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Uncorrected Translation
CR 2014/1 (traduction)
CR 2014/1 (translation)
Lundi 20 janvier 2014 à 10 heures
Monday 20 January 2014 at 10 a.m. - 2 -
8 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit
aujourd’hui pour entendre, conformément au paragraphe 3 de l’article 74 de son règlement, les
observations des Parties concernant la demande en indication de mesures conservatoires présentée
par la République démocratique du Timor-Leste en l’affaire relative à des Questions concernant la
saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie).
Pour des raisons qu’elle m’a dûment fait connaître, Mme la juge Sebutinde ne sera pas en
mesure de siéger aujourd’hui.
Chacune des Parties à la présente affaire, la République démocratique du Timor-Leste et
l’Australie, a usé de la faculté que lui confère l’article 31 du Statut de la Cour de désigner un
juge ad hoc. Le Timor-Leste a ainsi désigné M. Jean-Pierre Cot et l’Australie, M. Ian Callinan.
L’article 20 du Statut dispose que «[t]out membre de la Cour doit, avant d’entrer en
fonctions, en séance publique, prendre l’engagement solennel d’exercer ses attributions en pleine
impartialité et en toute conscience». Cette disposition s’applique également aux juges ad hoc en
vertu du paragraphe 6 de l’article 31 du Statut. Bien que M. Jean-Pierre Cot ait siégé en qualité de
juge ad hoc et fait une déclaration solennelle dans des affaires précédentes, le paragraphe 3 de
l’article 8 du Règlement de la Cour requiert qu’il fasse une nouvelle déclaration solennelle en la
présente affaire.
Avant d’inviter chacun des juges ad hoc à faire sa déclaration solennelle, je dirai d’abord,
selon l’usage, quelques mots de leur carrière et de leurs qualifications.
M. Ian Callinan, de nationalité australienne, est juge retraité de la Haute Cour d’Australie,
juridiction suprême du pays. Admis au barreau du Queensland en 1965, il a été nommé
Queen’s Counsel en 1978. M. Callinan a été président de l’ordre des avocats du Queensland
de 1984 à 1986 et président de l’ordre des avocats australiens en 1986. En 1997, il a été nommé
juge à la Haute Cour d’Australie, où il a exercé ces fonctions jusqu’à sa retraite, en 2007. Au cours
de sa brillante carrière, à la fois comme avocat et comme juge, M. Callinan a traité d’affaires très
diverses, touchant aussi bien au droit constitutionnel qu’au droit commercial ou au droit pénal,
entre autres. Il a par ailleurs plaidé devant plusieurs commissions royales, devant la Haute Cour - 3 -
9 d’Australie et devant le Conseil privé. C’est aujourd’hui un arbitre et un médiateur reconnu. Il est
professeur de droit invité à l’Université du Queensland et est l’auteur de nombreux articles et
analyses juridiques. M. Callinan est également membre honoraire de plusieurs ordres d’avocats.
Mr. Jean-Pierre Cot, of French nationality, is a judge at the International Tribunal for the
Law of the Sea. He is also Professor Emeritus at the Université Paris-I (Panthéon-Sorbonne) and
associate research fellow at the Centre de droit international of the Université Libre de Bruxelles.
Between 1981 and 1982, he served as Minister for Co-operation and Development in the French
Government, before being elected to the Executive Board of UNESCO in 1983. For 17 years,
Mr. Cot was a member of the European Parliament and held several distinguished positions there,
including Chairman of the Committee on Budgets, President of the Socialist Group and
Vice-President of the European Parliament. He has also been a member of the French National
Assembly. Mr. Cot has already served as judge ad hoc in four cases brought before the Court, and
is currently an arbitrator in a maritime delimitation case between Bangladesh and India. He is the
author of many publications on questions of international law, European law and political science.
Mr. Cot was also President of the Société française pour le droit international from 2004 to 2012.
Conformément à l’ordre de préséance défini au paragraphe 3 de l’article 7 du Règlement de
la Cour, j’inviterai d’abord M. Ian Callinan à faire la déclaration solennelle prescrite par le Statut,
et je demanderai à toutes les personnes présentes à l’audience de bien vouloir se lever.
Monsieur Callinan.
M. CALLINAN : «Je déclare solennellement que je remplirai mes devoirs et exercerai mes
attributions de juge en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et en toute
conscience.»
Le PRESIDENT : Je vous remercie. I now invite Mr. Jean-Pierre Cot to make the solemn
declaration prescribed by the Statute. Mr. Cot.
Mr. COT: “I solemnly declare that I will perform my duties and exercise my powers as
judge honourably, faithfully, impartially and conscientiously.” - 4 -
10 Le PRESIDENT : Thank you. Veuillez vous asseoir. Je prends acte des déclarations
solennelles faites par M. Callinan et M. Cot, et déclare ceux-ci dûment installés en qualité de
juges ad hoc en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains
documents et données (Timor-Leste c. Australie).
*
La présente instance a été introduite par le dépôt au Greffe de la Cour, le 17 décembre 2013,
d’une requête de la République démocratique du Timor-Leste contre l’Australie concernant la
saisie présumée et la détention ultérieure «par des agents australiens, de documents, données et
autres biens appartenant au Timor-Leste ou que celui-ci a le droit de protéger en vertu du droit
international». Le Timor-Leste soutient que l’Australie a notamment saisi des documents se
rapportant à la conduite de l’arbitrage qui se déroule actuellement entre le Timor-Leste et
l’Australie en application du traité relatif à la mer du Timor de 2002.
Pour fonder la compétence de la Cour, le Timor-Leste invoque la déclaration qu’il a faite le
21 septembre 2012 conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, ainsi que la
déclaration qu’a faite l’Australie le 22 mars 2002 au titre de la même disposition.
Je prierai maintenant le greffier de donner lecture de la décision que la Cour est priée de
prendre, telle que formulée dans la requête du Timor-Leste. Mr. Registrar, you have the floor.
Le GREFFIER : Thank you.
«Le Timor-Leste prie la Cour de dire et juger :
Premièrement, que, en saisissant les documents et données, l’Australie a violé
i) la souveraineté du Timor-Leste et ii) les droits de propriété et autres qui sont ceux
du Timor-Leste en vertu du droit international et de tout droit interne pertinent ;
Deuxièmement, que la détention continue, par l’Australie, de ces documents et
données constitue une violation i) de la souveraineté du Timor-Leste et ii) des droits
de propriété et autres qui sont ceux du Timor-Leste en vertu du droit international et
de tout droit interne pertinent ;
Troisièmement, que l’Australie doit immédiatement restituer au représentant du
Timor-Leste désigné à cet effet tous les documents et données susmentionnés, détruire
définitivement toute copie de ces documents et données qui se trouve en sa possession - 5 -
11 ou sous son contrôle, et assurer la destruction de toute copie qu’elle a directement ou
indirectement communiquée à une tierce personne ou à un Etat tiers ;
Quatrièmement, que l’Australie doit réparation au Timor-Leste pour les
violations susmentionnées des droits qui sont ceux du Timor-Leste en vertu du droit
international et de tout droit interne pertinent, sous la forme d’excuses officielles, ainsi
que par la prise en charge des frais encourus par le Timor-Leste dans le cadre de la
préparation et du dépôt de la présente requête.»
