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CR 2014/19 (traduction)

CR 2014/19 (translation)

Mardi 18 mars 2014 à 10 heures

Tuesday 18 March 2014 at 10 a.m. - 1 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit aujourd’hui pour entendre les observations de la Croatie sur la demande reconventionnelle

de la Serbie, ce qui clôturera le premier tour de plaidoiries. J’appelle à la barre Mme Crnić -Grotić,

agent de la Croatie. Madame, vous avez la parole.

Mme CRNIĆ-GROTIĆ : Merci, Monsieur le président.

INTRODUCTION ET CONTEXTE FACTUEL

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’interviens devant vous ce

matin pour formuler quelques remarques liminaires sur la demande reconventionnelle de la Serbie

et pour traiter brièvement du contexte factuel et des événements qui, en 1995, ont contraint la

Croatie à lancer une o pération militaire, l’opération « Tempête», contre les rebelles serbes de

l’entité dite la RepublikaSrpska Krajina, ou «RSK». J’examinerai également la question du plan

génocidaire censé sous-tendre cette opération, ainsi que certains points relatifs aux preuves sur

lesquelles s’appuie le défendeur.

2. Après cette introduction, Mme Anjolie Singh relatera à la Cour la planification et la mise

en Œuvre de l’opération Tempête et, ce faisant, répondra à certaines des tentatives faites la semaine

dernière en vue de manipuler les faits. Sir Keir Starmer lui succèdera ensuite à la barre pour

montrer que la demande reconventionnelle du défendeur, même examinée sous tous les angles, ne

révèle l’existence d’aucun des deux éléments constitutifs du crime de génocide, à savoir l’ élément

matériel (actus reus) et l’élément moral (mens rea). M. Sands terminera l’exposé de la Croatie en

présentant les principaux aspects qui distinguent la demande de la Croatie de la demande

reconventionnelle du défendeur. Les éléments de preuve démontrent clairement que la demande

reconventionnelle est totalement dénuée de fondement, tant sur les faits qu’en droit. Si la

jurisprudence du TPIY confirme la responsabilité de la Serbie à l’ égard des actes commis

en 1991-1992 par la JNAet les forces sous son contrôle, elle n’étaye en revanche d’aucune façon la

demande reconventionnelle. - 2 -

I. Observations générales

3. Monsieur le président, permettez-moi tout d’abord d’exposer succinctement les raisons qui

ont poussé la Croatie à déclencher l’opérationTempête. A cet effet, il importe de se remémorer la

situation dans laquelle se trouvait la Croatie à la mi -1995. [Projection.] Celle-ci devait subvenir

aux besoins de près de 400 000 réfugiés et personnes déplacées 1 ; un tiers du pays était toujours

11 occupé [projection suivante], tandis qu e la Serbie continuait d’apporter son soutien financier,

politique et militaire à l’entreprise criminelle des rebelles serbes. Les territoires occupés isolaient

la côte croate de l’ arrière-pays, rendant tout déplacement et développement économique

pratiquement impossible.

4. Contrairement aux allégations du défendeur, la vie au sein de la «RSK» ne «s’améliorait»

2
pas . La violence et l a discrimination étaient le lot quotidien des quelques Croates qui y étaient

restés 3 . Le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme a indiqué que, sur les

44 000 Croates qui vivaient en 1991 dans le secteur sud de la zone protégée établie par les

Nations Unies, c’est-à-dire dans la moitié méridionale du territoire occupé, il n’en restait

4
que 1100 en nove mbre 1993 . En novembre 1994, ce chiffre était tombé à seulement 800

à 900 Croates 5. D’après les rapports de police de la « RSK», 47 % des personnes assassinées dans

les territoires occupés entre 1992 et 1994 n’étaient pas s erbes et la plupart des auteurs de ces

268 meurtres étaient restés impunis 6. Les Croates continuaient d’être chassés de chez eux et

dépouillés de leurs biens. Les attaques d’artillerie de la «RSK» se poursuivaient contre les villes et

villages situés dans des zones non occupées de la Croatie. Fin juillet 1995, des informations ont

commencé à circuler sur le massacre de Srebrenica, ainsi que sur l’encerclement par les forces

serbes de Bihać, autre enclave musulmane de Bosnie-Herzégovinesituée à proximité de la frontière

1
Branko Pek-Slobodan Lang, «Pravo na dom», Osijek, 2011, p. 38.
2Contre-mémoire de la République de Serbie (CMS), par.1123.

3A la mi-1993, les Croates ne représentaient que 7% de la population de Krajina. Stanje i osnovni pravci
oživljavanja i razvoja privrede RSK, 2 (La situation et les mesures de base pour la revitalisation et le développement du
commerce de la RSK), cité dans N.Barić, Srpska pobuna u Hrvatskoj 1990-1995, p. 384.
4
Cinquième rapport périodique soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la commission des
droits de l ’homme, en application du paragraphe 32 de la résolution 1993/7 de la Commission, Nations Unies,
doc. E/CN.4/1994/47, 17 novembre1993, par. 147.
5
Situation des droits de l’homme dans l’ex -Yougoslavie : note du Secrétaire général, Nations Unies,
doc. A/49/641, S/1994/1252, 4 novembre1994, par. 136.
6Rapport de Gojko Košević, principal responsable des questions liées à la criminalité générale, 5 octobre 1994,
cité dans N. Barić, Srpska pobuna u Hrvatskoj 1990- 1995, p. 384. - 3 -

croate. Les tentatives répétées de la Croatie pour trouver une solution pacifique à cette situation

intenable se heurtaient sans cesse au refus des dirigeants de l a «RSK». La Croatie n’avait d’autre

possibilité que de passer à l’action.

5. La seule solution réaliste consistait à reconquérir par la force des armes les territoires

occupés. Deux opérations militair es ont été lancées : l’opération Eclair, qui a duré du

er
1 au 4 mai 1995 et qui a permis de libérer la Slavonie occidentale, comme vous pouvez le voir à

l’écran [proje ction suivante], et l’opération Tempête, du 4 au 8 août 1995, qui a abouti à la

libération du territoire dit de Krajina. [Projection suivante .] Le but de ces opérations était de

mettre fin à ce que le TPIY a, dans l’affaire Martić, déclaré être une entreprise criminelle commune

mise en Œuvre sur le territoire croate, qui a donné naissance à ce que l’on appelle la «RSK».

12 La «RSK» n’était pas, pour reprendre les termes employés par M. Obradović, un Etat

in statu nascendi (CR 2014/17, p. 57, par. 153) mais le territoire illicitement occupé par le

défendeur. Monsieur le président, ce dernier prétend, dans sa demande reconventionnelle, que la

Croatie a commis un génocide p endant et après l’opération Tempête. Il s’agissait en réalité d’une

opération militaire légitime au cours de laquelle, ne l’oublions pas, 196 soldats croates ont trouvé la

mort, 15 ont disparu et plus d’un millier ont été blessé s 7. Le TPIY a examiné de manière

approfondie l’op érationTempête dans le cadre d’une procédure engagée contre trois généraux

croates : MM. Gotovina,Čermak et Markač 8. Ce tte procédure a duré près de sept ans et,

finalement, les trois généraux ont été acquittés de tous les chefs d’inculpation. [Fin de projection.]

6. Le récit que vous avez entendu la semaine dernière est une version révisionniste de

l’histoire qui est totalement étrangère à la réalité. Les conclusions de la chambre de

première instance et celles de la chambre d’appel confortent en tout point la position du demandeur

en l’espèce.

7 «L’opération Tempête a permis de libérer 10 400 km , soit 18,4 % de la sup erficie totale de la
République croate. Les pertes se sont élevées à 0,1%, soit 1314 personnes : 196 morts, 1100 blessés (572 blessés
graves et 528 blessés légers), 3 prisonniers, 15 personnes portées disparues pendant les c…», Davor Marijan,
«Oluja» («Tempête»)(Croatian Homeland War Memorial & Documentation Centre, août2010), p. 159.
8
Voir Le Procureur c . Gotovina, Čermak et Markač, IT-06-90-T, jugem ent du 15 avril 2011
(«jugement Gotovina et consorts »). La chambre de première instance a acquitté Ivan Čermak de tous les chefs
d’inculpation. - 4 -

II. Conclusions de la chambre de première instance
en l’affaire Gotovina

7. Examinons tout d’abord les conclusions de la chambre de première instance en

l’affaire Gotovina. La semaine dernière, vous avez entendu les allégations du défendeur selon

lesquelles l’intention sous- jacente à l’opératio n Tempête, i mputée au président Tudjman et aux

dirigeants croates, était de chasser la population serbe des zones occupées de Croatie, de détruire

les civils serbes rest és sur place, leurs biens et leurs édifices culturels et religieux, ainsi que

d’infliger des traitements cruels aux prisonniers. Or il ressort incontestablement des conclusions

adoptées à l’unanimité par la chambre de première instance du TPIY, contre lesquelles le procureur

n’a pas interjeté appel , que rien de tout cela n’était vrai. Dans ladite affa ire, la chambre de

première instance a spécifiquement conclu sur le plan factuel que le président Tudjman et les

dirigeants croates n’avaient pas l’intention de laisser commettre des crimes après

l’opération Tempête, et qu’ils en avaient encore moins ordon né la commission . La chambre a

rejeté en particulier les allégations de l’accusation relatives à la complicité intentionnelle de l’Etat

croate à l’égard des crimes perpétrés après l’opération Tempête. Je lis le texte qui apparaît à

l’écran : [projection]

«La chambre de première instance estime que l’objectif commun [de
l’entreprise criminelle commune] n ’était pas, ou n’impliquait pas, la perpétration des
crimes de persécution (disparitions, destructions gratuites, pillages, meurtres, actes
inhumains, [et] traitements cruels…» (Jugement, par. 2321.) [Traduction du Greffe.]

13 8. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, la chambre de première instance a également

considéré, dans l’affaire Gotovina, que le président Tudjman et les dirigeants croates n’avaient pas

adopté une politique générale consistant à ne pas enquêter sur les crimes commis contre des civils

serbes à la suite de l’opération Tempête . De même, elle a relevé [projection suivante] que « les

dirigeants, y compris Tudjman, désapprouvaient la destruction de biens» et, sur la base des

éléments de preuve à sa disposition, elle a conclu que, de son point de vue, «les destructions et les

10
pillages ne relevaient pas de l’entreprise criminelle commune» .

9. En outre, l’accusation a admis pendan t la p rocédure que le président Tudjman et les

dirigeants croates avaient donné des ordres stricts qui visaient à assurer la protection des

9
Gotovina et consorts, jugement, par. 2203.
10Ibid., par. 2313 [traduction du Greffe]. - 5 -

monuments et des églises orthodoxes serbes et qui avaient été effectivement respectés. Ce fait n’a
11
pas été contesté devant le TPIY . [Fin de projection.]

10. Enfin, la chambre de première instance a rejeté l’allégation de l’accusation  que le

défendeur reprend aujourd’hui à son compte dans l’espoir que la Cour lui offre une autre possibilité

d’appel  selon laqu elle, lorsque le président Tudjman évoquait lors de la réunion de Brioni

«la disparition des Serbes», il faisait référence aux civils serbes et non aux forces militaires

serbes12. Permettez-moi de le répéter : l’argument qui est au cŒur même de l’accusation de

génocide motivant la demande reconventionnelle de la Serbie contre la Croatie a été considéré

comme dépourvu de tout fondement factuel par la chambre de première instance du TPIY, dont la

Serbie tente pourtant d’étayer et de défendre les conclusions en l’espèce.

11. Certes, la chambre de première instance a tenu les généraux croates et le

président Tudjman pour responsables de l’expulsi on des civils serbes des quatre villes croates de

Knin, Benkovac, Obrovac et Gračac du fait du bombardement illicite de celles-ci  qui sont

généralement appelées les «quatre villes». Pourta nt, même la chambre de première instance a

statué de manière décisive, en ce qui concerne tous les autres villages et villes à l’ examen (à savoir

ceux situés dans la partie méridionale du territoire dit de Krajina), que, les 4 et 5 août, la population

serbe avait fui pour des raisons qui n’étaient pas dues à des agissements illicites des autorités

croates. Parmi leurs raisons figuraient les suivantes: [projection]

14  la recommandation des responsables serbes de la «Krajina» faite aux habitants de quitter la

région (jugement, par. 1754, 1762) ;

 «la crainte des violences couramment liées à un conf lit armé» (jugement, par. 1762)

[traduction du Greffe] ;

 «la crainte généralement éprouvée à l’égard des forces croates ou la méfiance envers les

autorités croates» (jugement, par. 1762) [traduction du Greffe] ;

 la fuite de certains Serbes, qui a incité d’autres à faire de même (jugement, par. 1754 et 1762).

11Mémoire en clôture de l’accusation,Le Procureur c. Gotovina, par. 17, 646 et 650.

12Gotovina et consorts, jugement, par. 1990 [traduction du Greffe]. - 6 -

12. La chambre de première instance a ainsi esti mé que, les 4 et 5 août, dans l’immense

majorité des villes, villages et hameaux situés dans le sud de la «Krajina», la Croatie n’avait pas

expulsé la population serbe. [Fin de la projection.]

13. Elle a déclaré coupables les généraux croates de l’expuls ion alléguée des quatre villes

susmentionnées, ainsi que de crimes considérés comme la conséquence «prévisible» de la

prétendue entreprise criminelle commune destinée à expulser les Serbes des quatre villes en

question. En revanche, elle n’a pas conclu qu’ils aienteu l’intention de commettre ces crimes.

III. Conclusions de la chambre d’appel

14. En appel, la question fondamental e consistait à déterminer si les généraux croates

s’étaient rendus coupables du crime de persécution en se livrant à des expulsi ons dans l es

quatre villes concernées. S’ils n’avaient pas ainsi participé à une entreprise criminelle commune

dans ces quatre villes, les déclarations de culpabilité prononcées à leur encontre pour meurtre et

d’autres crimes allégués devaient également être annulées , puisque ces crimes ne pouvaient pas

avoir constitué la «conséquence prévisible» d’une entreprise criminelle commune qui n’avait

jamais existé. La c hambre d’appel du TPIY s’est prononcée en faveur des appelants et a infirmé

toutes les déclarations de culpabilité prononcées par la c hambre de première instance. Elle est

parvenue à la conclusion que les dirigeants croates  et, partant, la Croatie  n’avaient pas

expulsé les Serbes de la «Krajina», contrairement à ce qui était allégué dans l’acte d’accusation.

15. Ces conclusions de fait et de droit de la chambre de première instance et de la chambre

d’appel du TPIY, que la Cour a déclarées «hautement convaincantes», battent totalement en brèche

la demande reconventionnelle du défendeur. L es cr itiques émises dans l’arrêt de la chambre

d’appel contre le jugement rendu en première instance rejoignent en partie celles que la Croatie

avait déjà formulées dans sa pièce additionnelle 13. Mme Singh va vous exposer ces conclusions. Il

est frappant de constater que le défendeur se raccroche toujours aussi désespérément et obstinément

15 au jugement que la c hambre de première instance a rendu dans l’affaire Gotovina pour tenter

d’étayer son assertion infondée selon laquelle un génocide aurait été commis. Or, même cette

chambre a conclu à l’unanimité que les formes les plus graves de persécution  et celles, telles que

13Pièce additionnelle de la Croatie (PAC), p. 53-63. - 7 -

le meurtre, qui sont susceptibles de viser la destruction physique d’un groupe  n’avaient pas

constitué l’objet d’une quelconque entreprise cr iminelle commune de la part des dirigeants

croates 1. Le procureur du TPIY n’a d’ailleurs pas fait appel de ces conclusions. De plus, je le

répète, il n’y a jamais eu d’entreprise criminelle commune.

16. Contrairement au portrait erroné qu’a tenté de brosser le défendeur, les co nclusions du

TPIY montrent que sa demande reconventionnelle a toujours été dépourvue de tout fondement. La

chambre de première instance a estimé à l’unanimité que le président Tudjman et les

dirigeants croates n’avaient pas l’intention d’assassiner de s Serbes dans le cadre de

l’opération Tempête, ni d’infliger des atteinte s graves à l’intégrité physique des Serbes, de les

soumettre à des mauvais traitements ou d’entraver les enquêtes sur les crimes commis contre les

Serbes, mais aussi qu’ils s’étaient activement opposés à la destruction de s biens serbes et qu’ils

avaient protégé les monuments religieux orthodoxes serbes. Le procureur n’a interjeté appel

d’aucune de ces conclusions, que M. Schabas connaît du reste parfaitement bien. C’est à dessein

qu’il les a passées sous silence vendredi dernier dans sa plaidoirie devant la Cour, apparemment

parce qu’elles portent, en tant que telles , un coup fatal à la demande reconventionnelle du

défendeur. Lorsque la chambre d’appel a conclu en dernier ressort que les généraux n’étaient pas

non plus coupables du crime de persécution à travers l’expulsion , la thèse du défendeur s’est

écroulée.

17. Les conclusi ons tirées dans le jugement rendu en l’affaire Gotovina concernant

l’intention du président Tudjman démontrent que la discussion consignée dans le procès- verbal de

Brioni portait sur la préparation d’une opération militaire licite. Le demandeur déplore

profondément les observations faites par M. Schabas la semaine dernière  assimilant ceux qui

nient l’existence d’une intention génocidaire dans c e procès- verbal aux négationnistes de

l’Holocauste, qui rejettent les faits historiques relatifs à la conférence de Wannsee , d’autant que

notre contradicteur a lui -même déclaré, en dehors de cet te salle d’audience, qu’il n’y avait pas eu

de génocide à Srebrenica 15. Nous regrettons tout particulièrement que M. Schabas mette en doute

14Gotovina et consorts, jugement, par. 2321.

15William A. Schabas, «Was Genocide Committed in Bosnia and Herzegovina ? First Judgments of the
International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia », Fordham International Law Journal , vol. 25, 2001, p. 45,
46 et 47. - 8 -

l’intégrité de ceux qui ne partagent pas sa conception  ou celle de son client  du procès-verbal

de Brioni, au nom bre desquels figurent le s juges Theodor Meron, lui -même survivant de

16 l’Holocauste, et Patrick Lipton Robinson, ancien président du TPIY et candidat à un siège à la

Cour. L’accusation portée par M. Schabas est tout à la fois grave et indigne de cette salle

d’audience.

18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le seul à nier les faits dans la

présente espèce est le défendeur, qui rejette les décisions et les conclusions du TPIY. Tout au long

de la semaine dernière, la Serbie n’a eu de cesse de répéter à la Cour que de nombreux jugements et

arrêts du TPIY étaient erronés. Mercredi dernier encore, M. Ignjatović a affirmé devant vous que

16
le TPIY avait mal évalué le rôle de la JNA en l’affaire Mrkšić . Il vous a dit que M. Babić avait
17
reconnu à tort la nature criminelle de ce qu’on appelait la RSK , et que la c hambre de première

instance avait, elle aussi, fait erreur dans l’affaire Martić. De fait , M. Ignjatović a déclaré que la

Serbie contestait la décision prise à l’unanimité par le TPIY dans l’affaire Martić, en niant que le

projet baptisé «Republika Srpska Krajina»  ou «RSK» ait impliqué une quelconque entreprise

18
criminelle commune .

19. Le défendeur conteste la conclusion à laquelle le TPIY est parvenu en l’affaire Martić , à

savoir que le président serbe Slobodan Milošević avait participé à cette entreprise criminelle

19
commune avec les diri geants serbes . M. Obradović, qui a nié devant vous que Belgrade avait

tenté de créer une Grande Serbie, fait à présent valoir  de façon tout à fait i nvraisemblable 

qu’il ne s’agissait que d’une simple tentative visant à préserver la Yougoslavie. Ses propos vont

directement à l’encontre de la conclusion du TPIY en l’affaire Martić selon laquelle Belgrade avait

bel et bien participé à une entreprise criminelle commune , dont le but était de créer «un territoire

20
ethniquement serbe en en chassant la population croate et non serbe» . Il est également de

notoriété publique que certains hauts responsables serbes nient encore aujourd’hui qu’un génocide

a été perpétré à Srebrenica, malgré l’arrêt rendu par la Cour et les nombreuses décisions du TPIY

16CR 2014/15, p. 26-27, par. 44-45 (Schabas).
17
Ibid., p. 23, par. 34 (Schabas).
18Ibid., p. 16, par. 81 (Ignjatović).

