Traduction

Document Number
118-20140303-ORA-01-01-BI
Parent Document Number
118-20140303-ORA-01-00-BI
Bilingual Document File
Bilingual Content

Non corrigé Traduction

Uncorrected Translation

CR 2014/5 (traduction)

CR 2014/5 (translation)

Lundi 3 mars 2014 à 10 heures

Monday 3 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.

La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre les plaidoiries des Parties sur le fond en l’affaire

relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

(Croatie c. Serbie).

La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune d’elles

s’est prévalue du droit que lui confère le paragraphe 2 de l’article 31 du Statut de désigner un juge

ad hoc. La République de Croatie a désigné M. Budislav Vukas et la Serbie, M. Milenko Kreća.

Ils ont été dûment installés comme juges ad hoc en l’affaire le 26 mai 2008, lors des

audiences consacrées aux exceptions préliminaires soulevées par le défendeur.

*

Je vais maintenant rappeler les principales étapes de la procédure en la présente affaire.

Le 2 juillet 1999, le Gouvernement de la République de Croatie a déposé au Greffe de la Cour une

requête introductive d’instance contre la République fédérale de Yougoslavie (ou «RFY») au sujet

d’un différend concernant des violations alléguées de la convention pour la prévention et la

répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le

9 décembre 1948. La requête invoquait comme base de compétence de la Cour l’article IX de la

convention sur le génocide.

Par une ordonnance en date du 14 septembre 1999, la Cour a fixé au 14 mars 2000 la date

d’expiration du délai pour le dépôt du mémoire de la Croatie, et au 14 septembre 2000 la date

d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire de la RFY. A la demande de la Croatie dans

chaque cas, ces dates ont été successivement reportées, d’abord au 14 septembre 2000 et au

14 septembre 2001, puis au 14 mars 2001 et au 16 septembre 2002, respectivement.

Le 11 septembre 2002, dans le délai prescrit au paragraphe 1 de l’article 79 du Règlement tel

qu’adopté le 14 avril 1978, la RFY a soulevé des exceptions préliminaires portant sur la

compétence de la Cour pour connaître de l’affaire et sur la recevabilité de la requête. En

conséquence, par ordonnance du 14 novembre 2002, la Cour a constaté que, en vertu des - 3 -

11 dispositions du paragraphe 3 de l’article 79 de son Règlement, la procédure sur le fond était

suspendue et a fixé au 29 avril 2003 la date d’expiration du délai pour la présentation, par la

Croatie, d’un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions

préliminaires soulevées par la RFY. La Croatie a déposé son exposé dans le délai ainsi fixé.

Des audiences publiques ont été tenues sur les exceptions préliminaires du 26 au

30 mai 2008. Par son arrêt du 18 novembre 2008, la Cour a rejeté la première et la troisième

exceptions préliminaires soulevées par la Serbie. Elle a considéré que la deuxième exception

selon laquelle les demandes fondées sur les actes ou omissions antérieurs au 27 avril 1992,

c’est-à-dire la date à laquelle la RFY a commencé à exister en tant qu’Etat distinct, ne relèveraient

pas de sa compétence et seraient irrecevables n’avait pas, dans les circonstances de l’espèce, un

caractère exclusivement préliminaire et qu’elle devait, dès lors, être examinée lors de la phase du

fond. Sous réserve de cette conclusion, la Cour a conclu qu’elle avait compétence pour connaître

de la requête de la Croatie.

Par ordonnance en date du 20 janvier 2009, la Cour a fixé au 22 mars 2010 la date

d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire de la Serbie. Déposé le 4 janvier 2010,

celui-ci contenait des demandes reconventionnelles.

Au cours d’une réunion que le président de la Cour a tenue avec les représentants des Parties

le 3 février 2010, le coagent de la Croatie a indiqué que son gouvernement n’entendait pas soulever

d’objections à la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Serbie comme telles, mais

désirait pouvoir y répondre au fond dans une réplique. Le coagent de la Serbie a ajouté pour sa part

que, dans ce cas, son gouvernement souhaitait déposer une duplique.

Par ordonnance en date du 4 février 2010, la Cour a prescrit la présentation d’une réplique de

la Croatie et d’une duplique de la Serbie, portant sur les demandes soumises par les deux Parties, et

a fixé aux 20 décembre 2010 et 4 novembre 2011, respectivement, les dates d’expiration des délais

pour le dépôt de ces pièces. La Cour a aussi donné instruction au greffier d’informer les Etats tiers

admis à ester devant la Cour des demandes reconventionnelles de la Serbie, ce qui a été fait par

lettres en date du 23 février 2010. La réplique et la duplique ont été déposées dans les délais ainsi

fixés. - 4 -

Le 16 janvier 2012, lors d’une réunion que le président de la Cour a tenue avec les agents des

Parties, l’agent de la Croatie a fait savoir que son gouvernement souhaitait s’exprimer une seconde

fois par écrit, dans une pièce additionnelle, sur les demandes reconventionnelles de la Serbie.

12 Par ordonnance en date du 23 janvier 2012, la Cour a autorisé la présentation par la Croatie

d’une telle pièce additionnelle et a fixé au 30 août 2012 la date d’expiration du délai pour le dépôt

de celle-ci. La Croatie a déposé cette pièce dans le délai ainsi prescrit, et l’affaire s’est trouvée en

état.

*

Lors d’une réunion tenue par le président avec les représentants des Parties le

23 novembre 2012, il a été décidé que, au terme de négociations, les Parties communiqueraient à la

Cour, avant la fin du mois de mars ou le début du mois d’avril 2013, leurs points d’accord et vues

communes sur l’organisation de la procédure orale en l’affaire. Par lettre en date du 16 avril 2013,

la Croatie a informé la Cour que les Parties avaient conclu un «accord sur les modalités d’audition

des témoins et témoins-experts». Dans cet accord, modifié par la suite avec l’autorisation de la

Cour, il était notamment prévu que chaque Partie communiquerait à la Cour, le 1 octobre 2013 au

plus tard, la liste des témoins et experts qu’elle souhaitait faire entendre à l’audience, ainsi qu’un

exemplaire certifié de la déclaration écrite ou de l’exposé écrit de chacun d’entre eux, dans le cas

où le document n’aurait pas été précédemment annexé à une pièce de procédure. Chaque Partie

communiquerait ensuite à la Cour, le 15 novembre 2013 au plus tard, le nom de tout témoin ou

expert que l’autre Partie désirait faire entendre mais qu’elle-même ne souhaitait pas soumettre à un

contre-interrogatoire. Il était aussi convenu que les déclarations écrites et exposés écrits tiendraient

lieu d’interrogatoire principal.
er
Le 1 octobre 2013, les Parties ont transmis à la Cour les renseignements concernant les

personnes qu’elles comptaient faire entendre à l’audience, ainsi que les déclarations et exposés

écrits qui n’avaient pas été précédemment annexés à leurs pièces. La Croatie a fait savoir qu’elle

souhaitait présenter neuf témoins et trois témoins-experts à l’appui de ses demandes. La Serbie a - 5 -

annoncé pour sa part qu’elle envisageait de faire comparaître sept témoins et un témoin-expert au

soutien de ses demandes reconventionnelles.

Par lettre en date du 15 novembre 2013, la Croatie a fait savoir à la Cour qu’elle ne désirait

pas procéder au contre-interrogatoire des témoins et du témoin-expert présentés par la Serbie, étant

entendu que ces derniers ne seraient pas appelés à la barre et que leur déposition devant la Cour

consisterait dans leur déclaration écrite ou leur exposé écrit. La Croatie a ajouté que, si tel ne

devait pas être le cas, ou si la Cour elle-même entendait interroger ces personnes, elle se réservait

le droit de les soumettre à un contre-interrogatoire. Par lettre en date du même jour, la Serbie a

13 communiqué à la Cour la liste des cinq témoins et du témoin-expert présentés par la Croatie qu’elle

n’entendait pas soumettre à un contre-interrogatoire et fait savoir qu’elle souhaitait en revanche

contre-interroger les quatre autres témoins et deux autres témoins-experts appelés par la Croatie.

Au cours d’une réunion tenue le 22 novembre 2013 par le président de la Cour avec les

agents des Parties, celles-ci sont notamment convenues qu’il était inutile de faire comparaître les

témoins et témoins-experts qu’elles n’envisageaient pas de soumettre à un contre-interrogatoire, à

moins que la Cour elle-même juge nécessaire de leur poser des questions.

Par lettres datées du 16 décembre 2013, le greffier a notamment informé les Parties que, à ce

stade de la procédure, la Cour ne souhaitait pas poser de questions aux témoins et témoins-experts

que les Parties n’avaient pas l’intention de soumettre à un contre-interrogatoire. Il a en même

temps porté à leur connaissance que la Cour entendait recevoir certains documents supplémentaires

concernant les témoins et témoins-experts, et que la Serbie aurait la possibilité de déposer des

observations écrites sur un document dont la production était sollicitée de la Croatie.

Le 14 janvier 2014, la Serbie a fait tenir à la Cour les documents demandés et, le 31 janvier 2014,

la Croatie a communiqué à la Cour le document requis. Par lettre en date du 11 février 2014, la

Serbie a fait savoir qu’elle n’entendait pas présenter d’observations sur le document fourni par la

Croatie.

Par lettre en date du 17 janvier 2014, la Croatie a prié la Cour de prendre certaines mesures

en vue d’assurer la protection de deux de ses témoins, notamment en entendant ces derniers à huis

clos et en faisant usage de pseudonymes. - 6 -

Par lettres en date du 7 février 2014, le greffier a informé les Parties que la Cour avait décidé

qu’elles devraient utiliser des pseudonymes lorsqu’elles s’adresseraient aux deux témoins pour

lesquels la Croatie avait demandé des mesures de protection, ou en feraient mention ; que ces

témoins seraient entendus à huis clos, seuls les membres des délégations officielles et les

fonctionnaires du Greffe étant autorisés à assister à leur audition. Les Parties ont également été

informées que la Cour avait décidé d’imposer les mesures ci-après en vue d’assurer l’intégrité de la

dépositions ou de l’exposé des témoins et témoins-experts : i) les témoins et témoins-experts

devraient demeurer hors de la salle d’audience aussi bien avant qu’après leur déposition ou

exposé ; ii) les Parties devraient s’assurer que les témoins et témoins-experts n’auraient pas accès à

la déclaration ou à l’exposé des autres témoins et témoins-experts avant la fin de la procédure

14 orale ; iii) les Parties devraient en outre s’assurer que leurs témoins et témoins-experts ne seraient

pas autrement informés de la teneur de la déposition ou de l’exposé des autres témoins et

témoins-experts, et qu’ils n’auraient aucun contact qui puisse compromettre leur indépendance ou

les termes de leur déclaration solennelle ; et iv) le public pourrait assister à l’audition des témoins

(sauf ceux qui seraient entendus à huis clos), mais il lui serait demandé de ne pas divulguer le

contenu des dépositions et exposés avant la fin de la procédure orale ; il en irait de même de la

presse, qui devrait souscrire à un code de conduite l’autorisant à effectuer des prises de vues et des

enregistrements sonores à la condition expresse de ne pas rendre public le contenu des dépositions

et exposés avant la fin de la procédure orale.

Pour ce qui est de la publication des déclarations écrites et des exposés écrits, s’agissant des

témoins et des témoins-experts qui seront entendus par la Cour, les Parties ont été avisées qu’elle

interviendrait à la fin de la procédure orale et viserait également les comptes rendus de l'audition

des témoins et témoins-experts, seule la version expurgée des documents étant rendue publique en

ce qui concerne les témoins protégés. S’agissant des témoins et des témoins-experts dont la

comparution avait été annoncée le 1 octobre 2013, mais qui ne seront pas soumis à un

contre-interrogatoire, la Cour entend publier leur déclaration écrite ou leur exposé écrit sur son site

Internet à la clôture de la procédure orale, en précisant que les Parties ont renoncé à les soumettre à

un contre-interrogatoire. Quelques-unes de ces dépositions écrites seront publiées sous forme

expurgée ou sous un pseudonyme. - 7 -

Enfin, s’agissant de la question de la diffusion des audiences, les Parties ont été informées,

dans les mêmes lettres, que la Cour avait décidé que les plaidoiries seraient retransmises sur

Internet, mais que l’audition des témoins et témoins-experts, protégés ou non, ne le serait pas.

*

Après s’être renseignée auprès des Parties, la Cour avait décidé, conformément au

paragraphe 2 de l’article 53 de son Règlement, que des exemplaires des pièces de procédure et des

documents annexés seraient rendus accessibles au public dès l’ouverture de la procédure orale. La

Cour estime qu’il est nécessaire de recueillir davantage d’information pour décider précisément si

certains de ces documents devraient être expurgés (et dans quelle mesure), voire entièrement exclus

de la publication, en vue de la protection de renseignements personnels se rapportant à un certain

nombre de victimes et de témoins. En tout état de cause, les annexes des pièces de procédure (qui

15 contiennent des déclarations écrites se rapportant à des faits en litige dans la présente espèce) ne

seront rendues publiques — sous quelque forme que ce soit — qu’après la fin de la procédure

orale. En outre, la Cour a décidé que, lors des audiences publiques, certains témoins ne seraient

désignés que par le numéro de l’annexe où figure leur déclaration écrite ou, s’il y a lieu, par leur

pseudonyme.

*

Je constate la présence à l’audience des agents, conseils et avocats des deux Parties.

Conformément aux dispositions relatives à l’organisation de la procédure arrêtées par la Cour, les

audiences comprendront un premier et un second tours de plaidoiries.

Le premier tour de plaidoiries commence aujourd’hui. La Croatie disposera de six séances

de trois heures chacune, soit cinq, jusqu’au vendredi 7 mars 2014 inclus, pour présenter son

argumentation sur ses demandes au principal et une pour répondre aux moyens invoqués par la

Serbie à l’appui des demandes reconventionnelles, cette dernière séance devant se tenir le

mardi 18 mars 2014, à 10 heures. La Serbie entamera ensuite son premier tour de plaidoiries et - 8 -

disposera du même nombre de séances que la Croatie, c’est-à-dire six. Son premier tour de

plaidoiries s’achèvera le vendredi 14 mars 2014.

Le second tour de plaidoiries commencera le jeudi 20 mars 2014, à 10 heures. La Croatie

disposera de deux séances de trois heures et d’une séance d’une heure et demie pour exposer ses

moyens sur les demandes au principal, la dernière de ces séances devant se tenir le

vendredi 21 mars 2014 à 15 heures. Elle disposera ensuite d’une séance d’une heure et demie pour

répondre aux arguments avancés par la Serbie à l’appui de ses demandes reconventionnelles, le

er
mardi 1 avril 2014, à 10 heures. La Serbie entamera son second tour de plaidoiries le

jeudi 27 mars, à 15 heures. Elle disposera de trois séances de trois heures, dont la dernière aura

lieu le vendredi 28 mars 2014, à 15 heures.

*

En outre, je fais observer que, lors du premier tour de plaidoiries de la Croatie, la Cour

entendra les témoins et les experts-experts cités par cette dernière que la Serbie a dit souhaiter

soumettre à un contre-interrogatoire. Ces témoins et témoins-experts comparaîtront lors de

deux audiences publiques qui se tiendront les 4 et 5 mars, de 15 heures à 18 heures, et d’une séance

qui se tiendra à huis clos. Ils seront soumis à un contre-interrogatoire par la Serbie et, au besoin, à

un interrogatoire complémentaire par la Croatie. Les membres de la Cour pourront également leur

poser des questions

*

16 La Croatie, qui sera entendue en premier, pourra, si besoin est, pour cette première audience

du premier tour de plaidoiries, déborder un peu au-delà de 13 heures, compte tenu du temps

consacré à ma déclaration liminaire. Je donne maintenant la parole à Mme Vesna Crnić-Grotić,

agent de la Croatie. Vous avez la parole, Madame. - 9 -

Mme CRNIĆ GROTIĆ :

I. Introduction

1. Bonjour, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour. C’est pour moi un

honneur de me présenter devant la Cour au nom de la Croatie dans l’affaire qui nous oppose à la

Serbie, d’autant plus que cette instance soulève des questions extrêmement importantes en rapport

avec la convention sur le génocide. La Croatie est attachée à la primauté du droit et estime qu’une

décision juste de la part de la Cour renforcera la paix et la stabilité dans la région, contribuera au

processus d’apaisement général et servira les objectifs de la convention de 1948.

2. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a introduit la

présente instance en 1999. A cette époque, M. Slobodan Milošević, qui a orchestré le conflit et les

atrocités ayant provoqué l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, était encore au pouvoir en Serbie.

Vous n’êtes pas sans savoir que M. Milošević a été inculpé de génocide, de crimes contre

l’humanité et de crimes de guerre devant le TPIY. Il est décédé en 2006, échappant à toute

condamnation pour l’un ou l’autre de ces crimes.

3. En 2000, une fois M. Milošević chassé de la présidence et un nouveau gouvernement

établi, la Croatie a immédiatement entamé des négociations afin de parvenir à une solution

équitable au sujet des nombreuses questions restées en suspens après la guerre, dont celle des

personnes toujours portées disparues, une dizaine d’années après la fin des atrocités. Malgré les

efforts de la Croatie, nombre de dirigeants politiques en Serbie se sont enfermés dans une attitude

de déni. Tel demeure le cas aujourd’hui, à notre grand regret. Ainsi, dans plusieurs entretiens

accordés récemment, le président actuel de la Serbie, M. Nikolić, a refusé de reconnaître les

événements de Srebrenica comme constituant un génocide, en dépit de la décision claire rendue par
1 o
la Cour . Ses déclarations figurent dans vos dossiers, à l’onglet n 2. Telle est l’attitude qui

17 explique le maintien au rôle de la présente instance. M. Nikolić n’a pas renié non plus ses liens

avec Vojislav Šešelj, inculpé par le TPIY, et avec les groupes paramilitaires auxquels il a été

associé. Ce comportement regrettable explique notre présence ici aujourd’hui.

1 http://www.Bdlive.Co.Za/World/Europe/2013/04/26/Serbian-President-Apolo…-
Srebrenica (dossier de plaidoiries, onglet 2). Voir également : http://article.wn.com/view/2013/04/26/Serbian_president_
apologises_only_for_crime_in_Srebrenica/. - 10 -

4. La Cour semble être la seule juridiction à laquelle la Croatie puisse s’adresser. Son rôle

est important. Gardienne de la convention de 1948, elle jouit d’une position unique pour établir les

faits et les principes juridiques d’une manière définitive et faisant autorité. Aucune autre

juridiction, qu’il s’agisse d’un tribunal national ou du TPIY, n’en a la possibilité. La Serbie se

réfugie derrière le fait que le procureur du TPIY n’a pas formulé d’allégations de génocide pour les

faits qui vous sont soumis en l’espèce. Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’y a pas eu génocide, ou

défaut de prévenir le génocide ? Bien sûr que non. Cela signifie seulement que le procureur du

TPIY a choisi, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de procéder d’une certaine façon. La

Cour est donc la première juridiction internationale à examiner la question de savoir si les terribles

actes perpétrés à Vukovar, dans ses environs ou dans d’autres lieux de Croatie constituaient un

génocide.

