir précisément ce qu’est la demande reconventionnelle et ce

qu’elle n’est pas. Contrairement au demandeur, nous ne vous prions pas de l’examiner dans

l’abstrait. Le défendeur ne cherche pas à éviter la réalité du terrain en supprimant le contexte de la

guerre ou d’autres points importants qui auront sans aucun doute une incidence sur la décision de la

Cour.

10. Contrairement à l’affirmation faite par le demandeur au paragraphe 11.127 de sa

réplique, la demande reconventionnelle ne repose pas sur des «preuves de bombardement sans

discrimination résultant dans l’exode des Serbes» et sur le «meurtre systématique et organisé» de

ceux qui sont restés.

2Arrêt Bosnie, p. 130, par. 210. - 4 -

11. En revanche, elle s’appuie sur trois phases chronologiques qui peuvent se résumer

comme suit : la phase un, le plan à Brioni ; la phase deux, la mise en œuvre réussie de ce plan

du 4 au 8 août 1995 ; et la phase trois, la destruction finale et effroyable de ceux qui n’ont pas eu la

chance de partir, et qui s’est poursuivie pendant plusieurs mois après l’opération.

12. Comme le montrent nos plaidoiries, ce ne sont pas là les seules sources de preuves

convaincantes ; par exemple, les mesures juridiques adoptées pour empêcher les Serbes de Krajina

de rentrer chez eux et l’absence de sanction à ce jour sont également des preuves de l’intention

spécifique. Toutefois, ces phases sont les plus importantes. Chacune suffit à établir une violation

de la Convention sur le génocide et, ensemble, elles prouvent de manière accablante l’actus reus et
12

le mens rea du crime de génocide.

13. Il convient de s’arrêter un instant ici pour dire quelques mots de la méthode suivie par le

défendeur pour présenter son argumentation au sujet de chacune des phases, de la nature de la

preuve requise et du critère d’établissement de celle-ci, ainsi que de la manière dont, par leur valeur

probante, elles se renforcent mutuellement et viennent étayer l’existence d’une intention spécifique.

Phase un : le plan génocidaire

14. La phase un, le plan génocidaire, est fondée sur le procès-verbal de Brioni qui renferme

un plan explicite en vue de la commission d’un génocide. J’examinerai les termes de ce plan de

manière à démontrer que les dirigeants croates avaient l’intention de perpétrer les actes énumérés

aux alinéas a) à c) de l’article II de la Convention afin de détruire les Serbes de Krajina, en tout ou

en partie.

15. Comme le demandeur l’a fait observer et le juge Bennouna l’a relevé dans la déclaration

qu’il a jointe à l’arrêt Bosnie, les Etats ont tendance à ne pas proclamer à tout va leur intention de

détruire une partie d’un groupe particulier . Toutefois, en l’espèce, c’est ce qu’a fait la Croatie.

Tout est là, dans le procès-verbal de Brioni.

16. Ainsi que le demandeur l’a fait observer en citant M. Schabas, «la Cour doit donc

rechercher des éléments de la politique étatique indiquant quelle était l’intention de l’Etat, ou des

3Arrêt Bosnie, p. 362 ; déclaration de M. le juge Bennouna ; mémoire de la Croatie (MC), par. 7.34 ; réplique de
la Croatie (RC), par. 8.7 ; contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 48. - 5 -

personnes qui agissaient au nom de celui-ci, ou encore sous sa direction ou son contrôle» . Et, 4

comme le TPIR l’a fait observer, «l’existence d’un tel plan … établi[t] de manière concluante la

présence de l’intention spécifique requise pour le crime de génocide» . C’est d’une preuve directe

qu’il est possible de déduire l’intention spécifique de commettre un génocide.

17. Contrairement à ce qui se passe en cas de preuves indirectes, le critère d’établissement de

la preuve requis pour démontrer l’intention génocidaire à partir de ce plan explicite sera respecté,

même lorsqu’il pourrait exister d’autres explications possibles, si la Cour est néanmoins pleinement

convaincue que la seule conclusion logique est que le plan supposait la commission intentionnelle

d’actes génocidaires.

18. L’interdiction d’attaquer des civils découle d’un principe fondamental du droit

international humanitaire, le principe de distinction, qui impose aux Parties au conflit de faire en

13 tout temps la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu’entre les biens de

caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, de ne diriger leurs opérations que contre

6
des objectifs militaires .

19. L’examen du plan montre que les dirigeants croates l’ont élaboré en faisant abstraction

de cette distinction pour purifier ethniquement la Krajina en éliminant la totalité ou une grande

partie de la population serbe.

20. Le plan garantissait et visait à garantir que le nettoyage ethnique et la destruction

d’une partie importante du groupe national et ethnique serbe vivant dans la région de la Krajina se

feraient en parallèle. Les objectifs étaient inextricablement liés. Le caractère expressément détaillé

de ce plan prouve de manière concluante l’intention génocidaire des dirigeants militaires et

politiques croates .7

4W. Schabas, Genocide in International Law: The Crime of Crimes, Cambridge University Press, 2 ed., 2009,
(ci-après l’ouvrage de M. Schabas), p. 518.

5TPIR, Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, jugement, par. 276 ; CMS, chap. II, par. 48, citant le TPIY,
dans Le Procureur c. Jelisić, affaire n IT-95-10-A, arrêt, 5 juillet 2001, par. 48.
6
Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des
conflits armés internationaux (Protocole I), adopté le 8 juin 1977 (ci-après «PA1»), art. 48.
7CMS, par. 179. - 6 -

Phase deux : la mise en œuvre du plan (du 4 au 8 août 1995)

21. La phase deux du plan destructeur du demandeur a été la mise en œuvre de l’opération

Tempête du 4 au 8 août 1995. Nous rejetons la réclamation du demandeur pour qui la demande

reconventionnelle du défendeur ne peut aboutir si celui-ci n’est pas en mesure de démontrer qu’un

plan ou une politique visant à commettre un génocide a été adopté à Brioni.

22. Des preuves indirectes, comme des propos tenus, des actes commis ou l’existence d’une

9
ligne de conduite délibérée peuvent éclairer l’intention . Les actes commis, l’action délibérée, c’est

la phase deux la mise en œuvre du plan , c’est-à-dire l’opération Tempête et la campagne de

nettoyage ethnique la plus importante de mémoire d’homme ; puis vient la phase trois, celle d’une

destruction d’une brutalité extrême.

23. Considérée seule, la preuve de l’intention spécifique pendant les phases deux et trois

exige l’examen des atrocités commises systématiquement dans de nombreuses communautés et

principalement dirigées contre le groupe visé . 10

24. Le critère d’établissement de la preuve est donc rigoureux. Ainsi que la Cour l’a jugé en

l’affaire de la Bosnie, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie,

14 «doit être établi[e] en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence
d’un plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante;

pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle 11
intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence» .

25. Ne disposant pas d’un tel plan général, le demandeur cherche à abaisser ce seuil, en

faisant valoir, et je cite, que

«le TPIY n’a pas adopté de règle aussi stricte. Aussi sommes-nous d’avis que le

critère d’établissement de la preuve applicable à l’intention génocidaire sera
également rempli même lorsqu’il pourrait exister d’autres explications possibles … ,
mais que la Cour est néanmoins pleinement convaincue, au vu des faits de
12
l’espèce…» .

8
RC, par. 12.6.
9
Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, jugement, 21 mai 1999, par. 93 et 527.
10CMS, chap. II, par. 53 ; arrêt Bosnie, p. 196-197, par. 373 ; les italiques sont de nous.
11
CMS, chap. II, par. 53 ; arrêt Bosnie, p. 196-197, par. 373.
12
CR 2014/6, p. 31-32, par. 9 (Starmer). - 7 -

26. Nous engageons la Cour à ne pas faire droit à la prétention du demandeur. Son dossier

ne prouve pas le génocide et il n’y a aucune raison de modifier le critère d’établissement de la

preuve pour combler cette carence.

27. Contrairement à ce que le demandeur a prétendu la semaine dernière, ce critère

d’établissement de la preuve concorde parfaitement avec la démarche du TPIY et du TPIR en

13
matière de preuves indirectes , ainsi qu’avec celle de la présente Cour en l’affaire de la Bosnie, et

en l’affaire Corfou dont M. Schabas a parlé mercredi. Comme la Cour l’a conclu en l’affaire de la

14
Bosnie, l’intention spécifique doit être établie et «définie de manière très précise» . En outre, elle

doit être distinguée d’autres raisons ou mobiles que l’auteur pourrait avoir. Conclure, à partir des

15
faits, à une manifestation suffisamment claire de cette intention exige la plus grande prudence .

28. Le défendeur affirme que la phase deux le meurtre perpétré de façon généralisée et

systématique, l’atteinte à l’intégrité physique et mentale et la soumission intentionnelle des Serbes

de Krajina à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique permet une

telle déduction.

29. Nul besoin pour la Cour de chercher plus loin que la phase deux et les indicateurs

pertinents qui ont été examinés dans la jurisprudence du TPIY et du TPIR. Ceux-ci ont en effet

relevé, comme vous pouvez le voir à l’écran, une série d’indicateurs : «le nombre des membres du

groupe victimes de l’acte incriminé» ; «le fait de s’attaquer physiquement au groupe ou à ses

16
biens» ; «l’usage de termes insultants à l’égard des membres du groupe visé» ; «les armes

utilisées et la gravité des blessures subies par les victimes» ; «le caractère systématique du crime» ;

13Delalić et consorts, arrêt, par. 458.
14
Arrêt Bosnie, p. 121, par. 187.
15 Ibid., p. 121-122, par. 189, cité dans Le Procureur c. Kupreškic, affaire n IT-95-16-T, jugement,

14 janvier 2000, par. 636.
16 Le Procureur c. Gacumbitsi, arrêt, 7 juillet 2006, par. 40 ; Le Procureur c. Kamuhanda, jugement,
22 janvier 2004, par. 625 ; Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, jugement, 21 mai 1999, par. 527. - 8 -

15 «l’étendue relative de la destruction, ou de la tentative de destruction, d’un groupe» ; «les actes

18
discriminatoires et destructifs à répétition» .

Phase trois : l’attaque lancée sur les Serbes restés sur place

30. La phase trois l’attaque lancée sur les Serbes restés sur place correspond à la

période meurtrière de plusieurs mois qui a suivi l’achèvement de la phase deux dans la Krajina.

31. Le demandeur affirme que l’opération consistait simplement en une campagne licite

visant à rétablir ses frontières internationalement reconnues et à réintégrer ces territoires, voire

qu’il s’agissait seulement d’expulser ou simplement de dissoudre le groupe des Serbes de Krajina.

S’il existe une once de vérité dans ce discours, à quoi bon recourir encore à la violence ?

32. Au lieu de cela, une fois chassés tous les civils suffisamment valides pour assurer

quelque protection, la guerre s’est abattue sur les personnes âgées, les handicapés et les malades.

Tous les biens serbes ont été brûlés ou détruits dans un crescendo de violence aussi irrationnel que

destructeur. Voilà qui en dit long, terriblement long, sur l’intention au cœur de

l’opération Tempête.

33. Considérées séparément, chacune des trois phases indique inexorablement l’existence

des actes requis et de l’intention spécifique. Ensemble, elles sont la preuve accablante de la

violation de la Convention sur le génocide.

34. J’aborderai à présent la phase un.

Première phase : Le plan génocidaire

35. Ainsi que l’a fait valoir le défendeur, l’opération Tempête a été la dernière d’une série

d’attaques militaires visant de plus en plus au nettoyage ethnique de la RSK. Les opérations

précédentes, y compris l’attaque de la poche de Medak le 9 septembre 1993 et l’opération Eclair

17
Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, jugement, 21 mai 1999, par. 93, 527 ; Le Procureur c. Akayesu,
jugement, 2 septembre 1998, par. 523-524 ; Le Procureur c. Musema, jugement, 27 janvierer000, par. 166 ;
Le Procureur c. Muhimana, jugement, 28 avril 2005, par. 496 ; Le Procureur c. Kajelijeli, jugement, 1 décembre 2003,
par. 806 ; Le Procureur c. Seromba, arrêt, 12 mars 2008, par. 176 ; Le Procureur c. Gacumbitsi, arrêt, 7 juillet 2006,
par. 40 ; Le Procureur c. Seromba, jugement, 13 décembre 2006, par. 320 ; Le Procureur c. Gacumbitsi, jugement,
17 juin 2004, par. 252 ; Le Procureur c. Kamuhanda, jugement, 22 janvier 2004, par. 623 ; et Le Procureur c. Kajelijeli,
jugement, 1 décembre 2003, par. 804.
18
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), compte rendu d’audience, 28 juin 2012, p. 28769, ligne 21. - 9 -

er
du 1 mai 1995, ont été l’occasion de multiples actes de persécution dont l’objectif était la

déportation de masse ou le transfert forcé de dizaines de milliers de civils.

16 36. Mais l’opération Tempête ne visait pas seulement au nettoyage ethnique des Serbes de

Krajina. Elle était différente par son ampleur, son caractère délibéré, son intention et sa finalité.

Avant d’examiner ces différences, il est important de rappeler comment la présente Cour conçoit la

distinction entre persécution (laquelle était au cœur des opérations précédentes du demandeur) et

génocide, et entre nettoyage ethnique et génocide.

37. La persécution, tout d’abord : au regard de la distinction entre l’élément moral de la

persécution et l’élément moral du génocide, la Cour a noté en l’affaire Bosnie que

«[s]’agissant de l’élément moral, on peut … dire que le génocide est une forme de

persécution extrême, sa forme la plus inhumaine. En d’autres termes, quand la
persécution atteint sa forme extrême consistant en des actes intentionnels et délibérés
destinés à détruire un groupe en tout ou en partie, on peut estimer qu’elle constitue un
génocide.» 19

38. Le nettoyage ethnique et le génocide, ensuite : le lien entre le premier et le second est

manifestement important. S’il est dans l’intérêt du demandeur d’estomper la distinction,

l’amalgame doit être soigneusement évité.

39. D’une part, le demandeur semble accepter les conclusions de la Cour dans

l’affaire Bosnie, à savoir que le transfert forcé et la déportation sont des actes de génocide

uniquement s’il sont accompagnés des actes énumérés à l’article II et associés à une intention de

détruire une partie du groupe. Le demandeur reconnaît, et je cite, que «des éléments attestant un

déplacement forcé ou une déportation peuvent être pris en considération aux fins de déterminer

20
l’existence d’une intention génocidaire» .

40. D’autre part, le demandeur cherche à faire valoir qu’il «est admis dans la doctrine que,

hormis l’élément de l’intention, il est difficile de faire nettement la distinction entre déplacement

21
d’une population ou nettoyage ethnique, d’une part, et génocide, d’autre part» .

41. Le demandeur affirme pourtant également que pour prouver le génocide il est nécessaire

de prouver non pas l’intention de détruire physiquement le groupe, mais seulement celle de «faire

19
Affaire Bosnie, arrêt, p 122, par. 188 ; CMS, chap. II, par. 43, citant l’affaire Kupreškić et consorts,
IT-95-16-T, jugement, 14 janvier 2000, par. 636.
20CR 2014/5, par. 16 (Sands).
21
Ibid., par. 17 (Sands). - 10 -

22
en sorte qu’il cesse de fonctionner en tant qu’entité» . Il n’explique pas comment, dans des

circonstances raisonnablement prévisibles, cette dernière intention pourra être distinguée de celle

du transfert forcé ou de la déportation.

17 42. Il me paraît utile de revenir à la décision de la Cour en l’affaire Bosnie pour étayer notre

position sur la première phase de l’opération Tempête.

43. La Cour a conclu que :

«l’intention qui caractérise le génocide vise à «détruire, en tout ou en partie» un
groupe particulier ; la déportation ou le déplacement de membres appartenant à un

groupe, même par la force, n’équivaut pas nécessairement à la destruction dudit
groupe, et une telle destruction ne résulte pas non plus automatiquement du
déplacement forcé [et je souligne ce point]» . 23

44. Et de plus,

«savoir si une opération particulière présentée comme relevant du «nettoyage
ethnique» équivaut ou non à un génocide dépend de l’existence ou non des actes
matériels énumérés à l’article II de la Convention sur le génocide et de l’intention de
détruire le groupe comme tel. [Toutefois] des actes de «nettoyage ethnique» peuvent

se produire [et je souligne] en même temps que des actes prohibés par l’article II de la
Convention, et permettre de déceler l’existence d’une intention spécifique
(dolus specialis) se trouvant à l’origine des actes en question.» 24

45. Pour résumer, il existe une distinction très nette entre le nettoyage ethnique et le

génocide, sauf en l’existence de certaines conditions restrictives. Le nettoyage ethnique peut

prouver une campagne génocidaire. Lorsque les actes destructeurs énumérés à l’article II

surviennent en même temps que les déplacements de populations, ou en sont la conséquence

automatique, il peut y avoir distinction sans différence.

46. J’en viens à l’examen de la première phase, celle de la réunion de planification de Brioni,

où la persécution était de plus dans les esprits et où il était devenu évident que nettoyage ethnique

et génocide allaient de pair.

47. S’agissant de la première phase, je vais traiter devant vous des deux questions qui sont

cruciales pour évaluer l’intention :

i) l’état d’esprit des dirigeants politiques et militaires croates lors de la réunion de planification de

Brioni, et

22
Ibid., par. 13 (Sands).
23Affaire Bosnie, arrêt, p. 123, par. 190 ; les italiques sont de nous.

24Ibid. ; les italiques sont de nous. - 11 -

ii) l’inextricabilité des liens entre les déplacements de population planifiés et une campagne

génocidaire.

L’état d’esprit des dirigeants politiques et militaires croates lors de la réunion de
planification de Brioni

48. L’examen des vues des dirigeants croates et de leur expression dans la pratique, non

seulement dans les politiques menées tout au long du conflit, mais aussi dans l’escalade des

18 opérations militaires jusqu’à l’opération Tempête, ne manque pas d’intérêt. Il met en lumière la

montée de l’intention criminelle et révèle un motif collectif de haine qui s’est cristallisé pour

former le dolus specialis, l’intention spécifique du génocide, dès la première phase.

49. Comme le montre la jurisprudence du TPIY et du TPIR, et l’impose la logique, les mots

jouent un rôle essentiel, parfois décisif, au moment d’évaluer s’il y a ou non intention spécifique.

Si l’on peut distinguer, entre autres, les propos haineux (incitation à la discrimination ou à la

violence) , ou ceux qui révèlent un état d’esprit différent, comme «une intention de modifier la

26
composition ethnique» d’une région , des propos appelant au meurtre et à la destruction,

l’intention génocidaire peut en bref être déduite de la diffusion ou de la publication d’opinions

exprimées oralement ou par écrit qui affichent une intention de tuer ou de porter atteinte à
27
l’intégrité physique ou mentale des groupes visés .

50. La Cour s’en souviendra, nous avons beaucoup entendu parler la semaine dernière du

discours de haine des Serbes lorsque le demandeur a exposé ses griefs. Afin d’étayer solidement sa

demande principale, celui-ci cherche à persuader la Cour que ce sont ces discours de haine, et non

le comportement des dirigeants politiques et militaires croates, qui sont la seule cause des peurs des

Serbes de Krajina et des violences qui ont suivi. Je reviendrai sur la question lors du second tour

de plaidoiries, lorsque je traiterai de la demande principale.

