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CR 2014/12 (traduction)

CR 2014/12 (translation)

Vendredi 7 mars 2014 à 10 heures

Friday 7 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit ce matin pour entendre la fin du premier tour de plaidoiries de la Croatie sur sa propre

demande. Hier, sir Keir Starmer a commencé sa plaidoirie sur le fondement juridique de la

responsabilité du défendeur à raison de violations de la Convention sur le génocide et il peut donc à

présent poursuivre son intervention. Vous avez la parole, sir Keir.

Sir Keir STARMER : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous

remercie. Avant de reprendre mon intervention et avec votre autorisation, je propose de répondre à

deux des questions posées à l’audience par certains membres de la Cour. Premièrement, mardi, le

juge Bhandari a posé une question se rapportant à la valeur probante que la Cour devrait accorder à

trois différentes sortes de déclarations, à savoir:

i) les déclarations annexées aux pièces de procédure dont l’auteur n’a pas été cité en tant que

témoin dans le cadre de la présente procédure ;

ii) les déclarations dont l’auteur a été cité en tant que témoin, mais que l’autre Partie n’a pas

contre-interrogé ; et enfin,

iii) les déclarations dont l’auteur a été cité en tant que témoin et soumis à un contre–interrogatoire

par l’autre Partie.

La position du demandeur est que toutes les déclarations soumises à la Cour par les Parties

doivent se voir accorder d’emblée la même valeur probante, quel que soit leur mode de

présentation. Il appartiendra ensuite à la Cour d’établir le poids éventuel à leur accorder.

Selon le commentaire de M. Zimmerman sur le Statut de la Cour : «La jurisprudence de la

Cour permet de conclure que le poids accordé à chaque élément de preuve aux fins de prouver des

faits donnés dépendra principalement de deux facteurs, à savoir la fiabilité et la neutralité de la

source dudit élément» [traduction du Greffe]. Dans son arrêt en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, la Cour a statué à la majorité de ses membres que les facteurs ci-après

pouvaient être pertinents pour apprécier la valeur probante de déclarations de témoins :

premièrement, la question de savoir si la déclaration procède d’une connaissance directe des

événements ou de ouï-dire ; deuxièmement, le temps écoulé entre les événements dont il est

question et la déclaration ; troisièmement, la question de savoir si la déclaration émane d’une - 3 -

source partiale ou neutre ; quatrièmement, la manière dont cette déclaration a été obtenue et

cinquièmement, sa nature ou son caractère, c’est–à–dire, par exemple, le point de savoir s’il s’agit

d’une déclaration contraire aux intérêts de son auteur.

Selon le demandeur, pareils critères s’appliquent de la même façon à toutes les déclarations,

qu’elles soient faites dans la salle d’audience ou en dehors. La déclaration d’un témoin ne saurait

en effet se voir accorder moins de crédit au motif que la partie qui l’a soumise n’a pas présenté son

11 auteur comme témoin. En l’espèce, les témoins présentés à la Cour ont été choisis parce que leur

déclaration a été jugée non pas plus crédible, mais simplement représentative des déclarations faites

par les témoins d’une manière générale.

Les déclarations des témoins ayant fait l’objet d’un contre–interrogatoire doivent selon nous

être évaluées à l’aune des critères précédemment mentionnés et leur fiabilité et leur crédibilité,

appréciées à la lumière du contre–interrogatoire.

Celles dont l’auteur a été présenté en tant que témoin, mais que l’autre Partie n’a pas contre–

interrogé, doivent se voir accorder exactement le même poids que toute autre déclaration, en étant

toutefois évaluées à l’aune des mêmes critères.

Comme tel est le cas dans nombre de systèmes juridiques, une partie est autorisée à mettre en

doute la valeur probante de la déclaration faite par l’un quelconque des témoins, qu’elle ait choisi

ou non de contre–interroger celui–ci.

Si vous le permettez, je répondrai à présent à une deuxième question. Mercredi, me

semble-t-il, le juge Greenwood a demandé certaines précisions sur les chiffres concernant Vukovar

et, en particulier, sur le nombre de personnes tuées pendant le siège de la ville et au cours de la

quatrième phase, ainsi que sur le nombre de personnes détenues puis libérées.

Premièrement, si vous le permettez, je saisis l’occasion qui m’est donnée ici pour clarifier le

commentaire de l’enregistrement vidéo sur Vukovar qui a été diffusé précédemment. Il s’agit d’un

extrait du documentaire réalisé en 1995 par la BBC et intitulé «The Death of Yugoslavia». Le

commentaire dont il est question est le suivant : «Vukovar est finalement tombée aux mains des

Serbes, qui contrôlaient alors un tiers de la Croatie. Les deux camps ont payé un lourd tribut :

15 000 morts et un demi-million de réfugiés». Nous avons toujours entendu ce nombre comme

correspondant à l’ensemble des pertes subies en Croatie, probablement pour les deux camps, et non - 4 -

aux pertes subies à Vukovar. C’est ce qui ressort du compte rendu, me semble–t–il ; en tout cas,

telle a toujours été notre perception et c’est sur ce chiffre que nous nous sommes fondés. Nous

n’avons jamais avancé et, pour lever toute ambiguïté, nous n’avançons pas que 15 000 personnes

ont été tuées lors du siège de Vukovar.

Voici quelques précisions quant aux chiffres concernant Vukovar. Les chiffres les plus

fiables dont nous disposons en ce qui concerne le nombre de personnes tuées au cours du siège de

la ville font état de 1100 à 1700 victimes, dont 70 % de civils avant la quatrième phase. Il est

difficile d’estimer avec précision le nombre de personnes tuées pendant la quatrième phase. Dans

les pièces de procédure, il est avancé que 2000 personnes ont été tuées une fois la ville tombée aux

12 mains des Serbes. Les corps exhumés ont bien évidemment permis de préciser quelque peu ces

chiffres. Les éléments de preuve sont les suivants : trois charniers ont été découverts à Vukovar
1
 celui d’Ovčara, qui contenait 194 cadavres, le nouveau cimetière, qui abritait 938 dépouilles et

celui de la rue Nova, contenant dix [10] dépouilles. Plus de 200 personnes de Vukovar sont encore

portées disparues. Toutefois, il est important de préciser qu’à cela s’ajoutent les corps de victimes

de Vukovar retrouvés dans plusieurs fosses situées aux alentours de la ville. Il me semble que ce

sont là les chiffres les plus fiables que nous pouvons fournir à la Cour en réponse à cette question.

J’en viens à présent à la question du nombre de personnes détenues. Là encore, nous

disposons de données limitées. Une liste comprenant les noms des 7708 personnes détenues figure

à l’annexe 42 de la réplique. Il est parfois précisé dans quel camp la personne a été détenue.

Cependant, cette liste ne fournit pas de renseignements quant au lieu d’où venait chacune des

personnes. Le lieu de détention n’aurait d’ailleurs que peu d’utilité aux fins d’établir l’origine des

détenus, nombre d’entre eux ayant été emmenés vers l’est, en Serbie, pour y être incarcérés. En

d’autres termes, pour autant qu’on le sache, il n’est pas possible de déduire du lieu de détention

qu’une personne était nécessairement originaire de Vukovar : en effet, les détenus n’étaient pas

toujours incarcérés dans le camp le plus proche et ils pouvaient être emmenés relativement loin de

leur lieu de résidence. Par conséquent, je crains de ne pouvoir soumettre à la Cour de meilleur

élément de preuve sur ce point que la liste figurant à l’annexe 42.

1 Vous n’aurez pas oublié que certains de ces corps avaient été déterrés pour être enterrés ailleurs, mais leur
nombre total est de 938. - 5 -

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais à présent reprendre mon

intervention sur le fondement juridique de la responsabilité du défendeur à raison de violations de

la Convention sur le génocide. Il me semble qu’à plusieurs reprises, j’ai par erreur mentionné la

«convention de Genève». Je ne pense pas avoir la possibilité de corriger le compte rendu à cet

égard, mais s’il apparaît effectivement que ma langue a fourché, veuillez lire «Convention sur le

génocide» et non «convention de Genève» !

Le PRESIDENT : Vous pouvez encore corriger le compte rendu.

Sir Keir STARMER : On m’a en effet confirmé que, il y a deux jours, j’ai glissé la

convention de Genève par inadvertance à deux reprises. L’erreur était si flagrante qu’elle se passe

de correction, du moins je l’espère.

13 Monsieur le président, seul le texte de mon intervention de ce jour vous a été remis, bien que

je n’aie pas pu examiner hier tous les points que je souhaitais traiter. J’ai donc intégrés ceux–ci à

l’intervention que je m’apprête à faire aujourd’hui. J’examinerai principalement ce matin les

éléments de preuve démontrant l’existence d’une intention, mais je souhaiterais tout d’abord finir

de vous livrer les conclusions de ma brève analyse des questions juridiques. J’en étais donc à la

question de la signification des termes «détruire» et «en tout ou en partie» figurant à l’article II de

la Convention sur le génocide.

FONDEMENT JURIDIQUE DE LA RESPONSABILITÉ DU DÉFENDEUR À RAISON
DE VIOLATIONS DE LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE (SUITE )

IV. L’intention génocidaire

b) La signification des termes «détruire» et «en tout ou en partie»

1. Comme la Cour le sait, l’article II de la Convention sur le génocide précise qu’il doit

exister une intention de «détruire» un groupe protégé, ou une partie de ce groupe. Toutefois, ainsi

que l’a expliqué M. Sands, cela ne signifie pas que la totalité du groupe, ni même une partie

substantielle de celui-ci, doive avoir été exterminée. Ce qui doit être démontré, c’est l’existence

d’une intention de détruire un groupe, en tout ou en partie, en tant qu’entité effective.

2. Tandis que la destruction d’un groupe «en tout» est relativement aisée à établir, la Cour a,

dans son arrêt en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, énoncé d’importantes conclusions au - 6 -

sujet de la destruction d’un groupe «en partie». Monsieur Sands a traité ce point de façon assez

détaillée il y a deux jours et je ne répéterai pas ici ses propos.

3. Certes, les chiffres ne sont évidemment pas complètement dépourvus de pertinence. Il

faut qu’il y ait eu élimination de certaines personnes faisant partie d’un groupe. Le nombre de

morts et l’étendue des persécutions, envisagées ou infligées à des membres du groupe protégé, sont

des facteurs importants pour déterminer si les actes incriminés ont été  ou ont dû être  commis

dans l’intention de détruire le groupe protégé, ou une partie du groupe, comme tel. Pourtant,

comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, il ne s’agit pas ici de s’engager dans une bataille

de chiffres. Le génocide envisagé dans la Convention constitue par définition une infraction

inchoative ; c’est le fait de commettre des actes spécifiques avec une intention particulière qui est

2
érigé en crime. Le génocide n’est pas défini par un résultat particulier ou un seuil prédéfini .

14 4. L’occasion qui s’offre à l’auteur du crime sera ainsi d’une très grande importance, et

j’examinerai plus tard les éléments de preuve à cet égard. Il se peut que l’auteur ait uniquement

l’occasion de détruire les membres d’un groupe vivant dans une zone géographique circonscrite.

Ainsi, en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, le fait qu’aient été visés des Musulmans de

Bosnie vivant dans la zone géographique limitée de Srebrenica était suffisant aux fins de l’article II

de la Convention sur le génocide.

5. Dans la présente affaire, le demandeur a établi que le groupe visé était la population croate

vivant à l’époque des faits dans certaines régions (Slavonie orientale, Slavonie occidentale,

Banovina, Kordun, Lika et Dalmatie), y compris les personnes vivant en groupe dans certains

villages. En d’autres termes, il s’agissait des Croates vivant dans des régions, villes et villages

censés être intégrés à la «Grande Serbie». Il ne fait aucun doute que ces groupes, dont certains

étaient de taille considérable, représentaient une «partie» suffisante de la population croate dans

son ensemble aux fins de l’article II de la Convention sur le génocide.

6. Que la Serbie n’ait pas, de fait, détruit physiquement l’ensemble des personnes constituant

ces groupes n’empêche pas de conclure à l’existence d’un génocide. La question qui se pose en

l’espèce est celle de savoir si, lorsque la JNA et les forces serbes se sont livrées à des agissements

2 Voir, par exemple, David L. Nersessian, Genocide and Political Groups, 2010, p. 17. - 7 -

prohibés par l’article II de la Convention  en commettant notamment des meurtres, de graves

atteintes et en privant autant que possible, à la première occasion, les membres de ce groupe des

conditions essentielles à leur existence , elles étaient animées d’une intention de détruire les

groupes dont faisaient partie les Croates vivant dans les régions qu’elles voulaient voir intégrées à

la «Grande Serbie».

7. C’est la raison pour laquelle le demandeur considère que les éléments de preuve se

rapportant à chaque zone circonscrite où des atrocités ont été commises  de village en village, de

ville en ville  et la ligne de conduite qu’ils font apparaître sont extrêmement révélateurs. Si ces

atrocités obéissaient à une intention génocidaire de détruire les Croates vivant dans les régions,

villes et villages destinés à être intégrés à la «Grande Serbie», elles sont bien constitutives d’un

génocide, quel que soit le nombre de personnes effectivement tuées ou victimes d’atteintes graves,

d’actes de torture ou de persécutions dans tel ou tel cas.

8. Prenons un exemple évident, basé sur les faits de l’espèce : si les forces serbes

progressaient vers un village ou une ville avec pour intention de tuer ou d’infliger à la moindre

occasion de graves sévices à chaque Croate présent mais que, avant leur arrivée, certains voire la

plupart des Croates du village ou de la ville en question avaient fui, craignant pour leur vie, cela

permettrait uniquement d’établir que l’ampleur des agissements contraires à l’article II de la

Convention sur le génocide a été moindre, par rapport à ce qu’elle aurait pu être. Cela ne change

15 rien à l’intention des auteurs de tels agissements. On ne saurait non plus affirmer que l’intention

doive être appréciée sans tenir compte des occasions qui s’offrent aux auteurs de tels actes. Dans

un cas comme dans l’autre, le génocide est constitué.

9. Enfin, pour ce qui concerne l’expression «comme tel» figurant à l’article II, la Cour a,

dans son arrêt en l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine, interprété l’insertion de cette

précision dans la Convention comme un moyen de souligner l’«intention de détruire le groupe

3
protégé» . Il faut ainsi comprendre que l’intention spécifique figurant à l’article II signifie que les

actes en question doivent avoir été dirigés contre des membres du groupe protégé en tant que

groupe : ceux–ci ont été attaqués en raison de leur nationalité, de leur ethnicité, de leur race ou de

3 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121, par. 187 ; ci-après l’«arrêt de 2007 en l’affaire concernant
la Bosnie-Herzégovine». - 8 -

leur religion. L’expression «comme tel» a été inscrite dans l’article en question dans le but de

souligner la nature discriminatoire et ciblée inhérente au crime de génocide.

c) Génocide et nettoyage ethnique

10. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à la

relation entre génocide et nettoyage ethnique. En l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la

Cour s’est penchée sur cette relation. [Projection.] Elle a fait observer ce qui suit  l’extrait de

son arrêt va normalement s’afficher à l’écran :

«Ni l’intention, sous forme d’une politique ... ni les opérations qui pourraient
être menées pour mettre en œuvre pareille politique ne peuvent, en tant que telles, être
désignées par le terme de génocide [il est ici question de la politique et des actions de

nettoyage ethnique] : l’intention qui caractérise le génocide vise à «détruire, en tout ou
en partie» un groupe particulier ; la déportation ou le déplacement de membres
appartenant à un groupe, même par la force, n’équivaut pas nécessairement à la
destruction dudit groupe, et une telle destruction ne résulte pas non plus
automatiquement du déplacement forcé.» [Fin de la projection.]

