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CR 2014/15 (traduction)

CR 2014/15 (translation)

Mercredi 12 mars 2014 à 10 heures

Wednesday 12 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est maintenant ouverte. La

Cour se réunit ce matin pour entendre la suite du premier tour de plaidoiries de la Serbie. J’appelle

à la barre M. William Schabas. Vous avez la parole, Monsieur.

M. SCHABAS :

R ÉPONSE AUX PRÉTENTIONS DU DEMANDEUR CONCERNANT
LA PERPÉTRATION D ’UN GÉNOCIDE

1. Merci, Monsieur le président. Bonjour, Monsieur le président, Vos Excellences, plaise à

la Cour, lundi dernier, j’ai fait état de l’évolution qu’ont connue l’interprétation et l’application des

dispositions de la Convention sur le génocide applicables en l’espèce. Au cours de ma plaidoirie,

j’ai passé en revue la jurisprudence de différentes juridictions spécialisées dans le droit pénal

international et les droits de l’homme depuis le prononcé, en 2007, de l’arrêt de la Cour. J’étais

alors parvenu à la conclusion que, même si certaines questions font toujours l’objet de débats

doctrinaux, cette décision ayant force obligatoire a nettement précisé les termes de la convention.

Depuis 2007, la voie tracée par la Cour a, en règle générale, été suivie. Dans la présente espèce, il

convient essentiellement d’appliquer les principes énoncés dans l’arrêt rendu en l’affaire

concernant la Bosnie–Herzégovine plutôt que de sortir des sentiers battus ou de s’aventurer sur un

terrain judiciaire inconnu.

2. La demande principale et la demande reconventionnelle soulèvent toutes deux des

problèmes distincts. Vendredi prochain, je reviendrai sur l’application et l’interprétation des

dispositions de fond de la Convention sur le génocide eu égard à la demande reconventionnelle.

Aujourd’hui, je me contenterai d’examiner les prétentions de la Croatie concernant la perpétration

d’un génocide sur son territoire par la Serbie. Pour mémoire, je rappelle que la Serbie a déjà

répondu aux prétentions de la Croatie sur ce point au chapitre VIII de son contre-mémoire de

décembre 2009 et au chapitre IV de sa duplique de novembre 2011.

3. La plupart des événements sur lesquels se fonde la requête de la Croatie ont eu lieu il y a

près de vingt–trois ans. Il n’est pas inhabituel que les procédures engagées devant la Cour s’étalent

sur de longues périodes, mais le temps qui s’est écoulé depuis sa saisine en l’espèce est tout à fait

extraordinaire. Y-a-t-il une autre affaire qui ait mis si longtemps à atteindre le stade de la - 3 -

procédure orale ? De nombreux facteurs peuvent expliquer ce retard, le plus important d’entre eux

étant le fait que la Croatie n’a introduit l’instance que quelque huit ans après les faits. Peut-être

que, lorsqu’elles seront ouvertes aux historiens, dans bien des années, les archives de la Croatie

11 révèleront une explication plausible à cet égard. Dans son mémoire, la Croatie a tenté de justifier

la présentation pour le moins tardive de sa requête en avançant, entre autres, qu’elle y avait été

contrainte parce que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) «n’a[va]it pas

encore établi d’actes d’accusation contre les personnes portant les plus lourdes responsabilités dans

le génocide en Croatie» .1

4. Ce que la Croatie a sans doute voulu dire par là, c’est que le TPIY n’avait pas établi d’acte

d’accusation comportant des inculpations de génocide en ce qui concerne la Croatie. A l’époque,

le Tribunal avait déjà à son actif une importante pratique en ce qui concerne les atrocités censément

commises en Croatie, y compris les faits qui se trouvent au cœur de la demande dont la Cour est

saisie en l’espèce. A titre d’exemple, en 1996, quatre personnes, parmi lesquelles

Slavko Dokmanović, président de la municipalité de Vukovar, et trois officiers militaires, dont le

colonel Mrkšić, avaient été accusées de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre liés aux

massacre de l’hôpital de Vukovar . 2

5. Bien entendu, nous savons tous que les intéressés n’étaient pas accusés de génocide.

Même si les raisons qu’elle a invoquées pour justifier l’introduction d’une instance devant la Cour

ont pu être perçues comme une critique implicite envers le procureur du TPIY pour n’avoir pas

retenu le chef d’accusation de génocide s’agissant de Vukovar, la Croatie s’est, en d’autres

occasions, plutôt félicitée de ses travaux. Dans le mémoire qu’elle a déposé au début de

l’année 2001, elle a, par exemple, présenté à plus d’une reprise le procureur sous un jour favorable,
3
du moins lorsqu’il lui semblait que ses travaux venaient étayer sa thèse . Depuis lors, elle paraît

toutefois avoir revu sa position quant à l’importance à attacher à la pratique du procureur.

6. Lorsque les archives auront été ouvertes, il sera également intéressant de lire les avis

juridiques qui ont conduit la Croatie à introduire une instance devant la Cour près de quatre ans

1 er
Mémoire de la Croatie (MC), 1 mars 2001, par. 1.07.
2Le Procureur c. Mrkšić et consorts (IT-95-13a-I), acte d’accusation, 26 mars 1996.
3
MC, par. 7.48 et 7.49. - 4 -

après la conclusion de l’accord de paix de Dayton. A l’époque, si elle avait consulté un pénaliste

international bien informé, celui-ci lui aurait pu lui apprendre que le droit était quelque peu

incertain en matière de génocide et que la jurisprudence ne permettait pas de savoir si la définition

de la convention pouvait être étendue de manière à couvrir les faits survenus au cours du conflit

de 1991. De manière très générale, le droit pénal international était en pleine évolution. Le droit

des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre se développait très rapidement et les

décisions interlocutoires rendues par la Cour en l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine, à

12 l’exception de l’opinion individuelle du juge ad hoc de la Bosnie-Herzégovine, n’allaient ni dans

un sens ni dans un autre. En outre, bien que sa position ait pu paraître difficile à cerner, le TPIY

n’avait encore jamais statué en dernier ressort sur une affaire de génocide au moment où la Croatie

a présenté sa requête, à savoir au milieu de l’année 1999.

7. Toutefois, quelques semaines après le dépôt de la requête introductive d’instance par la

Croatie, l’une des chambres de première instance du TPIY a rendu un jugement très inopportun.

Dans l’affaire Le Procureur c. Jelisić, trois juges ont en effet rejeté le chef d’accusation de

4
génocide s’agissant des atrocités perpétrées à Brčko, dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine .

Si même le procureur était incapable de prouver qu’un génocide avait été commis en

Bosnie-Herzégovine, où l’ampleur des violences et des atrocités avait de loin dépassé celle du

conflit antérieur en Croatie, la requête déposée devant la Cour allait achopper sur un obstacle de

taille. Dans le mémoire qu’elle a présenté le 1 mars 2001, la Croatie a largement passé sous

silence ce premier jugement du TPIY faisant suite à des accusations de génocide. Elle n’y a

évoqué que sommairement cet unique acquittement, mais en faisant référence de manière erronée à

un accusé inconnu et sans tenir compte de l’importance de cette décision pour la jurisprudence

5
générale du Tribunal . Je suppose que les auteurs du mémoire de la Croatie espéraient que le

jugement rendu dans l’affaire Jelisić serait infirmé en appel ce qui n’a pas été le cas et

qu’une définition plus large et plus ouverte du génocide l’emporterait dans la jurisprudence du

Tribunal.

4Le Procureur c. Jelisić (IT-95-10-T), jugement, 14 décembre 1999.
5 o
MC, par. 7.22, note de bas de page n o0. Il contient également deux autros renvois au jugement rendu en
l’affaire Jelisić, voir par. 7.47, note de bas de page n 89, et par. 7.54, note de bas de page n 105. - 5 -

8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme vous le savez, le

jugement rendu dans l’affaire Jelisić n’est que la première d’une longue série de décisions du TPIY

qui ont confirmé la réticence de ce Tribunal à qualifier le conflit en Bosnie-Herzégovine de

génocide, à l’exception notable du massacre de Srebrenica survenu au milieu de l’année 1995.

Tout cela a dû paraître assez déroutant à la Croatie qui, au fil des années, s’est sans cesse vue

contrainte de reformuler sa demande devant la Cour, à mesure que la jurisprudence internationale

évoluait dans un sens contraire à ses intérêts. L’arrêt que la Cour a rendu en 2007 dans l’affaire

concernant la Bosnie–Herzégovine a été le coup de grâce.

9. Le demandeur défend une cause qui, pour autant qu’elle ait jamais pu être soutenue, est

6
13 manifestement devenue obsolète et dépassée par l’évolution du droit . Dans notre duplique, nous

avons apporté la preuve que même la Croatie n’est pas réellement convaincue par ses propres

arguments. En effet, M. Mirjan Damaška, qui a déjà plaidé au nom de la Croatie dans la présente

instance et qui figure sur la liste de l’équipe croate pour la procédure orale, a publié en tant que

chroniqueur invité, dans l’hebdomadaire croate Nacional du 13 mars 2007, c’est–à–dire quelques

semaines après le prononcé de l’arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine, un

article dans lequel il analysait ouvertement les maigres chances que la Cour fasse droit à la requête

croate, tout en jugeant utile que la procédure se poursuive afin d’aboutir à «une défaite utile» de la

7
Croatie .

10. Nous avons intitulé la partie correspondante de notre contre-mémoire «Les crimes n’ont

pas été commis avec une intention génocidaire», ce qui devrait bien faire ressortir que la Serbie ne

nie pas que des crimes aient pu être perpétrés. M. Obradović, agent de la Serbie, a clairement

exposé cette position dans sa plaidoirie de lundi dernier. Plusieurs de mes confrères ont fait part de

leur profonde sympathie pour les victimes du conflit — tant croates que serbes — et je tiens, moi

aussi, à leur rendre hommage. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés par

des Serbes en Croatie ont été poursuivis devant le TPIY ainsi que devant des juridictions

nationales, y compris celles de la Serbie. Il est dès lors établi que certains des actes constitutifs du

6DS, novembre 2011, par. 376.
7 o
Mirjan Damaška, «Hrvatsku tužbu ne treba povući», Nacional, n 591, 13 mars 2007
(http://www.nacional.hr/clanak/print/32333). - 6 -

génocide énumérés aux cinq alinéas de l’article II le meurtre et l’atteinte grave à l’intégrité

physique ou mentale ont été commis pendant la période concernée, ce que personne ne tente de

mettre en doute. La véritable question qui se trouve au cœur du débat devant la Cour est celle de

savoir si ces actes remplissent également les critères contextuels énoncés dans le passage

introductif de l’article II de la convention. En d’autres termes, ces meurtres ou atteintes graves à

l’intégrité physique ou mentale ont-ils été perpétrés «dans l’intention de détruire ou tout ou en

partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel» ?

N ATURE DE LA DESTRUCTION ET SENS DES MOTS «DANS L ’INTENTION DE DÉTRUIRE »
QUI FIGURENT DANS LA DÉFINITION DU GÉNOCIDE
ÉNONCÉE DANS LA CONVENTION

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le passage introductif de

l’article II de la Convention sur le génocide contient les mots suivants : «dans l’intention de

détruire». Ce passage est suivi de cinq alinéas énumérant les actes de génocide incriminés. L’une

des grandes difficultés que posait l’interprétation consistait à établir ce qu’était la destruction en

dehors de l’extermination proprement dite. Jusqu’à ce que la jurisprudence se développe,

essentiellement au cours des quinze dernières années, les travaux préparatoires étaient les

principaux outils d’interprétation de l’article II. Ainsi, il ne fait plus aucun doute que les rédacteurs
14

de la convention avaient l’intention d’exclure de la notion de génocide tout ce qui débordait

l’extermination proprement dite et qu’on appelait génocide biologique. C’est tout à fait sciemment

que les rédacteurs ont décidé d’écarter la notion de «génocide culturel» ainsi que les différentes

formes de transfert forcé qui ne peuvent être assimilées à une destruction physique.

Exceptionnellement mais il a toujours été évident qu’il s’agissait d’une exception , ils ont

convenu d’inclure le transfert forcé d’enfants, qui ne correspondait pas à une destruction biologique

ou physique.

12. Il n’en demeure pas moins qu’une lecture stricte de l’article II a permis des divergences

d’opinions. Suivant la manière dont les principes d’interprétation ont été appliqués, des personnes

raisonnables ont pu, par le passé, ne pas s’entendre sur la portée des termes «dans l’intention de

détruire» et, plus précisément, sur la question de savoir s’il fallait ajouter l’adverbe

«physiquement» pour qualifier le verbe «détruire». Avec les précisions fournies par la - 7 -

jurisprudence du TPIY, à laquelle s’ajoute l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, le débat n’est plus possible. La destruction envisagée dans le passage

introductif de l’article II est une destruction physique. En outre, les actes incriminés doivent être

perpétrés avec l’intention de détruire le groupe au sens physique.

13. Le premier acte incriminé, le «meurtre de membres du groupe», ne soulève aucune

difficulté particulière à cet égard. Il existe un lien tout à fait logique entre le meurtre de membres

du groupe et leur extermination physique. Il en va de même du troisième acte incriminé la

«soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction

physique totale ou partielle». De fait, dans cette troisième catégorie d’actes de génocide, la notion

de destruction physique est très explicite. C’est le second acte l’«atteinte grave à l’intégrité

15 physique ou mentale de membres du groupe» qui prête parfois à controverse, car il ne semble

pas nécessairement évident, par exemple, que l’«atteinte grave à l’intégrité … mentale» puisse être

assimilée à la destruction physique ou à l’extermination. Dans ma plaidoirie de lundi, je vous ai

invités à vous reporter à l’arrêt de la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le

Rwanda (TPIR), lequel fait autorité et est postérieur à la décision rendue par la Cour en l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine. La chambre d’appel du TPIR a fait observer non seulement que

toutes les condamnations pour génocide fondées sur le chef d’accusation d’atteinte grave à

l’intégrité physique ou mentale avaient fait intervenir des faits de meurtre ou de viol, mais

également que, «[p]our étayer une condamnation pour génocide, l’atteinte à l’intégrité physique ou

mentale infligée à des membres du groupe d[eva]it être si grave qu’elle mena[çait] celui-ci de
8
destruction en tout ou en partie» . En d’autres termes, il ne suffit pas d’infliger à des membres du

groupe des atteintes à l’intégrité physique ou mentale avec l’intention de détruire celui-ci. Il y a

également lieu d’examiner si l’atteinte est «si grave qu’elle menace le groupe de destruction».

Cette notion importante, parfaitement enracinée à présent dans la jurisprudence des deux tribunaux

pénaux internationaux ad hoc, semble formulée de manière comparable à celle des Eléments des

crimes de la Cour pénale internationale, lesquels exigent que le comportement en cause «[puisse]

en lui-même produire une telle destruction». Sur ce point, je prie la Cour de bien vouloir se

8Le Procureur c. Seromba (ICTR-2001-66-A), arrêt, 12 mars 2008, par. 46. - 8 -

reporter aux observations que j’ai faites lundi, lorsque j’ai examiné en détail cette disposition des

Eléments des crimes.

14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie s’emploie à

brouiller le cadre juridique applicable lorsqu’elle appelle l’attention de la Cour sur divers actes

susceptibles de correspondre au libellé des différents alinéas de l’article II. En effet, il est plus

facile pour la Croatie de détourner l’attention de la Cour en parlant d’éléments démontrant la réalité

d’une atteinte grave à l’intégrité physique ou morale, ou encore de meurtres, que de lui présenter

une analyse cohérente et complète dans laquelle elle s’efforcerait de relier les éléments des

différents alinéas de l’article II avec ceux du passage introductif. Or, pris hors du contexte de ce

dernier, ces actes ne sont que des crimes ordinaires pouvant, à la rigueur, constituer des crimes de

guerre, voire des crimes contre l’humanité. Hélas, il ne s’agit pas de génocide et la prétention doit

échouer.

15. Même si l’on tient compte des décisions selon lesquelles l’existence d’un plan ou d’une

politique génocidaire n’est pas une condition en soi ce qui présente quelque intérêt lorsque les

poursuites visent des individus relativement isolés , la jurisprudence est unanime à en exiger la

preuve lorsqu’il s’agit d’établir, de façon générale, la perpétration du crime de génocide. Sans

toutefois admettre la nécessité de démontrer l’existence d’un plan pour établir la commission du

génocide, la Croatie a elle-même reconnu l’importance de cet élément lorsqu’elle a parlé de «plan

génocidaire» dans ses plaidoiries. Or, sur ce point, le demandeur n’a absolument pas réussi à

démontrer l’existence d’un plan ou d’une politique quelconque visant à commettre un génocide, qui

émanerait des autorités du défendeur ou de celles de la République serbe de Krajina (RSK), dont il

16 impute la responsabilité des actions au défendeur. Plus précisément, le demandeur n’a fourni

aucun élément de preuve direct de la prétendue intention du défendeur de commettre un génocide à

l’encontre des Croates.