5. Il est vrai que, à un moment donné, la Serbie s’est montrée disposée à engager des

poursuites contre des responsables de crimes sur son territoire. Des efforts ont été faits, certaines

procédures engagées et des condamnations prononcées. Pourtant, les derniers développements sont

profondément préoccupants. Une chambre serbe des crimes de guerre a condamné 14 auteurs du

massacre de Lovas, dont nous reparlerons plus longuement cette semaine et lors duquel un grand

nombre de personnes ont été tuées et soumises aux pires actes de génocide. Or, la Cour suprême a

cassé cette décision en janvier dernier et ordonné un nouveau procès. De même, la décision rendue

dans l’affaire relative aux événements survenus à Vukovar a été annulée l’an dernier par la Cour

constitutionnelle de Serbie. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les

juridictions de tous les Etats ont indubitablement le devoir de protéger les droits de l’homme des

défendeurs dans les procédures pénales, mais ces deux affaires jettent de sérieux doutes sur

l’attachement de la Serbie à la justice et à la primauté du droit. Nous constatons également

qu’aucun haut gradé n’a été inculpé, comme si les forces armées avaient agi sans ordre de leur

hiérarchie. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous allez maintenant voir

sur vos écrans une vidéo tournée fin novembre 1991 qui montre ce qui reste de Vukovar après les - 11 -

attaques menées sur la ville par la JNA (l’armée populaire yougoslave) et ses alliés . Veuillez

diffuser la vidéo. [Vidéo de Vukovar.]

18 6. Ces images montrent ce dont il retourne en l’espèce : il s’agit du résultat d’une intention

de détruire une partie d’un groupe. Au cours des prochains jours, la Croatie démontrera le

bien-fondé des arguments qu’elle avance sur la base de la convention sur le génocide. Elle ne sait

toujours pas où se trouvent les dépouilles de plus de 840 citoyens croates, dont la disparition est le

résultat direct d’actes de génocide. L’année dernière, la Serbie ne nous a aidés à localiser qu’un

seul charnier (à Sotin, en Slavonie orientale). Une grande partie de nos biens culturels saisis dans

des églises, des musées et des galeries d’art ne nous ont toujours pas été restitués.

7. Monsieur le président, en 2008, la Cour a statué, sous réserve d’un point pour lequel elle a

estimé que les questions de compétence relevaient du fond, qu’elle était compétente pour connaître

de cette affaire. Dans cet arrêt, elle a considéré que la Serbie était juridiquement liée par la

convention sur le génocide. La seule réserve formulée par la Cour concernait une exception

préliminaire ratione temporis. La date critique semble être le 27 avril 1992, qui est celle où la

Serbie prétend désormais avoir vu le jour en tant qu’Etat. La Croatie montrera que la convention

sur le génocide s’applique depuis le début du conflit sur son territoire et que la Serbie doit être

tenue pour responsable des actes commis à toutes les époques considérées, c’est-à-dire des actes

commis non seulement par les autorités serbes mais aussi par celles qui les ont précédées au

pouvoir, des actes dont elle porte la responsabilité sur le plan international. Tels sont nos

arguments et nous prouverons que la Serbie a pris le contrôle de facto et de jure des organes

fédéraux antérieurs, dont la JNA, à partir du moment où l’Etat précédent a effectivement cessé

d’exister.

8. Monsieur le président, la Croatie connaît bien l’arrêt de la Cour en l’instance introduite

par la Bosnie-Herzégovine à l’encontre du même défendeur, la Serbie. Dans cette affaire

également, la Cour a dû entendre le récit de souffrances humaines extrêmes, de meurtres et d’actes

de torture. Dans son arrêt de 2007, elle a décidé que le seul événement constituant un crime de

génocide était le massacre de Srebrenica. La Croatie suivra la démarche adoptée par la Cour et

2Source : http://youtube.com/watch?v=xfbRuaiGN5Q. - 12 -

démontrera qu’un génocide et une intention génocidaire n’est pas une question de nombre.

La convention de 1948 visait à prévenir et à réprimer des actes tels que ceux qui ont été perpétrés

sur le territoire croate, à partir de l’été 1990. Ces événements ont commencé par des troubles et

une certaine instabilité dans les zones où étaient installés des Serbes mais ont progressivement pris

de l’ampleur pour donner lieu à la campagne génocidaire provoquée, organisée, contrôlée et

facilitée par le défendeur.

9. Monsieur le président, au cours des prochains jours, nous vous montrerons que les crimes

qui ont eu lieu pendant la campagne contre les Croates constituent un génocide au sens de

19 l’article II de la convention, et nous vous exposerons la véritable intention des auteurs de celle-ci.

Rappelons-nous que l’intention de détruire le groupe ciblé dans sa totalité n’a jamais été considérée

comme faisant partie de la définition de ce crime. La Cour a déclaré à juste titre qu’«il peut être

conclu au génocide lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone géographique

précise» . La Croatie relatera comment des crimes ont été commis sur son territoire, dans des

régions que le pouvoir serbe voulait inclure au sein d’une «Grande Serbie» ethniquement

homogène.

II. Présentation générale de notre premier tour de plaidoiries

10. Monsieur le président, permettez-moi d’exposer brièvement à la Cour la manière dont

s’articuleront les plaidoiries de la Croatie tout au long de la semaine. Nous nous baserons sur nos

exposés écrits, sans toutefois répéter inutilement les arguments que nous y avons avancés. Nous

nous appuierons donc sur les documents qui figurent dans nos pièces, mais aussi sur de nouveaux

éléments pertinents qui sont tombés dans le domaine public après le dépôt de notre mémoire et de

notre réplique. Nous exploiterons ainsi les dernières informations disponibles sur les personnes

décédées et portées disparues, en tenant compte des charniers qui ont été mis au jour ces quinze

dernières années. Ces éléments lèvent le voile sur ce qui s’est réellement passé, mais toute la

lumière n’a pas encore été faite. Avant de présenter brièvement les exposés oraux de la Croatie, je

souhaiterais régler une question d’ordre administratif. Pour aider la Cour, nous avons préparé un

dossier de plaidoiries auquel nos conseils feront référence en tant que de besoin. Ce dossier

3Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 126, par. 199 (ci-après «l’affaire de la Bosnie). - 13 -

renferme une sélection de textes juridiques et factuels faisant autorité, ainsi que certaines des

diapositives qui seront présentées au cours des audiences. Les diapositives contenant des citations

écrites ne sont pas reproduites dans le dossier, puisque les passages correspondants apparaîtront

dans le compte rendu. Les documents et diapositives versés au dossier sont séparés par des

intercalaires, et la Croatie vous fournira les parties pertinentes du dossier avant chaque séance, pour

vous permettre de le mettre à jour régulièrement.

11. Aujourd’hui, ma consœur, Mme Andreja Metelko Zgombić, présentera à la Cour le

processus de dissolution de l’ex-Yougoslavie. Toutefois, la Cour ayant déjà entendu ce récit à

plusieurs reprises, Mme Metelko Zgombić mettra l’accent sur les aspects les plus importants aux

fins de la présente espèce, afin de vous aider à comprendre les liens juridiques et factuels qui

unissaient les anciennes républiques de l’ex-Yougoslavie, ainsi que la structure fédérale de celle-ci.

20 12. Mme Helen Law prendra ensuite le relais pour exposer les répercussions de la montée du

nationalisme serbe sur les relations entre différentes nations d’ex-Yougoslavie, ainsi que la façon

dont M. Slobodan Milošević s’en est servi pour accéder au pouvoir, d’abord en Serbie puis en

Yougoslavie. Mme Law démontrera que le nationalisme serbe est à l’origine des actes de génocide

qui ont suivi, pendant la désintégration de l’ex-Yougoslavie. L’idée d’une Grande Serbie était née

en 1986 et, en 1990, M. Milošević et ses alliés des hommes tels que Šešelj et Arkan, dont vous

entendrez encore parler ont entrepris de la mettre en œuvre en exploitant une intention

génocidaire. Un discours de haine a été utilisé pour cibler les Croates, ce qui a ouvert la voie à des

actes de génocide.

13. L’intervenant suivant de cette première journée de la procédure orale sera

M. James Crawford, qui exposera le rôle joué par la JNA et les groupes paramilitaires dans la

commission des actes de génocide. Il montrera comment cette armée, qui protégeait jadis la

Yougoslavie de ses ennemis étrangers, s’est fait le chantre et l’instrument des desseins génocidaires

de M. Milošević, ce qui s’est reflété aussi bien dans sa structure de commandement que sur le

terrain. La JNA a ainsi rassemblé des «volontaires» et des groupes paramilitaires originaires de

Serbie, de Croatie et de Bosnie dans l’intention de détruire une partie de la population croate. Elle

a conservé le commandement de ces troupes et leur a fourni des pièces d’artillerie, des aéronefs et - 14 -

tout autre type de soutien pour les aider à détruire ou à prendre et occuper des villes et villages

croates.

14. A la fin de la matinée, M. Sands examinera la convention sur le génocide, dont il vous

relatera les origines et l’évolution. Il définira les éléments constituant l’actus reus et l’intention

spécifique dont la Cour devra tenir compte. M. Sands achèvera son exposé demain matin.

15. Sir Keir Starmer se penchera ensuite sur certaines questions relatives aux preuves dans la

présente instance. Il exposera la position du demandeur en ce qui concerne les conclusions tirées

par la Cour en l’affaire de la Bosnie ainsi que la jurisprudence du TPIY.

16. Enfin, demain encore, nous présenterons à la Cour des preuves des actes de génocide

perpétrés par le défendeur dans les différentes régions de la Croatie. Ma consœur,

Mme Jana Špero, donnera à la Cour une vue d’ensemble de ces points, après quoi M. Sands

retracera le déroulement de la campagne génocidaire du défendeur, à travers la Croatie tout entière.

17. Demain après-midi, M. Franjo Kožul, témoin, vous fera un récit de première main des

atrocités et souffrances qu’il a vécues à Vukovar. Au cours de cette audience, nous entendrons

21 également Mme Sonja Biserko, un témoin-expert d’une indépendance et d’une intégrité

irréprochables, qui dressera le cadre politique et historique du génocide commis à l’encontre de la

population croate.

18. Mercredi, Mme Blinne Ní Ghrálaigh se penchera sur la politique d’agression

systématique que les forces serbes ont adoptée, d’abord sous la direction de la JNA, puis pendant

leur campagne génocidaire. Elle mettra plus particulièrement l’accent sur la région de la Slavonie

orientale avant de laisser la parole à sir Keir Starmer, qui exposera comment cette politique

d’agression a été mise en œuvre contre Vukovar, ce qui constitue l’un des pires crimes commis par

la JNA et ses alliés paramilitaires. Les événements de novembre 1991 sont bien connus, mais ils

n’en demeurent pas moins au cœur de cette affaire, et sont emblématiques d’une intention et

d’actes génocidaires.

19. A titre d’illustration, ma consœur, Mme Maja Seršić, donnera des exemples de certains

des pires actes de génocide qui ont été perpétrés en deux endroits, à Lika et en Dalmatie.

M. Davorin Lapaš conclura l’audience de mercredi matin en présentant des preuves des massacres

et meurtres de masse commis dans l’intention de détruire la population croate. - 15 -

20. Mercredi après-midi, Mme Marija Katić témoignera des meurtres et des destructions qui

ont eu lieu dans le village de Bogdanovci, en Slavonie orientale. Vous entendrez ensuite

M. Ivan Grujić, témoin-expert qui a été personnellement chargé de la mise au jour de charniers et

de l’identification des morts dès le début de la guerre en Croatie. M. Grujić, dont les travaux sont

tenus en haute estime par le Comité international de la Croix-Rouge, a déposé à plusieurs reprises

devant le TPIY.

21. Jeudi matin, Monsieur le président, j’exposerai la position de la Croatie quant à

l’existence de l’actus reus du crime de génocide, au sens de l’article II de la convention sur le

génocide, en vous donnant des preuves des mauvais traitements, y compris des actes de viol et de

torture, infligés à la population croate des territoires attaqués.

22. M. James Crawford examinera ensuite les questions d’attribution. Contrairement à ce

qu’avance la Serbie, tous les actes de génocide lui sont en réalité imputables au regard du droit

international. Ces actes ont été commis soit directement par la JNA, soit sous ses ordres. Le

demandeur affirme que la JNA était un organe de facto et de jure du défendeur et que, à ce titre, ce

dernier doit être tenu pour entièrement responsable.

22 23. La matinée s’achèvera avec la première partie de la plaidoirie de sir Keir Starmer sur le

fondement juridique de la responsabilité de la République fédérale de Yougoslavie, ou de la Serbie,

à raison de violations de la convention sur le génocide.

24. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le vendredi, dernière journée

de notre premier tour, sera consacré à la fin de l’exposé de sir Keir Starmer portant sur le

fondement juridique de la responsabilité de la RFY, ou de la Serbie, à raison de violations de la

convention sur le génocide.

25. Après cette intervention, M. James Crawford reviendra sur l’unique question de

compétence qui reste en suspens. A la lumière des faits, il deviendra évident que la compétence de

la Cour s’étend à toute la période pendant laquelle ces événements tragiques se sont déroulés.

26. Enfin, M. Sands récapitulera les grandes lignes de la thèse de la Croatie et conclura nos

plaidoiries. - 16 -

III. Conclusions

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie ne traitera pas, lors

de ce premier tour de plaidoiries, les questions que la Serbie a soulevées au moyen de sa demande

reconventionnelle. Conformément au calendrier établi par la Cour, ces points seront traités dans la

matinée du 18 mars.

28. Monsieur le président, voilà qui résume la démarche que la Croatie suivra tout au long de

cette semaine. Nous sommes parfaitement conscients que la Cour puisse se demander pourquoi il a

fallu si longtemps pour en arriver là, et même pourquoi les Parties ne sont pas parvenues à résoudre

leurs désaccords. Nous avons tenté de le faire à maintes reprises, mais les nouveaux

gouvernements qui se sont succédé au pouvoir en Serbie ont bien souvent refusé de voir la vérité en

face s’agissant des événements qui ont débuté il y a plus de vingt ans. C’est la raison pour laquelle

ces événements n’appartiennent pas tout simplement au passé. Aujourd’hui encore, leurs effets

continuent de se faire sentir, et la Cour a toujours un rôle important à jouer, en examinant les faits

et en confirmant une fois pour toutes que la requête croate satisfait à toutes les exigences de la

convention de 1948.

29. Monsieur le président, puis-je maintenant vous prier d’appeler à la barre

Mme Metelko Zgombić ? Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Je remercie l’agent pour son exposé liminaire, et j’appelle à présent

Mme Metelko Zgombić, coagent de la Croatie, pour qu’elle poursuive la présentation de celle-ci.

Vous avez la parole, Madame.

23 Mme METELKO ZGOMBIĆ :

L E CONTEXTE HISTORIQUE ET POLITIQUE DU GÉNOCIDE PERPÉTRÉ EN CROATIE :
LA DISSOLUTION DE LA RFSY

I. Introduction

1. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur et un

privilège pour moi de me présenter une fois encore devant vous au nom de la République de

Croatie. Je reviendrai sur le contexte historique et politique de la dissolution de la RFSY, et, ce - 17 -

faisant, je répondrai à l’allégation infondée du défendeur selon laquelle il ne saurait être tenu pour

responsable de comportements antérieurs à la proclamation formelle de la RFY, le 27 avril 1992.

2. La Serbie soutient que, avant le 27 avril 1992, le seul Etat pouvant être tenu pour

responsable de l’un quelconque des actes ou omissions incriminés qui ont été commis en Croatie

était la République fédérative socialiste de Yougoslavie (la RFSY). Il s’agit là d’une dérobade, et

la Cour ne devrait pas admettre pareille stratégie. La réalité est que, au cours de la période critique

en 1991, l’Etat serbe en voie de formation avait la mainmise sur les institutions de la RFSY, qui ne

fonctionnaient plus comme des organes fédéraux selon la Constitution de la RFSY de 1974. Notez

bien que, lorsque la Serbie a adopté avec le Monténégro une nouvelle Constitution le

27 avril 1992 et donné à l’Etat le nom de République fédérale de Yougoslavie (RFY), elle n’a pas

cherché à faire reconnaître celui-ci par la communauté internationale, pas plus qu’elle ne s’est

elle-même considérée comme un nouvel Etat, différent de la RFSY. La communauté internationale

n’a pas accepté sa prétention d’assurer la continuité de la RFSY ; la Croatie non plus. Mais cette

prétention constituait de sa part une reconnaissance sinon expresse, du moins tacite du

comportement des anciens organes de la RFSY dont elle avait pris le contrôle à l’occasion du

processus de dissolution de celle-ci. En bref, la République fédérale de Yougoslavie a continué de

fonctionner avec les organes dont elle avait pris le contrôle lors du processus de dissolution de la

Yougoslavie. Par souci de commodité, mes collègues et moi-même désignerons tout simplement la

République fédérale de Yougoslavie par son nom actuel, la Serbie.

3. Dans cet exposé, je présenterai les grands traits du processus de dissolution de la RFSY.

Pour placer ces événements dans leur contexte, une certaine connaissance de l’arrière-plan

historique et politique est nécessaire vous en trouverez le récit dans les pièces écrites,

notamment au chapitre 2 du mémoire et au chapitre 3 de la réplique . 4 Je m’attacherai tout
24
particulièrement à présenter la structure de la RFSY et les événements qui sont à l’origine de la

crise constitutionnelle des années 1980 et du début des années 1990, et qui ont finalement abouti à

la dissolution de la RFSY au cours de l’année 1991. Ces événements se sont produits dans le

4 Mémoire de la Croatie (MC), chap. 2, notamment par. 2.105-2.116 ; réplique de la Croatie (RC), chap. 3,
notamment par. 3.81-3.117. - 18 -

contexte d’une résurgence d’un nationalisme serbe exacerbé et de la mise au point, par les

dirigeants serbes, d’un projet visant à établir de facto une «Grande Serbie».

4. Je peux procéder à cette rétrospective brièvement car les faits sont relativement bien

connus de la Cour, qui en a pris connaissance dans le cadre d’autres affaires. Mes collègues

reviendront sur tel ou tel épisode de ce processus lorsque la présentation des arguments de la

Croatie l’exigera, et M. Crawford examinera jeudi les conséquences juridiques qui en découlent

aux fins de l’attribution des comportements en cause.

II. Le rejet par la Serbie de la Constitution de la RFSY

5. [Projection.] Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de

situer brièvement la scène d’un point de vue géographique. Vous pouvez voir à l’écran les

différentes régions géographiques de la Croatie. Dans la présente instance, il sera plus précisément

fait référence à la Banovina, au Kordun, à la Lika et à la Dalmatie et, aux fins qui nous occupent

ici, à la Slavonie orientale et occidentale. C’est principalement dans ces régions que les actes qui

font l’objet de la requête ont été commis, des actes qui, comme vous l’entendrez cette semaine,

constituent un génocide. [Projection suivante.]

6. Voici maintenant à l’écran une carte de l’ensemble du territoire de l’ex-Yougoslavie. La

RFSY était un Etat fédéral constitué de huit entités : six républiques (la Bosnie-Herzégovine,

la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie) et deux provinces autonomes

(le Kosovo et la Voïvodine), qui faisaient à la fois partie de la fédération et de la Serbie.