19Ibid., p. 16, par. 81 (Ignjatović).
20
Affaire Martić, jugement, par. 445. - 9 -

en ce sens. La semaine dernière, MM. Jordash et Schabas ont rejeté les conclusions auxquelles

sont parvenues tant la c hambre de première instance que la c hambre d’appel du TPIY dans

l’affaire Gotovina. Pourtant le Tribunal , qui s’est appuyé sur un nombre considérab le d’éléments

pour évaluer la conduite de l’opération Tempête, a estimé que les autorités croates n’avaient pas

expulsé les civils serbes et qu’elles n’étaient pas responsables pénalement des crimes commis

contre les Serbes. La Serbie souhaiterait que la Cour déclare que le TPIY s’est trompé dans les

affaires Mrkšić et Martić, que Milan Babić a reconnu à tort sa culpabilité ainsi que celle des

17 dirigeants serbes, et que le TPIY s’est fourvoyé en acquittant les généraux croates en

l’affaire Gotovina. Monsieur le président, l a valeur de ces arguments est évidente . La manière

dont la Serbie s’obstine depuis des décennies à nier les faits, à les déformer ou à les dissimuler, est

indéfendable.

20. La Croatie désire faire part à la Cour de son souhait sincère de se réconcilier pleinement

avec la Serbie. Nos présid ents successifs, MM. Mesić etJosipović, ont exprimé au nom de la

population croate leur regret tout aussi sincère pour l’ensemble des crimes perpétrés contre les

Serbes, y compris lors de l’opération Tempête, à l’occasion de visites officielles à Belgrade.

Toutefois, la réconciliation doit se fonder sur des faits historiques . Or, la façon dont la Serbie a

contesté la semaine dernière le caractère criminel de l’entreprise commune des autorités serbes de

la «RSK», en dépit des conclusions limpides et sans équivoque du TPIY, a c onstitué un affront

pour les victimes de ses crimes, qui se comptent par milliers, mais aussi pour les proches des

personnes toujours portées disparues. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,

l’opération Tempête est celle qui a mis un terme à cette entreprise criminelle. Elle a marqué le

début de la fin pour les responsables des crimes commis à Srebrenica, à Sarajevo et en bien

d’autres lieux de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, dont beaucoup ont par la suite été reconnus

coupables par le TPIY.

21. Il est établi que des crimes isolés ont été perpétrés au cours de l’opération Tempête. La

Croatie exprime ses profonds regrets pour ces crimes et les souffrances infligées aux victimes lors

de la libération de la Croatie , dans le cadre de l’o pération Tempête. Elle a mis en place des

structures afin d’indemniser les victimes et d’offrir réparation au moyen de procédures pénales et

civiles. Selon les informations communiquées par le bureau du procureur général de la Croatie, - 10 -

33 personnes ont, à ce jour, été poursuivies à raison de meurtres commis pendant ou après

l’opération Tempête, tandis que plus de 2300 personnes ont été reconnu es coupables d’actes de

pillage et de destruction de biens. Par ailleurs, trois affaires de crimes de guerre sont encore
21
pendantes . D’après les données fournies par le haut -commissaire des Nations Unies pour les

réfugiés, en juin 2013, plus de 130 000 Serbes avaient déjà été enregistrés en tant que personnes

22
revenues en Croatie , leurs maisons ayant été réparées ou reconstruites aux frais de l’Etat croate.

Ces faits illustrent bien la volonté de la Croatie de permettre à tous les citoyens qui le souhaitent de

rentrer chez eux.

18 IV. Questions relatives à l’administration de la preuve

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à la

manière dont le défendeur conçoit les éléments et les modes de preuve. Ce point sera traité plus en

détail par Mme Singh et sir Keir Starmer.

23. Les allégations factuelles formulées par le défendeu r dans son contre -mémoire au sujet

de la demande reconventionnelle reposent pour l’essentiel sur deux seuls documents :

i) une liste de personnes disparues ou tuées qui a ét é dressée par l’ONG serbe Veritas ― la «liste

de Veritas», donc ― sous la direction de M. Savo Štrbac, actuellement témoin -expert du

défendeur en l’espèce ; et

ii) un rapport établi par le comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme (ci -après le

«CHC»).

24. La Croatie a longuement critiqué ces deux documents dans ses écritures, et contesté leur

invocation par le défendeur 2. Une analyse menée par la direction croate chargée des personnes

détenues et des personnes disparues a révélé que le rapport du CHC comportait d’importantes

erreurs sur les plans méthodologique et factuel 2. Le TPIY a confirmé ces erreurs. Ainsi, dans

l’affaire Gotovina [projection], la chambre de première instance a conclu qu’elle ne pouvait faire

21Http://www.dorh.hr/DrzavnoOdvjetnistvoRepublikeHrvatskePostupanjeU.
22
Http://www.unhcr.hr/2012-12-20-09-46-40/statistics.
23 Voir, par exemple, la réplique de la Croatie (RC), par.2.65-2.68, 11.66- 11.70, 11.85, 11.91- 11.92 et
11.95-11.101.
24
Voir RC, par. 2.65. - 11 -

fond sur les informations pr ésentées dans ce rapport «à moins qu’[elles] ne soi[ent] corroboré[es]

par d’autres éléments de preuve» 2. Compte tenu de cette conclusion, nous estimons que le rapport

du CHC n’est pas fiable [fin de la projection].

25. Le défendeur voudrait faire croi re que ce rapport est bien «corroboré» par un autre

élément de preuve, à savoir la liste de Veritas. Tout d’abord, la Croatie a déjà exposé en détail les

raisons pour lesquelles elle considère que cette organisation n’est ni neutre, ni indépendante.

En outre, elle a également mis en évidence de graves divergences, inexactitudes et erreurs

méthodologiques dans cette liste qui, par exemple, répertorie comme mortes ou disparues certaines

personnes qui étaient toujours en vie à la date de sa publication et fa it état de plusieurs décès

26
dépourvus de tout lien avec l’opération Tempête . Le défendeur considère néanmoins que la

crédibilité de Veritas demeure intacte, encore que M. Obradović ait dû admettre la semaine

19 dernière, au sujet de cette liste, que les exemples d’erreurs relevés par le demandeur dans ses

écritures étaient pertinents. Combien d’autres erreurs encore le demandeur aurait-il dû relever ?

26. Ainsi, sur le site Internet de Veritas [projection], M. Petar Golubovac, né le

20 octobre 1947, apparaît sous les numéros 1731 et 1732. La même «erreur» revient souvent.

Beaucoup d’autres exemples de ce type pourraient être cités, témoignant de la crédibilité de

Veritas 27. [Fin de la projection.]

1. Contexte factuel : les raisons de l’opération Tempête

27. Monsieur le président, je vais à présent revenir de manière plus approfondie sur les

événements qui ont préludé à l’opération Tempête. Mais tout d’abord, il importe de rappeler que

les allégations de la Serbie concernant le génocide perpétré contre les Serbes sont limitées à des

28
«événements survenus en août 1995 et au cours des mois qui ont suivi» . Le défendeur ne fait état

d’aucun manquement à des obligations découlant de la convention sur le génocide qui serait

antérieur à cette date, quoiqu’il formule diverses allégations relatives à des violations des droits de

25
Gotovina et consorts, jugement, par. 50 [traduction du Greffe].
26RC, par. 2.67 ; 11.68.

27Voir, par exemple, les entrées n 2972/2973 et 2830/2831.
28
CMS, par. 570, 1098, 1102, 1123, 1165 et 1464; duplique de la Serbie (DS), par. 688. - 12 -

l’homme. Nous avons répondu point par point à ces allégations dans nos écritures. Toujours est -il

29
que le défendeur reconnaît lui-même que ces allégations échappent à la compétence de la Cour .

a) Le projet tendant à créer une «Grande Serbie» a vu le jour bien avant l’élection du

président Tudjman

28. Le défendeur tente de justifier ses propres actes antérieurs en soutenant que les Serbes de

Croatie ont seulement agi en réaction à l’élection du président Tudjman et par crainte d’une reprise

des crimes commis à leur encontre pendant la seconde guerre mondiale. C’est faux. C’est la

campagne basée sur des discours d e haine contre les Croates et la diabolisation de ceux -ci en tant

qu’Oustachis qui ont instillé la peur au sein de la population serbe, comme nous l’avons démontré

dans le cadre de notre propre demande.

29. M. Obradović a également tort d’affirmer que les Serbes n’ont fait que réagir à l’élection

du président Tudjman. La rébellion des Serbes de Croatie remonte à 1989 au moins, bien avant

que le président Tudjman soit élu. Ainsi, en juillet 1989, près de Knin, des milliers de Serbes

s’étaient rassemblés en brandissant des photographies de Slobodan Milošević et des symboles de

l’iconographie tchetnik datant de la seconde guerre mondiale et en scandant «C’est la Serbie !»

Ces personnes estimaient que leur «seul pays» était la Serbie et non la Yougoslavie, contrairement

aux dires de M. Obradović. Ce rassemblement faisait suite à une série de «manifestations

populaires» similaires qui avaient été organisées dans d’autres régions d’ex -Yougoslavie où

20 vivaient des Serbes  notamment au Kosovo, en Voïvodine et au Monténégro  et étaient

accueillies avec in quiétude par la population croate. Pourquoi, en 1989, ces personnes se

rebellaient-elles non pas uniquement en Croatie mais à travers toute l’ex -Yougoslavie ? Monsieur

le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est le nationalisme serbe et la volo nté de créer

une Grande Serbie qui ont sonné le glas de l’ex -Yougoslavie et fait basculer la Croatie dans une

guerre dont celle-ci ne voulait pas.

b) Le refus serbe d’un règlement pacifique

30. Bien que les rebelles serbes n’eurent toujours pas démilitarisé les zones protégées par les

Nations Unies, contrairement à ce qui était exigé dans le plan Vance 30, la Croatie tenta de parvenir

29CMS, par. 211. - 13 -

à une solution pacifique tout au long de 1992, 1993 et 1994, en faisant valoir son droit de reprendre

le contrôle de l’intégralité de son territoire. Nous avons relaté ces tentatives dans nos écritures.

31. Aucune avancée viable ne fut enregistrée en vue d’un règlement politique, ou d’un

accord économique. Début 1995 encore, les rebelles s’obstinaient à rejeter tout règlement

pacifique. Ils rejetèrent catégoriquement un plan baptisé le plan Z4, qui leur offrait une autonomie

exceptionnellement vaste et qui avait été accepté en substance par la Croatie.

32. Ainsi que l’a confirmé le témoin M. Slobodan Lazarevic, qui faisait partie de la

délégation serbe lors des pourparlers intervenus avec la Croatie pendant cette période, «Belgrade ne

voulait nullement régler les questions qui opposaient les Serbes de la RSK au Gouvernement

croate». Et M. Lazarevic d’ajouter : «Le plus souvent, nous avions pour instruction de ne rien

31
accepter.» Ce récit a été confirmé par l’ambassadeur des Etats- Unis à Zagreb,

M. Peter Galbraith, qui a déclaré devant le TPIY lors du procès Milo šević, comme vous pouvez le

lire à l’écran [projection], je cite :

«La difficulté tenait au fait que les Serbes de Krajina refusaient d’adopter
réellement des mesures économiques et de co nfiance sur le long terme … Lorsqu’il a
fallu présenter un projet politique, après l’approbation de mesures économiques et de
32
confiance, ils ont refusé ne serait -ce que de recevoir ce projet.» [Fin de la
projection.]

33. Monsieur le président, nous rejetons avec fermeté l’allégation du défendeur selon

laquelle il aurait été hors de question, pour la Croatie, de réintégrer pacifiquement le territoire de la

«Krajina». La Croatie a finalement réintégré la dernière partie de ses territoires occupés de

manière pacifique en 1998. Pendant la période qui a précédé l’opération Tem pête, elle était

21 toujours disposée à négocier en vue de parvenir à un règlement pacifique. Les rebelles serbes, en

revanche, refusaient l’idée même de vivre sous autorité croate. Les dirigeants serbes de la «RSK»

n’auraient jamais accepté un règlement négocié parce qu’ils n’auraient jamais accepté la

«réintégration pacifique» de la «RSK» au sein de la Croatie, comme leur négociateur en chef l’a

clairement fait savoir à Genève la veille au soir du lancement de l’opération Tempête.

Le défendeur l’a également reconnu dans sa duplique.

30
PAC, par. 2.26.
31Gotovina et consorts, pièce D1461, p. 16 [traduction du Greffe].

32Voir le témoignage de M. l’ambassadeur Galbraith dans l’affaire Milošević, compte rendu de l’audience du
26 juin 2003, p. 23149 ; RC, par. 10.66 (note 141) [traduction du Greffe]. - 14 -

34. L’équipe serbe qui plaide devant la Cour ne le sait que trop bien. De fait, son prétendu

«témoin-expert», M. Savo Štrbac, était à l’époque «secrétaire gouvernemental» de l’entité

paraétatique serbe établie sur le sol croate. En 1994 et début 1995, il a fait au New York Times et à

l’agence France Presse les déclarations suivantes : «Il est hors de question pour nous de réintégrer

la Croatie», et «nous ne voulons pas faire partie de la Croatie, sous quelque forme que ce so it».
o
Ces articles sont dans votre dossier, sous l’onglet n 15. Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, cela montre à quel point il était vain de négocier avec les rebelles serbes.

c) L’opération Eclair

35. L’opération Eclair, elle, a eu lieu en mai 1995. La semaine dernière, M. Jordash vous a

dépeint cette opération comme une campagne de persécution visant à réaliser un nettoyage

ethnique et, ainsi, à chasser la population serbe de Slavonie occidentale. Cette présentation est

complètement déconnectée de la réalité. M. Mazowiecki, le rapporteur spécial de la commission

des droits de l’homme des Nations Unies, s’est intéressé de très près à l’opération Eclair et a

formulé les conclusions suivantes, que vous pouvez lire à l’écran [projection] :

«28. … [L]es dirigeants de la «RSK» ont insisté pour que les personnes restées
sur place, dont le nombre est estimé à 3 à 4 000, aient la possibilité de quitter la
Slavonie occidentale et de rejoindre les autres réfugiés dans le territoire de

Bosnie-Herzégovine tenu par les Serbes. Les Nations Unies ont accédé à cette requête
et ont mis en route le programme connu sous le nom de «Opération passage en
sûreté»…

29. Les Serbes vivant encore dans le secteur ont été informés de leur droit de
rester et des assurances données publiquement par le Gouvernement croate que leurs

droits, y compris le droit à la citoyenneté de la République de Croatie, seraient
pleinement respectés. Toutefois, pendant le mois de mai, des centaines de Serbes du
Secteur ouest ont demandé à bénéficier de l’«Opération passage en sûreté», et, au
début du mois de juin, plus de 2000 étaient partis pour le territoire de
33
Bosnie-Herzégovine tenu par les Serbes.» [Fin de la projection.]

22 36. L’intégralité de ce passage du rapport fi gure également dans votre dossier, sous
o
l’onglet n 16. Dans son rapport, M. Mazowiecki indique de manière très claire que ce n’est pas la

Croatie qui a poussé les Serbes à quitter la Slavonie occidentale pendant et après

l’opération Eclair ; ce sont les autorités rebelles serbes de Krajina elles-mêmes. En outre, le

33Rapport périodique soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la c ommission des droits de
l’homme, conformément au paragraphe 42 de la résolution 1995/89 de la Commission, Nations Unies,
doc. E/CN.4/1996/6 du 5 juillet 1995, par. 28-29. - 15 -

Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a salué les efforts déployés par le

Gouvernement croate «[p]our faire dûment respecter les droits de l’homme des Serbes [en Slavonie

occidentale] et décourager ceux-ci d’aller s’installer en Bosnie-Herzégovine».

37. Enfin, Monsieur le président, l’ambassadeur des Etats- Unis M. Peter Galbraith s’est

er
rendu sur l’île de Brioni le 1 août 1995, au lendemain de la célèbre réunion de Brioni, e t il a

demandé au président Tudjman de veiller à ce que les forces croates participant à

l’opération Tempête se comportent de la même façon qu’au cours de l’opération Eclair, leur

comportement de l’époque ayant valu au président Tudjman «beaucoup d’éloges» de la part de la

communauté internationale. M. Galbraith a confirmé ces propos lors de son témoignage au

34
TPIY .

38. Pourtant, M. Jordash a déclaré vendredi à la Cour que les Serbes de Slavonie occidentale

avaient été «brutalement chassé[s]» lors de l’opération Eclair 35, et que celle-ci s’était accompagnée

de «multiples actes de persécution dont l’objectif était la déportation de masse, ou le transfert forcé,

de dizaines de milliers de civils» 3. Cette vision de l’opération Eclair ne peut être acceptée qu e si

l’on ne tient absolument aucun compte des rapports du rapporteur spécial, du S ecrétaire général de

l’Organisation des Nations Unies et de l’ambassadeur des Etats- Unis qui, de façon unanime, ont

jugé licite et même loué le comportement des forces croates. Encore un cas de déni ?

39. Le même scénario s’est répété lors de l’opération Tempête. Les dirigeants de la «RSK»

ont convaincu leurs compatriotes qu’ils ne pouvaient vivre avec les Croates et les ont poussés au

départ. Il s’agit là d’un fait que M. Štrbac a également reconnu lorsqu’il a déclaré à la télévision,

37
peu après l’opération Tempête, que les Serbes préservaient «leur potentiel biologique» .

23 V. Conclusion

40. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au début de mon exposé, j’ai

levé le voile sur certaines des interprétations fallacieuses et tentatives de manipulation auxquelles

le défendeur a recours pour décrire les raisons ayant motivé l’opération Tempête, et suis revenu sur

34
Gotovina et consorts, compte rendu d’audience, p. 5031 [traduction du Greffe].
35 CR 2014/18, p. 23, par. 77 (Jordash).

36 Ibid., par. 35.
37
RC, annexe 200. - 16 -

quelques conclusions importantes du TPIY en l’af faire Gotovina. Le défendeur n’apporte rien

d’autre que des dénégations, s’obstinant à refuser de voir les choses en face et d’admettre sa propre

responsabilité à l’égard des conséquences tragiques du nationalisme serbe exacerbé et des

manipulations qui ont fait sombrer dans la guerre et la violence les Croates, les Serbes et d’autres

nations d’ex-Yougoslavie. Ma collègue Mme Singh va à présent vous livrer un récit détaillé de la

préparation et de la mise en Œuvre de l’opération Tempête.

41. Monsieur le président, je vous remercie de votre attention et vous prie à présent de bien

vouloir inviter Mme Singh à la barre.

Le PRESIDENT : Je vous remercie et j’appelle maintenant Mme Singh. Vous avez la

parole, Madame.

Mme SINGH :

L E CARACTÈRE ÉVOLUTIF DE LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE

DU DÉFENDEUR :L ’OPÉRATION T EMPÊTE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que

de me présenter aujourd’hui devant vous pour la première fois, et ce, au nom de la République

de Croatie. J’ai pour mission d’examiner la présentation que fait le défendeur de la planification et

du déroulement de l’opération Tempête ainsi que des événements qui ont suivi. Je m’attacherai, ce

faisant, à rétablir la vérité.

2. Je regrette de devoir entrer dans le détail, étant donné les nombreuses inexactitudes

factuelles et manipulations qui ont été faites la semaine dernière. Mon analyse, bien que

nécessaire, se limitera toutefois aux exemples les plus frappants. B ien entendu, les points de fait

qui ne sont pas examinés par la Croatie ne doivent pas être considérés comme admis par elle. La

Croatie maintient l’ensemble des arguments présentés en réponse dans ses écritures.

3. Monsieur le président , je commencerai ma présentation en passant en revue certains

événements survenus dans les jours qui ont précédé l’opération Tempête. J’examinerai ensuite,

très brièvement, les activités de planification en lien avec l’opération, avant de passer à sa mise en

Œuvre et de r épondre aux allégations de fait avancées par le défendeur pour caractériser le

génocide, lesquelles concernent : - 17 -

i) les pilonnages ;

ii) les expulsions ;

iii) les attaques dirigées contre les colonnes de réfugiés et les meurtres des Serbes demeurés en

«RSK»;

24 iv) les pillages ;

v) les mesures juridiques visant à faire obstacle au retour des Serbes.

Ces allégations, comme vous allez le voir, sont totalement dépourvues de fondement. Je

m’arrêterai successivement sur chacune d’elles.