Le PRESIDENT : Merci. Le jour du dépôt de sa requête, le Timor-Leste a également saisi la
Cour d’une demande en indication de mesures conservatoires, en se référant à l’article 41 du Statut
de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 du Règlement de la Cour. Dans cette demande, le
Timor-Leste allègue notamment qu’il existe un risque «que [l]es documents [susmentionnés] soient
examinés et copiés, et que l’Australie acquière ainsi des informations confidentielles qu’elle pourra
par la suite utiliser librement à son propre profit et au détriment du Timor-Leste», tant dans la
procédure d’arbitrage pendante qu’au sujet d’autres questions relatives à la mer du Timor et à ses
ressources. Il ajoute que l’Australie pourrait «communiquer [ces informations] à des tiers».
Je prierai maintenant le greffier de donner lecture du passage de la demande spécifiant les
mesures conservatoires que le Gouvernement du Timor-Leste prie la Cour d’indiquer.
Mr. Registrar, you have the floor.
Le GREFFIER : Thank you.
«Le Timor-Leste prie respectueusement la Cour d’indiquer les mesures
conservatoires suivantes :
a) que tous les documents et données saisis par l’Australie au 5 Brockman Street, à
Narrabundah, Territoire de la capitale australienne, le 3 décembre 2013 soient
immédiatement placés sous scellés et remis à la Cour internationale de Justice ;
b) que l’Australie fournisse immédiatement au Timor-Leste et à la Cour
internationale de Justice i) une liste de tous les documents et données, ou des
informations qui y sont contenues, qu’elle a révélés ou communiqués à toute
personne, employée ou non par un organe de l’Etat australien ou de tout Etat tiers
et exerçant ou non des fonctions pour le compte de pareil organe, et ii) une liste
contenant l’identité ou une description de ces personnes et indiquant leurs
fonctions actuelles.
c) que l’Australie fournisse, dans un délai de cinq jours, au Timor-Leste et à la Cour
internationale de Justice une liste de toutes les copies qu’elle a faites des
documents et données saisis ; - 6 -
d) que l’Australie i) procède à la destruction définitive de toutes les copies des
documents et données qu’elle a saisis le 3 décembre 2013, et prenne toutes les
12 mesures possibles pour assurer la destruction définitive de toutes les copies qu’elle
a communiquées à des tierces parties, et ii) informe le Timor-Leste et la Cour
internationale de Justice de toutes les mesures prises en application de cette
injonction de destruction, que celles-ci aient ou non abouti.
e) que l’Australie donne l’assurance qu’elle n’interceptera pas ni ne fera intercepter
les communications entre le Timor-Leste et ses conseillers juridiques, que ce soit
en Australie, au Timor-Leste ou en tout autre lieu, et n’en demandera pas
l’interception.»
Le PRESIDENT : Thank you. Le 17 décembre 2013, aussitôt après le dépôt de la requête et
de la demande en indication de mesures conservatoires, le greffier a transmis copie de ces
documents au Gouvernement australien, conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut
ainsi qu’au paragraphe 4 de l’article 38 et au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement de la Cour.
Il en a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
Par lettre datée du 18 décembre 2013, en ma qualité de président de la Cour internationale de
Justice, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 74 du Règlement de la Cour, j’ai appelé
l’Australie à «agir de manière que toute ordonnance de la Cour sur la demande en indication de
mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus et, en particulier, [à] s’abstenir de tout acte
qui pourrait porter préjudice aux droits que la République démocratique du Timor-Leste invoque en
la présente procédure».
Aux termes de l’article 74 du Règlement, la demande en indication de mesures
conservatoires a priorité sur toutes autres affaires. La date de la procédure orale est fixée de
manière à donner aux Parties la possibilité de s’y faire représenter. A l’issue de consultations, les
Parties ont donc été informées de ce que la date d’ouverture de la procédure orale visée au
paragraphe 3 de l’article 74 du Règlement de la Cour, au cours de laquelle elles pourraient
présenter leurs observations sur la demande en indication de mesures conservatoires, avait été fixée
au 20 janvier 2014, à 10 heures.
Je note la présence devant la Cour des agents et conseils des deux Parties. Je note également
la présence à l’audience du ministre des affaires étrangères de la République démocratique du
Timor-Leste. La Cour entendra le Timor-Leste, qui a déposé la demande en indication de mesures
conservatoires, ce matin jusqu’à 12 h 25. Elle entendra l’Australie demain matin à 10 heures. - 7 -
13 Chacune des Parties disposera, pour le premier tour de plaidoiries, de deux heures.
Après le premier tour de plaidoiries, les Parties auront la possibilité de répondre, si elles le
jugent nécessaire, mercredi 22 janvier 2014, le Timor-Leste à 10 heures et l’Australie à 17 heures.
Chacune des Parties disposera d’une heure pour présenter sa réponse.
Avant de donner la parole à S. Exc. M. l’ambassadeur Joaquim da Fonseca, agent de la
République démocratique du Timor-Leste, j’appelle l’attention des Parties sur l’instruction de
procédure XI, selon laquelle,
«[d]ans leurs exposés oraux sur les demandes en indication de mesures
conservatoires, les Parties devraient se limiter aux questions touchant aux conditions
à remplir aux fins de l’indication de mesures conservatoires, telles qu’elles ressortent
du Statut, du Règlement et de la jurisprudence de la Cour. Les Parties ne devraient
pas aborder le fond de l’affaire au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins
de la demande.»
Je donne à présent la parole à S. Exc. M. Joaquim da Fonseca, agent de la République
démocratique du Timor-Leste. Excellence, vous avez la parole.
M. DA FONSECA :
EXPOSÉ INTRODUCTIF
1. Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs
de la Cour, c’est un honneur pour moi que de représenter mon pays, la République démocratique du
Timor-Leste, dans la présente procédure.
2. Le Gouvernement et le peuple du Timor-Leste ont foi dans le droit international, qui a
joué un rôle important dans notre lutte pour l’indépendance, et en la Cour internationale de Justice,
organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies. En atteste notre acceptation, en
septembre 2012, de la juridiction obligatoire de la Cour.