7. Il est essentiel pour la présente affaire de bien comprendre les principes fondamentaux sur

la base desquels la RFSY a été établie et fonctionnait, à défaut de quoi on ne saurait prendre toute

la mesure des événements qui se sont produits dans cet Etat, notamment ceux, capitaux, qui ont

abouti à la destruction de ses institutions fédérales et, en définitive, à sa dissolution.

8. Fondée sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la seconde

Yougoslavie fut conçue d’emblée comme une fédération de six républiques égales sur le plan

constitutionnel. En cela, elle se distinguait radicalement de la première Yougoslavie, qui avait

25 existé entre les deux guerres mondiales et qui était un Etat unitaire dominé par les Serbes, souvent - 19 -

5
appelé le «donjon des nations» . Les principes du fédéralisme et de l’égalité des républiques

constitutives furent mis en œuvre dans la première Constitution de Yougoslavie établie après la

guerre, en 1946, et furent encore développés et renforcés dans la Constitution de 1974, qui demeura

en vigueur jusqu’à la dissolution de la RFSY. [Fin de la projection.]

9. La Constitution de 1974 mit l’accent sur la souveraineté des six républiques constitutives

et des deux provinces autonomes. Il en résulta une fédération composée d’éléments confédéraux

distincts. Cela renforça considérablement la position des républiques par rapport à la structure

fédérale de la RFSY. Toutes les questions qui n’étaient pas expressément réservées au

Gouvernement fédéral par la Constitution fédérale ressortissaient aux républiques et provinces

autonomes.

10. L’organe central de la fédération était la présidence collective tournante, composée d’un

membre de chacune des six républiques et deux provinces autonomes. Les décisions étaient prises

à la majorité des huit voix des membres de la présidence, élus pour un mandat de cinq ans. En

application de l’article 327, les fonctions de président et de vice-président devaient être exercées à

6
tour de rôle par chaque membre pour une durée d’un an .

11. En vertu de l’article 313 de la Constitution de la RFSY, la présidence de celle-ci était

«l’organe suprême chargé de l’administration et du commandement des forces armées … en temps

de guerre comme en temps de paix». En vertu de l’article 328, le président de la présidence de la

RFSY était chargé de commander les forces armées et présidait également le conseil de la défense

nationale.

12. Monsieur le président, peu après le décès de Tito en 1980, la République socialiste de

Serbie commença à mettre en cause les principes fondamentaux qui régissaient la structure de la

RFSY. Avec la résurgence d’un nationalisme serbe exacerbé, attisé par le tristement célèbre

mémorandum publié en 1986 par l’académie serbe des sciences et des arts dit le mémorandum

de la SAMU et l’arrivée au pouvoir de M. Milošević en 1987, la Serbie prit une série de

5R. J. Davies et B. Riley, The Croats under Yugo-Slavian Rule : The Result of an Inquiry (Londres, 1932),
bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb. L’ouvrage peut être consulté à l’adresse suivante :
http://www.scribd.com/doc/97139484/Croats-Under-Yugo-Slavian-Rule.

6MC, par. 2.16. - 20 -

mesures unilatérales qui rompirent l’équilibre entre les républiques et ouvrirent une brèche

profonde dans la structure même de l’Etat fédéral . 7

13. Un événement capital qui précipita la ruine du système constitutionnel de la RFSY fut
26

l’adoption, le 28 mars 1989, d’une loi portant modification de la Constitution serbe, puis d’une

nouvelle Constitution serbe en 1990. En violation de la Constitution de la RFSY, cette loi

abolissait l’autonomie des deux provinces autonomes. Le pouvoir était centralisé dans la

République de Serbie, celle-ci maintenant toutefois dans les organes fédéraux les représentants des

deux provinces. Du fait de ces changements touchant le Kosovo et la Voïvodine, ainsi que de

l’établissement d’un gouvernement pro-serbe au Monténégro , la Serbie en vint à contrôler quatre

des huit voix à la présidence de la RFSY. On peut voir dans cette évolution le point de départ de la

crise constitutionnelle en RFSY. Il devint de plus en plus évident pour les membres non serbes de

la présidence de la RFSY qu’ils ne pouvaient exercer aucun véritable pouvoir ni aucune véritable

autorité dans cet organe fédéral, dont la moitié des membres étaient de fait passés sous le contrôle

de la Serbie.

14. En mars 1991, la présidence de la RFSY rejeta une proposition serbe tendant à ce que

soit déclaré l’état d’urgence. N’ayant pu obtenir l’adoption de cette mesure par la présidence, le

président serbe Slobodan Milošević fit un discours télévisé dans lequel il affirma que le refus des

autres républiques de déclarer l’état d’urgence «avait poussé la Yougoslavie au stade final de son

agonie». [Projection.] Dans ce discours, fait le 17 mars 1991, soit plusieurs mois avant le début du

conflit, M. Milošević déclarait que, «[d]ans ces conditions, la République [de Serbie] ne

9
reconna[issait] pas la légitimité de la présidence fédérale.» [Fin de projection.]

15. Le 15 mai 1991, la présidence de la RFSY, dominée par la Serbie, refusa par quatre voix

de reconnaître l’accession au poste de président du représentant croate, M. Stjepan Mesić, bien que

celle-ci fût prescrite par la Constitution.

16. A cette époque, au milieu de l’année 1991, l’armée populaire yougoslave la

JNA ne fonctionnait plus comme un organe fédéral. L’armée était manifestement passée sous le

7
MC, par. 2.43.
8Ibid., par. 2.61.

9Orlando Sentinel Tribune, 17 mars 1991, MC, vol. 4, annexe 34, par. 2.98. - 21 -

commandement et le contrôle des dirigeants serbes et des hauts gradés de l’armée qui avaient fait

allégeance à la Serbie. M. Crawford montrera de façon plus détaillée comment la crise

constitutionnelle s’est étendue à la JNA, mais j’aimerais pour ma part mettre en lumière quelques

événements clés.

27 17. La JNA avait déjà désarmé les forces de défense territoriale en Croatie. Les forces de

défense territoriale étaient une composante des forces armées de la RFSY, mais étaient sous le

contrôle de chacune de ses républiques constitutives. Le désarmement des forces croates fut

planifié et rapidement entrepris en mai 1990, avant la passation de pouvoir consécutive à l’élection

et avant la mise en place du nouveau gouvernement. Le désarmement fut effectué en application

d’un ordre strictement confidentiel signé de manière illicite et sans le soumettre pour accord à la

présidence de la RFSY par le chef d’état-major de la JNA, le général Blagoje Adžić.

[Projection.] Les armes saisies, de 80 000 à 200 000 pistolets selon les estimations, furent stockées

dans l’entrepôt de la JNA. M. Borisav Jović, le représentant serbe à la présidence de la RFSY,

écrivit ce qui suit à propos de cet événement le 17 mai 1990 : «D’un point de vue pratique, nous les

avons désarmés. Formellement, c’est le chef de l’état-major général qui en a décidé ainsi, mais il

agissait en fait sous nos ordres. Les Slovènes et les Croates ont réagi de manière excessive, mais

ils n’ont pas le choix.»10 [Fin de projection.]

18. Selon l’article 5 de la Constitution de la RFSY, les frontières entre les républiques ne

pouvaient être modifiées que d’un commun accord entre les républiques intéressées. Or, en

janvier 1991, le président Milošević précisa que la Serbie n’accepterait pas la scission de la «nation

11
serbe» en plusieurs Etats . Voici ce qu’il déclara en mars 1991 : «[c]e sont toujours les puissants,

et jamais les faibles, qui dictent les frontières» . Au début de l’année 1991, les dirigeants serbes

avaient donc commencé à remettre en cause les limites territoriales entre les républiques

constitutives. En réponse à une question expresse de la Serbie concernant la nature des limites

10B. Jović, Poslednji dani SFRJ (Les derniers jours de la RFSY) (1996), p. 146, MC, vol. 5, appendice 4.

11 BBC Summary of World Broadcasts [Résumé des communiqués de presse du BBC World Service],
17 janvier 1991, MC, vol. 4, annexe 30.
12
Extraits des notes sténographiques d’une rencontre entre le président de la République, Slobodan Milošević, le
vice-président de l’Assemblée nationale de la République de Serbie et les présodents des conseils municipaux de la
République de Serbie, tenue le 16 mars 1991», préparées par M. M., Vreme (Belgrade), n 25, 15 avril 1991, p. 62 à 66, et
citées dans RC, par. 3.38. - 22 -

entre les républiques à l’intérieur de la RFSY, la commission Badinter conclut que les limites entre

la Croatie et la Serbie, ou entre celle-ci et la Bosnie-Herzégovine, voire d’autres Etats, ne pouvaient

être modifiées que par accord libre et mutuel, et que, en l’absence d’un tel accord, les anciennes

limites administratives des républiques avaient acquis le caractère de frontières extérieures

protégées par le droit international .

19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en janvier 1991, la présidence
28

de la RFSY rejeta une proposition serbe visant à permettre l’intervention de la JNA en Croatie. En

mars, comme je l’ai déjà mentionné, elle rejeta une autre proposition serbe visant à ce que soit

déclaré l’état d’urgence. Devant ces refus, la Serbie continua de sa propre initiative. Au début du

mois d’avril 1991, MM. Milošević et Jović rencontrèrent les généraux Kadijević et Adžić. Ces

derniers assurèrent aux dirigeants de la Serbie, sans consulter la présidence, que la JNA

consoliderait le contrôle serbe dans les zones de Croatie tenues par les rebelles. Le 5 juillet 1991,

MM. Milošević et Jović, lequel représentait alors la Serbie à la présidence de la RFSY, présentèrent

une série d’exigences au général Kadijević, qui s’exécuta. Ils exigèrent que la JNA concentre le

gros de ses forces le long d’une ligne lui permettant de contrôler l’ensemble du territoire où
14
vivaient des Serbes . Ils exigèrent également l’élimination de tous les éléments croates et slovènes

de la JNA. Il est manifeste que, au milieu de l’année 1991, et en dépit de la poursuite des réunions

formelles et manifestement vaines , les Serbes avaient, de fait, ôté tout pouvoir à la

présidence de la RFSY, préparant le terrain pour les événements ultérieurs.

20. En septembre et octobre 1991, la JNA et des unités paramilitaires serbes se mirent à

attaquer la Croatie sur tous les fronts. Le 7 octobre 1991, le siège historique du Gouvernement

croate, dans le centre de Zagreb, fit l’objet d’une attaque aérienne. Cette attaque délibérée eut lieu

alors que le président croate, M. Franjo Tudman, qui dirigeait alors la présidence de la RFSY,

M. Stjepan Mesić, et le premier ministre de la RFSY, M. Ante Marković, se réunissaient à

l’intérieur du bâtiment. C’est dans ce contexte de violence que le lendemain, le 8 octobre 1991, le

parlement de la République de Croatie déclara l’indépendance de celle-ci.

13Commission d’arbitrage, conférence de la Communauté européenne sur la Yougoslavie (M. Badinter,
président), avis n 3, 11 janvier 1992, RGDIP, tome 96, 1992, p. 267-269.

14B. Jović, Poslednji dani SFRJ (Les derniers jours de la RFSY) (1996), p. 349, cité dans RC, par. 4.62. - 23 -

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, peut-on trouver de meilleures

preuves de la déliquescence de l’ancien Etat commun et de ses organes, ainsi que du contrôle par la

Serbie de la JNA, que le fait que cette dernière ait tenté de tuer, en même temps, le chef de l’Etat et

le chef du Gouvernement de la RFSY ainsi que le président de la Croatie ?

22. Dans son avis n 1 du 29 novembre 1991, la commission Badinter conclut que, à
29
15
l’époque, la RFSY était déjà engagée dans un processus de dissolution . En vérité, ce processus en

était alors à un stade avancé et était, en fait, devenu irréversible.

III. La réponse de la Serbie à ces faits

23. Pour répondre à ces faits, la Serbie invoque les activités internationales et diplomatiques

auxquelles s’est livrée la RFSY entre 1991 et le début de l’année 1992 . Au nombre de ces

activités figuraient la conclusion d’accords bilatéraux et multilatéraux et la participation à des

conférences et réunions diplomatiques. Ces activités diplomatiques, aussi nombreuses soient-elles,

ne sauraient cependant masquer la réalité, à savoir l’implosion des organes de la RFSY, notamment

de la présidence collective, et leur incapacité de diriger la RFSY pendant cette période. Elle ne

saurait non plus dissimuler le fait que, à l’époque, le président serbe avait publiquement dénié toute

légitimité aux décisions prises sur le plan fédéral.

24. La Serbie avance également que la décision rendue par le TPIY en l’affaire Martić

ne signifie pas que la responsabilité internationale pour des actes et

omissions datant de 1991 puisse être transférée à un Etat né seulement en avril 1992. L’entreprise

criminelle commune présente cependant un intérêt en ce qu’elle indique à quel point, en avril 1991,

le secrétaire fédéral pour la défense nationale de la RFSY et le chef d’état-major de la JNA

s’employaient à créer par la force une «Grande Serbie» de facto. Ce projet d’une «Grande Serbie»

s’est fait jour au plus tard en avril 1991 et il imposait de vider de vastes pans de la Croatie de leur

population croate, y compris en détruisant une partie de celle-ci. Il s’agissait, pour être clair, d’un

projet génocidaire.

15 Commission d’arbitrage, conférence de la Communauté européenne sur la Yougoslavie (M. Badinter,
président), avis n 1, 29 novembre 1991, RGDIP, tome 96, 1992, p. 264-266.
16
Duplique de la Serbie (DS), par. 435-436. - 24 -

IV. La rébellion des Serbes soutenue par Belgrade

25. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, quelques mots sur un autre

événement important : la rébellion des Serbes de Croatie soutenue par Belgrade. A partir de 1989,

30 Belgrade incita, soutint et encouragea de grands rassemblements de Serbes en Croatie. Vous

n’aurez pas oublié que, à l’époque, la Croatie était encore gouvernée par la Ligue des communistes.

26. Peu après la transition démocratique en Croatie, en 1990, une rébellion serbe soutenue

par la Serbie et la JNA se déclara. En août 1990, des armes furent saisies en grandes quantités dans

les postes de police des régions à majorité serbe ou comptant une importante minorité serbe. Les

routes et les voies ferroviaires du centre de la Croatie, c’est-à-dire dans la région de Knin, furent

barrées ou coupées. A partir de ce moment-là, les autorités croates perdirent le contrôle effectif de

ces zones.

27. Cette rébellion aboutit, en 1990 et 1991, à la naissance sur le territoire de la Croatie

d’entités serbes autoproclamées, dites les régions autonomes serbes (ou SAO), dont la création est

relatée plus longuement dans les écritures de la Croatie . 17

28. La première ayant été proclamée était la «SAO Krajina». La communauté serbe de Knin

adopta une résolution établissant cette entité la veille de la proclamation d’une nouvelle

18
Constitution pour la République de Croatie, soit le 21 décembre 1990 . Les Serbes de la région

rompirent leurs liens avec le Gouvernement croate et les forces de police se dissocièrent du reste de

19
la police croate . Le 19 décembre 1991, les rebelles serbes proclamèrent ce qu’il est convenu

d’appeler la «République serbe de Krajina» ou «RSK». A la «RSK» s’ajoutèrent rapidement les

deux autres SAO autoproclamées sur le territoire de la Croatie. Il s’agissait de la «SAO de

20
Slavonie occidentale» et de la «SAO de Slavonie orientale, Baranja et Syrmie occidentale» . A la

fin de l’année 1991, près d’un tiers du territoire de la Croatie était occupé, et la campagne

génocidaire était engagée.

29. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de dire encore

quelques mots pour compléter le tableau. Après plus de quatre années d’occupation marquées par

17
RC, par. 3.57-3.80.
18MC, par. 2.94.

19Ibid., par. 2.93-2.95.
20
RC, par. 3.76. - 25 -

l’élimination de Croates, l’échec des négociations, la destruction constante de ses villes et de ses

infrastructures, l’intransigeance des rebelles serbes et l’inefficacité de l’Organisation des

Nations Unies, la Croatie a repris, en 1995, le contrôle de la plus grande partie de son territoire

alors occupé. La dernière région réintégrée en Croatie est la Slavonie occidentale, où se trouve la

31 zone de Vukovar qui a été le théâtre de certaines des pires atrocités du génocide. La

réintégration de cette zone s’est déroulée pacifiquement en janvier 1998.

V. Conclusion

30. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nul besoin de s’étendre

longuement sur l’un ou l’autre de ces faits. Il est clairement et amplement démontré que, au début

de l’année 1991, la RFSY avait, en réalité, cessé d’exister et de fonctionner en tant que véritable

Etat fédéral. En l’espace de quelques mois, au milieu de l’année 1991 et alors que débutait le

conflit en Croatie, il était également manifeste que la Serbie, sous la direction de M. Milošević,

avait, de fait, ôté tout pouvoir à la présidence et pris le contrôle de la JNA. La Serbiy compris

la JNA poursuivait une politique d’expansion et d’agression en vue de s’emparer de la zone de

la Croatie qu’elle voulait inclure dans la «Grande Serbie». Cette politique consistait notamment à

soutenir les entités serbes autoproclamées qui s’étaient établies en territoire croate en 1991. Tel est

le contexte dans lequel la campagne génocidaire a débuté.

31. Avec votre permission, Monsieur le président, Mme Law va entamer l’analyse de cette

campagne génocidaire en exposant de manière plus détaillée l’influence du nationalisme extrémiste

serbe pendant la période qui a précédé le conflit.

32. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

attention.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame le coagent, et je donne à présent la parole à

Mme Helen Law. Madame, c’est à vous. - 26 -

Mme LAW :

C ONTEXTE POLITICO -HISTORIQUE DU GÉNOCIDE EN CROATIE : RÔLE DU NATIONALISME

EXTRÉMISTE SERBE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que

de me présenter devant vous en l’espèce au nom de la République de Croatie. Ma présentation

devrait durer 30 minutes environ. Si vous le permettez, je présenterai mon exposé sans faire de

pause, mais vous pouvez naturellement m’interrompre à tout moment.

2. Ma présentation est le deuxième des trois exposés de ce matin portant sur le contexte du

génocide perpétré par la Serbie contre les Croates de souche. J’y traiterai de la montée du

nationalisme extrémiste serbe au cours des années qui ont précédé le génocide. M. Crawford
32

décrira ensuite la serbisation parallèle de l’armée populaire yougoslave (la JNA) qui a contribué à

la perpétration d’actes de génocide.

3. Mon exposé de ce matin portera sur trois points :

I. La montée de l’ultranationalisme serbe à partir de la fin des années 1980 et la virulente

campagne d’incitation à la haine menée à l’encontre des Croates dans les médias serbes ;

II. Le soutien manifesté par le président Milošević aux objectifs nationalistes extrémistes ;

III.Le lien entre l’idéologie nationaliste extrémiste serbe et les actes de génocide commis en

Croatie.

I. La montée de l’ultranationalisme serbe

4. Je vais d’abord me pencher sur le nationalisme extrémiste serbe pendant la période

antérieure au conflit en Croatie. Je m’appuierai, pour ce faire, sur les éléments relatifs à la montée

du nationalisme radical serbe après la mort du président Tito en 1980 que nous avons exposés dans

nos pièces de procédure .