I. Les événements précédant l’opération Tempête

4. Examinons les événements qui ont précédé l’opération Tempête : l’agent de la Croatie

vous a présenté les raisons qui ont conduit la Croatie à lancer une offensive militaire contre la

«RSK» en août 1995. Celle -ci a eu lieu après des années de négociations freinées par le refus des

autorités rebelles serbes d’envisager d es solutions impliquant la réintégration des territoires

occupés. Ce que le défendeur admet 38. Les autorités de la «RSK», avec l’aide et le soutien de la

RFY/Serbie, ont, même pendant les semaines pr écédant l’opération, continué de faire tout ce

qu’elles pouvaient pour empêcher l’aboutissement des négociations. A titre d’exemple :

i) elles ont réorganisé leur armée sous le commandement de Mile Mrkšić, général de corps

39
d’armée de l’armée yougoslave, la VJ (il a par la suite été condamné par le TPIY) ;

ii) le 28 juillet 1995, le « président» de la «RSK» (Milan Martić, également condamné par le

TPIY) a déclaré l’état de guerre dans l’ensemble de la «RSK», et mobilisé son armée ;

iii) le 30 juillet, Ratko Mladić (actuellement jugé devant le TPIY) se trouvait à Knin (en «RSK»)

pour organiser et coordonner les opérations entre les deux armées rebelles serbes de Croatie et

de Bosnie. Un appel a alors été lancé à l’intention de tous les Serbes, y compris en Serbie, pour

les inciter à participer à la défense du territoire serbe ;

iv) Mrkšić a donné des ordres en vue de la défense de la «RSK», et des plans d’évacuation ont été

mis en place 40.

38
CMS, par. 1160.
39RC, par. 10.114.
40
RC, par. 11.28-11.37. - 18 -

5. Le 3 août, les dirigeants serbes savaient que l’opération Tempête serait lancée le

lendemain. Ils ont pourtant rejeté les propositions de réintégration pacifique présentées à Genève.

Dans ses écritures, la Croatie a répondu de manière détaillée aux allégations du défendeur sur ce

point 41. S’adressant à une assemblée de Serbes, Martić a indiqué que la stratégie des autorités

rebelles consistait à attendre que la Croatie attaque, à créer une impasse, et à obtenir la
42
25 reconnaissance de la communauté internationale pour ce qu’ils appelaient l a «RSK» . Il était clair

que les Serbes rebelles n’avaient nullement l’intention de rechercher une solution pacifique.

6. Le 3 août  soit la veille du lancement de l’opération Tempête , les forces serbes ont

pilonné Dubrovnik et ses environs, tuant au moins trois civils et en blessant d’autres 43. C’est dans

ce contexte que la Croatie a agi pour protéger ses intérêts nationaux légitimes, et adopté des

mesures licites et nécessaires pour reprendre le contrôle de son territoire. L’opérati on Tempête a

commencé le 4 août 1995.

II. La planification et la préparation de l’opération Tempête

7. J’en viens maintenant à la planification de l’opération Tempête, qui consistait à lancer des

attaques simultanées des forces croates dans toutes les directions opératio nnelles et tactiques, et à

progresser jusqu’à la frontière avec la Bosnie dans les sept jours. La planification opérationnelle

44
générale obéissait à une directive du 26 juin 1995 émanant de l’état -major de l’armée croate et

comportait des instructions sur l’utilisation de l’artillerie. Des plans détaillés à cet égard ont été

élaborés par la suite 45.

8. Comme vous le savez, le 31 juillet 1995, une réunion entre le président Tudjman et les

hauts responsables militaires a eu lieu à Brioni, afin d’examiner le s options militaires qui

s’offraient à eux pour reprendre le territoire croate. Sir Keir Starmer présentera à la Cour le

procès-verbal de cette réunion plus en détail.

41RC, par. 10.112, 11.32-11.35, et PAC, par. 2.49-2.51.
42
RC, par. 11.34, et RC, annexe 161.
43RC, par. 11.36-11.37.

44RC, annexe 170.
45
RC, par. 11.57 ; RC, annexe 173 (déclaration du témoin Rajčić, chef de l’artillerie du district militaire de Split). - 19 -

9. Le 2 août 1995, le ministre de la défense, M. Šušak, a organisé au ministère une réunion

avec les responsables du commandement opérationnel pour discuter des plans de combat et des

moyens de rétablir la loi et l’ordre dans les territoires libérés à la suite de l’opération Tempête. Il a

alors soulignéque la police militaire devait être «plus dynamique dans ses actions et prévenir … les

infractions», et répété que tout «comportement incontrôlé» était proscrit 46. Ces ordres ont été

donnés après la réunion de Brioni. La décision finale de lancer l’opération Tempête a été prise lors

d’une réunion du conseil de sécurité nationale de Croatie dans la soirée du 3 août 47.

26
III. La conduite de l’opération Tempête

10. Monsieur le président, la réplique décrit de manière exhaustive le déroulement de

l’opération Tempête 48. [Projection] Il s’agissait d’une opération de grande envergure prévoyant

49
plusieurs axes d’attaque sur une ligne de front étendue, comme vous pouvez le voir sur le croquis .

Le défendeur n’a pas contesté la présentation du demandeur pour ce qui concerne les combattants

impliqués  les forces armées croates et l’armée de la «RSK», connue sous le nom de SVK  et

leurs armes, notamment des lance–roquettes, des chars et des pièces d’artillerie 50.

11. Le district militaire de Split de l’armée croate a lancé l’opération le 4 août à 5 heures.

A Knin, la «capitale» de la «RSK», les tirs d’artillerie ont été dirigés contre des cibles militaires

éparpillées dans la ville, notammen t le quartier général de l’état –major de la SVK, la caserne du

nord, l’usine TVIK et le la gare de triage 5. Un barrage d’artillerie a été installé dans la matinée du

5, l’infanterie croate entrant dans Knin le même jour à 11heures. Les forces serbes se sont retirées

et Knin a été libérée 5. [Fin de projection.] La Serbie prétend que, grâce à l’opération Tempête, la

Croatie «est parvenue à mettre en Œuvre son projet criminel de destruction des Serbes de

46
RC, annexe 172, et Gotovina et consorts, jugement, par. 1987.
47
RC, par. 11.59.
48RC, par. 11.56 et suiv.

49RC, annexe 174.
50
Voir Davor Marijan, «Storm», Zagreb, août 2010, qui précise, à la page 44, que, au milieu de l’année 1994, la
SVK possédait 300 chars, 295 blindés divers et 360 pièces d’artillerie de calibre 100 mm et plus. Le rapport de la CIA
cité par la Serbie évoque également la puissance comparée de l’armement de la SVK. Voir notamment : CIA, Balkan
Battlegrounds : A military History of the Yugoslav Conflict 1990-1995, mai 2002, vol. I, p. 368-369.
51
RC, par. 11.62. Voir RC, annexes 176 et 177.
52Ibid. - 20 -

53
Krajina» . Or, contrairement à ses allégations, il n’y a pas eu de projet criminel, comme sir Keir

le démontrera. Il n’y a pas eu de «pilonnage aveugle» des villes et villages ; pas de «déplacement

forcé», pas d’attaque contre les Serbes qui étaient restés, et pas de politique visant à faire obstacle

au retour des réfugiés. Le demandeur a pris des mesures pour empêcher que des actes illicites ne

soient commis avant, pendant et après l’opération Tempête, et fait en sorte que de tels actes fassent

l’objet d’une enquête et que leurs auteurs soient poursuivis et sanctionnés. Voyons à présent l’un

après l’autre chacun des faits allégués.

1) Le pilonnage pendant l’opération Tempête

12. Le défendeur prétend que «[l]e tir d’artillerie avait une place prépondérante» dans le

cadre de l’opération Tempête, et que les ordres n’en précisaient pas les cibles. Il affirme par

ailleurs que certaines localités «où ne se trouvaient pa s de cibles militaires identifiables» ont été

54
27 pilonnées à plusieurs reprises . Il répète, ce faisant, les accusations du procureur du TPIY en

l’affaire Gotovina et demande à la Cour de procéder à un examen entièrement nouveau des

éléments versés au dossie r, invitant, de fait, la Cour à agir comme une juridiction de degré

supérieur et rinfirmer les conclusions de la chambre d’appel du TPIY.

13. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il n’y a pas eu de «pilonnages

aveugles délibérés» de la part des forces croates. Les pilonnages ont été menés dans le respect des

règles internationales applicables. L’artillerie a été utilisée à l’encontre de cibles militaires précises

et légitimes à Knin, Benkovac, Obro vac et Gračac. La chambre de première instance a d’ailleurs

confirmé, en l’affaire Gotovina, l’existence d’objectifs militaires légitimes précis dans chacune de

55
ces localités .

14. Dans sa pièce additionnelle  déposée avant que la chambre d’appel n’ait rendu sa

décision , la Croatie a fait une critique détaillée du jugement de la chambre de première instance,

notamment de sa conclusion selon laquelle des pilonnages «aveugles et illicites» avaient visé les

quatre localités de Knin, Benkovac, Obrovac et Gračac. La Croatie a fait valoir qu’il ressortait des

éléments de preuve que les tirs d’artillerie n’avaient pas été aveugles, que les conclusions de la

53
CMS, par. 1356.
54CMS, par. 1215-1216 ; voir également, par exemple, CR 2014/18, p. 31, par. 117 (Jordash).
55
Gotovina et consorts, jugement, par. 1899-1902, 1919, 1929-1931 et 1939. - 21 -

chambre étaient fondées sur une marge d’erreur arbitraire et par trop étroi te, et que celle–ci n’aurait

pas dû conclure que les projectiles tombant à plus de 200 mètres de cibles militaires connues
56
avaient été délibérément tirés dans des zones civiles .

15. Les arguments de la Croatie ont été pleinement conf irmés par les conclusions de la

chambre d’appel, rendues en novembre 2012. Celle -ci a jugé que l’analyse de la chambre de

première instance au sujet de l’existence de l’entreprise criminelle commune était viciée parce

qu’elle avait conclu que l’artillerie avait illégalement pris pour cibles des civils e t des biens de

caractère civil dans les quatre villes, que ces attaques avaient provoqué l’expulsion de civils de la

région de Krajina et que leur caractère illicite tenait à la marge d’erreur de 200 mètres pour les

projectiles d’artillerie tirés sur des cibles légitimes. La chambre d’appel a, à l’unanimité , infirmé

cette analyse, estimant que la chambre de première instance avait eu tort d’appliquer la norme des

57
200 mètres . Ayant infirmé le jugement de la chambre de première instance sur ce point, la

28 chambre d’appel a ensuite infirmé sa conclusion relative à l’existence d’une entreprise criminelle

commune visant à chasser définitivement la population civile serbe de «Krajina» par la force ou par

la menace du recours à la force 58.

16. Monsieur le président, vous aurez relevé que le défendeur n’a fait qu’effleurer ce point

59
vendredi dernier, alors qu’il l’avait longuement développé dans ses écritures . Cela s’explique

aisément : la décision de la chambre d’appel réduit à néant son argumentation. La Serbie ne peut

faire autrement que d’admettre que le pilonnage des forces croates pendant l’opération Tempête

n’était pas criminel et ne saurait constituer, en soi, une preuve de l’intention génocidaire 60.

2) Le départ des Serbes

17. Le défendeur présente un de uxième argument, lié au premier : il affirme que le départ

des Serbes de «Krajina» a été causé par les pilonnages aveugles. Monsieur le président , cette

position est indéfendable.

56PAC, par. 3.28-3.45.
57
Voir Gotovina et Markač, arrêt ; opinion individuelle du juge Meron, par. 2.
58Gotovina et Markač, arrêt, par. 96-97.

59CMS, par. 1215-1228 ; DS, par.723-728.
60
DS, par. 728. - 22 -

18. La conclusion de la chambre de première instance selon laquelle les Serb es avaient fait

l’objet de transferts forcés provoqués par les pilonnages illicites était limitée aux quatre villes déjà

mentionnées. Il était, selon elle, établi que dans toutes les autres zones de «Krajina» méridionale,

les Serbes étaient partis, les 4 et 5 août, pour d’autres raisons. Leur départ n’était pas imputable à

un comportement illicite des forces croates. En infirmant la conclusion de la chambre de première

instance concernant le caractère illicite des attaques lancées sur les quatre villes, la chambre

d’appel a également infirmé celle relative au transfert forcé des Serbes qui y vivaient.

19. En réalité, ainsi que l’a relevé la chambre de première instance, certains d’entre eux sont

partis «en raison du risque de violence communément associé à un conflit armé ou de la crainte que

leur inspiraient, de manière générale, les forces croates et d’une méfiance vis –à–vis des autorités

croates» 61. Ceux qui avaient décidé de fuir ont ensuite incité les autres à faire de même , comme 62

63
le confirment, dans leurs déclarations, certains témoins cités par la Croatie .

29 20. Deuxièmement, les départs ont eu lieu de façon continue tout au long des quatre années

64
d’existence de la RSK, et se sont intensifiés après l’opération Eclair . Ils étaient la conséquence

logique de l’idée propagée au fil des ans parmi les Serbes selon laquelle ils ne pouvaient cohabiter

avec les Croates. Mme Law a évoqué les discours de haine et de diabolisation généralisés à l’égard

65
des Croates, ce dont nous avait également parlé l’agent de la Croatie .

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le témoin -expert de la Serbie,

M. Štrbac, a confirmé que les autorités de la RSK avaient évacué la population civile de Croatie.

Voici ce qu’il a déclaré au troisième jour de l’opération Tempête, et je le cite [projection] :

«nous ne pouvons pas nous autoriser à vivre avec [les Croates] afin d’empêcher une
répétition du génocide commis à notre encontre par le passé, et j’utilise l’expression
«nous ne pouvons pas nous autoriser» pa rce qu’elle est plus forte que «nous ne

voulons pas vivre avec eux» ; nous ne vivons ni ne voulons vivre avec eux et c’est
pourquoi il est d’abord et avant tout indispensable que nous préservions notre
potentiel biologique, notre peuple. Nous aurions pu d isparaître. La population civile
aurait pu être annihilée. Nos civils et nos femmes auraient pu être tués. Nous devons

61Gotovina et consorts, jugement, par. 1762.
62
Ibid., par. 1754 et 1762.
63Voir notamment PAC, annexe 22.

64PAC, par. 3.47 et RC, par. 11.82.
65
CR 2014/5, p. 34, par. 11 et suiv. (Law). Voir MC, vol. V, appendice 3 (discours de haine) ; RC, annexe 106
(rapport De la Brosse) ; PAC, annexe17. - 23 -

conserver notre potentiel biologique pour quelque chose qui est, espérons -le, encore à
venir.» 66

Monsieur le président, j’ajouterai que, lorsque M. Lukić a présenté, la semaine dernière, à la

Cour l’exposé d’expert de M. Štrbac en insistant particulièrement sur son curriculum vitae, il s’est

bien gardé de mentionner un élément crucial : M. Štrbac, le «témoin -expert» de la Serbie, a été

secrétaire au sein du Gouvernement de la RSK 67.

22. Troisièmement, des éléments de preuve indiquent que certains Serbes ont été contraints

de partir par les autorités de la RSK et ses forces armées, par exemple après l’opération Eclair.

C’est ce qu’ont confirmé nombre de Serbes revenus par la suite en Croatie, qui rapportent avoir fui

sur les ordres des «autorités locales», et sous la pression de la «police de Krajina» ainsi que des

«autorités militaires et civiles de Krajina» 68. La chambre de première inst ance a également relevé

69
que certains Serbes étaient partis à la demande des autorités rebelles serbes .

23. Enfin, la RSK avait établi des plans d’évacuation détaillés 70. La Croatie s’y est

71
longuement intéressée dans ses écritures . Il ressort donc clair ement des éléments versés au

30
dossier que le défendeur ne saurait invoquer le jugement de première instance pour démontrer

l’existence d’un «exode massif» dû aux pilonnages 72.

66
RC, annexe 200 (transcription d’une séquence vidéo de Savo Šrbac enregistrée dans un studio de télévision de
Banja Luka, 7 août 1995) ; les italiques sont de moi.
67
CR 2014/16, p. 62 et suiv. (Lukić).
68 Voir PAC, annexe 23 ; un Serbe revenu en Croatie indique que, alors qu’il se trouvait dans une colonne de
réfugiés qui se rendaient à Dvor, la police croate lui a demandé pourquoi les réfugiés se dirigeaient vers la

Bosnie-Herzégovine alors qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Il rapporte que les policiers leur ont fourni de la nourriture
et de l’eau, mais qu’en dépit de l’offre qui leur était faite de rester en Croatie, lui et les autres ont refusé «par crainte de
l’armée … de Krajina qui avait insisté pour [qu’ils] quitt[ent] immédiatement [la Croatie]…». Voir également PAC,
annexes 11-14.
69
Gotovina et consorts, jugement, par. 1762.
70CR 2014/17, p. 62-64, par. 171-176 (Obradović).

71RC, par. 11.77-11.79, et PAC, par. 3.57-3.64.

72 DS, par. 740, citant Gotovina et consorts , jugement, par. 1539. Les témoins cités dans le cadre de
l’affaire Gotovina et consorts , parmi lesquels M. Mrkšić, ont déclaré que le départ des Serbes suivait des ordres
d’évacuation, plusieurs d’entre eux étant partis avant l’arrivée de l’armée croate (procès Gotovina et consorts ,
19 juin 2009, déposition du témoin Mrkšić, p.18935, l. 7-14). Voir également déposit ion de l’ambassadeur américain
Galbraith, procès Milošević, 26 juin 2003, p. 23181, 23205. Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a

indiqué au Conseil de s écurité qu’il était «difficile de déterminer dans quelle mesure l’exode massif de la population
serbe de Krajina était motivé par la peur des forces croates  qui se distingue du désir de ne pas vivre sous domination
croate  ou par les encouragements des dirigeants locaux» ( rapport du Secrétaire général, S/1995/730, 23 août 1995,
p. 3). - 24 -

3) Réponse aux allégations concernant les «victimes de l’opération Tempête»

24. J’en viens maintenant aux allégations portant sur les victimes de l’opération Tempête.

La Croatie n’a jamais nié qu’il y ait eu des victimes, et elle tient à exprimer ses regrets quant aux

vies perdues et au x souffrances endur ées. Cependant, elle dément catégoriquement l’existence

d’un plan en vue de commettre des violations du droit humanitaire international et, a fortiori, des

actes de génocide.

25. Dans le contre -mémoire, la Serbie s’est appuyé e sur l es rapports du Comité Helsinki

de Croatie (CHC) et de l’organisation Veritas pour avancer des chiffres quant au nombre de Serbes

tués ou portés disparus pendant et après l’opération Tempête. Or, les chiffres donnés dans ces deux

rapports ne sont pas du tout les mêmes. Et le défendeur en a encore avancé u n autre la semaine

dernière 73.

26. Selon ses dires, «les Serbes ont essentiellement été tués alors qu’ils fuyaient le secteur,

en colonnes, ou alors qu’ils se trouvaient chez eux, pour ceux qui n’étaient pas parvenus à

s’échapper assez rapidement » 74. Les victimes auraient été plus nombreuses dans le secteur nord

«probablement parce que [l’évacuation y] a commencé deux jours après celle du secteur sud, ce qui

a permis aux forces croates de mieux s’organiser et de diriger les bombardements sur les colonnes

75
de Serbes» . Si, dans un premier temps, il n’a fourni aucune preuve directe à l’appui de ses

allégations, le défendeur a tenté, dans la duplique, de suppléer cette importante lacune en

76
soumettant 12 déclarations de témoins au sujet de ces colonnes . J’y reviendrai plus tard.

a) La Croatie n’a pas pris pour cible des civils serbes en fuite
31

27. Monsieur le président, les forces croates n’ont pas pris pour cible des colonnes de

réfugiés civils. L es colonnes de combattants et de civils traversaient des zones de combat. Il est

profondément regrettable qu’elles aient pu se trouver prises entre deux feux. Les preuves abondent

de la présence, en leur sein, de soldats armés de la RSK quicontinuaient à attaquer l’armée croate à

mesure qu’ils se retiraient 77. Le défendeur a reconnu que dans les colonnes se trouvaient à la fois

73Voir DS, par.818 ; voir aussi, CR 2014/12, p. 46, par. 113 (Obradović).
74
CMS, par. 1241.
75Ibid., par. 1243.