3. Ce n’est certes pas la première fois que des questions ayant trait à la souveraineté
permanente du Timor-Leste sur ses ressources naturelles sont examinées par la présente Cour, mais
c’est la première fois que le Timor-Leste, en tant qu’Etat indépendant, cherche à obtenir une
décision à cet égard. Dans les années 1990, le Portugal, en tant que puissance administrante du
territoire du Timor oriental, avait introduit une instance ici à La Haye, là aussi contre l’Australie,
soutenant notamment que celle-ci avait porté atteinte «aux droits du peuple du Timor oriental à - 8 -
disposer de lui-même, à l’intégrité et à l’unité de son territoire et à sa souveraineté permanente sur
1
14 ses richesses et ressources naturelles» en concluant avec l’Indonésie le «traité relatif au
Timor Gap» concernant l’exploration et l’exploitation des ressources pétrolières des fonds marins
appartenant au Timor-Leste. La Cour avait alors jugé qu’elle ne pouvait exercer la compétence qui
2
lui était conférée en l’absence de l’Indonésie . Cette décision est un élément important de la série
de mesures licites (et illicites) qui ont mené à la présente procédure. Dans son arrêt de 1995, la
Cour a en outre résumé l’histoire tragique du Timor-Leste jusqu’à cette date, ainsi que le rôle qu’a
joué l’Australie dans ce contexte . Les opinions dissidentes de M. le juge Weeramantry et de
4
M. le juge ad hoc Skubiszewski contiennent des informations plus détaillées sur ce point .
4. Monsieur le président, permettez-moi de commencer par préciser que les relations entre le
Timor-Leste et l’Australie, deux pays voisins, sont aujourd’hui étroites et amicales, et qu’elles le
resteront à l’avenir. Pour reprendre les termes du ministre australien des affaires étrangères, en ce
qui concerne les relations entre les deux pays, «le meilleur reste à venir». L’Australie a joué un
rôle important et fort constructif dans l’accession du Timor-Leste à l’indépendance en 2002 et
pendant les années qui ont suivi, dans le cadre de l’action menée par l’Organisation des
Nations Unies. Nous lui en sommes très reconnaissants.
5. La question des ressources maritimes, lesquelles nous unissent autant qu’elles nous
divisent, demeure cependant une importante pomme de discorde. Ces ressources, pour reprendre
les termes employés par un ancien juge de la présente Cour, sont «la principale richesse du peuple
5
du Timor oriental» , le Gouvernement et le peuple du Timor-Leste déplorant profondément la
manière dont elles ont été traitées par notre grand voisin. A cet égard et nous leur en sommes
reconnaissants , nombreux sont ceux qui, en Australie, partagent notre mécontentement. En
modifiant, en 2002, sa déclaration faite en application de la clause facultative, l’Australie a tenté de
nous empêcher d’avoir accès à la Cour. Aussi le Timor-Leste a-t-il engagé une procédure
1
Affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C. I. J. Recueil 1995, p. 94, par. 10.
2 Ibid,. p. 106, dispositif.
3 Ibid., p. 95-98, par. 11-18.
4
Ibid., p. 144-149, opinion dissidente de M. le juge Weeramantry, p. 226-234, par. 3-32 ; opinion dissidente de
M. le juge ad hoc Skubiszewski.
5
Ibid., p. 151, opinion dissidente de M. le juge Weeramantry. - 9 -
d’arbitrage en vertu de l’article 23 du traité sur la mer de Timor. Puis, au plus grand mépris de
notre souveraineté, des agents secrets australiens ont saisi certains documents relatifs à cette
procédure d’arbitrage et à d’autres questions juridiques importantes entre le Timor-Leste et
l’Australie. Mon pays en a été fort meurtri et choqué.
15 6. Ce sont ces événements qui nous ont conduits ici, dans cette grande salle de justice, pour
solliciter une décision de la Cour mondiale en ce qui concerne les documents et données saisis. La
présente affaire a trait à une grave méconnaissance, par l’Australie, de l’inviolabilité de documents
officiels de la République démocratique du Timor-Leste, et de leur immunité à l’égard de toute
mesure de coercition, en tant que propriété d’un Etat souverain. Le préjudice que ce fait
internationalement illicite a causé au Timor-Leste est potentiellement grave. Et, contrairement à ce
que prétend l’Australie, l’enceinte la plus appropriée pour que le Timor-Leste, en tant qu’Etat
indépendant, obtienne que justice soit rendue à cet égard est bien la Cour mondiale.
7. Nous savons gré à la Cour d’avoir organisé les présentes audiences dans les meilleurs
délais, et vous remercions plus particulièrement vous, Monsieur le président, d’avoir rapidement
pris certaines mesures en vertu du paragraphe 4 de l’article 74 du Règlement de la Cour.
8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’argumentation du
Timor-Leste sera exposée par les conseils suivants :
sir Elihu Lauterpacht, qui s’intéressera tout d’abord à l’importance de la présente affaire et au
contexte factuel, avant d’exposer notre argumentation juridique à l’appui des mesures
conservatoires que nous sollicitons ;
il sera suivi par sir Michael Wood, qui développera la question de l’application du droit et de la
pratique aux circonstances de la présente espèce.
9. Monsieur le président, je vous remercie de votre attention, et vous prie de bien vouloir
appeler à la barre sir Elihu Lauterpacht.
LE PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur l’ambassadeur. J’appelle à la barre
sir Elihu Lauterpacht. Monsieur Lauterpacht, vous êtes toujours le bienvenu parmi nous. - 10 -
M. LAUTERPACHT :
Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un honneur que
de me présenter de nouveau devant vous, au côté de sir Michael Wood. Quant à M. Lowe, qui a
également travaillé avec nous, il exerce malheureusement cette semaine des fonctions d’arbitre
dans une autre enceinte, et m’a prié de vous transmettre ses excuses.
2. Permettez-moi de commencer par donner quelques assurances qui, je l’espère, seront
autant de paroles apaisantes. Malgré les circonstances qui l’entourent, la présente espèce n’est pas
une affaire d’espionnage. La Cour ne devra pas se prononcer sur pareilles activités en général. En
16
réalité, il s’agit d’une affaire assez simple. Un Etat a pris la propriété d’un autre Etat, et devrait
être contraint de la restituer intacte, dans les meilleurs délais. C’est, pour l’essentiel, ce que le
Timor-Leste demande, et il sollicite l’aide de la Cour pour réparer le tort qui a été causé. J’en viens
donc maintenant au fond de mon exposé. Mais avant cela, je tiens à préciser que ce n’est pas sans
regret que je me trouve aujourd’hui plaider contre l’Australie. Pendant trois ans, de 1975 à 1977,
j’ai en effet exercé les fonctions de conseiller juridique principal du ministère australien des
affaires étrangères. Au cours de cette période, j’ai développé une profonde affection et un très
grand respect pour ce pays. C’est donc bien triste pour moi que de devoir, en la présente espèce,
m’opposer à l’Australie au sujet d’un comportement aussi inexplicablement contraire aux principes
élevés qui prévalaient de mon temps. Permettez-moi de m’expliquer sur ce point.
3. Nous sommes en présence d’une demande en indication de mesures conservatoires dans
une affaire introduite par le Timor-Leste contre l’Australie. J’ai tendance à penser qu’il s’agit
d’une affaire dont de nombreux membres de la Cour n’ont sans doute pas d’expérience directe. En
effet, la présente espèce n’est pas un différend ordinaire ayant trait à un titre sur un territoire, à des
limites maritimes ou à une question d’expropriation. Elle concerne la saisie, par l’Australie, de
documents et données confidentiels et protégés, appartenant au Timor-Leste. Ces éléments
contiennent des informations relatives aux conseils juridiques qui ont été donnés à celui-ci, et, ce
qui n’est pas moins important, des considérations d’ordre stratégique relatives à la délimitation
maritime entre le Timor-Leste et l’Australie, laquelle, à ce jour, reste à effectuer. Il n’est guère - 11 -
besoin de préciser que ce sont là des questions revêtant la plus haute importance pour le
Timor-Leste. Les documents en question ont notamment trait à la position et à la stratégie du
Timor-Leste dans ses négociations avec l’Australie. Comme l’a indiqué ici même
M. Burmester l’un des conseils de l’Australie dans l’affaire de la Chasse à la baleine la
question qui oppose l’Australie et le Timor-Leste n’est pas simple. Pour reprendre le terme qu’il a
employé, les arrangements envisagés avec le Timor-Leste sont «complexes».