9 CR 2014/8, p. 46, par. 79 (Starmer). - 9 -

Absence de preuve de l’existence d’un plan ou d’une politique visant à commettre
un génocide ou d’autre manifestation d’une intention génocidaire

16. Pour tenter d’étayer son argumentation, le demandeur a produit des éléments de preuve

censés établir la tenue de propos susceptibles d’exprimer une intention génocidaire. De fait, en

fonction du contexte et de l’identité de leur auteur, les déclarations peuvent constituer un élément

important pour démontrer une intention génocidaire, comme on l’a vu clairement dans certains

procès devant le TPIR. Par ailleurs, des déclarations tendant à démontrer une intention génocidaire

tiennent également une place importante dans notre demande reconventionnelle. Je fais ici

référence aux observations faites par le président Tudjman devant des chefs militaires lors de la

conférence de Brioni, juste avant l’attaque lancée sur la population serbe de Krajina et connue sous

le nom d’opération Tempête. Il s’agit là de solides exemples de tels éléments de preuve et nous

reviendrons plus longuement sur cette question dans le contexte de notre demande

reconventionnelle.

17. Par contraste, les éléments de preuve présentés par le demandeur sur ce point sont tout à

fait pitoyables. Les déclarations sur lesquelles s’appuie la Croatie sont imputables à des personnes

qui, quel que soit leur contenu, ne peuvent en aucune manière engager la responsabilité du

défendeur.

18. Plus précisément, la Croatie a invité la Cour à se reporter à des remarques faites en

avril 1991 par M. Milan Paroški à l’occasion d’un discours adressé aux Serbes de Jagodnjak,

village de Baranja, en Croatie orientale. Sur un enregistrement vidéo que le demandeur a montré la

10
semaine dernière au cours des plaidoiries , on voit M. Paroški dire que quiconque revendiquait la

terre comme sienne était un usurpateur qui méritait d’être abattu «comme un chien». L’incident a

été mis en évidence le jour de l’ouverture des présentes audiences et présenté comme une

11
illustration particulièrement frappante de la montée de l’ultranationalisme serbe . Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Paroški était un électron libre qui n’a jamais fait

partie d’aucune structure politique serbe. Et, même si sa déclaration était assurément haineuse et

condamnable, elle est loin de constituer une incitation à commettre un génocide ou la preuve de

quelque intention générale imputable à la Serbie et visant à détruire un groupe ethnique.

10CR 2014/5.

11Ibid., p. 35, par. 17 (Law). - 10 -

12
17 19. Il en va de même des déclarations attribuées à Vojislav Šešelj . En 1991, au moment où

il les a faites, Šešelj siégeait au Parlement serbe dans l’opposition au président Slobodan Milošević.

Dans son mémoire et au cours des plaidoiries de la semaine dernière, le demandeur a déclaré qu’il

existait «des preuves tangibles des liens directs qui unissaient Šešelj et ses formations
13
paramilitaires aux autorités serbes et à la JNA, et de l’appui que celles-ci lui ont fourni» . Hélas,

le seul élément fourni à l’appui de cette fallacieuse prétention est une citation de Šešelj lui-même.

Jeudi dernier, la Croatie, répondant à la question de M. le juge Greenwood concernant Šešelj, a

concédé que, en 1991, à l’époque de ces déclarations, Šešelj n’occupait aucune position officielle

au sein des autorités serbes. Elle l’a décrit comme un proche de Milošević, ce qui selon nous ne

reflète pas fidèlement la réalité ; l’agent de la Serbie reviendra sur ce point dans sa plaidoirie de cet

après-midi.

20. La Croatie a invoqué ces déclarations ainsi que d’autres propos tenus dans le contexte

d’une crise politique et d’un violent conflit, et n’oublions pas que l’effondrement imminent de

l’ex-Yougoslavie était sans précédent et catastrophique. Il est possible que certaines d’entre elles

aient pu passer pour provocatrices et incendiaires, mais il est tout à fait grotesque de chercher à en

faire des éléments de preuve du «crime des crimes». Les déclarations et discours auxquels la

Croatie fait référence, attribuables pour l’essentiel à des individus sans lien direct avec l’Etat

défendeur, ne prouvent ni l’existence d’une intention génocidaire ni même celle d’une «simple

intention criminelle». Par contraste, nous prions la Cour de se reporter aux comptes rendus de la

conférence de Brioni, au cours de laquelle le président de la Croatie, s’adressant à des officiers

militaires de haut rang, a fait des déclarations dont nul ne saurait contester le lien de causalité avec

la violence génocidaire qui s’est déclenchée dans les quelques jours qui ont suivi. Peut-on

sérieusement comparer les déclarations faites par M. Tuđjman à Brioni en 1995, alors que la

Croatie projetait de détruire la population serbe de Krajina, et les observations que la Partie adverse

attribue en l’espèce à la Serbie ?

12MC, par. 3.51.

13Ibid. - 11 -

Absence de preuve d’un enchaînement d’événements dont il serait
possible de déduire une intention génocidaire

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en l’absence de preuve directe

d’une intention génocidaire, la Croatie se rabat sur des «déductions». Elle engage la Cour à

18 conclure à l’existence d’une intention génocidaire sur le fondement d’une «ligne de

conduite ... impliquant des actes proscrits et visant un groupe protégé» . Le demandeur déduit

cette soi-disant intention génocidaire du prétendu schéma d’agissements criminels ou délictueux

dirigés systématiquement contre le groupe croate en tant que tel. Il s’appuie sur «l’effet cumulatif»

des crimes commis contre les Croates et invite la Cour à considérer cet «ensemble de crimes»
15
comme équivalant à un génocide . Il s’agit là d’une démarche hasardeuse, reposant sur des faits

qui sont caractéristiques d’un grand nombre de conflits ethniques à travers le monde. Aussi faut-il

beaucoup d’imagination pour passer de ces actes au génocide défini par la convention.

22. Une ligne de conduite, un schéma d’activités criminelles ou une pluralité de crimes de

droit commun ne sauraient, en soi, constituer un génocide. Dans l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, la Cour a expressément rejeté l’hypothèse générale selon laquelle «le schéma

même des atrocités commises sur une très longue période, à l’encontre de [groupes nationaux ou

ethniques] démontre l’intention [génocidaire] nécessaire». Elle a jugé que, pour qu’une ligne de

conduite puisse être admise en tant que preuve de l’intention spécifique de détruire le groupe en

tout ou en partie, cette prétendue ligne de conduite «devrait être telle qu’elle ne puisse qu[e]

16
dénoter l’existence» de cette intention spécifique .

Les éléments provenant du TPIY

23. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, la Cour a déclaré que, à plus d’un titre, la façon dont le TPIY avait donné

suite aux accusations de génocide avait été très utile aux fins de déterminer si un génocide avait ou

non été commis. D’une certaine façon, la question est tranchée sur ce point, puisqu’aucune

accusation de génocide n’a été portée devant le Tribunal par suite du conflit qui s’est déroulé en

14
Contre-mémoire soumis par la République de Serbie (CMS), décembre 2009, par. 939.
15Réplique de la République de Croatie (RC), par. 9.6-9.11, 9.20 et suiv. ; CR 2014/6, p. 40, par. 39 (Starmer) ;
CR 2014/8, p. 47, par. 83 (Starmer) ; CR 2014/12, p. 31, par. 72, et par. 76, point 3) (Starmer).
16
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 197, par. 373. - 12 -

Croatie. Malgré le nombre élevé de personnes accusées par le TPIY à raison des crimes qui

constituent le fondement de la requête en la présente instance, le procureur n’a jamais formellement

accusé quiconque de génocide.

24. La Croatie, ne reculant devant rien, avance que la décision du procureur de ne pas retenir

l’accusation de génocide est, en substance, sans intérêt. Pour être tout à fait clair, Monsieur le

19 président, la Serbie ne prétend pas le contraire, à savoir que l’exercice par le procureur de son

pouvoir discrétionnaire établirait une sorte de présomption irréfragable. Toutefois, la décision du

procureur nous semble être un facteur pertinent, ni plus ni moins. Mardi dernier, M. Starmer a cité

Richard Goldstone, qui a été le premier procureur en exercice au TPIY. M. Goldstone a formulé

les observations citées suite à l’arrêt rendu par la Cour en 2007 dans le cadre d’une critique plus

générale dudit arrêt, qui a fait l’objet d’un article dans une revue universitaire. Or je pense que les

vues de M. Goldstone concernant le pouvoir discrétionnaire du procureur auraient été encore plus

convaincantes s’il les avait exprimées avant que la Cour ne rende son arrêt, et non en 2008 dans le

cadre d’une tentative visant à remettre celui-ci en question. La Croatie l’a ainsi cité : «la décision

du procureur de ne pas retenir le chef de génocide dans un acte d’accusation peut être entièrement

17
étrangère à une éventuelle absence de preuves de l’exécution du génocide» . C’est juste. Le mot

le plus important dans cette phrase est bien «peut». En effet, la décision peut aussi être entièrement

liée à l’absence de preuves.

25. Sir Keir a dit la semaine dernière à la Cour que

«l’action du procureur du TPIY est ... d’emblée limitée par les éléments de preuve
disponibles à ce stade de la procédure, ce qui aura une incidence sur l’instruction et,

partant, sur la décision concernant les accusations à porter. Comme tout procureur en
conviendra, il est de fait très rare de disposer de tous les éléments nécessaires au début
d’une instruction et, dans nombre de cas, celle-ci aurait connu un tout autre
déroulement si d’autres renseignements avaient été d’emblée portés à la connaissance
du procureur. C’est l’un des éternels problèmes qui marquent le processus
18
d’instruction et de poursuite en matière pénale.»

Il s’agit là d’une observation intéressante, quoique totalement conjecturale. Quels sont donc ces

éléments de preuve décisifs dont dispose la Croatie, qui ont été produits devant la Cour, qui

n’avaient pas été portés à la connaissance du procureur du TPIY et qui, à ce titre, ne faisaient pas

17
CR 2014/6, p. 38, par. 32 (Starmer).
18Ibid., p. 35, par. 23 (Starmer). - 13 -

partie du dossier dans le cadre des procédures portées devant celui-ci ? La Croatie peut-elle nous

montrer ces preuves accablantes qu’elle prétend avoir trouvées, mais qui auraient échappé à

Richard Goldstone, à Louise Arbour, à Carla del Ponte et à Serge Brammertz ?

26. Le procureur du TPIY est un fonctionnaire international responsable dont le rôle est de

porter des accusations correspondant de la façon la plus réaliste possible aux actes commis et d’en

faire la preuve. En règle générale, il inculpera l’individu du crime le plus grave pouvant être établi

sur la base des actes en question. L’absence totale d’accusation de génocide à raison des crimes

commis à l’encontre de la population croate donne à penser que l’organe ayant procédé aux

20 enquêtes internationales les plus poussées sur le conflit qui s’est déroulé en Croatie dans les

années 1990 n’est pas parvenu à recueillir d’éléments de preuve établissant la commission d’un

génocide . Comment cela pourrait-il être sans intérêt pour l’espèce ?

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aimerais revenir sur

certaines des observations de sir Keir à ce sujet. Il a déclaré

«[qu’o]n est donc amplement fondé à soutenir qu’il convient de ne pas attacher

davantage d’importance à l’exercice d’un tel pouvoir discrétionnaire par le procureur
du TPIY que s’il était exercé par le parquet d’une juridiction nationale au
fonctionnement comparable» . 20

M. Starmer n’a pas réellement précisé sur quoi il fondait cet argument, qui semble reposer

uniquement sur l’hypothèse selon laquelle tous les procureurs agissent de façon identique à ceux

exerçant dans le cadre du système anglais de common law. Or, je suis convaincu que tel n’est pas

le cas, ainsi que M. Damaska, spécialiste de procédure pénale comparée, pourrait nous le confirmer

s’il était présent dans cette salle.

28. Au TPIY, c’est d’abord la mise en place de ce qu’on appelle la «stratégie d’achèvement

des travaux» qui a assujetti le pouvoir discrétionnaire du procureur à des contraintes juridiques

formelles. Proposée par le Tribunal lui-même en 2002 après concertation entre les juges et le

procureur, cette stratégie avait pour objet de «concentrer davantage la mission du Tribunal sur le

jugement des plus hauts responsables des crimes les plus attentatoires à l’ordre public

19
DS, par. 282 et 288.
20CR 2014/6, p. 34, par. 19 (Starmer). - 14 -

international» .1 Ainsi, les crimes les moins graves ont été renvoyés vers les juridictions

nationales. Le règlement du Tribunal a été modifié pour permettre au Bureau d’examiner les

demandes de mise en accusation en vue de déterminer si l’acte d’accusation visait bien «un ou

plusieurs des hauts dirigeants» . Le procureur transmet tous les six mois au Conseil de sécurité un

rapport sur la mise en œuvre de cette «stratégie d’achèvement». Il s’agit là de limites au pouvoir

discrétionnaire qui n’ont pas d’équivalent direct dans les systèmes judiciaires nationaux de droit

commun.

29. La procédure engagée contre Radovan Karadžić, dirigeant des Serbes de Bosnie, en livre

d’ailleurs un exemple intéressant. L’acte d’accusation modifié à l’encontre de Karadžić a été établi

en 2008, soit un an après l’arrêt de la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine et suite à

l’arrestation et au transfert de l’intéressé à La Haye . Le procureur aurait pu tout aussi bien

accepter les conclusions de la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, abandonner les

21 allégations de génocide eu égard aux municipalités qui figuraient dans les précédents actes

d’accusation dressés contre Karadžić, et retenir l’accusation de génocide uniquement concernant

Srebrenica. Or il a tenu à maintenir l’accusation de génocide pour lesdites municipalités. De

surcroît, lorsque ces accusations ont été rejetées par la chambre de première instance à l’issue du

procès, le procureur a interjeté appel. J’ai formulé plusieurs observations sur cette affaire lundi

dernier et ne les répéterai pas ici. Toutefois, cet exemple démontre l’importance d’une accusation

de génocide aux yeux du procureur, quand il considère, bien entendu, qu’il dispose de moyens

suffisants à cet effet.

24
30. Contrairement à ce que fait valoir le demandeur , il n’est tout simplement pas plausible

que, dans les affaires Milošević, Babić et Martić, qui ont toutes trait aux allégations formulées dans

la requête introduite par la Croatie auprès de la Cour, le procureur du TPIY ait décidé de ne pas

porter d’accusations de génocide en raison, pour reprendre les termes employés par la Croatie,

«[du] coût, [de] la durée et [de] la facilité de gestion de la procédure ... [ou des] difficultés liées à

21
Dixième rapport annuel du TPIY, Nations Unies, doc. A/58/297-S/2003/829, par. 4.
22Article 28, par. A), du règlement de procédure et de preuve, modifié le 6 avril 2004.

23Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), deuxième acte d’accusation modifié, 18 février 2009.
24
RC, par. 2.27, point 3. - 15 -

l’identification et à l’arrestation des auteurs des actes ou des responsables hiérarchiques, ainsi que

la disponibilité des témoins». Pour étayer pareil argument, il faudrait que la Croatie fournisse à la

Cour des informations plus précises. En quoi des accusations de génocide auraient-elles pu avoir

une incidence inacceptable sur «le coût, la durée et la facilité de gestion de la procédure» ?

Pourquoi le procureur du TPIY aurait-il renoncé aux accusations de génocide s’agissant des

affaires concernant la Croatie en raison «[du] coût, [de] la durée et [de] la facilité de gestion de la

procédure», alors qu’il a insisté pour retenir pareilles accusations dans le cas de Karadžić ? Nous

tenons pour parfaitement absurde l’argument de la Croatie selon lequel le procureur se serait senti

dépassé par des «difficultés liées à l’identification et à l’arrestation des auteurs des actes ou des

responsables hiérarchiques, ainsi que la disponibilité des témoins». La question est celle de savoir

pourquoi il (ou elle) n’a pas accusé de génocide les personnes qui sont actuellement emprisonnées

dans l’attente de leur procès, et non des fonctionnaires fantômes, difficiles à identifier et

impossibles à arrêter.

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour terminer sur ce point, si

le procureur a connu des difficultés liées à «la disponibilité des témoins», cela en dit long sur les

problèmes de preuve auxquels fait face la Croatie en la présente instance. Peut-être que, en

introduisant sa requête, celle-ci caressait l’espoir que la Cour adopterait une norme de preuve bien

plus faible que celle qui a normalement cours dans les procès pénaux et accueillerait plus

favorablement sa demande. A l’époque, d’aucuns ont dit qu’il serait bien plus facile de prouver la

perpétration d’un génocide devant la Cour qu’auprès des tribunaux pénaux internationaux, dans

l’hypothèse où celle-ci adopterait le critère d’établissement de la preuve applicable en matière

22 civile, c’est-à-dire le critère de l’hypothèse la plus vraisemblable . Cet argument avait d’ailleurs

déjà été avancé devant la Cour en 2006. Toutefois, les espoirs du demandeur sur ce point se sont

évanouis lorsque la Cour a confirmé, dans l’arrêt rendu en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, que des accusations d’une aussi exceptionnelle gravité devaient être

«clairement avérées» par des éléments «ayant pleine force probante» . 26

25Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 208.