5. L’importance politique du nationalisme serbe pendant cette période ne semble pas

contestée par les Parties. La Serbie reconnaît qu’avant l’an 2000, «la principale valeur politique

était le nationalisme serbe» ; et ne conteste pas que «les discours haineux aient été abondants dans

21Voir le chapitre 2 du mémoire et le chapitre 3 de la réplique. - 27 -

22
les médias serbes à la fin des années 1980 et au cours des années 1990» . Le défendeur va jusqu’à

reconnaître le rôle joué par le révisionnisme historique au cours de cette période et admet que «les

23
nationalistes serbes [ont] détourné à leur profit le souvenir de ces événements» .

6. Les assertions du défendeur selon lesquelles le nationalisme serbe a évolué «de concert»

avec le nationalisme croate ont été amplement réfutées dans les pièces de la Croatie . Le rôle joué

par la propagande nationaliste serbe et ses répercussions ont été confirmés par le rapport d’expert

de M. de la Brosse, maître de conférences à l’université de Reims, qui a été présenté à la chambre

25
33 de première instance du TPIY dans la procédure engagée contre Slobodan Milošević . En 2004, la

chambre de première instance a adopté les conclusions du rapport, relevant, comme vous pouvez le

voir à l’écran, ce qui suit [projection de la planche] : «Renaud de la Brosse a montré qu’une

comparaison entre les propagandes nationalistes serbe, croate et bosniaque porte à conclure que la

première surpasse les deux autres tant par l’échelle que par le contenu des messages médiatiques

26
délivrés» . [Fin de la projection.]

7. La publication, en 1986, d’un mémorandum établi par l’académie des sciences et des arts

de Serbie (dont vous avez entendu parler sous le nom de «mémorandum de la SANU») a eu pour

27
effet de mettre la propagande nationaliste extrémiste au cœur de la culture serbe . En réalité, ce

mémorandum était un manifeste proposant une réinterprétation de l’histoire récente de la RFSY à

la lumière du nationalisme serbe. Rédigé par des auteurs de renom et se faisant l’écho des

principes de base du mouvement nationaliste serbe, il a eu une influence considérable. Il reposait

sur l’idée que la République socialiste de Serbie et les Serbes vivant dans les autres républiques de

la RFSY se trouvaient dans une position particulièrement défavorable au sein de la RFSY.

22
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 423 et 434.
23
Ibid., par. 420.
24RC, vol. I, par. 3.17-3.25 et 3.41-3.53.

25Ibid., vol. IV, annexe 106 (M. R. de la Brosse, «Propagande politique et projet d’«Etat pour tous les Serbes» :
conséquences de l’instrumentalisation des médias à des fins ultranationalistes», rapport rédigé à la demande du bureau du
procureur du TPIY, 4 février 2003 (le rapport de la Brosse).

26 Le Procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54-T, décision relative à la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 237.

27MC, vol. I, par. 2.43 et suiv. - 28 -

8. Selon le mémorandum, «[la nation serbe] [était] [à l’époque] la seule de Yougoslavie à

être dépourvue de son propre Etat» . Le mémorandum proposait de reviser la constitution de la

RFSY de sorte que les provinces autonomes deviennent parties intégrantes de la Serbie et que

l’Etat fédéral soit renforcé. Il était peu probable que cette option, évoquée en RFSY sous le nom

d’«option unitaire», soit acceptée dans d’autres républiques de la RFSY, par crainte de la

domination des intérêts serbes dans un Etat unitaire. Le mémorandum soutenait en outre qu’un

programme secret destiné à croatiser les Serbes de souche était mis en œuvre en Croatie.

9. Dans son rapport d’expert présenté au TPIY dans le cadre de la procédure engagée contre

Sloboban Milošević , 29 Audrey Budding, professeur associé à The Harvard Academy for

International and Area Studies, dont la thèse de doctorat portait sur «Les intellectuels serbes et la

question nationale, 1961–1991», a qualifié le mémorandum d’«ouvrage le plus connu du
34
30 31
mouvement national serbe contemporain» et a décrit la «tempête politique» qu’il a déclenchée .

Comme elle l’a fait observer, il était affirmé, dans la deuxième moitié du mémorandum, que la

survie même des Serbes de Croatie était menacée par l’assimilation : «Les Serbes de Croatie n’ont

32
jamais été autant menacés qu’aujourd’hui» . Elle concluait que le mémorandum était un texte

provocateur en raison du contraste entre les griefs qui y étaient exprimés concernant la situation de

la Serbie et des Serbes au sein de la Yougoslavie et les «références vagues et elliptiques à un

éventuel avenir postyougoslave» qui s’y trouvaient . 33

10. Le défendeur soutient que la Croatie exagère l’importance du mémorandum de la

SANU . Nous sommes en désaccord, tout comme le TPIY d’ailleurs, étant donné le crédit accordé

aux rapports de Mme Budding et de M. de la Brosse. Selon M. de la Brosse, ce sont les fuites

organisées d’extraits du mémorandum qui ont mis le feu aux poudres, «conférant une autorité ou

28 MC, vol. IV, annexe 14, p. 75, par. 7.

29 Rapport d’expert de Mme Audrey Budding intitulé «Serbian Nationalism in the Twentieth Century» présenté
au TPIY dans le cadre de la procédure engagée contre Slobodan Milošević, Le Procureur c. Slobodan Milošević,
affaire n IT-02-54-T, décision relative à la demande d'acquittement, 16 juin 2004, par. 235 (le rapport Budding).

30 Rapport Budding, partie 4, p. 53.

31 Ibid., p. 54.
32
Ibid.
33 Ibid., p. 57-58.

34 CMS, par. 428. - 29 -

35
légitimité certaine [au nationalisme serbe] aux yeux de l’opinion publique serbe» . D’autres

observateurs indépendants ont qualifié le mémorandum de «bombe politique» qui avait «secoué» le

36
pays .

11. Suite à la publication du mémorandum de la SANU, des articles diabolisant les Croates

et évoquant leurs supposées tendances génocidaires ont commencé à être publiés dans les médias

serbes .7

12. Comme cela a été souligné dans les pièces de procédure, des crimes atroces ont été

commis, pendant la seconde guerre mondiale, à l’encontre des Serbes et d’autres personnes par le

régime oustachi fantoche du prétendu Etat indépendant de Croatie (NDH). A partir du début des

années 1980, des journaux serbes de référence ont publié des articles virulents au sujet du camp de

38
concentration oustachi de Jasenovac .

13. De nombreux historiens et journalistes serbes ont relayé la théorie selon laquelle

l’ensemble de la population croate était responsable du grand nombre de Serbes tués entre 1941

35 et 1945. Cela a alimenté l’idée que les Croates avaient, par nature, un tempérament génocidaire, et

qu’ils restaient animés d’une intention génocidaire à l’égard des Serbes . 39

14. Comme vous pouvez le voir à l’écran, le rapport de M. de la Brosse fait état de ce qui

suit [projection de la planche] :

«Les rappels incessants de l’Etat Croate Indépendant et des atrocités commises
par les Oustachis servent d’alibi aux objectifs politiques du régime [serbe] et sont à la

base du développement et de l’intensification de la haine interethnique. … Le
parallèle entre le passé et le présent, où l’on assimile le régime de Frandjo Tudjman à
celui d’Ante Pavelic, est fait pour pousser au paroxysme la haine anticroate» . [Fin 40

de la projection.]

Le rapport cite plusieurs exemples.

35
RC, annexe 106, rapport de la Brosse, par. 34.
36RC, vol. I, par. 3.11.

37MC, vol. V, appendice 3 (Discours de haine : la stimulation du mécontentement serbe finit par déboucher sur
l’incitation à commettre un génocide), voir notamment par. 17-22.
38
MC, par. 2.53 et RC, par. 3.13.
39
MC, vol. V, appendice 3 (Discours de haine).
40RC, annexe 106, rapport de la Brosse, par. 54. - 30 -

15. En 1986, une exposition itinérante intitulée «Les morts ouvrent les yeux aux vivants» a

41
été organisée dans toute la Yougoslavie, dans les locaux de la JNA . L’exposition, qui était

ouverte au public, s’est tenue de 1986 à 1991. Comme on peut le voir clairement sur la carte des

lieux où a été présentée l’exposition, ces endroits correspondent aux secteurs où le défendeur a, par
42
la suite, commis des actes de génocide . L’objectif était clair : il s’agissait d’établir un lien entre

les crimes commis pendant la seconde guerre mondiale et les supposées tendances «séparatistes»

au sein de la République socialiste de Croatie. Cela a coïncidé avec la parution d’articles

diabolisant les Croates dans des hebdomadaires dont le lectorat était en grande partie lié à la JNA

(l’Armée populaire ou le Front, par exemple).

16. Ces actions, parmi d’autres, ont largement contribué à préparer le terrain pour les actes

43
de génocide qui seraient bientôt commis à l’encontre des Croates .

17. En avril 1991, à Jagodnjak, village de Baranja (nord-est de la Croatie), Milan Paroški,

député du Parlement serbe, a fait un discours qui a été largement diffusé et relayé. Faisant

référence aux Croates et aux Hongrois, il a déclaré que ce territoire appartenait à la Serbie, et a

ajouté, comme cela figure sur l’écran [projection de la planche] : «Quiconque revendique cette
44
terre comme sienne est un usurpateur, et il mérite d’être abattu comme un chien !» [Fin de la

projection.] La Baranja a été occupée par les forces serbes en août 1991 et est demeurée sous

contrôle serbe jusqu’en 1998. De nombreuses atrocités y ont été commises.

36 II. Le soutien du président Milošević aux objectifs nationalistes extrémistes

18. J’en viens à mon second point, le rôle qu’a joué Slobodan Milošević en attisant la haine à

l’égard des Croates. Dans l’affaire Martić, le TPIY a jugé que Slobodan Milošević et d’autres tels

que Milan Babić, Blagoje Adžić, Radovan Karadžić, Ratko Mladić et Vojislav Šešelj avaient

participé à une entreprise criminelle commune dont l’objectif était de créer un territoire

41RC, vol. I, par. 3.14.

42 Ibid., vol. IV, annexe 113, carte des lieux où a été présentée l’exposition «Les morts ouvrent les yeux aux
vivants».
43
MC, vol. V, appendice 3, notamment par. 35-37.
44 o
Voir ibid., appendice 2, enregistrement vidéo n 3. - 31 -

ethniquement serbe . Cette conclusion a été confirmée en appel en 2008 . J’examinerai donc à

présent la manière dont Milošević a soutenu et encouragé les objectifs poursuivis par les

nationalistes extrémistes serbes dans la période ayant précédé le génocide.

19. Selon Audrey Budding, à partir de 1990, les dirigeants de Serbie ont activement soutenu

les nationalistes serbes de Croatie afin de s’assurer leur allégeance et de faire obstacle au

47
gouvernement croate fraîchement élu . En août 1990, les Serbes de la région de Knin, en Croatie,

ont rompu les relations avec Zagreb et se sont engagés dans une rébellion ouverte en isolant Knin

du reste de la Croatie, épisode connu depuis sous le nom de «révolution des rondins».

20. Afin d’encourager l’adhésion de l’opinion publique à son projet nationaliste, le président

a tenu, à cette occasion, des propos haineux à l’égard des Croates. Ainsi que l’a relevé la

commission d’experts des Nations Unies dans son rapport de 1994, alors qu’il s’adressait au

Parlement de Serbie en mars 1991, Milošević a fait la déclaration suivante (qui s’affiche à nouveau

sur vos écrans) [projection de la planche] :

«La Serbie et le peuple serbe sont confrontés à l’un des pires fléaux de leur

histoire, la division et le conflit internes … Quiconque aime la Serbie ne peut en faire
abstraction, à l’heure où nous devons faire face à ces sangsues et ces fascistes que sont
les Oustachis, les sécessionnistes albanais et toutes les autres forces de la coalition
48
hostile qui menace les droits et les libertés du peuple serbe» .

21. Il a également utilisé les médias pour légitimer son objectif de création d’une

Grande Serbie, y compris par le recours à la force. Ainsi que l’a relevé M. de la Brosse dans un

rapport faisant autorité (que vous voyez s’afficher sur vos écrans) [projection de la planche

suivante] :

«L’objectif politico-militaire d’un Etat pour tous les Serbes, qui suppose le

rattachement de territoires bosniaques et croates où vivent des populations serbes, a
été appuyé par les médias serbes qui ont servi d’outils de légitimation de l’usage de la
force et de la violence. C’est encore la télévision serbe que choisira

45 Le Procureur c. Milan Martić, affaire n IT-95-11-T, chambre de première instance, jugement, 12 juin 2007,
par. 445-446.
46 o
Ibid., affaire n IT-95-11-A, chambre d’appel, arrêt, 8 octobre 2008.
47Rapport Budding, p. 67.

48 Voir le rapport final de la commission d’experts des Nations Unies établie conformément à la
résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité, 28 décembre 1994, disponible à l’adresse
http://www.ess.uwe.ac.uk/comexpert/anx/IV.htm, citant Misha Glenny, The Fall of Yugoslavia : The Third Balkan War,
p. 47 (1992). - 32 -

Slobodan Milošević en juillet 1991 pour donner, dans un discours, le signal que la
49
guerre est désormais inévitable» [fin de la projection].

37 22. La montée du nationalisme serbe s’est également traduite par la naissance de partis

politiques radicaux et d’organisations paramilitaires, les autorités serbes et la JNA collaborant

étroitement avec des hommes politiques extrémistes tels que Vojislav Šešelj et Arkan, et avec leurs

organisations paramilitaires et nombre d’autres formations.

23. Le lien entre le président Milošević et les idées nationalistes radicales serbes a été

confirmé par le TPIY. Dans la décision qu’elle a rendue en 2004 en l’affaire Milošević, la chambre

de première instance a repris, en l’approuvant, la déposition de l’ambassadeur américain Galbraith,

selon lequel Slobodan Milošević était «l’architecte de la politique visant à créer une grande Serbie,

et … très peu de choses se passaient sans qu’il soit au courant ou impliqué» . 50 Ce constat

s’appliquait tout autant à la situation en Croatie.

24. L’une des figures de proue de l’ultranationalisme serbe de l’époque était Vojislav Šešelj,

51
fondateur du parti radical serbe (SRS) né en 1991 en Serbie . Il est actuellement jugé pour crimes

de guerre devant le TPIY. Ainsi qu’il est souligné dans le mémoire, c’est en 1990 que Šešelj a

entamé son ascension sur la scène politique serbe. En juin 1991, il était élu à l’Assemblée serbe.

Avec les «hommes de Šešelj», sa formation paramilitaire, il est responsable d’innombrables

atrocités et actes de génocide perpétrés dans l’ensemble de la Croatie, et notamment à Vukovar.

25. Comme il est exposé dans les écritures de la Croatie, Šešelj défendait le projet radical

d’une Grande Serbie lequel a été relayé sur les chaînes de télévision publiques serbes. Interrogé

sur la question de savoir où devraient se trouver les frontières serbes, Šešelj a répondu : «La

frontière occidentale est la ligne Karlobag-Ogulin-Karlovac-Virovitica … Il ne saurait y avoir de

changements sans une nouvelle guerre … Vous pouvez constater qu’il ne reste pas beaucoup de

territoires aux Croates.» 52 Un enregistrement vidéo s’affiche actuellement sur vos écrans

49RC, vol. IV, annexe 106, rapport de la Brosse, par. 60 (p. 59-60).

50Le Procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54-T, chambre de première instance, décision relative à la
demande d’acquittement, 16 juin 2004, par. 249.
51
MC, par. 3.51.
52 o
Voir ibid., vol. V, appendice 2, enregistrement vidéo n 4. - 33 -

[projection vidéo], et vous trouverez un cliché correspondant dans le dossier de plaidoiries, sous

l’onglet n 4. Les aspirations de Šešelj sont également présentées dans le mémoire . 53

26. La Serbie a admis que Šešelj était devenu l’allié du président Milošević à partir de

novembre 1991 . Or, Milošević s’appuyait déjà, bien avant le début du conflit, sur la rhétorique

38 extrémiste de Šešelj. Bien que les deux hommes se soient brouillés par la suite, Milošević a donné

à Šešelj les moyens de promouvoir ses aspirations ultranationalistes. J’en veux pour preuve la

couverture dépourvue de toute critique que ce dernier a obtenue, à une heure de grande écoute, sur

les programmes de la télévision d’Etat contrôlée par Milošević, ainsi que l’a confirmé

M. de la Brosse dans son rapport [projection de la planche] :

«Les prises de positions d’un Vojislav Šešelj sont alors systématiquement
médiatisées, telle cette déclaration faite en septembre 1991 devant le Parlement serbe
et diffusée par Télévision Belgrade :

«L’axe Karlobag-Ogulin-Karlovac-Virovitica doit être notre ligne frontière et la
Croatie doit replier ses troupes jusqu’à cette ligne. Si Zagreb n’obtempère pas

pacifiquement, elle devra subir des tirs d’artillerie et des pilonnages continus. Notre
armée dispose encore de ressources non utilisées. Si ses troupes sont en danger, elle
est en droit d’utiliser des bombes au napalm et tout ce que comptent ses
55
arsenaux … Ils voulaient la guerre ? Eh bien ils l’ont !» » [Fin de la projection.]

27. Šešelj a, avec d’autres, encouragé le mouvement tchetnik. Celui-ci se fonde sur une

forme extrême de nationalisme centré sur l’idée d’une «Grande Serbie». Dans le cadre de la mise

en œuvre de leurs aspirations nationalistes, les Tchetniks ont collaboré avec l’Italie et l’Allemagne

pendant la seconde guerre mondiale, et commis des atrocités contre les populations musulmane et

croate dans certaines parties de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie . Avant de se distancier en

créant le SRS, Šešelj avait, en 1989, fondé le parti nationaliste extrémiste serbe du renouveau

(SPO) avec Vuk Draskovic, écrivain qui s’est ensuite lancé en politique avec l’ambition de

57
réhabiliter les Tchetniks . Il a ardemment défendu l’idée de la création d’une Krajina serbe en

Croatie . Ainsi que l’a souligné Mme Budding dans son rapport, le SPO était, lors des élections

53 o
Voir RC, par. 2.76, et notes correspondantes, ainsi que vol. V, appendice 2, enregistrement vidéo n 7.
54 CMS, par. 445.

55 RC, annexe 106, rapport de la Brosse, par. 60 (p. 66).
56
MC, par. 2.09, 2.54 et suiv.
57
Ibid., par. 2.55.
58 B. Mamula, Slučaj Jugoslavija [L’affaire yougoslave], 2000, p. 292-293. - 34 -

serbes de 1990, le principal parti à présenter des revendications de frontières spécifiques pour la

59
Grande Serbie .

28. Les éléments versés au dossier prouvent et cela n’est pas sérieusement contesté

1) que le président Milošević a fait usage de la rhétorique et de l’idéologie extrémistes de Šešelj

dans la préparation de la guerre en Croatie, en assurant notamment à ce dernier l’accès aux médias

nationaux ; et 2) que les dirigeants serbes étaient alors également déterminés à accorder un rôle
39

essentiel à sa formation paramilitaire, laquelle a effectivement été impliquée dans les crimes et,

s’agissant de la Croatie, les crimes de génocide commis dans le cadre du conflit.