11. Ainsi que l’a dit M. Sands, les termes «en tant que telles» et «nécessairement» dans cet

extrait ont été choisis avec soin et sont de toute évidence importants. Ils signifient que, si la

déportation ou le déplacement de membres d’un groupe, en tout ou en partie, ne sauraient être

automatiquement assimilés au génocide, ils peuvent toutefois être constitutifs du crime de

génocide. La question de savoir si tel est le cas est fonction des faits de l’espèce.

12. [Projection.] Mais  et il s’agit là d’un «mais» important , il est évident que ces

notions se chevauchent dans une certaine mesure. Cette interprétation est confirmée par

l’observation formulée ensuite par la Cour  et qui devrait là encore s’afficher à l’écran , je

cite :

16 «Cela ne signifie pas que les actes qui sont décrits comme étant du «nettoyage
ethnique» ne sauraient jamais constituer un génocide, s’ils sont tels qu’ils peuvent être

qualifiés, par exemple, de «[s]oumission intentionnelle du groupe à des conditions
d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle» ... sous
réserve que pareille action soit menée avec l’intention spécifique ... nécessaire,
c’est-à-dire avec l’intention de détruire le groupe, et non pas seulement de l’expulser
de la région.» 5

4
Arrêt de 2007 en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 123, par. 190.
5 Arrêt de 2007 en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 123. - 9 -

[Projection suivante.] Et la Cour d’ajouter  vous avez ce passage sous les yeux : «il est clair que

des actes de «nettoyage ethnique» peuvent se produire en même temps que des actes prohibés par

l’article II de la Convention, et permettre de déceler l’existence d’une intention spécifique

6
(dolus specialis) se trouvant à l’origine des actes en question» . [Fin de la projection.]

13. En clair donc, la Croatie n’avance aucunement que l’expulsion et le déplacement forcés

des Croates vivant dans les régions censées être intégrées à une «Grande Serbie» constituent à eux

seuls la preuve de l’intention génocidaire : c’est sur ces actes, conjugués aux autres agissements

perpétrés, qu’elle fonde ses moyens. Le déplacement par la force d’une population peut être

constitutif d’un génocide s’il obéit à une intention de détruire un groupe, en tout ou en partie.

Selon le demandeur, tel a bien été le cas en Croatie.

14. A titre d’exemple, en l’affaire Krstić, la chambre de première instance du TPIY a déclaré

l’accusé coupable de génocide, se fondant sur le déplacement forcé pour conclure à l’existence

d’une intention génocidaire . La chambre de première instance a en effet estimé que l’accusé était

animé de l’intention génocidaire requise, puisqu’il s’est employé à éliminer la totalité des

Musulmans de Bosnie de Srebrenica en tant que communauté. En tuant tous les hommes en âge de

porter les armes et en procédant au transfert forcé des femmes, des enfants et des personnes âgées,

les forces serbes de Bosnie ont effectivement détruit la communauté des Musulmans de Bosnie à

Srebrenica et écarté toute possibilité pour elle de se reconstituer.

15. Il a été fait appel de ce jugement et, comme la Cour le sait, l’accusé a soutenu en appel

que la chambre de première instance avait abusivement élargi la définition du génocide en utilisant

le déplacement comme preuve de la destruction. Toutefois, la chambre d’appel a confirmé la

conclusion de la chambre de première instance selon laquelle le transfert forcé de femmes

constituait une preuve de l’intention de détruire physiquement le groupe ; le passage de la décision

de la chambre d’appel devrait à présent s’afficher à l’écran :

[Projection.]

17 «Comme la chambre de première instance l’a expliqué, le transfert forcé pouvait
être un autre moyen de parvenir à la destruction physique de la communauté des
Musulmans à Srebrenica. Le transfert complétait l’évacuation de tous les Musulmans

6Ibid.

7Le Procureur c. Krstić, affaire n IT-98-33-T, jugement, 2 août 2001, par. 594-598. - 10 -

de Srebrenica, écartant même pour la communauté musulmane de la région la
possibilité qui lui restait de se reconstituer... La chambre de première instance  qui

est la mieux placée pour évaluer les éléments de preuve présentés au procès  était
fondée à conclure que la preuve du transfert lui permettait de constater que des
membres de l’état-major principal de la VRS avaient l’intention de détruire les
Musulmans de Bosnie de Srebrenica. Le fait que le transfert forcé ne constitue pas en
lui-même un acte génocidaire n’empêche pas pour autant une chambre de première

instance de se fonder 8essus pour établir l’intention des membres de l’état-major
principal de la VRS.»

[Fin de la projection.]

16. Mon collègue et ami, M. Schabas, qui fait valoir par ailleurs que le nettoyage ethnique et

le génocide constituent deux crimes distincts, a exposé ses vues comme suit : [Projection.]

«Le génocidaire cherche à tuer des individus dans l’intention de détruire, en tout

ou en partie, le groupe auquel ils appartiennent. C’est précisément ce point qui
distingue fondamentalement le génocide du nettoyage ethnique, lequel inclut
généralement le meurtre mais dans l’intention de provoquer par la force le départ d’un
territoire.» [Fin de la projection.]

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cela soulève très clairement une

question fondamentale qu’il appartient à la Cour de trancher, et que je vais tâcher de formuler.

17. La commission de crimes à grande échelle et de façon systématique à l’encontre de la

population croate majoritaire dans le territoire en question est démontrée par les exposés du

demandeur et les éléments de preuve soumis à la Cour, auxquels s’ajoutent les conclusions du

TPIY. Il vous a été dit et prouvé que ces crimes comprenaient l’extermination, le meurtre

systématique, la torture, les traitements cruels, les violences sexuelles, la détention dans des

conditions inhumaines, l’expulsion forcée, la destruction de biens croates publics et privés, la prise

pour cible de monuments ayant une importance culturelle et religieuse pour la population croate et

la mise en place d’un système discriminatoire de persécutions contre les Croates restés dans le

territoire occupé. La question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la commission de ces

crimes, pris conjointement, visait simplement à  pour reprendre les termes employés par mon ami

M. Schabas  «provoquer par la force le départ d[u] territoire» qui était censé faire partie de la

«Grande Serbie».

8Le Procureur c. Krstić, affaire n IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, par. 31-33.
9
William A. Schabas, «Problems of International Codification  Were the Atrocities in Cambodia and Kosovo
Genocide?», 2001, New Eng. L. Rev., vol. 35, p. 295. - 11 -

18. Ou alors, la seule conclusion sûre est-elle celle qu’avance le demandeur, à savoir que,

analysée de près et dans son contexte, l’intention réelle était claire et consistait à détruire des

groupes de Croates vivant dans l’ensemble du territoire destiné à être intégré à la «Grande

Serbie» ?

18 19. Le fait que le défendeur puisse faire état d’actes correspondant au nettoyage ethnique

n’apporte pas de réponse à cette question. Ce qui compte, c’est bien l’intention sous-tendant les

agissements reprochés. Et cette intention ne peut être décelée qu’en se concentrant tout

particulièrement sur la ligne de conduite adoptée, qu’il convient d’apprécier non pas isolément,

mais dans son contexte historique et politique.

20. De surcroît, ainsi que M. Schabas l’a reconnu dans d’autres circonstances, des actes

relevant au départ du nettoyage ethnique peuvent se transformer en génocide. M. Schabas en

donne l’exemple suivant : «Celui qui a recours au nettoyage ethnique peut tout à fait en venir à

éprouver une certaine frustration et se muer en un autre spécimen, distinct mais proche : le

génocidaire.» 10 Se pose ainsi la question, importante s’il en est, de la distinction entre la

motivation et l’intention, à laquelle j’en viens à présent.

d) La distinction entre la motivation et l’intention

21. Dans une affaire comme celle qui nous occupe, il est essentiel de bien distinguer la

motivation de l’intention. La motivation est la raison générale qui pousse une personne à faire

quelque chose ; l’intention est l’objectif ou le dessein qu’elle poursuit ce faisant. Pour prendre un

exemple très éloigné de la présente affaire, un homme pourrait tuer sa femme en étant motivé par la

jalousie, mais cela ne signifie pas qu’il lui manque l’intention de tuer, nécessaire pour que son acte

puisse être qualifié de meurtre.

22. En l’espèce, la motivation des dirigeants serbes, en conduisant l’entreprise criminelle

commune dont le TPIY a constaté l’existence, était de prendre le contrôle d’environ un tiers du

territoire de la Croatie pour former un Etat ethniquement homogène, sous domination serbe.

10William A. Schabas, «Problems of International Codification  Were the Atrocities in Cambodia and Kosovo
Genocide?», 2001, New Eng. L. Rev., vol. 35, p. 295. - 12 -

23. On peut donc dire que la «motivation» qui a présidé à la commission de ces crimes était

l’acquisition de territoires, conjuguée à une volonté des autorités serbes d’assurer la pureté ethnique

de la «Grande Serbie». Toutefois, les moyens mis en œuvre par les forces serbes en vue d’atteindre

ce double objectif d’acquisition de territoires et de pureté ethnique de la «Grande Serbie» sont

révélateurs de leur «intention». Et cette intention ne peut être décelée que par un examen des

éléments de preuve démontrant la ligne de conduite adoptée. Le fait que les forces serbes auraient

pu atteindre leur objectif sans avoir recours au génocide n’a aucun intérêt.

24. Les éléments de preuve attestent de ce que, pour atteindre leur objectif, «l’intention» des

autorités serbes, de la JNA et des forces sous leur contrôle était d’éradiquer de façon permanente la

population croate majoritaire qui vivait alors dans le territoire en question. Comme le TPIY l’a

19 confirmé, la campagne politique et militaire qui devait permettre d’atteindre l’objectif de

l’entreprise criminelle commune impliquait la commission intentionnelle et organisée de crimes de

grande ampleur et systématiques, d’actes prohibés à l’article II de la Convention sur le génocide

qui visaient des groupes de Croates, en raison de leur appartenance ethnique, et qui comprenaient le

meurtre, le pilonnage, la destruction par le feu, la torture et la privation des biens de première

nécessité.

25. La thèse du demandeur est que l’ampleur des crimes commis, pris conjointement

(meurtres et tortures à grande échelle, violences sexuelles et déportation forcée, notamment),

démontre l’existence d’une intention manifeste d’entraîner la destruction physique totale ou

partielle des groupes croates vivant dans les régions identifiées. Cette intention était celle des

autorités serbes et/ou de la JNA et des forces placées sous leur contrôle.

e) La preuve de l’intention

26. J’en viens maintenant à la preuve de l’intention. Le demandeur soutient que l’intention

génocidaire sous-tendant chaque acte, qui permet selon lui d’établir l’actus reus du génocide, est

démontrée par une série de facteurs connexes. Chacun de ces facteurs peut suffire à prouver

l’existence de l’intention génocidaire requise par l’article II ; pris conjointement, ils la démontrent

de manière écrasante. - 13 -

27. Les facteurs connexes sur lesquels se fonde le demandeur sont énumérés à la fois dans le

11
mémoire et dans la réplique . En résumé, ces facteurs, qui sont au nombre de 17, sont regroupés

dans une série de quatre diapositives : vous avez à l’écran les facteurs 1, 2, 3 et 4 ; selon nous,

chacun de ces facteurs, et les 17 pris conjointement, constituent une preuve écrasante de l’existence

d’une intention génocidaire. Ces facteurs sont :

[Projection.]

1) la doctrine politique de l’expansionnisme serbe, qui a créé les conditions propices à la mise en

œuvre de politiques génocidaires visant à détruire la population croate dans les zones appelées à

faire partie de la «Grande Serbie» ;

2) les déclarations de personnalités publiques, notamment la diabolisation des Croates et

l’incitation systématique par les médias sous contrôle de l’Etat ;

20 3) le fait que, par leurs caractéristiques, les attaques dirigées contre les groupes croates excédaient

largement tout objectif militaire légitimement nécessaire pour prendre le contrôle des régions

concernées ;

4) des enregistrements vidéo de l’époque démontrant l’intention génocidaire des auteurs des

attaques ;

[Projection suivante.]

Les quatre facteurs suivants de cette liste sont :

5) la reconnaissance expresse, par la JNA, de ce que des groupes paramilitaires se livraient à des

actes génocidaires ;

6) l’étroite coopération entre la JNA et les groupes paramilitaires serbes responsables de certaines

des pires atrocités, supposant une planification minutieuse et un soutien logistique important ;

J’ouvre une brève parenthèse : vous avez entendu le récit d’attaques menées contre différents

villages dans des régions très vastes, sur une courte période. Peut-on réellement soutenir qu’il

s’agit là d’une pure coïncidence et que ces actes n’ont fait l’objet d’aucune coordination  que les

paramilitaires et les groupes informels ont en quelque sorte tous agi de la même façon, à la même

11Mémoire de la Croatie (MC), par. 8.16 ; réplique de la Croatie (RC), par. 9.6. - 14 -

période et sur une zone géographique aussi vaste ? Il existait nécessairement une force

organisatrice. Reprenons :

7) le caractère systématique et l’ampleur même des attaques contre des groupes de Croates ;

8) le fait que les membres du groupe ethnique croate étaient à chaque fois spécifiquement visés par

les attaques, alors que les Serbes locaux étaient épargnés ;

[Projection suivante.]

9) le fait que, sous l’occupation, les membres du groupe ethnique croate étaient tenus de

s’identifier comme tels, de même que leurs biens, en portant un ruban blanc autour du bras et en

attachant un drap blanc à leurs habitations ;

10)le nombre de Croates tués ou portés disparus, rapporté à la population locale ;

11)la nature, la gravité et l’étendue des lésions infligées (par agressions physiques, actes de torture,

traitements inhumains et dégradants, viols et violences sexuelles), notamment celles présentant

des caractéristiques ethniques reconnaissables ;

12)les insultes à caractère ethnique proférées lors des meurtres et des actes de torture ou de viol ;

[Projection suivante.]

13)le déplacement forcé de la population croate et les mesures méthodiquement mises en œuvre à

cette fin ;

14)le pillage et la destruction systématiques de monuments culturels et religieux croates ;

15)les entraves faites à la culture et aux pratiques religieuses croates de la population restante ;

21 16)les changements démographiques importants, permanents et manifestement intentionnels causés

dans les régions concernées ;

17)l’absence de répression des crimes dont le demandeur soutient qu’ils relèvent du génocide.

[Fin de la projection.]