26Ibid., par. 209. - 16 -

32. J’en viens à présent à ma dernière observation en ce qui concerne la pertinence des

éléments provenant du TPIY. Je m’éloigne ainsi de la question du pouvoir discrétionnaire du

procureur pour m’attacher aux conclusions formulées par les juges. Le 5 mars, dans son exposé,

sir Keir a abordé le principal jugement rendu par le TPIY à propos des événements survenus à

Vukovar. Il a rejeté l’explication fournie par la Serbie, laquelle est fondée sur le conflit armé

proprement dit et les décisions tactiques délicates prises dans ce qui a parfois été qualifié de conflit

asymétrique, alors que les deux camps ne disposent pas des mêmes ressources et adoptent des

stratégies de combat différentes. Il s’agit pourtant d’un scénario commun dans nombre de régions

du monde qui sont le théâtre de conflits armés. Or, en l’occurrence, comme l’a souligné sir Keir, la

chambre de première instance du TPIY n’a pas réellement retenu la thèse avancée par la défense, à

savoir qu’il s’agissait d’une simple caractéristique des conflits armés. Il a cité, mais en partie

uniquement, quelques paragraphes particulièrement accablants du jugement concernant la

démarche de la JNA. Il a notamment tronqué une phrase, dont voici le texte intégral :

«De l’avis de la Chambre, les éléments de preuve montrent dans l’ensemble que
la punition terrible infligée à Vukovar et à la population civile de la ville et des
environs avait valeur d’exemple pour ceux qui n’acceptaient pas le Gouvernement

fédéral de Belgrade contrôlé par les Serbes, son interprétation des lois de la RFSY ou
encore le rôle de la JNA pour qui le ma27tien de la fédération yougoslave était une
condition essentielle de sa pérennité.»

33. Les trois juges qui ont formulé cette observation concernant les motivations de la JNA et

le «plan» serbe sont parvenus à cette conclusion après 189 jours d’un procès dans le cadre duquel

188 témoins ont été cités et 847 pièces produites. Ils avaient des événements survenus à Vukovar

une connaissance qui, sauf le respect que je dois à la Cour, est sans commune mesure avec la portée

limitée de l’instruction menée en l’espèce. Leurs conclusions sont extrêmement sévères et les

accusés ont été condamnés à de longues peines d’emprisonnement. Toutefois, si l’attaque sur

Vukovar avait eu pour objet de détruire, en tout ou en partie, un groupe ethnique, les juges de la

chambre de première instance n’auraient-ils pas formulé une quelconque observation en ce sens ?

Cela ne se serait-il pas traduit dans le prononcé de la peine, les juges devant alors tenir compte des

éventuels facteurs aggravants ?

27Le Procureur c. Mrkšić et consorts (IT-95-13/1-T), jugement, 27 septembre 2007, par. 471. - 17 -

23 L’affaire Martić

34. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur s’est référé à

maintes reprises aux conclusions énoncées par le Tribunal dans une autre affaire, à savoir celle qui

concerne Milan Martić, l’un des dirigeants politiques et militaires les plus importants et les plus

28
influents au cours de la période en question . En novembre 1995, dans l’un des premiers actes

d’accusation dressés par le TPIY, Martić a été inculpé de crimes de guerre et de crimes contre

l’humanité. La chambre de première instance du TPIY l’a jugé coupable du meurtre de

189 personnes et l’a condamné à une peine de trente-cinq ans d’emprisonnement. Le terme de

«génocide» n’est apparu nulle part dans l’acte d’accusation, dans le jugement de première instance

ou dans l’arrêt de la chambre d’appel, si ce n’est dans quelques passages qui ne sont pas pertinents

en l’espèce puisqu’ils concernent des crimes reprochés à des Croates et non à des Serbes , ou 29

encore le critère d’établissement de la preuve appliqué par la Cour en l’affaire concernant la

30
Bosnie-Herzégovine .

35. La Croatie invoque le jugement rendu en l’affaire Martić à l’appui de sa prétention

31 32
concernant la perpétration d’un génocide et le fait que celui-ci est imputable à la Serbie , voire

pour fonder l’application du paragraphe 2) de l’article 10 des articles de la Commission du droit

33
international (CDI) sur la responsabilité de l’Etat . En réalité, pourtant, le jugement Martić est

bien moins favorable au demandeur que celui-ci ne veut le reconnaître, certaines de ses conclusions

allant même dans le sens de la thèse de la Serbie en l’espèce . 34

36. Martić a été condamné pour crimes de guerre à raison du bombardement de Zagreb, mais

acquitté du crime contre l’humanité de persécution, faute de preuve suffisante d’une intention

28Le 4 janvier 1991, Milan Martić a été nommé secrétaire aux affaires intérieures de la SAO Krajina. Le
26 février 1992, il a été réélu ministre de l’intérieur. Le 25 janvier 1994, il a été élu président de la république serbe de
Krajina (RSK).

29 Le Procureur c. Martić (IT–95–11–T), jugement, 12 juin 2007, par. 331 et 334 ; Le Procureur c. Martić
(IT-95–11–A), arrêt, 8 octobre 2008, par. 32 et 38.

30Le Procureur c. Martić (IT-95-11-A), arrêt, 8 octobre 2008, par. 50.
31
RC, par. 9.34-9.35, ainsi que ses plaidoiries ; voir par exemple, CR 2014/6, CR 2014/8, CR 2014/10.
32
RC, par. 9.67, 9.71, 9.75, etc., ainsi que ses plaidoiries ; voir par exemple, CR 2014/6, CR 2014/8, CR 2014/10.
33RC, par. 7.62.

34DS, par. 417. - 18 -

35
discriminatoire fondée sur l’appartenance ethnique . Il a également été jugé non coupable du

crime d’extermination, car les meurtres ne présentaient pas l’élément d’échelle nécessaire pour

36
constituer ce crime contre l’humanité . Le procureur n’a pas fait appel de l’acquittement prononcé

24 du chef d’extermination, ce qui laisse supposer un certain acquiescement envers la décision de la

chambre de première instance et la reconnaissance de l’inutilité d’un pourvoi.

37. Certains des jugements et arrêts les plus récents associent le génocide au crime contre

l’humanité que constituent les persécutions, l’élément moral de ces deux crimes se caractérisant par

une composante discriminatoire analogue. Le crime de persécution doit viser un groupe précis,

condition assez semblable à celle que comporte le crime de génocide. Cet aspect a toutefois

relégué au second plan un autre point commun entre le génocide et les crimes contre l’humanité,

qui a trait à l’acte d’extermination. Ainsi, en l’absence d’extermination en tant que crime contre

l’humanité, on se situe hors du champ d’application du crime de génocide, qui requiert la

destruction physique du groupe concerné.

38. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le terme «extermination» est

apparu pour la première fois en droit pénal international positif dans la définition des crimes contre

l’humanité établie par le statut de Londres, texte constituant le fondement juridique du procès de

Nuremberg. La Cour se souviendra assurément que, contrairement aux statuts des tribunaux

pénaux internationaux plus récents, dont les dispositions attributives de compétence

ratione materiae mentionnent expressément le crime de génocide et les crimes contre l’humanité,

le statut de Londres ne contenait aucune référence au crime de génocide. De fait, Robert Jackson,

négociateur américain à la conférence de Londres, puis procureur américain lors du procès, a

occasionnellement employé le terme de génocide, étant profondément convaincu que ce que nous

appelons aujourd’hui le génocide des juifs d’Europe devait être puni par le Tribunal militaire

international de Nuremberg. Selon lui, la notion de génocide entrait parfaitement dans le cadre du

crime contre l’humanité qu’était l’extermination . Dans l’exposé qu’il a fait à la Cour la semaine

35Le Procureur c. Martić ( IT-95-11-T), jugement, 12 juin 2007 ; Le Procureur c. Martić (IT-95-11-A), arrêt,
8 octobre 2008.

36Le Procureur c. Martić (IT-95-11-T), jugement, 12 juin 2007, par. 404.
37
Voir également le compte rendu des débats rédigé par Raphael Lemkin à l’époque de la rédaction de la
résolution 96 (I) de l’Assemblée générale des Nations Unies : Donna-Lee Frieze (dir. publ.), Totally Unofficial: The
Autobiography of Raphael Lemkin, New Haven, Yale University Press, 2013, p. 131. - 19 -

dernière, M. Sands a judicieusement fait référence aux nombreuses mentions du terme «génocide»

dans le cadre des procès de Nuremberg. La lecture de ces documents donne l’impression que la

notion de génocide, qui restait encore à définir en droit international positif à l’époque du procès,

était en pratique synonyme de l’extermination en tant que crime contre l’humanité. Cette

hypothèse est renforcée par l’interprétation contemporaine que nous faisons du génocide, à savoir

celle d’un crime qui se limite à la destruction physique du groupe visé.

25 39. C’est la raison pour laquelle l’acquittement de Milan Martić du chef d’extermination est

si important au regard de la présente instance. Le demandeur fait valoir que le génocide peut être

établi par la preuve d’un ensemble de «moyens physiques et psychologiques», même en l’absence

d’extermination. Si pareille interprétation du crime de génocide pouvait éventuellement être

soutenue en 1999, lors du dépôt de la requête, elle est désormais totalement incompatible avec

l’état actuel du droit, ainsi que la Cour l’a confirmé en 2007 dans son arrêt.

40. De surcroît, le jugement Martić fournit sa propre explication de l’absence de poursuites

devant le TPIY concernant les municipalités de Šibenik et Drniš. S’agissant de cette dernière, la

chambre de première instance a fait observer que la population croate avait été victime de

«harcèlement et [d]’intimidation». Le procureur n’a manifestement pas considéré que le

«harcèlement et l’intimidation» étaient de la compétence du Tribunal, qui ne peut statuer que sur

les violations graves des conventions de Genève que sont les violations des lois ou coutumes de la

guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide.

41. Le jugement Martić n’établit pas l’existence d’un enchaînement d’événements

susceptible d’être constitutif du crime de génocide. En outre, on ne trouve dans le jugement Martić

aucune constatation, même gratuite ou insuffisante, permettant d’imputer à qui que ce soit d’autre

qu’à Milan Martić lui-même les crimes commis dans la SAO Krajina, à l’exception de la

déportation et du transfert forcé. La chambre de première instance a en effet jugé que seuls ces

derniers crimes relevaient de l’objectif de l’entreprise criminelle commune. Selon la chambre, cet

objectif se limitait à «créer un territoire ethniquement serbe en en chassant la population croate et

non serbe» . Si la chambre a déclaré Martić coupable de crimes qui ne s’inscrivaient pas dans

38Le Procureur c. Martić (IT-95-11-T), jugement, 12 juin 2007, par. 445-446. - 20 -

l’objectif de l’entreprise criminelle commune, c’est sur le fondement de sa situation particulière par

rapport aux crimes et à la connaissance qu’il en avait, du fait qu’il avait «délibérément pris le

risque que soient commis contre la population non serbe les crimes dont elle a jugé qu’ils

39
n’entraient pas dans le cadre du but commun» .

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le jugement rendu en

l’affaire Martić permet également de mieux comprendre la nature de l’agression dont la Krajina a

été la cible. En effet, il y est fait référence à des éléments de preuve attestant de

«déplacements ... de la population croate ... à la suite du harcèlement et de l’intimidation que cette

population a subis» , du «déplacement de la population non serbe» et «[d’]un climat coercitif tel
26
42
que les Croates et autres non-Serbes ne pouvaient que prendre la fuite» . On y lit encore ce qui

suit :

«Les actes de violence et d’intimidation dirigés contre la population croate et

non serbe notamment ... les brutalités, le vol, le harcèlement et la destruction de
maisons et d’églises catholiques monnaie courante dans la RSK de 1992 à 1995, se
sont soldés par l’exode de ces populations du territoire de la RSK» . 43

Si tant est que pareils actes aient eu lieu, ils sont tout à fait répréhensibles et regrettables. Leurs

responsables devaient être traduits en justice, et tel a été le cas pour nombre d’entre eux. Toutefois,

ils ne relèvent absolument pas de la compétence de la Cour en la présente instance.

43. Pour les raisons que je viens d’exposer, le poids excessif accordé par le demandeur au

jugement Martić n’est d’aucune aide à la Cour. C’est sans fondement que le demandeur présente

«l’éradication» de la population croate comme une constatation du TPIY. Bien au contraire, le

44
jugement rendu en l’affaire Martić, comme dans les affaires Mrkšić et consorts, Jokić et Strugar ,

confirme que les actes pour lesquels les accusés ont été condamnés ne pouvaient recevoir la

qualification juridique de génocide.

39
Le Procureur c. Martić (IT-95-11-T), jugement, 12 juin 2007, par. 454.
40
Ibid., par. 299.
41Ibid., par. 300.

42Ibid., par. 444.
43
Ibid., par. 351.
44Pour plus de détails, voir CMS, par 175. - 21 -

La déduction de l’intention génocidaire

44. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les commentateurs et les

journalistes disent souvent qu’«il est très difficile de prouver la perpétration d’un génocide»,

comme s’il s’agissait d’un crime tel que les violences sexuelles sur mineurs, pour lequel différents

facteurs qui lui sont propres, dont la stigmatisation sociale et la question de la fiabilité des

témoignages d’enfants, compliquent la tâche des enquêteurs, des procureurs et des juges. Or il se

trouve que le génocide est facile à prouver, lorsqu’il a effectivement eu lieu. La nature du crime,

son échelle et le fait qu’il soit associé à une propagande raciste et xénophobe font que, lorsqu’il y a

effectivement génocide, les éléments de preuve peuvent rarement être mis en doute, et l’élément

intentionnel se manifeste de façon plutôt évidente. Les problèmes de preuve en matière de

27 génocide et c’est bien à cela que fait face le demandeur en l’espèce sont entièrement dus à la

difficulté de prouver un événement qui n’a pas eu lieu.

45. Venons-en à présent à un extrait bien connu d’une des premières décisions rendues par la

Cour en matière contentieuse, à savoir l’affaire du Détroit de Corfou :

«Les moyens de preuve indirecte sont admis dans tous les systèmes de droit et
leur usage est sanctionné par la jurisprudence internationale. On doit les considérer
comme particulièrement probants quand ils s’appuient sur une série de faits qui
s’enchaînent et qui conduisent logiquement à une même conclusion...

La preuve pourra résulter de présomptions de fait à condition que celles-ci ne
45
laissent place à aucun doute raisonnable.»

La Cour a ainsi encadré de façon très prudente le rôle des moyens de preuve indirecte. Il convient

par ailleurs de garder à l’esprit le contexte dans lequel la Cour a formulé ce célèbre dictum. En

l’affaire du Détroit de Corfou, la question était de savoir si la connaissance du mouillage pouvait

être imputée à l’Albanie. Les questions de preuve qui se posent en l’espèce sont d’une nature très

différente. Le différend ne porte pas sur la connaissance de faits ; en effet, le cadre factuel a été

bien établi, en grande partie grâce aux efforts et à la détermination déployés par le TPIY. Le débat

porte essentiellement sur l’élément moral, pour lequel il est particulièrement hasardeux, voire

dangereux, de se fonder sur des présomptions de fait.

45 Affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord c. Albanie), arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 18. - 22 -

46. En particulier, la preuve d’actes constituant des atteintes graves à l’intégrité physique ou

mentale des membres d’un groupe, en l’occurrence les Croates, ne suffit pas à établir l’élément

matériel constitutif du crime de génocide. Elle n’est pas non plus suffisante pour démontrer que les

membres du groupe ont été tués ou qu’ils se sont vu infliger des conditions d’existence inhumaines.

L’élément matériel fondamental du crime de génocide est en fait la destruction du groupe, en tout

ou en partie. Cet élément matériel suppose la commission d’une multitude d’actes individuels qui

contribuent à la destruction physique du groupe en tant que tel. Pareils actes doivent être de nature

à entraîner une telle destruction, ainsi que la chambre d’appel du TPIR l’a récemment fait observer.

47. En l’espèce, le simple «effet cumulatif» des attaques soi-disant généralisées et

systématiques à l’encontre de la population croate, invoqué par le demandeur, ne suffit à établir ni

l’élément moral ni l’élément matériel constitutifs du crime de génocide. Aucun des facteurs
46
28 spécifiques qui, selon la Croatie, «peut suffire à prouver l’intention génocidaire» , qu’il soit

envisagé à titre individuel ou collectif, ne permet d’établir l’existence d’une telle intention ou de

l’élément matériel du crime de génocide.

Les allégations relatives à la Slavonie orientale et à d’autres régions 47

48. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en ce qui concerne le conflit

en Slavonie orientale, le demandeur fait état des poursuites pénales engagées contre des Serbes de

Croatie . Sa réplique contient une énumération relativement longue d’atrocités qui auraient été

commises pendant le conflit armé. Les éléments les plus marquants ont de nouveau été exposés

lors des plaidoiries, photographies et vidéos à l’appui. Le tableau en a encore été complété par la

déposition, devant la Cour, de certains des témoins. C’est enfoncer une porte ouverte que de dire

que le conflit comportait une importante dimension ethnique. Nul doute que la haine d’origine

ethnique a motivé en grande partie le comportement des auteurs des crimes perpétrés, quel que soit

leur camp. Il n’y a cependant là rien de nouveau pour étayer la thèse du demandeur.

49. L’analyse des événements survenus dans d’autres régions croates est semblable à celle

effectuée pour la Slavonie orientale, qui a toujours été au cœur de l’argumentation de la Partie

46
MC, par. 8.16.
47MC, chap. 4 et 5 ; RC, chap. 5 et 6.
48
RC, par. 5.7-5.8. - 23 -

adverse. Les défauts qui entachent l’étude réalisée par cette dernière sur la Slavonie orientale se

retrouvent dans son examen des faits concernant le reste de la Croatie. Ainsi que le demandeur le

soutient, «[l]e même schéma génocidaire analysé en détail dans le cas de la Slavonie orientale a été

49
reproduit dans ces régions» .