Et le conseil de poursuivre en précisant que ces questions vont bien au-delà d’une simple
délimitation et imposent notamment de négocier certains arrangements aux fins du partage des
ressources, arrangements qui, jusqu’à présent, ont donné lieu à trois traités entre l’Australie et le
Timor-Leste (CR 2011/13, 28 juin 2013, p. 45, par. 23-24 (Burmester)). Les éléments saisis ont
également trait aux préparatifs par le Timor-Leste de l’arbitrage international susmentionné,
procédure distincte de la présente espèce que le Timor-Leste s’est vu dans l’obligation d’engager
devant un tribunal international qui siégera ici à La Haye. Par son comportement, qui a pour effet
17 de mettre le Timor-Leste dans une position fort désavantageuse aussi bien dans le cadre des
négociations que de l’arbitrage, l’Australie fausse manifestement leur déroulement respectif. Ce
comportement sans précédent, inapproprié et tout à fait inexplicable , qui a d’ailleurs donné
lieu à des déclarations contradictoires de la part de l’Australie, n’est pas le fait d’un Etat qui ne
souscrit pas aux règles de conduite normales en matière de droit international ; il est le fait d’un
Etat dont la réputation internationale est éminente. En l’occurrence, le comportement de cet Etat
dépasse l’entendement.
Le contexte
4. Je ne saurais poursuivre sur ce point sans présenter d’abord succinctement à la Cour le
contexte de la demande à l’examen. Celle-ci découle des divergences entre deux proches voisins,
l’un étant un pays très vaste, puissant, bien établi, riche en ressources naturelles et, de toute
évidence, capable de mobiliser des ressources juridiques extrêmement puissantes et éminentes ;
l’autre partie est un pays plus neuf, plus petit, et bien plus pauvre. - 12 -
L’arbitrage en vertu du traité de la mer de Timor
5. Le Timor-Leste a engagé une procédure d’arbitrage contre l’Australie. Cet arbitrage porte
sur un traité conclu en 2002 au sujet de la répartition des intérêts entre les deux Parties dans la mer
de Timor. Par commodité, j’appellerai désormais cet instrument «traité de la mer de Timor». Je
n’imposerai pas à la Cour une présentation détaillée des dispositions qu’il contient, ce qui serait
sans pertinence aux fins présentes. Le texte intégral de ce traité peut être consulté dans le
volume 2258 du Recueil des Nations Unies, à la page 4. Aux termes de son article 22, cet
instrument était conclu pour une durée de trente ans, et devait expirer en 2033. En 2006, les
deux Parties ont conclu un autre traité ayant le même objet général que le premier. Je l’appellerai
«traité relatif à certains arrangements», son intitulé officiel étant «traité entre l’Australie et la
République démocratique du Timor-Leste relatif à certains arrangements maritimes dans la mer du
Timor». Là encore, point n’est besoin d’imposer à la Cour un examen approfondi de cet
instrument, dont le texte figure dans le volume 2483 du Recueil des Nations Unies, à la page 359.
Entre autres choses, ce second instrument étend à cinquante ans au total la durée du traité de la mer
de Timor ; son article 4, intitulé «Moratoire», interdit au Timor-Leste, pendant toute cette période,
de rouvrir des négociations sur la question de la répartition des droits maritimes entre les deux
Parties. Cette limite est largement au désavantage du Timor-Leste, mais celui-ci l’a acceptée à
l’époque parce qu’il croyait que l’Australie la proposait de bonne foi comme étant dans l’intérêt
des deux Parties. En fait, l’un des principaux désavantages que présente le traité relatif à certains
18 arrangements pour le Timor-Leste est que, lorsque la zone sera restituée à celui-ci à la fin de la
période telle que prolongée, il est vraisemblable que les ressources pétrolières et gazières qu’elle
recèle auront été grandement amenuisées, sinon épuisées.
6. Quelques années plus tard, le Timor-Leste a appris que, pendant toute la durée de la
période de négociation décisive qui a conduit à l’adoption du traité relatif à certains arrangements,
l’Australie avait clandestinement intercepté les discussions internes du Gouvernement timorais au
moyen de dispositifs d’écoute et de microphones qui avaient été secrètement installés dans des
locaux du Gouvernement du Timor-Leste par des agents des services secrets australiens (que
j’appellerai ci-après l’«ASIS»). Le Timor-Leste est bien incapable d’évaluer avec précision le
profit que l’Australie a retiré des informations ainsi obtenues. A n’en pas douter, cela a toutefois - 13 -
dû conférer à celle-ci un important avantage dans le cadre de la négociation, et lui a permis de
définir sa position en conséquence. Sinon, en effet, pourquoi l’Australie aurait-elle agi ainsi ?
7. Ayant appris ce comportement de l’Australie, le Timor-Leste a réalisé qu’il avait subi un
grave préjudice sur le plan international, et a fait connaître à l’Australie que, selon lui, le
comportement de celle-ci emportait invalidation du traité relatif à certains arrangements au regard
du droit international, en tant qu’acte n’ayant manifestement pas été effectué de bonne foi. Se
trouvait par la même occasion invalidée la tentative de modifier la durée prévue du traité de la mer
de Timor, c’est-à-dire le traité initial. Cela a donc donné lieu à un différend ayant trait à cet
instrument. Le Timor-Leste a appelé à la tenue de négociations ou de consultations à cet égard.
L’Australie, quant à elle, a estimé qu’il n’existait aucun différend, et refusé toute discussion
sérieuse. En conséquence, le Timor-Leste a engagé une procédure d’arbitrage en vertu de la clause
de règlement des différends contenue à l’article 23 du traité de la mer de Timor. Cette question est
actuellement examinée par un tribunal arbitral éminent composé de lord Collins of Mapesbury,
désigné par le Timor-Leste, de M. Michael Reisman, désigné par l’Australie, et de
M. Tullio Treves, en tant que président désigné par les deux arbitres des Parties. Cette procédure
est administrée par la Cour permanente d’arbitrage.
La saisie, par l’Australie, de biens appartenant au Timor-Leste
et se trouvant en la possession de son avocat
8. Le principal conseiller du Timor-Leste, dans le domaine des affaires juridiques
internationales, est, depuis de nombreuses années, M. Bernard Collaery, éminent avocat australien.
19 Les bureaux de M. Collaery se trouvent à Canberra, Territoire de la capitale australienne.
M. Collaery mène, avec son cabinet, des activités juridiques touchant à diverses questions pour le
compte du Gouvernement du Timor-Leste, ainsi que pour d’autres clients. M. Collaery conserve
régulièrement dans ses locaux professionnels, pour le compte du Timor-Leste, de nombreux
documents confidentiels se rapportant aux affaires juridiques internationales de ce pays, parmi
lesquels certains ont trait à des questions très importantes et sensibles, telles que les négociations
entre les deux pays au sujet de l’accès aux ressources maritimes de la mer du Timor.