28. Ce qu’il convient de noter dans la présente affaire, c’est que la quasi-totalité de ces

17 facteurs a été confirmée en substance par les constatations judiciaires du TPIY dans le cadre de

procédures menées contre de hauts responsables serbes. Les éléments de preuve produits

indépendamment par le demandeur en l’espèce ne font que corroborer ces constatations. De l’avis

du demandeur, ils permettent à la Cour de tirer des conclusions sûres. - 15 -

29. Je prie la Cour d’excuser la présentation de ces facteurs sous forme de liste ; toutefois,

cette liste est importante, puisque la conclusion du demandeur est simple. Bien que certains actes

commis au cours de la campagne pourraient — pris isolément — être interprétés comme des

«crimes ordinaires» ou des «excès» commis en temps de conflit, tous les facteurs sur lesquels se

fonde le demandeur, pris dans leur ensemble, démontrent immanquablement et de manière

accablante qu’il existait une politique systématique consistant à prendre des Croates pour cible en

vue d’éliminer tout (ou partie de) leur groupe, en tant que communauté, dans les régions

concernées. Cela démontre très clairement l’existence de l’élément requis, à savoir une intention

spécifique de détruire un groupe protégé, en tout ou en partie, et/ou la complicité en vue de

commettre, ou le manquement à l’obligation de prévenir, pareils actes de destruction.

30. Les éléments de preuve détaillés attestant l’existence de chacun de ces facteurs figurent

dans les pièces de procédure. Les aspects essentiels ont été mis en évidence au cours de cette

semaine devant la Cour. Je ne les répéterai pas de façon approfondie ici.

31. Je me concentrerai uniquement sur trois éléments fondamentaux : i) le contexte ; ii) la

ligne de conduite ; et iii) l’occasion.

i) Le contexte

32. Il est clair que le contexte dans lequel les atrocités constitutives de l’actus reus du

génocide ont été commises doit être pris en considération dans toute appréciation de l’intention

sous-tendant ces actes. Le contexte a été relaté par le menu dans les exposés du demandeur, et trois

aspects ont été mis en avant au cours des trois premières interventions faites devant la Cour cette

22 semaine, à savoir : premièrement, la dissolution de l’ex-Yougoslavie ; deuxièmement, la montée du

nationalisme extrémiste serbe ; et troisièmement, la prise de contrôle de la JNA par la Serbie et la

prise, par cette armée, des forces irrégulières et paramilitaires serbes sous sa direction et son

contrôle.

33. Ce qui importe aux fins d’apprécier l’intention, c’est d’examiner la façon dont ces

évolutions ont non seulement ouvert la voie au génocide, mais lui ont également donné corps et

l’ont alimenté. A cet égard, je formulerai deux arguments d’ordre général. Premièrement,

l’évolution de la situation politique, en particulier entre 1986 et 1991, doit être considérée comme - 16 -

un processus au cours duquel le groupe visé  les Croates vivant dans les territoires censés être

intégrés à la «Grande Serbie»  a d’abord été identifié, puis diabolisé et accablé d’une culpabilité

collective pour des crimes odieux, en ravivant notamment d’anciennes accusations de génocide,

pour être ensuite isolé en tant que groupe, ce qui en a inévitablement fait la cible d’attaques.

34. Ainsi que Mme Law l’a exposé dans son intervention, entre 1986 et 1991, un

nationalisme exacerbé, attisé par un discours de haine d’une grande virulence, a commencé à se

répandre rapidement en Serbie. C’est au cours de cette période que les idées d’abord floues d’un

Etat exclusivement serbe ont commencé à se cristalliser, et que des forces paramilitaires se sont

constituées et ont soit rejoint les rangs de la JNA, soit participé à des actions avec celle-ci.

35. Il a été longuement traité du mémorandum de la SANU dans les exposés et Mme Law l’a

examiné dans son intervention. Ce document constitue une étape fondamentale vers la mise en

œuvre du génocide en ce qu’il a créé un environnement propice aux événements qui allaient se

dérouler. Il a donné une légitimité politique à l’idée d’une «Grande Serbie», ce qui lui a valu d’être

qualifié, à juste titre, de coup de tonnerre politique. Ce discours de haine, cette diabolisation des

Croates et leur culpabilisation collective ont progressivement donné lieu, entre 1986 et 1991, à

l’identification de plus en plus évidente d’un groupe cible. Il s’agissait là de la première étape du

génocide, telle que l’avait décrite Raphael Lemkin dès 1944.

36. Certains des auteurs des atrocités qui vous ont été présentées et qui allaient se dérouler

par la suite auraient sans doute pu s’en tenir à la simple expulsion du groupe cible de la

«Grande Serbie». Mais les forces politiques à l’œuvre étaient bien trop puissantes pour s’arrêter là.

Une fois cette haine extrême instillée contre le groupe cible, une intention plus sombre a commencé

à se faire jour. Après avoir isolé les Croates au sein de la «Grande Serbie», les avoir

collectivement diabolisés et accablés, le simple fait de les chasser ne suffisait plus : les

autorités serbes voulaient les exterminer et les paramilitaires ont mis leur ardeur au service de cette

ambition.

37. Cette évolution est attestée par de nombreux exemples, et je me bornerai à n’en citer que
23

trois ici. Premièrement, l’expression «crimes de masse oustachis», jadis utilisée pour désigner les

crimes commis pendant la seconde guerre mondiale, a été remplacée par le mot «génocide». Ainsi

que Mme Law l’a démontré dans son intervention, la diabolisation des Croates comme nourrissant - 17 -

une intention génocidaire à l’encontre des Serbes, et la victimisation de ces derniers, a largement

ouvert la voie à des actes de génocide.

38. Le deuxième exemple concerne l’idée d’une «amputation de la Croatie» : il ne s’agissait

pas uniquement de l’extension de l’Etat serbe, mais de l’idée que les Croates contrariant la

réalisation des ambitions serbes devaient être éliminés. Le troisième exemple est le discours

prononcé par un parlementaire serbe en avril 1991  auquel Mme Law a fait référence dans son

intervention  qui a déclaré dans le village de Jagodnjak, situé dans la région de Baranja, que

quiconque revendiquait cette terre comme sienne «[était] un usurpateur, et mérit[ait] d’être abattu

comme un chien» (les italiques sont de nous).

39. Ces idées ont gagné du terrain. Les exemples de discours haineux sont bien trop

nombreux pour pouvoir être énumérés. Mais ils ont constitué un leitmotiv essentiel non seulement

avant mais aussi pendant la campagne d’atrocités elle-même. Le demandeur a appelé l’attention de

la Cour sur les très nombreux exemples d’insultes à caractère ethnique proférées pendant les

meurtres et les actes de torture ou de viol. Il l’a fait pour renforcer son propos. Cette haine

extrême et ciblée d’un groupe, en tant que tel, a été le moteur des événements ultérieurs et a

favorisé le génocide. Elle n’aurait évidemment pas suffi à elle seule. Dans l’histoire, ce type

d’événements suppose généralement la réunion d’un ensemble de conditions ou de facteurs à un

moment donné.

40. Cela m’amène à mon second argument général, à savoir que la prise de contrôle de la

JNA par la Serbie, l’intégration de «volontaires» en son sein et la prise, par la JNA, des forces

irrégulières et groupes paramilitaires serbes sous sa direction et son contrôle, ont permis au

défendeur de disposer d’une force de combat puissante, lourdement armée et bien équipée qui avait

non seulement la capacité de se livrer aux atrocités odieuses que le demandeur a relatées en détail,

mais également la possibilité de concrétiser l’intention génocidaire qui gagnait ses rangs. De toute

évidence, cela rejoint mon premier argument. Ce virage politique favorable à l’idée de la création

d’une «Grande Serbie», couplée à la destruction du groupe cible, est allé de pair avec

l’établissement de groupes paramilitaires extrémistes. L’un n’allait pas sans l’autre. Ainsi, lorsque

24 les paramilitaires ont été intégrés à la JNA ou placés sous sa direction et son contrôle, en 1991, cela

a donné un cocktail explosif qui a été à l’origine d’une campagne génocidaire. - 18 -

ii) L’existence d’une ligne de conduite

41. J’en arrive maintenant à la question de la ligne de conduite. L’existence d’une ligne de

conduite dans une campagne au cours de laquelle les atrocités constitutives de l’actus reus du

génocide ont été commises ressort de l’échelle et de l’intensité générales des brutalités infligées.

Vous connaissez les chiffres globaux. Ainsi que M. Sands l’a rappelé, le demandeur a exposé en

détail les atrocités perpétrées dans des centaines de villes et villages et nombre de municipalités des

autres régions visées. Les exposés factuels ne font pas uniquement apparaître le nombre même de

personnes tuées, torturées, soumises à des violences sexuelles ou détenues dans des conditions

effroyables, mais mettent aussi crûment en lumière le rythme effréné des meurtres et des

destructions commis, à la fois sur une grande échelle et sur une période brève et ciblée.

42. L’existence d’une ligne de conduite est irréfutable. Le TPIY en a clairement cerné et

exposé les principaux traits. Comme l’a précisé Mme Ní Ghrálaigh dans son intervention

consacrée aux événements génocidaires qui se sont déroulés en Slavonie orientale, le TPIY a

expliqué de manière relativement détaillée que les attaques menées dans cette région suivaient

«généralement le même scénario», dont il a également rendu compte dans l’affaire Martić ou

d’autres encore.

43. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les passages pertinents des

jugements et arrêts du TPIY ont d’ores et déjà été portés à votre attention. Alors pardonnez-moi si

j’y reviens une nouvelle fois. Je le fais pour une raison : répondre à la question de savoir si la ligne

de conduite décrite par le TPIY, considérée dans son ensemble, permet raisonnablement de

parvenir à toute autre conclusion que celle selon laquelle une intention génocidaire sous-tendait les

actes exposés.

44. Je commencerai par la conclusion rendue par le TPIY dans l’affaire Mrkšić. Il y a été

estimé que le système d’attaque adopté par la JNA en Slavonie orientale se déroulait en général

selon le schéma suivant. [Projection.] Je sais que vous avez déjà vu cette planche et regrette d’y

revenir, mais mon but ici est différent. Ce schéma est le suivant :

«a) [la JNA] attisait les tensions et semait la confusion et la peur par une présence
militaire aux alentours du village (ou d’une communauté plus grande) et par des
provocations ; b) elle tirait ensuite, plusieurs jours durant, à l’artillerie ou au mortier le
plus souvent sur les parties croates du village ; c’est à ce stade que, souvent, les églises
étaient touchées et détruites ; c) dans presque tous les cas, la JNA lançait un ultimatum - 19 -

aux habitants, leur enjoignant de rassembler et de remettre leurs armes ; les villages

constituaient des délégations mais les négociations avec les autorités militaires de la
JNA n’ont abouti à aucun accord de paix, hormis à Ilok [exception qui confirme la
25 règle : il s’agit de l’un des rares exemples à n’avoir pas été suivi de la phase d)] ; une
attaque militaire était lancée, parfois sans même attendre l’expiration de l’ultimatum ;
d) pendant ou juste après l’attaque, des paramilitaires serbes entraient dans le village,

assassinant ou tua12 les habitants, incendiant et pillant leurs biens, pour des raisons
discriminatoires» (les italiques sont de nous).

Je ne fais que rappeler une évidence, à savoir que la JNA était impliquée dans les phases a), b)

et c) ; les paramilitaires, profitant de la situation, se chargeaient de la phase d). Et on voudrait

néanmoins nous faire croire qu’ils n’agissaient pas de concert. [Fin de la projection.]

45. Concentrons-nous sur les phases b) et d), et tout d’abord sur les pilonnages à l’artillerie

et au mortier.

46. Les éléments de preuve démontrent amplement que les attaques d’artillerie menées de

village en village et de ville en ville étaient à tel point disproportionnées qu’elles ne peuvent en

aucun cas être présentées comme de simples opérations militaires. Ainsi qu’exposé par

Mme Ní Ghrálaigh lors de son intervention, les exemples ne manquent pas. A Bapska,

400 missiles ont été tirés en une seule journée. A Tordinci, 100 missiles en une nuit. A Sotin, les

tirs d’artillerie ont duré plus d’un mois. Le pilonnage de Lovas pendant dix jours consécutifs a fait

de nombreux morts et détruit de nombreuses maisons, et le village de Bogdanovci a été

pratiquement rayé de la carte par une attaque d’artillerie qui a duré deux mois. M. Sands a, lui

aussi, cité les exemples de quatre villages : Novo Selo Glinsko, Kostrići, Joševica et Baćin. Dans

chacun de ces villages, en quelques jours seulement, la majorité des populations croates a été

systématiquement exterminée par les paramilitaires, qui entraient dans les villages et tuaient tous

les Croates qu’ils pouvaient y trouver.

47. Et puis, il y a Vukovar. Comme je l’ai démontré dans mon intervention sur les

événements de Vukovar, l’attaque d’artillerie y a été si longue et si intense qu’elle a dévasté la

ville, à tous points de vue. Le constat du TPIY en l’affaire Mrkšić est limpide [projection]  je

cite :

«Une vue d’ensemble des événements révèle l’existence d’une attaque par les
forces serbes numériquement bien supérieures, bien armées, bien équipées et bien
organisées, qui ont lentement et systématiquement détruit une ville et ses occupants

12Jugement Mrkšić, par. 43. - 20 -

civils et militaires jusqu’à la reddition complète des derniers survivants.» 13 (Les

italiques sont de nous.)

Je tiens à insister sur les mots «forces serbes numériquement bien supérieures». Et ces mots

inscrits sur vos écrans sont lourds de sens. Ce passage non seulement fait état d’une disproportion

flagrante, mais utilise en outre le terme «détruit» pour décrire les conséquences subies par la ville

et ses habitants. [Fin de la projection.]

48. Cette description vaut pour beaucoup d’autres exemples d’attaques commises lors de la

phase b) du schéma dont le TPIY a constaté la répétition en Slavonie orientale. Comme l’a

souligné Mme Ní Ghrálaigh, le simple fait que, dans certains cas, les habitants assiégés aient refusé

26 de se plier à l’ultimatum de la JNA ne suffit pas pour qualifier d’«opérations militaires» l’assaut

meurtrier lancé par la Serbie sur les villes et les villages de Slavonie orientale. L’existence d’une

ligne de conduite est évidente. L’intention est claire : détruire en partie un groupe croate terrifié.

Cette intention revêt forcément un caractère génocidaire.

49. La phase d) du schéma constaté par le TPIY dans l’affaire Mrkšić ne fait que renforcer

cette conclusion. Il s’agissait de la phase suivant l’attaque d’artillerie, lorsque les paramilitaires et

la JNA envahissaient les villes et villages qu’ils avaient pilonnés. Vous avez entendu comment les

Croates qui avaient survécu à Vukovar ont été emmenés, et comment ils ont été soumis à des

massacres et à des actes de torture minutieusement préparés. Vous avez également entendu un

témoin raconter lui-même comment son village, dans cette même région, avait été pilonné sans

répit trois mois durant, entre août et novembre 1991. Dès que ce pilonnage a pris fin, la JNA est

entrée dans le village. Au lieu d’être libérés, les habitants du village ont été abattus dans la rue et

des grenades ont été lancées dans les abris souterrains, tuant les hommes et les femmes qui y

avaient trouvé refuge. Arrêtons-nous un instant sur les mots choisis par le TPIY dans

l’affaire Mrkšić pour décrire cette phase : «assassinant ou tuant les habitants, incendiant et pillant

leurs biens, pour des raisons discriminatoires».