51. Il suffit de dire à ce stade qu’un discours aussi partial est manifestement vicié d’emblée,

comme l’a souligné M. Obradović hier. Il ne subsiste aucun doute en l’espèce sur les sentiments

25
Nahimana et consorts c. Le Procureur (TPIR-99-52-A), arrêt, 28 novembre 2007, par. 692 et 693.
26Stakić, jugement, 31 juillet 2003, par. 554.
27
Nahimana, Barayagwiza et Ngeze, jugement, 28 novembre 2007, par. 567 ; Gacumbitsi, arrêt, 7 juillet 2006,
par. 43 et 259 ; Niyitegeka, jugement, 16 mai 2003, par. 427, 436 et 437 ; Kamuhanda, jugement, 22 janvier 2004,
par. 643 à 645. - 12 -

du président Tudjman à l’égard du peuple serbe, la virulence de la haine ethnique qui a infiltré son

administration dès le début de la guerre et la manière dont ils ont progressivement inspiré la

conduite et les objectifs des opérations militaires.

52. Ces éléments de preuve vous aideront à déterminer ce que Tudjman voulait dire lorsqu’il

a exprimé à Brioni son fervent désir que l’opération Tempête assure «la disparition» des Serbes et 28

la réalisation des objectifs visés.

53. Comme le montrent les éléments de preuve, le président Tudjman, chef de la Croatie et

du parti au pouvoir, la HDZ, et commandant suprême des forces armées croates pendant la période

considérée, envisageait le génocide comme une solution au problème que représentaient les Serbes

de Krajina.

19 54. Intellectuellement, si c’est là le mot juste, le président Tudjman voyait dans le

génocide y compris l’holocauste des Juifs et celui qu’avaient subi les Serbes pendant la seconde

guerre mondiale une solution pragmatique à un conflit interethnique ou aux différends

politiques. Dans un ouvrage publié en 1990, sous le titre Wasteland of Historical Reality [Réalités

historiques en friche], il relevait les avantages de ce qu’il nommait curieusement «les changements

génocidaires» à savoir :

«une plus grande harmonie dans la composition nationale de la population et les
frontières des différents pays, qui peut aussi avoir un effet positif à l’avenir en ce qu’il

y aurait moins de raisons de s’affronter de nouveau, ainsi que de prétextes po29
déclencher de nouveaux conflits et de nouvelles tensions internationales» .

55. Ce joyau de la littérature a été publié en 1990, juste après la campagne électorale du

président Tudjman au cours de laquelle il avait annoncé à la télévision nationale que l’Etat fasciste

indépendant de Croatie était l’expression des aspirations historiques du peuple croate et qu’il était

heureux que son épouse ne soit ni juive, ni serbe . 30

56. En octobre 1993, au deuxième congrès du Parti de la communauté démocratique croate,

un mois après les crimes de persécution commis par les troupes croates dans la poche de Medak,

sur lesquels je reviendrai dans un moment, le président Tudjman a publiquement proposé que les

28
Procès-verbal de la réunion de Brioni, p. 2 ; CMS, annexe 52.
29 CMS, annexe 51, citant l’ouvrage de M. Franjo Tudjman, Wastelands of Historical Reality [Réalités
historiques en friche] traduit en anglais sous le nom Horrors of War [Les horreurs de la guerre], Nakladni zavod Matice
Hrvatske, Zagreb, p. 163.
30
CMS, par. 431 et annexe 51 ; duplique de la Serbie (DS), par. 431. - 13 -

dépouilles des Oustachis tués par les partisans serbes en 1945 soient transférées aux côtés de celles

31
des victimes des Oustachis à Jasenovac . Méditons quelques instants sur cette terrible proposition

afin que sa portée ne se dilue avec le temps. C’est comme si un dirigeant allemand proposait

d’inhumer les victimes d’Auschwitz aux côtés d’un membre du régime nazi. On imagine sans

peine que les Juifs d’Allemagne cesseraient de se sentir en sécurité. On comprend tout aussi

facilement où allaient les sympathies de Tudjman en 1993. Ainsi que l’a relevé Peter Galbraith,

ambassadeur des Etats-Unis en Croatie, dans sa déposition devant le TPIY en l’affaire Gotovina,

Tudjman «considérait que les Musulmans et les Serbes appartenaient à une civilisation différente

32
de celle des Croates» . Cela explique comment il pouvait nourrir et diffuser tant de haine et

comment la destruction des Serbes n’était pour lui guère plus qu’une opération de désinsectisation

de la maison.

20 57. Le ministre des affaires étrangères de Tudjman, Šarinić, considérait les Serbes comme un

33
«cancer à l’estomac de la Croatie» . Marjan Jurić, député au parlement croate, se demandait lors

d’une session qui s’est déroulée entre le 1 et le 3 août 1991, si les Serbes finiraient par entendre

raison si «dix civils étaient exécutés pour un policier tué, ou si cent civils étaient exécutés pour un
34
[soldat] tué» . Et ainsi de suite. D’autres exemples sont rapportés dans nos écritures et je

n’ennuierai pas la Cour en poursuivant l’énumération.

58. Bien sûr, ces opinions se reflétaient dans les politiques, et bien sûr cinq années de guerre

ethnique en ont accru la virulence ; bien sûr l’idée que le génocide pourrait être une solution à un

vieux problème politique s’est lentement concrétisée dans la pratique. Comment aurait-il pu en

être autrement dans ces conditions ?

59. A partir de 1990, les Serbes de Croatie ont vécu dans un climat dans lequel il était

constamment fait référence à un Etat indépendant de Croatie et au Mouvement oustachi. Les

modifications constitutionnelles, l’adoption d’un drapeau et d’armoiries rappelant étrangement

ceux du régime oustachi, la discrimination tangible, les licenciements, une inquiétante ruée vers la

31
CMS, par. 417.
32Gotovina et consorts, jugement, 15 avril 2011 ; DS, par. 780.
33
Gotovina et consorts, jugement, 15 avril 2011 ; DS, par. 1999 à 2001 ; notes de bas de page omises.
34
CMS, annexe 51. - 14 -

guerre, l’adoption de tactiques de persécutions pendant les combats et, finalement, une opération

visant à réaliser les «changements génocidaires» qui, de l’avis de Tudjman, devaient aboutir à «une

plus grande harmonie dans la composition nationale de la population».

60. Le procès-verbal de la réunion de Brioni montre que le président Tudjman n’était pas un

commandant en chef de salon. Il connaissait bien la stratégie militaire et tous les aspects de la

récente campagne militaire croate, et c’est lui qui a eu le dernier mot concernant

l’opération Tempête. Comme il l’a annoncé au tout début de la réunion, «[m]essieurs, j’ai

convoqué cette réunion pour évaluer la situation actuelle et avoir votre avis avant de décider de

35
notre action dans les jours à venir» .

61. La chambre de première instance devant laquelle était portée l’affaire Gotovina a jugé,

s’agissant de l’entreprise criminelle commune, que Tudjman «veillait à ce que ses idées se

transforment en politique et en actes en usant de son pouvoir en tant que président et commandant

suprême des forces armées» . 36

21 62. Quant aux dernières étapes du passage de la théorie à la pratique, la montée de l’intention

criminelle chez les dirigeants croates est la plus apparente dans les opérations qui ont précédé

l’opération Tempête, en particulier dans l’attaque de Maslenica le 22 janvier 1993, celle de la

er
poche de Medak le 9 septembre 1993 et l’opération Eclair le 1 mai 1995.

63. L’opération Eclair marque le passage d’opérations destinées à persécuter et à punir, à une

opération fondée sur une forme extrême d’actes intentionnels et délibérés visant à détruire un

groupe. Le génocide en était la suite logique, sur une route jonchée de victimes serbes de

persécutions et d’autres crimes contre l’humanité, de plus en plus justifiés et excusés comme étant

la conséquence naturelle d’une lutte juste pour l’intégrité territoriale et l’autodétermination.

L’attaque de Maslenica : 22 janvier 1993

64. Les éléments de preuve montrent qu’à partir de novembre 1992 le Secrétaire général de

l’Organisation des Nations Unies avait observé une amélioration dans le maintien de l’ordre public

dans les zones protégées par les Nations Unies . Le 22 janvier 1993, l’attaque de Maslenica et des

35
Procès-verbal de la réunion de Brioni, p. 1 ; CMS, annexe 52.
36Gotovina et consorts, jugement, par. 2316.
37
CMS, par. 1123 à 1129. - 15 -

localités situées dans la partie méridionale du secteur Sud et dans «les zones roses» adjacentes a

changé la donne. Ainsi que l’a confirmé le rapporteur spécial de la Commission des droits de

l’homme, les forces croates ont commis une série d’actes criminels dont la destruction de villages

38
et le déplacement forcé de 11 000 Serbes .

65. Aujourd’hui encore, le demandeur est incapable d’admettre l’illégalité de cette opération.

Il affirme que celle-ci avait des objectifs humanitaires et militaires légitimes, à savoir rétablir une

liaison routière vers la Bosnie et que, de toute façon, «les Nations Unies avaient conclu que les

difficultés auxquelles la FORPRONU se heurtait dans l’exécution de son mandat étaient

essentiellement dues aux Serbes» . 39

66. Mais un examen attentif des éléments de preuve présentés par le demandeur montre que

s’il était nécessaire de rétablir cette liaison, cela n’était pas urgent et pouvait se faire «à long terme»
40
puisqu’il y avait d’autres routes (par des liaisons maritimes ou en passant par d’autres ponts) .

22 67. En d’autres termes, ce n’était ni plus ni moins qu’une campagne de persécutions visant à

contraindre les dirigeants de la RSK à accéder à des revendications politiques.

La poche de Medak : 9 septembre 1993

68. La poche de Medak attaquée le 9 septembre 1993 est l’illustration d’une intention

similaire, justifiée de la même manière.

69. Ainsi que l’a exposé le défendeur dans ses écritures , les forces croates ont commis

d’innombrables actes de persécution, notamment des meurtres, des pillages et des transferts forcés

de masse. Comme l’indique l’acte d’accusation dressé par le TPIY, dont on ne peut douter qu’il

repose sur une longue enquête, «[p]ar ces actes illicites généralisés et systématiques», les «villages

de la poche [environ 164 maisons et 148 granges] ont été complètement détruits» . Nul ne saurait

le nier.

38CMS, par. 1125, citant le cinquième rapport périodique sur la situation des droits de l’homme sur le territoire
de l’ex-Yougoslavie soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, en
application du paragraphe 32 de la résolution 1993/7 de la Commission en date du 23 février 1993, 17 novembre 1993,

Nations Unies, doc. E/CN4/1994/47 (1993), par. 149.
39RC, par. 10.48.

40Pièce additionnelle de la République de Croatie (PAC), par. 2.24.
41
CMS, par. 1130 à 1134 ; RS, par. 644 à 650.
42CMS, par. 1133. - 16 -

70. Le demandeur évite soigneusement d’aborder la question. Il utilise diverses excuses à

cette fin. Il nous dit qu’il n’y a pas de preuve de nettoyage ethnique , invoque la responsabilité de

44
la hiérarchie , ou encore affirme que l’opération était justifiée parce que les tirs de l’artillerie de la

RSK rendaient impossible toute vie normale dans la région.

71. C’est éluder la question. Il est manifestement faux que l’opération ait eu pour objectif

d’éliminer la menace représentée par l’artillerie de la RSK. Comme le défendeur l’a fait valoir

dans ses écritures, malgré les destructions, la zone restait toujours à portée de l’artillerie lourde

45
après l’opération . Le rapport final de la commission d’experts précise que «[l]es diverses excuses

contradictoires données par les Croates indiquent qu’il n’existe pas de raison légitime justifiant ces

46
actes de destruction généralisée» .

72. La condamnation symbolique d’un homme, le commandant Norac, en 2008 en Croatie

(après transfèrement du TPIY) pour quelques-uns des crimes commis ne saurait représenter

l’expression de véritables regrets, et encore moins une répudiation à l’époque de l’intention

criminelle.

23 73. Cette condamnation permet encore moins de réfuter la conclusion selon laquelle les

dirigeants croates avaient adopté, dès l’automne 1993, une politique de punition collective des

civils serbes en commettant des crimes contre l’humanité.

74. Toutefois, la promotion ultérieure de Norac au grade de général de brigade et son rôle à

47
la réunion de Brioni en disent sans doute long sur la nature de l’intention criminelle partagée .

er
L’opération Eclair : 1 mai 1995

75. Le défendeur a souligné la gravité des crimes commis par les troupes croates pendant

48
l’opération .

76. Bien que le demandeur ait par mégarde reconnu la nature des déplacements de

49
populations en les qualifiant de «nettoyage ethnique» , et malgré les déplacements de masse et les

43PAC, par. 2.30.

44RC, par. 10.59.

45RS, par. 644.
46
Nations Unies, doc. S/1994/674.
47DS, par. 631.

48CMS, par. 1142 à 1159. - 17 -

crimes contre l’humanité qui les ont accompagnés, il affirme que l’opération a été conduite

légalement .50

77. A vrai dire, s’il est possible de discuter de l’échelle exacte des crimes, il ne fait aucun

doute que des persécutions et autres crimes contre l’humanité ont été commis à grande échelle et

que la population serbe a été brutalement chassée de Slavonie occidentale.

78. Dans son rapport périodique du 14 juillet 1995, le rapporteur spécial de la Commission

51
des droits de l’homme des Nations Unies indique qu’au total 12 000 Serbes ont été déplacés .

79. Nous demandons à la Cour de noter certaines caractéristiques de cette attaque qui n’était

rien d’autre qu’un entraînement en vue de l’opération Tempête. Sa réussite a inspiré d’autres

opérations encore plus massives.

24 80. La colonne de réfugiés a subi une attaque massive près du pont sur la Sava 52 et des

53
Serbes demeurés dans leur village y ont été exécutés .

81. Dans des termes qui rappellent l’explication malencontreuse fournie pour les

déplacements de masse effectués pendant l’opération Tempête, le demandeur reconnaît que la

région a été vidée de sa population serbe mais affirme que ce sont les dirigeants des rebelles serbes

qui ont planifié l’exode .54

82. En dépit de cette curieuse explication, le premier ministre croate de l’époque,

M. Valentić a publiquement déclaré après l’opération : «[l]e problème de la présence serbe en

Slavonie occidentale est maintenant résolu» . Lui faisant écho, le premier conseiller de Tudjman à

l’époque, M. Šarinić, a ajouté ce qui suit : «[n]ous devrions nous inspirer de la situation en

Slavonie occidentale. Les résultats ont été très favorables, car personne n’est revenu.» 56

49
DS, par. 10.98.
50
Par exemple, DS, par. 10.91.
51Etabli conformément au paragraphe 42 de la résolution 1995/89 de la Commission en date du 14 juillet 1995,

Nations Unies, doc. A/50/287-S/1995/575, par. 28 et 29.
52Rapport périodique soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de
l’homme, 14 juillet 1995, Nations Unies, doc. A/50/287-S/1995/575, par. 7, 8, 28 et 29 ; déclarations sous serment des

témoins Petar Božić (CMS, annexe 48), Savo Počuča (CMS, annexe 49), Anđelko Đurić (DS, annexe 37),
Milena Milivojević (DS, annexe 38), Dušan Bošnjak (DS, annexe 29) et Dušan Kovač (DS, annexe 40).
53
Déclaration de Radojica Vuković, DS, annexe 41.
54RS, par. 10.97.

55CMS, par 1153, citant le mémoire préalable au procès en l’affaire Le Procureur c. Gotovina et consorts,
IT-06-90-PT, version publique du mémoire préalable au procès de l’accusation, 23 mars 2007, par. 20.

56Ibid., par. 26. - 18 -

83. Voici comment le demandeur justifie l’opération : «[l]’existence de la «RSK» au cœur de

la République souveraine de Croatie était un obstacle majeur au développement politique et

économique du pays» , parce que les dirigeant de la RSK avaient adopté une «politique de

58
négociations avec la Croatie en tant que représentants d’un Etat souverain» et non pas en tant que

citoyens de la Croatie ; ils avaient rejeté le dispositif de la résolution 981 (1995) du Conseil de

sécurité, dans lequel les territoires tenus par les rebelles serbes étaient considérés comme faisant

59
partie de la Croatie et qui établissait le mandat de l’ONURC ; ils avaient refusé de signer l’accord

économique ; ils avaient fermé l’autoroute traversant le secteur Ouest ; ils «s’étaient rendus

62
coupables de plusieurs crimes» . La liste des justifications politiques est longue.

25 84. Les dirigeants de la Croatie en étaient là au moment où s’est tenue la réunion de Brioni.

Ils étaient imprégnés de haine ethnique et croyaient de plus en plus à la justesse ou à l’utilité des

crimes les plus épouvantables et destructeurs pour réaliser les objectifs politiques qui permettraient

une plus grande harmonie de la composition nationale de la population.

Le lien inextricable entre le déplacement planifié et la destruction : la conséquence
automatique

85. Passons à présent au plan à proprement parler et au lien inextricable qui existe entre le

déplacement planifié et la destruction : «la conséquence automatique».

86. Un examen attentif du plan montre que ses instigateurs envisageaient

l’opération Tempête comme une attaque destructrice contre les civils serbes de Krajina.

87. Les trois principaux volets du plan étaient les suivants :

i) attaquer les villes et les villages avec suffisamment de force pour vaincre l’armée déjà

démoralisée et contraindre les civils à partir suivant des itinéraires prédéterminés ;

ii) permettre à l’armée de se retirer en veillant à ce qu’elle soit obligée d’emprunter le même

chemin que les civils ; et

57RC, par. 3.132.
58
Ibid., par. 10.71 et 10.79.
59
Ibid., par. 10.84.
60Ibid., par. 10.82
61
Ibid., par. 10.86 à 10.88.
62
Ibid., par. 10.89. - 19 -

iii) procéder au nettoyage ethnique en lançant des attaques dévastatrices contre les colonnes de

militaires et de civils en fuite, en éliminant toute distinction restante entre eux.

88. Les dirigeants ayant participé à la réunion de Brioni visaient l’extinction des Serbes de

Krajina. Ils les ont arrachés à leur foyer, dépouillés de leurs biens personnels et conduits, de

manière délibérée et méthodique, à fuir en colonnes avec les militaires pour optimiser la

destruction. Ce plan, s’il réussissait, aboutirait à la destruction de la totalité ou d’une grande partie

du groupe.

89. Permettez–moi maintenant de revenir brièvement sur le procès-verbal de la réunion de

Brioni pour en examiner les termes exacts. Même s’il souhaitait que les civils «dispara[issent]», le

président Tudjman était disposé à envisager «d’un point de vue militaire, la possibilité de … laisser

[aux militaires] une porte de sortie quelque part afin qu’ils puissent retirer une partie de leurs

hommes» . 63 Comme Zagorec l’a dit, en faisant clairement référence aux forces armées,

«[l]orsqu’[elles] se mettront à fuir, [elles] devront bien aller quelque part, … nous devrons leur

offrir une porte de sortie» .64

26 90. Le fils du président Tudjman, Miroslav, a demandé si les routes seraient ouvertes pour
65
que les forces puissent se retirer ; pour leur indiquer ces routes, Tudjman a proposé d’utiliser les

civils en annonçant à la radio que «l’on a[vait] observé que des civils fu[yaient] en empruntant telle

66
ou telle route» .