29. Un autre nationaliste radical serbe a joué un rôle de premier plan dans le conflit : il s’agit

de Željko Ražnjatović, plus connu sous le nom d’Arkan. Ainsi qu’il est exposé dans les écritures

de la Croatie, l’organisation paramilitaire d’Arkan, la «garde volontaire serbe» désignée par la

suite sous le nom de «tigres d’Arkan» , a été créée le 11 octobre 1990, et son quartier général

établi à Erdut, en Slavonie orientale (Croatie), à la suite d’une décision du secrétariat fédéral à la

défense de former des unités spéciales destinées à protéger les dirigeants serbes et la Serbie dans

son ensemble. Ces unités dépendaient directement du quartier général de la JNA, et Arkan s’est vu

attribuer ses fonctions par le lieutenant-colonel général Marko Negovanović, alors ministre de la

défense nationale .60

30. Ainsi que la Croatie l’a démontré dans ses écritures, Arkan a tenu des propos haineux à

l’égard des Croates, qu’il appelait systématiquement les «Oustachis» . 61 Lui et son groupe

paramilitaire, les tigres d’Arkan, sont également responsables de certaines des pires atrocités

commises dans le cadre du génocide.

31. Déployés en Slavonie orientale, Arkan et sa formation se sont livrés à des actes de

génocide à Vukovar et dans ses environs pendant l’été et l’automne 1991 . De très nombreux

59 Rapport Budding, p. 66. Le SPO affirmait que la Serbie devait revendiquer tous les territoires qui lui
appartenaient au 1 décembre 1918, ainsi que les territoires de Croatie et de Bosnie où les Serbes étaient majoritaires

avant le génocide commis par les Oustachis.
60MC, vol. V, appendice 5 a), p. 86.
61
Ibid., appendice 3, p. 26.
62 o
Ibid., appendice 2, enregistrement vidéo n 8. - 35 -

éléments démontrent les liens qui unissaient Arkan aux Gouvernements de Serbie et de la RFY, aux

63
Républiques serbes autoproclamées et à la JNA .

32. La Serbie reconnaît, dans la duplique, qu’Arkan entretenait «certains liens politiques

64
avec les dirigeants de Serbie» , même si, prétend-elle, «leur nature et leur étendue ne sont pas

faciles à déterminer». En réalité, la nature et l’étendue de ces liens sont clairement établies, comme

le démontrent nos écritures, et comme le confirment les conclusions du TPIY, auxquelles mes

collègues se référeront.

33. Šešelj et le président Milošević étaient déterminés à réaliser ce qui a par la suite été

65
40 dénommé l’«amputation de la Croatie» . L’idée consistait à soustraire à la République de Croatie

jusqu’à un tiers de son territoire au profit d’un Etat serbe élargi. Cette «amputation» visait

essentiellement les parties de la Croatie dans lesquelles les Serbes prétendaient constituer la

majorité ou une minorité importante, mais devait également porter sur certaines villes à majorité

croate telles que Dubrovnik, Split, Zadar, Šibenik et Osijek, où les Serbes étaient relativement peu

nombreux. Cette «amputation» s’accompagnait d’une volonté de détruire une partie de la

population croate. Aux onze districts majoritairement serbes initialement visés sont

progressivement venues s’ajouter des enclaves serbes plus petites, mais aussi des zones dans

lesquelles les Serbes n’avaient même jamais représenté une minorité importante. Une carte publiée

er
le 1 mars 1991 dans Nin, un hebdomadaire serbe, illustre on ne peut plus clairement la volonté

qu’avait alors la Serbie de repousser les limites de son territoire vers l’intérieur de la République de

66
Croatie .

34. En mars 1991, Milošević a confirmé le soutien du Gouvernement serbe aux nationalistes

serbes de Croatie — comme vous pouvez le constater sur vos écrans [projection] :

«J’ai demandé au Gouvernement serbe de tenter de procéder à tous les

préparatifs requis pour mettre sur pied des forces supplémentaires dont le nombre et la
force garantiraient la protection des intérêts de la Serbie et du peuple serbe … Les
citoyens de Serbie peuvent être sûrs que la République de Serbie est en mesure

d’assurer la protection de ses propres intérêts et de ceux de tous ses citoyens, ainsi que

63RC, par. 4.107.

64DS, par. 547.
65
Voir MC, vol. 5, appendice 4.3, p. 99, où Borisav Jović indique que Milošević, le président serbe, a fait
référence à l’«amputation» de la Croatie lors d’une conversation qu’ils ont eue le 28 juin 1990.
66 o
Voir MC, vol. 1, planche n 8. - 36 -

de l’intégralité du peuple serbe. La République de Serbie, les citoyens de Serbie et le
peuple serbe résisteront à tout acte de démantèlement de notre patrie.» 67 [Fin de la
projection.]

35. La Serbie reconnaît aujourd’hui que les dirigeants de la République de Serbie de

l’époque, Slobodan Milošević en tête, soutenaient l’idée d’un territoire autonome serbe en

Croatie . Ils ont appuyé ce projet ouvertement et en secret, fournissant un soutien considérable sur

les plans politique et financier.

III. Le lien entre l’ultranationalisme serbe et le génocide

36. La Serbie prétend qu’il y a un «chaînon manquant» dans les preuves avancées par la

Croatie pour établir la montée du nationalisme serbe et l’existence d’une intention génocidaire . 69

Cela est faux : les éléments versés au dossier établissent très clairement le lien entre l’idéologie

nationaliste radicale serbe et le projet, ouvertement annoncé par les autorités serbes, de création

d’une Grande Serbie, lequel impliquait de détruire une partie de la population croate. Il en va de

41 même du lien entre cette idéologie et la mise en œuvre de la campagne proprement dite, notamment

par l’intervention de formations paramilitaires extrémistes, lien qui ressort très nettement des

éléments décrits ci-après.

a) Ces formations paramilitaires ont joué un rôle direct dans le génocide.

b) Vers septembre 1991, les membres de ces unités ont commencé à être intégrés à la JNA, après

que les conscrits et réservistes de Croatie, de Slovénie et des autres républiques eurent refusé de

rejoindre la JNA.

c) Pour pallier la nette insuffisance des effectifs au regard de la campagne envisagée, la JNA a

enrôlé plusieurs dizaines de milliers de volontaires. Par ailleurs, l’état-major de l’armée et les

représentants du ministère serbe de l’intérieur (MUP) collaboraient étroitement avec les chefs

des forces paramilitaires qui, sans être formellement intégrées à la JNA, travaillaient de concert

avec elle et opéraient sous son commandement.

67
MC, vol. 4, annexe 35, résumé des communiqués de presse du BBC World Service, 18 mars 1991.
68DS, par. 537.
69
Ibid., par. 19-20. - 37 -

d) D’influents hommes politiques ultranationalistes serbes tels que Šešelj et Arkan ont créé des

groupes paramilitaires qui ont activement participé, aux côtés de la JNA, aux actes de génocide

perpétrés en Croatie.

e) Les autorités serbes conduites par Slobodan Milošević ont favorisé la diffusion des idées des

nationalistes radicaux en offrant à ces derniers l’accès aux médias et en se déclarant favorables

à leur objectif de création d’une Grande Serbie.

f) A partir de la fin des années 1980, des commentateurs et hommes politiques extrémistes ont

ouvertement tenus des propos haineux à l’égard des Croates, systématiquement qualifiés

d’«Oustachis» et de fascistes, et accusés d’être collectivement responsables des crimes

perpétrés par le régime fantoche de l’Etat indépendant de Croatie (NDH) pendant la seconde

guerre mondiale. Selon le point de vue alors largement relayé, les Croates représentaient une

menace imminente pour les Serbes.

g) C’est dans ce contexte de haine que s’est fait jour l’idée selon laquelle il était nécessaire de

créer par la force un Etat ethniquement pur pour l’ensemble des Serbes, autrement dit une

Grande Serbie. L’idée impliquait manifestement que la population croate vivant sur le territoire

en question devrait être détruite.

h) Ainsi, le projet qui a émergé dans les années 1980, visant à créer un Etat unique pour tous les

Serbes, une Grande Serbie de fait, ne consistait pas simplement à redécouper le territoire de la

RFSY en s’engageant dans un conflit armé classique. Il était intimement lié à des vues

extrémistes à l’égard des Croates et à une volonté d’éliminer une partie de cette population.

Ces vues étaient fondées sur l’idée qu’il était impossible pour les Croates et les Serbes de

cohabiter pacifiquement, la simple présence des Croates sur le territoire revendiqué par la

Serbie constituant une menace pour les Serbes.

i) Voilà donc le contexte dans lequel a été mis en œuvre le projet de création d’une
42
70
Grande Serbie, fondé sur l’annexion par la force d’un tiers environ du territoire de la Croatie .

Le projet sous-tendait une véritable campagne génocidaire.

70RC, par. 3.37. - 38 -

37. Dans ces conditions, les modalités selon lesquelles s’est exprimée l’idéologie nationaliste

serbe ont joué un rôle essentiel avant et pendant le génocide mené en Croatie. La stigmatisation

des Croates constituait la première étape d’un programme dont le but ultime était leur destruction

intentionnelle. Pendant le conflit, les défenseurs de cette idéologie extrémiste ont participé à des

actions politiques et militaires mises en œuvre dans le cadre de la campagne génocidaire de

Croatie, dans les rangs de la JNA et au côté de celle-ci, comme l’expliquera M. Crawford dans un

instant. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

aimable attention.

LE PRESIDENT : Je vous remercie, Madame Law, pour votre exposé. M. Crawford

s’adressera à la Cour après la pause. L’audience est suspendue pour 15 minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 50 à 12 h 5.

___________

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et j’invite M. Crawford à prendre la

parole. Vous avez la parole, Monsieur.

M. CRAWFORD : Merci, Monsieur le président.

L E CONTRÔLE DE LA S ERBIE SUR LA JNA ET LE CONTRÔLE DE LA JNA SUR
LES FORCES SERBES EN C ROATIE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur de paraître

une fois de plus devant vous au nom de la Croatie.

2. La Serbie s’est efforcée de prendre ses distances par rapport aux agissements de la JNA, et

cela n’a rien d’étonnant. Il existe des preuves écrasantes et, dans bien des cas, irréfutables pour

établir le rôle joué par celle-ci dans ce que nous considérons comme des actes de génocide, rôle qui

a été constaté judiciairement à maintes reprises par le TPIY. Pendant la première moitié de

l’année 1991, la JNA a affiché une politique de neutralité tout en intervenant de façon que les - 39 -

43 Serbes arrivent à s’emparer du territoire croate. A partir d’août 1991, elle s’est livrée aux pires

atrocités, directement et par l’entremise des paramilitaires. A titre d’exemple parmi tant d’autres,

après la chute de Vukovar, en Slavonie orientale, les officiers de rang supérieur de la JNA ont

encouragé le meurtre et la torture à grande échelle contre les détenus. Mise devant ces faits, la

Serbie s’est retranchée derrière son argument formaliste, à savoir que, jusqu’au 27 avril 1992, la

JNA était de jure un organe de la RFSY et non une entité dont les actes auraient pu engager sa

responsabilité. Cette prétention relève en partie des questions de droit que j’aborderai jeudi. Elle

soulève également une question de compétence sur laquelle je reviendrai vendredi. Mais, avant

tout, elle met en jeu des questions de fait et, à ce chapitre, les preuves sont claires. Dès

juillet 1991, avant l’éclatement du conflit, la RFSY avait cessé de fonctionner en tant qu’Etat. La

JNA était désormais placée sous l’autorité politique des dirigeants serbes et se livrait à une

campagne agressive qui allait mener à la prise d’environ un tiers du territoire croate.

3. Dans mon exposé, j’aborderai trois aspects de l’évolution du rôle de la JNA. Pour

commencer, je parlerai du processus de «serbisation» par lequel la JNA est passée sous la ferme

emprise des dirigeants serbes. J’aborderai ensuite cette soi-disant politique de neutralité, pour finir

avec le rôle joué par la JNA dans l’armement et la direction des forces serbes en Croatie. Non

seulement cette mise en contexte concernant la JNA est essentielle au regard des faits survenus par

la suite, mais elle jette la lumière sur les conséquences juridiques de ceux-ci, y compris l’attribution

à la Serbie des agissements de la JNA. Je terminerai mon exposé en parlant du déséquilibre entre

les forces serbes et les forces croates.

II. L’assujettissement de la JNA à l’emprise serbe

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a rapporté des

preuves abondantes concernant le rôle capital joué par la JNA dans les atrocités commises sur le

territoire croate : ordres et règlements militaires, preuves testimoniales, articles de presse tirés,

entre autres, du journal officiel de la JNA, Narodna Armija, et enregistrements vidéo. Nous

disposons en outre d’extraits des journaux personnels tenus par les dirigeants politiques et

militaires serbes, notamment Borisav Jović, alors représentant de la Serbie au sein de la présidence

de la RFSY, et le général Kadijević, ministre de la défense de la RFSY. La Croatie se référera - 40 -

également à nombre de décisions du TPIY à l’appui de sa position sur le rôle joué par la JNA dans

les crimes commis au cours de la guerre. Ces décisions viennent en outre confirmer que l’action de

la JNA obéissait dès juillet 1991 aux visées et objectifs serbes, qui ont également présidé à

l’établissement de ses rapports avec les autres forces serbes.

44 5. Je commencerai par faire état de certains éléments contextuels concernant la JNA, organe

important de la RFSY sur les plans constitutionnel, politique et social, qui avait pour rôle de

protéger les intérêts de l’ensemble des six républiques et des deux provinces autonomes de la

RFSY. Dans le cadre de la constitution de 1974 de la RFSY, le contrôle de la défense avait été

décentralisé dans une large mesure. La force militaire comptait deux éléments, le premier étant la

JNA elle-même. [Projection à l’écran.] Comme vous pouvez le voir à l’écran, la structure

organisationnelle de la JNA comportait un certain nombre d’armées et de corps indépendants dont

le ressort correspondait généralement aux limites des différentes républiques. Comme le TPIY l’a

expliqué dans l’affaire Mrkšić — excusez-moi, je me suis exercé, mais, à l’évidence, pas assez —,

le droit de la RFSY «autorisait également, en temps de guerre, en cas de menace imminente de

71
guerre ou dans toute autre situation grave, le renforcement des forces armées par des volontaires» .

Ces volontaires, venus par milliers de Serbie, ont rejoint la JNA de leur propre gré et non parce

qu’ils étaient assujettis au service militaire.

6. Le second élément de la structure militaire était composé des forces de défense territoriale,

souvent désignées par l’abréviation TO (Teritorijalna obrana), qui avaient été établies dans

chacune des républiques. Alors que la JNA était agissait sous la direction de la présidence de la

RFSY, en période de paix, les républiques dirigeaient elles-mêmes les forces de défense

territoriale . Comme la Chambre de première instance l’a expliqué dans l’affaire Mrkšić, celles-ci

étaient «organisée[s] sur une base territoriale, au niveau des communautés et des municipalités

locales, des provinces et des républiques autonomes, le plus haut niveau de commandement étant

républicain» .73

71Le Procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13, Jugement («Jugement Mrkšić»), 27 septembre 2007,
p. 41, par. 83.

72Voir MC, par. 3.08-3.12 et, pour un historique général de la JNA, le chapitre 3.
73
Jugement Mrkšić, p. 41, par. 83. - 41 -

7. Le processus de serbisation a commencé dès le milieu des années 1980, alors que la JNA

s’est rapprochée progressivement des éléments conservateurs qui refusaient toute réforme politique

et préconisaient une plus grande centralisation . Un cap important a été franchi en 1988, avec la

restructuration de la JNA, ou plutôt sa recentralisation. [Projection à l’écran.] Vous pouvez

maintenant voir à l’écran une carte indiquant les régions militaires de la RFSY. La restructuration

de la JNA a eu pour effet de priver les forces de défense territoriale républicaines des pouvoirs

75
importants dont elles disposaient auparavant en les subordonnant aux régions militaires . A terme,

cette structure plus centralisée allait favoriser la prise de contrôle de la JNA par les dirigeants
45
76
serbes. Ce processus est bien documenté et exposé en détail dans notre réplique , et je me

contenterai de revenir sur quelques points. Au vu des éléments de preuve, c’est méconnaître

profondément les faits que de soutenir, comme le fait maintenant le défendeur, que la JNA aurait

pu continuer à fonctionner en tant qu’organe de la RFSY jusqu’en avril 1992. [Fin de la

projection.]

8. On se souviendra que Slobodan Milošević, président de la Serbie, avait annoncé

publiquement en mars 1991 que cette dernière ne reconnaissait plus la légitimité de la présidence
77
de la RFSY . La JNA n’a pas échappé à la crise constitutionnelle qui a miné le rôle de la

présidence collective de la RFSY et conduit à l’éclatement de celle-ci. Durant cette crise, elle a

progressivement cessé de fonctionner en tant qu’organe chargé de la protection des intérêts de

toutes les républiques et provinces autonomes. Dès le début de l’année 1991, la RFSY avait perdu

toute autorité, la JNA agissant désormais sous les ordres des dirigeants serbes, dans la poursuite de

leurs objectifs politiques. [Projection à l’écran.] Permettez-moi de citer le rapport rédigé en 2003

par Reynaud Theunens et présenté au TPIY dans le cadre de l’affaire Milošević. M. Theunens est

un expert militaire et analyste expérimenté des Balkans au sein du ministère de la défense de

74
MC, par. 3.13–3.16.
75Ibid., par. 3.17–3.31 ; RC, par. 4.23.
76
MC, chap. 3 ; RC, chap. 4, en particulier, par. 4.16–4.38.
77
Orlando Sentinel Tribune, 17 mars 1991 (MC, t. 4, annexe 34), cité dans MC, par. 2.98. - 42 -

Belgique. Il a pris part aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies en ex-Yougoslavie

78
de 1994 à 1999 , et s’est exprimé ainsi :

«A partir de la fin de l’été 1991, ... des ordres et instructions émanant de ce qui
restait de la présidence de la RFSY, du commandement suprême et de l’état-major du

commandement suprême montrent que, au moins de facto, la JNA commençait à ne
plus être l’«armée de la RFSY» pour, petit à petit, se muer en une force
principalement serbe, au service des objectifs serbes...» 79 [Fin de la projection.]

9. Deux remarques s’imposent ici. En premier lieu, la JNA est bel et bien devenue une force

principalement serbe. Dès juin 1991, le corps des officiers était composé de Serbes pour les deux

tiers. Toutes les brigades armées et mécanisées de la JNA présentes en Croatie étaient

commandées par des Serbes ou des Monténégrins, les officiers non serbes étant jugés peu dignes de

confiance pour remplir les objectifs désormais poursuivis par la JNA, soit ceux des dirigeants

80
serbes .

46 10. Cet alignement des objectifs de la JNA sur ceux des dirigeants serbes fait l’objet de ma

seconde remarque. Suivant la constitution, le déploiement des forces armées exigeait l’accord de

cinq des huit membres de la présidence. Mais cette exigence constitutionnelle a été contournée, de

manière très évidente, puisque des réunions à huis clos ont eu lieu entre les dirigeants serbes et le

général Kadijević, dont Jović a laissé nombre de comptes rendus. Selon l’un d’eux, le

5 juillet 1991, ce dernier et Milošević auraient exigé et obtenu de Kadijević un engagement

important, selon lequel la JNA allait «défendre» la population serbe de Croatie. On était alors en

juillet. Mais, comme vous l’entendrez au cours de cette semaine, le verbe «défendre» est un

euphémisme ignoble pour ce que les dirigeants serbes avaient en tête et que la JNA a fait. Jović a

relaté que Kadijević avait promis que la JNA exécuterait les ordres d’un «groupe de membres de la

présidence, même s’ils ne constituent pas une majorité formelle», dans l’hypothèse où l’organe

collégial ne serait «pas en mesure de remplir ses fonctions et de prendre la décision de défendre

l’intégrité du pays» . A partir de ce moment et jusqu’à la fin de 1991 et de la présence de

78 o
Voir Le Procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54, Décision relative à la demande d’acquittement.
16 juin 2004, par. 270.
79Rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003, partie I, Structure, command & control and discipline of
the SFRY Armed Forces, p. 6-7, par. 8, présenté par l’Accusation dans l’affaire Milošević et cité dans la RC, par. 4.52.