50. La perpétration de divers crimes par des forces associées aux Serbes de Croatie au cours

du conflit qui a eu lieu sur le territoire de celle-ci n’est pas remise en cause. Le défendeur les

condamne, ce qu’attestent les poursuites entamées devant les juridictions serbes, dont nous avons la

50
satisfaction de constater que le demandeur a pris acte . Néanmoins, aucune de ces poursuites, que

ce soit devant le TPIY ou devant des tribunaux serbes, ne porte sur le crime de génocide. Il ne faut

pas oublier non plus que les autres Etats ont la possibilité d’engager des poursuites sur la base de la

compétence universelle. Or, bien que certaines juridictions nationales de l’extérieur de la région se

soient ainsi saisies d’affaires découlant des conflits en ex-Yougoslavie, aucune de celles-ci n’a trait

29 à un génocide censément perpétré par des Serbes en Croatie. Les tribunaux croates semblent être

les seuls au monde à avoir envisagé de traduire des Serbes en justice pour un tel crime. Ces procès

étaient manifestement politisés et reposaient sur des définitions extravagantes de ce crime . 51

51. Le demandeur se réfère à de nouveaux documents de la JNA qui, selon lui, fournissent la
52
preuve de l’intention génocidaire . Les formules qui y sont utilisées correspondent en fait très

bien à des objectifs et activités purement militaires et, comme c’est le cas de la plupart des

expressions employées dans le cadre d’opérations militaires, où il est question de «nettoyage» et de

«destruction» de «l’ennemi», il est possible de leur prêter des interprétations fantaisistes, ce qu’a

fait le demandeur. Il convient également de remarquer que ce dernier interprète les références aux

«forces oustachies» comme la preuve de l’intention génocidaire, en insinuant que ces termes

53
englobent toute la population croate . C’est tout aussi absurde que d’affirmer que l’expression

«forces nazies» renvoie en réalité à tous les Allemands de l’époque de la seconde guerre mondiale.

49
MC, par. 1.30.
50RC, par. 5.8.

51Voir CMS, par. 184-199.
52
RC, par. 5.9 à 5.11.
53RC, par. 11.40-11.45 ; voir, par exemple, CR 2014/6, p. 26, par. 43 ; p. 58, par. 17 (Sands) ; p. 44, par. 10
(Špero). - 24 -

Soit dit en passant, le demandeur se montre nettement plus indulgent lorsqu’il s’agit d’interpréter

les propos de l’ancien président de la Croatie, enregistrés à Brioni en juillet 1995.

54
Les allégations d’incitation au génocide et de discours haineux

52. Tant dans ses pièces de procédure que dans ses plaidoiries, le demandeur a formulé des

allégations assez sommaires en qualifiant certains d’actes d’«incitation au génocide» et de
55
«discours haineux» . Bien sûr, l’existence de preuves solides et incontestables d’une propagande

raciste associée à des actes de violence pourrait contribuer à établir l’intention génocidaire, compte

tenu de ce que le discours haineux peut revêtir diverses formes. Ce type de discours est parfois

considéré comme un facteur de risque en matière de génocide , ce qui est certainement vrai, dans

un sens général, bien qu’il soit exagéré de soutenir qu’il existe un lien de causalité direct entre le

discours haineux et le crime de génocide. Autant établir un rapport direct entre le rhume ordinaire

et une affection respiratoire mortelle.

30 53. Permettez-moi à présent d’en venir à l’analyse que le demandeur a faite de

l’affaire Babić jugée par le TPIY et en particulier à son affirmation selon laquelle, dans l’accord sur

le plaidoyer, l’accusé a reconnu avoir participé à l’entreprise criminelle «en prononçant des

discours ethniquement incendiaires visant à fomenter un climat de crainte et de haine parmi la

population serbe» . Il est tout simplement inexact de soutenir, comme le fait la Croatie, que de

tels aveux devraient être considérés «comme un élément de preuve supplémentaire de l’incitation

directe et publique» au génocide. En outre, dans le contexte actuel, il convient de faire observer

que, si la jurisprudence du TPIY atteste à l’occasion de la tenue de «propos haineux», aucune

accusation n’a été portée pour «incitation directe et publique à commettre un génocide», même

dans les affaires relatives à Srebrenica. Enfin, il y a lieu d’être prudent lorsque l’on s’appuie un

accord sur le plaidoyer pour établir des faits. La décision de renoncer à des accusations de

génocide en contrepartie d’un plaidoyer de culpabilité sur une accusation moins grave présente le

54 MC, par. 8.16, point 2 ; RC, chapitre 9, par. 9.6, point b).

55 MC, par. 7.79-7.82, 8.23-8.26 ; CR 2014/6, CR 2014/10, CR 2014/12.
56
Voir, par exemple, le document du Conseiller spécial pour la prévention du génocide des Nations Unies intitulé
«Preventing incitement: Policy options for action», novembre 2013 (http://www.un.org/en/preventgenocide/
adviser/documents.shtml).
57 RC, par. 9.52. - 25 -

même intérêt que celle de retenir de telles inculpations dans l’acte d’accusation. Il convient de ne

pas accorder trop d’importance à ce type d’arrangement passé entre le procureur et l’accusé et

accompagné d’un exposé conjoint des faits, qui n’est que sommairement approuvé par les juges,

sans examen des éléments de preuve.

Absence de répression ?

54. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur avance

enfin assez singulièrement que le défendeur viole la Convention de 1948 en n’engageant pas

de poursuites pour actes génocidaires. Nous avons montré que des combattants serbes ayant

commis des crimes pendant le conflit ont bel et bien été poursuivis, tant par le TPIY que par les

juridictions serbes. Bien entendu, ils n’ont pas été condamnés pour génocide. Mais ce reproche

est-il bien sérieux ? Le demandeur prétend-il que le procureur du TPIY viole lui aussi la

Convention sur le génocide en omettant de lancer des poursuites pour ce crime ?

Conclusion

55. La semaine dernière, la Cour a écouté, de nombreuses heures durant, des plaidoiries

consacrées aux horreurs de la guerre, à des récits qui frisaient parfois le sensationnalisme. Les

conseils de la Croatie avaient beau présenter leurs excuses avant la projection de photographies

terribles et perturbantes, tout cela n’était peut-être pas entièrement nécessaire. C’était pénible à
31

regarder, et les pièces écrites contiennent suffisamment de détails. Faire face à cette tragédie est

difficile pour nous tous qui chérissons la vie humaine et abhorrons la guerre, le racisme et les

atrocités qui y sont liées.

56. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pendant le week-end, j’ai relu

l’arrêt que la Cour a rendu en 2007 dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. Je me suis

alors demandé si un observateur bien informé, ayant suivi cette procédure et étudié le dossier,

envisagerait de défendre la thèse du génocide eu égard au conflit en Croatie, en 1991 et au début de

l’année 1992, sachant que, dans son arrêt de 2007, la Cour a conclu qu’une telle thèse n’avait pas

été démontrée en ce qui concerne le conflit bosniaque, de 1992 à 1995, avant le massacre de

Srebrenica. En 2007, la Cour a pu s’appuyer sur des éléments détaillés du TPIY, tout comme

aujourd’hui, s’agissant des événements survenus en Croatie. La seule différence réside dans - 26 -

l’absence de poursuites pour génocide dans le cas de la Croatie, aspect que les conseils du

demandeur ont tenté, de manière assez fourbe, de tourner à leur avantage en laissant entendre que,

en l’espèce, la Cour avait carte blanche en tant que juridiction de première instance.

57. J’engage la Cour à parcourir les éléments sur lesquels elle s’est appuyée dans l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine. Nous y retrouvons les mêmes protagonistes : la JNA, Arkan,

Šešelj ; personne ne manque à l’appel. La Cour s’était alors fondée sur les constatations des

chambres de première instance, qui ont tiré des conclusions sur des atrocités abominables,

prononcé des condamnations pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et infligé les

peines les plus sévères, plus rigoureuses en effet que toutes celles imposées dans le cadre des

poursuites intentées contre des Croates. La Cour s’est penchée sur le terrible siège de Sarajevo,

comme vous serez amenés à le faire en l’espèce pour celui de Vukovar. Dans l’arrêt concernant la

Bosnie-Herzégovine, la Cour s’est référée au rapport de la commission d’experts estimant que

10 000 personnes avaient été tuées ou portées disparues à Sarajevo. Elle a également cité le

jugement rendu en l’affaire Galić, qui fait état, en moyenne, de plus de 100 tués par mois entre

58
septembre et décembre 1992 et de 64 par mois tout au long de l’année 1993 . Un rapport d’expert

présenté par le procureur dans le procès Milošević a évalué le nombre de victimes à 9502, parmi

lesquelles figurent presque autant de combattants que de civils . Ces chiffres dépassent de loin

ceux dont il est question en l’espèce concernant le siège de Vukovar. Bien entendu, pour chaque

32 victime, la douleur et la souffrance sont les mêmes et, par cette comparaison, je ne sous-entends

pas que les conséquences ont été moins tragiques pour les Croates de Vukovar que pour les

habitants de Sarajevo. Mais si la Cour n’a pas conclu à la perpétration d’un génocide pendant le

siège de Sarajevo, pourquoi en déciderait-elle autrement quant à Vukovar ?

58. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la Cour a reconnu et cité une

conclusion de la chambre de première instance du TPIY selon laquelle «un ensemble d’atrocités

dont les Musulmans de la municipalité de Prijedor ont été victimes en 1992 … ont été établies

58 Affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 144, par. 247.

59 Le procureur c. Slobodan Milošević, pièce n 548, «Death toll in the Siege of Sarajevo, April 1992 to
December 1995, A Study of Mortality based on Eight Large Data Sources», 18 août 2003. - 27 -

60
au-delà de tout doute raisonnable» . Elle a par ailleurs repris les conclusions d’une autre chambre

de première instance selon lesquelles, dans le camp d’Omarska, «comme le montr[aient] les

éléments de preuve, plusieurs centaines de civils musulmans ou croates de Bosnie originaires de la

région de Prijedor [avaient] été détenus, et où des meurtres [avaient] été commis à grande

échelle» . A notre avis, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les éléments de

preuve qui vous sont soumis en l’espèce ne vont pas au-delà, que ce soit en quantité ou en qualité,

de ceux que vous avez examinés et admis dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine. Or,

en 2007, la Cour a déclaré ne pas être convaincue qu’il ait été «établi de façon concluante que les

meurtres de masse de membres du groupe protégé [avaient] été commis avec l’intention spécifique

(dolus specialis), de la part de leurs auteurs, de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel».

Elle a conclu : «Les meurtres brièvement présentés … peuvent constituer des crimes de guerre et
62
des crimes contre l’humanité, mais la Cour n’a pas compétence pour en juger.»

59. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans les plaidoiries de la

Croatie que nous avons entendues la semaine dernière, ce problème n’a jamais été abordé. La Cour

n’était-elle pas en droit de s’attendre à ce que le demandeur fasse au moins une tentative pour

distinguer les faits de l’espèce de ceux qui ont été examinés et soupesés dans l’arrêt de 2007 ? Car,

si la Croatie n’est pas en mesure de faire cette distinction, il est permis de se demander pourquoi,

tout compte fait, elle a introduit la présente instance devant la Cour. A moins, bien entendu,

qu’elle n’invite cette dernière à s’écarter de son arrêt en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine

et à définir une nouvelle orientation jurisprudentielle. Mais elle n’a pas osé évoquer une telle

possibilité. Il ne s’agit donc que d’une version réchauffée du plat servi en 2007 à la Cour, sorti du
33

réfrigérateur où il avait été mis en 1999 et passé au micro-ondes. C’est, comme on dit, du déjà-vu.

60. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous voyons difficilement

comment la Cour pourrait, s’agissant de la demande de la Croatie en l’espèce, parvenir à une

conclusion différente de celle qu’elle a adoptée dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine.

Cette demande, basée sur la Convention sur le génocide, est dépourvue de fondement. Tel a

60
Affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 149, par. 261.
61Ibid., p. 150, par. 264.
62
Ibid., p. 155, par. 277. - 28 -

toujours été le cas, bien que cela soit apparu de plus en plus clairement, au fur et à mesure de

l’évolution du droit au cours des quinze dernières années, grâce aux précisions apportées par la

jurisprudence de la Cour et des juridictions pénales internationales spécialisées.

61. Monsieur le président, voilà qui conclut mon exposé de ce matin. Puis-je vous demander

de donner la parole à M. Lukić ?

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, M. Schabas. Afin de ne pas interrompre la plaidoirie de

M. Lukić, la Cour va marquer une pause de quinze minutes dès maintenant, puis M. Lukić aura la

possibilité de s’adresser à elle. L’audience est donc suspendue pour quinze minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 10 à 11 h 30.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Je donne la parole à

M. Lukić. Monsieur Lukić, vous avez la parole.

M. LUKIĆ :

LA QUESTION DE LA RESPONSABILITÉ DE L ’ETAT

1. Le contrôle que l’Etat défendeur aurait exercé sur la JNA

Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un grand

honneur et un grand privilège que de me présenter à nouveau devant vous. Au nom du défendeur,

mon collègue, M. Dušan Ignjatović, et moi-même allons traiter de la question de l’attribution. Nos

arguments porteront sur deux points séparés et distincts, à savoir :

34 a) la prétendue responsabilité du défendeur au regard de crimes qui auraient été commis par

l’armée populaire yougoslave (la «JNA») et l’armée yougoslave (la «VJ»), sujet que je

présenterai ; et

b) la prétendue responsabilité du défendeur au regard de crimes qui auraient été perpétrés par

d’autres protagonistes du conflit armé, sujet dont M. Ignjatović traitera avant d’évoquer la

question de l’obligation de prévenir et de punir le crime de génocide. - 29 -

2. D’emblée, le défendeur tient néanmoins à noter que, s’agissant de l’attribution, il s’en

tiendra aux positions et arguments qu’il a exposés de manière détaillée dans le contre-mémoire et,

plus précisément, dans le chapitre V de la duplique. Il est toutefois fermement convaincu que la

Cour n’aura nul besoin de s’attarder sur cette question, puisque les arguments qui lui ont été

présentés à ce jour suffiront certainement à la convaincre que rien ne permet d’envisager la

responsabilité de la Serbie, telle qu’alléguée par le demandeur.

L’attribution en vertu du droit international coutumier

3. Monsieur le président, et à moins qu’il n’existe quelque raison particulière de s’en

affranchir (ce dont M. Tams a parlé hier), les articles de la Commission du droit international sur la

63
responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (les «articles de la CDI») , adoptés

en 2001, constituent le cadre juridique dans lequel s’inscrira le débat sur la question de

64
l’attribution, ainsi que l’a fait observer la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine . Ce

même critère devrait s’appliquer en l’espèce, de façon à déterminer si les actes commis par des

personnes ou des organes susceptibles d’avoir été, selon les conclusions de la Cour, les auteurs des

crimes qui auraient été commis pourraient être attribués au défendeur et si, en vertu du droit

international, la République de Serbie devrait en porter la responsabilité.

4. Selon le demandeur, au sens de l’article 4 des Articles de la CDI , la JNA était un organe

35 du défendeur pendant toute la période considérée, ce qui, à sons sens, est le principal élément

permettant de se prononcer sur la question de l’attribution. Le demandeur a cependant un autre

66
argument fondé sur les articles 8 et 10 2) de la CDI .

5. En réalité, étant donné que l’Etat défendeur n’existait pas avant le 27 avril 1992, il ne

saurait être tenu pour responsable, de quelque manière que ce soit, de l’un quelconque des actes ou

omissions dénoncés par le demandeur. La période pendant laquelle les événements se seraient

63«Responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite», résolution 56/83 de l’Assemblée générale,
12 décembre 2001, Nations Unies, doc. A/RES/56/83, annexe (ci-après, les «articles de la CDI»).

64Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 199, par. 379 (ci-après, «arrêt rendu en
l’affaire Bosnie-Herzégovine»).
65
Voir mémoire de la Croatie (MC), par. 8.47.
66Voir réplique de la Croatie (RC), par. 9.67 ; CR 2014/10, p. 38, par. 15. - 30 -

produits et le statut du défendeur revêtent donc une importance cruciale au regard de

l’établissement d’une éventuelle attribution.

6. Cela dit, le défendeur ne convient en rien que les actes postérieurs à la création de la RFY,

la République fédérale de Yougoslavie, le 27 avril 1992, pourraient lui être attribuables. Il tient

simplement à souligner que le droit international interdit formellement l’examen des faits antérieur

à la création de l’Etat défendeur.

7. Permettez-moi de rappeler que, dans le mémoire, le demandeur mentionne quelque

120 événements qu’il considère comme des actes de génocide. Sur ces 120 événements, seuls huit

ont eu lieu après le 27 avril 1992. Et pour cause, car dans leur immense majorité, ces

120 événements se sont déroulés en 1991. Qui plus est, le demandeur n’a pas fourni la moindre

preuve susceptible de démontrer qu’après la création de la RFY, des membres de la VJ en tant

qu’organe de la RFY ont pris part à l’un quelconque de ces prétendus crimes.

8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, avant de passer à l’analyse

détaillée de l’argumentation du demandeur sur la question de l’attribution, permettez-moi, à titre

préliminaire, de faire une remarque qui s’avère toutefois d’une importance considérable.