91. Le président Tudjman a déclaré que, une fois les civils et les militaires rassemblés dans

les mêmes colonnes, cherchant leur salut dans la fuite, les dirigeants et les forces croates devraient

«divulguer cette information les chars, les pièces d’artillerie, les pertes et ce,
aujourd’hui, demain, après–demain, que ce soit répété en boucle à la télévision et à la
radio, dites qu’ils attaquent, qu’ils tentent de (sic) en attaquant, que leur retrait n’est
qu’une tactique» . 67

92. Enfin, le président a préconisé de leurrer les civils. Comme il l’a relevé à la fin de la

réunion, les civils devaient être dupés, afin de provoquer un «chaos général» : «nous demandons

63
Procès-verbal de la réunion de Brioni, p. 7.
64
Ibid., p. 20.
65 Ibid.
66
Ibid.
67
Ibid., p. 23 (les italiques sont de nous). - 20 -

[aux civils] de ne pas [battre en retraite] … Cela signifie que nous leur accordons une porte de

68
sortie, tout en garantissant apparemment le respect des droits civils.» Il s’agissait d’«indiqu[er]

les routes qu’ils pourraient emprunter pour se retirer et [de] formul[er] les choses de manière à

69
accroître la confusion» .

93. Nul doute que, comme dans l’affaire Ndindabahizi portée devant le TPIR, Tudjman

«était bien conscient que ses remarques et ses actes s’inscrivaient dans un contexte plus large de

violences ethniques, meurtres et massacres» et «[s]on rang … au sein du gouvernement a conféré à

70
ses propos une autorité considérable» . Comme dans l’affaire Nchamihigo jugée par le TPIR, le

plan d’extermination prévoyait d’épargner des civils afin d’induire en erreur la communauté

71
internationale . Enfin, comme dans l’affaire Karera, elle aussi portée devant le TPIR, qui a

considéré l’intention génocidaire de l’accusé comme «évidente», le plan encourageait non

seulement les attaques contre les civils les garantissait , mais contenait aussi la promesse

72
fallacieuse de protéger les victimes des attaques .

27 94. Je m’arrête ici pour poser la question que le demandeur a soigneusement évitée : selon

les instigateurs du plan conçu à Brioni, à quoi cela mènerait-il de contraindre les civils et les

militaires à fuir dans les mêmes colonnes, puis d’annoncer que l’armée avait feint de se retirer alors

qu’elle participait en fait au combat ? Quelles seraient les conséquences d’un tel plan ?

Conclusion : phase un

95. Pour conclure sur la phase un, permettez-moi d’examiner deux derniers points. D’une

part, les raisons avancées par le demandeur pour justifier le plan. Et de l’autre, l’arrêt Gotovina et

consorts qui a annulé les condamnations prononcées contre Gotovina et Marcač pour entreprise

criminelle commune.

68Ibid., p. 29.

69Ibid.
70
Ndindabahizi, jugement, 15 juillet 2004, par. 462, 461, 463-464 ; voir également Ndindabahizi, arrêt,
16 janvier 2007, par. 52.
71 .
Nchamihigo, jugement, 12 novembre 2008, par. 332-336
72Karera, jugement, 7 décembre 2007, par. 541-542 ; voir ibid., par. 543-544. - 21 -

Les raisons : le mobile et l’intention

96. J’aborderai d’abord le mobile et l’intention, ainsi que les raisons invoquées par le

demandeur. Celui–ci avance plusieurs arguments pour justifier l’opération Tempête, le principal

étant que l’objectif de cette opération n’était pas de détruire physiquement la population serbe de

Krajina, mais «de parvenir à reconquérir légalement sa souveraineté territoriale» , etc. Les autres

explications se trouvent dans ses écritures et sont identiques à celles données pour des opérations

précédentes.

97. Même si elles permettent de mieux comprendre l’état d’esprit qui prévalait en 1995, à

savoir que tout crime, même celui de génocide, était justifié pour atteindre des objectifs politiques,

ces raisons ne sont évidemment pas pertinentes au regard des questions soulevées en l’espèce.

98. Comme l’a déterminé la chambre d’appel du TPIY dans l’affaire Jelisić, l’existence d’un

mobile personnel du génocidaire, tel que «la perspective d’un profit économique personnel,

d’avantages politiques ou d’une certaine forme de pouvoir», n’empêche pas celui-ci de nourrir

74
également l’intention spécifique de perpétrer un génocide .

99. La chambre d’appel du TPIR l’a répété dans l’affaire Kayishema,

«il ne faut pas confondre l’intention criminelle (mens rea) et le mobile. En effet,
s’agissant du génocide, le mobile personnel n’exclut pas la responsabilité pénale à
28 condition que les actes proscrits par l’article 2 2) a) à e) [aient] été commis «dans
l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
75
religieux, comme tel».»

100. Le plan élaboré par les dirigeants croates à Brioni restait un plan génocidaire.

Portée de l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina et consorts

101. Venons-en à la portée de l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina. En 2012, comme nous le

savons, la condamnation de Gotovina et Marcač a été annulée, ce qui a suscité la controverse.

Nous engageons la Cour à examiner cet arrêt avec soin. Bien sûr, certaines décisions du TPIY sont

plus déroutantes que d’autres. Tel est le cas de cet arrêt, ainsi que, sur certains aspects, de celui

rendu en l’affaire Martić, que j’évoquerai lors du second tour de plaidoiries.

73
RC, par. 12.3.
74Le Procureur c. Jelisić, arrêt (IT-95-10-A), 5 juillet 2001, par. 49.
75
Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, arrêt, par. 161. - 22 -

102. Il n’est guère surprenant que l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina s’accompagne de deux

des opinions dissidentes les plus incisives de l’histoire du TPIY, rédigées par deux des juges les

plus chevronnés, les juges Agius et Pocar. Le juge Agius a notamment qualifié le raisonnement

76
suivi par la majorité d’«artificiel et [de] boiteux» , faisant remarquer qu’il «ne s’apparentait

nullement à l’application du critère d’examen pertinent pour les erreurs de droit, ni d’ailleurs

d’aucun critère d’examen connu» . 77

103. Le juge Pocar a été plus loin encore, reprochant à la majorité «l’indigence de l’analyse

juridique» qui «soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses en droit» et en soulignant

qu’il ne croyait pas que

«justice [fût] rendue, lorsque des conclusions de culpabilité dûment prises en
considération par la chambre de première instance dans plus de 1300 pages d’analyse
[ont été] balayées en quelques paragraphes, sans examen approfondi du dossier de la
procédure, ni véritables explications» . 79

104. Permettez–moi à présent de comparer les opinions exprimées par la chambre de

première instance à celles de la majorité des membres de la chambre d’appel au sujet du

compte rendu de la réunion de Brioni. Cela vous donnera un aperçu du malaise que traduisent ces

opinions minoritaires.

105. La chambre de première instance du TPIY a notamment estimé que le commentaire du

président Tudjman selon lequel la Croatie devait «infliger aux Serbes de telles pertes que, dans les

faits, ils disparaîtr[aient] ... concernait davantage les forces militaires serbes que la population
29
80
civile serbe» . D’après elle, ce commentaire renvoyait bien aux civils, même s’ils ne

représentaient pas la principale préoccupation du moment. Il semble que la chambre de première

instance serait d’accord avec les conclusions que M. Obradović nous a présentées hier.

106. La chambre relève ensuite, entre autres, que le procès–verbal de la réunion de Brioni

montrait que les participants étaient

«conscients de la situation difficile des Serbes de Krajina, en particulier à Knin, et

savaient qu’il ne faudrait pas grand–chose pour les contraindre à fuir. Dans ces

76
Gotovina et consorts, arrêt, opinion dissidente de M. le juge Carmel Agius, par. 4.
77
Ibid., par. 7.
78Gotovina et consorts, arrêt, opinion dissidente de M. le juge Pocar, par. 14.
79
Ibid.
80
Gotovina et consorts, jugement, par. 1990. - 23 -

circonstances, les dirigeants politiques et militaires croates ont décidé de prendre des
villes entières comme cibles de l’attaque d’artillerie initiale.»1

107. En résumé, contrairement à l’argumentation présentée en l’affaire Gotovina, et à celle

du demandeur en l’espèce, la chambre de première instance a considéré, à la lumière de ces

remarques et du fait que «les participants n’avaient pas fait référence à la manière de conduire les

opérations militaires [afin] d’éviter tout impact sur la population civile ou de réduire cet impact au

minimum», que la création de corridors et les références aux «civils expulsés … ne se rapportaient

pas à la protection des civils, mais à leur évacuation de force». Les commentaires n’«étayaient pas

l’interprétation selon laquelle les discussions lors de la réunion avaient trait à la protection des

82
civils» .

108. Comparons cette opinion à l’opinion majoritaire de la chambre d’appel :

«il n’était pas raisonnable de conclure que la seule interprétation possible du
procès-verbal de la réunion de Brioni était qu’il reflétait une entreprise criminelle
commune visant à expulser les civils serbes par la force. Certains passages considérés
comme des preuves à charge par la chambre de première instance peuvent être
interprétés, si les attaques d’artillerie ne sont plus illicites, comme peu concluants pour

démontrer l’existence d’une entreprise criminelle commune, reflétant, par exemple,
une volonté licite d’aider des civils à quitter temporairement une zone de conflit,
notamment pour obtenir un avantage militaire légitime et réduire le nombre de
victimes. Ainsi, les discussions sur les motifs invoqués pour justifier les attaques

d’artillerie, les départs éventuels de civils et l’ouverture de corridors de sortie
pourraient raisonnablement être interprétées comme renvoyant à des opérations de
combat licites et de relations publiques légitimes.» 83

109. Compte tenu de ces propos explicites, le défendeur soutient que l’opinion minoritaire

est manifestement la bonne. L’interprétation de la chambre d’appel est pour le moins

déconcertante.

30 110. Le plan mis au point à Brioni n’est pas du tout cohérent avec la thèse d’un conflit armé

légitime ou d’abus survenus dans le cadre d’une opération par ailleurs légitime. Alors qu’il

insistera sans aucun doute sur les aspects liés à l’exécution du plan, la phase deux, qui montre que

les destructions ont été moins importantes qu’on aurait pu le craindre, le demandeur cherchera à

éluder le langage très clair utilisé dans le plan. Il s’évertuera à tenter de démontrer que l’opération

a été menée de manière licite et que les civils sont partis pour des raisons autres que des attaques

81
Ibid., par. 2311.
82Ibid., par. 1993 et 1995.

83Gotovina et Markač, arrêt, par. 93. - 24 -

aveugles ou illicites. Il est passé à côté de l’essentiel, à savoir que le plan était fondé sur une

stratégie calculée visant à garantir par tous les moyens, bons ou mauvais, que les civils fuient, non

pas par des routes sûres, à l’abri, mais avec l’armée, avant d’encourager, d’assurer, de diriger et de

planifier des attaques qui allaient s’abattre sur les colonnes mixtes.

111. Il convient de s’arrêter à nouveau pour poser la question à laquelle le demandeur n’a

pas encore répondu : peut–on sérieusement admettre qu’un tel plan rassembler en colonnes les

civils et les militaires sur des routes choisies à l’avance, encourager les attaques militaires à leur

encontre en les informant faussement que l’armée attaquait encore, tout en faisant croire aux civils

qu’ils étaient en sécurité, et ce, au beau milieu d’une guerre d’origine ethnique ne sèmerait pas

automatiquement la mort et la destruction à très grande échelle ? Le demandeur devrait répondre à

cette question.

Phase deux : l’exécution du plan

112. Ainsi que le défendeur l’a exposé dans ses plaidoiries, l’intention de détruire le groupe

des Serbes de Krajina qui sous-tendait l’opération Tempête est encore confirmée et corroborée par

l’exécution ultérieure du plan, ainsi que par les crimes massifs, généralisés et systématiques

commis dans cette région.

113. On ne peut que relever l’efficacité avec laquelle les dirigeants de Brioni ont ainsi mis en

pratique leur plan et les idées sur lesquels il reposait.

114. En la présente affaire, il n’est pas contesté, pas sérieusement contesté, que, ainsi que l’a

constaté le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et je le cite ,

31 «[l]’exode de 200 000 Serbes de Krajina fuyant l’offensive croate au début du mois
d’août a provoqué une crise humanitaire de dimensions majeures. On pense
aujourd’hui qu’il ne reste à peu près que 3000 Serbes de Krajina dans l’ancien secteur
nord et 2000 environ dans l’ancien secteur sud…» 84

115. Tout s’est passé exactement comme Tudjman l’avait prévu : «il est important que ces

civils s’en aillent, et ensuite, l’armée les suivra et lorsque les colonnes se mettront en marche, ils
85
s’influenceront mutuellement sur le plan psychologique» .

84
«La situation dans les territoires occupés de la Croatie», rapport du Secrétaire général, 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 27.
85Procès-verbal de la réunion de Brioni, p. 15 ; CMS, annexe 52. - 25 -

86
116. Les rangs croates comptaient 150 000 soldats, contre 30 000 du côté de la RSK .

Comme nous l’a appris le procès-verbal de la réunion de Brioni, les dirigeants croates savaient que

les forces serbes étaient à bout de souffle et qu’elles n’opposeraient que très peu de résistance.

117. Elles ont pourtant, pendant l’opération Tempête, soumis les villes de Knin, Benkovac et

Bosansko Grahovo à des pilonnages intenses . D’autres localités, plus ou moins importantes, ont

également été lourdement bombardées, alors même qu’elles n’abritaient aucune cible militaire

précise ; tel est le cas d’Obrovac, Gračac, Kistanje, Udolje, Kovačić, Plavno, Polača et Buković , 88

pour ne citer qu’elles.

118. Le contre-mémoire démontre que les exécutions de Serbes ont été généralisées et

systématiques pendant et après l’opération Tempête. Que l’on se reporte au rapport du comité

Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, qui recense 677 morts ou disparus parmi les civils

serbes pendant l’opération Tempête et les trois mois qui ont suivi , ou aux chiffres de Veritas,

90
selon lesquels 1719 Serbes de Krajina ont été tués , il s’agit, dans les deux cas, d’un massacre,

découlant directement de la stratégie militaire adoptée à Brioni.

119. Ainsi qu’il est exposé dans le contre-mémoire, les civils qui fuyaient ont été tués ou

blessés par les tirs d’artillerie, les bombardements aériens, les tirs d’infanterie et les attaques des

forces croates.

32 120. Je citerai quelques exemples. Le 8 août, les forces croates ont pilonné une colonne de

réfugiés entre Glina et Dvor, faisant au moins quatre morts et dix blessés . 91

e
121. Une entrée datée du 7 août 1995, dans le journal des opérations de la 4 brigade de la

garde, témoigne de l’efficacité avec laquelle le principe de distinction avait été écarté lors de la

86
CMS, par. 1213 ; O. Žunec, Goli život [La vie à nu], Zagreb, 2007, p. 842.
87
CMS, par. 1215.
88CMS, par. 1216 ; Le Procureur c. Gotovina et consorts, IT-06-90-PT, version publique du mémoire préalable
au procès de l’accusation, 23 mars 2007, par. 31.

89CMS, par. 1239, citant le rapport du comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, Military Operation
Storm and it’s Aftermath, Zagreb, 2001, p. 210 ; voir également «Humanitarian Crisis Cell Sitrep», Compilation of
Human Rights Reporting, 7 août-11 septembre 1995, CMS, annexe 55.

90 La liste des victimes directes de l’opération Tempête figure sur le site Internet de Veritas à l’adresse
http://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/2013/02/Oluja-spisak-direk….

91Ibid. - 26 -

phase un. Le journal précise : «[l’]artillerie [croate] a tiré sur la colonne qui se retirait de Petrovac

pour rejoindre Grahovo, excellent score, beaucoup de morts et de blessés parmi les Tchetniks…» . 92

122. Dans son rapport, Elisabeth Rehn, rapporteuse spéciale de la Commission des droits de

l’homme, a cité les meurtres de civils au premier rang des violations des droits de l’homme

93
commises pendant et après l’opération Tempête . Elle a confirmé que les civils en fuite avaient

été soumis à diverses formes de harcèlement, dont des attaques militaires . 94

123. Pour ce qui est de l’atteinte à l’intégrité mentale qu’ont immanquablement subie,

comme le prouvent les éléments versés au dossier, les civils arrachés à leurs maisons comme des

animaux conduits à l’abattoir, le défendeur ne peut faire mieux que de citer la chambre de première

instance qui, dans son réquisitoire énergique en l’affaire Blagojević, a relevé ce qui suit :

«le traumatisme et les blessures dont ont souffert les survivants des massacres … La

hantise d’être fait prisonnier, puis … le sentiment d’impuissance totale et de peur
extrême pour la sécurité de sa famille, de ses amis et pour sa propre sécurité est une
expérience traumatisante qui laisse des séquelles durables, voire permanentes.» 95

124. Si le nombre exact de morts et de personnes ayant subi une atteinte à leur intégrité

physique et mentale demeure évidemment un sujet de désaccord qu’il est impossible de trancher, la

position du défendeur ne s’en trouve pas pour autant fragilisée, étant donné les circonstances de la

présente affaire. Voici la logique qu’il convient, selon nous, d’adopter.

125. Tout d’abord, comme le reconnaît le demandeur, après les massacres commis pendant

l’opération Tempête, la communauté internationale a, pendant un certain temps, été tenue éloignée

33 de la zone en question (pour, soi–disant, «prévenir des pertes dans les rangs de l’ONURC dans le

contexte des opérations militaires, et … nettoyer le terrain» ). 96

92
Le Procueeur c. Gotovina et consorts, rapport d’expert de M. Reynaud Theunens : Croatian Armed Forces and
Operation Storm, 2 partie, p. 189.
93
Rapport du 7 novembre 1995 sur la situation des droits de l’homme dans le territoire de l’ex–Yougoslavie,
présenté par Mme Elisabeth Rehn, rapporteuse spéciale de la Commission des droits de l’homme, conformément à la
résolution 1995/89 de la Commission et à la décision 1995/290 du Conseil économique et social, Nations Unies,
doc. S/1995/933, p. 8.
94
CMS, par. 1242 ; rapport du 7 novembre 1995 sur la situation des droits de l’homme dans le territoire de
l’ex-Yougoslavie, présenté par Mme Elisabeth Rehn, rapporteuse spéciale de la Commission des droits de l’homme,
conformément à la résolution 1995/89 de la Commission et à la décision 1995/290 du Conseil économique et social,
Nations Unies, doc. S/1995/933, p. 7, par. 18.
95
Le Procureur c. Blagojević et consorts (IT-02-60-T), jugement, 17 janvier 2005, par. 647.
96RC, par. 11.107. - 27 -

126. Il s’ensuit que si, de manière générale, le défendeur admet devoir établir que les crimes

relevant de l’article II de la Convention ont été commis intentionnellement, «[l]’établissement de la

charge de la preuve dépend, en réalité, de l’objet et de la nature de chaque différend soumis à la

Cour» . La Cour a jugé dans l’affaire de la Guinée, que, comme nous l’avons relevé, il convenait

de faire preuve de «souplesse» dans l’application de la règle, notamment dans les cas où le

défendeur est «mieux à même d’établir certains faits» . 98

127. Partant, l’allégation du demandeur selon laquelle «aucun chiffrage précis des Serbes

tués ou disparus pendant l’opération Tempête n’a jamais été établi» est parfaitement infondée . Il 99

est pour le moins révélateur que le demandeur, bien qu’étant tout à fait en mesure d’aider la Cour à

établir une estimation, s’est refusé à le faire .100

128. Il convient toutefois de garder également à l’esprit que, si les 200 000 civils ont

heureusement si je puis dire pour la plupart échappé à la mort, cela ne suffit pas à

fragiliser l’argumentation du défendeur.

129. Ainsi qu’il a été exposé, de nombreux indicateurs du type de ceux que le TPIR et le

TPIY utilisent, permettent de tirer des conclusions de la nature et de l’ampleur des attaques,

pendant la phase deux ; nous affirmons que ces indicateurs sont nombreux et suffisants.