9. Le 2 décembre 2013, l’Attorney-General de l’Australie a émis un mandat qui, semble-t-il,
autorisait le service de renseignement intérieur australien (ASIO) à fouiller les bureaux de - 14 -
M. Collaery et à y saisir certains éléments dont la nature n’est pas précisée. Le mandat se trouve
sous l’onglet n 1 du dossier de plaidoiries. Le 3 décembre, alors que M. Collaery se trouvait à
La Haye pour préparer la procédure d’arbitrage, plusieurs agents de l’ASIO, ainsi que des agents de
la police fédérale australienne, se sont rendus à son cabinet, à Canberra. La seule personne
présente à ce moment-là était l’une des assistantes juridiques de ce dernier, Mlle Preston. Les
agents ont présenté le mandat les autorisant à entrer dans les lieux et à saisir les documents mais, à
aucun moment, ils n’ont dit à Mlle Preston ce qu’ils cherchaient précisément, ni pourquoi.
Mlle Preston a voulu lire le mandat, mais elle était tellement stressée et intimidée par la présence de
plus d’une dizaine d’agents de l’ASIO qu’elle n’est pas parvenue à le lire jusqu’à la fin. De plus,
de nombreux passages étaient caviardés. Mlle Preston a demandé à obtenir une copie, mais on le
lui a refusé au motif qu’il s’agissait d’une question de sécurité nationale. Les agents sont restés sur
place pendant plusieurs heures. Ils ont examiné de nombreux dossiers, et nous ne savons pas dans
quelle mesure ils ont pris des notes ou fait des copies de ce qu’ils ont trouvé (ainsi que les termes
généraux du mandat de perquisition les autorisait à le faire : «afin … d’inspecter ou d’examiner
tout dossier ou élément ainsi trouvé, et d’en faire des copies ou d’en réaliser une transcription…»).
Ils sont partis en emportant plusieurs séries de documents, ainsi qu’un ordinateur portable et une
clé USB, lesquels figurent sur la liste des biens saisis qui se trouve sous l’onglet n 2 du dossier de
plaidoiries du Timor-Leste. M. Collaery, dont les bureaux ont été ainsi envahis, est incapable de
dire avec précision quel était le contenu des documents saisis, mais il est certain que nombre
d’entre eux se rapportaient à la procédure d’arbitrage et à la mise au point de la position du
Timor-Leste en vue des discussions bilatérales qui devraient finalement avoir lieu entre le
Timor-Leste et l’Australie au sujet de la répartition des ressources de la mer du Timor qui sépare
les deux Etats, et de sa délimitation. L’Australie voit la perspective de ces négociations d’un
20 mauvais œil, comme en témoigne le fait qu’elle s’est assurée que le Timor-Leste s’engage, dans le
traité relatif à certains arrangements (le second traité), à ne pas insister pour engager des
négociations pendant la période de validité de ce traité, à savoir cinquante ans. Le Timor-Leste a
néanmoins fait réaliser des études techniques pour étayer sa thèse au cas où les négociations
commenceraient plus tôt que prévu. Un certain nombre de ces documents se trouvaient en la
possession de M. Collaery et ont été saisis en vertu du mandat. On relèvera que, même si - 15 -
l’Attorney-General de l’Australie s’est engagé à ce que les documents saisis le 3 décembre ne
soient pas portés à la connaissance des personnes prenant part à l’arbitrage, il n’a rien dit de la mise
à disposition de ces documents hautement confidentiels et sensibles auprès des responsables
australiens impliqués dans les questions de délimitation maritime.
Les éléments saisis appartiennent au Gouvernement timorais
10. Les agents de l’ASIO ont laissé au cabinet de M. Collaery une «liste des biens saisis». Il
s’agit de la liste des éléments saisis que vous trouverez sous l’onglet n° 2 du dossier de plaidoiries.
Cette liste donne quelques indications générales sur l’éventail probable de ces éléments. Vous
pouvez voir, par exemple, aux numéros [0]01, [0]02 et [0]03, un iPhone, un ordinateur portable et
une clé USB, appareils susceptibles de contenir une grande quantité de données très diverses. Pour
le reste, il s’agit de documents, dont le contenu est connu pour certains mais pas pour d’autres. La
portée de ces documents va bien au-delà de l’arbitrage. Par exemple,
l’élément LPP[0]04 est ainsi décrit : «document intitulé «Contestation de la validité du traité
relatif à certains arrangements maritimes dans la mer du Timor»« (23 pages). Ce document est
un «mandat pour avis juridique» en date du 7 mars 2011, et contient un examen détaillé des
diverses possibilités et stratégies juridiques envisageables pour contester ledit traité. Il ne se
rapporte pas à la procédure d’arbitrage en cours mais a une portée bien plus étendue, puisqu’il
expose les avantages et les inconvénients des diverses solutions de délimitation.
D’autres éléments, comme on peut le voir, font expressément référence à des «échanges de
correspondance» avec M. Vaughan Lowe au sujet du traité sur la mer de Timor et d’autres
questions frontalières. Au cours des années auxquelles, d’après la liste des biens saisis, ces
documents se rapportent (c’est-à-dire à partir de 2010), M. Collaery a adressé à M. Lowe de
nombreux documents, notamment des copies d’avis juridiques et techniques détaillés, ainsi que
des rapports relatifs à la mer du Timor. Il est probable que M. Collaery ait conservé des copies
des documents qu’il a transmis à M. Lowe. - 16 -
21 D’autres encore sont des communications entre le cabinet de M. Collaery et le premier ministre
du Timor-Leste.
11. Il est donc manifeste que se trouvent, parmi les documents saisis, de nombreux dossiers
relatifs aux questions sur lesquelles travaillait le cabinet de M. Collaery pour le compte du
gouvernement timorais. Ces dossiers appartiennent donc tous à ce gouvernement et étaient
conservés comme tels par M. Collaery dans le cadre des fonctions qu’il exerce pour son compte.
Cela est tout à fait conforme au principe généralement admis selon lequel le client (ici, le
gouvernement) est propriétaire des documents établis ou reçus par un avocat agissant pour son
compte en qualité d’agent, ou qui ont été établis dans l’intérêt du client et aux frais de celui-ci, tels
que les avis, mémorandums et mandats. Le fait que les documents qui se trouvaient en la
possession de M. Collaery appartiennent au Timor-Leste est également établi par les dispositions
contractuelles régissant les honoraires de l’avocat, qui prévoient que les droits d’auteur afférents à
l’ensemble des documents établis par M. Collaery pour le compte du gouvernement du
Timor-Leste appartiennent à celui-ci. L’expression «droits d’auteur» recouvre également la
propriété matérielle des documents protégés par le droit d’auteur. A cet égard, la règle générale en
matière de droit de propriété par l’intermédiaire d’un agent ressort de certains passages des
décisions de la Chambre des lords dans l’affaire Rahimtoola c. Nizam de l’Hyderabad [1958]
A.C. 379. Je n’en lirai que quelques passages. Vous en trouverez de plus longs extraits sous
l’onglet n 21 du dossier de plaidoiries.