9. En substance, dans ses pièces de procédure sur la question, le demandeur fait abstraction

d’une distinction primordiale établie dans le droit de la responsabilité des Etats entre d’une part, les

agissements attribuables à un Etat et, d’autre part, les agissements attribuables à un mouvement.

Mes collègues, MM. Zimmermann et Tams, ont déjà traité de divers aspects de cette question ; elle

se pose cependant ici sous un angle différent qui mérite d’être examiné plus avant.

10. Comme l’ont montré mes collègues, pour de multiples raisons, les allégations du

demandeur portant sur des événements antérieurs au 27 avril 1992 ne sauraient s’appuyer sur

l’application de l’article 10 2) des articles de la CDI, étant donné que

a) cette disposition ne reflétait pas le droit international coutumier en 1991 ;

36 b) elle ne saurait se substituer aux règles applicables en matière de succession des Etats ; et

c) elle ne se rapporte tout simplement pas à des les cas tels celui qui nous concerne, dans lequel

aucun «mouvement» au sens de l’article 10 2) n’a existé et, à supposer qu’il ait existé, n’est pas

parvenu à ses fins. - 31 -

11. Bien évidemment, si un seul de ces arguments est confirmé, il ne sera pas nécessaire

d’aller plus loin. En réalité, la position du demandeur qui, comme nous l’avons montré, s’appuie

presque exclusivement sur des comportements antérieurs au 27 avril 1992, repose sur une

interprétation particulièrement libre d’une règle d’attribution déjà exceptionnelle.

12. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, à ce stade, le défendeur

aimerait attirer l’attention de la Cour sur une question différente, mais étroitement liée. Même

lorsqu’il aborde la question de l’attribution à proprement parler (par opposition aux questions de

compétence et de recevabilité), le demandeur ne cesse de prendre toujours plus de libertés avec le

droit de la responsabilité des Etats.

13. Dans les débats consacrés aux questions de compétence et de recevabilité, la Croatie a au

moins reconnu que l’article 10 2) n’était pas une règle d’attribution habituelle. Mais quand il s’agit

de la question de l’attribution, il n’y a plus de prudence qui vaille. Au lieu de l’article 10 2), qui

traite de la responsabilité des mouvements, voilà que la Croatie invoque les articles 4, 5 et 8 de la

CDI c’est-à-dire les règles générales d’attribution établies pour des Etats. Le demandeur tient

simplement pour acquis que la JNA faisait partie de la Serbie et elle en fait un organe d’Etat, au

sens de l’article 4, mais d’un Etat qui n’existait pas encore.

14. Monsieur le président, en l’espèce, l’attribution ne peut concerner qu’un mouvement et

non pas un Etat. Aucun Etat de Serbie n’existait avant le 27 avril 1992. La RFSY existait. Et la

Serbie fait valoir que, face à un cas si exceptionnel de responsabilité d’un mouvement, on ne

saurait se contenter d’appliquer les règles générales d’attribution comme la Croatie le fait .

15. Réfuter avec précision les allégations de la Croatie n’est pas chose aisée, car celle–ci

n’identifie pas clairement le mouvement en question. Comme M. Tams l’a fait remarquer hier, elle

se réfère parfois de façon très vague à un «mouvement de la Grande Serbie», cherchant ainsi à faire

relever des activités de toutes sortes de l’article 10 2). M. Tams a déjà démontré que cette tentative
37

était vouée à l’échec, un groupe sans grande cohésion ne pouvant être assimilé à un mouvement
67
puisqu’il manque de structures propres .

67CR 2014/14 (Tams). - 32 -

16. Dans le même temps, la Croatie fait également référence à la République socialiste de

Serbie, l’une des six Républiques constitutives de la RFSY, une entité non étatique jusqu’au mois

d’avril 1992. Peut-être serait-ce donc cela, ce soi-disant mouvement ? Mais si tel est le cas, alors à

quel titre le comportement de la JNA invoqué par la Croatie serait-il pertinent ? La JNA a peut-être

été bien des choses, mais jamais un organe de la République socialiste de Serbie. La responsabilité

de son comportement ne pourrait être attribuée à cet Etat que si l’article 10 2) en permettait

l’attribution à un mouvement (dans le cas exceptionnel de la responsabilité d’un mouvement)

semblable aux entités ou groupes mentionnés aux articles 5 et 8 du texte de la CDI.

17. La Croatie ne s’est pas attardée sur ces questions. Pour répondre à ce que nous venons

d’entendre, la Serbie a deux propositions juridiques à soumettre à la Cour :

18. Premièrement, de l’avis de la Serbie, dans un cas exceptionnel de responsabilité d’un

mouvement, il n’existe pas d’équivalent à l’article 8 du texte de la CDI. La responsabilité des

mouvements concerne, pour citer le rapporteur spécial M. Crawford en 1988, les «organes» du

68
mouvement . Ou, comme il est précisé dans le commentaire de la CDI, elle en concerne

«l’appareil» et non des acteurs non étatiques extérieurs aux structures du mouvement. Dans son

commentaire, la CDI a expressément exclu le comportement de membres du mouvement agissant à

70
titre individuel .

19. Deuxièmement, la Serbie conclut que, même si les règles générales d’attribution

pouvaient être adaptées à la situation prévue par l’article 10 2), il est clair qu’en l’appliquant par

analogie, la Cour devrait tenir compte du caractère particulier de cet article.

20. Monsieur le président, au risque de me répéter, il s’agit là d’un cas exceptionnel, non

d’une forme habituelle d’attribution de la responsabilité à un Etat. Par conséquent, à supposer qu’il

existe un cas analogue à celui prévu à l’article 8 (ou même à l’article 5), ce cas doit être interprété

de manière restrictive, si tant est qu’il soit applicable. A la lumière de ces considérations et, à titre

subsidiaire, permettez-moi à présent d’examiner plus en détail quant au fond les griefs du

demandeur concernant le comportement de la JNA.

68
Annuaire de la Commission du droit international (ACDI), 1998, vol. II, partie 1, p. 57.
69ACDI, 2001, vol. II, partie 2, p. 50, par. 4.
70
Ibid., par. 5. - 33 -

38 La JNA n’était pas un organe de l’Etat défendeur

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur a déclaré à

maintes reprises au sujet de la participation de la JNA que celle-ci aurait joué un «rôle

central ... dans le conflit génocidaire qui s’est déroulé en Croatie» . Cette affirmation dénature le

rôle et l’action de la JNA. En effet, tout au long de son existence, ses membres n’ont pas été

impliqués dans plus de 38 incidents, même en tenant compte de la demande présentée par la

Croatie . Une image trompeuse de la JNA a donc été créée afin d’empêcher toute analyse

objective et raisonnée. Cette image doit être rectifiée. Les actes et le rôle des Parties pendant le

conflit, tels que le demandeur les décrit, sont inexacts et hors contexte, et donnent une idée

trompeuse et partiale des événements. Le défendeur va maintenant aborder cette question.

22. Ainsi que nous l’avons déjà noté, quiconque prétend que la JNA était un organe de la

République de Serbie (au sens des articles 4 et 5 de la CDI) doit prouver soit qu’elle était un organe

de jure, en se fondant sur les règlementations internes en vigueur en Serbie à l’époque, soit que,

indépendamment de ces règlementations, elle était un organe de facto, puisqu’en situation de

73
«totale dépendance» .

23. Durant la période couverte dans le mémoire, le rôle et le statut de l’armée dans

l’ex-Yougoslavie était encadrés par la Constitution et les lois pertinentes des États qui existaient à

l’époque, c’est-à-dire la RFSY jusqu’au 27 avril 1992, puis la RFY. Le rôle premier de ces deux

armées, à savoir, la JNA à l’époque de la RFSY, puis la VJ après la création de la RFY, était

d’assurer l’indépendance, la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’ordre public, de même que

nombre d’autres armées de par le monde . 74

24. Les modifications législatives majeures intervenues après avril 1992 n’ont pas consisté

en un simple ravalement de façade. Le poste de Secrétaire fédéral à la défense nationale occupé

par le général Veljko Kadijević pendant la période considérée a été aboli. Du temps de la RFSY, le

titulaire de ce poste jouissait d’un grand pouvoir et coiffait la JNA. Il relevait de la présidence de la

71
Voir RC, par. 4.133.
72Voir DS, par. 1010.

73Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 205, par. 392-393.
74
Constitution de la RFSY, art. 240. - 34 -

39 RFSY. Une fois ce poste aboli par la loi, la relation entre l’armée et le gouvernement a changé du

point de vue structurel. Le chef de l’état-major général est devenu le plus haut gradé de l’armée.

L’état-major relevait non plus du ministère de la défense, mais du Conseil suprême de la défense et

du président de la République . 75

25. L’affirmation du demandeur selon laquelle la JNA et la VJ auraient constitué une seule et

même entité n’est tout simplement pas étayée par les faits, nonobstant la base théorique de

responsabilité invoquée par le demandeur. La JNA n’était pas un organe de l’Etat défendeur au

sens des articles 4 et 5 des articles de la CDI.

26. Le demandeur soutient que la JNA, lors de son action en Croatie, agissait sous les ordres

directs des dirigeants serbes dans le but de créer la Grande Serbie et de vider les zones en question

76
de leur population croate . Le demandeur n’a pas fourni la moindre preuve de ces ordres directs.

Il est inexact d’affirmer qu’en juillet 1991 la République de Serbie avait pris le contrôle de la JNA,

77
devenue sa force militaire de facto . Le défendeur a montré que les organes de la RFSY

continuaient de fonctionner en 1991 et au début de l’année 1992, et que la JNA était non pas un

organe de facto de la RFY naissante, ni de la Serbie, mais un organe de facto et de jure de la RFSY,

78
Etat réunissant la Serbie et la Croatie, mais aussi d’autres nations .

27. Le demandeur soutient ensuite que la «serbisation» de la JNA a commencé au début des

années 1980, et que celle-ci était par la suite devenue une armée dominée par les Serbes et

idéologiquement attachée au projet de la Grande Serbie . Le défendeur a toutefois présenté des

éléments de preuve qui attestent les changements structurels opérés dans la JNA en 1988, à

l’époque où la RFSY exerçait la plénitude de son pouvoir sur la JNA. Nous avons même montré

que le membre croate de la présidence de la RFSY avait à l’époque approuvé ladite restructuration

de la JNA . 80

75
TPIY Perišić, jugement de la chambre de première instance, par. 205 et 223.
76Voir MC, par. 8.47 et 8.54.

77Voir RC, par. 4.45.
78
Multiples éléments de preuve cités dans le contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 519-537.
79
Voir RC, par. 4.130.
80Voir duplique de la Serbie (DS), par. 442. - 35 -

28. Les éléments de preuve fournis par des responsables de l’Etat croate réfutent la thèse de

la «serbisation» de la JNA avancée par le demandeur. La lettre signée par Želimir Latković,

président du conseil croate chargé des questions de succession en matière de biens militaires,

40 expose la situation comme suit : «sur 235 généraux originaires de Croatie au début de la guerre,

moins de 7, ou en pourcentage, 3 %, ont rejoint l’armée croate. Les autres sont restés aux côtés de

81
l’autre partie belligérante» . Au vu de ces chiffres, peut-on raisonnablement croire, comme le

demandeur le soutient, que 97 % des généraux croates restés au sein de la JNA auraient fait ce

choix afin de mettre à exécution un plan génocidaire à l’encontre de leur propre peuple ? Une

explication plus crédible serait à n’en pas douter que les 222 généraux restés dans la JNA croyaient

en la RFSY, ne souhaitaient pas rejoindre les rangs d’une armée qui soutenait la sécession d’avec

cet Etat, et ne soutenaient ni n’approuvaient davantage la dissolution de la RFSY et le

démantèlement des forces armées au sein desquelles ils avaient servi, à savoir, la JNA.

29. Les éléments de preuve présentés établissent que tout au long de l’existence de la RFSY,

la JNA a été un organe de la RFSY financé par le budget fédéral. Le budget fédéral était géré par

le gouvernement fédéral. À la tête du gouvernement fédéral se trouvait un premier ministre croate,

Ante Marković, qui a démissionné de son poste de premier ministre de la RFSY

82
le 20 décembre 1991 ; le gouvernement fédéral a cependant continué d’exister. Toute l’action de

la JNA se conformait aux décisions prises par les institutions fédérales de la RFSY auxquelles La

JNA rendait compte.

30. Jusqu’au début du mois d’octobre 1991, la présidence de la RFSY a fonctionné avec la

83
totalité ou la quasi-totalité de ses membres . Le président Mesić a ainsi signé un accord de

cessez-le-feu le 1 septembre 1991 , tandis que sa deuxième ordonnance, datée du

81RC, annexe 108.
82
Voir CMS, par. 530.
83
Ibid., par. 522–529.
84Voir accord de cessez-le-feu, Belgrade, 1 septembre 1991, reproduit dans S. Trifunovska, Yugoslavia Through
Documents From its creation to its dissolution, 1994, p. 334-335. - 36 -

11 septembre 1991, a été rejetée par la présidence de la RFSY . 85 De plus, au début de

86
l’année 1992, la présidence continuait de fonctionner en tant qu’organe .

31. En tant qu’organe collectif, la présidence exerçait le commandement en chef de la JNA.

87
M. Mesić était le membre croate de la présidence, mais les décisions étaient prises collectivement .

41 Les désaccords au sujet de décisions votées par la majorité des membres de la présidence ne

pouvaient donc pas signifier que cet organe n’était pas légitime ou qu’il cessait de fonctionner dès

lors que les représentants croates s’opposaient à certaines décisions.

32. Les documents sur lesquels s’appuie le demandeur ont été analysés dans les

paragraphes 458 à 462 de la duplique. Ils démontrent que les dirigeants serbes n’avaient pas la

moindre autorité et n’exerçaient pas le moindre contrôle sur le général Kadijević. Les pièces

présentées par le demandeur, notamment le journal maintes fois cité de Borislav Jović, ainsi

que le livre du général Kadijević, montrent clairement que les dirigeants serbes n’exerçaient aucune

réelle influence, et encore moins de réel contrôle, sur la JNA. L’animosité entre Kadijević et

Milošević était notoire. Il ne pouvait y avoir de place pour l’influence ou le contrôle dans cette

relation que Borislav Jović, dans l’entrée de son journal datée du 25 octobre 1991, qualifiait de

88
«méfiance latente et quasi-conflictuelle» .

33. Cette description a été confirmée par Kadijević lui-même lors de l’entretien qu’il a

accordé en 2007, en réponse à la question que les membres de la Cour ne manqueraient pas de lui

poser. Selon Kadijević, si Milošević et Jović n’ont pas essayé de le retenir, c’est parce qu’ils

«étaient impatients de le voir partir, afin de prendre le commandement de la JNA» ; le

6 janvier 1992, il a démissionné de son poste de secrétaire fédéral. Dans cet entretien, Kadijević a

dit précisément ceci : «Milošević ne commandait pas réellement la JNA quand j’étais secrétaire

fédéral, et à partir du moment où j’ai démissionné, il est devenu le commandant suprême de

l’armée.» 89

85
Voir Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict
1990-1995, 2002, vol. I, p. 94–95 (Bibliothèque du Palais de la Paix).
86Lettre adressée par M. Mesić à la présidence de la RFSY, 9 janvier 1992, annexe 26.

87Voir CMS, par. 524 ; voir aussi articles. 313 (par. 3) et 328 (par. 2 et 4) de la Constitution de la RFSY, Journal
officiel de la RFSY, n 9/1974.
88
Borislav Jović, Poslednji dani SFRJ, p. 402, CMS, annexe 29.
89http://www.novinar.de/2007/10/07/kadijevic-odbio-sam-vojni-puc.html. - 37 -

34. Cette déclaration, dont l’auteur est un participant direct et de premier plan aux

événements, citée si souvent par le demandeur, touche au cœur de la question de l’attribution. De

plus, elle contredit totalement la thèse avancée par Babić dont le témoignage faisait partie d’un

accord sur le plaidoyer et par M. Theunens, un témoin expert qui a témoigné en tant qu’employé

du procureur du TPIY.

35. Kadijević et la JNA n’ont jamais fait partie des organes de la direction serbe, que ce soit

de jure ou de facto. Permettez-moi de reprendre ici les termes de M. Crawford, c’est «parfaitement

clair».

36. La JNA n’a pas agi en Croatie selon un quelconque plan élaboré préalablement en vue de

l’avènement d’une Grande Serbie. Il ne fait aucun doute que toutes deux s’accordaient sur des

questions majeures, telles la volonté de préserver la RFSY et la nécessité de protéger certaines

parties de la population qui la soutenaient et se trouvaient menacées par ceux qui souhaitaient la

dissolution de la fédération par le conflit. Certes, cette action de la JNA était parfois conforme aux
42

intérêts des dirigeants serbes, mais elle ne s’expliquait jamais par le contrôle et les ordres d’une

autorité ou l’existence d’un quelconque lien de dépendance.