130. Au vu des termes explicites du plan mis sur pied lors de la réunion de Brioni

la phase un , il n’est nul besoin de déduire l’intention des seules preuves indirectes ou

circonstancielles. La Cour n’a pas à se prononcer sur la thèse du «hameau» de M. Sands, qui

soutient qu’il est possible de déceler une intention dans une attaque visant «un Etat, une région, une

ville, un village, un hameau, voire un endroit plus petit encore» , ni sur l’argumentation plus

concise avancée par sir Keir Starmer, qui admet que «les chiffres ne sont … pas complètement

dépourvus de pertinence» . 102

97 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt,

C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 660, par. 54.
98 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 332, par. 15.

99RC, par. 11.85.
100
RC, par. 11.87-11.93.
101
CR 2014/6, par. 31 (Sands).
102CR 2014/12, par. 3 (Starmer). - 28 -

34 131. Dans la demande reconventionnelle, la Cour peut conclure à l’existence de l’intention

requise si elle estime que les atteintes relevant de l’article II, bien que relativement peu

nombreuses, étaient une quasi–certitude (à moins de circonstances ou d’interventions imprévues)
103
découlant du plan du demandeur et de ses actions, et que celui–ci en avait conscience .

132. De plus, ainsi que la Cour l’a souligné,

«il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide lorsque l’intention est de
détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise … Comme la chambre
d’appel du TPIY l’a dit et comme le défendeur le reconnaît …, les possibilités qui
104
s’offrent aux criminels constituent un élément important.»

133. Le fait que les responsables croates aient vu leur plan contrarié par un certain nombre

de facteurs, en particulier la vitesse avec laquelle ils ont vidé les villages, la configuration du

terrain, l’ingéniosité de ceux qui fuyaient l’offensive, la surveillance exercée par la communauté

internationale, voire la réticence des responsables militaires sur le terrain à suivre la logique de ce

plan, n’est qu’une simple ironie du sort qui ne saurait minimiser de quelque manière que ce soit

l’intention criminelle évidente.

134. A l’évidence, les actes relevant de l’article II étaient des actes de violence gratuits, les

conséquences fortuites d’actions militaires licites et des débordements de la guerre. Nous savons

que, quelle qu’en ait été l’issue, le plan visait 200 000 personnes ou au moins une grande partie

d’entre elles, et qu’il a constitué une escalade entraînant des violences qui étaient la conséquence

automatique des termes qui y étaient utilisés.

Phase trois : les attaques menées contre les personnes restées sur place

135. Phase trois : les attaques menées contre les personnes restées sur place. En Krajina,

cette phase, celle des conséquences meurtrières, a duré plusieurs mois après l’achèvement des

opérations initiales.

136. Permettez-moi de reprendre la formule employée par sir Keir Starmer lorsqu’il a parlé

de l’opération de Vukovar : «examin[ons] maintenant ce qui s’est passé avant, puis après» . 105

103
Voir R v. Woollin [1999] 1 Cr App. R 8, HL pour un énoncé de la condition requise pour établir l’intention
devant les juridictions britanniques.
104Arrêt Bosnie, p. 126-127, par. 199.
105
CR 2014/8, par. 33 (Starmer). - 29 -

Selon nous, regarder vers le passé permet de voir l’argumentation du demandeur pour ce qu’elle est

réellement : très éloignée de la réalité.

35 137. La Croatie affirme que, sur le principe, l’opération Tempête ne visait pas à détruire

physiquement la population serbe de Krajina, mais était un moyen licite de «parvenir à reconquérir

sa souveraineté territoriale» . 106 A défaut, le demandeur pourrait admettre la campagne de

nettoyage ethnique, qui ne relève pas de la compétence de la Cour, plutôt que le génocide.

138. J’invite la Cour à examiner les deux hypothèses. Revenons au passé, au 8 août 1995,

l’opération Tempête a rencontré un plein succès, au regard de ces deux objectifs. Pour reprendre

les propos du général Leslie, elle a été «menée de manière particulièrement experte, si l’objectif

était de vider la région de la population locale» .107

139. Je voudrais à présent m’intéresser à ce qui s’est passé ensuite car, dans tous les cas, que

mon analyse de la phase une ou de la phase deux soit juste ou non, nul ne peut contester que le

8 août, les Serbes de Krajina étaient à genoux. En trois ou quatre jours funestes, ce sont près de

200 000 civils qui ont été humiliés, torturés, tués ou expulsés. Parler d’efficacité impitoyable serait

un euphémisme. Une lutte de cinq ans a pris fin dans la violence. Des réfugiés désespérés, fuyant

pour sauver leur peau, avec les quelques effets et les bribes de dignité qui leur restaient.

140. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, s’il est un épisode qui

permet d’apprécier la véritable intention des forces croates, c’est bien celui-là. Les Croates avaient

regagné et nettoyé leur territoire. Les violences auraient dû cesser.

141. Ce qui s’est produit ensuite est sans aucun doute l’aspect le plus effroyable de toute

l’opération, et devrait aider la Cour à apprécier l’intention réelle.

142. Les personnes restées sur place étaient celles qui n’avaient pas pu partir : les plus

vulnérables, les personnes âgées, les handicapés et les infirmes. Contrairement aux malheureuses

victimes de la phase quatre des opérations de Vukovar, elles n’étaient pas impliquées dans des

108
activités militaires, ni même soupçonnés d’y avoir pris part .

106
RC, par. 12.3.
107Voir TPIY, Gotovina et consorts, déposition d’Andrew Leslie, 22 avril 2008, compte rendu d’audience,
p. 2015.
108
TPIY, Mrkšić, jugement, par. 476. - 30 -

143. Il est impossible de prétendre que les autorités croates ont été prises au dépourvu.

Comme le général Janko Bobetko, chef de l’état-major croate à l’époque, l’a relevé dans son

36 ouvrage intitulé All My Battles, les opérations menées à partir de 1994 et jusqu’à

l’opération Tempête faisaient partie d’un plan concerté dont «[t]ous les aspects avaient été arrêtés

dans les moindres détails» .109

144. Comme Ante Gotovina l’a relevé lors de la phase une, celle de la planification à Brioni,

«si nous maintenons cette pression, dans quelques temps il n’y aura probablement plus beaucoup

de civils, seuls resteront ceux qui ne peuvent faire autrement, ceux qui n’ont pas la possibilité de

110
partir» .

145. Il ne fait aucun doute que si certains, comme Mile Sovilj et Božo Šuša, dont les

témoignages ont été résumés à la Cour mercredi, ont décidé de demeurer sur place, c’est parce que

Tudjman avait affirmé que ceux qui «n’avaient pas de sang sur les mains» pouvaient rester. Dans

l’affaire Gotovina, la chambre de première instance a conclu, au paragraphe 2373 de son jugement,

qu’Ante Gotovina savait que des attaques étaient probables ; mais cette conclusion ne nous apprend

rien que nous ne sachions déjà.

146. Les faits précédant la phase quatre définie par le demandeur, qui ont été relatés par

sir Keir Starmer, n’étaient qu’un exemple parmi d’autres de ce qui s’est passé lors de cette terrible

guerre civile. Mais l’épisode dont je parle est le moment plus effroyable de la guerre croate.

147. Comme le président Tudjman l’a souligné pendant la réunion de Brioni, avant

111
l’opération, «il é[tai]t difficile de … tenir [les forces croates]» . A ce moment-là, celles-ci étaient

effectivement incontrôlables.

148. Les personnes valides avaient été chassées. Cinq mille personnes étaient prises au

piège. Rien ne menaçait l’intégrité territoriale, l’indépendance, qui ou quoi que ce soit. Cernées,

sans défense, dans l’attente.

149. Les éléments de preuve émanant de sources indépendantes telles que des organisations

croates et des membres du personnel des Nations Unies montrent que la population abandonnée

109
CMS, note de bas de page 1040.
11Procès-verbal de Brioni, p. 15.
111
Procès-verbal de Brioni, p. 10. - 31 -

restée dans les secteurs nord et sud a été systématiquement prise pour cible par les forces croates,

qui ont tout fait pour empêcher les Nations Unies de pénétrer dans les villes et les villages, afin de

dissimuler leurs actes génocidaires. Au moins 120 personnes ont été tuées d’une balle dans la

nuque. Des centaines ont été tuées dans les secteurs nord et sud. Le nombre exact de victimes ne

sera probablement jamais connu . 112

37 150. Comme l’a signalé la mission de contrôle de la Communauté européenne (ECMM), à la

fin du mois de septembre 1995, 73 % des maisons appartenant à des Serbes avaient été incendiées

113
et pillées dans les 243 villages où elle s’était rendue . Cela représente des milliers de maisons.

Un rapport des Nations Unies du 4 novembre 1995 indiquait que, dans le seul secteur sud,

17 270 maisons avaient été détruites ou endommagées après le lancement de

114
l’opération Tempête .

151. Tout en niant toute responsabilité, le demandeur reconnaît qu’il y a eu «des incendies et

115
des pillages incessants» jusqu’au 9 septembre 1995 . Plus d’un mois après la fin de cette

prétendue opération de nettoyage, alors que la zone était sous le contrôle du demandeur, la Krajina,

les Serbes et leurs biens continuaient de brûler.

152. Et ce n’est pas tout : les forces croates ont abattu le bétail, souillé les puits et les cours

116
d’eau, et volé et emporté des biens, y compris le bois de chauffage stocké pour l’hiver . Les

symboles de la communauté serbe dans la région ont également été détruits pendant et après

l’opération ; des maisons, des églises, des monastères et des monuments culturels ont été détruits et

incendiés .117

153. Dans leur rapport, les observateurs de l’ONU ont souligné que la quasi-totalité des

biens serbes abandonnés avaient été pillés . Les pillages ne devaient diminuer qu’en octobre

119
mais, selon le rapport, uniquement parce qu’«il ne restait plus rien à piller» .

112Par exemple, CMS, par. 1258-1312.
113
CMS, par. 1325 ; DS, par. 773.
114CMS, annexe 58.

115RC, par. 11.103-11.108.
116
CMS, note de bas de page 1271.
117
CMS, note de bas de page 1272.
118Rapport sur la situation relative aux droits de l’homme en Croatie présenté en application de la résolution 1019
(1995) du Conseil de sécurité, 25 décembre 1995, Nations Unies, doc. S/1995/1051, p. 5. - 32 -

154. Ces éléments de preuve sont corroborés par la chambre de première instance saisie de

l’affaire Gotovina, qui a conclu dans son jugement que les forces militaires croates et la police

spéciale avaient continué à prendre la population civile serbe de Krajina pour cible. Elles se sont

livrées à de nombreux meurtres, actes inhumains, traitements cruels, actes de destruction et de

pillage pendant les mois d’août et septembre 1995 . Rien, dans l’arrêt en l’affaire Gotovina, ne
38

concerne cette conclusion.

155. Ces conclusions, ainsi que l’ensemble des éléments de preuve, attestent les effroyables

destructions et, entre autres, les expulsions systématiques, la privation de l’accès aux services

essentiels et à des logements décents, ainsi que de vêtements et de soins d’hygiène , et confirment

par ailleurs que tout était fait pour que cette population déjà fragilisée meure à petit feu.

156. Alors que la Krajina et sa population étaient livrées au feu, qu’a fait Tudjman ? A-t-il

essayé de calmer le jeu ou a-t-il mis de l’huile sur le feu ?

157. Ainsi que la chambre de première instance l’a conclu en l’affaire Gotovina, et le

demandeur ne le conteste pas, quelques semaines après l’opération Tempête, Tudjman a pris la

parole lors d’un rassemblement public à Knin. Voici ce qu’il a dit au sujet de cette ville :

«Mais aujourd’hui, Knin est croate. Ils ont propagé le cancer qui rongeait le
peuple croate au beau milieu de la Croatie, empêchant les Croates de vivre
tranquillement entre eux, et la Croatie de devenir un Etat indépendant et souverain

mais cela n’arrivera plus jamais … En quelques jours ils sont partis, et c’est comme
s’ils n’étaient jamais venus … Ils n’ont pas même eu le temps de ramasser leur argent
pourri ni leur linge sale.» 122

158. Voilà donc ce qui s’est passé ensuite. Comme l’a dit le ministre croate de la défense,

M. Špegelj, en 1991 : «Ecoutez-moi bien, Commandant. Tout d’abord, tous les soldats sous vos

ordres seront écrasés, personne ne survivra, personne ne sera épargné. Oubliez même jusqu’à

l’idée de tirer la sonnette d’alarme.» 123

119Quartier général des observateurs militaires de l’ONU (OMNU) pour le secteur sud et Groupe chargé des
activités de surveillance du respect des droits de l’homme (HRAT), Survey Report on the Humanitarian Rights Situation

in Sector South, 4 octobre–4 novembre 1995, établi par le commandant Peter Marti et le capitaine Kari Anttila (CMS,
annexe 58).
12TPIY, Gotovina et consorts, jugement, par. 2307.

121Akayesu, jugement, 2 septembre 1998, par. 506 ; voir aussi Kayishema et Ruzindana, jugement, 21 mai 1999,
par. 116 ; et Brđanin, jugement, 1 septembre 2004, par. 619.
122
Gotovina et consorts, jugement, par. 2306.
12MC, annexe 148. - 33 -

159. Le résultat promis a donc finalement été atteint. S’il subsistait des doutes quant au fait

que l’intention sous-tendant l’opération Tempête n’était pas seulement l’expulsion ou la simple

dissolution du groupe des Serbes de Krajina mais bel et bien leur destruction physique, cette

dernière phase, la troisième, devrait les dissiper une fois pour toutes.

Conclusions

160. Pour conclure, la plupart des quelque 200 000 hommes, femmes et enfants qui vivaient

dans la région ont été déracinés et, dans un climat de terreur, expulsés de leurs foyers avant d’être

39 tués, meurtris physiquement ou psychologiquement, ou forcés de quitter la Croatie. Les personnes

âgées, malades et handicapées ont néanmoins connu un sort différent, subissant des attaques

impitoyables qui leur ont rendu la vie impossible. Pour le défendeur, il ne fait aucun doute que

tous ces agissements relevaient d’une seule et même opération, planifiée à Brioni, mise en œuvre

dans l’intention de détruire les Serbes de Krajina. Les autorités croates savaient que ces crimes,

tous ensemble, entraîneraient fatalement la disparition physique des Serbes de Croatie, et elles

avaient clairement l’intention de détruire physiquement ce groupe.

Article III de la Convention sur le génocide

161. Si la Cour n’est pas convaincue par les arguments précédents, le défendeur fait valoir

que la Croatie est également responsable, au titre des alinéas b) à e) de l’article III de la

Convention, d’entente en vue de commettre le génocide, d’incitation à commettre ce crime, de

tentative de génocide ou de complicité dans la commission de ce crime. Tous les arguments que

j’ai déjà exposés s’appliquent à ces formes de responsabilité.

Article IV : manquement à l’obligation de punir le génocide

162. Pour finir, je m’intéresserai à présent au manquement du demandeur à l’obligation de

punir le génocide. Comme celui-ci l’a fait observer :

«du début à la fin, les dispositions de la convention reflètent l’importance de
l’obligation inscrite à l’article [premier] de punir les actes de génocide. L’article VI

impose expressément de punir les personnes commettant des actes de génocide ou tout
autre acte énuméré à l124ticle III, «qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires
ou des particuliers».»

124RC, par. 9.90. - 34 -

163. Comme le défendeur l’a montré dans son contre-mémoire, le système judiciaire croate

n’a jamais institué de véritables procédures pénales contre les auteurs des crimes commis pendant

et après l’opération Tempête, même pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.

164. C’est donc avec un scepticisme salutaire qu’il convient d’appréhender les éléments de

preuve sur lesquels il s’appuie pour affirmer qu’il s’est acquitté de son obligation de poursuivre les

auteurs de ces crimes.

165. Le demandeur s’appuie sur le «Rapport de l’OSCE daté du 27 octobre 2009 et portant

sur les procédures engagées en Croatie pour crimes de guerre». Ce rapport contient toutefois une

contradiction non résolue. D’une part, il y est affirmé que la Croatie «continue de travailler de

manière aussi exhaustive que possible dans l’objectif d’un traitement judiciaire des incidents de

40 guerre» et, d’autre part, que «les crimes de guerre graves non poursuivis» demeurent des «points

125
essentiels» . Or les éléments de preuve soumis par le demandeur ne semblent pas traiter de cette

question ou démontrer qu’elle a été réglée . 126

166. Rien ne prouve que la Croatie a poursuivi les auteurs des crimes commis pendant

l’opération Tempête. Confirmant qu’il reconnaît une partie des actes de destruction perpétrés lors

de la phase trois, le demandeur soutient dans sa réplique que «la police croate et les autorités

judiciaires ont entamé plusieurs centaines de procédures relatives aux destructions de biens

serbes» . Mais il effleure le sujet et ne fournit aucun détail corroborant son affirmation.

167. Le demandeur évite les chiffres dans les éléments de preuve qu’il présente à l’appui de

sa demande. Bien qu’il contrôle seul toute la région depuis le 5 août 1995, il ne fournit à la Cour

aucun détail concernant ces «centaines» d’affaires, l’ampleur exacte de la destruction ou, du reste,

la manière dont elle a pu se produire, malgré la présence de 150 000 soldats dans la région.

168. Le demandeur soutient qu’il s’est acquitté de cette obligation, si elle existe, «en

coopérant avec le TPIY dans le cadre de la procédure engagée contre Ante Gotovina,

Mladen Markač et Ivan Čermak» . Or, compte tenu de l’existence certaine de centaines d’auteurs

125
RC, par. 2.69 2), citant le rapport de situation de l’OSCE sur l’évolution et les activités en lien avec son
mandat, 27 octobre 2009.
126Ibid., par. 2.70-2.80.

127RC, par 11.106, par. 11.108.
128
OAC, par. 4.42. - 35 -

de crimes, cette coopération ne saurait le rendre quitte de l’obligation qui lui incombe au plan

international.

169. Les centaines de pages qui constituent les pièces de procédure ne contiennent pas un

seul mot donnant à penser que le demandeur admet, ne serait-ce qu’un instant, que la République

de Croatie dirigée par Tudjman a commis le moindre acte répréhensible au cours de

l’opération Tempête.

170. Le demandeur n’a bien évidemment pas respecté son obligation : le 5 août est en effet

un jour de fête. Les participants à l’opération Tempête sont des héros, et non des suspects ou des

criminels. Le demandeur a donc manifestement violé l’obligation qui lui incombe de punir le

génocide, énoncée aux articles premier et IV de la Convention.

171. Je vous remercie. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le

moment est peut-être venu de faire une pause.

41 Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Jordash. L’audience est suspendue pendant

quinze minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 20 à 11 h 35.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Monsieur Schabas, vous avez

la parole. Je vous en prie.

M. SCHABAS : Je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour. Voici venu le dernier exposé de la Serbie dans ce premier tour de plaidoiries, hormis

quelques brèves remarques que fera l’agent de la Serbie à la suite de mon intervention de ce matin.