50. Assassinant, tuant, incendiant. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour, il s’agit là d’actes de destruction. Un seul de ces termes évoque-t-il une simple intention de

convaincre un groupe cible terrifié, déjà exposé à une attaque à l’artillerie et au mortier, de quitter

13Jugement Mrkšić, par. 470. - 21 -

le secteur ? D’ailleurs, si telle avait été l’intention sous-jacente, pourquoi avoir pris pour cible les

survivants de l’attaque d’artillerie en «assassinant ou tuant…[et en] incendiant» ? Et pourquoi le

TPIY a-t-il ainsi pris soin de préciser dans sa description que, durant la phase d), les attaques se

produisaient «parfois sans même attendre l’expiration de l’ultimatum» ? (Les italiques sont de

nous.) La réponse, je pense, est que le résultat de l’ultimatum ne faisait aucune différence.

L’intention était toujours de détruire.

51. Le même schéma s’est répété dans les autres régions concernées de Croatie. Ainsi que

l’a démontré M. Sands dans son exposé sur les actes génocidaires perpétrés dans d’autres régions

(Dalmatie, Banovina, Slavonie occidentale, Kordun et Lika), la chambre de première instance du

TPIY, après avoir relaté les attaques en ces régions, a noté dans l’affaire Martić que  et il s’agit

là d’une citation concernant une affaire, une région et une zone différentes [projection] :

27 «ces attaques suivaient généralement le même scénario, à savoir que les Croates
étaient tués ou chassés. En effet, ces attaques étaient suivies par des actes de violence
et d’intimidation généralisés ainsi que des atteintes à la propriété privée et publique
14
visant la population croate» .

Ainsi qu’il ressort des témoignages présentés indépendamment à la Cour par le demandeur, tout

comme en Slavonie orientale, ces attaques étaient en règle générale précédées de pilonnages

d’artillerie totalement disproportionnés. Donc, ce schéma s’est répété dans une autre région. [Fin

de la projection.]

52. Dans l’affaire Stanišić et Simatović, le TPIY est parvenu à des conclusions similaires.

Dans son exposé sur les villages de Škabrnja et Saborsko, Mme Seršić a renvoyé aux conclusions

du TPIY selon lesquelles l’attaque menée contre Škabrnja avait débuté par des tirs d’artillerie

lourde comprenant notamment l’utilisation de bombes à fragmentation et d’engins incendiaires. A

150 km de là, à Saborsko, le même schéma s’est reproduit : à partir de début août 1991, ce petit

village a été pilonné quotidiennement pendant trois mois.

53. Et ce qui a eu lieu ensuite dans ces deux villages, ce sont des meurtres de sang-froid.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous connaissez tous les détails. Mais

une question plus générale se pose ici : comment voir dans ces actes, qui se sont reproduits selon le

même schéma dans toutes les régions concernées, de village en village et de ville en ville, une

14Jugement Martić, par. 443. - 22 -

intention autre que celle de commettre un génocide, ou des mesures visant à prévenir la

perpétration d’actes génocidaires ? La réponse du demandeur est claire : c’est impossible.

54. Cette partie de mon analyse, qui est axée sur la dernière phase du schéma que le TPIY a

décrit dans ses conclusions et que l’on retrouve dans les éléments de preuve présentés

indépendamment par le demandeur  il s’agit de la phase où la JNA et les paramilitaires, à leur

entrée dans les villes ou villages, s’en prenaient à l’intégrité physique des habitants  nous amène

à la question de l’occasion, sur laquelle je vais à présent me pencher.

iii) L’occasion

55. Il ne fait aucun doute que, en entrant dans les villes ou villages qu’ils avaient pilonnés, la

JNA et les paramilitaires ont commis, à grande échelle et de façon systématique, des actes de

torture, meurtres et violences sexuelles. J’ai déjà fait référence à l’effroyable énumération des

morts et des destructions dont mes collègues vous ont fait le récit dans leurs interventions d’hier

matin. Les exemples sont trop nombreux pour être tous passés en revue. C’est pourquoi je me

concentrerai sur quatre exemples, allant d’une grande ville de premier plan à un petit hameau. Mon

28 but ici est de bien montrer ce qui se produisait lorsque les assaillants serbes avaient l’occasion soit

de déplacer ou d’expulser les malheureuses victimes de leurs pilonnages, soit de les détruire. Le

résultat a presque toujours été le même. Elles ont saisi l’occasion de détruire qui s’offrait à elles.

56. Je citerai les exemples de Vukovar, Lovas, Škabrnja et Saborsko.

Vukovar

57. Comme je l’ai clairement dit lors de mon intervention au sujet de Vukovar, dans

l’enchaînement des événements s’est présenté, après le siège de la ville et avant les terribles

événements de Velepromet et d’Ovčara, un moment où l’intention foncière des assaillants serbes

s’est trouvée mise à l’épreuve. La ville était à genoux, sa population sans défense et captive. La

suite, vous la connaissez. Si l’objectif avait consisté simplement à déplacer la population, il

n’aurait pas été nécessaire de procéder de façon systématique à des massacres, à des actes répétés

de torture, à des viols brutaux, etc. L’occasion d’un déplacement s’est présentée à la

mi-novembre 1991  les 18-21 novembre  et cette occasion a été rejetée avec fermeté. - 23 -

Lovas

58. Dans leurs exposés, Mme Ní Ghrálaigh et M. Lapaš ont longuement relaté les

événements qui se sont déroulés à Lovas en octobre 1991. Comme ils l’ont souligné, même par

rapport aux horreurs commises ailleurs, les atrocités infligées à la population sans défense de Lovas

se distinguent par leur brutalité.

59. Comme vous le savez, Lovas a été quotidiennement pilonné par la JNA pendant

dix jours. Le village a été dévasté et des centaines de foyers ont été détruits. Vingt-trois (23) civils

ont été tués au début de l’attaque, y compris par des pelotons d’exécution. Puis  et c’est là

qu’intervient l’occasion  tous les Croates de sexe masculin de 18 à 65 ans restants ont été

regroupés, passés à tabac et soumis au «massacre du champ de mines» ; vous en connaissez les

détails. Tout comme à Vukovar s’est présentée une occasion de déplacer au lieu de détruire,

mettant l’intention à l’épreuve. Et tout comme à Vukovar, cette occasion a été rejetée avec

fermeté.

Škabrnja et Saborsko

60. Les événements de Škabrnja et Saborsko ayant déjà été examiné assez longuement, je

serai très bref. Dans chaque village, les forces assaillantes ont vu une occasion de détruire leurs

29 victimes croates, sans défense et captives. Et elles l’ont saisie ; les civils âgés et sans armes n’ont

pas été épargnés. Ce n’était pas d’un simple nettoyage ethnique dont il retournait ; il s’agissait

d’éliminer la population croate.

15
61. Dans l’affaire Martić, le TPIY a conclu au meurtre de 69 Croates à Škabrnja . Il a

également conclu qu’à Saborsko, des victimes croates avaient été emmenées à l’arrière d’une

maison pour y être exécutées . Tout comme à Vukovar, et tout comme à Lovas, lorsque le choix

s’est présenté à elles, les forces assaillantes ont choisi de détruire.

Conclusion sur ce point

62. Les éléments de preuve relatifs à l’occasion revêtent une importance cruciale pour

deux raisons. La première tient à leur grande cohérence : dans toutes les régions en cause, le

15Jugement Martić, par. 386-392.

16Ibid., par. 230 et 379. - 24 -

résultat a été le même. Les exemples abondent de victimes croates sans défense et captives ayant

été tuées, torturées ou soumises aux pires sévices sexuels. Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, le demandeur fait valoir qu’une telle cohérence autorise la Cour à tirer des

conclusions solides quant à la véritable intention qui animait les auteurs de ces atrocités. Leur

intention était de commettre un génocide, et rien n’a été fait pour tenter d’empêcher la perpétration

des atrocités commises.

63. La deuxième raison expliquant l’importance cruciale des éléments de preuve relatifs à

l’occasion tient à ce qu’ils interdisent de soutenir d’une manière ou d’une autre que, certains ou la

plupart des Croates des régions concernées ayant finalement survécu, encore qu’ils aient bien

souvent enduré de terribles abus, il ne pourrait être conclu à l’existence d’une intention

génocidaire. Au contraire, comme vous avez pu le constater, la preuve d’une intention génocidaire

n’est pas qu’une question de chiffres. L’occasion s’offrant à l’auteur est très importante, tout

autant que la réaction de celui-ci à cette occasion, bien entendu. Le fait que de nombreux Croates

aient fui avant que les forces assaillantes ne puissent les détruire, ou qu’ils aient été sauvés grâce à

quelques actes isolés de bravoure d’officiers ou de soldats de la JNA à titre individuel, n’enlève

rien aux preuves de ce qui s’est réellement produit lorsque les assaillants serbes ont eu l’occasion

de détruire au lieu de déplacer : ils ont saisi l’occasion de détruire. Et une partie du groupe a été

détruite.

30 iv) Conclusion sur le contexte, l’existence d’une ligne de conduite et l’occasion

64. En l’absence de documents attestant l’existence d’un projet génocidaire clair, les

éléments relatifs à la ligne de conduite et à l’occasion sont essentiels pour que la Cour soit en

mesure d’apprécier l’intention poursuivie. Les juridictions internationales ont clairement dit

qu’une intention génocidaire pouvait être déduite de «ligne[s] de conduite délibérée». Le

demandeur estime que tous les éléments de preuve produits dans la présente affaire révèlent

l’existence d’une telle «ligne de conduite délibérée».

65. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous vous souvenez sans

doute du document, tiré de l’affaire Kayishema et Ruzindana, que j’ai projeté hier sur vos écrans à

propos des caractéristiques de l’intention. Nous estimons que chacune des caractéristiques - 25 -

désignées par le TPIR comme permettant de déceler l’existence d’une intention génocidaire est

présente en l’espèce : la première est le fait de s’attaquer physiquement au groupe ou à ses

biens  indéniablement présente ici ; la deuxième est l’usage de termes insultants à l’égard des

membres du groupe visé  indéniablement présente ici ; viennent ensuite les armes utilisées et la

gravité des blessures subies  les preuves vous ont été données ; le caractère méthodique de la

planification et le caractère systématique du crime  là encore, les preuves vous ont été données ;

enfin, le nombre des membres du groupe victimes de l’acte incriminé  vous connaissez les

chiffres. Si telles sont les caractéristiques importantes pour établir l’existence d’une ligne de

conduite dont certaines conclusions peuvent être tirées, eh bien, toutes sont réunies en l’espèce.

66. Il ne peut être opposé à ces preuves attestant l’existence d’une ligne de conduite très

claire que, si chacune des attaques est considérée isolément, les chiffres des destructions sont

variables, voire bas dans certains cas. La première raison en est que, pris dans son ensemble, le

nombre des atrocités commises est, en réalité, élevé. La seconde est que les chiffres des

destructions commises dans chaque cas doivent être appréciés à la lumière des occasions qui se

sont présentées, par rapport au groupe visé dans tel secteur ou tel village.

67. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pendant une bonne partie de

mon exposé sur la ligne de conduite adoptée, je me suis concentré sur les attaques d’artillerie et les

atrocités perpétrées par les forces serbes au fur et à mesure de leur progression, chaque fois qu’elles

prenaient une ville ou un village de la région destinée à faire partie de la «Grande Serbie», et j’ai

mis l’accent sur les tueries qui ont eu lieu ensuite. Mais permettez-moi d’évoquer également le sort

de ceux qui n’ont pas été tués.

68. Cette question a été traitée de manière relativement détaillée lors des interventions d’hier

matin, en particulier dans le cadre de l’exposé de Mme Crnić-Grotić. En ce qui concerne les

violences sexuelles, celle-ci a montré, maints exemples à l’appui, que les viols en réunion de

31 femmes croates étaient monnaie courante. Nombre des attaques qu’elle a décrites ont eu lieu au

domicile des victimes, en public ou dans des camps d’internement. Et comme elle l’a clairement

rappelé, le Conseil de sécurité des Nations Unies reconnaît désormais la violence sexuelle comme

un acte susceptible d’être constitutif d’un génocide. - 26 -

69. La longue énumération des preuves d’actes de torture généralisés et systématiques n’en a

pas moins été éprouvante. Des actes de violence brutaux et souvent sadiques ont été perpétrés de

façon répétée sur un territoire étendu. Les conclusions du TPIY, qui parlent d’elles-mêmes, ont été

portées à l’attention de la Cour.

70. Qu’en est-il des personnes détenues ? Leur sort a lui aussi été exposé en détail par

Mme Crnić-Grotić. Plus de 7700 citoyens croates ont été placés dans des camps d’internement

dans les régions occupées de Croatie, en Serbie ou ailleurs. Au vu des éléments de preuve qui ont

été présentés à la Cour, je ne puis que reprendre la description faite hier matin : ces incarcérations

ont toujours été le prélude à de violents passages à tabac et mauvais traitements, bien souvent à des

violences sexuelles et, parfois, à des exécutions sommaires.

71. Et puis, bien sûr, il y a ces dizaines de milliers de personnes qui, craignant pour leur vie,

ont fui les régions occupées.

72. Tous ces actes sont à inscrire et à considérer dans le cadre des 17 facteurs qui, selon le

demandeur, sont constitutifs du génocide lorsqu’ils sont considérés dans leur globalité. Meurtre,

torture, abus, violence sexuelle, camps d’internement, fuite motivée par la terreur. La succession

implacable des preuves émanant de chaque village, de chaque ville et de chaque communauté des

secteurs alors destinés à faire partie de la «Grande Serbie» révèle, épisode après épisode, l’effet

cumulé de ces facteurs sur la population croate de ces localités. Prises conjointement, ces preuves

démontrent selon nous de manière éloquente et déterminante qu’il s’agit bien d’un génocide.

73. Dans son arrêt en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la Cour a établi une

17
distinction entre la destruction d’un groupe et sa «simple dissolution» . De l’avis du demandeur, il

est impossible d’interpréter l’existence flagrante d’une ligne de conduite et les innombrables

occasions saisies de détruire les Croates vivant dans les zones destinées à être intégrées à la

«Grande Serbie» comme relevant d’une manière ou d’une autre d’une «simple dissolution» du

groupe cible. Les éléments de preuve ne révèlent pas une «simple dissolution». Il se serait agi

d’une simple dissolution si les groupes avaient été rassemblés et transportés vers d’autres lieux. Ce

17Arrêt de 2007 en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 123, par. 190. - 27 -

n’est pas ce qui s’est passé. Ce qui ressort des éléments de preuve, c’est la destruction

systématique et délibérée du groupe croate visé par les forces serbes, la JNA et les paramilitaires.

32 f) L’absence de déclaration de culpabilité pour génocide par le TPIY

74. Le défendeur fait grand cas de ce que le TPIY n’a pas prononcé la moindre déclaration

de culpabilité pour crime de génocide dans les affaires sur lesquelles s’appuie le demandeur.

75. Lors de mon exposé de mardi sur les éléments de preuve et les questions de preuve, j’ai

exposé les raisons pour lesquelles le demandeur fait valoir que, dans les circonstances de l’espèce,

la décision du procureur de ne pas retenir le chef de génocide ne doit pas entrer en ligne de compte

en matière de responsabilité étatique. Je ne vais pas répéter ici mes arguments.

76. La Cour a, bien évidemment, un rôle distinct et bien plus étendu. Elle jouit en outre de

plusieurs avantages importants.

1) Premièrement, elle peut apprécier de façon globale le comportement de tous les acteurs et tous

les événements pertinents à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve.