37. Quand le conflit a éclaté, conformément aux ordres donnés par son commandement,

c’est-à-dire par la présidence de la RFSY, la JNA a joué le rôle d’une force neutre de maintien de la

paix . Contrairement à ce que prétend le demandeur, les motifs de son action étaient clairs et

visibles et ne peuvent être passés sous silence. Les chambres de première instance saisies des

affaires Mrkšić et consorts et Martić ont conclu qu’à l’époque des faits, la JNA agissait en tant que

«force de maintien de la paix» . 91

38. Le défendeur ne conteste pas qu’à la fin de l’année 1991, la JNA ait pris une part active

au conflit en Croatie. Cependant, l’implication de la JNA n’a pas été une conséquence ou un

élément d’un prétendu plan génocidaire systématique, comme le demandeur l’affirme . En réalité,

cette implication a été la conséquence directe de l’action des forces croates qui commençaient à

90
Voir DS, par. 450, citant l’ouvrage de la Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military
History of the Yugoslav Conflict 1990-1995 (2002), vol. I, p. 89, 91-92 (Bibliothèque du Palais de la Paix).
91TPIY Mrkšić et consorts, jugement, par. 31 ; voir aussi TPIY Martić jugement, par. 162 et 165.
92
Voir MC, par. 3.07. - 38 -

prendre la JNA pour cible. Ces incidents ne sauraient être tus, ni considérés comme de moindre

importance. La participation de la JNA au conflit en Croatie n’est pas née du néant.

39. L’émergence des forces armées croates n’a pas été instantanée. La Croatie a commencé

à acheter des armes pour ses forces armées fin 1990-début 1991 . Ce qui était illégal . Les 94

effectifs des forces armées croates ont grossi peu à peu. En janvier 1992, l’armée croate comptait

environ 200 000 hommes, tandis que le ministère de l’intérieur (MUP) disposait de plus de

95
40 000 employés . Contrairement à ce que le demandeur affirme, cette expansion des forces

armées croates n’a pas été motivée uniquement par la nécessité de se défendre et la peur de la

menace existante. Le fait que les dirigeants croates avaient des visées politiques et militaires sur

les territoires situés au-delà des frontières de la Croatie n’est pas sans importance.

43 40. La chambre de première instance saisie de l’affaire Kordić a ainsi conclu que

«le président Tuđman nourrissait bel et bien des visées expansionnistes à l’égard de la
Bosnie-Herzégovine et que ce territoire, y compris la partie occidentale de
l’Herzégovine et la Bosnie centrale, faisait partie de sa vision d’une
96
Grande Croatie» .

41. Selon le jugement rendu par le TPIY en l’affaire Mrkšić et consorts, du 9 mai au

4 août 1991, 340 attaques ont été lancées contre des unités et des membres de la JNA en Croatie,

qui ont fait six morts parmi ses soldats et ses officiers et 83 blessés . A Karlovac, les forces

98
croates ont massacré 13 soldats de la JNA auxquels elles avaient promis le libre passage .

En mars 1991, avant que la JNA ne s’engage activement dans le conflit, les forces croates ont

99
bloqué ses casernes en différents points du territoire croate . La stratégie générale consistait à

mettre en place un blocus des casernes de la JNA en leur coupant l’eau, l’électricité, les vivres et

100
les communications . Le 14 septembre 1991, les forces croates ont lancé une attaque générale

93
TPIY, Mrkšić et consorts, jugement, par. 22.
94
Voir CMS, par. 467-472 ; voir aussi, M. Špegelj, Soldier’s Memoirs (Sjećanja vojnika), Zagreb, 2001, p. 288,
table IV : Weapons purchased with support of the Ministry of Defense of the Republic of Croatia between 5 Oct. 1990
and 15 Jan. 1991, annexe 36.
95
Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict
1990-1995, 2002, vol. I, p. 96 (Bibliothèque du Palais de la Paix).
96TPIY, Kordić, jugement, par. 142.

97TPIY, Mrkšić et consorts, jugement, par. 26.
98
Voir DS, par. 453.
99
Ibid., par. 23.
100Ibid. - 39 -

101
contre les casernes et autres installations de la JNA . Les dirigeants croates ont commencé à

traiter la JNA comme l’ennemi . La seule conclusion raisonnable et objective que l’on puisse

tirer au sujet du rôle de la JNA dans le conflit est qu’elle a été le résultat de l’action massive et

violente menée contre elle par les forces croates.

La JNA n’a pas agi sur ordres, sous la direction ou sous le contrôle du défendeur

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour établir la responsabilité

du défendeur en vertu de l’article 8 des articles de la CDI, le demandeur doit se conformer à des

normes très strictes. Il doit présenter à la Cour des éléments de preuve ayant pleine force

103
probante pour chacune des opérations au cours desquelles les prétendues violations se seraient

produites, et non de manière générale pour l’ensemble des actions menées par les personnes ou les

104
44 groupes qui auraient commis ces violations . Le demandeur a accepté cette norme juridique

impérative . Néanmoins, il ne l’a pas respectée. Aucune preuve n’a été présentée d’opérations et

de violations spécifiques auxquelles la JNA aurait pris part sur les ordres, ou sous la direction ou le

contrôle de Milošević et des dirigeants serbes. Faute d’éléments de preuve, le demandeur a

délibérément fait l’amalgame entre une prétendue responsabilité fondée sur l’article 8 et le «statut

d’organe de facto» du défendeur, alors que les deux questions sont totalement distinctes.

Le rôle de la JNA dans la commission des prétendus crimes tel qu’il ressort des conclusions
du TPIY

43. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ainsi qu’il l’a déjà exposé

dans ses écritures, le défendeur ne conteste pas que des membres individuels de la JNA aient été

impliqués dans des crimes commis en Croatie pendant la seconde moitié de l’année 1991 . Le 106

TPIY et les tribunaux nationaux ont reconnu leur responsabilité pénale. Ce faisant, ces juridictions

101
Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict
1990-1995, 2002, vol. I, p. 95 (Bibliothèque du Palais de la Paix).
102
Elément de preuve présenté par le demandeur dans l’appendice 1 rapport journalier du secrétaire fédéral à
la défense nationale centre opérationnel n 1-260, daté du 17 septembre, dans lequel sont décrits 19 incidents, des
attaques menées par les forces croates contre les installations de la JNA. Ces incidents se sont produits seulement
48 heures avant la publication du rapport.

103Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 129, par. 209.
104
Ibid., p. 208, par. 400.
105Voir RC, par. 9.61.

106Voir DS, par. 470. - 40 -

n’ont toutefois pas établi de liens entre les crimes en question et un supposé plan visant à

commettre un génocide, pas plus qu’elles n’ont reconnu l’implication de quiconque dans des actes

génocidaires. Le défendeur tient à souligner une fois encore que, comme M. Shabas vient de le

montrer, aucune des personnes mises en cause dans des crimes commis en Croatie n’a jamais été

accusée de génocide. De plus, dans l’affaire concernant les événements de Croatie, il n’a jamais

été établi que l’action des membres de la JNA et d’autres personnes avait été menée sur les ordres

et sous la direction ou le contrôle du défendeur.

44. Toutefois, l’affaire Mrkšić et consorts instruite par le TPIY affaire particulièrement

pertinente aux fins de la présente espèce , illustre de manière emblématique l’écart frappant qui

peut exister entre les allégations du demandeur concernant le rôle et l’implication de la JNA dans

les événements de Croatie et les conclusions effectivement rendues par le tribunal.

45. Le défendeur a déjà analysé les conclusions de la chambre de première instance dans le

jugement Mrkšić, concernant le rôle de la JNA dans les événements de Vukovar, ainsi que ses

conclusions finales pour ce qui est de la responsabilité des agents de la JNA condamnés . Il nous

semble toutefois nécessaire d’accorder, dans nos plaidoiries, une attention particulière à certains

arguments du demandeur relatifs au rôle de la JNA dans les événements d’Ovčara et de

45 Velepromet. Le demandeur avance que, dans le jugement Mrkšić, le TPIY a qualifié ces crimes de

108
«pires exemples de la phase 4 des événements survenus à Vukovar» , et que le défendeur tente de

«minimiser les conclusions factuelles de la chambre de première instance en [cette]

affaire … [lesquelles] offrent une base très solide à la thèse du demandeur» . Ces allégations

soulèvent de sérieuses questions.

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, examinons ensemble si le

jugement Mrkšić et consorts confirme effectivement l’argumentation du demandeur. Voici ce qu’il

convient de se demander : le demandeur n’a-t-il pas omis certaines conclusions de cette décision

dans le cadre de son analyse ? Et en quoi les conclusions manquantes fragilisent-elles sa position

quant à l’élément matériel, ou actus reus, et l’élément moral, ou mens rea, du génocide ?

107
DS, par. 509-514.
10CR 2014/8, p. 45, par. 76 (Starmer).

10Ibid., p. 46, par. 80. - 41 -

47. Tout d’abord, la chambre de première instance a jugé, en l’affaire Mrkšić et consorts, que

les forces serbes avaient réservé aux victimes des crimes incriminés dans l’acte d’accusation un

traitement différent de celui qu’avait reçu la population civile. Ces personnes ont été sélectionnées

et séparées en raison de leur participation avérée ou présumée à la résistance croate contre les

forces serbes . Les membres des forces armées croates avaient cherché refuge dans l’hôpital de la

111
ville, tentant de se faire passer pour des patients . L’objectif de la JNA était d’évacuer de

l’hôpital toutes les personnes, y compris parmi les patients, soupçonnées d’appartenir aux forces

112
croates, afin de les envoyer dans le camp de détention, dirigé par la JNA, de Sremska Mitrovica .

48. Par ailleurs, le demandeur prétend, par la voix de sir Keir Starmer, que le TPIY a jugé

que le commandant Šljivančanin avait joué un rôle clé en empêchant les agents de l’ECMM et du

113
CICR d’arrêter les «convois de la mort en partance pour … Ovčara» . Ce qui est faux. La

chambre de première instance a conclu que le commandant Šljivančanin n’était en rien responsable

de ces exécutions de prisonniers, que ce soit en ayant participé à une entreprise criminelle

commune, ou en l’ayant aidée ou facilitée, ou pour d’autres raisons. Dans l’affaire Mrkšić et

consorts, la chambre de première instance a expressément jugé que, lorsqu’il a empêché les

représentants de l’ECMM et du CICR d’intervenir, et leur a interdit l’accès à l’hôpital, le

commandant Šljivančanin n’agissait pas dans l’objectif, ou avec l’intention, de tuer . Rien dans114
46
115
la décision du TPIY ne vient étayer les allégations contraires du demandeur . Ces actes n’étaient

certes pas conformes à l’accord intervenu à Zagreb, mais ils ne s’inscrivaient nullement dans

l’intention spécifique, ou dolus specialis, de commettre un génocide.

49. La chambre de première instance a également jugé que le colonel Mrkšić, commandant

des forces de la JNA à Vukovar, s’était écarté du plan initial qui prévoyait d’envoyer les détenus

116
dans un camp de détention, sans consulter préalablement ses supérieurs à Belgrade . Il s’agissait

110
Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, par. 476.
111Ibid., par. 109 et 602.

112Ibid., par. 657.
113
CR 2014/8, p. 40, par. 51 (Starmer).
114
Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, par. 604 et 658.
115CR 2014/8, p. 40, par. 51-53.

116Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, par. 586. - 42 -

117
d’une décision personnelle . Aucun ordre n’a été donné à la TO serbe et aux forces paramilitaires

qui se trouvaient alors à Ovčara et ont ensuite exécuté les prisonniers de guerre . 118

50. Troisièmement, contrairement aux affirmations du demandeur , les conclusions du

TPIY ne confirment en rien l’allégation selon laquelle les officiers de la JNA auraient approuvé les

mauvais traitements infligés aux prisonniers d’Ovčara ou qu’ils y auraient participé ; de même,

aucun élément ne prouve que des membres de la JNA aient été impliqués dans l’excavation de la

120
fosse commune .

51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est sur la base de toutes ces

conclusions que la chambre de première instance a rendu sa décision finale en l’affaire Mrkšić,

jugeant qu’il n’avait existé aucune entreprise criminelle commune visant à exécuter les personnes

emmenées de l’hôpital de Vukovar, et que, dès lors, la JNA n’avait pu y participer . Il convient121

de relever que le procureur n’a pas contesté cette conclusion devant la chambre d’appel.

52. Enfin, pour ce qui concerne Velepromet, le demandeur a également tu les conclusions de

la chambre de première instance portant sur le rôle de la JNA. S’il a mentionné la déclaration par

laquelle cette chambre a jugé que Velepromet ne relevait pas de l’autorité de la JNA, il a toutefois

omis de dire que les prisonniers amenés à Velepromet dans la nuit du 19 novembre 1991 avaient

122
été emmenés ailleurs, la même nuit, par la JNA, malgré l’attaque des paramilitaires .

M. Ignjatović examinera ce point plus en détail.

47 53. Par ailleurs, la chambre de première instance a également conclu que les 181 membres

des forces croates qui s’étaient rendus deux jours avant ces événements avaient tous été transférés

dans le camp de détention de Mitrovica . Les civils qui n’étaient pas soupçonnés d’appartenir

aux forces croates ont été évacués de Velepromet à un moment donné le 19 et le 20 novembre 1991

124
et envoyés en Serbie ou vers d’autres destinations en Croatie, selon leur choix . Les références

117
Ibid.
118Ibid., par. 617.

119CR 2014/8, p. 44, par. 68.
120
Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, par. 596 et 601.
121
Ibid., par. 569-608.
122Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, par. 171.

123Ibid., par. 155.

124Ibid., par. 168 et 160. - 43 -

des passages pertinents du jugement figurent dans les notes de bas de page. Les conclusions du

tribunal confirment que la JNA a agi sans intention discriminatoire, et en particulier sans le

mens rea requis pour caractériser le génocide.

54. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme vous pouvez le voir,

le demandeur se fonde sur le jugement Mrkšić, mais ses références sont inexactes car sa lecture est

sélective, parcellaire et déconnectée de tout contexte. A la fin de cette analyse, nous renverrons

M. Starmer à ses propres interrogations quant à «l’intention réelle des Serbes» . 125 Eh bien

M. Starmer a raison de dire, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, que vous

savez ce qu’il en est.

55. Concernant la question de l’attribution de la responsabilité au défendeur et à la JNA, le

demandeur invoque abondamment le jugement rendu par le TPIY dans l’affaire Martić. Dans le

cas de M. Martić, ainsi que M. Shabas vient de l’expliquer, la chambre de première instance a

conclu que celui-ci avait participé à une entreprise criminelle commune. M. Martić a été reconnu

coupable de crimes contre l’humanité et de violation des lois et coutumes de la guerre. Aux fins de

son allégation de génocide, le demandeur fait toutefois une interprétation et une application

erronées des conclusions effectivement rendues ; il commet en effet de graves erreurs dans la

lecture des conclusions de la chambre et l’interprétation des éléments de preuve concernant le plan

et l’objectif de l’entreprise criminelle commune, ainsi que des conclusions de la chambre sur ce

point.

56. Le demandeur admet qu’un transfert ou un déplacement forcé (nettoyage ethnique) peut,

dans certaines circonstances, constituer un acte génocidaire contraire au paragraphe c) de l’article II

126
de la Convention sur le génocide, s’il est commis avec l’intention requise . La chambre de

première instance du TPIY a conclu, en l’affaire Martić, que la mise en œuvre de l’objectif

politique visant à rattacher à la Serbie tous les territoires peuplés par des Serbes en Croatie et en

48 Bosnie-Herzégovine avait effectivement nécessité le déplacement forcé des non-Serbes hors des

territoires de la SAO de Kajina et de la RSK . Le jugement ne mentionne toutefois à aucun

125
CR 2014/8, p. 39, par. 47.
12Voir RC, par. 9.47, point iii).
127
Le Procureur c. Milan Martić, jugement, par. 445. - 44 -

moment l’élément de «destruction du groupe» invoqué par le demandeur, qui ne figure ni dans les

conclusions, ni dans aucun des éléments de preuve sur lesquels elles se fondent. Or, une analyse

des conclusions de la chambre de première instance conduit nécessairement au même constat

s’agissant de l’exécution d’une entreprise criminelle commune visant au déplacement forcé de la

population non-serbe, et de la responsabilité individuelle de Milan Martić, l’un des protagonistes de

cette entreprise criminelle commune. Les crimes dont ce dernier a été reconnu coupable au titre de

la participation à une entreprise criminelle commune sont la déportation et le transfert forcé. Il a

également été reconnu coupable de meurtre, détention illégale et torture, ainsi que de pillage et de

destruction de biens, crimes dont la chambre a toutefois jugé qu’ils n’entraient pas dans le cadre de

l’entreprise criminelle commune . 128 Ce jugement comporte une autre conclusion tout aussi

importante et qui est la suivante : contrairement à ce que le demandeur prétend, le but commun

la création d’un Etat unifié a été réalisé suivant un plan qui prévoyait de déplacer des

populations, et non de détruire le groupe.

57. Cette distinction est, à l’évidence, déterminante, et la Cour y a accordé une attention

toute particulière en l’affaire relative à la Bosnie-Herzégovine. Elle s’est, à cette occasion, référée

aux conclusions rendues par le tribunal en l’affaire Stakić, selon lesquelles «l’expulsion d’un

groupe ou d’une partie d’un groupe ne saurait à elle seule constituer un génocide» . 129

58. Etant donné que le demandeur fonde principalement son allégation de génocide sur le

chef de l’entreprise criminelle commune, il est sans doute utile, à ce stade, de rappeler certaines de

ses affirmations à cet égard :

«La jurisprudence du TPIY relative à l’entreprise criminelle commune et la

disposition du Statut qui consacrerait «implicitement» cette théorie ne reflète pas les
principes de certitude juridique et de justice et n’est pas cohérente avec ceux-ci.»
(Les italiques sont de nous.)

et

«L’application étendue de la théorie de l’entreprise criminelle commune à
l’ensemble des structures politiques et militaires d’un Etat et à d’autres personnes
«connues ou inconnues» ne remplit pas la condition de précision requise dans les
chefs d’accusation et peut donner l’impression fausse qu’une «influence politique»
serait exercée sur le système de la justice pénale internationale.» (Les italiques sont

de nous.)