RÉFUTATION DES ARGUMENTS DE LA C ROATIE À L ENCONTRE DE
LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE

1. J’insisterai particulièrement sur la pièce additionnelle déposée par la Croatie en août 2012,

ainsi que sur un événement encore plus récent qui n’a été abordé dans aucune des pièces de

procédure écrite. Je veux parler, bien évidemment, de l’arrêt rendu en novembre 2012 par la

chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en

l’affaire Gotovina et Markač. - 36 -

2. Mesdames et Messieurs de la Cour, ce n’est pas la Serbie qui a choisi d’engager une

procédure devant la Cour internationale de Justice (CIJ). La Serbie aurait aimé croire que, à la

suite de la décision rendue par la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la Croatie

aurait compris la fragilité de sa demande au regard de la Convention sur le génocide et qu’elle

aurait mis un terme à cette procédure. Cela n’a pas été le cas. C’est la raison pour laquelle la

Serbie a exposé sa propre demande reconventionnelle. Si elle est bien évidemment distincte d’une

défense au fond, la demande reconventionnelle y a trait dans le sens où, pour reprendre la formule

choisie par la Cour, elle constitue une «riposte» à la demande principale . La Cour a souligné la

double fonction de la demande reconventionnelle. Celle-ci vise à obtenir le rejet de la requête au

fond, ressemblant en cela à une défense, mais elle va également plus loin en élargissant l’objet

130
initial du litige , comme c’est le cas en l’espèce. Bien évidemment, une demande

reconventionnelle portant des accusations de génocide ne constitue pas une défense contre des

42 accusations de génocide, l’interdiction de ce crime étant une obligation erga omnes . Il s’agit

néanmoins d’une riposte légitime et appropriée de la part d’un défendeur contraint de comparaître

devant la Cour en raison d’une requête infondée et juridiquement viciée.

3. L’histoire qui ressort des diverses sources disponibles, notamment de l’arrêt de la Cour

rendu en 2007 et de la jurisprudence du TPIY, met en évidence toute la complexité d’un conflit qui

a débuté en 1991 et a pris fin avec les accords de Dayton à la fin de l’année 1995, conflit souvent

associé au «nettoyage ethnique». A mesure que l’ex-Yougoslavie se disloquait et que de nouveaux

Etats étaient créés, divers protagonistes ont eu recours à la force — se rendant ainsi coupables de

violations graves du droit humanitaire international et des droits de l’homme — de façon à

promouvoir la formation de nouveaux Etats ethniquement plus homogènes que ne l’était l’ex-Etat

multinational qui avait été bâti sur les ruines des anciens empires d’Europe de l’Est et d’Europe

centrale. L’un des cas de nettoyage ethnique les plus importants du conflit s’est déroulé en

août 1995, quand, en l’espace de quelques jours, 200 000 habitants de la Krajina ont été chassés des

maisons de leurs ancêtres, la plupart, pour ne jamais y revenir. Le recensement de 2011 en Croatie

129
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance, 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27.
13Ibid.
131
Ibid., p. 258, par. 35. - 37 -

montre l’échelle de la métamorphose qui s’est alors opérée à l’intérieur des frontières de ce pays :

186 633 personnes d’origine serbe ont été recensés en Croatie en 2011, soit environ 32 % du

nombre de personnes d’origine serbe qui vivaient dans ce pays vingt ans auparavant. Ce résultat

est dû, en grande partie, à l’opération Tempête.

4. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2007, la Cour a analysé la notion de «nettoyage ethnique»

et observé que, dans la pratique, cette expression désignait l’action de «rendre une zone

ethniquement homogène en utilisant la force ou l’intimidation pour faire disparaître de la zone en

question des personnes appartenant à des groupes déterminés». Je n’en dirai pas davantage sur le

paragraphe 190 de l’arrêt de 2007, qui a déjà été abondamment cité au cours de la présente

procédure. Les Parties s’accordent sur le fait que, bien que les notions de génocide et de nettoyage

ethnique ne soient pas synonymes pour reprendre les mots employés par la Cour dans l’arrêt

rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine —, «des actes de «nettoyage ethnique»

peuvent se produire en même temps que des actes prohibés par l’article II de la Convention, et

permettre de déceler l’existence d’une intention spécifique ... se trouvant à l’origine des actes en

question» . En d’autres termes, des actes de nettoyage ethnique peuvent constituer la preuve de

43 l’intention de détruire un groupe. C’est ce que la Cour a dit en 2007. Et selon moi, ce point est

encore plus important, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsque le groupe

est effectivement détruit, comme cela a été le cas des Serbes de Krajina.

Les jugement et arrêt Gotovina

5. Permettez-moi de passer maintenant à la question des problèmes posés par le jugement et

l’arrêt rendus en l’affaire Gotovina. Depuis le dépôt des dernières pièces de procédure écrite en

l’espèce, la jurisprudence du TPIY a considérablement évolué. L’affaire Gotovina est un procès

intenté contre trois accusés issus de la hiérarchie militaire et civile croate, essentiellement à raison

de leurs agissements pendant l’opération Tempête. Le 30 août 2012, quand le demandeur a

présenté ses derniers moyens dans sa pièce additionnelle, le jugement Gotovina avait déjà été

rendu. Le demandeur a prétendu y voir des conclusions et appréciations unanimes de la chambre

de première instance qui, selon lui, appuyaient sa cause et mettaient à mal la demande

132Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance, 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 122, par. 190. - 38 -

reconventionnelle ; il s’agissait en réalité de faire bonne figure devant une décision incommode

pour la Croatie.

6. C’est pourquoi, dans sa dernière pièce de procédure, le demandeur n’a eu de cesse de

rappeler à la Cour qu’il avait été interjeté appel du jugement Gotovina. Dans cette affaire, le

procureur a accordé une grande attention à certains des documents soumis par l’appelant, en

particulier les rapports d’experts militaires des Etats-Unis d’Amérique . A l’évidence, la Serbie

aurait préféré que le jugement rendu en première instance soit confirmé en appel, ce qui aurait été

le cas si un seul juge s’était prononcé autrement. Et peut-être que, dans cette hypothèse, il aurait

été plus aisé de convaincre le demandeur de la futilité de sa requête. Le demandeur était lui-même

assez inquiet quant à la procédure d’appel. Et, en des termes qu’il regrette sans doute aujourd’hui

avoir employés dans sa plaidoirie écrite, il a mis la Cour en garde de ne pas faire trop grand cas de

la décision de la chambre d’appel alors à venir . 134

7. Les choses ont radicalement changé avec l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina. Il n’y avait

alors plus que deux accusés à ce stade, le troisième ayant été acquitté en première instance, sans

que le procureur n’interjette appel de cette décision. Les deux accusés restants ont à leur tour été

44 acquittés par la chambre d’appel. Et c’est un euphémisme que de dire que l’arrêt rendu par celle-ci

prête à controverse. Deux juges se sont exprimés de façon extrêmement virulente dans les opinions

dissidentes qu’ils ont rédigées, langage très inhabituel si l’on regarde l’ensemble de la

jurisprudence de la chambre d’appel. Le juge Pocar, ancien président du TPIY, a ainsi déclaré ce

qui suit : «Je me dissocie fondamentalement de l’ensemble de l’arrêt, qui contredit toute idée de

justice.» 135 Le juge Agius, vice-président en exercice du Tribunal, a quant à lui déclaré : «Je tiens à

exprimer respectueusement, mais fermement mon désaccord en ce qui concerne la quasi-totalité

des conclusions tirées dans le présent arrêt par la majorité des membres de la chambre.» 136

8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, on a beaucoup parlé, au cours

de la présente procédure, de la pertinence des décisions du TPIY, c’est pourquoi je ne répéterai pas

133
Pièce additionnelle de la République de Croatie (PAC), par. 3.38-3.39.
134Ibid., par. 4.12 b).
135 o
Le Procureur c. Gotovina et Markać, affaire n IT-06-90-A ; opinion dissidente du juge Fausto Pocar, par. 39.
136
Ibid. ; opinion dissidente du juge Carmel Agius, par. 1. - 39 -

mes observations du début de la semaine. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la

Cour a dit qu’elle attachait «la plus haute importance aux constatations de fait et aux qualifications

juridiques auxquelles procède le TPIY afin de statuer sur la responsabilité pénale des accusés qui

lui sont déférés», ajoutant que, «dans la présente affaire, [elle] tient le plus grand compte des

jugements et arrêts du TPIY se rapportant aux événements qui forment la trame du différend». Et

c’est là que le bât blesse. A l’époque de l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, les jugements

et arrêts étaient relativement cohérents en ce qui concerne la délimitation de la portée du crime de

génocide. Il ne s’agissait pas pour la Cour de traiter une question sur laquelle le Tribunal était

lui-même très divisé. En l’espèce, les points de vue divergents de la chambre de première instance

et de la majorité des membres de la chambre d’appel, sans parler des deux opinions farouchement

dissidentes, placent la Cour devant un dilemme qu’elle n’a pas connu en 2007.

L’autorité de la chambre d’appel

9. Sur les huit juges du TPIY à avoir siégé dans l’affaire Gotovina, soit trois en première

instance et cinq en appel, cinq en tout inclinaient à déclarer Gotovina et Markač coupables. La

chambre de première instance était présidée par Alphonsus Orie, très éminent spécialiste

néerlandais du droit pénal qui, au cours des premières années d’existence du Tribunal, travaillait en

tant qu’avocat de la défense. Le juge Orie a été élu au TPIY en 2001 et a exercé les fonctions de

juge de première instance dans de nombre d’affaires importantes portées devant le Tribunal.

Peut-être vous souvenez-vous l’avoir vu il y a deux jours, sur la vidéo montrant l’interrogatoire et

le contre–interrogatoire des témoins. Bien que contestés par trois juges de la chambre d’appel, les

45 vues du juge Orie et de ses collègues de la chambre de première instance méritent néanmoins

l’attention de la Cour. A la chambre d’appel, les deux opinions dissidentes émanent elles aussi de

juristes éminents et respectés. Le juge Fausto Pocar, élu à l’origine pour achever le mandat de feu

le juge Antonio Cassese, a lui-même occupé les fonctions de président et avait, avant cela,

également présidé le Comité des droits de l’homme des Nations Unies. Le juge Carmel Agius a

occupé les fonctions de juge d’appel à Malte pendant plus de vingt ans avant d’être élu au TPIY,

dont il est actuellement le vice-président. Leur point de vue ne saurait non plus être pris à la légère. - 40 -

10. Permettez-moi de préciser que je ne souhaite nullement remettre en question les

compétences des trois juges formant la majorité dans l’arrêt Gotovina, ni adresser la moindre

critique à l’endroit du président Theodore Meron, éminent juriste lui aussi qui a apporté

énormément au droit international. Toutefois, ses décisions ont parfois prêté à controverse et il

pourrait bien avoir fait fausse route dans l’affaire Gotovina. Ainsi, il a rendu, quelques mois après

celle-ci, une décision particulièrement discutable que la chambre d’appel a déclarée erronée et

137
fondée sur ce qu’elle a appelée une «prémisse déficiente» .

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au sein des systèmes

judiciaires nationaux, il est généralement admis que les décisions de justice rendues par les plus

hautes instances, les juridictions suprêmes, sont supérieures non seulement en ce qu’elles

l’emportent juridiquement sur celles des juridictions inférieures, mais aussi en ce qu’elles sont de

meilleure qualité et donc, font davantage autorité du point de vue du fond. La raison en est que,

dans l’ensemble, les membres de ces instances judiciaires supérieures sont choisis parmi les juristes

les plus expérimentés, les plus compétents et les plus brillants du pays. S’il en était autrement, ces

juridictions n’auraient pas l’autorité dont elles ont besoin pour tenir comme il se doit le rôle

d’arbitre suprême qui est le leur. Mais ce n’est pas nécessairement le cas des juridictions pénales

internationales.

12. Les premiers tribunaux pénaux internationaux, à savoir, le Tribunal militaire

international et le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, ne comportaient pas

d’organe d’appel. Le droit d’appel n’existait pas. Le TPIY a été le premier tribunal pénal

international à garantir ce droit d’appel. Le statut du Tribunal, proposé par le Secrétaire général et

46 adopté par le Conseil de sécurité, a institué une chambre d’appel de par la nécessité de garantir un

droit d’appel à toute personne déclarée coupable. Le Secrétaire général a déclaré qu’il devait en

138
être ainsi car le droit d’appel est un élément fondamental des droits civils et politiques . Le statut

des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda et l’on pourrait en dire autant de celui

de la CPI n’établissent pas de distinction au regard de l’expérience, des compétences ou de la

137Le Procureur c. Šainović, affaire n IT-05-87-A, arrêt, par. 1623.

138Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution n 808 (1993) du Conseil
de sécurité, Nations Unies, doc. S/25704, 3 mai 1993, par. 116. - 41 -

situation des juges de la chambre d’appel. Comment les juges de la chambre d’appel sont-ils

choisis ? Il s’agit d’un processus décisionnel interne confié aux magistrats eux-mêmes, dans la

plus parfaite opacité, où entrent en jeu toutes sortes de facteurs sans lien avec les connaissances ou

compétences du candidat. Il s’ensuit que les présomptions que l’on pourrait avoir s’agissant des

qualités requises pour les membres des instances judiciaires suprêmes au sein des Etats ne valent

pas nécessairement au TPIY. Il semble ressortir du statut de ce dernier que la supériorité de la

chambre d’appel repose sur un seul et unique principe : ses formations sont plus nombreuses.

Alors que la chambre de première instance du Tribunal est composée de trois juges, la chambre

d’appel siège en formations de cinq juges. Cela n’est pas sans rappeler le cas de la Cour

européenne des droits de l’homme, où les juges sont tous égaux mais où une autorité accrue est

conférée à la Grande chambre, dont le nombre de juges est plus que le double de celui d’une

chambre.

13. Du point de vue des parties à l’instance, c’est-à-dire le procureur et l’accusé, une

majorité des trois cinquièmes suffit pour infirmer le jugement rendu à l’unanimité en première

instance, comme cela a été le cas dans l’affaire Gotovina. Mais en l’espèce, la Cour n’est pas

concernée par l’effet contraignant des jugements et arrêts. La question est plutôt de savoir si les

diverses décisions rendues en première instance ou en appel sont, ou non, convaincantes. De ce

point de vue, considérer que les motifs exposés par une majorité des trois cinquièmes de la

chambre d’appel doivent l’emporter sur les motifs exprimés à l’unanimité par les juges de la

chambre de première instance constituerait, à mon avis, une analyse bien simpliste et mécanique

pour des affaires d’une telle complexité. Pour cette raison, il paraît plus judicieux de considérer

que, dans l’affaire Gotovina, le Tribunal est divisé en cinq juges contre trois, avec une majorité de

juges ayant conclu à l’existence d’une entreprise criminelle commune au niveau des plus hautes

instances du régime croate, dont l’objectif était l’élimination des Serbes de Krajina.

14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en fin de compte, la valeur

que la Cour décidera d’accorder au jugement et à l’arrêt Gotovina dépendra de son appréciation de

47 la qualité du raisonnement sous-tendant les diverses opinions exprimées. Dans cette hypothèse,

l’examen approfondi et minutieux des éléments de preuve mené par la chambre de première

instance devrait peser lourd dans l’appréciation qu’en aura la Cour internationale de Justice. Cette - 42 -

dernière pourra également accorder le poids qui convient au caractère laconique et synthétique des

motifs énoncés par la majorité des membres de la chambre d’appel, faiblesse qui a été dénoncée par

les deux juges dissidents. De fait, la majorité des membres de la chambre d’appel s’est gardée

d’évoquer nombre de questions factuelles majeures sur lesquelles s’était prononcée la chambre de

première instance lorsqu’elle avait déclaré coupables Gotovina et Markač.

15. Pour ces raisons, la Cour devrait adopter une position prudente et nuancée par rapport

aux enseignements contradictoires qui semblent ressortir des décisions rendues par le TPIY en

l’affaire Gotovina.

Le crime de persécution en tant que crime contre l’humanité

16. Dans les observations supplémentaires qu’il a déposées plusieurs mois avant le prononcé

de l’arrêt en l’affaire Gotovina, c’est-à-dire la pièce additionnelle, le demandeur déclarait que,

même si le jugement venait à être confirmé, il ne serait d’aucune utilité pour la demande

139
reconventionnelle , la Croatie rejetant l’idée que le crime contre l’humanité que constituent les

persécutions ait pu être perpétré dans le cadre de l’entreprise criminelle commune à laquelle

auraient pris part le président Tudjman et de hauts fonctionnaires du régime croate. Ainsi, la

chambre de première instance aurait, selon les prétentions de la Croatie, écarté l’hypothèse selon

laquelle une forme «moindre» de génocide aurait été perpétrée au cours de l’opération Tempête.

17. L’argument de la Croatie repose sur deux erreurs fondamentales découlant d’une

interprétation erronée non seulement de la décision de la chambre de première instance, mais

également de l’arrêt rendu par la Cour en 2007 en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. En

premier lieu, le demandeur a mal compris le lien qui existe entre les notions de génocide et de

crime contre l’humanité. En second lieu, la lecture sélective faite par la Croatie du jugement rendu

en l’affaire Gotovina néglige totalement le fait que, à plusieurs reprises, le Tribunal a conclu que le

crime de persécution en tant que crime contre l’humanité faisait bel et bien partie des objectifs de

l’entreprise criminelle commune.

18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, plus d’une fois dans ses

écritures, la Croatie a décrit le génocide comme une forme extrême de crime contre l’humanité,

13PAC, par. 1.3, 4.11, 4.16 et 4.19. - 43 -

s’appuyant pour cela sur des références à l’arrêt rendu en 2007 par la Cour. Le demandeur relie le

génocide au crime de persécution en tant que crime contre l’humanité 140et attache une importance

141
48 considérable à ce point, estimant qu’il «réduit à néant» la demande reconventionnelle . Même si,

en réalité, ce point est susceptible de n’avoir qu’une incidence minime sur l’arrêt à intervenir en

l’espèce, il semble prudent d’y faire face, ne serait-ce que pour aider la Cour si jamais cette

question devait être abordée dans son arrêt. Dans celui qu’elle a rendu en 2007, la Cour a évoqué

le lien existant entre le génocide et les crimes contre l’humanité, citant à ce propos une décision de

la chambre de première instance du TPIY dans laquelle cette question se trouvait abordée . On 142

pourra toujours débattre de la question de savoir si la Cour avait ou non l’intention de faire sienne

l’intégralité de cette longue citation à ce sujet. Quoi qu’il en soit, il existe une jurisprudence

abondante provenant des tribunaux internationaux pour distinguer ces deux catégories, le génocide

et les crimes contre l’humanité, comme relativement autonomes l’une par rapport à l’autre.

19. La chambre d’appel du TPIY n’aurait pas pu, en l’affaire Le Procureur c. Krstić, être

143
plus claire : «Le génocide n’englobe pas les persécutions.» Elle a souligné des différences dans

l’intention nécessaire, expliquant par exemple que, contrairement aux crimes contre l’humanité,

«l’exigence de l’intention génocidaire ne vaut pas seulement pour les cas où l’auteur vise

exclusivement des civils» . 144 Autre texte qui fait autorité, le rapport de la Commission

internationale d’enquête sur le Darfour présidée par Antonio Cassese, établi en application d’une

résolution du Conseil de sécurité datant de 2004, où il est dit que

«le génocide n’est pas nécessairement le crime international le plus grave. Selon les
circonstances, des crimes internationaux comme les crimes contre l’humanité ou les

crimes de guerre commis à grande échelle peuvent n’être ni moins graves, ni moins
odieux que le génocide.» 145

Je soumets ce document à la Cour de façon à l’assister dans son appréciation de la question.

140PAC, par. 1.3 et 4.15.

141Ibid., par. 4.15 et 4.16.
142
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 121, par. 188.
143 o
Le Procureur c. Krstić, affaire n IT-98-33-A, arrêt, par. 229.
144Ibid., par. 226.