80MC, par. 3.32–3.42. Voir également tome III, planches 9.1, 9.2 et 9.3.
81
B. Jović, Poslednji dani SFRJ (Les derniers jours de la RFSY), 1996, p. 162, cité dans RC, par. 4.70. - 43 -

Kadijević à la tête de la JNA, la Serbie a exigé et systématiquement obtenu l’appui de cette

dernière. Elle soutient maintenant que le fait que cet engagement ait dû être recherché démontre

l’indépendance de la JNA (elle ne semble pas nier que l’engagement en question ait été sollicité et

obtenu) . Ce que montre cet engagement, en réalité, c’est le mépris et l’indifférence dont a fait

preuve le commandement de la JNA envers la constitution et la présidence de la RFSY. Il atteste

également de l’alignement étroit de la JNA, à l’époque, sur la position des dirigeants serbes.

11. Entre le milieu du mois de mai 1991 et le 7 juillet de la même année, la présidence serbe

n’a tenu aucune réunion. Le pays était en crise et elle constituait le principal organe

constitutionnel. La JNA était pourtant déployée le long des limites du territoire que revendiquaient

les Serbes et qui comprenait de larges parties de la Croatie, conformément à ce que MM. Jović et

Milošević avaient demandé au général Kadijević le 5 juillet 1991. La transformation de la JNA

était alors terminée . [Projection à l’écran.] Lors d’une réunion avec MM. Milošević et Jović,

le 30 juillet 1991, le général Kadijević a lui-même décrit ce qui se passait ; il a ainsi déclaré que

47 «[l]a JNA dev[]ait être transformée en une force militaire composée des hommes désirant demeurer

84
dans une Yougoslavie comprenant au moins la Serbie, la nation serbe ainsi que le Monténégro» .

12. On notera que, dans cette déclaration franche, il est fait référence non seulement à la

Serbie mais également à la «nation serbe». [Graphique suivant.] Vous voyez maintenant

apparaître à l’écran l’opinion du général Kadijević sur la nature de la JNA, encore une fois

exprimée ouvertement et ainsi qu’elle a été rapportée par M. Jović le 24 septembre 1991 :

«La Serbie et le Monténégro devraient déclarer que les militaires sont à eux et
qu’ils assument le commandement et le financement de la guerre, de même que tout le
reste. Tous les généraux de l’état-major général, à une exception près, sont des Serbes
85
qui soutiennent cette position et partagent ce raisonnement.» [Fin de la projection.]

13. Pourquoi les dirigeants serbes n’ont-ils pas déclaré à l’époque que la JNA était une

armée serbe ? L’absence d’une telle qualification de iure n’enlève rien au fait qu’il s’agissait d’une

armée serbe de facto, les raisons de cette abstention relevant purement de la tactique et des

apparences. L’un des chefs paramilitaires, M. Šešelj, dont vous avez entendu parler, a déclaré

82
DS, par. 459.
83MC, par. 3.39.

84B. Jović, Les derniers jours de la RFSY, MC, vol. 5, appendice 4.3, cité dans MC, par. 3.34.
85
Ibid., cité dans MC, par. 3.40. - 44 -

ceci : «[n]ous devons combattre pour une Serbie couvrant l’ensemble des territoires serbes» et

86
«[n]ous appellerons cette Serbie «Yougoslavie» tant que cela va dans notre intérêt» . Je

m’étendrai davantage sur les conséquences juridiques de la nature de facto de la JNA dans mon

exposé de jeudi, mais et ce n’est ni la première ni la dernière fois , les propos de M. Šešelj

parlent réellement d’eux-mêmes : «[n]ous appellerons cette Serbie «Yougoslavie» tant que cela va

dans notre intérêt».

14. Le rapport intitulé «Balkan Battlegrounds», abondamment invoqué par la Serbie dans ses

écritures, confirme que, au milieu de l’été 1991, MM. Milošević et Jović étaient les dirigeants

politiques de facto de la JNA dans ce qui restait de la Yougoslavie . Compte tenu du fait qu’elle

s’appuie sur le rapport, on ne devrait peut-être pas s’étonner que la Serbie semble en accepter la

conclusion, selon laquelle, «[a]près que la guerre des dix jours eut éclaté en Slovénie, les conscrits

commencèrent à déserter et les autres républiques refusèrent d’envoyer leurs contingents biannuels,

ce qui entraîna la serbisation de l’armée» . Parallèlement, la Serbie refuse de reconnaître que

la JNA avait cessé de bénéficier d’une quelconque légitimité en tant qu’armée fédérale. En effet,

elle était considérée par de nombreux Serbes et non-Serbes comme obéissant aux ordres du

gouvernement ultranationaliste conduit par M. Milošević , et cette perception de la situation était

exacte.

48 III. La fausse politique de neutralité

15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en arrive ainsi à l’aspect

suivant de l’évolution du rôle de la JNA. La Serbie cherche à présenter celle-ci comme jouant tout

d’abord un rôle neutre puis, à partir de septembre 1991, un rôle de défense, du moins au début, de

la RSFY. Cette thèse ne vise qu’à faire illusion.

16. Dans sa duplique, la Serbie emploie des termes révélateurs lorsqu’elle qualifie le rôle de

la JNA aux premiers stades du conflit. Elle continue de prétendre que la JNA «a agi en tant

86
MC, vol. 5, appendice 2, transcription de l’enregistrement vidéo n° 13, cité dans MC, par. 3.40.
87Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict, 1990-1995, Central Intelligence Agency,
Office of Russian and European Analysis, mai 2002, p. 96, cité dans RC, par. 4.71.

88Ibid., p. 93, cité dans RC, par. 4.38.
89
DS, par. 445. - 45 -

qu’organe fédéral de la RFSY» et qu’elle «essayait de contenir les forces insurgées cherchant à

opérer la sécession de la Croatie par rapport à la RFSY» . Cependant, en intervenant pour

empêcher l’indépendance de la Croatie, la JNA n’agissait pas en tant qu’organe fédéral. Ses actes

peuvent être opposés à son retrait rapide de Slovénie, laquelle essayait également de faire

sécession. L’opposition à l’indépendance de la Croatie est en fait venue de Serbie, soutenue par les

Gouvernements du Monténégro et des deux provinces autonomes que la Serbie contrôlait. En

reconnaissant que la JNA était déterminée à préserver, notamment par la force, l’existence d’une

RSFY hypothétique, la Serbie concède effectivement que la JNA a outrepassé son rôle

constitutionnel en tant qu’organe fédéral.

17. Dans sa duplique, la Serbie concède également que «le rôle de la JNA en Croatie est

91
graduellement passé de celui de force de maintien de la paix à celui de partie belligérante» . Il

s’agit là d’une concession importante (même s’il est faux de décrire le rôle de la JNA comme ayant

jamais été celui d’une «force de maintien de la paix»). La Serbie ajoute que la JNA n’est devenue

partie belligérante «qu’en réaction aux actions hostiles et criminelles des forces armées croates

nouvellement créées, qui ont entamé une guerre de sécession contre la RFSY, le pays que la JNA

avait pour mission de protéger.» . La Serbie se fourvoie encore une fois. Elle ne cherche pas à

justifier les actes de la JNA sur le plan juridique ou constitutionnel, mais mentionne un objectif

politique, de tout évidence un objectif politique de la Serbie plutôt que des républiques considérées

dans leur ensemble. La JNA a adopté une ligne de conduite établie par la Serbie s’agissant des

possibilités d’action par rapport aux autres républiques, sans égard pour la Constitution ou la

volonté des trois républiques, dont la Croatie, exprimée démocratiquement. Le fait est que, à ce

stade, la JNA opérait sous le contrôle effectif des dirigeants serbes et poursuivait des objectifs

serbes.

49 18. Cet état de fait est reconnu dans le rapport Balkans Battlegrounds. Pendant l’été 1991,

la JNA «agissait au nom de la Yougoslavie mais penchait de plus en plus irrésistiblement en faveur

90
DS, par. 176.
91Ibid., par. 454.
92
Ibid. - 46 -

93
de la Serbie» . Il est également mentionné dans le rapport que, «après le début de la guerre en

Slovénie, la JNA a déployé de nombreuses troupes à la frontière de la Slavonie orientale et ailleurs

94
en Croatie pour intimider Zagreb et tenter de la pousser à revenir sur sa sécession» . Emanant

d’un rapport sur lequel s’appuie la Serbie, il s’agit là de déclarations fortes. Elles confirment que

la JNA agissait conformément aux objectifs serbes, suivant les qualifications serbes, et ces objectifs

étaient loin d’être «neutres» ou défensifs.

19. La Serbie affirme plusieurs choses concernant l’ampleur du contrôle ou de l’emprise

qu’exerçaient les dirigeants serbes sur le général Kadijević. Elle les qualifie d’«alliés politiques de

circonstance» . Or, que ce soit de circonstance ou non, il s’agissait bien d’alliés politiques. Ce

qui importe le plus, c’est le rôle que la JNA a joué dans le conflit, sous le commandement du

général Kadijević. Ce dernier décrit ce rôle dans ses mémoires, où il relève que l’objectif était de

bloquer totalement l’accès à la Croatie depuis les airs et la mer, et de protéger et de maintenir la

frontière du territoire revendiqué par les Serbes . Cela concorde non pas avec les objectifs et les

intérêts des républiques, mais plutôt avec ceux de la Serbie et de ses alliés des entités serbes

autoproclamées de Croatie ; et ces objectifs n’étaient pas défensifs, ils étaient ouvertement

agressifs. Dans l’affaire Martić, la Chambre de première instance du TPIY a conclu que le

général Kadijević avait pris part à une entreprise criminelle commune dont l’objectif «était de créer

un territoire ethniquement serbe en en chassant la population croate et non serbe» . Et telle est97

effectivement la réalité : le déplacement de population peut être qualifié d’une manière ou d’une

autre, mais le fait est indiscutable et a été révélé par les tribunaux chargés d’examiner avec soin

cette question. De fait, la Serbie ne le conteste pas ; elle dit simplement que cette conclusion doit

être «prise avec réserve» et qu’elle ne démontre pas que la JNA était un organe de facto de la

Serbie opérant sous sa direction et son commandement . J’examinerai cette notion juridique dans

l’une de mes plaidoiries ultérieures. Cependant, sur le plan factuel et étant donné que le

93 RC, par. 4.26.

94 Balkans Battlegrounds, p. 92, cité dans RC, par. 4.57.
95
DS, par. 462.
96
V. Kadijević, My View of the Collapse, 1993, p. 135.
97 Le procureur c. Milan Martić, affaire n IT-95-11, TPIY, Chambre de première instance, Jugement,
12 juin 2007, par. 445.

98 DS, par. 464. - 47 -

commandant en chef de la JNA prenait part activement à une entreprise criminelle commune avec

50 le président de la Serbie afin d’agir contre la population de l’une des républiques constituantes de

la RFSY, on ne peut en tirer qu’une seule conclusion : la JNA fonctionnait déjà comme une armée

serbe.

IV. La JNA a armé, contrôlé et dirigé les forces serbes en Croatie

20. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent au point

suivant, à savoir le rôle de la JNA dans l’armement, le contrôle et la direction des forces serbes. La

proclamation des entités serbes en Croatie, en 1990 et en 1991, a ouvert la voie à la destruction

d’une partie de la population croate. Comme nous l’avons montré, les Serbes ont été pressés d’agir

par l’apparition d’institutions serbes rebelles et d’un discours anti-croate virulent. Outre la JNA à

proprement parler, différents groupes ont pris part à l’agression destructrice lancée contre de la

population croate. La Serbie affirme qu’elle qu’il n’a ni supervisé ni dirigé ces groupes. Or, cela

est inexact : ils agissaient bel et bien sous le contrôle de la JNA. Sans le soutien actif, systématique

et durable de la JNA et de la Serbie, ces groupes auraient été incapables de mener une campagne

visant à détruire une partie de la population croate.

21. Je présenterai dans un premier temps les différents groupes qui ont pris part à l’agression

serbe puis, dans un second temps, j’aborderai le rôle de la JNA dans l’armement de ces groupes,

puis dans leur direction et leur contrôle. Ces groupes relèvent de plusieurs catégories.

99
22. Premièrement, il y avait, bien évidemment, la JNA elle-même .

23. Deuxièmement, les forces de défense territoriale des républiques constitutives, en

particulier celles de la Serbie, faisaient également partie de ces groupes .100

24. Troisièmement, il y avait aussi des groupes que nous avons qualifiés de

«paramilitaires» . Au total, 32 unités paramilitaires volontaires opéraient en Croatie : 16 unités

organisées en République de Serbie et 16 autres opérant depuis les entités serbes en Croatie. Elles

étaient non seulement organisées par le Gouvernement serbe, mais également par des partis

politiques et par la police locale ou les dirigeants de communautés. Les membres de ces unités

99
RC, par. 4.73–4.77.
100Ibid., par. 4.78–4.84.
101
Ibid., par. 4.11-4.17. - 48 -

provenaient de la JNA, des forces de défense territoriale, ainsi que de la milice et de la police

locales. Selon certaines sources, des criminels auraient même été libérés de prison dans l’unique

but de former ces unités . Nous avons énuméré ces groupes de façon détaillée dans nos écritures

et dans leurs annexes . 103

51 25. Quatrièmement, étaient enfin présentes les forces mises en place par les entités serbes

autonomes autoproclamées en Croatie : la «SAO Krajina», la «SAO Slavonie orientale» et la «SAO

Slavonie occidentale» . Ces entités disposaient d’unités de «police» et de «défense territoriale».

Ces unités des entités serbes autoproclamées ne doivent pas être confondues avec les forces de

défense territoriale des républiques constitutives, qui faisaient partie de la structure militaire

officielle de la RFSY. La «SAO Krajina» avait également établi des unités de police spéciale,

connues sous le nom de Milicija Krajine. Dans ses écritures, la Serbie avance que celle-ci faisait

105
partie du ministère de l’intérieur, mais qu’elle relevait de l’autorité du ministère de la défense .

La «SAO Slavonie orientale» avait également mis en place ses propres unités de police spéciale, les

106
Srpska Nacionalna Bezbednost (Sûreté nationale serbe) . Ces unités, ainsi que la

107
Milicija Krajine, ont par la suite été intégrées au ministère de l’intérieur de la «RSK» .

26. Tout comme les unités paramilitaires, plus hétérogènes, les forces établies par les entités

serbes étaient des formations ad hoc qui, sans le soutien de la JNA, auraient été incapables de

perpétrer les atrocités commises. Ce soutien s’est essentiellement manifesté par le rôle qu’a joué la

JNA dans l’armement des forces des entités serbes et des groupes paramilitaires . En mai 1990, 108

109
la JNA avait désarmé la défense territoriale croate . Les unités dites de la «police» et de la

110
«défense territoriale» de la «SAO Krajina» ont alors hérité des armes ainsi confisquées . Au

102
Rapport final de la Commission d’experts constituée conformément à la résolution 780 (1992) du Conseil de
sécurité, Nations Unies, doc. S/1994/674/Add.2, vol. I, 28 décembre 1994, annexe IIIA, Forces spéciales, cité dans MC,
par. 3.48.

103MC, par. 3.47–3.53, et vol. 3, planche 6.7.
104
RC, par. 4.85–4.99.
105
CMS, par. 494 ; RC, par. 3.75.
106 o
Le Procureur c. Hadžić, affaire n IT-04-75-PT, deuxième acte d’accusation modifié, 22 mars 2012, p. 4.
107Ibid.

108RC, par. 4.118–4.129.

109Ibid., par. 3.55.
110
MC, par. 3.47. - 49 -

début de l’année 1991, la JNA a commencé à armer plus largement les populations serbes locales et

les unités paramilitaires. Les villages dotés d’une population majoritairement serbe sont ainsi

devenus des avant-postes de la JNA et des groupes paramilitaires récemment créés . 111

27. Nombre de récits de témoins oculaires et d’ordres officiels émanant de la JNA attestent

de ce que ces actions étaient avalisées aux plus hauts niveaux politiques et militaires serbes. A titre

d’exemple, une lettre adressée au général Ratko Mladić par le colonel Dušan Smiljanić, tous deux

hauts gradés de la JNA, décrit la façon dont, à partir du mois d’avril 1991, la JNA a commencé à

112
52 «livrer illégalement des armes provenant de nos entrepôts aux populations serbes» . Cette lettre

fait état de ce que, entre avril et juillet 1991, «près de 15 000» armes d’infanterie et canons

antiaériens ont été distribués aux Serbes de la région et que, au mois d’août 1991, la JNA a mis en

place une équipe d’opérations spéciales chargée «d’armer la population serbe». La lettre précise :

«entre août et octobre 1991, nous avons distribué, ou plutôt extrait des entrepôts des Oustachis,

près de 20 000 armes en tout genre», parmi lesquelles «des obusiers howitzer, des bombes et des

lance-roquettes» . Deux officiers de la JNA décrivent la façon dont la JNA a procédé à la

114
distribution d’armes aux rebelles serbes dans toute la Lika au cours de l’été 1991 . [Projection à

l’écran.] L’un des officiers a ainsi expliqué que les commandants en chef de la JNA avaient

autorisé l’armement massif des Serbes dans l’ensemble de la région :

«Pendant les mois de juillet et d’août 1991, généralement de nuit, ils

transportaient depuis Sv[eti] Rok et Skradnik des armes qui étaient ensuite distribuées
aux Serbes de la Lika ... Après le passage du lieutenant-colonel Smiljanić et du
général Borić, les Serbes étaient en général très lourdement armés» . [Fin de la15

projection.]

28. De même, le TPIY a conclu que, à Kordun, «la JNA a[vait] utilisé des hélicoptères pour

livrer des armes et des munitions aux Serbes de la région» . En ce qui concerne la Slavonie

occidentale, un ancien combattant serbe a témoigné devant un tribunal militaire croate que, en

111
MC, par. 3.45.
112Lettre en date du 15 octobre 1994 adressée par le colonel Dušan Smiljanić au général Ratko Mladić, MC,
vol. 2 partie III, annexe 411.

11Ibid.
114
Voir la déclaration de Mustafa Čandić, ancien major de la JNA, et de Suad Šalo, ancien officier de la JNA,
MC, vol. 2, partie III, annexes 339 et 340.
115
MC, vol. 2, partie III, annexe 340.
11Jugement Martić, par. 201. - 50 -

novembre 1991, la JNA avait fourni aux unités paramilitaires des armes provenant d’un entrepôt

117
des unités de défense territoriale croates . Une demande de munitions et autres matériels datée du

18 septembre 1991 atteste par ailleurs de ce que la JNA a fourni des armes et des équipements

militaires au «ministère de la défense de la république serbe de Krajina» , entité totalement18

inconstitutionnelle. D’autres témoins ont déposé que la JNA avait également armé de la sorte les

119
forces serbes dans de nombreuses localités de Croatie . Il ne s’agissait manifestement pas de

défendre la constitution de 1974.