Ainsi, le vicomte Simonds a dit ce qui suit :
«Il ne fait aucun doute que si le défendeur, quel que soit le nom qu’on lui
donne, est réputé agir pour le compte de l’Etat souverain, sa tâche est aisée : c’est tout
ce qu’il a à prouver pour mettre un terme à la procédure engagée contre lui. Mais dès
lors qu’il est établi que, pour ce qui concerne l’objet de la procédure, le défendeur est
l’agent de l’Etat souverain, autrement dit, que les intérêts ou les biens de l’Etat seront
l’objet de la décision, on aboutit à la même conclusion».
La Cour estimera certainement qu’il s’agit là d’une affaire relative à l’immunité de l’Etat, mais elle
ne diffère pas fondamentalement de la question qui lui est posée aujourd’hui, laquelle a trait à la
propriété de l’Etat. - 17 -
Et lord Simmonds de poursuivre en ces termes :
««Deux principes de droit international», a dit lord Atkin [lord Simonds cite ici
les propos tenus par lord Atkin dans l’affaire dite Christina] (Compania Naviera
Vascongado v. S.S. «Cristina»), «[ont été] intégrés à notre droit interne, qui me
semblent bien établis et incontestables. Selon le premier [je cite toujours lord Atkin],
22 les tribunaux d’un pays n’engageront pas de poursuites à l’encontre d’un souverain
étranger. Cela signifie qu’ils ne feront pas de ce dernier, contre sa volonté, une partie
à la procédure judiciaire, que celle-ci soit intentée à son encontre ou qu’il s’agisse de
récupérer des biens précis ou d’obtenir des dommages et intérêts. Le deuxième
principe [je cite toujours], c’est que ces tribunaux ne saisiront ni ne détiendront de
biens appartenant au souverain, ou se trouvant en sa possession ou sous son contrôle,
que le souverain soit ou non partie à la procédure».»
Lord Atkin a dit ensuite ceci :
«S’il est établi que des biens se trouvant dans ce pays appartiennent à un
souverain étranger indépendant ou à son agent, ou sont en leur possession, les
tribunaux ne sauraient connaître d’une demande visant à interférer avec le titre de
propriété de l’intéressé sur ces biens, ou à l’en priver.»
Dans son exposé, lord Reid a cité l’extrait suivant de la décision rendue par le Privy Council
dans l’affaire Juan Ysmael & Co. Inc. c. Gouvernement indonésien [1954] WLR, vol. 3, p. 531 :
«De l’avis des lords, un gouvernement étranger affirmant que ses droits de
propriété seront affectés par le jugement rendu dans une procédure à laquelle il n’est
pas partie, n’est pas tenu, pour obtenir l’immunité, de prouver son titre de propriété
sur le bien revendiqué, mais il doit démontrer au tribunal que sa demande n’est pas
illusoire, ni fondée sur un titre manifestement entaché d’un vice.»
La détention par le Gouvernement du Commonwealth d’Australie des documents
et données appartenant au Gouvernement du Timor-Leste
12. Ces documents et données confidentiels sont entre les mains du Gouvernement australien
depuis maintenant sept semaines et il paraît hautement improbable, malgré les démarches
entreprises par l’Attorney-General, qu’ils n’aient pas été examinés en détail par des fonctionnaires
australiens. Ces éléments, je le répète, sont d’une grande importance pour toute négociation
maritime à venir, puisqu’il s’agit de conseils juridiques portant notamment sur des analyses de la
position du Timor-Leste et d’instructions adressées au conseil et aux experts en géologie et
questions maritimes, ainsi que d’avis et consultations établies par ces derniers, autant d’éléments
qui revêtent clairement un caractère hautement confidentiel. - 18 -
13. La question de la propriété des informations peut également être considérée sous l’angle
du droit relatif à la confidentialité des communications entre un conseil et son client. Il suffit, à cet
égard, de se référer à l’ouvrage Halsbury’s Laws of England (volume 66), qui traite de cette
question à la section 1146. Je me propose d’en lire trois courts extraits :
Premièrement :
«Les informations confidentielles échangées entre un avocat et son client,
professionnel ou non, aux fins de solliciter ou de fournir un avis juridique, telles que
les instructions adressées au conseil ou les prestations délivrées par celui-ci, sont
couvertes par le secret professionnel. Une juridiction ne saurait, à la demande d’un
tiers, contraindre le client à les divulguer, pas plus qu’elle ne peut autoriser l’avocat à
le faire. S’il n’est pas limité aux communications échangées dans le cadre d’une
procédure judiciaire, ou en préparation de celle-ci, ce droit à la confidentialité ne
s’applique qu’aux communications adressées à titre professionnel ; celles-ci doivent
en outre être de nature confidentielle.»
23 Deuxièmement :
«Le droit à la confidentialité des communications entre le conseil et son client
est également garanti par le droit communautaire et la convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales.»
Troisièmement :
«En l’absence de levée de la confidentialité des données, une ordonnance peut
être rendue pour enjoindre toute autre partie ayant pris possession d’un document
confidentiel à remettre ce document et toutes copies de celui-ci ou notes s’y
rapportant, et à s’abstenir de divulguer les informations qu’il contient et d’en faire
quelque usage que ce soit.»
Telle est, sur ce point, l’état du droit anglais, et, je suppose, celui du droit australien, dans
l’hypothèse ce qui n’est pas notre position où cela serait pertinent.
L’argument australien de la «sécurité nationale»
14. Pour justifier la perquisition effectuée, ainsi que le refus de restituer les éléments saisis,
les agents de l’ASIO ont invoqué une question de «sécurité nationale». L’Australie nous
expliquera sans doute dans quelle mesure il y a lieu, le cas échéant, de prendre en considération la
«sécurité nationale» dans le contexte de la présente affaire. Il n’appartient pas au Timor-Leste de
deviner les arguments complémentaires qu’elle pourra présenter sur ce point, et nous attendons
donc de les entendre pour y répondre. Toutefois, le Timor-Leste entend souligner dès à présent, et
quels que soient ces arguments, que la sécurité nationale est une arme à double tranchant. Pour
autant qu’elle ait quelque pertinence aux fins de la thèse de l’Australie, ce que nous contestons, - 19 -
cette question est tout aussi pertinente à l’égard de la position du Timor-Leste. En effet, la saisie
des documents et données détenus par M. Collaery pour le compte du Gouvernement du
Timor-Leste constitue indubitablement une violation de la sécurité nationale de ce dernier.
15. L’on rappellera, concernant l’invocation incessante de l’Australie de la «sécurité
nationale», qu’une jurisprudence internationale convaincante limite la portée de ce facteur. Amené
à examiner, dans Le Procureur c. Tihomir Blaškić, un moyen de défense invoquant la protection,
au titre de la «sécurité nationale», de documents sollicités par des responsables de l’Etat croate, le
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a ainsi précisé ce qui suit :
«[A]ccorder aux Etats le droit de refuser systématiquement, pour des raisons de
sécurité, de communiquer des documents nécessaires au déroulement du procès
pourrait compromettre la fonction même du Tribunal et faire échouer son objet et son
but essentiels… Si un Etat détenant pareils documents était autorisé à invoquer
unilatéralement des questions de sécurité nationale pour refuser de communiquer ces
documents, cela reviendrait à vider de leur sens les procédures pénales
24 internationales : … La raison d’être du Tribunal international s’en trouverait remise
en question.» [Traduction du Greffe.]