2) Deuxièmement, elle bénéficie non seulement de toutes les conclusions «hautement

convaincantes» rendues par le TPIY dans différentes affaires, mais également d’autres éléments

de preuve qui n’ont jamais été produits devant le Tribunal.

3) Enfin, troisièmement, la Cour s’intéresse à la responsabilité des Etats et non à celle d’individus,

c’est-à-dire à l’impact cumulé de multiples actes perpétrés de façon systématique par de

multiples protagonistes contre un large pan de population et sur un territoire étendu ; elle n’a

pas à scruter une pièce de puzzle ou un petit fragment d’un tableau bien plus vaste.

g) Conclusion sur la question de l’intention spécifique de commettre le génocide

77. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les conclusions du TPIY

intéressant les questions soulevées par la présente affaire, ainsi que les éléments de preuve

présentés indépendamment par le demandeur, démontrent que de très nombreux actes de génocide

isolés ont été commis à travers les régions visées à partir de 1991. Le demandeur soutient que ces

éléments révèlent l’existence d’une ligne de conduite systématique qui n’autorise qu’une seule

conclusion quant à l’intention sous–jacente. - 28 -

78. Si l’on applique le critère exposé par la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, les faits de l’espèce démontrent de façon concluante que les Serbes qui ont

perpétré les atrocités constitutives de l’actus reus du génocide étaient animés de l’intention

d’éradiquer les groupes de Croates vivant dans les territoires destinés à être intégrés à la

«Grande Serbie», et ce, par le recours combiné à des crimes tels que le meurtre à grande échelle, la

33 persécution et la destruction de biens. Le demandeur estime que ces faits suffisent pour constituer

l’intention spécifique sous-tendant le crime de génocide.

79. Un petit détail peut parfois être très révélateur. Il va sans dire que les termes utilisés par

les auteurs pour décrire leur propre perception de leurs agissements ne constitueraient pas, en eux-

mêmes, une preuve suffisante en l’espèce. Mais ils en disent long. Ainsi que vous l’avez entendu

de la bouche de M. Sands, le rapport des services de renseignement militaire de la JNA daté

du 13 octobre 1991 faisait état de ce que, «dans la région de Vukovar, des troupes de volontaires

sous le commandement d’Arkan ... [étaient] en train de commettre un génocide et divers actes de

18
terrorisme incontrôlés» . Tels sont les termes de leur rapport de renseignement : «un

génocide…incontrôl[é]». Un témoignage concernant un autre secteur, fait par un combattant serbe

de la TO, décrit l’attaque de Saborsko et indique notamment que  je cite  «Une fois Saborsko

conquis, ... [le commandant de la TO] y est resté un certain temps pour donner ses ordres en vue

d’éliminer toute la population et de piller les biens».19 Il s’agit d’un combattant de la TO, décrivant

ce qu’on lui demandait de faire. Et un autre ex-combattant de la TO a décrit comment, à

Četekovci, je cite : «[l’]ordre de commettre le génocide contre la population civile» avait été donné

par le commandant de la TO . Il s’agit là de descriptions  et même d’une reconnaissance  de

faits de destruction, rien de moins. Ce sont des récits explicites et contemporains relatant la mise

en œuvre d’une intention génocidaire. Le fait que les auteurs des atrocités en question aient eux-

mêmes pensé qu’ils participaient à un génocide en dit long.

18
RC, par. 9.86, 1).
19MC, vol. 2, partie II, annexe 365 ; les italiques sont de nous.
20
Ibid., annexe 198. - 29 -

V. Le manquement à l’obligation de prévenir le génocide

80. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme je l’ai dit au début de

mon exposé, tous les arguments et éléments de preuve que j’ai fait valoir s’appliquent également à

la responsabilité pour manquement à l’obligation de prévenir, et à la responsabilité pour complicité,

entente et tentative.

81. L’article premier de la Convention sur le génocide impose deux obligations, distinctes

mais liées, à savoir les obligations de prévenir et de punir le génocide. La première obligation

impose à l’Etat de prendre les mesures en son pouvoir afin de s’assurer que les personnes relevant

34 de sa compétence ou soumises à son contrôle (qu’il s’agisse de fonctionnaires, de membres des

forces armées ou de personnes privées) ne commettent pas le crime de génocide. La

deuxième obligation consiste à faire en sorte que les auteurs d’actes de génocide ou d’actes de

même nature soient punis.

82. L’obligation de prévenir les actes de génocide requiert la preuve que des actes de

génocide ont effectivement été commis, et est axée sur la responsabilité de l’Etat pour manquement

à son obligation d’intervenir. Evidemment, si la Cour conclut que le demandeur a démontré le

bien-fondé de sa demande principale, il ne sera pas nécessaire de poursuivre en examinant cette

allégation de violation de l’obligation de prévenir les actes de génocide. Mais si tel n’est pas le cas,

le manquement à l’obligation de prévenir les actes de génocide passera au premier plan dans

l’argumentation du demandeur.

83. Le cadre juridique a été exposé par M. Sands dans son intervention de mardi. Etant

donné la coopération étroite qui existait entre la JNA et les forces (et notamment les paramilitaires

volontaires) des autorités serbes autonomes, et compte tenu en particulier des conclusions

auxquelles le TPIY est parvenu dans des affaires intéressant les questions soumises à la Cour, à

savoir que toutes les opérations militaires étaient menées sous le commandement effectif de la

JNA, le demandeur fait valoir que, même si la Cour devait conclure que la Serbie ne peut être tenue

pour responsable à raison de la perpétration des actes de génocide ou d’une complicité dans leur

perpétration, elle n’en demeurerait pas moins responsable pour avoir manqué à son obligation de

prévenir le génocide. - 30 -

84. Il ne fait pas le moindre doute que la hiérarchie militaire de la JNA et les dirigeants

politiques serbes étaient parfaitement au courant de l’existence d’un risque grave que des actes de

génocide soient en voie de perpétration, ou sur le point d’être perpétrés. Dans la réplique, le

demandeur cite l’exemple des activités de la «garde serbe» en Slavonie orientale. Trois rapports

des services de renseignement militaire datant d’octobre 1991, qui font expressément état d’actes

de génocide et d’instructions données aux volontaires de tuer tous ceux qu’ils trouveraient dans les

maisons croates, «y compris les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées [et] les
21
femmes» , démontrent clairement qu’à partir du 13 octobre 1991 au moins, les responsables de la

JNA et les dirigeants politiques de la Serbie avaient connaissance des activités des paramilitaires

d’Arkan et savaient que ceux-ci commettaient des actes qu’ils qualifiaient eux-mêmes d’actes

génocidaires.

85. A la lumière des conclusions rendues par le TPIY dans l’affaire Mrkšić, il ne peut y avoir

de doute que la JNA avait les moyens d’empêcher cela ; les moyens militaires de la JNA

dépassaient de beaucoup ceux des groupes paramilitaires, y compris celui d’Arkan. En réalité, sans

la collaboration ou le consentement de la JNA, les groupes paramilitaires, dont celui d’Arkan,

35 auraient été incapables d’organiser des attaques soutenues contre la population civile croate. Selon

les conclusions de la chambre de première instance en l’affaire Mrkšić, la JNA avait «le pouvoir

militaire d’exercer» son commandement et son contrôle de manière effective à l’égard des «unités

paramilitaires ou de volontaires combattant pour la cause serbe», même si  et je cite ici les mots

22
du TPIY  elle «a pu renâcler à sévir trop durement» . Donc, selon ces conclusions, la JNA avait

les moyens militaires d’intervenir, mais elle a pu renâcler à le faire. Compte tenu des capacités

militaires de la JNA, le fait qu’elle ne soit pas intervenue pour empêcher le génocide constitue

selon nous une violation de l’article premier de la Convention sur le génocide, une violation qui est

imputable à la Serbie.

86. De manière plus générale, ainsi que M. Sands l’a démontré dans son exposé, les éléments

de preuve attestant que les autorités serbes avaient parfaitement connaissance des activités des

21RC, par. 9.86, 2).

22Mrkšić, par. 89. - 31 -

paramilitaires serbes, qui agissaient sous leur direction et leur contrôle actif, sont cohérents et

convaincants.

87. Le défendeur a beau exciper de quelques cas isolés de soldats de la JNA qui sont

intervenus pour sauver des civils croates sur le point d’être exécutés ou torturés, et nul ne conteste

la bravoure de ces quelques soldats, ces cas isolés ne font, comme l’a exposé M. Sands, que

démontrer encore dans quelle mesure la JNA avait connaissance des atrocités commises par les

forces paramilitaires et contrôlait celles-ci.

VI. Entente, tentative et complicité

88. Je vais à présent traiter brièvement les questions de l’entente, de la tentative et de la

complicité. Là encore, le cadre juridique international a été exposé par M. Sands, aussi ne vais-je

pas le répéter.

89. Le demandeur estime que les conclusions de TPIY démontrent clairement l’existence

d’une entente entre les dirigeants serbes en vue de commettre des crimes contre l’humanité,

notamment des attaques généralisées et systématiques à l’encontre de groupes de Croates en ayant

recours à des actes prohibés par l’article premier de la Convention. Lorsque les conclusions

formulées par le TPIY dans toutes les affaires pertinentes sont examinées conjointement avec les

éléments de preuve que le demandeur a présentés indépendamment à la Cour, il apparaît de

manière claire que l’objectif de cette entente était de commettre un génocide.

90. Les conclusions du TPIY démontrent tout aussi clairement la complicité. La seule

question qui se pose est celle de l’intention requise pour que la responsabilité de l’Etat se trouve

engagée. Ainsi que le demandeur l’a exposé dans ses pièces de procédure, une personne est

36 coupable de complicité de génocide dès lors qu’elle planifie ou ordonne la commission du crime de

génocide, qu’elle y apporte une aide ou un encouragement, ou encore qu’elle fournit les moyens

d’en permettre ou d’en faciliter la perpétration, en sachant que l’auteur principal avait l’intention de

détruire un groupe protégé, en tout ou en partie.

91. Lorsque les conclusions du TPIY sont examinées conjointement, là encore à la lumière

des éléments de preuve produits indépendamment par le demandeur, en particulier de ceux qui

portent sur les actes des groupes paramilitaires serbes, il est clair que non seulement ceux-ci avaient - 32 -

l’intention de détruire la population civile croate vivant dans les régions destinées à faire partie de

la «Grande Serbie», mais aussi que la JNA et les dirigeants politiques serbes avaient parfaitement

connaissance de cette intention.

VII. Manquement à l’obligation de punir

92. J’en viens enfin au manquement à l’obligation de punir. L’importance de l’obligation de

punir les actes de génocide qui est inscrite à l’article premier de la Convention sur le génocide

ressort de toutes les dispositions de la convention. En l’espèce, à la date du dépôt du mémoire, le

défendeur n’avait pas encore livré plusieurs suspects de premier plan. Depuis, quelques individus

ont certes été livrés à la justice, mais avec de nombreuses années de retard, en violation de

l’obligation clairement énoncée à l’article IV de la Convention sur le génocide.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cela m’amène au terme de mon

exposé. Je vous remercie de m’avoir écouté. Avec votre permission, je vais maintenant céder la

parole à M. Crawford, qui traitera la question de la compétence, mais il serait peut-être opportun

que cette intervention débute après la pause.

Le PRESIDENT : Merci, sir Keir. La Cour va à présent marquer une pause de 15 minutes.

L’audience est suspendue.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et je donne la parole à

M. Crawford. Monsieur, c’est à vous.

M. CRAWFORD :
37

C OMPÉTENCE DE LA COUR POUR STATUER SUR DES FAITS
ANTÉRIEURS AU 27 AVRIL 1992

I. Introduction

1. Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, dans son opinion individuelle sur les exceptions préliminaires en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, le juge Shahabuddeen avait relevé que, si les arguments invoqués par la - 33 -

Serbie en l’espèce étaient fondés, ils «introdui[raient] d’une manière ou d’une autre … une

interruption inévitable» de la protection accordée par la Convention sur le génocide aux personnes

vivant dans l’ancienne RFSY [projection à l’écran] :

«On voit mal comment l’inévitabilité d’une telle interruption de la protection
pourrait être compatible avec une convention qui vise «d’une part à sauvegarder
l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à

sanctionner les principes de morale les plus élémentaires». … [L]’objet et le but de la
Convention sur le génocide obligent les parties à 23 respecter de manière à éviter une
telle interruption de la protection qu’elle offre.»

2. Je m’emploierai à expliquer pourquoi les arguments de la Serbie relatifs à la compétence

en la présente affaire sont erronés en droit et pourraient compromettre l’efficacité de la

24
convention . Cette fois encore, ils provoqueraient «une interruption inévitable». La Serbie fait

aujourd’hui valoir qu’elle n’a commencé à exister que le 27 avril 1992 et n’était donc pas liée par

la convention avant cette date. A titre subsidiaire, elle soutient également que, la Croatie n’ayant

vu le jour que le 8 octobre 1991, elle ne saurait présenter des demandes relatives à des faits

antérieurs à sa création. Dans l’un ou l’autre cas, soutient la Serbie, il faudrait que la Cour admette

une application rétroactive de la convention, ce qui serait contraire à l’article 28 de la convention

de Vienne sur le droit des traités. Or c’est le contraire qui est vrai. L’une et l’autre de ces

hypothèses feraient échec aux objet et but de la convention, interprétés conformément au droit des

traités, et ce, précisément dans les situations où il existe la plus forte probabilité que soient

commises des atrocités comme le génocide. Des actes de génocide engageant la responsabilité des

Etats erga omnes pourraient dès lors être commis en toute impunité en cas de dissolution ou de

dysfonctionnement de l’Etat. Cela ferait de la convention un instrument de caractère purement

38 incitatif, uniquement opposable aux Etats en paix avec eux-mêmes et avec les autres. Voilà un

résultat pour le moins extraordinaire ! [Fin de la projection.]

3. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’ai déjà parlé des questions

d’attribution. Si ces questions et celle de l’application de la convention dans le temps sont

interdépendantes sur le plan factuel, elles diffèrent sur le plan de l’analyse. J’ai aussi montré que

23Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 635, opinion individuelle de
M. Shahabuddeen.

24Voir aussi réplique de la Croatie (RC), chap. 7. - 34 -

certains actes sont attribuables à la Serbie, y compris des actes antérieurs au 27 avril 1992, lorsque

celle-ci existait in statu nascendi. Ce faisant, j’ai laissé de côté la question de la compétence

concernant cette période. La Cour a fait de même au stade des exceptions préliminaires, au motif

que cette question n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire . Je souhaiterais à présent

formuler deux remarques. En premier lieu, les obligations de fond découlant de la convention

s’imposaient à la Serbie tout au long de la période en litige. En second lieu, la Cour a compétence

ratione temporis sur l’ensemble de cette période.

II. Compétence ratione personae

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, avant d’aborder ces deux

points, permettez-moi d’évoquer brièvement la compétence ratione personae. La Cour s’est déjà

penchée sur la question au stade des exceptions préliminaires. Il importe néanmoins de rappeler

que la compétence de la Cour à l’égard des agissements de la Serbie en la présente espèce est

fondée sur le fait que cet Etat est devenu partie à la convention par voie de succession et non par

voie d’adhésion. En d’autres termes, la compétence de la Cour se fonde sur une obligation qui

existait déjà et qui n’a pas cessé de produire ses effets, et non sur une obligation nouvellement

contractée.