29. La Serbie avance que les entités serbes autoproclamées agissaient en toute indépendance

par rapport aux autorités serbes . Or, cela ne correspond ni aux faits 121 ni aux conclusions du

53 TPIY. L’acte d’accusation dressé dans l’affaire Milošević alléguait que, de concert avec d’autres

participants à l’entreprise criminelle commune, parmi lesquels de hauts responsables des entités

serbes autoproclamées en Croatie, Slobodan Milošević «[avait] dirig[é], command[é], contrôl[é],

ou de toute autre manière fourn[i] une assistance ou un soutien appréciables à la JNA, aux effectifs

122
de la TO sous contrôle serbe et aux forces de volontaires» . En l’affaire Martić, le TPIY a jugé

123
que l’existence de pareille entreprise criminelle commune avait été établie . Le Tribunal a

également conclu que l’unité de défense territoriale de la «SAO Krajina» était, «après l’été 1991»,

124
subordonnée à la JNA , que les autorités serbes assuraient le financement et l’équipement du

ministère de l’intérieur de cette entité et que ses unités étaient subordonnées à la JNA dans le cadre

125
de missions particulières . Ainsi subordonnées, ces unités se trouvaient placées sous l’autorité du

commandant de l’unité de la JNA . 126

117
MC, vol. 2, partie II, annexe 169.
118 Demande de munitions et autres matériels communiquée au «ministère de la défense de la République de la

Srpska Krajina» le 18 septembre 1991, MC, vol. 2, partie II, annexe 234.
119 MC, vol. 2, partie II, annexes 193, 206, 247, 293 et 495 ; déposition de Dzuro Matovina dans l’affaire Le
o
Procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54, compte rendu d’audiences du 8 octobre 2002, p. 11105.
120CMS, par. 610–613.

121RC, par. 4.39–4.44.

122Affaire Milošević, acte d’accusation, par. 68.

123Jugement Martić, par. 445.
124
Ibid., par. 142.
125
Ibid., par. 140–142.
126
Ibid., par. 142. - 51 -

30. De fait, le contrôle exercé par la JNA allait bien plus loin. M. Theunens, dont j’ai déjà

parlé, a fait état de ce contrôle dans son rapport d’expert. [Projection à l’écran.] Il a formulé les

observations ci-après quant au cadre législatif adopté par la Serbie et par les organes de la RFSY

moribonde, sous contrôle serbe, afin de régler la question des «volontaires» :

«Afin de régulariser la situation de fait sur le terrain, en particulier pour ce qui
était de la présence de groupes de volontaires et de formations paramilitaires, la
législation a été modifiée. En août et en septembre 1991, la Serbie et la RFSY ont pris

des décrets et des instructions ayant trait à l’inscription et à l’accueil de volontaires
dans la TO de la République de Serbie et dans la JNA. En décembre 1991, la
présidence de la RFSY a pris un décret portant sur l’engagement de volontaires dans
les forces armées de la RFSY. Contrairement à ce qui allait se passer huit ans plus

tard au Kosovo, les volontaires ont été autorisés à rejoindre les forces armées au 127n
de leurs propres groupes, dans le cadre de leur participation aux opérations.»

31. Le décret de septembre 1991 portant intégration de volontaires dans la JNA confirme que

128
la Serbie exerçait bien un contrôle effectif sur les groupes paramilitaires . Il convient de signaler

que la loi de 1982 sur les volontaires, annexée au rapport de M. Theunens, dispose que «sur le plan

des droits et des responsabilités, les volontaires sont placés sur un pied d’égalité avec le personnel
54
129
militaire et les conscrits» . [Projection suivante.]

32. M. Theunens poursuit en résumant comme suit la structure de commandement unifié des

opérations menées par la JNA avec les autres forces serbes en Croatie :

«Les preuves documentaires montrent que les unités (locales) de la TO (serbe)
et l’état-major ont opéré sous le commandement et le contrôle unique et unifié de la

JNA. La JNA a établi des groupes opérationnels (GO) et des groupes tactiques (GT)
dans le but de rétablir et/ou de maintenir un commandement et un contrôle unique et
unifié en vue des opérations mettant en jeu la JNA, la TO serbe locale, la TO de
Serbie ainsi que les volontaires et paramilitaires.» 130

33. Permettez-moi de répéter cette liste. La JNA elle-même. Les forces de défense

territoriale des Serbes de Croatie c’est-à-dire les forces des entités serbes autoproclamées en

Croatie. Les forces de défense territoriale de Serbie. Et, quatrièmement, les volontaires, ou

paramilitaires. Toutes ces forces relevaient d’un seul commandement unifié. [Fin de projection.]

127
Rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003, présenté par l’accusation en l’affaire Milošević, partie I :
«Structure, command & control and discipline of the SFRY Armed Forces», p. 6 (par. 7). Le cadre législatif est analysé
de façon plus détaillée dans la partie II : «The SFRY Armed Forces and the conflict in Croatia», p. 34-46.
128RC, par. 4.108.

129Rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003, présenté par l’accusation dans l’affaire Milošević,
partie II : «The SFRY Armed Forces and the conflict in Croatia», p. 34–35.
130
Ibid., partie I : «Structure, command & control and discipline of the SFRY Armed Forces», p. 7 (par. 9), cité
dans la réplique, par. 4.77. - 52 -

34. Le TPIY a étudié la structure de ce commandement unifié dans l’affaire Mrkšić. Il a

observé que «chaque fois que les forces de la JNA et de la TO [les forces de défense territoriale]

étaient conjointement engagées dans des opérations de combat, elles étaient placées sous les ordres

131
de l’officier qui dirigeait les opérations» . Cette structure de commandement était mentionnée

dans le manuel de la JNA, où il était précisé que l’intégration du commandement était le résultat

«des efforts conjoints du commandement de la brigade et de celui des unités subordonnées et

autres, ainsi que de l’état-major de la TO agissant en coordination [avec] la brigade», c’est-à-dire la

brigade de la JNA. [Projection à l’écran.] L’article 108 indiquait clairement que cette intégration

du commandement découlait de l’«unicité du commandement et de la subordination» . Ainsi que32

l’a relevé le TPIY :

«Le principe d’unicité du commandement exigeait … que, dans les combats, un

seul et unique commandant dirige dans sa zone d’opération toutes les unités militaires
qui s’y trouvent, y compris les unités de la TO et les unités de volontaires, et que tous
les éléments présents dans ladite zone, à savoir toutes les unités et l’ensemble de leurs
membres, soient placés sous les ordres d’un seul et même commandant…

[I]l ne fait aucun doute que, dans la pratique, au moins pendant la période
couverte par l’Acte d’accusation, les officiers qui dirigeaient toutes les opérations de
combat interarmées étaient des officiers de la JNA.» 133

35. Le TPIY a donné un exemple de la manière dont ce principe d’«unicité du

commandement» était appliqué. Une circulaire émise le 12 octobre 1991 par le

55 général Blagoje Adžić, chef d’état-major du Secrétariat fédéral de la défense nationale, précisait

que, «à tous les échelons, toutes les unités militaires, qu’il s’agisse de la JNA, de la TO ou des

volontaires, [devaient] agir sous les seuls ordres du commandement de la JNA». [Projection à

l’écran.] Trois jours plus tard, le 15 octobre, le commandement du premier district militaire de la

JNA et je cite une fois encore le TPIY

«a donné l’ordre à toutes les unités qui lui étaient subordonnées … d’exercer un
«contrôle total» dans leur zone de responsabilité respective. En exécution de cet
ordre, les unités paramilitaires qui refusaient d’obéir au commandement de la JNA ont
134
dû quitter le territoire.» [Fin de projection.]

13Jugement Mrkšić, par. 84.
132
Ibid.
13Ibid., par. 84-85.

13Ibid, par. 85-86. - 53 -

36. La chambre de première instance a déclaré que les éléments de preuve établissaient que

la JNA «avait la maîtrise totale des opérations militaires» auxquelles prenaient part les

paramilitaires et volontaires serbes. Je répète : «la maîtrise totale». Elle a également affirmé ce qui

suit :

«on peut dire que la JNA, sous la direction de Mile Mrkšić, avait non seulement le

pouvoir de jure mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour
exercer un contrôle effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de
volontaires»

présentes dans les zones pertinentes . 135

37. L’intégration des groupes paramilitaires dans cette structure est confirmée par certains de

leurs chefs eux-mêmes. Ainsi, les gardes volontaires serbes ont déclaré à la presse : «[n]ous

sommes actuellement sous le commandement de la défense territoriale de la Slavonie serbe, la

Baranja et la région du Srem occidental, défense territoriale qui est elle-même sous les ordres de la

136
JNA» . [Projection.] Dragoslav Bokan était le chef de l’unité paramilitaire appelée les Aigles

blancs, unité qui, comme vous l’entendrez ultérieurement, s’est livrée contre la population croate à

des atrocités qui figurent parmi les pires. Il a expliqué qu’il existait un accord selon lequel

«personne ne devait porter de signe particulier, et toutes les unités devaient être sous

le contrôle direct de la défense territoriale. Seule la garde [de Vuk Drašković] ne l’a
pas accepté. Elle a exigé que son quartier général soit établi à Belgrade, ce qui lui a
été refusé. Quoi qu’il en soit, à partir du moment où nos hommes ont été placés sous
le contrôle de la défense territoriale, nous n’avons plus exercé de contrôle direct sur
137
eux.» [Fin de projection.]

38. Enfin, j’aimerais mettre en évidence les liens étroits qui existaient entre les dirigeants

serbes et la JNA, d’une part, et un autre chef paramilitaire surnommé «Arkan», d’autre part.

56 D’après le service de sécurité du quartier général de la défense territoriale de la République de

Serbie, Arkan bénéficiait «d’une attention toute particulière de la part d’un grand nombre de

ministres et autres fonctionnaires du Gouvernement de Serbie, ainsi que d’un traitement

particulièrement privilégié» . 138 Le service de sécurité du 12 corps de la JNA a déclaré en

135Jugement Mrkšić, par. 89.

136«Vrijeme ratnika» (Le temps des guerriers), Pobjeda, 13 janvier 1992, MC, vol. 4, annexe 22.
137
Dejan Anastasijević, «Cerupanje orlova» (L’aigle déplumé), Vreme, 22 novembre 1993, MC, vol. 4,
annexe 23.
138Organe de sécurité du quartier général de la TO de la République socialiste de Serbie, strictement confidentiel,
o
n 254-1/9, 13 octobre 1991, notification, TPIY, doc. n° 0340-4870-0340-4871. - 54 -

janvier 1992 qu’Arkan était ouvertement «soutenu par le ministre de l’intérieur, la TO et le ministre

de la défense de la République de Serbie, mais [que] cela résulterait d’ordres émanent directement

139
des plus hauts dirigeants de la République de Serbie» . Dans le même document de la JNA, il est

précisé qu’Arkan «prenait part aux réunions du commandement du 1 district militaire avec les

commandants du corps». Dans le mémoire de la Croatie figure une photographie sur laquelle on

voit Arkan assister à des funérailles en compagnie de M. Milošević . 140

39. [Projection.] Le rapport d’expertise produit par M. Theunens dans l’affaire Milošević,

qui fournit une analyse détaillée de la structure de commandement de la JNA, cite une lettre

adressée à Arkan par le maire de Petrinja, en Croatie, qui est décrite comme une «municipalité

serbe». Ce document confirme que la JNA était chargée de fournir armes et nourriture à l’unité

d’Arkan et que celle-ci était sous le contrôle de la JNA :

«Nous acceptons la proposition tendant à ce que des membres de … l’unité

d’Arkan participent aux combats sur les positions occupées par la JNA et la défense
territoriale dans la municipalité de Petrinja. L’unité sera commandée par un officier
supérieur, intégrée au 2 bataillon motorisé de la 622 brigade motorisée et placée sous
e
les ordres du commandant de ce bataillon, Bogdan Ercegovac. 141 Le 2 bataillon
motorisé lui fournira également armes et nourriture.»

40. Il s’agit bien entendu de la JNA. [Fin de projection.]

41. J’aborderai jeudi la question des conséquences juridiques du contrôle et du

commandement exercés par la JNA. Mais tels sont les faits. Une force de maintien de la paix ne

fournit pas d’armes à l’une des parties belligérantes. Et pourtant, la JNA fournissait des armes à

toutes les autres forces serbes responsables des actes que la Croatie tient pour constitutifs de

génocide, aussi bien aux forces des entités serbes autonomes autoproclamées qu’aux groupes

paramilitaires, qu’elle commandait et contrôlait. Les preuves sont claires, précises et directes,

exactement comme vous l’avez exigé dans l’affaire concernant le Nicaragua. Les éléments de

preuve que j’ai cités confirment également que la JNA se comportait comme une armée serbe

cherchant à réaliser les objectifs politiques de la Serbie et de ses alliés serbes en Croatie.

139 Organe de sécurité du commandement du 12 corps, 1 janvier 1992, information, TPIY,
o
doc. n 0340-4884-0340-4887, cité dans RC, par. 4.107.
140MC, vol. 1, planche 13.

141Rapport d’expertise de R. Theunens, 16 décembre 2003, partie II, «The SFRY Armed Forces and the Conflict
in Croatia», p. 62, par. 6, présenté par l’accusation dans l’affaire Milošević. - 55 -

V. Le déséquilibre entre les forces serbes et les forces croates

57 42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je terminerai en évoquant

le déséquilibre qui existait entre la JNA et les autres forces serbes (de Serbie ou de Croatie)

d’une part, et les forces croates d’autre part. Les pièces de procédure de la Serbie contiennent

diverses allégations concernant la mise en place du conflit par la Croatie. Ainsi, le

Gouvernement croate aurait commencé à se préparer en vue d’un conflit armé au milieu de
142
l’année 1990 , ce qui ferait de lui l’agresseur. Pourtant, en 1990, les rebelles serbes avaient

déjà entrepris de s’emparer illicitement de certaines portions du territoire croate, et ce, avec

l’aide de la JNA. Ce sont les préparatifs de la Croatie qui ont été défensifs.

43. J’ai précédemment mentionné que, en mai 1990, la JNA avait complètement désarmé

la défense territoriale croate. Ce fait est largement passé sous silence dans les pièces de la

Serbie, alors qu’il est pourtant antérieur aux activités de défense entreprises par la Croatie . 143

C’est ce désarmement qui a rendu nécessaire l’élargissement et l’armement des effectifs de la

police croate. Ces effectifs supplémentaires étaient par ailleurs indispensables pour répondre

aux carences en personnel liées à la rébellion des officiers de police serbes dans les régions de

Croatie où la communauté serbe avait décidé de proclamer son indépendance. A l’heure où elle

a entrepris ses activités de défense, la Croatie était particulièrement désavantagée. A la suite du

désarmement, le ministère des affaires intérieures était la seule institution croate à posséder des

armes. Il ne disposait que d’une seule unité armée, de la taille d’une compagnie, affectée aux

opérations spéciales ou antiterroristes, et de 15 000 fusils ou pistolets en tout . C’est donc le

ministère des affaires intérieures qui a tenu le premier rôle lors de la première phase du

développement des forces croates et qui a procédé à l’élargissement des effectifs de la police

145
régulière, ainsi qu’à l’organisation des unités de police spéciale et des unités de réserve .

C’est également celui-ci qui, durant cette phase, a commencé à mettre sur pied des unités de

146
volontaires de la taille d’une compagnie .

142
DS, par. 448.
143RC, par. 3.55.

144Balkan Battlegrounds, annexe 2, p. 35-37.
145
Ibid.
146Ibid., p. 37-38. - 56 -

44. Deux autres phases ont suivi. Le 18 avril 1991, la Croatie a instauré le corps de la

garde nationale croate, également connu sous le nom de «ZNG». De juin à septembre 1991, les

brigades de la ZNG étaient les seules unités croates pleinement équipées d’armes de petit

147
calibre, mais elles ne disposaient pas d’armes lourdes . Le ministère des affaires intérieures a

par ailleurs entrepris de transférer les unités de réserve de la police à la ZNG, de sorte que cette

dernière puisse compter sur des brigades de réserve et des bataillons indépendants organisés

territorialement . Le dernier acteur de premier plan à entrer en scène a été l’armée croate

58 elle-même, au cours de la troisième phase, après que le Conseil suprême de l’Etat eut décidé, le

22 septembre 1991, que le commandement de la ZNG serait intégré à l’état-major principal de

149
l’armée croate . Il est à noter que, en dépit des unités de blindés et d’artillerie ajoutées à cette

époque et de l’incorporation des armes prises à la JNA, la ZNG incarnait toujours, selon la

description qu’en fait le rapport Balkan Battlegrounds, «une force dotée d’une infanterie forte,

mais d’une puissance de feu faible par rapport à la JNA, qui alignait près de 1000 chars, tandis

150
que la ZNG n’en comptait que 250 environ lors des combats de 1991» .

45. Plus généralement, le rapport Balkan Battlegrounds fait observer que les forces

croates ne disposaient pas d’une puissance de feu suffisante pour repousser hors de Croatie

«la JNA, plus professionnelle et plus lourdement équipée» et que, «contrairement à la JNA, la

Croatie s’appuyait sur une structure logistique militaire fragile et disposait de peu de temps pour

151
en développer une digne de ce nom» . Ajouté à l’existence de forces paramilitaires serbes

armées par la JNA et placées sous ses ordres, ce déséquilibre était important.

46. Il faut bien ajouter que les victimes des forces serbes n’étaient pas, elles-mêmes,

toujours totalement sans défense. Mais ici, le déséquilibre était encore plus extrême.

L’essentiel de la défense des villes et des villages était souvent assuré par les habitants

eux-mêmes, qui s’érigeaient en défenseurs des lieux mais qui parfois ne disposaient guère que

de fusils de chasse. Comme vous l’entendrez, par exemple, de la bouche de sir Keir Starmer, en

147
Balkan Battlegrounds, annexe 3, p. 45.
148Ibid.

149Ibid., annexe 11, p. 111.
150
Ibid.
151Ibid., chap. 13, p. 109. - 57 -

ce qui concerne Vukovar, ce déséquilibre constitue un indicateur incontestable de ce que

l’intention de la Serbie ne se limitait pas à des objectifs militaires et prévoyait la décimation de

la population civile. Son intention était de détruire cette population, en partie, parce qu’elle était

croate. A l’heure de la prise de Vukovar, l’avantage de la JNA était d’au moins 16 contre 1 en

termes d’hommes, et de plus de 100 contre 1 en termes d’artillerie et de chars.

VI. Conclusions

47. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de résumer

mon propos. Au cours de l’année 1991, la JNA a abandonné la «neutralité» inhérente au rôle

que lui confiait la constitution de la RFSY pour progressivement se transformer en une armée au

service des ambitions serbes. Cette transformation s’est achevée quand, le 5 juillet 1991, avant

même que le conflit n’éclate, le général Kadijević s’est engagé à faire en sorte que la JNA serve

59 les intérêts de la Serbie, contrairement à ce que prévoyait la constitution. La Serbie avait d’ores

et déjà pris le contrôle de la JNA, devenue sa force militaire de facto. Cette semaine, vous en

entendrez davantage sur les conséquences du lien qui unissait les dirigeants serbes et la JNA,

notamment en ce qui concerne la participation directe de la JNA à certaines activités, ou encore

l’appui soutenu aux rebelles serbes de Croatie assuré par la Serbie par l’intermédiaire de la JNA

et d’autres organes de l’Etat serbe. Ce lien a rendu possible la perpétration d’actes que nous

qualifions de génocidaires par la JNA et les forces placées sous sa direction ou son contrôle.