145Rapport de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour concernant les violations du droit
international humanitaire et des droits de l’homme, Nations Unies, doc. S/2005/60, par. 522 ; les italiques sont dans
l’original. - 44 -

20. Dans sa pièce additionnelle, le demandeur déclare que la chambre de première instance

«a intégralement rejeté» la prétention selon laquelle les objectifs de l’entreprise criminelle

commune comprenaient «les persécutions sous forme de meurtre, d’actes inhumains, de traitements

cruels, de disparitions, de pillages et de destruction sans motifs» . Il soutient que la chambre de

première instance n’a prononcé de déclarations de culpabilité qu’au regard de la «forme la moins
147
49 grave» du crime contre l’humanité que constituent les persécutions . Permettez-moi de citer le

jugement Gotovina à propos de la question de l’entreprise criminelle commune. Au

paragraphe 2310, qui s’affiche sur vos écrans, la chambre a déclaré ceci :

«les crimes de déportation et de transfert forcé ont été au cœur de l’entreprise
criminelle commune. Les actions menées à cet égard par les dirigeants politiques et
militaires ont pris pour cible, comme prévu, les Serbes de la Krajina, et étaient donc

discriminatoires. En conséquence, la chambre estime que l’objectif de l’entreprise
criminelle commune était également, en tant que tel, constitutif du crime de
persécution (déportation et transfert forcé).»

Je demande à la Cour de bien vouloir nous excuser, car il n’existe pas encore de version française

de ce jugement, c’est pourquoi nous ne disposons pas d’une traduction officielle. Et la chambre

d’ajouter, au paragraphe 2311 :

«Les dirigeants politiques et militaires croates ont convenu de prendre des villes
entières pour cibles de la première attaque d’artillerie. L’expulsion de la population

serbe de la Krajina a, en grande partie, été mise en œuvre par le biais d’attaques
illicites menées contre des civils et des biens de caractère civil à Knin, Benkovac,
Obrovac et Gracac, dont la chambre a conclu qu’elles avaient été menées pour des
motifs discriminatoires. Pour ces raisons, la chambre estime que les attaques illicites
menées contre des civils et des biens de caractère civil, constitutives du crime de

persécution en tant que crime contre l’humanité, étaient intentionnelles et ont été
perpétrées dans le cadre de l’entreprise criminelle commune.»

Et plus loin, au paragraphe 2312 : «l’entreprise criminelle commune a également consisté, en tout

ou partie, dans l’imposition de mesures restrictives et discriminatoires telles que le crime contre

l’humanité de persécution». Et enfin, au paragraphe 2314 :

«la chambre estime que les dirigeants politiques et militaires croates partageaient
l’objectif commun visant à éliminer de façon permanente la population civile serbe de
la Krajina en faisant usage ou en menaçant de faire usage de la force, constituant ou

impliquant des actes de persécution (déportation, transfert forcé, attaques illicites
contre des civils et des biens de caractère civil, mesures discriminatoires et
restrictives), d’expulsion et de transfert forcé».

146
PAC, par. 4.13.
147Ibid., par. 4.15. - 45 -

A la lumière des documents qui vous ont été présentés au cours des deux derniers jours, rien de tout

cela n’est surprenant.

21. Le demandeur déforme la signification du jugement en se concentrant sur ce qui semble

être une distinction principalement théorique à propos des formes de persécutions. Gotovina et

Markač ont bel et bien été déclarés coupables du crime de meurtre en tant que crime contre

148
l’humanité . La chambre de première instance a déclaré que «les meurtres exposés au

chapitre 5.3.2, ainsi que le meurtre de Petar Bota, étaient constitutifs de persécutions en tant que

149
50 crime contre l’humanité» . Les accusés ont également été déclarés coupables d’«actes

inhumains», crime contre l’humanité, ainsi que de «traitement cruel», en tant que crime de

150
guerre . La chambre a conclu que «les actes inhumains et les actes de traitement cruel [étaient]

constitutifs de persécutions en tant que crime contre l’humanité» . Les meurtres, actes inhumains

et traitements cruels dont Gotovina et Markač ont été reconnus coupables sous l’intitulé générique

de «crimes contre l’humanité» ne faisaient pas partie, en tant que tels, de l’entreprise criminelle

commune visant à éliminer de façon permanente les Serbes de Krajina, mais ont été considérés

comme en ayant été la conséquence naturelle et prévisible . 152

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, tel est le principe de

l’entreprise criminelle commune. L’individu prenant part à une entreprise criminelle commune

peut être reconnu coupable non seulement des crimes qu’il ou elle avait l’intention de commettre

dans le cadre de ladite entreprise criminelle commune, mais également des crimes qui en sont la

conséquence naturelle et prévisible. Bien évidemment, la chambre de première instance n’a pas

conclu que l’entreprise criminelle commune englobait le génocide, lequel n’avait pas été retenu

dans l’acte d’accusation. Cependant, ses conclusions qui établissent l’existence d’une entreprise

criminelle commune ayant eu pour objectif l’élimination définitive de la population serbe de

Krajina ne sauraient être perçues comme de nature à réduire à néant la demande reconventionnelle.

148 o
Le Procureur c. Gotovina et consorts, affaire n IT-06-90-T, jugement, par. 1726 à 1736.
149Ibid., par. 1855.

150Ibid., par. 1792 à 1800.
151
Ibid., par. 1861.
152Ibid., par. 2601. - 46 -

La question des 200 mètres

23. Le demandeur a brièvement soulevé la question de la règle des 200 mètres que la

chambre de première instance a appliquée dans l’affaire Gotovina, établissant une sorte de

présomption suivant laquelle les obus atterrissant à plus de 200 mètres d’une cible militaire

légitime ou bien visaient des objectifs civils ou bien avaient été tirés sans égard à la présence de

civils. La question est devenue le point focal de la décision de la chambre d’appel et, fatalement,

des deux opinions dissidentes. Les trois juges constituant la majorité ont conclu que la limite des

200 mètres adoptée par la chambre de première instance était arbitraire et gratuite, sans toutefois

rien proposer pour la remplacer. Si l’affaire qui nous occupe, la présente affaire, avait été jugée par

la Cour internationale de Justice voici deux ans, je doute que nous nous serions attardés sur cette

question des 200 mètres ; peut-être n’aurait-elle même pas été soulevée.

51 24. Il est expliqué dans le contre–mémoire que le «tir d’artillerie avait une place

153
prépondérante pour l’armée croate dans le cadre de l’opération Tempête» . La Serbie a cité les

remarques incendiaires faites par le président Tudjman à la conférence de Brioni et la réponse

154
pleine de zèle de Gotovina, disant qu’il pouvait détruire entièrement Knin en quelques heures .

Elle a renvoyé aux déclarations des observateurs internationaux indépendants présents à Knin

155
pendant le pilonnage de l’artillerie . Les bombardements sans discrimination d’autres villes ont

aussi été décrits dans le contre-mémoire . Il n’y est nulle part fait état de la règle des 200 mètres.

Les éléments de preuve invoqués par la Serbie ont été minutieusement analysés dans les motifs de

la majorité et dans les opinions dissidentes des juges de la chambre d’appel, plus particulièrement

dans celle du juge Agius, mais nous ne pouvions bien évidemment pas le savoir puisque le

contre-mémoire a été déposé environ un an avant que la chambre de première instance rende son

jugement.

25. La règle des 200 mètres ne figure pas non plus dans la réplique du demandeur, qui a été

157
déposée quatre mois avant le jugement Gotovina .

153
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), vol. I, par. 1215.
154Ibid., par. 1217.

155Ibid., par. 1223.
156
Ibid., par. 1225 à 1228.
157Réplique de la Croatie (RC), par. 11.71 à 11.75. - 47 -

26. La Serbie n’a même pas mentionné la limite des 200 mètres dans la duplique, déposée

six mois après le jugement Gotovina. Elle a bien entendu fait référence à ce jugement, mais a

choisi d’en citer un passage où la chambre se dit d’avis que, «à des distances entre 300 et

700 mètres, les zones d’impacts se trouvaient relativement éloignés des cibles identifiées» et qu’un
158
nombre important d’obus sont tombés dans cette zone .

27. La limite des 200 mètres faisait partie du raisonnement tenu par la chambre de première

instance dans l’affaire Gotovina. Elle n’en était qu’un élément parmi d’autres et, comme je viens

de le dire, la chambre semble avoir pris en compte, dans au moins une autre partie du jugement,

une norme différente, celle d’une distance allant de 300 à 700 mètres. Pris dans leur ensemble, ces

éléments lui ont permis de conclure que le pilonnage de Knin et d’autres villes avait parfois été

effectué sans discrimination, mais, pis encore, qu’il visait en réalité des objectifs non militaires.

La Cour est déjà au fait de l’existence d’autres éléments de preuve à cet effet qui sont étrangers à

cette présomption . Mais, dans une partie du jugement, la chambre de première instance a évoqué
52

la règle des 200 mètres. La majorité de la chambre d’appel a jugé qu’il s’agissait d’une erreur, que

celle-ci avait été l’élément décisif qui avait convaincu la chambre de première instance que les

bombardements avaient été lancés sans discrimination et que, partant, elle avait influé sur

l’appréciation par la chambre de première instance des autres éléments de preuve concernant la

réalité d’un brutal nettoyage ethnique pendant l’opération Tempête et l’avait amenée à considérer

cette dernière comme une «entreprise criminelle commune» visant à vider la Krajina de sa

population serbe.

28. Dans leur opinion dissidente, les juges ont fait observer qu’il s’agissait là d’une réaction

extraordinaire et sans précédent de la part de la chambre d’appel, qui s’est attachée à une erreur

commise dans un jugement particulièrement long, et tiré le fil de cette erreur jusqu’à défaire

l’ensemble. Le juge Agius a relevé le tour de passe-passe juridique qui a permis aux trois juges

majoritaires de se servir de la règle des 200 mètres comme prétexte pour réexaminer l’ensemble

des éléments de preuve au lieu d’appliquer les règles de droit correctes, ce qu’ils n’ont jamais fait.

Il a observé que la majorité avait critiqué la chambre de première instance pour n’avoir pas justifié

15Duplique de la Serbie (DS), par. 726.

15Le Procureur c. Gotovina et consorts, affaire n IT-06-90-T, jugement, par. 1898. - 48 -

la règle des 200 mètres, pour finir par conclure que cette règle n’existait pas et qu’il ne pouvait

donc être présumé que les bombardements avaient été lancés sans discrimination :

«Il me paraît tout à fait stupéfiant que la majorité ait pensé qu’elle pouvait

procéder à un examen de novo du dossier pour aboutir à ses conclusions en seulement
trois paragraphes de l’arrêt et, à mon sens, elle a injustement négligé les conclusions
de la chambre de première instance. Le jugement fait plus de 1300 pages et les
éléments de preuve et les constatations de la chambre de première instance concernant
l’illégalité des attaques des quatre villes s’étalent sur plus de 200 pages.»60

Le juge Agius a conclu que «la majorité a de façon inadmissible relié l’ensemble des

conclusions de la chambre de première instance à la règle des 200 mètres et les a simplement

rejetées alors qu’elle aurait dû formuler et appliquer sa propre norme» .61

29. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je ne suis pas en mesure de

rendre compte des débats qui ont opposé les juges et qui ont abouti à la conclusion de la chambre

d’appel, ni de l’examen exhaustif des faits exposés sur plus de 1300 pages du jugement. La Cour

va certainement étudier ces pages au cours de ses délibérations. Je ne ferai qu’une dernière

remarque sur ce sujet. Dans la mesure où la chambre d’appel a axé toute son analyse sur la
53

question des 200 mètres, elle n’a pas approfondi l’examen des autres conclusions de la chambre de

première instance. En conséquence, elle n’a pas trouvé à redire à la majeure partie d’entre elles,

sauf à en rejeter l’ensemble au motif qu’il s’agissait de la conséquence logique du rejet de la règle

des 200 mètres. En d’autres termes, si la Cour était tentée de suivre les arguments des juges

dissidents, elle constatera que la majeure partie des constatations de la chambre de première

instance sur toute une série de questions touchant à l’opération Tempête n’a pas été mise en doute

et que ces constatations sont convaincantes. Globalement, ces conclusions confirment les moyens

de preuve et l’analyse juridique présentés à l’appui de la demande reconventionnelle. Bien

entendu, si la chambre de première instance ne s’est pas prononcée sur la question du génocide,

c’est uniquement parce que ce crime ne figurait pas dans l’acte d’accusation.

30. Pour contester le fondement de la demande reconventionnelle, le demandeur affirme que

la thèse de la Serbie repose sur un seul épisode, l’opération Tempête, qui s’est étalé sur quelques

jours, alors que la demande principale est fondée sur une longue série d’agissements commis sur

160
Ibid., opinion dissidente du juge Carmel Agius, par. 12 (référence omise).
161Ibid., par. 14. - 49 -

une période beaucoup plus longue. Il semble que la Croatie ait perdu de vue la jurisprudence de la

Cour. Apparemment, elle nierait également la perpétration d’un génocide à Srebrenica au motif

que la violente agression n’a duré que peu de temps. Dans sa pièce additionnelle, le demandeur

semble laisser entendre que nous n’avons présenté aucun élément de preuve à la Cour et que nous

nous appuyons exclusivement sur les constatations de la chambre de première instance dans

l’affaire Gotovina . Or, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous savez

que ce n’est pas le cas. C’est absurde. Notre demande reconventionnelle et les éléments de preuve

qui l’étayent ont été déposés auprès de la Cour bien avant le prononcé du jugement Gotovina. Une

grande partie des éléments les plus importants ont bien entendu été produits dans le cadre du

procès Gotovina et consorts, ce qui n’a rien d’étonnant. Le crime de génocide ne figurait pas dans

l’acte d’accusation, mais la plus grande partie des faits étayant les accusations de crime contre

l’humanité peuvent aussi servir à prouver le crime de génocide. Les moyens de la Serbie ne se

limitent certainement pas aux seules constatations de la chambre de première instance dans

l’affaire Gotovina concernant les meurtres, les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale et

les conditions d’existence devant entraîner la destruction du groupe.

54 La réunion de Brioni

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens maintenant à la

réunion de Brioni et au procès-verbal y faisant suite. Dans les annales du génocide, du nettoyage

ethnique et des atrocités connexes, il est rare de pouvoir désigner une réunion où a été préparé,

présenté et discuté un plan visant à la destruction d’un groupe. L’exemple le plus célèbre est bien

entendu la conférence de Wannsee de février 1942, lors de laquelle les dirigeants nazis ont planifié

l’élimination des Juifs en Europe en utilisant l’euphémisme notoire de «solution finale». Quelques

soi-disant historiens qui nient ou minimisent la persécution et la destruction des Juifs font valoir

que la conférence était ambigüe, anodine et sans importance, et que les termes utilisés et les traces

écrites défient l’interprétation et soulèvent plus de questions sur leur signification qu’ils ne

fournissent de réponses. Mais, à l’examen du contexte, notamment la campagne raciste qui l’a

162PAC, par. 4.23 à 4.30. - 50 -

précédée, et sachant quelle tragédie s’en est suivie, il ne subsiste aucun doute quant à ce qui a été

décidé à Wannsee.

32. En va-t-il autrement de la réunion de Brioni ? Le demandeur fait valoir qu’on en a

dénaturé le sens, que le procès-verbal est incomplet et équivoque. Notons au passage que, lorsque

le procès–verbal de la réunion de Brioni pourrait lui être utile, par exemple lorsqu’il laisse entendre

qu’une voie devait rester ouverte pour permettre aux populations de fuir, le demandeur est trop

content de l’invoquer . Il affirme également que nos moyens reposent exclusivement sur ce

procès-verbal, comme s’il fallait prouver qu’une réunion de planification a été convoquée pour

démontrer qu’un génocide a été commis. Mais, si tel était le cas, le demandeur ferait mieux de

lever le camp et de rentrer chez lui parce que la requête n’allègue d’aucune réunion de ce genre.

33. Comme ce fut le cas pour la conférence de Wannsee, le contexte est essentiel à la

compréhension de la réunion de Brioni. J’ajouterai toutefois que le brouillard entourant le

procès-verbal de la réunion se lève lorsqu’on prend en considération ce qui s’est passé avant

comme après.

34. Le demandeur prétend qu’il n’y a dans le procès-verbal aucun élément démontrant

l’intention des dirigeants croates de détruire physiquement la population civile serbe de Krajina, et

que l’éradication de celle-ci n’entrait pas dans sa stratégie politique ou militaire. Il soutient que les

moyens du défendeur reposent sur une seule phrase, prononcée par le président Tudjman , 164

ajoutant que le défendeur en aurait fait une lecture erronée, artificielle et empreinte de mauvaise

165
55 foi . Selon le demandeur, une lecture objective de la phrase prononcée par le président Tudjman

à la réunion de Brioni, replacée dans son contexte, indique qu’il y était question d’un objectif

militaire licite visant à la défaite, au retrait et à l’expulsion des forces militaires serbes du territoire

de la Croatie.

35. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur tente de

présenter l’opération Tempête comme l’exercice par la Croatie de son droit légitime de libérer des

163
PAC, par. 4.16.
16RC, par. 12.13.
165
Ibid. par. 12.7 et 12.8 ; PAC, par. 4.8. - 51 -

territoires occupés . Il s’agirait d’une guerre juste. Or l’opération Tempête a été planifiée lors

d’une réunion de criminels à Brioni. Quelle que soit la décision qui sera prise au sujet de

l’existence d’un plan génocidaire, point sur lequel je reviendrai dans un moment, il ne fait aucun

doute qu’il s’agissait d’une réunion au cours de laquelle ont été planifiés des agissements criminels.

Prenez la phrase prononcée par le président Tudjman dans laquelle il mélange civils et combattants

et dit que, suite à l’attaque, les civils s’en iront «et ensuite, l’armée les suivra et lorsque les

167
colonnes se mettront en marche, ils s’influenceront mutuellement sur le plan psychologique» .

Curieusement, cette phrase est citée par le demandeur à l’appui de sa cause. Mais, par ces mots,

Tudjman visait la population civile, ce qui est sans conteste prohibé par le droit international. Le

demandeur a essayé de dépeindre la réunion de Brioni comme une innocente discussion stratégique

au cours de laquelle auraient été mis au point des actes de guerre licite. Or, en vérité, ainsi que le

montre cette observation du président Tudjman, il s’agissait d’une conspiration criminelle, ce que

montrent par ailleurs nombre d’éléments de preuve. La Croatie a beau nier que cette réunion ait

servi à la planification d’un génocide, position que nous contestons évidemment, elle ne peut

prétendre qu’il ne s’est rien passé d’illicite à Brioni.

36. Le procès-verbal de la réunion de Brioni est la preuve de l’existence d’une politique mise

en œuvre par les dirigeants croates et visant à éliminer les Serbes vivant en Krajina, militaires et

civils sans distinction. La politique mise au point à Brioni dépassait l’objectif visant simplement à

168
rendre la région «ethniquement homogène» . Les échanges entre les participants révèlent

l’intention de voir disparaître la population serbe non pas seulement en la déplaçant, mais aussi par

sa destruction physique.