76PAC, par. 3.72.
77
PAC, par. 3.68. - 25 -

des civils et des combattants, et que l’armée bosniaque avait également été impliquée dans le

78 79
conflit . Jeudi dernier , il s’est appuyé sur un rapport de Human Rights Watch qui, après analys e

de la question, concluait ce qui suit : [projection]

«Des sources ont rapporté la présence de soldats serbes et d’artillerie lourde

(dont des chars) dans les colonnes de réfugiés, ou à proximité. De plus, des
combattants serbes qui ont été interrogés ... ont confirmé avoir emporté de Krajina
d’importants stocks d’armes et de munitions, qu’ils ont remis aux autorités serbes de

Bosnie à leur arrivée en territoire sous leur contrôle. Le matériel était transporté dans
des véhicules conduits par des membres des forces militaires de la RSK qui se
trouvaient mêlés aux colonnes de réfugiés en fuite.» 80 [Fin de la projection.]

28. Cette description est entièrement corroborée par le rapport final présenté par le

commandant de l’armée rebelle serbe, le général Mrkšić, à son commandant à Belgrade, le

général Perišić. Trois semaines après l’opération Tempête, le général Mrkšić y décrivait les

activités de l’armée rebelle en retraite, indiquant notamment qu’elle acheminait vers Petrovac

d’importantes quantités d’armes destinées à l’armée serbe de Bosnie dirigée par Ratko Mladić 8.

29. En tout état de cause, contrairement à ce qu’affirme la Serbie, le demandeur n’a jamais

82
déclaré que les civils deviennent des cibles légitimes dès lors qu’ils fui ent aux cotés de soldats .
83
Le défendeur prétend que la chambre de première instance saisie de l’affaire Gotovina a confirmé

que des civils avaient été pris pour cible, mais ne fournit a ucune référence à l ’appui de son

assertion. La chambre n’a nullement conclu que l’armée croate aurait pris pour cible des colonnes

de réfugiés.

32 30. La quasi-totalité des allégations initiales du défendeur au sujet des «meurtres» de Serbes

84
«qui fuyaient en colonnes» étaient basées sur des déclarations tirées du rapport du CHC . L a

Serbie ayant choisi de ne pas les annexer à ses pièces de procédure, le flou demeure sur la date de

85
ces déclarations, l ’identité de leurs auteurs et celle d es personnes qui les ont recueillies . De

78CMS, par. 1244 et 1243.

79CR 2014/17, p. 34, par. 74 (Obradović).
80
Human Rights Watch, Impunity for Abuses Committed During «Operation Storm » and the Denial of
Right of Refugees to Return to the Krajina, août 1996. Peut être consulté à l’adresse suivante :
http://www.hrw.org/reports/1996/Croatia.htm .
81
RC, annexe 165.
82DS, par. 746.

83Ibid., par. 747.
84
Voir CMS, chap. XIII, 5) A), p. 398-404.
85RC, par. 11.91-11.92. - 26 -

manière tout à fait caractéristique, c’est ainsi que procède le défe ndeur en ce qui concerne s es

propres éléments de preuve, tout en cherchant à décrédibiliser les déclarations de témoin présentées

par le demandeur 86.

31. Quoi qu’il en soit, la Croatie a soigneusement examiné les allégations avanc ées par le

défendeur. L’a nalyse du rapport du CHC a révélé une multitude de contradictions et

d’incohérences, que nous avons évoquées dans nos pièces de procédure 8. La chambre de première

instance saisie de l’affaire Gotovina a confirmé l’existence de ces failles. Elle a conclu qu’elle ne

pouvait s’appuyer sur ce rapport à moins que les informations qui y figurent ne soient corroborées

88
par d’autres éléments de preuve . Or, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,

le défendeur fonde bon nombre de ses allégations s ur ce seul rapport, sans qu’aucun autre élément

de preuve n’ait été produit pour les étayer ou les confirmer . Aussi ces allégations devraient -elles

toutes être écartées.

32. Dans la duplique, pour la première fois, la Serbie a déposé 12 déclarations portant sur les

prétendues attaques de colonnes de réfugiés 89. Notre réponse est exposée dans la pièce

additionnelle que nous avons présentée. L’une de ces déclarations a été faite par un ancien officier
90
de police de la «RSK », Mirko Mrkobrad. Mercredi dernier, le défendeur y a fait référence . Le

témoin évoquait une attaque menée par l’armée croate le 8 août 1995. C’est, comme il l’ a dit

lui-même, «à vue de nez» qu’il a estimé que l’attaque aurait fait au moins 30 morts et de nombreux

blessés. Et d’ajouter qu’une fois Glina atteinte, le convoi avait été e ncerclé par l’armée croate :

[projection à l’écran] «Tout à coup, on leur a tiré dessus à l’arme légère. Les gens tombaient

comme des mouches. A v ue de nez, je dirais que [au moins] 150 personnes ont ét é tuées.» 91

33 Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en dépit du nombre élevé de victimes

avancé, le défendeur n’a pas cité cette partie de la déclaration dans sa duplique. Il n’a pas non plus

proposé d’éléments susceptibles de confirmer les dires de ce témoin. [Fin de la planche.]

86CMS, par. 153.
87
RC, par. 11.92, et RC, annexes 204 et 205.
88
Gotovina et consorts, jugement, p. 30, par. 50.
89DS, par. 756-760, annexes52-66.
90
CR 2014/16, p. 61-62.
91
DS, annexe 52 (procès-verbal de l’audition de Mirko Mrkobrad) ; les italiques sont de nous. - 27 -

33. Jeudi, l’agent de la Serbie n’ a pas contesté la version donnée par le demandeur de la

e
reddition du 21 corps du Kordun de l’armée serbe au colonel Stipetić, de l’armée croate. Il a

reconnu le traitement dont avaient bénéficié les soldats rebelles et les civils à Topusko, dans le

92
secteur nord, au plus fort des combats, le 7 août 1995 . Des sources montrent que la police

militaire croate a assuré la sécurité de colonnes de combattants et de civils serbes en mouvement.

Elle a mis sur pied des centres d’accueil destinés aux civils et a conduit les blessés dans des centres

de soins 9.

34. Dans ce contexte, l’affirmation du défendeur selon laquelle des colonnes de réfugiés

civils auraient été prises pour cible dans le secteur nord est infondée pour au moins trois raisons.

Premièrement, rien ne prouve que l’armée croate ait pris pour cible ces colonnes. Deuxièmement,

la Serbie a reconnu que les incident s qu’elle évoque en ce qui concerne le secteur nord s’étaient
94
déroulés dans des zones où l’armée bosniaque opérait également . Troisièmement, la Serbie n’a

pas expliqué les raisons qui auraient pu pousser le commandant en charge du secteur nord,

Petar Stipetić, à prendre pour cible des colonnes de réfugiés, alors même  si l’on en croit le

propre agent de l’Etat défendeur  qu’il ne partageait pas l’intention génocidaire des participants à

la réunion de Brioni 9.

35. Des informations ont par ailleurs fait état de victimes causées par les forces serbes

battant en retraite parmi la population en fuite 9. Un représentant du Comité Helsinki de Croatie

 dont fait tant de cas le défendeur  a déclaré au procès Gotovina que 100 civils serbes avaient

été écrasés par des chars serbes fuyant le secteur nord 9. En outre, selon le témoignage d’un S erbe

revenu par la suite en Croatie, «dans une colonne traversant Žirovac ... , des chars dirigés par

Mile Novaković [un Serbe] roulaient sur une partie de notre colonne» 9.

92
CR 2014/17, p. 27, par. 55 (Obradović).
93
Voir PAC, annexe 30 (rapport sur l’emploi d’unités de police militaire des forces armées de la RH dans
l’opération Tempête, 11 août 1995).
94CR 2014/17, p. 58, par. 158 et suiv. (Obradović). Voir aussi, onglets 7 et 14 du dossier de plaidoiries de la
Serbie.

95CR 2014/17, p. 28, par. 56 (Obradović).
96
PAC, par. 3.69. Ibid., annexes 19 et 20.
97
Gotovina et consorts, compte rendu d’audience, p. 15975.
98PAC, annexe 19. De même, un autre t émoin a dit que son voisin serbe avait été tué par «des membres de
l’armée serbe, à savoir,par les «hommes d’Arkan»», PAC, annexe20. - 28 -

34 36. La semaine dernière, la Serbie a par ailleurs fait mention de deux attaques menées contre

99
des colonnes à Medeno Polje et Svodna, en Bosnie . Or, contrairement à ce qu ’elle prétend, le

document (remis à la Cour au mois d’août dernier) cité par la Serbie à l’appui de son affirmation ne

«confirme» pas que ces opérations des forces aériennes croates, qui ont eu lieu en Bosnie, aient pris

100
pour cible des civils . Il indique au contraire clairement que les cibles visées étaient des colonnes

«blindées mécanisées» et que ces opérations se sont soldées par la destruction d’un char, ainsi que

de plusieurs véhicules.

37. Enfin, le défendeur n’ a pas non plus présenté la moindre preuve de l’existence d’un

«plan» consistant àprendre spécifiquement pour cible les colonnes de civils.

b) Les Serbes restés sur place n’ont pas été «systématiquement» tués

38. Monsieur le président, les Serbes restés sur place pendant et après l’opérationTempête

n’ont pas été «systématiquement» pris pour cible par la Croatie , non plus qu’ils n’ont été les

victimes d’une «campagne meurtrière systématique» 101, ainsi que l’ a confirmé le TPIY en

l’affaire Gotovina. Aucun élément de preuve convaincant n’a été présenté pour étayer pareilles

allégations. Dans le contre- mémoire, le défendeur s’est appuyé presque exclusivement sur le

102
rapport du CHC dont on a vu qu’il n’était pas fiable . L’affirmation qu’il y avance, selon laquelle

«les massacres ont été essentiellement commis en août 1995, mais ne se sont pas arrêtés là et se

103
sont poursuivis jusqu’à fin de l’année 1995», ne s’appuie sur aucune source . Dans plusieurs cas,

il ne fournit aucune précision sur les meurtres allégués  victimes anonymes, faits non datés,

meurtres non localisés. Il ne fait que formuler des assertions sans se soucier de les étayer . Tout

aussi infondée  puisqu’elle ne s’appuie sur aucun élément de preuve  est l’affirmation selon

laquelle ces meurtres auraient été perpétrés de façon systématique.

39. Le défendeur a grossièrement exagéré le nombre des personnes qui auraient été tuées

après l’opération Tempête. Son conseil, M. Jordash, a fait référence à la «destruction finale et

99CR 2014/17, p. 61, par. 167 et suiv. (Obradović).
100
Lettre en date du 8 août 2013, adressée à la Cour internationale de Justice par Saša Obradović, annexe 3.
101CMS, par. 1258 et DS, par. 762 et suiv.

102Ibid., par. 1260.
103
Ibid., par. 1259. - 29 -

effroyable de ceux qui n’[avaient] pas eu la chance de partir» 10. M. Schabas a déclaré devant la

105
Cour que «les soldats croates [ avaient] tué toutes les personnes qu’ils [avaient] pu trouver » , et

que «l’armée croate a[vait] massacré la quasi-totalité des personnes restées sur place» 106. Pourtant,

selon les conclusions du rapport du Secrétaire général des Nations Unies en date du

35 21 décembre 1995 (cité par la chambre de première instance saisie de l’affaire Gotovina),

9000 Serbes sont restés dans les secteurs nord et sud sous protection des Nations Unies. De son

côté, M. Štrbac, témoin-expert du défendeur, prétend que 1662 personnes auraient été tuées par les

forces croates au cours de l’opération Tempête 10, dont 1513 durant la première semaine de

108
l’opération . Selon la Serbie, ce seraient donc au maximum 149 personnes qui auraient été tuées

après la première semaine de l’opération. Il n’y a pas eu de campagne meurtrière.

40. En ce qui concerne le secteur sud, le défendeur a d’abord prétendu que des civils av aient

été tués à Knin par les forces croates lors de leur entrée dans la ville. Des témoignages présentés

lors du procès Gotovina vous ont été montrés pour démontrer l’«ampleur des massacres». Vous

avez vu la semaine dernière une vidéo de la déposition d’Andrew Leslie à ce même procès, où il

déclare avoir vu entre 30 et 60 corps  dont ceux de femmes et d’enfants  à l’hôpital de Knin.

Pourtant, Monsieur le président, la chambre de première instance a rejeté ce témoignage. Elle a dit

ceci : [projection]

«Lors d’une émission de radio canadienne diffusée [sic] le 21 juillet 2003,
Andrew Leslie a déclaré que durant l’opération Tempête, le ciblage délibéré et à

grande échelle des quartiers résidentiels s’était soldé par la mort d’environ 10 000 à
25 000 personnes.» 109

Loin des exagérations de M. Leslie, la chambre de première instance n’a pas été en mesure

d’identifier une seule victime du bombardement de Knin. On comprend aisément pourquoi le

TPIY a choisi de ne pas tenir compte du témoignage de M. Leslie. Et il n’y a aucune raison que la

Cour rejette l’appréciation qu’il en a faite. [Fin de la projection.]

104CR 2014/18, p. 11, par. 11 (Jordash).
105
Ibid., p. 66, par. 68 (Schabas).
106
Ibid.
107Exposé de Savo Štrbac, par. 6.3.2.
108
Ibid., par. 6.7.
109
Gotovina et consorts, jugement, par. 1334. - 30 -

41. De même, aucun élément de preuve fiable n’étaye les allégations de crimes commis dans

le secteur nord. Là aussi, la Serbie s’est appuyée sur le rapport du CHC. Or, une fois enco re,

nombre des allégations que celui-ci renferme n’ont pas été corroborées ou sont incomplètes quant

aux actes commis, aux auteurs de ces actes et aux circonstances des décès 11.

42. Le défendeur s’appuie par ailleurs sur l a liste établie par Veritas. Le demandeur y a

constaté de nombreuses contradictions et erreurs, ainsi que d’autres déficiences qui en entament à

111
la valeur probante. Nous en avons fourni quelques exemples dans la réplique . Certains d’entre

eux s’affichent en ce moment sur vos écrans. Veritas mentionne ainsi des personnes qui étaient

36 vivantes à la date de publication de la liste et qui ont obtenu de nouveaux papiers d’identité après

l’opération Tempête. A titre d’exemple :

Veritas affirme que Dušan Korolija est mort en 112tembre 1995, alors que, selon
son certificat de décès, il est mort en avril 2009 .

Veritas prétend que Nikola Kresojević a été porté disparu le 5 août 1995, alors 113
qu’il a soumis une demande de carte d’identité treize ans plus tard, en 2008 . [Fin de
la projection.]

43. Veritas mentionne également dans sa liste des personnes mortes dans des circonstances

dépourvues de tout lien avec l’opération, telles que Mirko Rajšić, mort en 1993 dans un accident de

114 115
la route , Živko Banda, mort en 1992 en tombant dans l ’escaliers alors qu’il était ivre , ou

plusieurs femmes mortes de causes naturelles en 1993 11. Comme l’a souligné l’agent, plusieurs

117
victimes y sont nommées deux fois . Autant d’erreurs qui en disent long sur la qualité de ce

rapport : l’on ne saurait y ajouter foi.

110
Voir CMS, par. 1301- 1311, et réponse dans RC, par. 11.98 et suiv. Voir aussi, RC, vol. 5, annexe 207 (liste
de personnes dont les données personnelles sont incorrectes) et annexe 208 (liste de personnes dont les données
personnelles sont incomplètes).
111RC, par. 11.68 et notes y afférentes.

112Ibid., annexe 179.

113Ibid., annexe 180.
114
Ibid, annexe 182. Voir aussi, RSK, service de police, courrier confirmant le décès de Branko Bajić,
22 février 1995, RC, annexe 183 ; Željko Bolić, décédé en août1993 dans un accident de la route, RSK, centre régional
de Vrginmost, rapport opérationnel, 27 août 1993, RC, annexe 184 ; Dragan Dobrić, décédé en 1992, RC, annexe 186.
115
RC, annexe 185.
116Ibid., annexes 187 et 188.

117Par exemple, PredragKrivokuća. - 31 -

44. Monsieur le président, les deux ONG qu’invoque le défendeur — et dont il prétend que

les affirmations se corroborent mutuellement 118 , à savoir le Comité Helsinki de Croatie et

Veritas, sont en réalité très critiques l’une envers l’autre. Loin d’y voir cette Veritas «nue et belle»

qui serait le miroir dans lequel se reflètent «les méfaits de tout un chacun» 119, le CHC a taxé cette

organisation de «partialité», l’accusant en outre d’avoir «fait revivre les morts et tr ansformé des

soldats en civils» 12. De même, le témoin de la Serbie et président de Veritas a décelé des erreurs

dans le rapport du CHC, notamment des doublons, des données personnelles incorrectes, ainsi que

des noms de personnes présentées à tort comme mortes 121. La conclusion s’impose : les documents

sur lesquels le défendeur s’appuie ne sont ni exacts, ni fiables, ni impartiaux.

37 45. Le défendeur semble l’avoir reconnu. Après l’acquittement des généraux par la chambre

d’appel, la Serbie a déposé de nouv eaux documents pour tenter de rebâtir un argumentaire qui

s’était écroulé. Outre ces nouveaux documents, elle a soumis en août 2013, il y a six mois,

cinq nouvelles dépositions, dont l’exposé de l’expert que j’ai déjà mentionné. Celui-ci était censé

122
apporter des informations sur les 11 sites qui auraient été le théâtre de «massacres» . Trois de ces

sites n’étaient pas mentionnés dans le contre- mémoire. Trois autres l’étaient, mais sans aucune

précision en ce qui concerne le nombre ou l’identité des vict imes. Pour cinq d’entre eux, la seule

source citée était le rapport du CHC. La duplique de la Serbie ne dit rien de dix de ces sites, faisant

123
seulement référence aux événements de Kijani .

46. Le défendeur assure que seul un d e ces 11 sites était visé dans l’acte d’accusation de

124
Gotovina . C’est inexact. La chambre de première instance s’est prononcée sur trois autres

incidents (Palanka, Zrmanja et Mokro Polje). Elle a relevé que la police croate avait mené

plusieurs enquêtes criminelles y relatives, mentionné expressément une condamnation à

Zrmanja 125 et des actes criminels rapportés à Mokro Polje 126 et a conclu, s’agissant des événements

118CR 2014/16, p. 40, par. 21 (Obradović).
119
Ibid., p. 42, par. 28 (Obradović).
120
CMS, annexe 62, p. 283 à 287.
121Exposé de Savo Štrbac, déposé par la Serbie le 1 octobre 2013, section 6.10.

122Ibid., section 6.11.
123
DS, par. 767.
124 er
Exposé de Savo Štrbac, déposé par la Serbie le 1 octobre 2013, section 6.11.
125Gotovina et consorts, jugement, par. 244 et suiv., 2189. - 32 -

de Kijani, à la possibilité que l’auteur des actes ait été d’origine serbe 127. Jeudi dernier,

M. Obradović a dit à la Cour que «personne n’a[vait] jamais été poursuivi» pour les événements de

Mokro Polje, et que la chambre de première instance «n’a[vait] pas été en mesure de tirer de

conclusions quant à l’identité de l’auteur du massacre [ de Kijani] ou son appartenance à tel ou tel
128
groupe» . C’est tout simplement faux. Tout cela, le défendeur a omis de le mentionner.

47. La Serbie s’appuie également sur quatre nouvelles déclarations de témoins établies

129
expressément pour l’occasion . Nous contestons e n particulier celle de Božo Suša, qui prétend

38 avoir assisté à l’exécution de 15 civils serbes dans une église de Knin. Aucun incident de la sorte

n’a été évoqué dans l’a cte d’accusation établi en l’affaire Gotovina. Encore un exemple

d’allégation avancée sans une once de preuve à l’appui.

48. M. Obradović a affirmé la semaine dernière — pour la première fois — que M. Štrbac

avait identifié «70 victimes tuées dans la seule ville de Knin au cours de l’opération Tempêt ... qui

130
ont donc, pour la plupart, sans doute succombé au bombardement» . Cela est très curieux, car ce

n’est pas ce qui est dit dans la déclaration de M. Štrbac  la partie sur laquelle s’appu ie

131
M. Obradović ne fait pas la moindre référence au bombardement . Si la Serbie et M. Štrbac

étaient réellement convaincus de posséder des informations sur les victimes du pilonnage de Knin,

ils avaient jusqu’en novembre dernier, soit un an après l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina, pour

soumettre au Tribunal tout élément de preuve à cet effet, et obtenir une révision. I ls ne l’ont pas

fait.

49. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le nombre de personnes tuées

avancé par le défendeur représente une grossière exagération.

50. Dans le même ordre d’idées, le défendeur a également formulé des allégatio ns

concernant la politique de la Croatie en matière d’enquête après l’opération Tempête. Or, l a

126Ibid., par. 229-236.
127
Ibid., par. 257-262.
128CR 2014/17, p. 39-40, par. 89-93 (Obradović).

129Sovilj, Babić, Ugarković, Suša, nouveaux témoins auxquels le défendeur fait référence dansles CR 2014/16,
CR 2014/17 et CR 2014/18.
130
CR 2014/17, p. 32, par. 67 (Obradović).
131 o
Ibid., note de bas de page n 94. - 33 -

132
chambre de première instance, qui a consciencieusement examiné cette question , a souligné les

efforts accomplis par les autorités croates chargées de l’application des lois en matière d’enquêtes

et de procédures criminelles. Jugeant

«que le manque de fermeté des forces de l’ordre et des autorités judiciaires croates

p[ouvait], dans une certaine mesure, s’expliquer par les ... obstacles auxquels elles
[avaient été] confrontées et par la nécessité qu’elles avaient de s’acquitter d’autres
responsabilités en août et septembre 1995» , 133

elle ne s’est pas estimée en mesure de conclure à l’existence d’une politique consist ant à ne pas

enquêter sur les crimes commis con tre les Serbes. Monsieur le président, je me demande,

pensez-vous que nous devrions faire une pause maintenant ?

Le PRESIDENT : De combien de minutes avez-vous encore besoin ?

Mme SINGH : Peut-être dix.

Le PRESIDENT : Alors, vous pouvez poursuivre. Je vous en prie

Mme SINGH : Je vous remercie.

4) Réponse aux allégations de pillage et de destruction de biens appartenant à des Serbes
39

51. Les nombreuses accusationsde pillage et de destruction de biens portées par le défendeur

ont été nettement revues à la baisse dans la duplique. La Croatie maintient dans sa totalité la

réponse détaillée qu’elle a formulée 134. Les éléments de preuve démontrent que les actes de pillage

et de destruction n’ont été ni «planifiés», ni «tolérés», ni «encouragés» par le G ouvernement

croate. M. Akashi, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, a déclaré qu’il

135
«n’associait d’aucune manière au gouvernement les incendies et pillages constants...» .

52. L’agent de la Croatie vous a rappelé les conclusions de la chambre de première instance,

qui n’a pas elle non plus retenu les accusations portées par le défendeur. Il n’y a aucune raison que

la Cour adopte un point de vue différent.

132
Gotovina et consorts, jugement, par. 2100, 2108 et 2137.
133Ibid., par. 2203.

134RC, par. 11.103-11.108.
135
RC, annexe 209 (Nations Unies,télégramme codé, réunion avec M. Šarinić, 9 septembre 1995). - 34 -

5) Les Serbes n’ont pas été pris pour cible après l’opération Tempête

53. Enfin, aucun élément de preuve n’appuie le propos selon lequel les Serbes auraient été

pris pour cible après l’opération Tempête. Contrairement aux allégations que nous avons

entendues la semaine dernière, la Croatie n’a pas pris de mesures législatives à l’encontre des

Serbes, utilisé de façon discriminatoire son système judiciaire ni cherché à faire obstacle à leur

136 137
retour . Elle n’a pas non plus confisqué leurs biens .

54. Là encore, la Serbie a fait référence à certaines lois temporaires relatives aux dr oits de

propriété qui ont ensuite été modifiées ou abrogées. Cette question a été traitée en profondeur dans

138
nos écritures . La Croatie a promulgué une loi portant sur l’expropriation temporaire dont le but

était de protéger les biens abandonné s, indépendamment de l’appartenance ethnique de leurs

propriétaires. Cette loi avait notamment pour objectif d’ assurer l’hébergement des réfugiés et des

personnes déplacées dans leur propre pays, ainsi que de protéger les biens en question contre le

139
vol .

55. Le défendeur, en revanche, a créé un obstacle autrement plus important au retour des

140
réfugiés . En vertu de la loiserbe, les réfugiés sont tenus de se conformer aux mêmes obligations

en matière de service militaire que les citoyens du pays. Ainsi des réfugiés de «Krajina» ont-ils été

contraints d’effectuer leur service militaire en Serbie et envoyés au combat en Bosnie et en

40 Slavonie orientale (en Croatie) à la fin de l’été et à l’automne 1995. Le défendeur l’a reconnu 14.

56. Comme l’a mentionné l’agent, l a Croatie a, durant le conflit, accueilli plus d’un million

de personnes, parmi lesquelles des réfugiés et des personnes déplacées. Le gouvernement était

favorable à leur rapatriement, une fois que les infrastructures de base seraient disponibles et l’ordre

totalement rétabli. Le HCR a assuré le suivi du rapatriement. En 2011, un rapport d’avancement

136CMS, par. 1328, 1329, 1338-1346 et 1347-1352. DS, par. 776-780, 816, 820,821-823.
137
CR 2014/17, p. 16, par. 147 (Orbadović).
138RC, par. 11.115-11.118.

139PAC, par. 3.96 et annexe 33.
140
RC, annexe 215 et PAC, par. 3.93.
141Exposé de Savo Štrbac, déposé à la Cour le 1 octobre 2013, section 6.6.4. - 35 -

de la Commission européenne indiquait que les autorités croates avaient enregistré le retour de plus

142
de 132 000 Serbes. Plus récemment, le HCR a estimé ce nombre à 133 280 .

57. Près de 150 000 logements ont été reconstruits, pour un coût total de 2,24 milliards

d’euros. Selon les estimations, un tiers de cette somme a été consacré à la reconstruction de

logements destinés à des Serbes de souche. Il ne s’ agit là que de quelques programmes et

initiatives démontrant que, contrairement à ce qu’affirme la Serbie, la Croatie n’a pas pris de

mesures législatives visant à «à empêcher toute possibilité pour les Serbes de Krajina de rentrer en

possession de leurs biens» 14. Le nombre des Serbes revenus en Croatie l’atteste.

58. Enfin, contrairement aux affirmations erronées que le défendeur n’a pas manqué de

répéter la semaine dernière, et selon lesquelles personne n’a urait été appelé à rendre compte des

crimes perpétrés durant l’opération Tempête, la Croatie a entamé des poursuites contre les auteurs

144
de meurtres, y compris ses propres soldats, dès 1995 . L’agent a fait référence à diverses

procédures qui ont été engagées au niveau national. Je me contenterai d’ ajouter que l’Organisation

pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a souligné les «efforts importants» accomplis

par la Croatie en ce qui concerne les procédures engagées pour crimes de guerre, constatant

qu’elles étaient «menées avec impartialité ... par des organes judiciaires indépendants» 145.

41 IV. Conclusion

59. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens maintenant à mes

conclusions : [projection]

i) L’opération Tempête avait pour objet le rétablissement de l’intégrité territoriale de la Croatie.

Cela a été reconnu par la chambre de première instance du TPIY saisie de l’affaire Gotovina,

qui a dit que «la réunion [de Brioni] port[ait] principalement sur la question de savoir si une

142Les statistiques du HCR s’a ppuient sur les données fournies par le bureau d’ Etat pour la reconstruction et le
logement. Tous les rapatriés sont enregistrés dans la base de données VOLREP des unités du HCR sur le terrain (au
15 décembre 2013). Selon le HCR, des réfugiés serbes sont rentrés en Croatie en 1998 (10 048), en 1999 (12 378),

en 2000 (15 619), en 2001 (10 888), en 2002 (12 230), en 2003 (9 591), en 2004 (8 198), en 2005 (5 612) et chaque année
qui a suivi . Rapport statistique du HCR, jui2013. Voir : http://www.unhcr.hr/media/com_form2content/documents
/c2/a57/f9/UNHCR%20Statistical%20Report%20June%202013.xls .
14CMS, par. 1346.

14Gotovina et consorts, jugement, par. 207, 311, et 2172 à 2192.
145
PAC, annexe 33 (rapport d’étape du chef du bureau de l’OSCE à Zagreb, adressé au Conseil permanent de
l’OSCE, 22 novembre 2011). - 36 -

opération militaire devait être lancé e contre la SVK et, dans l’affirmative, quand et comment

146
elle devrait l’être» .

ii) Il n’a jamais été conçu le moindre plan visant à détruire les rebelles serbes pendant ou après

l’opération Tempête, ni à Brioni ni ailleurs. [Graphique suivant.]

iii) Il n’y a pas eu de pilonnages aveugles, ni de déplacements forcés de civils serbes. Diverses

raisons ont poussé les Serbes à partir, en particulier la crainte de l’imminence d’un conflit

militaire ou le refus d’accepter la souveraineté de la Croatie. [Graphique suivant.]

iv) Il n’a pas existé de plan consistant à cibler spécifiquement les civils serbes en fuite, non plus

que de massacre systématique des Serbes restés sur place. La Croatie a pris un certain nombre

de mesures pour empêcher la perpétration d’ actes illicites et a ouvert des enquêtes et des

procédures judiciaires afin de punir les individus qui en auraient commis. [Graphique suivant.]

v) La Croatie n’a pas pris de mesures pour empêcher le retour des réfugiés serbes ; le retour de

130 000 Serbes en est la preuve. [Fin de la projection.]

60. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ainsi s’achève mon exposé.

Je vous remercie de votre aimable attention, et vous prie de bien vouloir donner la parole, après la

pause, à sir Keir Starmer.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup. La Cour va maintenant faire une pause de 15 minutes.

Après cela, je donnerai la parole à sir Keir Starmer. Je vous remercie. L’audience est suspendue.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 50.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Je donne la parole à sir Keir Starmer. Sir Keir,

vous avez la parole.

146Gotovina et consorts, jugement, par. 1990. - 37 -

42 Sir Keir STARMER:

A UCUN GÉNOCIDE N ’A ÉTÉ COMMIS CONTRE LES SERBES EN «RSK»
ET LA RESPONSABILITÉ DE LA CROATIE N ’EST PAS ENGAGÉE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans le cadre de ma plaidoirie,

j’aborderai la question de savoir si le défendeur a apporté la preuve de ses allégations selon

lesquelles, pendant l’opération Tempête ou peu après, le demandeur aurait commis un génocide

contre les Serbes vivant dans la zone de la Croatie déclarée comme étant la «RSK».

2. J’analyserai, sous un angle juridique, le procès -verbal de Brioni et les prétendus «faits

confirmatoires» invoqués par le défendeur, lesquels sont devenus v endredi dernier, sans guère

d’explications, des preuves du caractère «systématique» des atrocités commises. A titre d’entrée

en matière, toutefois, je commencerai par évoquer l’importance juridique du jugement et de l’arrêt

rendus par le TPIY en l’affaireGotovina et, ce faisant, répondrai à la question importante qu’a

posée M. le juge Bhandari vendredi.

II. L’affaire Gotovina

3. Permettez-moi de commencer mon exposé en mettant l’accent sur l’importance juridique

des décisions rendues en l’affaire Gotovina. Comme vous le savez, la chambre de première

instance a conclu que M. Gotovina avait participé à une entreprise criminelle commune, dont le but

commun était de chasser définitivement la population civile serbe de la région de Krajina, en

ordonnant des attaques d’artillerie illicites contre quatre villes : Knin, Benkovac, Obravac et — par

l’entremise de M. Markač — Gračac, et en ne prenant aucune véritable mesure pour prévenir les

crimes commis par ses subordonnés ou pour enquêter à leur sujet.

4. Le pilonnage prétendument illicite de ces «quatre villes» fut au cŒur des débats en appel

et j’aimerais précisément revenir sur cette question. Faut-il vous le rappeler, la chambre de

première instance avait appliqué une «norme des 200 mètres» et, pour l’essentiel, conclu que tout

projectile tombant à 200 mètres ou plus d’une cible militaire établissait l’e xistence d’une attaque

illicite contre des civils et des biens civils. Le raisonnement de la chambre, ainsi que sa conclusion - 38 -

selon laquelle le bombardement des «quatre villes» était illicite, se fondait donc en grande partie

sur cette norme.

43 5. Vendredi dernier, M. Schabas vous a parlé de cette «norme des 200 mètres» appliquée par

la chambre de première instance du TPIY. Il vous a dit — et je reprends exactement ses propos —

que «la majorité des juges de la chambre d’appel [du TPIY] a[vait] estimé qu’i l s’agissait d’une

147
erreur» . Certes, il s’agit là d’un résumé quelque peu sommaire, mais il est inexact. La chambre

d’appel a conclu à l’unanimité, s’agissant de la précision des tirs d’artillerie, que la norme des

200 mètres n’était pas valide : elle a été unanime sur ce point, considérant que cette règle n’était

148
étayée par aucun élément de preuve . Je crois même que, lorsque l’affaire a été portée en appel,

l’accusation elle- même avait abandonné cette norme. Il s’agissait donc, sans conteste, d’une

décision unanime selon laquelle le point de départ était invalide. Les deux juges qui ont joint à

l’arrêt une opinion dissidente ont marqué leur désaccord non pas sur l’invalidité de ce point de

départ mais sur les conséquences juridiques de cette invalidit é 149, ce point de désaccord donnant

lieu à des divergences sur la question de savoir s’il s’agissait d’une erreur de droit ou d’une erreur

de fait.

6. Considérant que la norme des 200 mètres était «la pierre angulaire et le principe

150
premier» de l’analyse à laquelle s’était livrée la chambre de première instance, motivant sa

conclusion selon laquelle les deux dirigeants avaient donné l’ordre de lancer des attaques illicites

d’artillerie et de roquette pendant l’opération Tempête, la majorité a estimé que, sa ns le

raisonnement induit de manière erronée par ladite norme, aucun juge des faits raisonnable n’était

en mesure de conclure que MM. Gotovina et Markač avaient eu l’intention de bombarder, de

manière illicite, des civils et des biens civils. Ainsi, dès lors que cette règle ne tenait plus,

disparaissait avec elle le caractère illicite des bombardements. Et la majorité de poursuivre en

relevant que, en l’absence d’attaques d’artillerie illicites, aucune juridiction ne pouvait

raisonnablement conclure à l’existence d’une entreprise criminelle commune. La chambre d’appel

147CR 2014/18, p. 52, par. 27 (Schabas).
148
Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 58.
149Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt ; opinion individuelle de M. le juge Meron, par. 2.
150
Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 64. - 39 -

a ensuite recherché si les déclarations de culpabilité pourraient être maintenues sur la base d’autres

formes de responsabilité, mais a conclu que non. Contrairement à l ’une des observatio ns de
151 152
M. Schabas , la chambre a bel et bien indiqué qu’il s’agissait d’une «erreur de droit» . Même si

les conseils du défendeur se sont déclarés perplexes face à ce raisonnement en jugeant la décision

153
«déroutante» , celle-ci est à l’évidence parfaitement logique et n’ a rien d’inhabituel. En fait,

comme je vais vous le démontrer dans quelques instants, la chambre d’appel a repris le

raisonnement de la chambre de première instance pour parvenir à ses conclusions.

44 7. Donc, récapitulons : nul pilonnage illicite, nulle intention d’expulser ou de contraindre au

départ, nulle entreprise criminelle commune ; il devient dès lors évident pour la Cour, comme pour

le défendeur, que la décision rendue par la chambre d’appel du TPIY sonne le glas de la demande

reconventionnelle.

8. Comme vous l’avez entendu, le TPIY avait déjà conclu en première instance que les tirs

d’artillerie et les pilonnages lancés sur l’ensemble des villes et villages autres que les quatre villes

susvisées n’étaient pas illicites. La question avait été tranchée, à l’unanimité, par la chambre de

première instance et n’avait pas été contestée en appel 154. Or, comme je vais m’en expliquer dans

un instant, le défendeur ne dit pas très clairement ce que la Cour est censée faire de cette

conclusion. Sur la base de celle-ci, le TPIY a estimé en première instance qu’il ne pouvait qualifier

d’expulsions forcées les départs de civils fuyant ces villes et villages visés par des attaques licites.

Selon le TPIY, donc, des attaques qui ne sont pas illicites ne permettent pas de conclure à

l’existence du déplacement forcé des populations. C’est exactement cette logique que la chambre

d’appel a adoptée. Dès lors qu’elle considérait la norme des 200 mètres erronée et, par conséquent,

le bombardement des «quat re villes» licite lui aussi, et non pas illicite, elle ne pouvait qualifier

d’expulsion le départ des Serbes fuyant ces «quatre villes», faisant sien le raisonnement suivi en

155
première instance .

15CR 2014/18, p. 52, par. 28 (Schabas).
152
Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 64.
15CR 2014/18, p. 28, par. 101 ; p. 29, par. 109 (Jordash).

15Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 1162 et 1755.
155
Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 91 et 96. - 40 -

9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà que s’effondre la

demande reconventionnelle du défendeur. Et voilà pourquoi les débats des deux dernières

semaines et demie ont été si largement consacrés à l’intention génocidaire. Sur la base des

conclusions non contestées rendues en première ins tance et sur la base de la décision rendue en

appel par le TPIY, avant tout examen de la question de l’intention génocidaire elle -même, le

défendeur se retrouve dans une position où le caractère criminel ou illicite des faits sur lesquels il

s’appuie pour démontrer l’actus reus n’est pas établi. Comme M. Schabas lui-même le relève dans

156
son ouvrage sur le génocide , pour qu’il y ait meurtre au sens du paragraphe a) de l’articleII de la

convention sur le génocide, le TPIR a, en l’affaire Akayesu, défini deux éléments matériels : la

victime doit être décédée, et sa mort être la conséquence d’un acte ou d’une omission illicite 15. Il

suffit de lire l’article II pour s’en convaincre. L’ actus reus doit être un acte illicite. Il en va de

même, de toute évidence, pour les autres conduites prohibées par l’article II. Si le pilonnage

45 invoqué par le défendeur en tant que comportement interdit par la convention et ayant causé le

déplacement des Serbes vivant en «Krajina» n’était pas même illicite, la thèse du génocid e

défendue par celui-ci est, littéralement, sans espoir. On ne saurait prouver l’intention génocidaire

en invoquant des faits licites.

10. Et c’est exactement la raison pour laquelle les conseils du défendeur ont consacré tant de

temps, d’énergie et d’in géniosité à tenter de convaincre la Cour de s’écarter de l’approche très

claire qu’elle avait adoptée en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine et qu’ils se sont évertués

à tenter de la dissuader d’accorder trop de poids à l’arrêt du TPIY en l’affaire Gotovina. Cela

démontre clairement qu’ils ne comprennent que trop bien les conséquences que cette affaire

pourrait avoir sur les chances de réussite de leur demande reconventionnelle.

11. La Partie adverse doit vous convaincre qu’il ne faut pas considére r comme «hautement

convaincantes» les décisions suivantes : [projection à l’écran]

a) premièrement— et j’espère que vous allez le voir à l’écran —, premièrement donc, la partie

adverse doit vous persuader de ne pas considérer comme «hautement convaincante» la décision

rendue à l’unanimité par la chambre de première instance du TPIY selon laquelle le

156W. A. Schabas, Genocide in International Law : The Crime of Crimes (2009), p. 179.

157Le Procureur c. Akayesu, jugement, par. 501 et 589. - 41 -

bombardement de toutes les villes et villages autres que les quatre villes susvisées était licite.

Et il va de soi que toute critique à l’égard de la chambre d ’appel ne lui est d’aucun secours ;

[projection suivante à l’écran]

b) deuxièmement, la Partie adverse doit vous persuader de ne pas considérer comme «hautement

convaincante» la décision rendue à l’unanimité par la chambre de première instance du TPIY

selon laquelle les attaques visant ces autres villes et villages n’ont par conséquent pas été

lancées dans l’intention de déplacer par la force les citoyens serbes qui y résidaient. Là encore,

toute critique à l’égard de la chambre d’appel ne lui est d’aucun secours ; [projection suivante à

l’écran]

c) troisièmement, la Partie adverse doit vous persuader de ne pas considérer comme «hautement

convaincante» la décision rendue par la chambre d’appel du TPIY selon laquelle le

bombardement des quatre villes était licite, afin de compléter le tableau ; [projection suivante à

l’écran]

d) Et, quatrièmement, la partie adverse doit vous persuader de ne pas considérer comme

«hautement convaincante» la décision rendue par la chambre d’appel du TPIY selon laquelle les

attaques visant ces quatre villes n’ont par conséquent pas été lancées dans l’intention de

déplacer par la force les citoyens serbes qui y résidaient.