48. La question de l’attribution de ces agissements à la Serbie, sur laquelle je reviendrai,

doit être appréhendée au regard du lien qui unissait les dirigeants serbes et la JNA.

49. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

attention. Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner la parole à M. Sands, qui

traitera du cadre juridique entourant la question cruciale de qualification qui vous est posée dans

le cadre de la demande formulée par la Croatie sur le fondement de la Convention sur le

génocide.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Crawford. Je cède maintenant la parole M. Sands. - 58 -

M. SANDS :

L A CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE

(PREMIÈRE PARTIE )

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un honneur que

de me présenter une nouvelle fois devant vous, et ce, en la présente instance, au nom de la

République de Croatie. Une partie des circonstances qui ont conduit aux terribles événements que

nous détaillerons cette semaine vous a déjà été présentée. Dans mon exposé d’aujourd’hui, qui sera

succinct, j’aborderai ou plutôt commencerai à aborder la question du droit applicable en

l’espèce, à savoir, bien évidemment la convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide, qui fut adoptée en 1948.

2. Cette Convention revêt naturellement une grande importance, puisqu’il s’agit du premier

instrument moderne relatif aux droits de l’homme, adopté au cours de la période tout à fait

remarquable qui a immédiatement suivi la fin de la seconde guerre mondiale. La notion de

«génocide», quant à elle, a vu le jour en tant que terme juridique au cours de l’été 1945, c’est-à-dire

60 avant même tout traité relatif aux droits de l’homme, et parallèlement à la notion de «crimes contre

l’humanité». Depuis l’adoption de la Convention, cette notion a bien entendu donné lieu à

interprétation judiciaire, notamment par la présente Cour, le TPIY et le TPIR.

3. Je commencerai par examiner la genèse de la Convention et le rôle qu’a joué la présente

Cour pour donner effet aux obligations qu’elle contient. J’exposerai ensuite, de manière assez

détaillée, les éléments constitutifs du crime en question, m’attachant plus particulièrement aux

éléments matériel et moral (l’actus reus et la mens rea requis), et, plus particulièrement, au sens de

l’expression «[en] tout ou en partie», qui constitue un aspect central en la présente espèce.

J’examinerai ensuite les obligations de prévenir et de punir, ainsi que les autres catégories d’actes

énoncés dans la Convention qui ne sont pas, en tant que tels, constitutifs de génocide. - 59 -

II. L’évolution de la Convention sur le génocide

a) La seconde guerre mondiale, Rafael Lemkin et les procès de Nuremberg

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, point n’est besoin de vous

rappeler les faits atroces qui ont conduit à la rédaction de la convention sur le génocide.

L’adoption de cet instrument découle des terribles événements qui se sont déroulés à partir

de 1933. Dès après la fin de la guerre, au printemps 1945, fut préparé le statut du Tribunal militaire

international de Nuremberg. Ce document fut adopté en août 1945, et les défendeurs allemands,

152
mis en accusation le 8 octobre 1945 . L’article 6 du statut de Nuremberg mentionne les «crimes

contre la paix», «les crimes de guerre» et, pour la première fois, «les crimes contre l’humanité» (je

signalerai que cette dernière qualification fut introduite dans le statut à la suite d’une proposition du

professeur Hersch Lauterpacht, formulée au cours d’une conversation avec Robert Jackson dans

l’après-midi du 29 juillet 1945, au domicile de M. Lauterpacht, dans le jardin du

n 6 Cranmer Road, à Cambridge ; cette proposition faisait écho au souhait de M. Lauterpacht de

153
faire des individus et de leur protection l’«élément central» du droit international) . Le

statut ne faisait cependant pas mention du «génocide», ou de la destruction de groupes en tant que

tels, et ce, au grand désarroi de Rafael Lemkin ; celui-ci parvint néanmoins à faire en sorte que le

terme de «génocide», et sa définition, soient inclus dans l’acte d’accusation de Nuremberg, qui fut

adopté en octobre 1945, cette notion étant devenue une accusation centrale au cours du procès.

5. Lemkin, tout comme Lauterpacht, avait étudié le droit à l’université de Lviv, aujourd’hui

en Ukraine, où il était cependant arrivé deux ans après que Lauterpacht l’eut quittée pour Vienne.

61 Contrairement à ce dernier, qui s’attachait plus particulièrement à la protection des droits des

personnes, Lemkin s’intéressait avant tout à la protection des groupes. Dans ses premiers travaux,

en 1933, la destruction de groupes était qualifiée de «barbarie» et de «vandalisme», mais, dix ans

plus tard, il décida de créer un mot nouveau. Lemkin publia ainsi en 1943 une proposition destinée

Gouvernement polonais en exil à Londres, employant le mot polonais «ludobójstwo», traduction

littérale du mot allemand «Völkermord» (meurtre de peuples), lequel avait déjà été employé par le

152 Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg,
14 novembre 1945-1 octobre 1946, Nuremberg 1947, Vol. I, p. 43-44.

153Principe VI de la charte du Tribunal militaire international, 1945. - 60 -

poète August Graf von Platen (en 1831), puis par Friedrich Nietzsche dans son ouvrage «La

naissance de la tragédie» (1872).

6. A la fin de l’année 1943, Lemkin avait renoncé à ce mot pour en créer un autre, plus facile

à prononcer, celui de «génocide», combinaison du mot grec «genos» qui signifie race ou

tribu et du latin «cide», qui signifie tuer. [Projection.] Ce terme fut employé pour la première

fois dans le chapitre IX du livre de Lemkin intitulé «Le règne de l’Axe en Europe occupée», qui fut

publié en novembre 1944 par la fondation Carnegie et que vous voyez à présent sur vos écrans.

Lemkin avait forgé ce mot en réaction à ce qu’il qualifiait de «plan» ayant pour objet de modifier

de manière permanente la biologie de certaines zones occupées par l’élimination des intellectuels,

la destruction de la culture, le détournement des richesses, ainsi que le dépeuplement des territoires

en question par la famine, le meurtre ou d’autres moyens de déplacement. Selon l’approche de

Lemkin, le terme de génocide se rapport à un processus comptant plusieurs étapes qui vont de

l’identification et de la séparation des membres d’un groupe jusqu’à leur déplacement d’un

territoire et, dans certains cas, leur meurtre. Suivant cette approche, chacune de ces étapes devait

être considérée comme un acte de génocide. De plus, la commission d’un «génocide» n’exigeait

pas que soit tué le groupe entier, ni même une partie importante de ce groupe. Selon Lemkin, les

actes préparatoires étaient eux aussi des actes de génocide. [Fin de la projection.]

7. Intégré dans l’acte d’accusation de Nuremberg, mais pas dans le statut du tribunal, le mot

«génocide» fut employé pour la première fois devant une juridiction internationale le

20 novembre 1945, prononcé par Pierre Mournier, le procureur adjoint de la République
154
française . Il fut utilisé une seconde fois le même jour par le capitaine Kuchin, procureur général

de l’URSS . Quant à David Maxwell-Fyfe, il fut le premier membre de l’équipe britannique

chargée de l’accusation à employer le terme, bien qu’il lui ait fallu attendre plusieurs mois, jusqu’à
62

son contre-interrogatoire de Konstantin von Neurath, le 25 juin 1946. M. Maxwell-Fyfe s’adressa

comme suit à l’accusé : «Accusé, vous savez que l’acte d’accusation de ce procès vous impute,

ainsi qu’à vos co-accusés, entre autres crimes, celui de génocide, c’est-à-dire l’extermination de

154M. Champetier de Ribes, procureur français : Procès des grands criminels de guerre (France c. Goering),
exposés introductifs (20 novembre 1945).

155 Le capitaine Kuchin, procureur général de l’Union Soviétique : Procès des grands criminels de guerre
(France c. Goering), exposés introductifs (20 novembre 1945). - 61 -

groupes raciaux et nationaux ou, comme le dit le livre bien connu de M. Lemkin, «Un plan

coordonné de différentes actions visant à la destruction des bases essentielles de la vie de groupes

156
nationaux, dans le but d’exterminer lesdits groupes»» . Parmi les quatre autres équipes chargées

de l’accusation à Nuremberg, seuls les Etats-Unis d’Amérique s’abstinrent, dans leurs réquisitions,

de faire mention du chef de génocide, ce qui explique peut-être pourquoi le terme ne fut pas

mentionné dans le jugement . Lemkin s’en trouva consterné , mais il ne baissa pas les bras pour

autant.

b) L’historique des négociations : 1946-1948

8. Deux mois après le jugement Nuremberg, le 11 décembre 1946, l’Assemblée générale des

Nations Unies adopta à l’unanimité la résolution 96 (I) intitulée «Le crime de génocide», dans

laquelle elle affirmait que : [projection]

«le génocide est un crime de droit des gens que le monde civilisé condamne, et pour
lequel les auteurs principaux et leurs complices, qu’ils soient des personnes privées,

des fonctionnaires ou des hommes d’Etat, doivent être punis, qu’ils agissent pour des
raisons raciales, religieuses, politiques ou pour d’autres motifs» . 159

L’Assemblée générale invitait également les Etats membres «à prendre les mesures

législatives nécessaires pour prévenir et réprimer ce crime» et chargeait le Conseil économique et

social d’entreprendre «les études nécessaires en vue de rédiger un projet de convention sur le crime

160
de génocide» . [Fin de la projection.]

9. Deux projets de convention furent préparés par le Secrétariat, et un comité ad hoc, établi

par le Conseil économique et social ; un troisième projet fut ensuite élaboré et adopté par

63 l’Assemblée générale, à Paris, en 1948. Le premier projet, qui fut distribué au mois de mai 1947,

avait été préparé par le Secrétaire général en consultation avec trois experts, dont Rafael Lemkin, et

156
Sir David Maxwell-Fyfe, procureur britannique : Procès des grands criminels de guerre (France c. Goering),
Tribunal militaire international, vol. XVII, p. 68 (25 juin 1946) ; R. Lemkin, le règne de l’Axe dans l’Europe occupée,
p. 79.
157 er
Tribunal militaire international, jugement du 1 octobre 1946.
158
King, H. T. Jr., «Remarks at Case Western Reserve University School of Law», Frederick K. Cox
International Law Center Symposium, «To Prevent and to Punish: An International Conference in Commemoration of
the Sixtieth Anniversary of the Negotiation of the Genocide Convention», (27 septembre 2007), réédité dans Case
Western Reserve Journal of International Law, vol. 40, p. 13–14.
159
Résolution 96 (I) de l’Assemblée générale sur le crime de génocide, 11 décembre 1946.
160Ibid. - 62 -

était assorti des observations de ces derniers . Les deux autres experts étaient le professeur

Henri Donnedieu de Vabres, de nationalité française, qui avait été juge au tribunal militaire

international de Nuremberg, et M. Vespasien Pella, un diplomate roumain. Comme c’est le cas de

toutes les conventions internationales les plus importantes, l’historique des négociations met en

évidence un certain nombre de questions de fond et de problèmes de définition qui devaient être

réglés avant que le texte final ne puisse être adopté et ouvert à la signature.

10. Dans un rapport récapitulatif préliminaire, le comité ad hoc précisait ce qui suit : «dans

la présente convention, le mot «génocide» s’entend d’un acte criminel visant à la destruction

162
physique, en tout ou en partie, d’un groupe d’êtres humains» [traduction du Greffe] . Au sein de

l’Assemblée générale, l’opinion dominante était que la question du génocide culturel devait être

traitée dans un autre instrument ; tous les aspects du génocide culturel ne furent cependant pas

exclus de la convention. Ainsi le litt. e) de l’article II mentionne-t-il, parmi les actes de génocide,

163
«le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe» . Dans le projet du Secrétariat, établi

sous la direction de Rafael Lemkin, il était indiqué que «le transfert forcé d’enfants à un autre

164
groupe» constituait une forme de génocide culturel . Quoique le terme de «génocide culturel»

n’apparaisse pas dans le texte final de la convention, l’un de ses éléments centraux y figure donc

néanmoins parmi les méthodes de perpétration du crime de génocide. La conception large de la

notion juridique de génocide qui était celle de Lemkin a ainsi perduré, et elle trouve son expression

dans la convention telle que celle-ci fut adoptée.

11. Les parties à la négociation avaient également des vues divergentes quant à la question

de l’échelle du crime de génocide et de la portée de l’intention requise, sujets sur lesquels je

reviendrai plus en détail demain. Au cours des négociations, il fut plusieurs fois fait référence à la

notion de «destruction partielle». [Projection.] Le comité de négociation indiqua ainsi, dans un

avant-projet portant sur les principes, que «la convention devrait ranger parmi les crimes de

génocide des crimes tels que les massacres collectifs ou les exécutions individuelles commis pour

161
Rapport et projet de convention du Secrétariat général, Nations Unies, doc. A/AC.10/41, (26 juin 1947).
162Nations Unies, doc. E/AC.25/SR.10.
163
Litt. e) de l’article II de la convention sur le génocide.
164
Nations Unies, doc. E/447, p. 6. - 63 -

165
des raisons raciales, de nationalité (ou de religion)…» [traduction du Greffe] . J’insiste sur ces

64 termes d’«exécutions individuelles». Cette approche était conforme à celle de Lemkin et à son

expérience historique, qui était aussi celle des rédacteurs de la convention et de toute cette

génération, en Europe et ailleurs ; de par leur expérience directe, ceux-ci avaient en effet bien

compris qu’un acte de génocide n’est pas uniquement une question de nombre, et qu’il ne doit pas

être limité au meurtre d’un grand nombre de personnes, ou à la destruction de groupes dans leur

intégralité. La question de la destruction partielle s’est révélée omniprésente dans le processus de

négociation. Ainsi, le délégué français, M. Chaumont, avança que la mort d’une seule personne

pouvait, en tant que telle, constituer un acte de génocide. A la sixième session de l’Assemblée

générale, M. Chaumont déclara ce qui suit : [projection] «le crime de génocide existe à partir du

moment où un individu est atteint par des actes de génocide. Si le mobile du crime existe, il y a

génocide même si un seul individu est atteint» . D’autres délégués soutenaient qu’une hypothèse

aussi radicale ne devait pas être expressément mentionnée dans la convention, mais pouvait entrer

dans les prévisions d’une autre formulation, l’expression «en totalité ou en partie», qui fut proposée

par la Norvège. Le délégué de l’Egypte, M. Rafaat indiqua que [projection] «le but de

l’amendement français serait atteint si l’on adoptait la proposition de la Norvège [A/C.6/228]

d’insérer les mots «en totalité ou en partie» après les mots «dans l’intention de détruire»» . 167

12. C’est cette formulation norvégienne «en tout ou en partie» qui finit par être insérée

dans le projet final, et fait aujourd’hui partie de la convention, et c’est elle qu’il vous faudra

interpréter et appliquer. L’historique des négociations de la convention atteste donc tout à fait

clairement que, selon son libellé définitif tel qu’adopté par les délégués, le crime de génocide

s’étendait même à la destruction d’un petit groupe de personnes, un sous-groupe d’un groupe plus

important, faisant lui-même partie de la totalité du groupe. Les mots «en partie» veulent bien dire

ce qu’ils veulent dire : si les rédacteurs de la convention avaient eu l’intention de faire référence à

un groupe important, ou très important, ou encore à un groupe entier, ils auraient pu employer

l’expression «en large partie» ou «en grande partie». Or, ce n’est pas ce qu’ils ont choisi de faire.

165
Nations Unies, doc. E/AC.25/7, Principe VII.
166Ibid., doc. A/C.6/SR.73 (Chaumont, France).

167Ibid. (M. Rafaat, Egypte). - 64 -

[Fin de la projection.] J’examinerai demain de manière plus approfondie cette question du nombre

d’un autre point de vue, celui de l’intention de commettre le génocide, c’est-à-dire la mens rea du

crime en question.

13. Les vues des délégués divergeaient au moins encore sur un autre aspect important, à

savoir le rôle que devait jouer la présente Cour au regard de la convention. Dans le projet initial

65 présenté à l’Assemblée générale, la compétence de la Cour était limitée aux questions

d’interprétation ou d’application de cet instrument. Ainsi, le projet du comité ad hoc, qui restait

muet sur la question de la responsabilité de l’Etat, disposait ce qui suit : [projection] «[t]out

différend entre les hautes Parties contractantes relatif à l’interprétation ou à l’application de la

168
présente convention sera soumis à la Cour internationale de Justice» [traduction du Greffe].

14. Ce libellé plus limité ne fut pas adopté [fin de projection] et, à la suite de l’incorporation

d’un texte proposé par le Royaume-Uni et la Belgique, il fut conféré à la Cour compétence pour se

prononcer sur la question de la responsabilité d’un Etat en matière de génocide . A cet égard, le

délégué du Royaume-Uni précisa que «[l]es délégations de la Belgique et du Royaume-Uni

[avaient] toujours déclaré que la convention serait incomplète si elle ne traitait pas de la

responsabilité des Etats» , ajoutant que «la responsabilité envisagée dans l’amendement commun

[était] la responsabilité internationale des Etats à la suite d’une violation de la convention. Il s’agit

là [et je reprends les termes employés par le délégué britannique] d’une responsabilité civile et non

171
pas d’une responsabilité pénale» .

15. L’intention des rédacteurs que la présente Cour soit chargée de la mission de surveiller le

comportement des Etats parties à l’aune du critère susmentionné, et de les tenir pour responsables

si une violation était établie, appert du libellé définitif de l’article IX de la convention, dans lequel

il est expressément fait référence à la responsabilité de l’Etat. Cette disposition confère une

responsabilité importante à la Cour, puisqu’il y est admis que des Etats, tout comme des personnes,

peuvent commettre un génocide et être tenus pour responsables sur le plan international d’actes de

168
Nations Unies, doc. E/AC.25/SR.20, p. 6.
169Ibid., doc. A/C.6/SR.105 (18 voix pour, 2 contre, et 15 abstentions).

170Ibid., doc. A/C.6/SR.103 (Royaume-Uni, Fitzmaurice).
171
Ibid. - 65 -

génocide ou de ne pas avoir empêché pareils actes. Je reviendrai demain matin sur les conditions

dans lesquelles cela peut se produire.

16. Monsieur le président, avec votre permission, je pense que le moment serait bien choisi

pour que je m’interrompe. Je vous remercie de votre attention. J’examinerai demain la dure réalité

des faits qui sous-tendent les questions dont vous avez à connaître.

66 Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Sands, pour votre exposé. Puis-je simplement vous

demander de bien vouloir vérifier le nom du délégué français : s’agissait-il de M. Chamount, ou

plutôt de Charles Chaumont qui, par la suite, est devenu un éminent professeur.

M. SANDS : Naturellement, Monsieur le président, je vérifierai cela.

Le PRESIDENT : L’audience est levée. Nous nous réunirons demain matin à 10 heures.

L’audience est levée à 13 h 10.

___________

Document Long Title

Traduction

Links