128
Le Procureur c. Milan Martić, jugement, par. 454.
129Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 123, par. 190. - 45 -

49 59. Ces deux phrases incarnent la position officielle que le Gouvernement de la République

de Croatie a formulée dans ses conclusions en date du 15 août 2011 (ci-après, les «conclusions»),

transmises à toutes les missions diplomatiques auprès de la République de Croatie . Dans ce130

texte, le Gouvernement croate a vivement critiqué la décision rendue le 15 avril 2011 par le TPIY

en l’affaire concernant les généraux croates Gotovina et Markač, sur le fondement de la théorie de

l’entreprise criminelle commune. Les positions exprimées dans les conclusions sont clairement en

contradiction avec les allégations du demandeur dans la présente affaire, qui s’appuient largement

sur la jurisprudence du TPIY en matière d’entreprise criminelle commune.

60. Le demandeur tente, à l’évidence, de faire appliquer deux poids, deux mesures, pour ce

qui est de l’interprétation du droit international. Ainsi, lorsque les Croates font l’objet

d’accusations fondées sur la théorie de l’entreprise criminelle commune, les règles juridiques

applicables sont considérées comme non harmonisées et contraires aux principes de sécurité

juridique et de justice. Le demandeur révèle ainsi que son approche et son interprétation générales

des normes juridiques applicables, des conclusions factuelles et de la jurisprudence du TPIY

dépendent intégralement de ses intérêts dans une affaire donnée . 131

Les conclusions du défendeur à la lumière des décisions du TPIY

61. Monsieur le président, permettez-moi de présenter nos conclusions sur le rôle de la JNA

à la lumière des décisions du TPIY. Après analyse approfondie des éléments versés au dossier de

la présente affaire et comparaison avec les conclusions rendues par le TPIY dans les affaires ayant

trait aux crimes commis en République de Croatie entre 1991 et 1995, les conclusions suivantes

s’imposent :

a) des membres de la JNA, dont un certain nombre d’officiers supérieurs, ont participé à différents

crimes mentionnés par le demandeur ;

b) il a été reconnu qu’un certain nombre d’officiers supérieurs de la JNA avaient participé à

l’entreprise criminelle commune dont l’objectif, la création d’un Etat unique réunissant tous les

130Conclusions of the Government of the Republic of Croatia of 15 April 2011, communiquées aux missions
diplomatiques accréditées auprès de la Croatie dans la note diplomatique n°2081/11 du 19 avril 2011 (annexe 75 de la
duplique). Pour le texte intégral de l’extrait cité, voir DS, par. 422.

131Le défendeur tient à rappeler à la Cour que, selon le demandeur, c’est le défendeur qui «déforme la
jurisprudence du TPIY» (voir RC, par. 5.83). - 46 -

Serbes, a été mis en œuvre par la déportation et le transfert forcé des non-Serbes, crimes dont

aucun de ces officiers n’a toutefois été accusé devant le TPIY ;

50 c) des crimes contre l’humanité ont été commis sur le seul territoire de la SAO de Krajina, entre fin

1991 et début 1992. Il n’y a pas eu d’autre condamnation pour des crimes contre l’humanité

commis dans d’autres parties du territoire croate pendant la période considérée dans le

mémoire ;

d) il n’y a pas eu de condamnation pour extermination, crime contre l’humanité, pendant la période

considérée ;

e) pour ce qui est des crimes commis à Vukovar et Dubrovnik, les membres de la JNA reconnus

coupables de violation des lois et coutumes de la guerre n’ont été condamnés que pour aide et

encouragement par omission et au titre de la responsabilité du supérieur hiérarchique.

Conclusion

62. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, alors que ma présentation

touche à sa fin, je tiens à souligner une fois encore les points suivants. Le demandeur n’a fourni

aucun élément de nature juridique ou factuel démontrant le bien-fondé de l’attribution à la

République de Serbie de la responsabilité des actes prétendument commis par la JNA, que cette

responsabilité soit directe ou découle du contrôle supposé du défendeur sur la JNA, comme le

prévoient les articles de la CDI. Pour ce qui est de la VJ, qui était un organe du défendeur au sens

des articles de la CDI, le demandeur n’a fourni aucun élément juridique ou factuel démontrant que,

comme il le prétend, des membres de la VJ auraient pris part aux actes visés aux articles 2 et 3 de la

Convention sur le génocide.

63. Monsieur le président, j’en ai terminé. Je vous remercie de votre attention et vous prie

de bien vouloir donner la parole à mon collègue, M. Ignjatović. Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup Monsieur Lukić. J’appelle à la barre M. Ignjatović.

Vous avez la parole, Monsieur.

M. IGNJATOVIĆ : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un

privilège et un honneur pour moi que de me présenter pour la première fois devant vous. - 47 -

L A QUESTION DE LA RESPONSABILITÉ DE L ’E TAT

51 2. La responsabilité alléguée d’autres participants au conflit

1. Il me revient aujourd’hui de présenter la position du défendeur sur la responsabilité prêtée

à la République de Serbie à raison d’actes commis par d’autres participants au conflit armé

nommément incriminés par le demandeur dans son mémoire, ses autres pièces de procédure et ses

plaidoiries. Ces autres participants au conflit armé sont les forces armées de Krajina, les

formations de volontaires ou de «paramilitaires» et la défense territoriale de Serbie (TO de Serbie).

132
Les forces armées de Krajina, qui comprenaient les forces de la défense territoriale locale (TO) ,

la milice de Krajina ou «Milicija Krajine» et les unités du ministère de l’intérieur de Krajina

ou «MUP de Krajina» 133 , allaient ensuite être organisées en armée serbe (SVK) et MUP de

Krajina.

2. Il m’appartient en outre de présenter les mesures prises par la République de Serbie en vue

de poursuivre et de punir les personnes responsables des crimes commis sur le territoire de

l’ex-Yougoslavie : coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le

«TPIY», et poursuites pour crimes de guerre devant les tribunaux nationaux.

3. Rappelons que les questions liées à l’attribution ont été minutieusement examinées dans le

contre-mémoire, et plus encore au chapitre V de la duplique. Le défendeur maintient les positions

et arguments exprimés dans ses écritures.

4. Permettez-moi également de préciser que, pour ce qui est des faits antérieurs au

27 avril 1992, ces questions ne se poseront bien évidemment que si vous jugez que, dans une

instance uniquement fondée sur la Convention sur le génocide, la responsabilité de la Serbie

pourrait être engagée à raison de faits intervenus avant cette date, c’est-à-dire avant le

27 avril 1992.

5. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur aborde la

question de l’identité des participants au conflit armé en Croatie dans une optique trop schématique

et partisane. Dans le troisième chapitre de son mémoire, intitulé «La JNA et les groupes

paramilitaires», il pratique à dessein l’amalgame entre les différents groupes de volontaires qui

13Défense territoriale (Teritorijalna odforces armées organisées sur une base territoriale.

13MUP (Ministarstvo unutrašnjih poslovaministère de l’intérieur.
52 - 48 -

combattaient les forces croates aux côtés des forces de la SAO de Krajina et de la RSK, en les

qualifiant indifféremment de «groupes paramilitaires serbes». Le demandeur cherche ainsi à

occulter ou à dénaturer les éléments qui contredisent sa version des faits. Plus précisément, en

assimilant les diverses formations à un seul et même groupe, en omettant dès lors d’en relever les

différences essentielles et évidentes, il tente en réalité de montrer que toutes faisaient partie, ou

étaient sous le contrôle, de la JNA, et que, partant, celle-ci devrait être tenue pour responsable de

l’ensemble de leurs actes.

6. Mais, à la confusion que cet amalgame permet au demandeur de créer, s’ajoute celle qu’il

opère entre les motifs d’engagement de la responsabilité de la République de Serbie, et l’incertitude

qui en découle quant à la règle d’attribution qu’il entend appliquer à cet égard.

7. En particulier, ainsi que l’a démontré M. Lukić ce matin, la Croatie n’a nullement montré

en quoi, pour commencer, les faits incriminés pourraient être attribués au mouvement qu’il allègue,

ni comment ils pourraient, ensuite, être attribués au défendeur en vertu des dispositions du

paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, dans l’hypothèse

où celles-ci seraient applicables. Car, pour reprendre les questions soulevées par mon collègue, un

mouvement peut-il être doté d’organes de facto et, dans l’affirmative, ses organes de facto

peuvent-ils à leur tour contrôler d’autres acteurs extérieurs et tout cela dans le cadre bien

circonscrit de la responsabilité du mouvement ?

8. Quand bien même les règles normales d’attribution trouveraient à s’appliquer au titre du

paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, comme semble le

présumer la Croatie, celle-ci est demeurée délibérément vague sur l’article 4, 5 ou 8 ? qu’elle

souhaite voir la Cour appliquer aux actes des protagonistes qu’elle a désignés.

9. Je le répète : nous pensons que le demandeur agit ainsi à dessein, pour compliquer encore

la tâche de la Cour.

10. Le défendeur, toutefois, soutient qu’il n’est pas responsable des actes commis par lesdits

participants au conflit, actes qui ne peuvent pas davantage lui être attribués au titre de l’article 4

que de l’article 8 ou de toute autre norme, quand bien même les règles normales d’attribution de la

responsabilité devraient s’appliquer. Ces participants n’étaient ni des organes de jure ni des

organes de facto du défendeur ; ils n’ont pas agi sur les instructions ou les directives du défendeur, - 49 -

ni sous son contrôle. Le défendeur ne peut donc être tenu pour responsable de leurs actes ni

directement ni indirectement, par l’effet d’une quelconque responsabilité de la JNA/RFSY.

53 11. Afin de pouvoir présenter plus en détail notre position, je vais rappeler les faits se

rapportant au comportement de ces participants au conflit, en me concentrant sur le prétendu

contrôle qu’auraient exercé la JNA et le défendeur.

Le PRESIDENT : Monsieur Ignjatović, je crois que les interprètes en français vous sauraient

gré de parler un peu plus lentement.

M. IGNJATOVIĆ : Je vous prie de m’excuser.

Le PRESIDENT : Je vous en prie, poursuivez.

Mr. IGNJATOVIĆ :

2.1. Le prétendu contrôle exercé par la JNA

12. Le demandeur soutient que la JNA commandait et contrôlait toutes les opérations

militaires conjointes des forces armées de la SAO de Krajina. Cette allégation, cependant, n’est

étayée ni par les faits ni par les éléments de preuve, et doit donc être rejetée.

13. Ainsi que je l’ai déjà dit, outre la JNA, les autres participants au conflit en Croatie

étaient : a) les forces armées de Krajina, y compris les forces du MUP de Krajina, b) les unités de

volontaires ou de «paramilitaires» et c) les unités de la TO de Serbie, c’est-à-dire les unités de la

défense territoriale de Serbie.

14. Il importe, dans un premier temps, d’examiner séparément les rapports qu’entretenaient

chacun des protagonistes avec la JNA. Je vais commencer par les rapports entre la JNA et les

forces serbes de Croatie.

Les rapports entre la JNA et les forces serbes de Croatie

15. Entre 1990 et 1991, la population serbe de Croatie avait créé ses propres structures

politiques et militaires les régions autonomes (SAO) et forces armées serbes. - 50 -

16. Des forces serbes locales, issues des unités de la défense territoriale locale et des unités

du MUP, étaient apparues sur le territoire des municipalités de Croatie peuplées d’une majorité ou

d’une importante minorité de Serbes.

54 17. La SAO de Krajina la région serbe autonome de Krajina fut proclamée le

21 décembre 1990 . 134

135
18. Le 4 janvier 1991, elle créa le secrétariat ou ministère de l’intérieur (MUP de Krajina) .

19. Le 29 mai 1991, l’assemblée de Krajina créa les «unités à vocation spéciale» qui prirent

le nom de milice de Krajina, ou «Milicija Krajine». La Milicija Krajine était placée sous l’autorité

du ministère de la défense de la SAO de Krajina . 136

er
20. Le 1 août 1991, le gouvernement de Krajina proclama que la Milicija Krajine et les

forces de la TO de Krajina constituaient les forces armées de la Krajina. Celles-ci étaient placées
137
sous le commandement du premier ministre de la SAO de Krajina .

21. Des unités locales de la TO furent également créées dans deux autres régions autonomes

serbes sur le territoire de la Croatie : la SAO de Slavonie occidentale et la SAO de Slavonie,

Baranja et Srem occidental (ou Syrmie occidentale). La plupart de ces unités étaient de facto issues

des anciennes unités de la TO de Croatie.

22. La SAO de Krajina devint la République de Srpska Krajina (RSK) le 19 décembre 1991

et fut rejointe en février 1992 par les deux autres régions serbes autonomes de Croatie . 138

23. La RSK exerçait un contrôle de facto sur un territoire étendu ; elle disposait d’un

gouvernement indépendant et de forces armées organisées.

24. Le processus de formation de l’armée serbe de Krajina (SVK) prit officiellement fin le

18 mai 1992 avec l’adoption des amendements à la constitution de la RSK . 139

25. Les unités de l’armée et de la police des régions serbes autonomes, puis de la RSK,

furent créées et organisées en application des lois de ces régions puis de la République de

134
55 Voir le contre-mémoire (CMS), par. 610.
135
Ibid.
136Ibid., par. 494 et 611.

137Ibid., par. 612.
138
Ibid., par. 496.
139Ibid., par. 618. - 51 -

Srpska Krajina, et non de la législation interne de la RFSY, de la République fédérale de

Yougoslavie ou encore de la République de Croatie. En conséquence, les forces armées de la SAO

de Krajina et des autres régions serbes de Croatie, ainsi que celles de la RSK, n’étaient pas des

organes de jure de la République fédérative socialiste de Yougoslavie ou de la République fédérale

de Yougoslavie.

26. Au début du conflit, les forces de la SAO de Krajina et des autres régions de Croatie

majoritairement peuplées de Serbes, ainsi que les unités du MUP de Krajina, combattaient les

forces croates indépendamment de la JNA. Lorsque celle-ci entreprit de s’opposer aux forces du

Gouvernement croate, elle coopéra avec la TO et le MUP de Krajina. Les unités de la TO et du

MUP de Krajina furent parfois subordonnées à la JNA, mais jamais sans l’accord préalable soit du

commandant de la TO responsable, soit du ministre de l’intérieur de la SAO de Krajina . 140

27. Ces cas de subordination n’ont pu se produire qu’entre 1991 et 1992, lorsque la JNA était

présente et, à cet égard, seule peut être engagée la responsabilité de la RFSY et non celle de la

RFY, c’est-à-dire la Serbie.

28. Pour que le comportement des unités de la TO et du MUP de Krajina et des autres

régions serbes de Croatie pût être attribué à la RFSY, le demandeur se devait, dans chaque cas, non

seulement de prouver que les unités serbes de Croatie combattaient effectivement aux côtés de la

JNA, mais aussi de préciser la nature de leurs rapports coordination, subordination ou autre ?

Alors seulement pouvait se poser la question de savoir si, dans certains cas concrets, ces unités

avaient agi en tant qu’organes de facto de la RFSY ou si elles étaient sous le commandement ou le

contrôle de cette dernière.

29. Or, curieusement, le demandeur n’a rien fait de tel dans ses écritures.

30. Le demandeur y affirme que «[l]e TPIY a établi que la participation de la TO (groupe de

volontaires), de la Milicija Krajine, du MUP et de groupes paramilitaires aux crimes commis en

Croatie s’est invariablement déroulée sous l’autorité et le contrôle de la JNA», et s’appuie pour le

démontrer sur les jugements rendus par le TPIY dans les affaires Martić et Mrkšić et consorts.

14Le Procureur c. Milan Martić (IT-95-11), jugement, 12 juin 2007, par. 135 et 142. - 52 -

31. Cette affirmation du demandeur est cependant tendancieuse, et elle est dépourvue de

fondement. La jurisprudence en question ne prouve pas que les crimes dont il est avéré qu’ils ont

56 été commis par les forces des Serbes de Croatie sont attribuables à la JNA/RFSY en vertu de

l’article 4 ou de l’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat.

32. En l’affaire Martić, la chambre de première instance a nettement distingué la JNA des

forces des Serbes de Croatie. C’est ainsi qu’au paragraphe 344, elle constate «que les dirigeants

[de la SAO de Krajina] ont créé les forces armées de la SAO de Krajina, composées de la TO et de

la milice de Krajina, et qu’ils ont collaboré avec la JNA pour organiser des opérations sur le

terrain.»

33. Ce constat cadre pleinement avec la position du défendeur, à savoir que les forces des

Serbes de Croatie ont été créées par leurs propres dirigeants et qu’elles combattaient aux côtés de la

JNA et non pas sous son commandement.