12. Je laisse ces éléments affichés à l’écran quelques instants. Malgré le long exposé qu’il a

consacré vendredi dernier à la thèse du défendeur concernant le génocide, M. Jordash n’a pas

même donné l’ébauche d’une explication sur la façon dont il souhaiterait que la Cour traite les

conclusions du TPIY résumées aux points a) et b) que vous voyez à l’écran. Quelle approche vous

recommande-t-il ? S’il vous invite à traiter ces décisions comme étant hautement convaincantes, il

va à l’encontre des intérêts qu’il défend. S’il vous suggère de ne pas en tenir compte, il vous

46 demande de faire abstraction d’une décision pourtant unanime. Peut -être que, à l’instar des

conclusions de la chambre d’appel, les conclusions rendues par la chambre de première instance

devraient, elles aussi, être ignorées par la Cour dès lors qu’elles ne cadrent pas avec la thèse du

défendeur ? Je remarque que, lorsqu’il a affirmé que les autres villes avaient été lourdement

pilonnées alors qu’elles n’abritaient aucune cible militaire identifiable, M. Jordash a appuyé ses

dires par une note citée en référence. Or, celle- ci renvoie au mémoire préalable au procès de - 42 -

158
l’accusation déposé en l’affaire Gotovina — elle ne renvoie à aucune conclusion ni à aucun fait.

Il avance cette assertion, l’accompagne d’une note en référence — et à quoi nous renvoie cette

note ? Au mémoire préalable au procès déposé en l’affaire Gotovina. Y sont présentés, bien

évidemment, les arguments que l’accusation espérait voir adoptés par le tribunal, sans succès,

même en première instance. Et tant que cette projection est à l’écran, puis -je me permettre de

rappeler à la Cour que le TPIY a conclu — toujours en première instance — que l’entreprise

criminelle commune ne couvrait pas différents crimes : persécution, destruction, pillage, meurtre,

actes inhumains et traitement cruel. Voilà une autre conclusion déterminante à laquelle est parvenu

le TPIY en première instance. [Fin de la projection.]

13. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le défendeur n’est d’ailleurs

pas au bout de ses peines. Après avoir conclu à la licéité du bombardement et à l’ab sence

d’intention de déplacer par la force les Serbes de Krajina, la chambre d’appel du TPIY a poussé

plus loin le raisonnement en disant : [projection à l’écran]

«Certains passages du procès-verbal de Brioni considérés comme des preuves à

charge par la chambre de première instance peuvent être interprétés, si les attaques
d’artillerie ne sont plus illicites, comme peu concluants pour démontrer l’existence
d’une entreprise criminelle commune, reflétant, par exemple, une volonté, licite,
d’aider les civils à quitter temporairement une zone de conflit, notamment pour
obtenir un avantage militaire légitime et réduire le nombre de victimes. Ainsi, les

discussions sur les motifs invoqués pour justifier les attaques d’artillerie, les départs
éventuels de civils et l’ouverture de corridors de sortie pourraient raisonnablement
être interprétées comme renvoyant à des opérations de combat et de relations
publiques légitimes. D’autres passages, comme la déclaration par laquelle
M. Gotovina annonce que ses hommes ont le pouvoir de détruire la ville de Knin,

peuvent raisonnablement être interprétés comme un raccourci destiné à décrire les
forces militaires stationnées dans un secteur ou comme une volonté de faire une
démonstration de force dans le cadre de la planifica tion d’une opération militaire.» 159
[Fin de la projection.]

14. Autrement dit, la thèse du défendeur concernant le procès -verbal de Brioni s’effondre

elle aussi. Difficile pour le défendeur de se trouver dans une position moins enviable. Chacun des

éléments qu’il invoque à l’appui de sa thèse sur le génocide a été examiné, et le tribunal parvient à

des conclusions qui contredisent son argumentation.

158CR 2014/18, p. 31, par. 117, note de bas de page n 88 (Jordash).

159Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 93. - 43 -

47 15. Rien de surprenant à ce que MM. Obradović, Jordash et Schabas, chacun à leur tour, s’en

soient pris aux décisions rendues en l ’affaire Gotovina. C’est ce qu’ils ont fait jeudi et vendredi.

M. Obradović a tenté de vous persuader d’adopter une approche purement mathématique : ajoutez

les deux juges dissidents de la chambre d ’appel aux trois juges de la chambre de première instance

et criez victoire. Or, si la Cour devait procéder ainsi, nous pourrions tous réécrire notre CV pour

inscrire à notre palmarès des procès que nous auri ons en réalité perdus. Sans doute peu convaincu

lui-même par son propre argument, M. O bradović a choisi de poursuivre comme si de rien n’était ,

faisant des déclarations très générales sur les comportements prohibés par l’article II,sans tenter de

prouver devant cette Cour le caractère fondamentalement illicite des faits invoqués ou de reli er ces

faits aux conclusions rendues par le TPIY en première instance ou en appel.

16. M. Jordash, pour sa part, a manifestement fait le choix de ne pas suivre la logique

mathématique de M. Obradović, préférant mettre en avant la véhémence des propos des juges de la

chambre d’appel dans leurs opinions dissidentes. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, s’il est vrai que certaines parties de ces opinions étaient rédigées en termes véhéments,

il n’y a là rien de surprenant ni d’exceptionnel. Les juges dissidents expriment leur désaccord

parce qu’ils sont convaincus que la majorité s’est fourvoyée. Penseraient -ils le contraire, ils ne

rédigeraient pas d’opinion dissidente. Les ouvrages de droit sont remplis d’opinions dissidentes

rédigées en termes véhéments.

17. M. Schabas, quant à lui, a adopté ce que l ’on pourrait appeler une approche

«mathématique Plus». Il a tenté de persuader la Cour que, pour savoir si la décision rendue par la

chambre d’appel était «hautement convaincante», il co nvenait de tenir compte non seulement du

nombre de juges de la chambre de première instance et de la chambre d’appel dont les

commentaires étaient jugés par le défendeur comme favorables à sa thèse, mais aussi des qualités

personnelles et professionnelles des juges dissidents, ainsi que de la véhémence de leurs propos,

par rapport aux juges appartenant à la majorité.

18. Bien qu’il s’en défende, naturellement, M. Schabas a ni plus ni moins invité la Cour à

établir un classement entre les juges de première instance et d’appel du TPIY. A cette fin, il vous a

énuméré les états de service de certains d’entre eux. Il a ainsi dépeint le juge Orie, président de la - 44 -

160
chambre de première instance, comme «très éminent» , et les juges Pocar et Agius, les deux juges
161
dissidents, comme des «juristes éminents et respectés » . En revanche, s’il a décrit le président

Theodor Meron, qui faisait partie de la majorité de la chambre d ’appel, comme étant «un éminent

juriste», il a néanmoins fait observer que ce dernier avait rendu des décisions ayant «prêté à
162
48 controverse» et qu’il «pourrait bien avoir fait fausse route » en l ’affaire Gotovina . Si je ne

m’abuse, il est même parvenu à retrouver une décision ultérieure du président Meron qui — pour

preuve de son incompétence — aurait été infirmée en appel. Or, quel juge n’ en a pas fait

l’expérience ? Et, à l ’instar de M. Jordash, M. Schabas a invoqué les termes utilisés dans les

opinions dissidentes, considérant sans doute que plus celles -ci étaient rédigées en termes

véhéments, plus il fallait leur attacher d’importance.

19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Schabas n’a pas décrit en

détail l’approche qui devait être la vôtre. A supposer, pour l ’heure, qu’il accorde à l ’opinion de

chacun d’entre vous une valeur égale — ce qui n’est pas acquis au vu de l’analyse à laquelle il s’est

livré —, êtes-vous censés, à l ’issue de ces délibérations, exprimer votre avis personnel sur les

qualités de chacun des juges de première instance et d’appel ? E tes-vous censés apprécier la

véhémence de leurs opinions dissidentes en leur attribuant une note, sur une échelle de 1 à 10 ?

20. De toute évidence, vous vous aventureriez là sur un terrain miné. Il se peut que vous ne

soyez pas tous d’accord . Comment devez -vous procé der exactement ? Quid des opinions

dissidentes de qualité formulées en termes modérés ? Nous savons tous que certaines des opinions

dissidentes les plus éclairées dans l ’histoire du droit ont été exprimées dans les termes les plus

courtois. Et quid des opinions dissidentes de moindre qualité exprimées en termes véhéments ?

Vous pourriez, semble-t-il, tenir compte de l’attitude générale de chacun de ces juges lorsque vous

formuleriez votre avis sur leur opinion dissidente.

21. Que M. Schabas défende une approche d’une telle absurdité ne fait que souligner à

quelles extrémités il en est réduit pour convaincre la Cour de s’ écarter de la voie établie en ne

considérant pas la décision de la chambre d’appel comme «hautement convaincante». Il ne sait que

160
CR 2014/18, p. 44, par. 9 (Schabas).
161Ibid.

162Ibid., p. 45, par. 10 (Schabas). - 45 -

trop bien le sort qui serait réservé à la demande reconventionnelle si vous suiviez l’approche établie

et adoptée en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine.

22. M. Schabas a cherché à légitimer son approche d’un genre nouveau en faisant valoir

qu’un recour s devant la chambre d ’appel du TPIY était fort différent d ’un appel devant une

juridiction nationale. Il a laissé entendre qu’il s’agissait d’une procédure particulière dans le cadre

de laquelle, en réalité, la chambre d ’appel n’était pas vraiment un orga ne d’ appel mais une

formation plus nombreuse du TPIY, citant pour exemple la grande chambre de la Cour européenne

des droits de l’homme.

23. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Schabas se trompe du tout
49

au tout. La chambre d’appel du TPIY n’est pas simplement une formation élargie. C’est une cour

d’appel. Les fonctions qu ’elle exerce et le critère d ’examen qu’elle applique en attestent. La

chambre d’appel connaît des recours introduits à raison d’une erreur sur un point de droit invalidant

la décision de première instance ou d’une erreur de fait ayant entraîné un déni de justice — comme

163
indiqué dans son statut . Face à une erreur de droit, elle énonce la norme juridique applicable et

examine les conclusions factuelles pertinentes de la chambre de première instance 164. Face à des

allégations d’erreurs de fait, elle applique le critère du caractère raisonnable 16, et ne substitue ses

propres conclusions à celles de la chambre de première instance que lorsqu ’aucun juge des faits

n’aurait pu raisonnablement parvenir à la décision initiale 166. Il s’agit-là d’une fonction d’appel

classique. Contrairement aux dires de M. Schabas, la chambre d ’appel du TPIY fonctionne selon

les mêmes modalités que bien des cours d’appel au sein de nombreuses juridictions. A cet égard,

l’exemple qu’il a donné de la grande chambre de la cour européenne des droits de l ’homme était

fort mal choisi. La grande chambre, saisie par renvoi ou par dessaisissement, se livre à un exercice

163Statut du TPIY, art. 25.

164Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 12 ; Le Procureur c. Haradinaj et consorts, arrêt, par. 11 ;
Le Procureur c. Boškoski et Tarčulovski, arrêt, par. 11.
165
Le Procureur c. Boškosk i et Tarčulovski, arrêt, par . 13 ; Le Procureur c. D. Milošević, arrêt, par . 15 ;
Le Procureur c. Mrkšić et Šljivančanin, arrêt, par. 13 ; Le Procureur c. Krajišnik, arrêt, par. 14 ; Le Procureur c. Martić,
arrêt, par. 11 ; Le Procureur c. Strugar, arrêt, par. 13 ; Le Procureur c. Hadihasanović et Kubura, arrêt, par. 10.
166 Le Procureur c. Boškoski et Tarčulovski, arrêt, par. 13 ; Le Procureur c. D. Milošević, arrêt, par. 15 ;

Le Procureur c. Mrkšić et Šljivančanin, arrêt, par. 13 ; Le Procureur c. Krajišnik, arrêt, par. 14 ; Le Procureur c. Martić,
arrêt, par. 11 ; Le Procureur c. Strugar, arrêt, par. 13 ; Le Procureur c. Orić, arrêt, par. 10 ; Le Procureur c. Nchamihigo,
arrêt, par. 10 ; Le Procureur c. Zigiranyirazo, arrêt, par. 11. - 46 -

tout autre que celui de la cha mbre d’appel du TPIY, car elle procède à un examen de novo de

l’ensemble de l’affaire et non à un simple appel 167.

24. Fort de ces éléments, le demandeur soutient qu’ il n’est pas justifié que la Cour s ’écarte

de l’approche qui a été la sienne en l ’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. La procédure de

désignation des juges n ’est pas opaque, contrairement à ce qui a été sous- entendu. Elle est

clairement décrite dans le statut du TPIY 16, qui précise l ’expérience, les compétences et les

169
qualifications requises de tous les juges . Tous sont des juges respectés et désignés dans les

formes. Le demandeur affirme qu ’il est malvenu d ’inviter la Cour à accorder davantage de poids

aux opinions de certains juges plutôt qu’ à d’autres. La Cour devrait reconnaître les fonctions

50 propres à la chambre de première instance et à la chambre d ’appel du TPIY. Si, au terme de

l’examen de la chambre d’appel, la décision rendue en première instance est jugée erronée et n ’est

pas confirmée, il serait contraire à toute logique d ’accorder à cette décision initiale un pouvoir

hautement convaincant. Entendez-moi bien, cela ne veut pas dire que la Cour soit liée par les

conclusions non contestées en appel ou par la décision de la chambre d ’appel du TPIY en

l’affaire Gotovina. Il n’en demeure pas moins que ces décisions sont «hautement convaincantes»,

et ce, d ’autant plus qu’elles traitent en détail des questions qui sont au cŒur de la décision que

prendra la Cour concernant la demande reconventionnelle du défendeur.

25. Le moment se prête bien, si vous m’y autorisez, pour répondre à la question posée par le

juge Bhandari vendredi, qui se lit comme suit :

«Les Parties ont toutes deux fréquemment fait référence, dans leurs écritures,

aux conclusions exposées dans le jugement rendu par la chambre de première instance
du TPIY en l’affaire Gotovina.

Depuis la clôture de la procédure écrite en l ’espèce, la chambre d ’appel du

TPIY a infirmé le jugement rendu en première instance et acquitté les accusés.

Compte tenu de ce nouvel élément, quelle est la valeur probante des conclusions
énoncées dans le jugement rendu en première instance ?»

Le demandeur souhaite y répondre en formulant deux brèves observations :

167
Convention européen ne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, art. 30 et 43 ;
K. et T. c. Finlande, appel n02/94 du 12 juillet 2001 [grande chambre], par. 140.
168Voir statut du TPIY, art. 13 bis, 13 ter et 14, par. 3 et 4.
169
Statut du TPIY, art. 13 et 13 quater. - 47 -

a) premièrement, le demandeur appelle l ’attention de la Cour sur le paragraphe 223 de l ’arrêt

qu’elle a rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, dans lequel elle a dit — et je la

cite :

«[L]a Cour conclut qu’ elle doit en principe admettre comme hautement
convaincantes les conclusions de fait pertinentes auxquelles est parvenu le Tribunal en
170
première instance, à moins, évidemment, qu ’elles n’aient été infirmées en appel .»
(Les italiques sont de moi.)

Ainsi, lorsque la Cour a examiné cette question en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine,

elle a expressément prévu une exception pour les conclusions infirmées en appel. Cela vient

conforter notre propos, selon lequel il est contraire à toute logique d ’accorder à ces conclusions

un caractère hautement convaincant. Par conséquent, la Cour a estimé que les conclusions non

contestées de la chamb re de première instance demeur aient hautement convaincantes même si

d’autres questions connaissaient une issue différente en appel. Nous disons donc que si une

conclusion est infirmée en appel, elle perd son caractère hautement convaincant , mais que si

elle est maintenue en appel, elle le conserve ;

b) deuxièmement, il ressort clairement des paragraphes précédents du même arrêt, soit des

paragraphes 221 et 222, que la Cour s’est intéressée à la valeur probante des décisions de

51 première instance et d’appel du TPIY assorties d’opinions dissidentes, et a conclu que celles-ci

avaient la même force probante que des décisions rendues à l ’unanimité. De toute évidence, il

s’agit là d ’un point important. Une des raisons pour lesquelles la Cour a conclu, en l’affaire

concernant la Bosnie -Herzégovine, au caractère hautement convaincant des conclusions du

TPIY est qu’il s’agissait de décisions récentes, ayant donné lieu à des opinions dissidentes , et

représentant l’aboutissement d’un processu s parfaitement transparent . La Cour s’est penchée

sur la question de la dissidence et s’en est servie pour parvenir à la conclusion que ces décisions

étaient hautement convaincantes. Le défendeur ne peut pas dire que, compte tenu de l’existence

d’opinions dissidentes en l’affaire Gotovina, la Cour devrait s’écarter de la voie qu’elle a tracée

en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. C’est exactement ce cas de figure que la Cour y

a analysé.

17Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocid-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 134, par. 223. - 48 -

27. La conclusion du demandeur est donc fort simple. A la lumière de la décision de la Cour,

et en l ’absence d ’un nouvel élément irréfutable invoqué par le défendeur — quod non —, les

conclusions rendues par le TPIY en première instance et en appel en l’affaire Gotovina portent un

coup fatal à la thèse du défendeur. Il ne peut avoir gain de cause face à ces conclusions.

28. J’en viens à présent au procès-verbal de Brioni.

III. Le procès-verbal de Brioni : absence d’intention génocidaire

29. Le point de départ est bien évidemment la décision de la chambre d’appe l, que j’ai déjà

mentionnée. La chambre a conclu, à bon droit, que, e n l’absence de pilonnage illicite et en

l’absence d’une intention de déplacer de force les Serbes de Krajina, le procès -verbal de Brioni ne

pouvait être retenu comme élément à charge. C ette décision relève du bon sens et découle d’une

lecture objective du procès -verbal. E lle anéantit par ailleurs l’argumentation fondée sur ce

document.

30. Dès ses premières écritures comme par la suite, le défendeur a toujours souligné que seul

le procès-verbal de Brioni fondait sa conclusion selon laquelle les dirigeants politiques et militaires

croates avaient nourri une intention génocidaire à l’égard des Serbes de Croatie et que cette

intention a vait été confirmée, et non pas établie, par d’autres faits. Tels sont les arguments

invoqués par le défendeur dans son contre-mémoire, et j’espère que vous pouvez voir cette citation

sur vos écrans : [projection]

52 «1430. Il faut … souligner que, conformément à la pratique de la Cour [171,
aucun de ces éléments [et par ces éléments, le défendeur se référait à la nature des
actes commis en application du plan, ce qu’il est convenu d’appeler le déplacement

forcé des Serbes et la destruction d’une grande partie de leurs biens ; donc, suivant le
contre-mémoire, aucun de ses éléments], qu’il soit considéré individuellement ou par
rapport aux autres, ne peut prouver en soi l’intention génocidaire [et il explique
ensuite pourquoi], car, en l’absence d’autre preuve, il peut indiquer aussi bien
l’existence d’une intention discriminatoire que celle d’une intention génocidaire.»

(Les italiques sont de moi.)

171
Cette note de bas de page du contre-mémoire est libellée comme suit :
«Le dolus specialis, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie, doit être
établi en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un plan général tendant à cette
fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en
tant que preuve d’une telle intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence.»
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 196-197, par. 373 ; voir
également chap. II, par. 46-58. - 49 -

Telle était l’argumentation du défendeur. A ce moment -là, il misait tout sur le procès -verbal de

Brioni.

31. Et c’est également ce qu’il a affirmé dans sa duplique 17. Les trois éléments sont

devenus six facteurs pour expliciter les actes en question, comme dans le discours de l’agent, mais

il s’agit, pour l’essentiel, des mêmes éléments, c’est -à-dire des actes commis en application du

plan.