5. Lorsqu’elle a prétendu «adhérer» à la convention le 12 mars 2001, la Serbie a formulé une

réserve concernant l’article IX. Mais, comme vous l’avez fait remarquer, quand bien même cette

réserve eût été effective, elle demeurerait sans pertinence à l’égard de la base de compétence déjà

26
invoquée par la Croatie . Dans sa requête, déposée en 1999, la Croatie fondait la compétence de la

Cour sur le fait que la RFSY était partie à la Convention sur le génocide et que la Serbie était liée

27
par celle-ci en sa qualité d’Etat successeur de la RFSY . Je ne reviendrai pas ici sur l’historique

fort complexe de la position de la Serbie quant à la continuité de la personnalité juridique de la

RFSY, ni sur les arguments de la Croatie quant à ses effets juridiques. Cette question ayant été

traitée à maintes reprises, la Cour en a entendu assez. Je me bornerai à résumer les conclusions

25Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 460, par. 130 ; ci-après l’«arrêt rendu sur les exceptions
préliminaires (Croatie)».

26Arrêt rendu sur les exceptions préliminaires (Croatie), p. 445, par. 94.
27
Requête, par. 28. - 35 -

39 auxquelles celle-ci est parvenue au stade des exceptions préliminaires. Vu la teneur de la

déclaration et de la note du 27 avril 1992 de la Serbie, ainsi que son «comportement

concordant … tant au moment de leur rédaction que tout au long des années 1992 à 2001», la Cour

a conclu que, à compter de cette date, la Serbie avait accepté d’être liée «par les obligations

découlant de toutes les conventions multilatérales auxquelles la RFSY était partie au moment de sa

dissolution» — je souligne ces derniers mots —, y compris la Convention sur le génocide . Elle 28

est également parvenue à la conclusion que cette situation était restée inchangée au moins jusqu’au

1 novembre 2000, date à laquelle la Serbie était devenue partie au Statut de la Cour. Cette

dernière a par conséquent compétence ratione personae à l’égard de la Serbie au titre de la

succession à la Convention sur le génocide . Ce point reste le principal argument invoqué par la

Croatie pour fonder la compétence de la Cour.

6. La Cour a ajouté que, à la lumière de la déclaration du 27 avril 1992 et du comportement

concordant de la Serbie, il n’y avait pas lieu pour elle d’examiner la question de savoir si cet Etat

aurait de toute façon succédé à la Convention sur le génocide ipso jure . Quoi qu’il en soit, tout

porte à croire que tel a été le cas. Le principe applicable est énoncé dans la convention de Vienne
31
sur la succession d’Etats en matière de traités, à laquelle la RFSY était partie . En

l’affaire Čelebići, la Chambre d’appel du TPIY a recherché si la Bosnie-Herzégovine avait succédé

aux conventions de Genève. Même si cet Etat avait fait une déclaration qui pouvait être considérée

comme une notification de succession [projection à l’écran], le TPIY a adopté la position suivante :

«que l’on tienne compte ou non des conclusions tirées quant à la succession formelle,
la Bosnie-Herzégovine aurait de toute façon succédé aux conventions de Genève en

40 application du droit coutumier puisque la succession à ce type de convention est
automatique, c’est-à-dire qu’elle se fait sans que l’Etat successeur ait besoin de
confirmer dans les formes son adhésion. On peut à présent considérer, en droit

28Arrêt rendu sur les exceptions préliminaires (Croatie), p. 454-455, par. 117 (les italiques sont de moi).
29
Ibid., p. 455, par. 118-119.
30Ibid., p. 454-455, par. 117.

31Convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de traités, 23 août 1978, Nations Unies, Recueil des
traités (RTNU), vol. 1946, p. 3, art. 34 : «1. Lorsqu’une partie ou des parties du territoire d’un Etat s’en séparent pour
former un ou plusieurs Etats, que l’Etat prédécesseur continue ou non d’exister : a) Tout traité en vigueur à la date de la
succession d’Etats à l’égard de l’ensemble du territoire de l’Etat prédécesseur reste en vigueur à l’égard de chaque Etat
successeur ainsi formé ; b) Tout traité en vigueur à la date de la succession d’Etats à l’égard uniquement de la partie du
territoire de l’Etat prédécesseur qui est devenue un Etat successeur reste en vigueur à l’égard de cet Etat successeur seul.
2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas : a) Si les Etats intéressés en conviennent autrement ; ou b) S’il ressort du traité ou
s’il est par ailleurs établi que l’application du traité à l’égard de l’Etat successeur serait incompatible avec l’objet et le but

du traité ou changerait radicalement les conditions d’exécution du traité.» - 36 -

international, que les Etats succèdent automatiquement aux traités humanitaires et

multilatéraux au sens large du terme, c’est-à-dire à tous les traités à caractère universel
relatifs aux droits fondamentaux de la personne.» 32

7. De la même manière, la commission Badinter a souligné la nécessité de maintenir en

vigueur à l’égard de tous les territoires de la RFSY l’ensemble des traités relatifs aux droits de

l’homme auxquels celle-ci était partie . 33 La commission n’a mentionné ni envisagé aucune

interruption. Telle est également la position adoptée par le Comité des droits de l’homme des

Nations Unies [projection suivante]. Les droits civils et politiques, a-t-il dit,

«appartiennent aux individus qui vivent sur le territoire de l’Etat partie … [D]ès lors

que des individus se voient accorder la protection des droits qu’ils tiennent du pacte
[le pacte international relatif aux droits civils et politiques], cette protection échoit au
territoire et continue de leur être due, quelque modification qu’ait pu subir le

gouvernement de l’Etat partie, y compris du34ait d’un démembrement en plusieurs
Etats ou d’une succession d’Etats …»

8. [Fin de la projection.] Le TPIY a noté en l’affaire Čelebići que la Bosnie-Herzégovine

avait elle-même «reconnu» ce principe devant la Cour, en affirmant que la Convention sur le

génocide appartenait à la catégorie des textes auxquels il s’appliquait . Cela ne fait aucun doute.

Même si la Serbie n’avait pas succédé à la convention ipso jure, sa déclaration a produit le même

effet : elle était liée par ce texte dès qu’elle a commencé à exister. Il n’y a jamais eu de période

pendant laquelle elle n’était pas liée en tant qu’Etat.

9. Nous considérons donc que la Convention sur le génocide confère compétence à la Cour

pour statuer sur les agissements antérieurs au 27 avril 1992. Seule la compétence exercée sur ce

fondement pourrait éviter une interruption de la protection accordée par la convention. Je tiens à

préciser, à l’intention de ceux qui auraient des doutes sur ce point, que la Cour serait fondée à

connaître des actes antérieurs au 27 avril 1992 à un autre titre. Je veux parler de la déclaration de

la Serbie qui porte cette date. La Serbie a en effet déclaré qu’elle «respectera[it] strictement tous

les engagements que la République fédérative socialiste de Yougoslavie a[vait] pris à l’échelon

32Le procureur c. Zejnil Delalić, arrêt, 20 février 2001, IT-96-21-A (arrêt Čelebići), par. 111.
33
Commisoion d’arbitrage, conférence de la Communauté européenne sur la Yougoslavie (M. Badinter,
président), avis n 1, 29 novembre 1991, RGDIP, tome 96, 1992.
34Comité des droits de l’homme, Observation générale n 26, Observations générales adoptées par le comité des

droite de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques à sa
1631 séance, par. 3-4.
35Arrêt Čelebići, par. 111., note 137. - 37 -

36
international» De même, elle a précisé dans la note qu’elle a adressée à l’Organisation des

Nations Unies qu’elle «continuera[it] à … s’acquitter de toutes les obligations assumées par [la

37
41 RFSY] dans les relations internationales» . Certes, la Serbie a fini par renoncer à la prétention qui

était la sienne d’assurer la continuité de la personnalité juridique de la RFSY. La déclaration par

laquelle elle entendait s’acquitter des obligations internationales de la RFSY n’en constitue pas

38
moins une déclaration unilatérale contraignante , qui n’était assortie d’aucune condition. La

Serbie n’a pas dit : «Nous nous conformerons aux obligations internationales de la RFSY envers

les seuls Etats qui nous reconnaîtront comme assurant la continuité de la personnalité juridique de

cette dernière». Elle a fait connaître la position qui était la sienne à l’époque, à savoir qu’elle

assurait la continuité de la RFSY. Elle a en outre affirmé qu’elle continuerait de s’acquitter des

obligations juridiques de sa devancière «dans les relations internationales» en général. Elle n’a pas

réduit les relations internationales à un ensemble de relations bilatérales vues sous le prisme d’une

ancienne Yougoslavie morcelée. La Cour devrait également s’abstenir de le faire.

10. Par conséquent, si, contrairement à la thèse que nous défendons, la Cour parvenait à la

conclusion que tout ou partie des actes commis en violation de la convention ne sont pas

attribuables à la Serbie, mais à la RFSY, et reconnaissait par exemple l’existence d’une limite

quelconque aux obligations substantielles qu’impose la convention, la Serbie devrait néanmoins

assumer la responsabilité des actes attribuables à la RFSY avant le 27 avril 1992. Sa propre

déclaration unilatérale contraignante l’empêche d’arguer du contraire.

III. Compétence ratione temporis

1) Obligations généralement applicables à un Etat naissant

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à la

question de la compétence temporelle proprement dite.

12. La Serbie accuse la Croatie de préconiser une forme de rétroactivité. Cette qualification

porte à confusion et les sources que le défendeur cite afin de réfuter cette hypothèse sont, pour la

36
Déclaration commune de l’Assemblée de la RFSY, de l’Assemblée nationale de la République de Serbie et de
l’Assemblée de la République de Monténégro, 27 avril 1992, Nations Unies, doc. A/46/915, annexe II.
37Ibid., annexe I.
38
Voir Essais nucléaires (Australie c. France), C.I.J. Recueil 1974, p. 253, par. 43-51. - 38 -

plupart, dépourvues de pertinence. La Croatie fait valoir que, indépendamment du fondement de la

compétence ratione personae, la situation se caractérise par la continuité. En effet, la déclaration

unilatérale contraignante a été formulée de manière à assurer la continuité des obligations de

l’ancienne RFSY et ne laisse aucun doute quant à l’intention de la Serbie d’assumer la

responsabilité du comportement antérieur. De même, si la compétence repose sur la succession de

la Serbie à la RFSY en qualité de partie à la Convention sur le génocide, l’obligation reste

42 continue. La Croatie ne cherche donc pas à prendre la Serbie au dépourvu en donnant un effet

rétroactif à quelque obligation entièrement nouvelle. La situation est tout à fait différente de celle

de l’adhésion, qu’elle soit réelle ou artificielle. La succession à un traité s’impose à l’Etat

successeur dès la création de celui-ci. Et si cette création s’étale dans le temps, comme c’est

généralement le cas, la succession produit ses effets tout au long du processus. Il s’agit d’un mode

de transmission d’obligations juridiques existantes dans le contexte bien réel des relations

internationales et non, ainsi que je l’ai dit hier, de la succession à une entreprise immatriculée à

New York. Il ne s’agit pas non plus de l’acquisition de nouvelles obligations, mais de l’acceptation

d’obligations existantes. Cette règle de succession serait vidée de son sens s’il pouvait exister une

période pendant laquelle un comportement pourrait être attribué à un Etat naissant sans que ce

dernier soit lié par les traités auxquels il aurait succédé lors de la proclamation officielle de son

existence. La succession constitue un cadre, pas un vide.

13. Dès lors, quelles sont les obligations internationales qui s’imposent à l’Etat

in statu nascendi ? La Serbie prétend avoir une réponse toute simple à cette question, à savoir que

«le mouvement insurrectionnel ou autre doit avoir lui-même agi en violation des règles applicables

du droit international» .9 Elle ajoute que la thèse de la Croatie est incompatible avec les

déclarations unilatérales que les mouvements de libération nationale sont fondés à faire

conformément aux conventions de Genève afin d’étendre l’applicabilité du droit humanitaire

international . Cette interprétation du paragraphe 2 de l’article 10 des articles sur la responsabilité

de l’Etat est cependant inexacte ; elle est même fondamentalement erronée.

39
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 346.
40CMS, par. 346–350 ; duplique de la Serbie (DS), par. 182. - 39 -

14. La règle énoncée au paragraphe 2 de l’article 10 n’a pas trait à la responsabilité du

mouvement en tant que tel, qu’il réussisse ou non à constituer un nouvel Etat, mais à son

comportement en tant qu’Etat embryonnaire, c’est-à-dire le comportement d’un mouvement qui

finit par devenir un Etat, comportement que le droit international assimile à celui de l’Etat et qui

est, dès le départ, soumis aux obligations internationales de cet Etat. La CDI reconnaît cette

distinction dans son commentaire, lorsqu’elle fait observer ce qui suit :

«Il est ... possible que le mouvement insurrectionnel lui-même soit tenu pour

responsable de son propre comportement en vertu du droit international, par exemple
dans le cas où ses forces violeraient le droit international humanitaire, [mais que] la
question de la responsabilité internationale d’un mouvement insurrectionnel ou autre
qui échouerait n’entre pas dans le cadre des présents articles, qui ne concernent que la
41
responsabilité des Etats.»

43 Le projet de commentaire de M. Ago  ou peut-être devrais-je dire, pour être plus précis, le

projet de commentaire de la CDI qu’il a inspiré , sur lequel la Serbie cherche à s’appuyer,

abonde dans le même sens : «la question se pose de la même façon dans le cas où le mouvement

insurrectionnel a constitué, à un moment donné de la lutte, une entité susceptible comme telle de se

voir attribuer une responsabilité internationale et dans celui où il n’est pas passé par cette phase

42
«intermédiaire»» . En d’autres termes  il convient en effet souvent de reformuler les

commentaires de M. Ago , le paragraphe 2 de l’article 10 peut s’appliquer même lorsque le

mouvement, en tant que tel, n’a jamais été capable d’assumer la moindre responsabilité

internationale. Le projet de commentaire  je cite maintenant la version de 1996  précisait

encore plus clairement qu’«[i]l ne paraî[ssai]t donc pas tout à fait exact de se référer à ces

hypothèses comme si elles étaient des cas de responsabilité de l’Etat «pour faits illicites d’un

43
mouvement insurrectionnel»» .

15. Ce sont les obligations internationales de l’Etat qui s’appliquent au comportement dont

le paragraphe 2 de l’article 10 régit l’attribution. Et ces obligations doivent produire leurs effets,

faute de quoi la règle d’attribution serait dépourvue d’intérêt puisqu’elle n’empêcherait pas le vide.