34. Dans un autre passage, également cité par le demandeur au paragraphe 4.40 de la

réplique, la chambre examine la conduite des opérations en Krajina et conclut :

«Il apparaît qu’après l’été 1991, la TO de la SAO de Krajina était subordonnée
à la JNA. Il existe également des preuves d’une coopération opérationnelle entre la
JNA et les forces armées de la SAO de Krajina. L’approbation du ministre de
l’intérieur de la SAO de Krajina était nécessaire pour toute resubordination temporaire
des unités du MUP à la JNA. Dans le cas d’une resubordination, l’unité du MUP était

placée sous l’autorité du commandant de l’unité de la JNA. Toutefois, si l’unité
intervenait en coopération avec l’unité de la JNA ou de concert avec elle, elle
demeurait sous l’autorité du commandant du MUP. A la fin de la mission ayant
nécessité la resubordination, l’unité du MUP réintégrait le MUP. Aux fins des
opérations de combat, les unités de la TO pouvaient également être resubordonnées
aux unités de la JNA. En pareil cas, l’unité de la TO ou de la JNA la plus importante

en nombre prenait le commandement ; il s’agissait en général de l’unité de la JNA
d’une zone donnée. La JNA procédait ainsi elle-même à la resubordination d’unités
de la TO.» 141

35. Si le demandeur cite ce paragraphe comme preuve du contrôle exercé par la JNA sur les

forces armées de Krajina, il ressort au contraire des constatations de la chambre de première

instance que tant le MUP que la TO de Krajina étaient des unités indépendantes qui pouvaient,

dans certaines circonstances et sous réserve de l’accord des commandants responsables, être

14Le Procureur c. Milan Martić (IT-95-11), jugement, 12 juin 2007, par. 142. - 53 -

subordonnées aux unités de la JNA aux fins de telle ou telle opération, ou simplement participer à

des opérations en collaboration avec la JNA.

36. Ces deux citations du jugement rendu en l’affaire Martić montrent bien que ni le MUP ni

la TO de Krajina ne faisaient partie de la JNA et qu’ils ne peuvent donc ni être considérés comme

des organes de jure ou de facto de la RSFY ni être amalgamés à de tels organes.

57 37. Cette conclusion n’est pas remise en question par le jugement rendu en l’affaire Mrkšić.

Bien que la chambre ait, à cette occasion, conclu que les unités de la TO locale, ainsi que les unités

de volontaires et de paramilitaires, avaient été subordonnées à la JNA pendant la totalité de la

bataille de Vukovar, elle n’en a pas moins nettement distingué, tout au long du jugement, les unités

de la JNA des unités de la TO locale, de volontaires et de paramilitaires. Cela signifie en outre

qu’aucune de ces dernières unités ne faisait partie de la JNA et, partant, que la responsabilité de la

JNA/RFSY ne peut être engagée à raison de leurs actes en vertu de l’article 4 des articles de la CDI

sur la responsabilité de l’Etat, quand bien même celui-ci aurait été applicable dans un cas de figure

censé relever du paragraphe 2 de l’article 10.

38. Enfin, le document du 1 district militaire de la JNA confirme que les unités de la TO

locale des Serbes de Bosnie n’ont jamais été considérées comme partie intégrante de la JNA . Ce 142

document, qui énumère toutes les unités de la JNA engagées en Slavonie orientale au

16 novembre 1991, montre qu’il existait une nette différence entre les unités de la TO de Serbie et

les unités de la TO composées de Serbes de Croatie, en ce qui concerne tant leur statut vis-à-vis de

la JNA que les rapports qu’elles entretenaient avec celle-ci. Bien que le document dresse la liste

complète des forces placées sous l’autorité de la JNA, y compris les unités de la TO de Serbie,

aucune des unités de la TO des Serbes de Croatie n’y est mentionnée, et il est manifeste que la JNA

ne considérait pas ces unités comme lui appartenant. Les unités de la TO des Serbes de Croatie

avaient été formées de manière indépendante, pour être les forces armées des régions serbes qui se

constituaient en tant que telles en Croatie alors que le conflit s’étendait en 1991, et elles n’ont

jamais été intégrées à la JNA, bien qu’elles aient pu parfois lui être subordonnées à l’occasion

d’opérations spécifiques.

142DS, annexe 9, commandement du 1 district militaire, strictement confidentiel, document n 1614-162 du
16 novembre 1991. - 54 -

39. Tout ce qui précède montre que ni le MUP ni la TO de Krajina n’ont jamais fait partie de

la JNA, ce qui signifie qu’ils n’étaient pas des organes de jure ou de facto de la RFSY.

En conséquence, l’article 4 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat n’est pas

applicable.

40. Reste à savoir si la responsabilité de la JNA et, partant, de la RFSY peut être établie au

titre de l’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, c’est-à-dire si les unités des

Serbes de Croatie ont agi sur les instructions ou les directives, ou encore sous le contrôle, de la

JNA/RFSY. A cet égard, le défendeur rappelle tout d’abord l’interprétation de l’article en question

58 faite par la Cour, qui a dit ceci : «[I]l devrait en principe être établi qu[e l’Etat en cause] avai[t] le

contrôle effectif des opérations militaires ou paramilitaires au cours desquelles les violations en

143
question se seraient produites» précisant, ailleurs :

«[I]l convient de prouver que [l]es personnes [incriminées] ont agi selon les
instructions ou sous le «contrôle effectif» de [l’Etat en cause]. Mais … il est

nécessaire de démontrer que ce «contrôle effectif» s’exerçait, ou que ces instructions
ont été données, à l’occasion de chacune des opérations au cours desquelles les
violations alléguées se seraient produites, et non pas en général, à l’égard de
l’ensemble des actions menées par les personnes ou groupes de personnes ayant
144
commis lesdites violations.»

41. Le jugement Martić n’est pas d’un grand secours dans la mesure où la chambre n’était

pas directement saisie de la question de la participation de la JNA ou de son implication dans les

crimes constatés, et qu’elle ne cherchait à déterminer, pour aucun de ces crimes, s’ils avaient été

commis par des forces opérant sous le contrôle effectif ou sur instruction expresse de la JNA.

42. La situation est toutefois radicalement différente en ce qui concerne le

145
jugement Mrkšić . Dans cette dernière affaire, la chambre a examiné jusque dans les moindres

détails, ou presque, les faits intéressant les crimes commis à «Ovčara» et ses constatations ne font

que confirmer que ces crimes ne peuvent être attribués à la JNA/RFSY. Le TPIY a en effet conclu

que les meurtres d’«Ovčara» avaient été commis par des paramilitaires et des membres de la TO

locale, qu’il n’y avait pas eu à cet égard d’entreprise criminelle commune et que ni Mrkšić ni les

143
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
fond, arrêt. C.I.J. Recueil 1986, p. 65, par. 115 ; les italiques sont de nous.
144Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 208, par. 400.
145
Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, 27 septembre 2007. - 55 -

autres accusés n’avaient ordonné la mort des prisonniers de guerre . M. Lukić a déjà abordé plus

en détail la question de la responsabilité de la JNA s’agissant d’«Ovčara».

43. Nous affirmons donc qu’il ressort clairement des constatations formulées par la chambre

de première instance dans l’affaire Mrkšić que les crimes d’«Ovčara» n’ont pas été commis sur les

instructions de la JNA, qui n’exerçait pas davantage un contrôle effectif sur la TO et les

paramilitaires serbes au moment des faits . En conséquence, ces crimes ne peuvent être attribués
59

à la JNA/RFSY au titre de l’article 8 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat.

44. A l’audience, le demandeur s’est beaucoup appuyé sur les conclusions de la chambre du

TPIY saisie en première instance de l’affaire Mrkšić et consorts, selon lesquelles pendant les

148
opérations militaires serbes en Croatie, la JNA avait la maîtrise totale des opérations militaires .

L’affaire Mrkšić porte sur les crimes d’Ovčara, qui ont été commis sur un temps très court.

Comme elle ne concerne pas l’ensemble du siège de Vukovar, ni les événements survenus en

Slavonie orientale, sans parler des autres parties de la Croatie, les conclusions de la chambre

paraissent bien singulières. Sur quoi s’est-elle fondée pour y aboutir ?

45. [Projection à l’écran.] Le demandeur s’est gardé de citer la première phrase du

paragraphe 89 du jugement Mrkšić et consorts qui révèle que cette conclusion si radicale repose sur

deux documents seulement ou, plus exactement, sur deux phrases seulement tirées de ces deux

documents : la circulaire du chef de l’état-major général en date du 12 octobre 1991 et l’ordre émis

er 149
par le commandement du 1 district militaire le 15 octobre 1991 les voici à l’écran.

46. Voyons ces documents de plus près.

47. La circulaire du général Adzic datée du 12 octobre 1991 indiquait notamment, parmi

bien d’autres choses et en une seule phrase , que toutes les unités de combat, qu’il s’agisse

d’unités de la JNA, de la TO ou de volontaires, devaient être placées sous le commandement unifié

de la JNA. Elle n’indique pas qu’un tel commandement existait effectivement. Or, l’une des

146
Ibid., par. 608 et 615 à 617.
147Voir DS, par. 301 à 303.

148Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.
149
Ibid. - 56 -

raisons justifiant son adoption était la nécessité manifeste de lutter contre l’absence de discipline et

de contrôle. [Fin de la projection.]

er
48. [Projection à l’écran.] L’ordre du commandement du 1 district militaire émis le

15 octobre 1991 150ne concernait que la Slavonie orientale et il ne s’appliquait pas aux unités de la

JNA opérant dans d’autres régions de Croatie. Par ce document, le général Panić, commandant de

ce district, ordonnait notamment deux choses : premièrement, que soit assurée l’entière mainmise

sur la zone placée sous la responsabilité de son unité ; deuxièmement, que les unités de
60

paramilitaires et de volontaires qui refusaient de se soumettre au commandement de la JNA soient

renvoyées hors de cette zone. L’ordre fut émis parce que des problèmes étaient apparus et son but

était de réglementer la vie, les activités, l’ordre et la discipline au sein des unités. [Fin de la

projection.]

49. Ces deux documents montrent qu’à la mi-octobre 1991, la JNA rencontrait

incontestablement des problèmes sur le terrain, problèmes causés par des unités qui n’appartenaient

pas à ses rangs. Son commandement estimait manifestement nécessaire d’y remédier d’où

l’ordre et la circulaire. Les deux documents démontrent donc non pas que la JNA contrôlait les TO

locales et les unités de paramilitaires à la mi-octobre 1991, mais qu’elle entendait les placer sous

son contrôle.

50. La JNA y est-elle parvenue après octobre 1991 ? Telle est la vraie question.

51. Je voudrais ici rappeler à la Cour que, le 10 décembre 1991, le ministre de la défense de

la RFSY, le général Veljko Kadijevic, a émis un autre ordre contenant une phrase quasi identique,

indiquant que toutes les unités de volontaires ou de paramilitaires qui n’accepteraient pas de se

soumettre au contrôle de la JNA devraient quitter le champ de bataille . Vous avez la citation

exacte sur vos écrans. Or le problème de ces forces irrégulières était mentionné par le

Secrétaire général des Nations Unies dans son rapport de février 1992 : «[L]es forces militaires des

deux côtés continuent à inclure des éléments armés irréguliers qui ne sont pas pleinement maîtrisés

par les commandements militaires en place et qui ont été responsables d’un nombre important de

150 Commandement du 1 district militaire, strictement confidentiel, ordre n 1614-82/27 du
15 octobre 1991, annexe 67 de la réplique.
151
Secrétariat fédéral à la défense nationale, ordre du 10 décembre 1991, annexe 74 du mémoire. - 57 -

152
violations présumées du cessez-le-feu» . C’est bien la preuve que la JNA n’était pas parvenue à

établir son contrôle sur les paramilitaires ou tout au moins sur un nombre important d’unités de

volontaires ou de paramilitaires pendant l’année 1991.

52. Le défendeur est également d’avis que la conclusion exposée au paragraphe 89 du

jugement Mrkšić et consorts ne cadre pas avec celles exprimées dans d’autres passages de cette

même décision. La chambre de première instance décrit plusieurs conflits importants entre des

membres de la JNA et d’autres unités. Elle rapporte par exemple qu’un officier de la JNA et un

61 membre de la TO locale en sont venus aux mains pendant le transport des prisonniers de

Velepromet par la JNA :

«Un groupe de paramilitaires serbes et de membres de la TO ont d’ailleurs
interrompu la réunion pour informer les agents du contre-renseignement [il s’agit de
membres de la JNA] qu’ils n’auraient pas l’autorisation de conduire des prisonniers de
guerre à la prison de Sremska Mitrovica en Serbie.»

Ensuite [projection à l’écran],

«[a]près que les agents du contre-renseignement eurent visité les lieux de
détention, la police militaire de la brigade motorisée de la garde a commencé à faire

monter les prisonniers de guerre à bord d’autocars. Pendant l’embarquement, le
colonel Vujić [de la JNA] et d’autres agents du contre-renseignement ont été menacés
par des paramilitaires et des membres de la TO serbe. Le colonel Vujić a envoyé un
agent au commandement du GO [groupe opérationnel] Sud à Negoslavci pour

demander des renforts et rendre compte à Mile Mrkšić de la situation à l’entrepôt de
Velepromet. Puis, alors qu’il enregistrait les noms des prisonniers de guerre à bord
d’un des autocars, un dénommé «duc Topola», membre de la TO, est monté. Ce
dernier a littéralement soulevé le colonel Vujić, lui a mis un couteau sous la gorge et
lui a dit qu’il ne pourrait pas faire «sortir des Oustachis et des criminels» car «[i]ls

d[evai]ent payer pour ce qu’ils avaient fait au peuple serbe». Un autre agent a réussi à
faire sortir Topola et l’autocar est alors parti sans que personne d’autre ne s’y
oppose.» 153

53. Le TPIY a établi que lorsque les autocars transportant les hommes évacués sont arrivés à

la caserne de la JNA à Vukovar, les membres de la TO locale et les paramilitaires avaient

commencé à menacer et à injurier les passagers, et essayé de monter dans les cars. Les soldats de

la JNA qui s’y trouvaient les en ont empêchés . 154

152
Nouveau rapport présenté par le Secrétaire général en application de la résolution 721 (1991) du Conseil de
sécurité, 4 février 1992, par 7.
153Jugement Mrkšić, par. 171.

154Jugement Mrkšić, par. 216. - 58 -

54. Ce n’est pas là, tant s’en faut, l’image d’une JNA contrôlant les membres de la TO locale

et les paramilitaires. [Fin de la projection.]

55. L’argument du demandeur sur le principe d’unité et d’unicité de commandement dont la
155
chambre aurait estimé que la preuve avait été apportée dans l’affaire Mrkšić et consorts est donc

infondé. Le principe d’unité et d’unicité de commandement était l’un des principes essentiels de la

JNA comme, sans doute, de nombreuses armées. Le rapport Theunens de 2003 notait :

62 «Le principe d’autorité et de contrôle apparaissant dans les documents de la

JNA peut être considéré comme universel. Il est valable pour toutes les forces armées,
que ce soit l’OTAN, la JNA ou l’ex-Pacte de Varsovie, à tout moment, dans tous les
scenarios d’opérations possible.» 156

Il est pourtant manifeste que la réalité sur le terrain, en 1991, était très éloignée de ce que voulait ce

principe.

56. Le demandeur tente d’utiliser une phrase du paragraphe 89 du jugement Mrkšić et

consorts pour se soustraire aux conditions prévues à l’article 8 des articles de la CDI sur la

responsabilité de l’Etat. L’article 8 suppose que soit établie et prouvée l’existence d’un contrôle

effectif dans chaque situation concrète. Notre position n’a pas changé : nous soutenons que, pour

que puisse être attribuée la responsabilité, il convient d’identifier et de distinguer les différents

groupes armés en cause, et de prouver qu’ils agissaient sur les directives ou sous le contrôle du

défendeur. Le demandeur a admis avoir échoué à ce faire lorsqu’il a dit qu’il s’était employé «dans

la mesure du possible» à identifier tous les groupes concernés. Ce qu’il laisse maintenant entendre,

c’est que, à ce stade, cet exercice n’est même pas nécessaire aux fins de l’examen de la question de

157
l’attribution . Il prétend que la condition prévue à l’article 8 est remplie dès lors qu’il est affirmé

qu’un organe de facto de l’Etat serbe, la JNA, a soit donné des instructions ou des directives qui ont

été suivies par ces autres groupes, soit exercé une autre forme de contrôle effectif sur les opérations

militaires au cours desquelles ceux-ci ont commis les actes incriminés. Le défendeur ne partage

pas cette analyse.

155
CR 2014/10, p. 46, par. 36 (Crawford).
156Le Procureur, c. Slobodan Milošević (IT-02-54-T), rapport d’expert de R. Theunens du 16 décembre 2003
(présenté par l’accusation), p. 56.
157
CR 2014/10, p. 46, par. 36 (Crawford). - 59 -

Le PRESIDENT : Monsieur Ignjatović, il vous reste six ou sept minutes et je crois savoir

que vous devez traiter d’une autre question. C’est à vous de voir si vous voulez être interrompu au

milieu de votre exposé.

M. IGNJATOVIĆ : C’est ma dernière phrase, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Parfait. Je vous remercie.

63 M. IGNJATOVIĆ : Le défendeur ne partage pas l’analyse du demandeur. Les conditions

prévues à l’article 8 sont loin d’être remplies en l’espèce. Et le moment serait peut-être venu, si

vous le souhaitez.

Le PRESIDENT : Certainement, vous pourrez poursuivre cet après-midi. Je vous remercie.

L’audience est levée.

L’audience est levée à 12 h 55

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