32. Et c’est cette ligne qu’a constamment suivie le défendeur jusqu’à vendredi dernier,

lorsque, vers 10 h 15 à ma montre, M. Jordasha soudainement changé son fusil d’épaule, s’écartant

radicalement de la stratégie qui avait été celle du défendeur jusqu’alors . Il a dit  et vous pouvez

lire ses propos au paragraphe 23 du compte rendu d’audience , après avoir définice qu’il appelle

les trois phases,  et je vous rappellerai que la phase deux correspondait à la mise en Œuvre du

plan, à l’exécution de l’opération Tempête, et que la p hase trois intervenait au lendemain de

l’opération — donc, voici ce qu’il a dit : [projection suivante]

«23. Considérée seule, la preuve de l’intention spécifique pendant les phases
deux et trois [celles exécutées selon le plan] exige l’examen des atrocit és commises
systématiquement dans de nombreuses communautés et principalement dirigées contre
173
le groupe visé.»

Il abandonne clairement l’argumentation plaidée jusqu’alors.

33. Voici ce qu’il a ensuite affirmé : [projection suivante]

«33. Considérées sép arément, chacune des trois phases [chacune des trois
phases] dénote inexorablement l’existence des actes requis et de l’intention spécifique.
Ensemble, elles sont la preuve accablante de la violation de la Convention sur le
génocide.» 174 (Les italiques sont de moi.) [Fin de la projection.]

53 Comment concilier les paragraphes 1430 et 33 ? Il est très clairement indiqué dans le

contre-mémoire que l’intention génocidaire est établie par le procès-verbal et non par les actes

commis en application du plan, qui n e viennent que la confirmer . Or, v endredi dernier, le

défendeur a modifié sa stratégie en invoquant des actes commis en application du plan au lieu

d’invoquer le plan lui-même.

172
DS, par. 721.
173CR 2014/18, p. 13, par. 23 (Jordash).

174Ibid., p. 15, par. 33 (Jordash) ; notes de bas de page omises. - 50 -

34. Nul doute que ce volte -face reflète les craintes des conseils du défendeu r quant à leurs

chances de succès s’ils persistaient à fonder leur argumentation sur le seul procès-verbal de Brioni.

Est néanmoins laissée dans l’ombre la conclusion expressément rendue par la chambre d’appel du

TPIY, dont nous avons déjà parlé, laquelle n’a pas fait droit à l’argument selon lequel le

procès-verbal révélait une intention génocidaire et constituait un élément à charge.

35. Monsieur le président, nos vues sont déjà exposées en détail dans nos écritures et je ne

les détaillerai pas à nouveau à ce stade 17. Je vous invite néanmoins à vous reporter au

procès-verbal de Brioni lui-même, qui figure à l’annexe 52 du contre-mémoireainsi que dans votre

dossier de plaidoiries d’aujourd’hui. Je me contente rai d’examiner les principaux extraits que le

défendeur a cités dans ses écritures et plaidoiries et, en particulier , la phrase reproduite à

13 reprises. Il s’agit de la déclaration du président Tudjman selon laquelle,  j’espère que vous

pouvez la voir à présent sur vos écrans  [projection] «Nous devons infliger aux Serbes des pertes
176
telles que, dans les faits, ils disparaîtront.» On vous l’a martelée la semaine dernière et vous

l’avez lue dans les pièces : remarquez le poids accordé au verbe «disparaîtr[e] ». Monsieur le

président, Mesdames et Mess ieurs de la Cour, le défendeur cite cette déclaration hors de son

contexte ; il suffit d’y ajouter les quelques phrases suivantes et celui-ci devient clair. Avec votre

permission, j’examinerai plus particulièrement les premier et quatrième paragraphes. On vous a lu

le premier paragraphe, mais permettez -moi d’insister sur l’autre verbe qu’il contient : [projection

suivante]

«Nous devons infliger aux Serbes des pertes telles [existence d’un objectif] que,
dans les faits, [entraînant, à dessein, une conséquence] ils disparaîtront, autrement dit,

[la ponctuation annonce une explication] les secteurs que nous ne prendrons pas
immédiatement devront capituler dans les jours qui suivent.»

Donc, immédiatement après le verbe «disparaîtr[e]», suit une explication du sens qu’il revêt dans

ce contexte.

Si vous vous reportez ensuite au quatrième paragraphe, vous verrez qu’il ressemble à s’y

méprendre au premier, au point qu’il est quasiment impossible de conclure qu’il ne renvoie pas

exactement à la même chose.

175RC, par. 11.40-11.55 et 12.4-12.18 ; pièce additionnelle de la Croatie, par.3.10-3.11 et 4.8-4.19.

176CMS, par. 1197. - 51 -

54 «Ainsi, notre mission principale … consiste plutôt à infliger [verbe] aux Serbes
des pertes [emploi des mêmes termes] si importantes dans différents secteurs que
[objectif] les forces serbes [il va de soi que c’est nous qui soulignons] ne seront plus
en mesure de s’en remettre, qu’elles devront [entraînant, à dessein, une conséquence ]
capituler.»

Ce sont exactement les mêmes termes que ceux utilisés pour expliquer le sens du premier

paragraphe.

36. Une analyse textuelle plus complète fait clairement apparaîtr e que lorsque le président

mentionne les «Serbes» au premier paragraphe, il fait en réalité référence aux forces militaires

177
serbes et non aux civils serbes . [Fin de la projection.]

37. C’est ce qu’a en fait confirmé la chambre de première instance du TP IY en

l’affaire Gotovina, même si elle a déclaré coupable ce même Gotovina. Vous pouvez voir sur vos

écrans la conclusion de la chambre de première instance, le texte étant replacé dans son contexte ;

voici ce qu’elle a dit : [projection]

«[La chambre de première instance] a dûment examiné ce contexte… Par

exemple [vient ensuite le passage qui nous intéresse] … [la Croatie doit] «infliger [aux
Serbes] des pertes telles [que, dans les faits, ils disparaîtront]». Dans son mémoire en
clôture, le procureur semble laisser entendre que ce membre de phrase fait référence
aux civils serbes. Toutefois, la fin de la phrase se lit comme suit : «autrement dit, les
secteurs que nous ne prendrons pas immédiatement devront capituler dans les jours

qui suivent» … [Et o n retrouve ensuite encore une fois] le mot «pertes» [ il est
expressément fait référence aux «forces serbes»]. La chambre de première instance
considère que, lue dans son contexte, cette déclaration spécifique vise principalement
les forces militaires serb es et non la population civile serbe.» 178 [ Traduction du
Greffe.]

Telles sont les conclusions du TPIY en première instance.

38. Or, malgré cela, vendredi, M. Jordash a continué d’insister, et je cite ses propos :

«[le]commentaire [du président Tudjman] renvoyait bien aux civils, même s’ils ne représentaient

pas la principale préoccupation du moment» 17. Il s’agit là, avec tout le respect que je lui dois,

d’une interprétation très artificielle du jugement du TPIY, qui avait clairement rejeté

l’argumentation du procureur, sans en accepter le moindre élément. [Fin de la projection.]

39. Arrêtons-nous un instant sur ce point : si le TPIY s’était prononcé différemment en

première instance, sa décision aurait été totalement contraire au raisonnement qu’il avait s uivi

177CR 2014/15 (12 mars 2014), p. 54, par. 23 (Obradović).
178Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 1990 (références internes omises).

179CR 2014/18, p. 29, par. 105 (Jordash). - 52 -

jusque-là. En effet, il venait de conclure que le pilonnage des villes autres que les quatre villes en

question était licite, et qu’il n’existait donc pas d’intention de procéder au déplacement forcé des

populations. Par conséquent, toute autre lecture de ce procès-verbal aurait été contraire à la logique

interne de son propre jugement. Par ailleurs, faut -il le rappeler à la Cour, la chambre d’appel est

manifestement allée un pas plus loin.

40. Il convient de lire attentivement le procès- verbal. Il ressort clairement de la déclaration

liminaire du président qu’il appelait les dirigeants militaires à « lance[r] cette opération de manière

55 professionnelle» 18. Et les observations consignées dans le procès-verbal cadrent parfaitement avec

l’objectif déclaré de l’opération Tempête  à savoir libérer les zones occupées 181.

L’amiral Domazet est intervenu au cours de la réunion et a été interrompu par le

président Tudjman. V ous avez déjà pu lire ces extraits vendredi, mais je tiens à les projeter de

nouveau à l’écran pour vous rappeler les propos du président concernant les portes de sortie. Il a

parlé d’offrir aux soldats une porte de sortie, et d’élaborer une stratégie visant à éviter que les

forces serbes ne se battent jusqu’au bout et aient la possibilité de battre en retraite. [Projection.]

41. Le défendeur invite la Cour à voir dans ce procès -verbal la preuve de l’existence d’un

plan génocidaire. Selon nous, cette lecture est contraire au sens ordinaire de ce document et fait fi

de la conclusion de la chambre de première instance du TPIY en l’affaire Gotovina. [Projection.]

182
Vous avez déjà vu ce texte à l’écran . Pardonnez-moi d’y revenir. J e m’abstiendrai de le lire ,

mais M. Jordash a insisté sur la présence de civils et de soldats dans une même co lonne ou un

ensemble de colonnes, et vous a invités à vous poser la question suivante : quel pouvait bien être le

but recherché s’il n’y avait pas une intention manifeste de détruire les personnes qui formaient ces

colonnes ? Or r ien, dans le procès- verbal, ne vient soutenir cette thèse et  pendant que cette

projection est toujours à l’écran  comment cadre-t-elle avec la conclusion de la chambre de

première instance du TPIY, laquelle est unanime, incontestée et hautement convaincante ?

180
CMS, annexe 52, p. 1.
181Ibid., p. 2.
182
Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 2321. - 53 -

42. Est-il besoin de le rappeler, la conclusion de la chambre de première instance selon

laquelle il existait bien une entreprise criminelle commune a étéinfirmée par la chambre d’appel,

qui a indiqué : [projection]

«[qu’]aucune chambre de première instance n’a[ urait] pu raisonnablement conclure

que la seule interprétation raisonnable des preuves indirectes versées au dossier était
qu’il existait une entreprise criminelle commune, dont l’objectif était de chasser, par la
force ou par la menace de l’emploi de la force, la population civile serbe de
Krajina» . [Traduction du Greffe.] [Fin de la projection.]

43. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui conclut les

observations du demandeur sur le procès- verbal de Brioni. S’agissant des faits con firmatoires, de

tous les événements qui ont suivi  l’attaque lancée contre la colonne, l es persécutions et les

meurtres dont auraient été victimes ceux qui étaient restés , ils ont été examinés dans le détail par

ma collègue, Mme Singh. Je remercie la C our de son aimable attention et la prie de bien vouloir

appeler M. Sands à la barre pour achever cette partie de l’argumentation du demandeur.

56 Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Keir Starmer. J’appelle à présent M. Sands à la

barre. Monsieur, vous avez la parole.

M. SANDS :

COMPARAISON ENTRE LA DEMANDE PRINCIPALE ET LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE ;
AUCUN GÉNOCIDE N ’A ÉTÉ COMMIS PENDANT L ’OPÉRATION TEMPÊTE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l ’exposé du demande ur

s’achève aujourd’hui par une comparaison plus approfondie de la demande principale de la Croatie

et de la demande reconventionnelle de la Serbie. Cet exercice présente de l’intérêt pour deux

raisons. Premièrement, il en ressort très clairement que, même analysée sous tous les angles, la

demande reconventionnelle est loin de prouver la validité de la thèse du défendeur au regard de la

convention sur le génocide. Deuxièmemen t, et c’est plus important encore, elle sert la cause de la

Croatie contre la Se rbie, non seulement en soulignant les différences considérables qui existent

entre les agissements et les intentions des Parties pendant les périodeconsidérées, mais aussi en

183Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, par. 96. - 54 -

amenant la Serbie à faire de nombreuses concessions sur l’interprétation et l’ application de la

convention sur le génocide, concessions que nous acceptons.

2. Les trois intervenants qui ont plaidé devant vous ce matin ont exposé les raisons de

l’opération Tempête et son contexte, sa planification et sa mise en Œuvre et ils ont montré qu’aucun

génocide n’avait été commis par le demandeur. Je vais tenter de faire la synthèse de tous ces

éléments et de mettre en lumière les différences considérables qui existent entre la demande

principale de la Croatie et la demande reconventionnelle de la Serbie. Je procèderai en neuf points.

3. Mais auparavant, il convient de relever que la Serbie a choisi d ’emprunter une voie très

difficile. Face à la demande de la Croatie, elle a insisté sur l ’exceptionnelle gravité du chef de

génocide. Elle a nettement moins disserté à ce propos en défendant sa propre demande. L’objectif

de la Serbie, ainsi que le montrent désormais clairement les propos de son agent, n’était pas de faire

valoir les droits des victimes ou de prévenir la perpétration d ’un génocide à l ’avenir ; il était

d’ordre purement stratégique puisqu’il visait à détourner l’attention de la Cour des accusations

portées à l’encontre du défendeur. La Cour a été utilisée comme tribune pour émouvoir l’opinion

publique en Serbie. Le défendeur a eu recours à cette même tactique de diversion, tout aussi

infructueuse, contre la Bosnie, en introduisant une autre demande reconventionnelle tout aussi
184
57 vaine . Vous avez assisté à ces manŒuvres de diversion dans cette salle d ’audience la semaine

dernière, surtout de la part de l ’agent. Si vous le souhaitez, vous pouvez lire les articles publiés

dans les médias serbes à ce sujet , puisque, hors prétoire, l ’agent, puis M. Schabas et même

M. Jordash ont commenté de manière détaillée ce qui se passait dans la salle d’audience.

4. Le but est clair : la demande reconventionnelle constitue ce que l ’on pourrait appeler « a

Morton’s fork», autrement dit elle permet, quelle que soit l ’issue, de tirer la Serbie d ’affaire pour

son comportement génocidaire entre 1991 et 1995. Du point de vue de la Serbie, la Cour doit soit

faire droit à sa demande — l’opérationTempête était un génocide —, ce qu’ elle n ’était

manifestement pas, soit la rejeter et, conséquence automatique selon elle, rejeter aussi celle du

demandeur. Il est intéressant de constater que la Serbie reproche à la Croatie, de manière assez

acerbe d’ailleurs, le dépôt prétendument tardif de sa demande, alors qu’elle-même a introduit sa

18Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocid-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 243. - 55 -

propre demande reconventionnelle plus de dix ans après la demande de la Cr oatie, mais seulement

quatorze mois après que la Cour eut rejeté ses exceptions préliminaires de compétence. Elle est

muette sur ce point.

II. Différences importantes

1. La portée temporelle

5. Passons à présent aux neuf points de différence, le premier étant la portée temporelle de la

demande. La Serbie affirme que la demande principale et la demande reconventionnelle

s’inscrivent dans ce qu ’elle appelle le même «cadre factuel» et se rapportent à des faits ayant «un

cadre territorial et temporel commun» 185. Mais est-ce réellement le cas ?

6. La demande de la Croatie concerne des événements intervenus au cours d ’une période de

quatre ans, entre 1991 et 1995, soit essentiellement, mais pas exclusivement, pendant les deux

premières années de l’occupation illégale serbe, puis tout au long des années 1993 et 1994, jusqu’à

186
la libération finale des régions occupées en août 1995 . A ce jour, de nombreuses personnes sont

toujours portées disparues, avec tout es les conséquences qui en découlent au regard de la

convention, point sur lequel nous reviendrons ultérieurement cette semaine.

58 7. En revanche, la demande reconventionnelle de la Serbie porte principalement sur une

brève période de quatre jours au mois d’août 1995, ainsi que , pour faire bonne mesure, sur

187
quelques actes ponctuels, dits «confirmatoires», survenus pendant les mois qui ont suivi .

8. Contrairement à ce qu’affirme la Serbie, il n’existe pas de base temporelle commune aux

deux procédures. La période qui fait l ’objet de la demande de la Croatie se termine en grande

partie avant que ne débute celle considérée dans la demande du défendeur. L’argumentation de la

Serbie relative à l ’intention génocidaire — à savoir qu’ un Etat peut ourdir un plan génocidaire

185Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par.1108-1109.

186Mémoire de la Croatie (MC), par.1.03-1.05.
187
Voir les observations liminaires de l’agent du défendeur : «Monsieur le président, je vais commencer, si vous
le permettez, la présentation de la demande reconveionnelle de la Serbie, qui a trait à l’opération Tempête et au
génocide commis contre les Serbes de Krajina.» (CR 2014/16, p. 34, par. 1). Voir également CMS, par. 1427 : «Il n’est
donc pas surprenant que l’opération Tempête n’ait duré au total q ue quatre jours et que l’objectif principal, la prise de
Knin, ait été atteint en moins de trente heures.» - 56 -

visant à détruire l ’intégralité de la populat ion serbe de «Krajina», puis le mettre en Œuvre en

l’espace de moins d’une semaine — n’est à première vue pas plausible.

9. A l’opposé, la portée temporelle de la demande de la Croatie reflète le caractère délibéré

et systématique de la politique que la S erbie a appliquée à partir de l ’été 1991. Dans l ’affaire

Stanišić et Simatović, le TPIY a estimé que, d’avril 1991 à avril 1992, il y a eu

«des attaques [généralisées] contre des villes et des villages dont les habitants étaient

principalement ou tous croates …, des meurtres, l’utilisation de personnes comme
bouclier humain, des détentions, des passages à tabac, du travail forcé, des sévices
sexuels et d’autres formes de harcèlement (y compris des mesures coercitives) contre
les Croates» .88

Il a tiré des conclusions analogues sur la situation qui prévalait sur le territoire de la SAO de

189
Krajina de la soi -disant RSK de 1992 à 1995 . Le TPIY n’est pas parvenu aux mêmes

conclusions s’agissant de l’opération Tempête ou de tout autre acte de la Croatie.

2. La portée géographique

10. Deuxième point : la portée géographique des demandes. Il est évident qu ’elle diffère

sensiblement. La demande de la Croatie a trait à des événements intervenus dans six régions,

correspondant à plus d’un tiers de son territoire. En revanche, la Serbie soutient qu’ un génocide a

été commis dans la soi -disant Krajina de la RSK, soit une seule des trois régions de la

«République» serbe illicite. Il s ’agit d ’une fraction, je le répète d’une fraction, de la zone

concernée par la demande de la Croatie, ce qui explique sans nul doute pourquoi la Serbie a dû

revoir sa position et admettre que l’intention peut être établie même lorsque le nombre d’atteintes

relevant de l’article II est peu élevé19. Je reviendrai sur ce point.

59 3. L’objectif des campagnes armées

11. Troisième différence : la nature des campagnes armées qui ont eu lieu respectivement au

cours de la période allant de 1991 à 1995, puis en août 1995. Ces campagnes étaient

manifestement très différentes. La Croatie a mené l ’opération Tempête, opération militaire

classique, dans le seul but de reconquérir son territoire souverain, à l’intérieur des frontières

188
Le Procureur c. Jovica Stanišić et Franko Simatović (IT-03-69-T), jugement, 30 mai 2013, par. 404.
189Ibid., par. 406.

190CR 2014/18, p. 34, par. 131 (Jordash). - 57 -

reconnues par la communauté internationale. C’était une réponse militaire légitime à une
191
occupation illicite qui, de l’avis du TPIY, a été mise en Œuvre légalement. La destruction

ethnique ne faisait pas partie de ses objectifs, ainsi qu’en a statué la chambre de première instance

du Tribunal en l ’affaireGotovina : «l’objectif commun n’était pas, ou n ’impliquait pas, la
192
perpétration de crimes de persécution… » . La chambre d’appel, on le sait, a ultérieurement

infirmé ce jugement et est allée plus loin en déclarant qu ’il n’y avait pas eu d’entreprise criminelle

commune, comme sir Keir vient de le dire.

12. En revanche, les opérations conduites par la Serbie, ou avec son soutien, ont eu lieu dans

le contexte d’une invasion illicite d ’un Etat souverain, en vue de créer une «Grande Serbie» sur le

territoire de la Croatie. La Serbie n ’a pas affirmé dans ses plaidoiries la semaine dernière, ni,

précédemment, dans ses pièces de procédure, et elle ne pourrait d’ailleurs pas le faire de manière

plausible  qu’elle avait agi de manière licite en envahissant, en 1991, des régions croates et en les

occupant pendant quatre ans. Les attaques contre les villes et villages croates ne poursuivai ent

aucun but militaire légitime. [Projection] La chambre de première instance du TPIY l ’a établi

clairement dans l’affaire Mrkšić  la citation, dont je ne lis que la dernière phrase, va apparaître à

l’écran  : «cette attaque était illicite» 19. [Fin de la projection] Où est donc la condamnation

équivalente du TPIY contre la Croatie s ’agissant de l ’opération Tempête ? Toute recherche

resterait vaine, car cette condamnation n’existe pas.