56 37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, même si le demandeur

soutient que le procès-verbal de la réunion de Brioni doit être examiné dans son contexte et non pas

169
de manière sélective , point de vue auquel nous souscrivons bien entendu, il ne tient pas compte

du contexte politique, militaire et social qui existait au moment où le commandant en chef et les

166
RC, par. 11.41, note de bas de page.
167Procès–verbal de Brioni, p. 15.

168Voir les prétentions contraires du demandeur, PAC, par. 4.9 et suiv.
169
PAC, par. 4.8. - 52 -

plus hauts gradés de l’armée croate ont préparé et planifié l’opération Tempête. Pour établir la

responsabilité d’un Etat au titre de la Convention sur le génocide, il faut examiner la prédisposition

de l’appareil étatique dans son ensemble à adopter une attitude particulière ou un traitement

particulier à l’égard d’un groupe ethnique ou national, ou d’une partie substantielle de ce groupe.

Cette prédisposition se déduit du contexte global dans lequel les actions militaires sont planifiées,

préparées et exécutées. En conséquence, pour déterminer l’existence d’une ligne de conduite

envers un groupe national ou ethnique particulier à l’échelle de l’Etat, il faut procéder à un examen

approfondi et complet des conditions politiques et sociales et de l’état d’esprit dominant.

38. Il est exact que certaines des déclarations faites peuvent se prêter à différentes

interprétations. Le demandeur a particulièrement insisté sur l’observation faite par le

170
président Tudjman à propos de la voie de sortie destinée à permettre aux civils de fuir :

«[N]ous devons prendre ces points afin de terrasser l’ennemi plus tard et

l’obliger à capituler. Mais comme je l’ai dit, comme nous l’avons dit, ils doivent
pouvoir fuir par ici … Parce qu’il est important que ces civils s’en aillent, et ensuite,
l’armée les suivra et, lorsque les colonnes se mettront en marche, ils s’influenceront
171
mutuellement sur le plan psychologique.»

Il aurait ainsi montré qu’il était un homme charitable, humain, bienveillant. Or le contexte global

ne laisse planer aucun doute sur ce qui était en train de se passer. Je ne peux faire mieux que de

citer l’opinion dissidente du juge Pocar dans l’affaire Gotovina, où est repris un passage du

jugement : «la mention à la réunion des civils auxquels on laisserait la possibilité de fuir, ne reflète

172
pas une volonté de protéger les civils, mais celle de les chasser» . Le juge Pocar a ajouté que, «à

57 la lumière de l’examen minutieux et approfondi du procès-verbal de la réunion de Brioni», il était

173
«tout simplement grotesque» de le considérer comme inoffensif, «tout simplement grotesque» .

39. Une lecture attentive des passages pertinents du procès-verbal de la réunion de Brioni

montre que la seule préoccupation de Tudjman était que la nécessité pour les Serbes de «se battre

jusqu’au bout» entraînerait «davantage d’engagement et de plus grandes pertes dans nos rangs» . 174

170RC, par. 11.50.

171Procès-verbal de Brioni, p. 15.
172
Le Procureur c. Gotovina et Markao, IT-06-90-A ; opinion dissidente du juge Fausto Pocar, par. 26, citant
Le Procureur c. Gotovina et consorts, affaire n IT-06-90-T, jugement, par. 1995.
173 o
Le Procureur c. Gotovina et Markać, affaire n IT-06-90-A, opinion dossidente du juge Fausto Pocar, par. 26,
citant le jugement rendu en l’affaire Le Procureur c. Gotovina et consorts, affaire n IT-06-90-T, par. 1995.
174Procès–verbal de Brioni, p. 7. - 53 -

40. De même, ce sont des considérations purement pratiques qui expliquent pourquoi

Tudjman insistait tellement sur le fait que l’artillerie devait être utilisée avec parcimonie pendant

175
les attaques, ce à quoi le demandeur attache une grande importance . Tudjman savait que

l’armée croate manquait de munitions. C’est l’unique raison pour laquelle les tirs d’artillerie n’ont

pas atteint leur niveau maximum pendant l’opération Tempête et que les destructions n’ont pas été

totales dans le camp serbe. Les termes employés par Tudjman lui-même le confirment, ainsi que

l’a déjà mentionné M. Obradović hier . 176 Permettez-moi de rappeler brièvement ce qu’a dit

Tudjman : «Si nous en avons les moyens, je préconise également de tout détruire par des

177
bombardements avant de progresser.»

41. Pour apprécier le contexte, commençons par examiner l’homme qui présidait la réunion,

le responsable. Peut-être que, s’il avait survécu, Franjo Tudjman se serait retrouvé au banc des

accusés ici, à La Haye, pour répondre à des accusations de génocide. Nous aurions alors pu

entendre ses propres explications à propos de ce qu’il avait dit à Brioni. On aurait pu le croire, ou

trouver qu’elles manquaient de fiabilité, ce qui est souvent le cas lorsqu’un individu tente

d’expliquer et de rationaliser les observations maladroites et gênantes qu’il a pu prononcer. Mais

l’absence de Tudjman ne signifie pas qu’il n’est pas possible de comprendre ce qu’il voulait dire.

42. Il y a lieu de remarquer pour commencer que, bien qu’elle ne constitue pas une preuve en

soi, la moralité d’une personne peut être le signe d’une prédisposition à une ligne de comportement

ou de conduite particulière : c’est du droit pénal à l’état pur. La moralité d’une personne peut
58

servir à apprécier d’autres éléments, comme la motivation et l’intention, selon les cas. Bien qu’il

ne s’agisse pas en l’espèce de juger de la responsabilité pénale individuelle des participants à la

réunion de Brioni, le profil idéologique de la personne occupant la position la plus élevée dans la

hiérarchie de l’Etat croate, tant politique que militaire, et donc en situation de décider de la

politique de l’Etat, est certainement pertinent. La position de chef de l’Etat et de commandant

suprême est en soi un outil puissant qui a permis à celui qui était alors le président Tudjman de

175
RC, par. 12.23.
17CR 2014/17, par. 31 (Obradović).
177
Procès-verbal de Brioni, p. 22. - 54 -

faire en sorte que ses croyances personnelles et son idéologie deviennent la politique de l’Etat

croate envers la minorité serbe présente sur son territoire.

43. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, outre nos pièces écrites, les

observations faites par mes collègues au cours des audiences ont attiré votre attention sur la

moralité de Tudjman et ses positions idéologiques. Je ne reviendrai pas là-dessus aujourd’hui, sauf

pour rappeler qu’il n’est rien dans le profil de Tudjman qui puisse suggérer une quelconque

incompatibilité entre sa vision du monde et l’intention génocidaire ; c’est même probablement le

moins qu’on puisse dire.

44. En tant que membre de la Communauté démocratique croate (Hrvatska demokratska

zajednica ou HDZ), Tudjman était un idéologue prônant la réconciliation avec le mouvement des

Oustachis, qui, pendant la seconde guerre mondiale, avait collaboré avec les Nazis et, par la suite,

avait représenté une menace terroriste permanente pour la Yougoslavie jusqu’à la désintégration de

celle–ci. Les idées racistes de Tudjman étaient de notoriété publique, dirigées aussi bien contre les

178
Musulmans que contre les Serbes, et elles ont été examinées hier par M. Obradović et ce matin,

par M. Jordash.

45. Les Serbes n’étaient d’ailleurs pas les seules cibles de ce monstrueux et violent

nationaliste. En mai dernier, une chambre de première instance du TPIY a condamné plusieurs

personnes pour leur participation en Bosnie-Herzégovine à une entreprise criminelle commune

dirigée par Tudjman. Son objectif était, et je cite la version française originale du jugement :

«opérer le nettoyage ethnique de la population musulmane sur le territoire revendiqué comme étant
179
59 croate» . Le nettoyage ethnique était la «marque de fabrique» de cet homme, son

modus operandi.

46. Tudjman considérait que les Serbes vous avez déjà entendu la citation

«propageaient le cancer dans le cœur de la Croatie, cancer qui détruisait l’essence nationale croate,

178CMS, par. 431 ; CR 2014/17, par. 150 (Obradović).

179Le Procureur c. Prlić et consorts, affaire n IT-04-74-T, jugement, vol. 4, par. 1232. - 55 -

180
qui empêchait le peuple croate d’être maître chez lui…» . La Cour pourra trouver des

déclarations de ce genre dans la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda.

47. Lorsque Tudjman a dit, à Brioni, qu’il fallait «infliger aux Serbes de telles pertes que,
181
dans les faits, ils disparaîtront» , son discours a été compris et assimilé par les autres participants

à la réunion, qui connaissaient ses idées racistes et sa conception de l’avenir de la Croatie. Croire

qu’il pouvait s’agir d’une ambigüité involontaire, c’est pousser un peu loin la crédulité.

48. Lorsqu’il s’agit d’appliquer la Convention sur le génocide, la tendance naturelle est

souvent de se focaliser sur les circonstances immédiates, sur les meurtres, l’atteinte à l’intégrité

physique ou morale et la privation des moyens de survie, ainsi que sur le nombre de victimes et

leur localisation géographique, ce qui peut nous éloigner de la question plus globale : le génocide

est avant tout un crime de haine raciale. C’est ce qui a poussé l’Assemblée générale, après les

terribles crimes de la seconde guerre mondiale, à le condamner dès sa première session en tant que

crime international 182et à adopter la Convention deux ans plus tard. C’est la haine raciale ayant

motivé les actes commis qui permet de déduire l’intention sous-jacente. La réunion de Brioni fait

partie du contexte de l’opération Tempête, mais les mots qui y ont été prononcés doivent être

interprétés dans le contexte plus global de la politique antiserbe adoptée en Croatie à l’échelle de

l’Etat.

49. L’intention spécifique de détruire la population serbe de Krajina apparaît également dans

l’appétit des dirigeants croates pour l’agression militaire. L’histoire fournit d’autres exemples du

refus de la part d’extrémistes, eux-mêmes acharnés à la destruction génocidaire d’un groupe

ethnique perçu comme l’ennemi, d’un règlement négocié qui les priverait de leur objectif final.

Ainsi, une année seulement avant l’opération Tempête, les génocidaires du Rwanda avaient saboté

60 un processus de paix négociée prévoyant le partage du pouvoir, afin de poursuivre leur objectif,

soit la «solution finale» à ce qu’ils considéraient comme le «problème tutsi». Peut-être Tudjman et

ses hommes de mains avaient-ils étudié le cas africain. Ce que nous pouvons dire, c’est que les

180
BBC Summary of World Broadcasts, 28 Aug. 1995, Part 2 Central Europe, the Balkans ; Former Yugoslavia ;
Croatia ; EE/D2393/C (http://emperors-clothes.com/docs/tudj.htm ; video disponible sur : http://www.youtube.com/
watch?v=OOqB4sQ5am4). Discours de Tudjman à Knin, le 26 août 1995 ; CR 2014/17, par. 142 (Obradović).
181Procès-verbal de Brioni, p. 2.
182
Nations Unies, doc. A/RES/96/I. - 56 -

dirigeants croates n’ont pas recherché de solution négociée. Cela ressort même en partie des pièces

de procédure du demandeur, lorsqu’il est question du droit de la Croatie à récupérer son territoire et

de la validité en droit international de l’action armée et de l’utilisation de la force. En fait, les

Croates étaient déterminés à ne pas s’engager de bonne foi dans de véritables négociations en vue

d’une résolution pacifique du conflit avec les Serbes de souche vivant en Croatie.

50. La réunion des dirigeants croates le 31 juillet 1995 et la suite des événements envisagés à

Brioni, examinées isolément ou ensemble, révèlent l’intention spécifique des autorités croates de

faire disparaître les Serbes de Krajina. Il s’agissait de réaliser leur disparition de la région,

notamment par leur destruction physique, sans faire de différence entre les forces rebelles serbes et

la population civile. Les paroles prononcées à Brioni manifestent une intention génocidaire qui

s’est ensuite concrétisée dans les événements constatés sur le terrain.

Les Serbes de Krajina en tant que «groupe ethnique»

51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur attache par

ailleurs une certaine importance à l’identité des victimes de l’opération Tempête. Au chapitre 4 de

la pièce additionnelle, il conteste d’emblée l’affirmation du défendeur selon laquelle les Serbes de

Krajina constituent une communauté distincte ayant une importance historique particulière, dans

une section intitulée «Le groupe protégé». Or les paragraphes en question 183n’ont aucun rapport

avec la question dont est saisie la Cour et j’invite cette dernière à n’en tenir aucun compte, si ce

n’est que le demandeur y reconnaît que les Serbes de Krajina constituent un groupe ethnique pour

l’application de l’article II de la Convention. On ne s’étonnera pas de ce que la Serbie et la Croatie

soient en désaccord quant à la description historique de la population de souche serbe qui a vécu et

continue à vivre dans la région de la Krajina. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une question que la

Cour est appelée à trancher. L’unique question en l’espèce est celle de savoir si cette population

61 tombe dans l’une des catégories protégées par l’article II de la Convention. La Croatie aurait-elle

effectivement voulu laisser entendre, par ces paragraphes, qu’il s’agissait là d’un point litigieux ?

52. Le demandeur reconnaît que les Serbes de Croatie constituaient un groupe national ou

ethnique distinct et que la population civile serbe résidant en Krajina «représentait une part

183PAC, par. 4.3-4.4. - 57 -

importante de ce groupe» . Il tente toutefois de faire passer cet élément au second plan ou de

brouiller les pistes et, partant, de détourner la Cour de la tâche solennelle qui est la sienne, en

argumentant sur la question de savoir si les Serbes de Krajina constituent un groupe national ou

ethnique distinct. Les paragraphes s’y rapportant dans les conclusions finales du demandeur

donnent à penser que ce point aurait une quelconque pertinence au regard du différend dont est

saisie la Cour. Le demandeur semble concéder qu’un certain nombre de personnes, qu’il décrit

comme la «population civile serbe», résident bien de façon habituelle dans la partie de la Croatie

qui était désignée sous le nom de RSK entre 1992 et 1995. Pourtant, Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, ladite «population civile serbe» ne saurait être définie que de

deux façons : ou bien elle constitue un groupe national, ethnique, racial ou religieux distinct, ou

bien elle constitue une part importante de pareil groupe.

53. La Cour avait d’ailleurs déjà traité cette question en 2007, en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, lorsqu’elle a établi que la population musulmane de Srebrenica et de la région

avoisinante constituait une partie importante d’un groupe. A la lumière de ce précédent, il ne peut

être contesté que la «population civile serbe» résidant habituellement dans la partie de la Croatie

désignée sous le nom de RSK, population que la Serbie a choisi de décrire sous le nom de «Serbes

de Krajina», relève du champ d’application de l’article II de la Convention sur le génocide. Le

demandeur aurait fait gagner du temps à tous en reconnaissant ce point dans une simple phrase et

non en deux paragraphes plutôt déconcertants qui occupent la plus grande partie d’une des pages de

la pièce additionnelle.

54. Enfin, nous faisons remarquer que le TPIY emploie couramment le terme «Serbes de

Krajina» sans guillemets, ce qui ne serait assurément pas le cas si ledit terme était litigieux ou

chargé d’une façon ou d’une autre de connotations politiques.

Les raisons de l’intervention militaire en Krajina et
les objectifs de l’opération Tempête

55. Les dirigeants politiques croates prévoyaient depuis longtemps de reprendre le contrôle

de la Krajina par des moyens militaires, la réintégration pacifique du territoire de la Krajina ne

18Ibid., par. 4.4. - 58 -

faisant pas partie des solutions envisagées par la Croatie. Les autorités croates étaient en effet

62 résolues à prendre le contrôle de la Krajina par la force. Les propos tenus par le président Tudjman

à l’ouverture de la réunion de Brioni sont particulièrement éloquents à cet égard , tout comme la

déposition du témoin Galbraith l’ambassadeur américain de l’époque qui, lors de son

interrogatoire devant le TPIY en l’affaire Gotovina a déclaré ce qui suit : «Permettez-moi de

préciser. Je l’ai su avant le 10 juin, d’ailleurs cela a été consigné dans de nombreux documents. Le

plan de Tudjman en 1994 consistait à s’emparer militairement de la Krajina.» 186 C’est donc bien la

partie croate, et non la partie serbe, qui a fait preuve d’intransigeance et tenté de gagner du temps,

refusant de s’engager de bonne foi dans un processus de négociation pacifique. Le procès-verbal

de la réunion de Brioni atteste d’ailleurs de ce que les dirigeants politiques et militaires croates

étaient tout à fait conscients de la volonté des autorités serbes de parvenir à un règlement pacifique
187
du conflit . Les autorités croates savaient en outre que le Gouvernement yougoslave condamnait

l’agression croate et appelait la communauté internationale à garantir la cessation des hostilités et la

mise en place d’un dialogue politique. Les dirigeants croates étaient par ailleurs informés de ce

que les Serbes avaient accepté le plan Stoltenberg, qu’ils ne lanceraient pas d’offensive et qu’ils

avaient autorisé l’opération des Nations Unies pour le rétablissement de la confiance en Croatie

(ONURC) à déployer des observateurs aux frontières. Tout cela figure dans le procès-verbal de la

réunion de Brioni . 188

56. Les dirigeants politiques et militaires croates étaient gravement préoccupés par la volonté

des autorités serbes de parvenir à un règlement pacifique du conflit . Ils craignaient en effet que

l’attitude des Serbes à ce moment précis ne prive la Croatie de la justification dont elle avait besoin

pour lancer une offensive militaire. De fait, ils ont reconnu qu’il fallait «trouver une sorte de

190
prétexte» à leurs actions, «pour mener à bien [leur] projet» . Le président Tudjman a ainsi

185
Procès-verbal de Brioni, p. 1.
186 Le Procureur c. Gotovina et consorts, compte rendu d’audience du 23 juin 2008, déposition du
témoin Galbraith, p. 4921-4922 ; DS, par. 680.

18Procès-verbal de Brioni, p. 1-2.
188
Ibid.
189
Voir la déclaration du premier ministre croate adjoint, Mate Granić, lors d’une réunion à huis clos du
Gouvernement croate, dont il est question dans DS, par. 682.
19Procès-verbal de Brioni, p. 1. - 59 -

déclaré : «Je [veux] donc cacher le fait que nous nous préparons à intervenir le lendemain. Nous

pourrons ainsi réfuter tous les arguments selon lesquels nous refusons de discuter...» 191

57. Il n’y a rien de nouveau à cela. L’opération Eclair, menée quelques mois auparavant, a

démontré que la Croatie planifiait et fabriquait de toutes pièces des prétextes en vue d’ouvrir les

63 hostilités et de lancer des opérations militaires. Par ailleurs, la Croatie a également provoqué

plusieurs incidents visant à imputer aux forces serbes l’ouverture des hostilités. Souvenons-nous

de la remarque formulée par Tudjman lors de l’élaboration de l’opération Eclair : «[N]ous dirons

que les forces serbes ont encore provoqué un incident. J’ai dit aux ministres qu’ils devaient y aller

dans deux ou trois voitures et laisser [les Serbes] leur tirer dessus…» 192 Des scénarios ont été

élaborés et des incidents, orchestrés en vue de faire croire à une attitude offensive de la part des

forces serbes. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous invite à vous

reporter sur ce point à la déclaration de Gojko Šušak lors de cette même discussion qui a précédé

l’opération Eclair : «Monsieur le président, dans le pire des cas, s’il n’y a pas d’autre solution, on

irait disons à deux voitures, deux camionnettes, dont on descendrait ensuite pour pouvoir les cribler

193
de balles et les filmer pour la télévision...» .

58. A la veille de l’opération Tempête, moins de vingt-quatre heures avant le début effectif

de l’offensive, les dirigeants croates ont adressé un message équivoque aux Serbes et à la

communauté internationale en faisant croire qu’ils prenaient part à des négociations de paix à

Genève. Ils ont choisi d’adopter cette attitude de façade afin de donner l’impression de

reconnaître les pourparlers qui se tenaient à Genève alors que les préparatifs du lancement de

194
l’opération militaire étaient déjà en cours .