La présente affaire ne doit pas être confondue avec l’arbitrage
16. C’est dans ce contexte que la présente affaire a été introduite devant la Cour. Il importe
de ne pas confondre les deux procédures. L’arbitrage porte sur l’allégation du Timor-Leste selon
laquelle le comportement de l’Australie pendant les négociations en vue du traité relatif à certains
arrangements a entraîné la nullité dudit traité, ce dont il découlerait nécessairement que la clause
portant sur la durée du traité sur la mer de Timor, conclu antérieurement entre les Parties, n’a pas
été modifiée. C’est cette conséquence qui est au cœur du différend entre les deux Parties. Il en va
tout autrement dans la présente instance, par laquelle le Timor-Leste entend dénoncer la saisie de
ses biens et obtenir la restitution des documents qui étaient conservés pour son compte par
M. Collaery. La présente demande en indication de mesures conservatoires a pour objet d’éviter
que les autorités australiennes se voient accorder davantage de temps pour examiner les documents,
étant donné les conséquences préjudiciables imprévisibles qui en découleraient et les dommages
irréparables qui seraient causés à cette occasion. A cet effet, le Timor-Leste demande que les
documents et données, ainsi que les copies que l’Australie pourrait en avoir fait, soient
immédiatement restitués ou mis sous scellés, avec impossibilité d’y accéder pour les autorités - 20 -
australiennes, y compris, bien évidemment, les agents chargés de conduire la procédure d’arbitrage
en cours. Ces objectifs pourraient être atteints par la restitution immédiate des documents au
bureau de M. Collaery, ou leur dépôt en tout autre lieu sûr prescrit par la Cour.
La conséquence de la saisie
17. La saisie initiale a, sans aucun doute, eu pour effet de placer l’Australie dans une position
extrêmement avantageuse à l’égard de l’arbitrage et d’une série d’autres questions qui touchent aux
relations entre le Timor-Leste et l’Australie. Parmi ces questions figure notamment, comme je l’ai
mentionné, celle des négociations qui doivent se dérouler prochainement entre les deux Etats en
matière de délimitation maritime et d’accès aux ressources maritimes. Il convient de souligner que
la présente procédure n’a qu’une incidence indirecte sur l’arbitrage en cours concernant l’effet sur
l’article 23 du traité sur la mer de Timor des dispositions du traité relatif à certains arrangements,
mais qu’elle aura, à terme, des répercussions bien plus importantes. Il est tout simplement
inadmissible que l’une des parties à des négociations ou à une procédure judiciaire puisse ainsi
25 obtenir un tel avantage par rapport à l’autre. Ce qui s’est produit va à l’encontre des principes
fondamentaux régissant la conduite des négociations et des procédures judiciaires. Cela met à bas
l’égalité et la bonne foi qui doivent prévaloir entre les parties. Et c’est bien, j’ose l’espérer, ce que
la Cour conclura.
18. Ainsi s’achève ma présentation du contexte de la présente demande en indication de
mesures conservatoires, et j’en viens maintenant aux aspects de fond. Certains points de l’exposé
qui va suivre seront également développés par sir Michael Wood. Bien qu’il ne me reste que peu
de sujets à aborder, je saurais gré à la Cour de bien vouloir m’accorder quelques minutes pour
rassembler mes idées. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Elihu. A votre demande, je suspends la séance pour
cinq minutes. La Cour va se retirer.
La séance est suspendue de 11 h 20 à 11 h 30. - 21 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et je donne la parole à sir Elihu
pour la suite de son exposé. Vous avez la parole, Monsieur Lauterpacht.
Sir Elihu LAUTERPACHT : Monsieur le président, je vous remercie, ainsi que la Cour, de
m’avoir accordé cette courte pause. Le moment est venu pour moi de me pencher sur les aspects
de fond de la demande. Certains des points que je m’apprête à aborder seront développés ensuite
par sir Michael Wood.
Compétence
19. Le premier élément sur lequel il convient de s’arrêter est la question de la compétence de
la Cour. Les deux Parties ont fait des déclarations en vertu de la clause facultative énoncée à
l’article 36 du Statut, reconnaissant ainsi la juridiction obligatoire de la Cour pour connaître de la
présente affaire. Bien que l’Australie ait assorti sa déclaration d’acceptation de certaines réserves,
aucune d’elles ne s’applique en l’espèce. En effet, la présente affaire ne concerne pas la
délimitation maritime et n’a pas été introduite par le Timor-Leste dans les douze mois suivant le
dépôt de sa propre déclaration. Le lien juridictionnel semble clairement établi. Dès lors, il n’est
pas nécessaire que je m’appesantisse sur ce point, même si sir Michael Wood y reviendra dans un
instant.
Venons-en à l’importante question de l’absence de pertinence de la règle relative à
26
l’épuisement des voies de recours internes.
Absence de pertinence de la règle relative à l’épuisement des
voies de recours internes
20. L’Australie a attaché une importance toute particulière, dans ses observations écrites, à
l’existence de voies de recours dans l’ordre juridique australien. Or, cet argument de la pertinence
des recours internes doit être clairement et catégoriquement écarté. La règle ne s’applique pas en
l’espèce, puisqu’elle ne vise que les cas où un Etat cherche à protéger les intérêts de l’un de ses
ressortissants en s’assurant que l’intéressé a épuisé les recours susceptibles de lui être ouverts en
application du droit de l’Etat qui lui a porté préjudice. Elle est sans pertinence dans une situation
où un Etat fait valoir ses propres droits à l’égard d’un autre Etat qui lui a causé un préjudice. Ainsi, - 22 -
en l’affaire du Détroit de Corfou, dans laquelle le Royaume-Uni avait introduit une instance contre
l’Albanie à raison des dommages causés à des navires de guerre britanniques dans les eaux
territoriales albanaises, personne n’a jamais prétendu que le Royaume-Uni aurait dû commencer
par saisir les juridictions albanaises. L’on trouve également des observations en ce sens dans
l’affaire du Mandat d’arrêt où, en réponse à l’argument de la Belgique selon lequel le Congo aurait
dû épuiser les voies de recours en Belgique, la Cour a précisé ce qui suit :
«Le Congo n’agissant pas dans le cadre de la protection d’un de ses
ressortissants, la Belgique ne saurait exciper des règles concernant l’épuisement des
voies de recours internes… La Belgique reconnaît que, au moment du dépôt de la
requête introductive d’instance par le Congo, ce dernier avait un intérêt juridique
directement en cause et faisait valoir une demande en son nom propre.» (Activités
armées sur le territoire du Congo (Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République
démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 17-18, par. 40)
De même, dans l’affaire Avena, la Cour a indiqué ceci :
«le Mexique peut, en soumettant une demande en son nom propre, inviter la Cour à
statuer sur la violation des droits dont il soutient avoir été victime à la fois directement
et à travers la violation des droits individuels conférés à ses ressortissants par
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36. L’obligation d’épuiser les voies de recours
internes ne s’applique pas à une telle demande.» (Avena et autres ressortissants
mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 36.)