Nous affirmons que la même approche fonctionnaliste qui sous-tend le paragraphe 2 de

41
Commentaire sur les Articles relatifs à la responsabilité de l’Etat pour faits internationalement illicites,
Annuaire de la Commission du droit international (ACDI), 2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 16.
42ACDI, 1975, vol. II, p. 101–102, par. 8.
43 o
Ibid., p. 101, note de bas de page n 269. - 40 -

l’article 10  le même bon sens  doit prévaloir en l’occurrence. L’Etat est donc tenu à toutes les

obligations qui sont susceptibles de trouver leur application pendant cette période. Il n’y a en

principe aucune raison d’opérer une distinction entre les obligations conventionnelles et les

obligations coutumières qui s’imposent à l’Etat lors de sa naissance, a fortiori lorsque cet Etat

succède à des traités «à caractère universel relatifs aux droit fondamentaux de la personne» .4

16. Monsieur le président, on peut considérer que la transition entièrement pacifique et bien

organisée qui intervient à une date précise, comme celle de la Tchécoslovaquie à la fin de

l’année 1992, s’accomplit d’un seul coup, encore que des problèmes puissent se poser même dans

ce cas de figure. Par contre, lorsqu’un nouvel Etat naît d’une situation conflictuelle et de troubles,

la continuité du cadre juridique prend une importance accrue. Si l’on estimait que cet Etat était né

du vide, la responsabilité disparaîtrait, tout comme les mécanismes de protection qu’offre le droit,

et ce au moment précis où leur besoin se ferait le plus sentir.

17. L’application d’un traité au comportement d’un Etat naissant est bien évidemment

soumise aux dispositions dudit traité. Je vais à présent démontrer que la Convention sur le

génocide ne contient aucune limitation temporelle dans son application. Au contraire, ses objet et
44

but indiquent qu’elle a été conçue de manière à éviter toute solution de continuité et qu’elle

s’appliquerait au comportement de l’Etat naissant même si ce résultat ne s’imposait pas déjà en

vertu des principes généraux régissant la succession et la continuité.

2) Portée temporelle des dispositions substantielles de la convention

18. J’en viens à présent aux obligations de fond inscrites dans la convention.

19. A cet égard, il y a lieu de souligner, comme la Cour l’a d’ailleurs reconnu dès 1951, que

la convention n’est pas un contrat synallagmatique créant un faisceau diffus de droits et

d’obligations bilatéraux entre les Etats parties. Elle a été conçue spécifiquement pour que son

application soit aussi large que possible, tant sur le fond que dans ses dispositions relatives au

règlement des différends internationaux. M. Sands a évoqué son évolution et fait état de la position

que la Cour a adoptée en 1951. Il importe de signaler que la convention réglemente un crime

envisagé comme préexistant en droit international. Ainsi, le préambule renvoie à la déclaration de

44Arrêt Čelebići, par. 111. - 41 -

l’Assemblée générale de 1946, selon laquelle «le génocide est un crime du droit des gens, … que le

monde civilisé condamne» . L’article premier de la convention dispose en outre que «[l]es Parties

contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de

guerre, est un crime du droit des gens» . Je répète : «confirment». En 1951, la Cour a rappelé que

les principes qui sous-tendent la convention liaient les Etats «même en dehors de tout lien

conventionnel» et que celle-ci avait été voulue comme «une convention de portée nettement

47
universelle» . De plus, dans l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine, elle a confirmé que les

48
obligations énoncées par la convention étaient des obligations erga omnes .

20. Mercredi, le juge Cançado Trindade a soulevé la question de la pertinence de la

jurisprudence des juridictions internationales chargées de la protection des droits de l’homme en ce

qui concerne la responsabilité internationale des Etats en matière de génocide. Pour répondre

brièvement, je dirai qu’elle est pleinement cohérente avec ces principes. Monsieur le juge

Cançado Trindade, dans l’opinion individuelle que vous avez rédigée en l’affaire du Massacre de

Plan de Sánchez devant la Cour interaméricaine, vous avez déclaré que la convention reflétait un

49
45 principe de droit international coutumier qui liait de toute façon les Etats . Vous avez également

souligné que le régime de la responsabilité pénale individuelle relevant de juridictions comme le

TPIY n’était pas censé se substituer à celui de la responsabilité de l’Etat, mais existait en parallèle,

ce point revêtant «une importance cruciale pour la lutte contre l’impunité» . 50

21. La Serbie fait valoir que la convention a été adoptée «pour garantir qu’aucun génocide ne

se produise à l’avenir», en insistant sur les termes «à l’avenir» . Cet argument contredit à la fois

le caractère déclaratoire de la convention et son extension explicite tant à la répression qu’à la

prévention du crime de génocide. La Serbie soutient que «la présente affaire ne concerne pas le

respect d’obligations coutumières en matière de génocide, même si l’interdiction conventionnelle

45Convention sur le génocide, préambule, par. 1 (les italiques sont de nous).

46Ibid., article premier (les italiques sont de nous).

47Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J.
Recueil 1951, p. 23.
48
Arrêt rendu sur les exceptions préliminaires, p. 616, par. 31.
49
Affaire du Massacre de Plan de Sánchez c. Guatemala, Cour interaméricaine des droits de l’homme,
29 avril 2004, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 26.
50Ibid., par. 39.

51CMS, par. 237 (les italiques sont dans l’original). - 42 -

du génocide est identique, quant à sa teneur, à l’interdiction … en droit coutumier» . 52 Cette

distinction constitue un simple prétexte qui ne mène la Serbie nulle part. La notion de génocide est

identique dans la coutume comme dans le traité. La convention n’a fait qu’ajouter une définition

du terme «génocide», laquelle fait autorité et n’a en principe jamais été remise en question depuis,

ainsi qu’un cadre pour la coopération internationale, et ce, erga omnes depuis la date de son entrée

en vigueur.

22. Bien entendu, la convention est aussi attributive de compétence à la Cour. Mais il s’agit

d’une question distincte de celle de la portée temporelle des dispositions de fond destinées à

prévenir et à réprimer le crime de génocide. La Serbie tente de lier ces deux points en déclarant

que, «même si l’interdiction … que contient la convention est identique à celle qui existait en droit

coutumier, la mise en œuvre de la convention a entraîné des changements fondamentaux sur le plan

de la mise à effet de cette interdiction» .53

23. Or l’obligation de prévenir et de réprimer le crime de génocide vaut quelle que soit

l’époque à laquelle celui-ci est commis et non uniquement à l’égard du génocide à venir après

l’entrée en vigueur de la convention pour l’Etat concerné. Comme la Cour l’a observé à deux

reprises, à l’étape des exceptions préliminaires en l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine et en

l’espèce, la convention ne comporte aucune limitation ratione temporis expresse . Il convient54

46 d’opérer une distinction avec les affaires comme Ambatielos, que la Serbie cite à l’appui de sa

thèse : «pour justifier l’application rétroactive …, il devrait être prouvé … «qu’une intention

55
différente [ressort] du traité» ou peut «par ailleurs [être] établie»» . Eh bien, l’affaire Ambatielos

portait sur une réclamation commerciale et non sur la violation d’une obligation erga omnes

inscrite dans un traité multilatéral sur les droits de l’homme relevant de la catégorie établie par le

TPIY en l’affaire Čelebići. La convention énonce un objet et un but qui ont été définis, entre

52CMS, par. 211.

53Ibid., par. 247.
54
Affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, arrêt rendu sur les exceptions préliminaires, p. 617, par. 34 ; arrêt
rendu sur les exceptions préliminaires dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), p. 458, par. 123.
55
CMS, par. 233–234, citant l’affaire Ambatielos (Grèce c. Royaume-Uni), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 10. - 43 -

56
autres, par le juge Shahabuddeen et qui engagent les Etats à éviter toute interruption de l’ordre de

celle qui existerait si la Serbie pouvait être considérée comme non liée par la convention alors

qu’elle se trouvait in statu nascendi. Dans sa duplique, la Serbie s’interrogeait sur l’importance
57
que la Croatie donnait, en droit, à la menace d’une telle interruption . Cette menace est celle de

l’impunité de l’Etat responsable, une fois que les individus responsables appartiennent à l’histoire.

24. Monsieur le président, la Serbie, s’appuyant sur des observations que vous avez

formulées en l’espèce, prétend qu’il n’y a pas eu de possibilité d’interruption ou de solution en

continuité quant à la protection, puisque l’interdiction du génocide en droit coutumier continuait de

58
s’appliquer et que la RFSY restait partie à la convention tant qu’elle existait . Or l’argument que

nous avons avancé est le suivant : les agissements visés sont ceux qui ont été commis par la JNA

ou sous sa direction ou son contrôle alors qu’elle était un organe de facto de l’Etat serbe naissant.

L’interruption redoutée concerne la protection contre les agissements des organes de facto de la

Serbie naissante. A supposer que nos arguments sur l’attribution soient retenus, il ne suffit pas de

répondre que la convention continuait formellement de lier la RFSY, qui se dirigeait

irréversiblement vers la dissolution. A l’époque des faits, lorsque la protection de la convention

était des plus nécessaires, la RFSY était un château de cartes, et sa responsabilité supposée,

précaire et sans valeur.

25. Je répéterai donc la conclusion qu’il convient selon nous de tirer en ce qui concerne la

portée temporelle des obligations substantielles de la convention. Ces obligations se rapportent au

génocide, quelle que soit l’époque où il est commis, et non pas uniquement au génocide perpétré

après l’entrée en vigueur officielle de la convention pour la Serbie en tant que nouvel Etat. Il

s’ensuit que ces obligations valaient pour tous les agissements imputables à la Serbie, y compris

47 ceux commis alors qu’elle se trouvait in statu nascendi. S’agissant de la portée temporelle des

obligations, tout est possible en droit international, si telle est l’intention, et si tels sont l’objet et le

but du texte. Je répète que ce sont les obligations substantielles de la convention qui sont

56
Affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, arrêt rendu sur les exceptions préliminaires, p. 635, opinion
individuelle de M. le juge Shahabuddeen.
57CMS, par. 265.
58
Ibid., par. 267–268. - 44 -

déclaratoires de la coutume, en particulier celles visant à prévenir et à réprimer le crime de

génocide.

26. Enfin, il convient de souligner que la Croatie tient la Serbie pour responsable de

violations continues de la convention qui sont indépendantes de la compétence de la Cour à l’égard

des comportements antérieurs au 27 avril 1992, notamment l’omission de poursuivre et de punir les

génocidaires . La Serbie n’a aucune réponse à offrir sur ce point.

3) La portée temporelle de la clause compromissoire

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à la question

cruciale de la portée temporelle de la compétence fondée sur la clause compromissoire de

l’article IX.

28. Il y a lieu, à cet égard, de se reporter au texte de l’article et aux principes généraux

d’interprétation des traités. Les considérations sur lesquelles je me suis penché il y a un instant,

c’est-à-dire la vaste portée des dispositions de fond de la convention, l’expression claire et sans

ambages de son objet et de son but, et la nécessité d’empêcher une «interruption inévitable» de la

protection qu’elle accorde , militent toutes résolument en faveur d’une interprétation large. Par

ailleurs, certains principes d’interprétation des traités trouvent tout particulièrement à s’appliquer

dans le contexte des clauses compromissoires. Ainsi, Shabtai Rosenne considère qu’il y a

présomption d’effet rétroactif des titres de compétence, en partant du principe que «l’objectif de la
61
clause de compétence est toujours de donner compétence à la Cour et non de l’en priver» . Cette

position a été très nettement confirmée, notamment, dans l’affaire des Concessions Mavrommatis

en Palestine [projection à l’écran], à l’occasion de laquelle la Cour permanente de Justice

internationale a déclaré que,

«dans le doute, une juridiction basée sur un accord international s’étend à tous les
différends qui lui sont soumis après son établissement … [et que] [l]a réserve faite

dans de nombreux traités d’arbitrage au sujet de différends engendrés par des
événements antérieurs à la conclusion du traité, semble démontrer la nécessité d’une

59RC, par. 8.38–8.46, 9.82–9.94.
60
Affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, arrêt rendu sur les exceptions préliminaires ; opinion individuelle de
M. Shahabuddeen, p. 635.
61 e
S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920-2005, vol. II, «Jurisdiction», 4 éd., Brill,
2006, p. 915 et suiv. - 45 -

limitation expresse de la juridiction et, par conséquent, l’exactitude de la règle
48 62
d’interprétation énoncée ci-dessus» . [Fin de la projection.]

29. L’article IX est l’exemple type d’une clause compromissoire libellée en des termes larges

et sans aucune restriction. Il constitue, selon un commentateur, un «modèle de clarté et de

simplicité, ouvrant aussi largement que possible la saisine de la Cour» . On ne trouve dans cette

disposition rien qui puisse s’interpréter comme limitant son application dans le temps. L’historique

des négociations révèle que, pour des raisons que le Royaume-Uni et la Belgique ont clairement

exposées, des formulations plus restrictives de l’article IX ont été écartées. Cette interprétation

s’impose encore plus nettement à la lumière de l’article premier, qui «confirm[e]» que le génocide

est un crime, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre. Lorsqu’ils ont rédigé la

convention, les Etats parties ont veillé à prendre toutes les précautions possibles pour éviter d’en

limiter la portée temporelle.

30. A l’instar des dispositions de fond, la clause compromissoire vaut pour tout génocide,

quel que soit le lieu où il est perpétré. Elle ne se limite pas aux «différends qui … sont soumis [à la

juridiction] après [l’]établissement [de l’accord sous-jacent]» , et n’exclut nullement les différends

65
«engendrés par des événements antérieurs à [s]a conclusion» . L’article IX appelle

deux questions, et deux questions seulement. Premièrement, cette clause était-elle en vigueur pour

l’Etat concerné lorsque la Cour a été saisie ? Deuxièmement, le comportement dénoncé est-il

attribuable à cet Etat ? En l’espèce, la réponse à ces deux questions est, sans aucun doute,

affirmative.

4) La date de la proclamation officielle de la Serbie a-t-elle néanmoins une importance ?

31. La Serbie a soulevé des objections à cette large interprétation, que je vais à présent

examiner.

62 o o
Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I., série A n 2, p. 35. Voir également
Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 93, 104-107 ;
Phosphates du Maroc, arrêt, 1938, C.P.J.I., série A/B, n 74, p. 24 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 418,
par. 59 ; Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 24, par. 43 ;
et RC, par. 7.17-7.31.
63
R. Kolb, «The compromissory clause of the Convention» in P. Gaeta (dir. publ.), The UN Genocide
Convention: A Commentary, OUP, 2009, p. 420.
64
Arrêt Mavrommatis, p. 35.
65Ibid. - 46 -

32. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la Cour a conclu qu’elle était

compétente «pour assurer l’application de la Convention sur le génocide aux faits pertinents qui se

sont déroulés depuis le début du conflit dont la Bosnie-Herzégovine a été le théâtre»,

«conform[ément] à l’objet et au but de la convention tels que définis par la Cour en 1951» . On 66

peut être sûr que, si la Cour conclut, une fois encore, qu’elle est compétente pour connaître de faits

49 remontant au «début du conflit», elle agira de manière cohérente avec sa jurisprudence et les

principes généraux sous-tendant les obligations erga omnes contenues dans la convention. Mais,

au stade des exceptions préliminaires en l’espèce, elle a relevé que la conclusion rendue en l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine portait sur la question de savoir si elle devait se contenter, dans

l’exercice de sa compétence, d’examiner les événements postérieurs à la date à laquelle la

convention aurait pu devenir applicable entre les Parties . Il ne s’agissait donc pas de savoir si

68
«certains de[s] faits [en cause] étaient antérieurs à la création de la RFY» . La question laissée de

côté à ce moment-là pourrait donc être ainsi formulée : étant donné que la convention ne limite pas

expressément la compétence ratione temporis et au vu de la conclusion précédente de la Cour selon

laquelle la portée temporelle de ladite convention peut s’étendre à des faits survenus avant qu’elle

ne devienne applicable entre les Parties, le fait que la Serbie n’ait été officiellement proclamée que

le 27 avril 1992 limite-t-il néanmoins sa portée temporelle à l’égard des agissements antérieurs à

cette date ?