59. Pour les dirigeants croates, il était tout simplement hors de question de vivre en paix avec

les Serbes de souche. Le seul et unique plan d’action envisageable à leurs yeux était la conduite

d’une opération militaire visant à faire disparaître les Serbes. Malgré les efforts conjugués de la

Serbie et de la communauté internationale pour parvenir à un règlement pacifique du conflit en

191
Ibid., p. 35.
192DS, par. 661 et suiv.

193Ibid.
194
Procès-verbal de Brioni, p. 2 ; DS, par. 674-677 faisant référence aux dépositions de Babić et Akashi devant le
TPIY en l’affaire Babić. - 60 -

Krajina, la Croatie a refusé de renoncer à une intervention militaire à l’encontre des Serbes de

souche. La disparition de ces derniers de la région procédait d’une politique délibérée de la part

des dirigeants croates et marquait l’aboutissement d’un processus à l’œuvre depuis des années,

dans le contexte d’un conflit interminable sur fond de haine ethnique, comme on a pu l’observer

dans d’autres pays ayant également connu un génocide. L’intention génocidaire s’est cristallisée au

cours de la réunion de Brioni.

60. Le demandeur lui-même reconnaît l’ampleur considérable de l’intervention militaire

envisagée, par l’emploi de l’expression «toute leur puissance» pour qualifier l’offensive planifiée

195
64 par les dirigeants croates à l’encontre des Serbes . Il s’ensuit que la seule façon de mener

l’opération militaire, ainsi que l’avait exprimé le commandant en chef, consistait à «infliger aux

Serbes de telles pertes que, dans les faits, ils disparaîtr[aie]nt, autrement dit, les secteurs que [les

Croates] ne prendr[aient] pas immédiatement devr[aie]nt capituler dans les jours qui suivent» . 196

Les pertes infligées aux Serbes devaient être d’une ampleur telle qu’elles seraient à même

d’empêcher le rétablissement des forces serbes et de les obliger à capituler, ce qui, Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, s’est effectivement produit.

61. Il importe de signaler que, à l’époque où ces propos ont été tenus, les dirigeants

politiques et militaires croates étaient très au fait de la démoralisation et de la désorganisation

interne des forces serbes, ainsi que de la supériorité militaire de la Croatie, sur le plan tant

quantitatif que qualitatif. Ainsi que M. Obradović l’a déjà fait observer, d’un côté combattaient

197
150 000 soldats, et de l’autre, à peine 30 000 hommes de l’armée serbe de Krajina . L’armée

serbe souffrait de faiblesses structurelles et ne disposait pas de suffisamment de formations de

combat pour maintenir la profondeur et la mobilité nécessaires et, partant, contenir l’avancée de

l’adversaire .98

195RC, par. 12.14, où il est mentionné que le président «indiquait à ses officiers supérieurs que les forces croates
devraient exploiter toute leur puissance afin de soumettre les forces serbes».

196Procès-verbal de Brioni, p. 2.
197
CMS, par. 1213 ; CR 2014/17, par. 51 (Obradović).
198 Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav
Conflict 1990-1995, Washington, 2002, vol. I, p. 375, voir également p. 367-376 (ci-après dénommé «Rapport de la

CIA» ; consultable à la bibliothèque du Palais de la Paix) ; CR 2014/17, par. 51 (Obradović). - 61 -

62. Les participants à la réunion de Brioni ont reconnu que la préoccupation principale des

forces serbes n’était pas de savoir comment combattre, mais plutôt comment fuir. Malgré tout, les

dirigeants politiques et militaires croates ont choisi de lancer une offensive militaire d’une ampleur

considérable. L’élimination des Serbes de la région était donc une conséquence logique et

aisément prévisible de l’attaque militaire envisagée.

63. En réponse à la demande reconventionnelle, le demandeur a produit deux documents

laissant entendre que des officiers croates étaient chargés de veiller à la conformité de cette

offensive par rapport au droit international humanitaire . Toutefois, l’existence d’ordres écrits ne

suffit pas à prouver que l’ordre de respecter le droit humanitaire est bien parvenu à ses

65 destinataires, à savoir les soldats croates. De fait, pareils ordres écrits n’étaient qu’un aspect de la

façade mise en place en prévision d’une attaque ayant pour cible véritable des non-combattants et,

partant, d’enfreindre d’emblée les lois des conflits armés.

64. Or nous savons que le message communiqué aux soldats sur le terrain était tout autre.

Ainsi qu’en attestent les éléments de preuve produits par le défendeur et déjà largement analysés

200
par MM. Jordash et Obradović , l’ordre de respecter le droit humanitaire n’est visiblement pas

parvenu jusqu’aux soldats. Bien au contraire.

65. Le défendeur a produit des preuves abondantes de la vision qu’avaient réellement les

soldats croates des civils serbes. Pour l’armée croate, tous les Serbes étaient des ennemis qui

devaient être éliminés. Vous avez d’ailleurs visionné l’enregistrement de la déposition du

201
témoin Hill, sur lequel s’est attardé M. Jordash mercredi après-midi : ce document démontre bien

l’impatience des soldats croates à combattre et à tuer «tous les Serbes». Comme le montre la

202
déposition de M. Hill , les soldats sont allés jusqu’à considérer un fonctionnaire des

Nations Unies, en l’occurrence un interprète, comme une cible militaire légitime, celui-ci ayant

203
failli être tué en raison de ses origines serbes .

199
RC, annexes 170 et 172.
200
CR 2014/16, par. 30 et suiv. (Jordash) ; CR 2014/17, par. 79 et 130 (Obradović).
201CR 2014/16, par. 5 et suiv. (Jordash).
202
Ibid., par. 14 (Jordash).
203
Voir également DS, par. 718-719. - 62 -

66. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette attaque d’artillerie

brutale contre des cibles civiles ne constitue bien évidemment qu’un aspect des éléments de preuve

se rapportant à l’élément subjectif du crime de génocide. L’expulsion massive de la population

civile de Krajina a par ailleurs été soigneusement orchestrée par les autorités croates. Sur leur

passage, les soldats croates ont délibérément tendu des embuscades aux colonnes de réfugiés, les

ont bombardées et ont exécuté les personnes qui en faisaient partie. A Brioni, les dirigeants croates

savaient parfaitement que les colonnes évacuant la région seraient composées à la fois de civils et

de militaires. C’est ce qui ressort clairement de l’importance qu’attachait Tudjman à la possibilité

que les civils s’en aillent avant d’être suivis par l’armée . La planification d’une voie de retrait,

ainsi qu’il en avait été convenu à Brioni, n’avait pas pour but de garantir la protection des colonnes

en fuite. Compte tenu de l’insistance que Tudjman a mise, lors de la réunion, sur la nécessité de

laisser aux civils la possibilité de s’en sortir, il est évident que les autorités croates avaient non

seulement prévu que les colonnes seraient mixtes, mais également élaboré un scénario selon lequel

les forces serbes se mêleraient aux civils serbes dans les colonnes de réfugiés. De surcroît, ainsi

66 qu’il ressort des événements qui se sont déroulés pendant l’opération Tempête, les soldats croates

ont délibérément tendu des embuscades aux colonnes de réfugiés qui passaient, les ont bombardées

et ont exécuté les personnes qui en faisaient partie.

67. Les meurtres collectifs dont ont été victimes les Serbes dans la région de la Krajina

illustrent parfaitement l’intention génocidaire des dirigeants croates à leur endroit. Alors que la

présence de soldats serbes aux côtés des civils dans les colonnes de réfugiés pouvait constituer une

sorte de prétexte aux attaques menées par l’armée croate contre les civils en fuite, il était

impossible de justifier les attaques commises sur la population encore présente dans la région.

L’attitude des soldats croates à l’encontre des Serbes restés sur place procédait sans aucune

ambiguïté de l’intention de détruire le groupe en tant que tel, et non de celle de procéder

simplement à son expulsion ou à son déplacement forcé. La puissance déployée par l’armée croate

pendant cette opération militaire était trop importante pour avoir comme seul objectif d’inciter les

204Procès-verbal de Brioni, p. 15. - 63 -

Serbes restés sur place à quitter la région : elle avait pour but de détruire physiquement cette

population.

68. La plupart des Serbes qui n’avaient pas fui et ne s’étaient pas cachés se sont trouvés à la

merci des forces croates et ont perdu la vie aux mains de l’armée ou de la police croates. Les

habitants des villes et villages ont été pris pour cible et tués sans distinction, au seul motif qu’ils

étaient d’origine serbe. Ceux qui sont restés en Krajina ont été traqués et exécutés en raison de leur

appartenance ethnique. S’ils n’avaient pas fui, c’était ou bien parce qu’ils n’étaient pas en mesure

de le faire (en raison de leur âge avancé ou d’un handicap), ou bien parce qu’ils avaient ajouté foi à

l’appel lancé dans les médias par les dirigeants croates et les invitant à ne pas partir, bercés par

l’assurance illusoire que leurs droits seraient protégés. Non seulement les soldats croates ont tué

toutes les personnes qu’ils ont pu trouver, mais ils ont également convaincu ceux qui avaient

échappé aux massacres de sortir de leur cachette. Tel est le sort qui a été réservé à quelques

bergers de Gračac. Les militaires croates les ont en effet exhortés à descendre du pâturage

d’altitude où ils se trouvaient au prétexte de leur délivrer de nouveaux documents d’identité . 205

Dès leur arrivée dans le village, les bergers ont été exécutés par les soldats croates. La façon dont

206
ont été perpétrés la majorité des meurtres une balle dans la nuque atteste en premier lieu du

caractère massif et systématique des exécutions et, en second lieu, de l’absence de résistance et

encore moins d’hostilité de la part des victimes envers leurs bourreaux. Indépendamment du

67 nombre exact de civils tués, la forme des exécutions, tout comme le fait que l’armée croate ait

massacré la quasi-totalité des personnes restées sur place, constitue en soi la preuve de l’intention

génocidaire. Les obstacles juridiques posés par les autorités croates en vue d’empêcher le retour

des réfugiés serbes au lendemain de l’opération Tempête s’inscrivent également dans le contexte

plus général entourant la réunion de Brioni et l’offensive militaire élaborée par les dirigeants

croates. Tous ces éléments nous permettent en outre de reconnaître l’intention criminelle à

l’œuvre, pour laquelle, je le rappelle respectueusement à la Cour, personne n’a eu à rendre de

comptes.

205
CR 2014/17, p. 42, par. 100 (Obradović).
20Ibid., p. 47, par. 115 (Obradović). - 64 -

Conclusion

69. J’en viens à présent à mes conclusions. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, lorsque l’Assemblée générale des Nations Unies, lors de sa première session à

New York en 1946, a condamné le génocide en tant que crime international, elle a évoqué le «refus

du droit à l’existence de groupes humains entiers». Selon l’Assemblée générale, pareil refus avait

bouleversé la conscience humaine et «inflig[é] de grandes pertes à l’humanité, qui se trouve ainsi

privée des apports culturels et autres de ces groupes». Il y a un siècle, le territoire qui est

aujourd’hui la Croatie accueillait non seulement une majorité croate, mais également une minorité

ethnique serbe importante. Pendant la seconde guerre mondiale, une première agression

génocidaire a donné lieu à des meurtres collectifs à l’encontre des Serbes de Croatie, ainsi passés

de 17 à moins de 15 % de la population totale.

70. Toutefois, les nazis et leurs alliés locaux ne sont pas parvenus à détruire totalement la

population serbe de Croatie. Lorsque la Yougoslavie a commencé à se déliter, en 1991, les Serbes

représentaient environ 12 % de la population de la Croatie. Aujourd’hui, après la guerre, ils ne

représentent plus que 4 % de la population totale. Il s’agit d’une perte tragique, à la fois pour les

victimes individuelles, pour la Croatie dont la diversité ethnique s’estompe et pour l’humanité dans

son ensemble, comme nous le rappelle la résolution de l’Assemblée générale. Il s’agit également

d’un crime individuel dont nous ne savons que trop bien de quelle façon il a été planifié. Si nous

manquons parfois d’éléments de preuve directs de tous les aspects de la démarche et de l’intention

génocidaires, la nature de l’attaque, les moyens employés, la propagande qui l’a accompagnée et

son issue tragique nous permettent néanmoins d’en tirer des conclusions inéluctables. La définition

du crime de génocide à l’article II de la Convention comporte la fameuse expression «en tout ou en

partie». Et de fait, il est mis fin à la plupart des génocides avant qu’ils soient menés à bien,

c’est-à-dire alors qu’ils sont commis en partie. Toutefois, la destruction intentionnelle des Serbes

de Krajina reste un exemple tragique et barbare d’un génocide dans le cadre duquel un plan

macabre visant à détruire un groupe ethnique a été quasiment mené à son terme. Rien de
68

comparable je le répète, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour , rien de

comparable ne s’est déroulé ailleurs en Europe depuis 1945. - 65 -

71. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

attention. Ainsi prennent fin mes conclusions, et je vous prie de donner à présent la parole à

M. Obradović, qui souhaiterait s’adresser à vous pendant quelques minutes encore.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Schabas. Je donne à présent la parole à

l’agent de la Serbie, M. Obradović, afin qu’il nous livre ses observations finales. Vous avez la

parole, Monsieur.

M. OBRADOVIĆ :

C ONCLUSION

1. Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, ainsi que l’a souligné M. Schabas, ce n’est pas la Serbie qui a choisi de demander à la

Cour de trancher les questions dont elle est aujourd’hui saisie. Nombre de peuples ont du passé

une vision différente de celle de leurs voisins. La Croatie et la Serbie ne font pas exception. A

mesure que le temps passe, nous devons y faire face, même s’il importe de ne pas perdre de vue

notre objectif commun, axé sur l’avenir, la paix et la prospérité.

2. Ainsi que la Cour le sait, un autre de nos voisins a choisi de porter devant la Cour d’autres

aspects du même conflit. Le cadre juridictionnel limité de la Convention sur le génocide sied mal à

des débats d’une pareille complexité. Selon nous, les questions de responsabilité à raison des

violations commises et des mauvais traitements infligés pendant ce conflit et celui qui nous a

opposés à la Croatie auraient avantage à être portées devant d’autres mécanismes ou instances.

3. Malheureusement, en dépit des nombreux efforts entrepris pour trouver une solution qui

nous aurait évité de comparaître devant la Cour, la Croatie a absolument tenu à en débattre devant

cet organe prestigieux. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi, comme tel était notre droit,

de répondre à la demande principale par le dépôt d’une demande reconventionnelle. Il s’agit là

d’une faculté consacrée par l’usage et prévue par la quasi-totalité des systèmes de droit. Notre

position est la suivante : nous n’avons pas choisi de nous présenter devant vous ; toutefois, si la

partie adverse y tient absolument, nous avons également des prétentions à faire valoir relativement

au présent différend. - 66 -

4. De fait, nous considérons que la demande reconventionnelle, évaluée à la lumière des

éléments constitutifs du crime de génocide, a bien plus de poids que la demande principale de la

Croatie. La violence de l’opération Tempête, le nombre de victimes tombées sur une période

courte au regard des possibilités limitées dont ont bénéficié les auteurs des crimes en question, ainsi
69

que les conditions de vie ainsi imposées au groupe agressé ne sauraient être comparés à l’un

quelconque des crimes collectifs s’étant déroulé sur une période de cinq ans et dont le demandeur

fait état dans sa requête.

5. La taille du groupe ethnique serbe en Croatie a considérablement diminué depuis 1991. Si

le président Tudjman était parvenu à ses fins, ce groupe aurait totalement disparu. Rien de cet

ordre ne saurait être avancé en ce qui concerne le groupe de victimes qui fait l’objet de la demande

principale. Bien évidemment, le résultat n’est pas le seul moyen permettant de mesurer l’échelle de

la violence et de l’atrocité. On ne peut toutefois pas nier que la population serbe de Croatie

s’ajoute désormais à la liste des groupes ethniques qu’il n’est pas nécessaire de mentionner, les

membres de la Cour les connaissant fort bien qui formaient autrefois des communautés

historiques dynamiques et qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. La destruction d’un groupe

ethnique constitue une perte, non seulement pour les victimes, mais également pour l’humanité

dans son ensemble. C’est d’ailleurs pour éviter pareilles tragédies que Raphael Lemkin a proposé,

en 1944, de reconnaître le crime de génocide. Ses efforts ont conduit l’Assemblée générale à

adopter en décembre 1946 la résolution 96 (I) puis, deux ans plus tard, la Convention proprement

dite.

6. Monsieur le président, voici qui conclut nos interventions dans le cadre de ce premier tour

de plaidoiries. Je vous remercie de votre attention.

Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup, Monsieur Obradović. Avant de lever

l’audience, je donnerai la parole à deux membres de la Cour qui ont des questions à poser. C’est le

juge Cançado Trindade qui interviendra d’abord. Vous avez la parole, Monsieur.

Le juge CANÇADO TRINDADE : Je vous remercie, Monsieur le président.

Mes questions s’adressent aux deux Parties. - 67 -

«Au cours de la procédure écrite, la Croatie (dans son mémoire et sa réplique)
aussi bien que la Serbie (dans sa duplique) ont soulevé la question des personnes
portées disparues et non retrouvées à ce jour. Cette question revient maintenant dans

les plaidoiries.

Des mesures ont-elles été prises récemment pour déterminer ce qu’il était advenu
des personnes toujours portées disparues et établir leur identité ?

Les Parties sont-elles en mesure de présenter à la Cour un complément
d’information précis et à jour sur cette question ?»

Je vous remercie.

70 Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur le juge Cançado Trindade. Je donne

maintenant la parole au juge Bhandari. Vous avez la parole, Monsieur.

Le juge BHANDARI : Je vous remercie, Monsieur le président.

La question ci-après s’adresse aux deux Parties.

«Les Parties ont toutes deux fréquemment fait référence, dans leurs écritures,
aux conclusions exposées dans le jugement rendu par la chambre de première instance
du TPIY en l’affaire Gotovina.

Depuis la clôture de la procédure écrite en l’espèce, la chambre d’appel du

TPIY a infirmé le jugement rendu en première instance et acquitté les accusés.

Compte tenu de ce nouvel élément, quelle est la valeur probante des conclusions
énoncées dans le jugement rendu en première instance ?»

Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le juge Bhandari. Le texte de ces questions

sera transmis aux Parties dès que possible.

Pour ce qui concerne l’information demandée par le juge Cançado Trindade, la Cour saurait

gré aux Parties de veiller à la communiquer au cours du second tour de plaidoiries. Mes collègues

de la Cour et moi-même n’avons pas manqué de noter que la Serbie s’est référée abondamment aux

décisions rendues en l’affaire Gotovina, à savoir le jugement rendu en première instance et l’arrêt

de la chambre d’appel. Ce dernier est postérieur à la clôture de la procédure écrite en l’espèce, en

août 2012. Il semble donc logique que la Croatie réponde à la question du juge Bhandari lors de

ses premières observations sur la demande reconventionnelle de la Serbie, afin que le défendeur

puisse formuler à son tour des observations, le cas échéant, sur la position du demandeur. Celui-ci - 68 -

aura bien entendu le dernier mot sur la question de la demande reconventionnelle lors de l’audience
er
du 1 avril.

Ainsi s’achève le premier tour de plaidoiries de la Serbie. La Cour se réunira de nouveau

mardi 18 mars à 10 heures, pour entendre les observations de la Croatie sur les demandes

reconventionnelles de la Serbie. Je vous remercie.

L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 heures.

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