4. L’identité des protagonistes

13. Passons à la quatrième différence : les protagonistes n’étaient pas les mêmes dans les

deux cas. Les protagonistes de la campagne génocidaire de la Serbie étaient la JNA  qui était

devenue par cooptation l’armée nationale de la Serbie  et les forces de la TO et des paramilitaires

opérant sous ses ordres et son commandement. Les victimes étaient essentiellement des civils

croates non armés, pour l’essenti el des personnes âgées, dont beaucoup ont été tués alors qu’ ils se

60 mettaient à l’abri des violences. Il ne s’ agissait pas, comme tente de le faire croire le défendeur en

191
Réplique de la Croatie (RC), par.12.3 ; pièce additionnelle de la Croatie (PAC), par. 3.12.
192Le Procureur c. Gotovina et consorts, IT-06-90-T, 15 avril 2011, jugement, par. 2321.

193Le Procureur c. Mrkšić, IT-95-13/1-T, 27 sept. 2007, jugement, par. 472. - 58 -

déformant la réalité, d ’un conflit armé classique entre deux armées de forces égales 194. Une fois

encore, il est utile de rappeler qu’en l ’affaire Mrkšić, à propos de l ’attaque serbe sur Vukovar, le

TPIY a constaté ce qui suit et qui apparaît sur votre écran : [projection]

«Selon la Chambre, il ne s’agissait pas d’un simple conflit armé entre une force
militaire et des forces adverses qui aurait fait d es victimes civiles et causé certains
dommages matériels. Une vue d’ ensemble des événements révèle l ’existence d’une

attaque par les forces serbes numériquement bien supérieures, bien armées, bien
équipées et bien organisées, qui ont lentement et systémat iquement détruit une ville et
ses occupants civils et militaires jusqu’à la reddition complète des derniers survivants.

L’idée a été émise devant la Chambre que les forces serbes ne faisaient que libérer les
habitants serbes assiégés qui étaient opprimés par les Croates et victimes de
discriminations de leur part, mais c ’est là une déformation grossière des faits tels
qu’ils ont été établis par les éléments de preuve considérés sans parti pris.» 195 [Fin de

la projection.]

Ce sont ces faits déformés qui vous ont été présentés la semaine dernière. L’argument avait été

rejeté alors et devrait l’être à nouveau aujourd’hui.

14. A l’inverse, l’opérationTempête était principalement une opération militaire exécutée

par les soldats de l ’armée croate (HV) dans le but de rétablir la souveraineté de la Croatie

illégalement occupée par les Serbes. Dans l ’affaire Gotovina, les parties sont convenues que

l’opération avait été menée dans le contexte d ’un conflit armé entre la Croatie et la Serbie 196. Qui

plus est, il es t aujourd’hui évident que les commandants croates avaient ordonné aux soldats de

respecter les règles du droit humanitaire, notamment celles concernant le traitement des prisonniers

197 198
de guerre et des civils . Ils avaient reçu l’ordre de proscrire tout comportement incontrôlé . Les

différences entre les deux situations ne pourraient pas être plus nettes.

5. L’existence d’une politique d’agression systématique

15. J’en viens au cinquième point : l’existence d’une politique d’agression systématique. Au

cours de la première semaine, Mme Ní Ghrálaigh vous a décrit en détails ce comportement

systématique répété de village en village dans une grande partie de la Croatie 199. Il a été

194CMS, par. 1109.
195
Jugement Mrkšić, par. 470.
196Jugement Gotovina et consorts., par. 1681.

197RC, vol. 5, annexe 170, ministère de la défense, Directive Op. No. 12-4/95, 26 juin 1995.
198
RC, vol. 5, annexe 172, procès -verbal de la réunion du m inistère de la défense de la République de Croatie le
2 août 1995.
199
CR 2014/8, p. 13 à 26, par. 20 à 70 (Ní Ghrálaigh). - 59 -

expressément identifié par la chambre de première instance du TPIY dans l ’affaire Mrkšić et

61 correspond à la description faite par la mission de surveillance de l ’Union européenne présente sur

200
le terrain pour observer les événements . L’existence de ce comportement  une formule qui a

fait ses preuves pour détruire des parties d’ un groupe ethnique  réduit à néant l’argument de

l’objectif militaire légitime.

16. En revanche, le défendeur n ’a mentionné ni dans ses pi èces de procédure, ni dans ses

plaidoiries de la semaine dernière, l’existence de la politique d’agression systématique à laquelle on

pourrait s’attendre dans une campagne militaire visant à l ’élimination de l’ ensemble d’un groupe

ethnique d’une région particulière. Le seul « exemple» mentionné dans ses écritures concernant la

demande reconventionnelle se rapportait au pilonnage d’une seule ville, Knin, qu’il a affirmé avoir

201
été délibérément aveugle . Comme vous le savez, cette allégation a été rejetée dans
202
l’affaire Gotovina . Pourtant, la semaine dernière, et apparemment pour la première fois en

l’espèce M. Jordash, plaidant pour la Serbie, a affirmé que la prétendue campagne génocidaire de la

Croatie s’était déroulée en trois phases, lesquelles, la Cour le notera, ressemblent étrangement à

celles décrites par la Croatie une semaine plus tôt. Selon M. Jordash, «[d]es preuves indirectes,

comme des propos tenus, des actes commis ou l’existence d’une ligne de conduite délibérée

203
peuvent éclairer l’intention» . Mais ce qu’il n’a pu faire, c’est démontrer l ’existence d’une telle

ligne de conduite dans les éléments de preuve présentés à la Cour, parce qu’elle n’existe pas.

17. Monsieur le président, l ’argument de M. Jordash n’en est pas moins révélateur pour

plusieurs raisons : il renferme un certain nombre de concessions, l ’acceptation des arguments

juridiques de la Croatie quant à la manière dont l’ «intention de détruire » peut être prouvée, la

reconnaissance du fait qu ’une ligne de conduite délibérée peut servir à prouver l ’intention

génocidaire. Nous acceptons ces concessions. Les Parties sont dorénavant d’accord sur ces poin ts,

ce qui a le mérite d’alléger la charge de la Cour.

200Jugement Mrkšić, par. 43.
201
CMS, par. 1220.
202Le Procureur c. Gotovina et Markač, arrêt, IT-06-90-A, 16 novembre 2012, par. 77 à 84.
203
CR 2014/18, p. 13, par. 22 (Jordash). - 60 -

6. Les exemples de meurtres, de violences graves et de destructions motivés par
l’appartenance ethnique

18. Je passe à mon sixième point : il y a une énorme différence entre les exemples de

meurtres motivés par l’appartenance ethnique tels qu’ils sont invoqués par chacune des Parties. La

demande principale de la Croatie repose sur un grand nombre de cas distincts et séparés de

62 meurtres, sévices, tortures et autres visant à imposer des conditions de vi e propres à entraîner la

destruction du groupe ethnique croate. Je n ’ai pas besoin de revenir sur les faits. C ’est tout

simple : dans sa demande reconventionnelle, la Serbie admet qu’on peut conclure au génocide en se

fondant sur un nombre limité de fait s, comme ceux qu’elle allègue. Même si ces faits ne sont pas

prouvés par la Serbie, et ils ne le sont pas, nous acceptons également cette concession : la Serbie

admet maintenant que des actes commis à l’échelle de ceux établis par la Croatie dans les élém ents

de preuve qu’elle a présentés à la Cour, peuvent constituer un génocide.

19. Pourtant, les moyens de la Serbie concernant l’élément matériel reposent sur deux faits

particuliers seulement : les bombardements aveugles et l ’expulsion forcée. Vous avez entendu la

plaidoirie de sir Keith Starmer sur ces deux points : l’argumentaire de la Serbie s’effondre.

7. Les éléments de preuve et les documents

20. Voyons à présent la septième différence : la nature et le volume des éléments de preuve

et documents connexes présentés à la Cour. A l ’appui de sa demande, le demandeur a fourni plus

de 450 déclarations de témoins et des centaines de documents à caractère politique, militaire ou de

renseignement ; il a présenté des rapports émanant d ’organisations internationales et d’organismes

humanitaires indépendants, des rapports d ’experts, des rapports détaillés sur les charniers et les

opérations d’exhumation, ainsi qu’un grand nombre d’ articles parus dans les journaux et autres

médias à l’époque des faits. Ces documents qui sont pour la plupart contemporains ou presque des

événements survenus en Croatie à partir de 1991, fournissent des descriptions de première main des

crimes commis par les forces serbes contre la population croate. La fiabilité de ces éléments de

preuve a été confirmée par les constatations ultérieures du TPIY. Elle a également été démontrée

par les dépositions de six témoins de la Croatie au cours du premier tour, que vous avez eu la

possibilité d’interroger, ce que vous n’avez pas manqué de faire. - 61 -

21. A l’opposé, les éléments de preuve sur lesquels repose la demande reconventionnelle de

la Serbie sont remarquablement peu nombreux, et je m’exprime avec modération. Monsieur le

président, aucune déclaration de témoins  pas une seule déclaration de témoins  n’accompagne

le contre-mémoire dans lequel la Serbie expose cette demande. Consciente d’être en difficultés,

elle est frénétiquement partie en quête de tout ce qu ’elle pourrait trouver et elle a rassemblé

24 déclarations de témoins préparées pour la duplique, le rapport du CHC  que le TPIY a bien

entendu complétement discrédité, jugeant peu fiable l ’exposé des faits, et le rapport Veritas

63 totalement inexact établi par un individu manifestement peu digne de confiance et motivé par ses
204
propres intérêts .

22. La conclusion est simple : les documents sur lesquels s ’appuie le demandeur sont

inexacts, peu fiables, trop peu nombreux et biaisés. Ils sont manifestement insuffisants pour

prouver le génocide et il est étonnant qu ’un Etat, quel qu’ il soit, puisse présenter ce type de

demande devant la Cour en s’appuyant sur des arguments aussi fragiles.

8. Les conclusions du TPIY

23. Passons au huitième point : les conclusions du TPIY. A l’appui de sa demande, la

Croatie a invoqué les conclusions fac tuelles de la chambre de première instance ou de la chambre

d’appel du TPIY dans les affaires Babić , Martić, Mirkšić et Stanišić et Simatović et cité d ’autres

affaires comme par exemple les affaires Tolimir . Ces jugements et arrêts qui analysent les faits et

les questions de droit sur plus de 1600 pages constituent un socle de preuves qui concorde avec

l’argumentaire du demandeur et l’étaye dans les faits comme en droit. Je ne reviendrai pas sur ces

affaires, mais elles ont permis à la Croatie d ’inviter la Cour à prendre en compte ces conclusions

factuelles qui appuient la cause de la Croatie pour ce qui concerne l’élément matériel du génocide.

24. A l’inverse, sur quoi le défendeur peut-il se fonder ? Sur rien Monsieur le président. A

l’appui de sa dem ande reconventionnelle il n ’a pas été capable de citer un seul cas de

condamnation par le TPIY pour les faits qui se sont déroulés en août 1995. Pas un seul. La

semaine dernière, M. Schabas vous a fait un long discours sur le fond du jugement Gotovina, que la

chambre d’appel du TPIY a toutefois annulé. Il a ajouté que vous pourriez examiner de manière

204CMS, annexe 62, p. 287. - 62 -

approfondie les opinions minoritaires avant de vous suggérer quelques exercices d’acrobatie

arithmétique : vous avez entendu sir Keir Starmer sur le sujet. Franchement, cette suggestion n ’a

aucun intérêt et est tout à fait déplacée dans cette enceinte.

25. Mais tant q ue je suis sur le sujet , Monsieur le président, permettez-moi de vous dire

combien je regrette que M. Schabas ait comparé l ’Holocauste des Ju ifs entre 1933 et 1945 aux

événements d’août 1995. Il a renvoyé la Cour au procès-verbal de la conférence de Wannsee avant

205
64 de demander : «Brioni est-il différent» La question était stupéfiante et terriblement mal venue et,

par votre intermédiaire, nous voulons espérer que M. Schabas retirera cette question  et ce qu’il

entendait que la Cour en tire comme conclusion  la prochaine fois qu ’il s’adressera à vous.

M. Schabas sait bien que s’il avait raison, ou même à moitié raison, et si l’opération Tempête était

l’exemple le plus grave et le plus évident de génocide commis en Europe depuis la seconde guerre

mondiale, il existerait pour le moins une importante jurisprudence concernant les crimes contre

l’humanité et les crimes de guerre, sinon le génocide, commis dans le cadre de cette opération. Il

n’y a rien. Pas une seule condamnation par le TPIY pour aucun des actes se rapportant aux

événements survenus pendant la période considérée. Il n ’est pas de sophisme juridique,

d’acrobaties arithmétiques, d’ analogies extrêmement malheureuses dans les arguments invoqués

par le défendeur ou un de ses conseils qui puisse y changer quoi que soit.

9. L’intention de détruire

26. J ’en viens à mon neuvième point, le dernier : l’intention de détruire. Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la première semaine, s ir Keir Starmer a énuméré

17 points démontrant l ’existence de l ’élément moral du génocide dans le comportement de la

Serbie 20. Les comportements qui révèlent immanquablement l ’intention sous-tendant les attaques

207
du défendeur contre la population civile croate vous ont été présentés, et ces comportements

étaient systématiques face au possibilité qui se présentaient.

27. A l ’inverse, le défendeur n’ a avancé aucun élément de preuve équivalent. L e

procès-verbal de la réunion de Brioni  sur lequel repose, assez pathétiquement, la totalité des

205
CR 2014/18, p. 54, par. 31 à 33 (Schabas).
206CR 2014/12, p. 19 à 21, par. 27 (Starmer).

207CR 2014/6, p. 56 à 65, par. 13 à 42 (Sands). - 63 -

plaidoiries de la Serbie  ne parvient manifestement pas à étayer ses arguments. Le TPIY l’a

parfaitement démontré, ainsi que sir Keir Starmer ce matin.

28. Le comportement de la Serbie à Vukovar est à l’opposé de celui-ci de la Croatie à Knin,

la soi-disant capitale de la soi-disant RSK. La nature, la durée et les conséquences de l’action des

parties ont été très différentes :

65 a) tout d’abord, les forces serbes ont assiégé Vukovar pendant trois mois ; les opérations croates à

Knin n’ont duré qu’un jour et demi,

b) les bombardements de Vukovar étaient aveugles et ont fait des centaines de morts. A Knin, le

TPIY n’a pu identifier une seule victime civile des bombardements de la ville,

c) lorsque Vukovar est tombée, le 18 novembre 1991, les forces Serbes sont entrées dans la ville

et ont déclenché une brutale campagne de violences et de meurtres contre les Croates qui y

demeuraient encore ; à l’inverse, les civils de Knin ont eu l’autorisation de rester  ou de partir

s’ils le voulaient  et beaucoup ont décidé de rester dans les bases des Nations Unies,

d) au moins un millier de croates ont été tués pendant le siège de Vukovar 20, alors que le

209
défendeur lui-même invoque dans ses écritures un rapport faisant état de 13 victimes à Knin .
210
La semaine dernière, l’agent a dit à la Cour qu’il fallait porter ce chiffre à 36 . Dans

l’affaire Gotovina, la chambre de première instance a trouvé les preuves de trois décè s, des

civils, dans la ville de Knin dont aucun n’était dû à des bombardements aveugles,

e) à l’appui de son argumentation concernant Vukovar , le demandeur a présenté une quarantaine

de déclarations de témoins oculaires des attaques serbes, alors que pour Knin le défendeur n’en

a proposé qu’une.

29. Monsieur le président, la question de l’«intention de détruire» est au cŒur de la présente

211
affaire. D’un côté, des éléments de preuve en nombre , de l’autre, un unique procès -verbal et

quelques bouts de papi er qui ne font pas une demande concernant un génocide. Il n’ y a pas

d’élément de preuve étayant une «intention de détruire» en rapport avec les événements de 1995.

208
MC, par. 4.149 ; Battle for Vukovar (2002), Davor Marijan, Croatian Institute for History, p. 284.
209CMS, par. 1261 ; RS, par. 769.

210CR 2014/17, p. 32, par. 67.
211
Voir, par exemple, RC , vol. 4, annexe 63, rapport du service du renseignement militaire de la JNA daté du
13 octobre 1991. - 64 -

30. Mais il faut ici poser une question connexe : si le défendeur croit que son document, son

seul document, suffit à prouver l’intention, sur quoi se fonde-t-il pour affirmer que les éléments de

preuve présentés par la Croatie sont insuffisants ? Il n’a pas répondu à cette question.

66 III. Conclusion

31. [Projection à l ’écran.] Monsieur le pr ésident, permettez-moi de conclure brièvement.

Ces neuf points de comparaison exposent la demande reconventionnelle de la Serbie pour ce

qu’elle est : un moyen controuvé, une diversion totalement inappropriée, visant à construire une

base permettant de détourner l ’attention des événements de 1991 et des années suivantes,

événements dont elle porte l’entière responsabilité. Sa demande n’est pas défendable. Toute

juridiction nationale raisonnable l’aurait rejetée dès les premières phases de la procédure.

32. Cela ne signifie pas que cette demande ne soit d’aucune utilité en l’espèce. La Serbie est

contrainte de suivre une voie bien périlleuse. En présentant sa demande reconventionnelle, elle

étaye involontairement la demande de la Croatie en en confirmant les fondements juridiques. Elle

a obligeamment confirmé que le génocide est établi même lorsque l ’intention de détruire ne vise

qu’une partie relativement faible d’un groupe dans une région très limitée, et lorsque ne sont ciblés

ou tués qu ’un petit nombre d ’individus. Telle est maintenant la position de la Serbie. Elle a

confirmé qu’une intention de détruire peut être établie par déduction et sur la base de preuves

indirectes21, qu’une «ligne de conduite délibérée » peut être prise en compte pour prouv er

l’intention et que les «possibilité s qui se présentent à l ’auteur» des faits sont à prendre en

considération pour établir si un génocide a été commis. Au cours de la procédure, elle en est venue

à admettre que l ’intention peut être déduite d’ un ensembl e d ’actes orchestrés contre des

populations civiles d’une composition ethnique particulière. En invoquant curieusement des

opinions dissidentes de juges du TPIY  puisqu’elle ne peut invoquer de décisions en sa faveur 

la Serbie souligne encore plus que les conclusions de la majorité dans ces affaires (puis les

jugements et les condamnations) sur lesquelles la Croatie a fondé sa demande méritent que la Cour

leur accorde beaucoup plus de poids.

212CR 2014/18, p. 68 et 69, par. 4.20 à 4.70 (Obradović). - 65 -

33. Monsieur le président, les différences entre les Parties sont très importantes pour ce qui

concerne les faits et les éléments de preuve. Elles s ’accordent pourtant dans une certaine mesure

sur les éléments qui doivent être pris en considération pour déterminer si un génocide a été

commis, au sens de la Conventi on. Sur ce point au moins, la Croatie a toutes les raisons de

remercier le défendeur d’avoir pris la décision apparemment malavisée de présenter une demande

67 reconventionnelle. Elle a également toutes les raisons de remercier MM. Schabas et Jordash qui

ont adhéré aux arguments juridiques avancés à l’appui de la soi -disant demande reconventionnelle

de la Serbie et qui, par là même, logiquement quoiqu ’involontairement, étayent considérablement

la demande principale de la Croatie.

34. Le terrain est ainsi préparé pour que la Cour puisse juger que les actes de génocide qui

ont été commis en 1991 et dans les années qui ont suivi sont attribuables à la Serbie qui en est

responsable sur le plan international. Nous plaiderons ces points jeudi et vendredi. Ainsi se

conclut notre présentation, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour et je vous

remercie encore de l’attention que vous m’avez prêtée et vous invite à lever l ’audience. [Fin de la

projection.]

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Sands. L ’exposé des observations de la

Croatie concernant la demande reconventionnelle de la Serbie est donc terminé et il clôt ce premier

tour de plaidoiries. Les audiences reprendront le jeudi 20 mars à 10 heures et la Croatie entamera

son second tour de plaidoiries sur sa propre demande. Je vous remercie.

L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 h 5.

___________

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