33. Ainsi que la Cour l’a fait observer, la question est «étroitement liée» à celles qui

entourent l’attribution, que j’ai déjà examinées . 69 Or la Croatie a répondu à la question de

l’attribution. Dans ces conditions, il est aisé de répondre à celle qui se pose maintenant. Certains

agissements antérieurs au 27 avril 1992 sont, à l’évidence, imputables à la Serbie. Ces agissements

ont été commis en violation des obligations de fond inscrites dans la convention. Et la Cour a

compétence pour connaître des agissements commis au cours de cette période. Rien ne permet

donc de mettre en doute la compétence ratione temporis de la Cour, que ce soit dans le libellé de la

66
Affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, arrêt rendu sur les exceptions préliminaires, p. 617, par. 34.
67 arrêt rendu sur les exceptions préliminaires dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), p. 458, par. 123.

68Ibid.
69
Ibid., par. 124. - 47 -

convention, dans la jurisprudence ou dans les principes généraux sous-tendant les obligations

erga omnes. Cela reviendrait à soulever un faux problème là où il n’y en a pas.

34. Toute autre conclusion serait absurde. Imaginons qu’il existe une règle spéciale selon

laquelle la compétence de la Cour ne saurait être invoquée à l’égard d’un Etat au motif que, à ce

moment-là, celui-ci n’existait pas officiellement. Cela exclurait catégoriquement de la compétence

de la Cour tout comportement potentiellement imputable à cet Etat aux termes du paragraphe 2 de

l’article 10 des articles sur la responsabilité de l’Etat, lequel serait alors privé d’objet. Il y aurait

ainsi, d’une part, une règle d’attribution prévoyant l’engagement de la responsabilité de l’Etat. Il y

50 aurait d’autre part un cas incontestable de succession à un traité conçu pour assurer la continuité

des obligations. Et pourtant, il serait logiquement impossible de demander des comptes à cet Etat,

même en donnant la portée temporelle la plus étendue possible au texte attributif de compétence.

En l’espèce, il en résulterait une solution de continuité imposée par le droit, qui ferait échec à ce

dernier ainsi qu’aux objet et but de la convention, précisément dans les cas où la protection de

celle-ci est la plus nécessaire. Cela serait une parodie de formalisme.

35. Dans son contre-mémoire, la Serbie soutient que la référence qui est faite, à l’article IV,

70
aux «gouvernants» et aux «fonctionnaires» suppose «la qualité d’Etat à l’époque considérée» . Or

ce que dit l’article IV, c’est que les personnes ayant commis un génocide ou d’autres actes prohibés

doivent être punies, «qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers». La

Serbie se méprend totalement au sujet de la règle statu nascendi, selon laquelle un Etat, ainsi que

ses organes et ses fonctionnaires, peut exister de facto et voir sa responsabilité internationale

engagée avant d’avoir été officiellement proclamé. En réalité, rien dans la convention ne permet de

dire que celle-ci visait à déroger au principe largement admis selon lequel le comportement d’un

Etat peut lui être attribué pendant la période où il était in statu nascendi, ou que sa clause

attributive de compétence était censée avoir une portée plus étroite. Le président Milošević était-il

«fonctionnaire» en octobre 1991 ? Très certainement, et ce, même au moment où il piétinait la

constitution de la RFSY et faisait acte d’allégeance à la Serbie. A cette époque, il ne rendait

compte qu’à cette dernière, et non à l’ancien ordre constitutionnel qu’il avait lui-même vidé de sa

70
CMS, par. 257. - 48 -

substance. La JNA était-elle une armée soumise à une autorité officielle ? Bien évidemment.

M. Sands a rappelé que Milan Babić avait déposé devant le TPIY que, en août 1991, Milošević

était le «commandant en chef» exerçant la direction suprême de la JNA et des autres forces
71
serbes .

36. Si le droit ne peut faire face aux transitions violentes, il aura failli à sa mission. Un Etat

ne peut refuser d’assumer la responsabilité de ses propres agissements en postdatant sa naissance

officielle, comme un escroc postdaterait un chèque pour échapper à sa responsabilité.

51 37. En somme, la date de la proclamation officielle d’un Etat ne saurait être déterminante

pour ce qui est de la compétence temporelle. Lorsqu’un comportement est expressément imputable

à un Etat au motif qu’il s’est produit alors que ledit Etat était en train de voir le jour, la date de la

proclamation officielle n’a pas d’importance. Il s’agit simplement de déterminer la portée

temporelle du texte attributif de compétence. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire concernant la

Bosnie–Herzégovine, la compétence temporelle peut s’étendre à des agissements antérieurs au

moment où la Convention sur le génocide aurait pu devenir applicable entre les Parties.

38. Avant de poursuivre, j’aimerais revenir brièvement sur un point connexe que vous avez

soulevé, Monsieur le président, dans l’opinion individuelle que vous avez jointe à l’arrêt sur les

exceptions préliminaires.

39. Vous y faisiez référence à la question de l’attribution : «la responsabilité d’une entité

pour des actes commis avant de devenir un Etat, et d’avoir ainsi pu devenir partie à la Convention

72
sur le génocide» . Vous disiez ensuite que cette question et celle de la succession en matière de

responsabilité ne relevaient pas «de la compétence de la Cour aux termes de l’article IX», puisque

«[l]adite compétence comprend «[l]es différends entre les parties contractantes… »», et que la
73
Serbie n’est devenue «partie contractante» que le 27 avril 1992 . Avec tout le respect que je vous

dois, Monsieur, la solution se trouve dans la suite du texte de l’article IX. Il y est dit que la

compétence s’étend également aux différends «relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de

71CR 2014/6, p. 66, par. 44 (Sands), citant la déposition de Milan Babić, 20 novembre 2002, p. 13129–13130.
72
arrêt rendu sur les exceptions préliminaires dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), p. 520, par. 13, opinion individuelle du juge Tomka.
73Ibid. - 49 -

génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III». Et il doit s’agir d’un

différend «entre» des parties contractantes, comme c’est le cas en l’espèce. Mais cette disposition

n’est par ailleurs pas limitée à la responsabilité des Etats qui étaient parties contractantes à

l’époque. Il est simplement fait référence à la «responsabilité d’un Etat». Et de ce point de vue

non plus, le fondement de cette responsabilité, qu’il s’agisse de la règle statu nascendi ou d’un

autre principe reconnu dans les articles sur la responsabilité de l’Etat, n’a pas d’incidence sur la

compétence de la Cour.

40. Permettez-moi de donner un exemple. Imaginons qu’un différend relevant de la

convention surgisse alors qu’est en vigueur une réserve formulée par l’un des Etats parties au

différend concernant l’article IX. Supposons que cette réserve soit ensuite retirée. Peut-on douter

un seul instant que le différend entre ces deux Etats puisse porter sur des faits survenus pendant que

la réserve était en vigueur ? Soutenir le contraire reviendrait à ouvrir des brèches inutiles dans le

régime de responsabilité que l’article IX visait à mettre en place.

52 41. Autrement dit, la Cour est, de toute évidence, compétente pour connaître d’un différend

relatif à un comportement imputable, à un titre ou à un autre, à l’Etat en cause et qui emporterait

violation de la convention pendant toute la période pour laquelle celle-ci lui donne compétence.

IV. La date de l’indépendance de la Croatie est sans importance

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ce que j’ai dit répondait à

l’argument de la Serbie selon lequel elle n’existe que depuis le 27 avril 1992. Permettez-moi

d’expliquer à présent pourquoi, à la lumière de ces conclusions, l’autre objection avancée par la

Serbie, à savoir que la Croatie n’existe que depuis le 8 octobre 1991 , n’est pas pertinente.

43. La Croatie, tout comme la Serbie, a succédé à la convention en tant qu’Etat continuateur

de la RFSY. Elle a officiellement notifié sa succession à l’Organisation des Nations Unies en

1992. La date de la succession était celle de l’indépendance de la Croatie, le 8 octobre 1991 . 75

44. Une fois encore, en avançant que la Croatie ne saurait rendre la Serbie responsable

d‘agissements antérieurs à cette date, cette dernière commet l’erreur de traiter la Convention sur le

74
CMS, par. 367-387.
75MC, par. 6.08. - 50 -

génocide comme s’il s’agissait d’un ensemble d’obligations synallagmatiques. Or nous savons que

les obligations de fond exprimées dans ce texte ne nécessitent pas que les Etats parties à un

différend soient parties à la convention à telle ou telle époque. C’est ce que j’ai déjà démontré.

Nous savons que, sur le plan temporel, la clause compromissoire vise tout génocide, quelle que soit

la date à laquelle il a été commis, surtout lorsque l’Etat en cause devient partie à la convention par

succession. Nous savons que ce texte énonce des obligations erga omnes, dont le respect est dû à

la communauté internationale tout entière et non à un Etat en particulier. Nous savons encore que

n’importe quel Etat peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat à raison de la violation de ce

texte. Cela concorde avec ce que la Cour a dit en l’affaire de la Barcelona Traction et à ce qui est

énoncé expressément à l’article 48 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat : si une

obligation est «due à la communauté internationale dans son ensemble», tout «Etat autre qu’un Etat

lésé est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre Etat» 77 à raison de la violation de cette

obligation. Il irait directement à l’encontre de ces principes d’exiger que l’Etat qui dénonce la

responsabilité d’un autre ait été officiellement indépendant au moment où la violation a été

commise.

53 45. En deux mots, le génocide qui s’est produit n’était pas un génocide propre à la Croatie ou

à quelque autre Etat. Contrairement à ce qui aurait été le cas s’il s’était agi de la violation d’un

traité bilatéral, l’identité des Etats en cause est sans effet sur la teneur de l’obligation. Les

allégations de génocide n’ont rien à voir avec la protection diplomatique, ni avec la nationalité ;

elles n’ont rien de relatif.

46. On pourrait faire valoir que les obligations erga omnes sont dues à la «communauté

internationale des Etats dans son ensemble». C’est ce que dit la convention de Vienne sur le droit

des traités. Les articles sur la responsabilité de l’Etat font simplement référence à «la communauté

internationale dans son ensemble» . Mais cette distinction abstraite est sans intérêt en l’espèce.

76 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt,
C.I.J. Recueil 1970, p. 3. Voir également les commentaires relatifs aux Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat
pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 48, par. 2.

77 Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II,
partie 2, art. 48.
78
Convention de Vienne sur le droit des traités, 22 mai 1969, Nations Unies, RTNU, vol. 1155, p. 331, art. 53 ;
Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 48. - 51 -

La Croatie est un Etat. Rien ne permet d’établir une distinction entre nouveaux et anciens Etats à

cette fin. De toute façon, la Croatie est par ailleurs un «Etat lésé» au sens de l’article 42 des

articles sur la responsabilité de l’Etat.

47. Il convient donc de rejeter également cet autre argument de la Serbie.

V. Conclusion

48. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’interdépendance des

questions de compétence et des questions connexes que j’ai évoquées pourrait masquer leur

simplicité fondamentale. J’achèverai donc mon exposé en énonçant, en six postulats, les raisons

pour lesquelles l’argument de la Serbie, selon lequel son existence en tant qu’Etat n’a

officiellement été proclamée que le 27 avril 1992, n’empêche en rien la Cour d’exercer sa

compétence en l’espèce.

1) Premier postulat : La Cour a déclaré avoir compétence ratione personae sur la Serbie, en vertu

des règles de succession aux traités. Sans doute la succession aurait-elle pu se produire

ipso iure même si la Serbie ne l’avait pas acceptée. De surcroît, même si (contrairement à ce

que nous soutenons) la Cour devait juger que les agissements antérieurs au 27 avril 1992

échappent à ces règles, elle resterait compétente sur le fondement de la déclaration unilatérale

contraignante.

2) Deuxième postulat : La Croatie a démontré que certains agissements, en partie antérieurs à la

proclamation officielle de la Serbie le 27 avril 1992, sont attribuables à cette dernière,

notamment sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 10. Ces agissements étaient assujettis

aux obligations internationales applicables de l’Etat serbe.

54 3) Troisième postulat : La Croatie a démontré que ces agissements ne sont pas compatibles avec

les obligations de fond établies par la Convention sur le génocide. Ces dernières s’appliquent à

tout comportement attribuable à la Serbie  quelle que soit le fondement de l’attribution 

durant la période en cause, conformément à l’objet et au but de la convention. Statuer

autrement irait à l’encontre des objet et but de celle–ci et ferait échec au principe de succession

aux traités en matière humanitaire. - 52 -

4) Quatrième postulat : Conformément au champ d’application des obligations de fond et à l’arrêt

rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, l’article IX peut donner à la Cour la

compétence ratione temporis en ce qui concerne les faits antérieurs au moment où la

convention peut être entrée en vigueur pour les Parties dans leurs relations inter se.

5) Cinquième postulat : Dans la mesure où des agissements peuvent être attribués à un Etat, il

n’existe pas de règle de compétence distincte exigeant que celui-ci ait été officiellement et

définitivement constitué à l’époque des faits. La Serbie ne peut pas se soustraire à sa

responsabilité du fait d’une indépendance qui, en réalité, est antérieure aux faits en cause et qui

n’a jamais été contestée par un autre Etat, en repoussant simplement à plus tard la déclaration

officielle de cette indépendance. Cet argument mérite d’être répété. L’indépendance de la

Serbie n’a jamais été contestée, pas plus que le fait que celle–ci était liée par la Convention sur

le génocide. Ce qui prêtait à controverse, c’était la question de savoir quel Etat était la Serbie.

Mais l’application à celle–ci de la convention ne dépendait pas de la réponse à cette question.

Que la Serbie constitue ou non un nouvel Etat, elle était liée.

6) Sixième postulat : La date de l’indépendance de la Croatie est sans importance, notamment

parce que les obligations en cause sont des obligations erga omnes qui peuvent être invoquées

par n’importe quel Etat.

49. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la conclusion à laquelle

mènent ces postulats n’a rien de nouveau ou de surprenant. Il s’agit précisément de la conclusion à

laquelle l’on s’attendrait compte tenu des objet et but de la Convention sur le génocide, et de la
79
nécessité d’éviter une «interruption inévitable» de la protection qu’elle établit. Cette conclusion

est que, pour toute la période visée par le présent différend, les obligations de fond énoncées dans

la convention liaient la Serbie, et que la Cour est compétente pour connaître de toutes les violations

attribuables à la Serbie au cours de cette période.

55 50. Monsieur le président, voilà qui vient clore le premier tour de plaidoiries de la Croatie et

j’aimerais, au nom de mes collègues, remercier la Cour pour l’attention vigilante qu’elle nous a

79 Affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, arrêt rendu sur les exceptions préliminaires, p. 635, opinion
individuelle de M. le juge Shahabuddeen. - 53 -

portée durant ce qui a été, par certains aspects, une semaine difficile. Je vous remercie, Monsieur

le président.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Crawford. Voilà qui, en effet, met fin au

premier tour de plaidoiries de la Croatie en ce qui concerne les demandes au principal. La Cour se

réunira de nouveau le lundi 10 mars à 10 heures pour entendre la Serbie en son premier tour de

plaidoiries. Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 12 h 30.

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