Objet de la présente demande
21. L’objet de la présente demande est, oserais-je dire, assez évident. Il s’agit d’empêcher,
avec effet immédiat, l’Australie de tirer tout nouvel avantage de la saisie, qui constitue un fait
27 internationalement illicite, dans l’attente de la décision finale de la Cour dans l’instance principale
engagée en décembre.
Caractère plausible des droits dont la protection est recherchée
22. Ainsi qu’elle l’a énoncé par le passé, la Cour doit se préoccuper de sauvegarder, par les
mesures conservatoires, les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait
reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime
que les droits allégués par la partie demanderesse sont au moins plausibles. Par ailleurs, «un lien
doit exister entre les droits qui font l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de
l’affaire et les mesures conservatoires sollicitées» (Construction d’une route au Costa Rica le long
du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans - 23 -
la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), demande en indication de mesures conservatoires
présentée par le Nicaragua, ordonnance du 13 décembre 2013, par. 16).
23. Les droits revendiqués par le Timor-Leste dans l’instance principale visent à protéger son
titre sur les documents et données conservés pour son compte dans les bureaux de M. Collaery,
éléments qui ont trait à des questions juridiques concernant le Timor-Leste et des points spécifiques
qui y sont étroitement liés, sur lesquels celui-ci a sollicité l’assistance et l’avis de M. Collaery.
Certaines de ces questions opposent les deux Etats depuis l’accession à l’indépendance du
Timor-Leste en 2002. Comme je l’ai dit, il s’agit principalement de questions concernant les
ressources de la mer de Timor et leur partage entre les deux Etats, et d’autres questions y
afférentes, non moins importantes, ayant trait à la construction de pipelines et à l’exploitation de
l’hélium.
24. L’on ne saurait contester sérieusement que ces documents appartiennent au
Gouvernement du Timor-Leste. Bien que confiés à la garde de M. Collaery, ils ont été établis dans
le cadre de la mise en œuvre d’instructions, générales ou particulières, données à l’intéressé par le
Gouvernement du Timor-Leste. Comme je l’ai indiqué, il ne s’agit pas d’éléments dont
M. Collaery avait le droit de disposer, ou dont il pouvait librement divulguer le contenu à d’autres,
sans l’aval du Gouvernement du Timor-Leste.
25. Pour ce qui est de la plausibilité, étant donné la nature de la demande principale et le fait
incontestable que le Timor-Leste est un Etat souverain reconnu par l’Australie, celui-ci est en droit
28 d’attendre le plein respect de ses droits de propriété sur le plan international, et ce, dans tout Etat où
pourraient se trouver les éléments en cause. Aussi le Timor-Leste estime-t-il que sa revendication
de propriété satisfait pleinement à la condition de plausibilité prescrite par la Cour. La démarche
qu’il a entreprise pour voir ses droits protégés ne relève pas du droit australien, mais du droit
international. Il s’agit d’un aspect de sa souveraineté. Les documents en cause ont un statut
analogue à celui des documents déposés auprès des missions diplomatiques ou consulaires
étrangères. Par ailleurs, le Timor-Leste peut prétendre à la reconnaissance de ses droits, nonobstant
toutes dispositions spéciales qui pourraient leur être opposées en vertu du droit australien. - 24 -
Le lien entre les mesures recherchées et les droits constituant
l’objet de la présente affaire
26. La Cour a également souligné qu’il devait exister un lien entre les droits dont la
protection est recherchée et ceux qui font l’objet de la demande principale. En la présente espèce,
ce lien va pratiquement de soi. Dans l’instance principale, le Timor-Leste cherche à obtenir la
restitution des éléments saisis le 3 décembre 2013. La mesure qu’il sollicite aujourd’hui, dans le
cadre de la demande à l’examen, est étroitement liée. Elle est énoncée au paragraphe 10 de la
demande présentée le 17 décembre, dont il me suffit de lire les alinéas a), b) et e).
Alinéa a) : «que tous les documents et données saisis par l’Australie au 5 Brockman Street, à
Narrabundah, Territoire de la capitale australienne, le 3 décembre 2013 soient immédiatement
placés sous scellés et remis à la Cour internationale de Justice».
Alinéa b) : «que l’Australie fournisse immédiatement au Timor-Leste et à la Cour
internationale de Justice i) une liste de tous les documents et données, ou des informations qui
y sont contenues, qu’elle a révélés ou communiqués à toute personne, employée ou non par un
organe de l’Etat australien ou de tout Etat tiers et exerçant ou non des fonctions pour le compte
de pareil organe, et ii) une liste faisant apparaître l’identité ou des indications concernant ces
personnes, ainsi que leurs fonctions actuelles».
Alinéa e) : «que l’Australie donne l’assurance qu’elle n’interceptera pas ni ne fera intercepter
les communications entre le Timor-Leste et ses conseillers juridiques, que ce soit en Australie,
au Timor-Leste ou en tout autre lieu, et n’en demandera pas l’interception».
Le Timor-Leste considère par conséquent établie l’existence du lien nécessaire entre les
droits qu’il fait valoir aujourd’hui dans la présente procédure et ceux qui font l’objet de l’instance
principale.
29 Risque de préjudice et de dommages irréparables
27. J’en viens maintenant aux termes de l’article 41 du Statut, qui confère à la Cour le
pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un dommage irréparable risque d’être causé
aux droits qui fait l’objet de l’instance principale.
28. La raison pour laquelle l’instance principale a été introduite est que l’Australie ne devrait
pas être autorisée à examiner le contenu des documents qu’elle a saisis. Le Timor-Leste est en - 25 -
droit de voir ses intérêts reconnus et protégés. La Cour n’aura aucun mal à se représenter la
position désavantageuse dans laquelle celui-ci se trouve du fait de la possibilité que l’Australie ait
pris connaissance en détail des conseils qu’il a reçus ces dernières années concernant les facteurs
entrant en ligne de compte dans l’affirmation de ses prétentions à l’égard d’une frontière maritime
acceptable entre les deux Etats, et notamment les termes suivant lesquels un compromis pourrait
être trouvé.
29. Si l’Australie a d’ores et déjà obtenu à partir des documents des informations portant sur
ces questions, cela est pour le moins regrettable, et toute connaissance ainsi acquise devrait être
sanctionnée. Il en va de même des copies que l’Australie aurait pu faire de ces documents. La
présente procédure vise donc à obtenir de la Cour des mesures lui permettant désormais de se
prémunir de tels risques. Différer cette protection jusqu’à la clôture de l’instance principale, qui
interviendra sans doute, au plus tôt, dans un an, aggraverait encore le préjudice causé au
Timor-Leste. Il est possible que ces dommages aient déjà été causés, mais l’on ne saurait le
présumer. De plus, pour ce qui est de ceux qui peuvent encore être causés, ils seront irréparables.
Reste à espérer que la Cour puisse encore ordonner la restitution des documents et interdire que des
copies en soient faites, de sorte que le préjudice puisse, dans une certaine mesure, être atténué.
Caractère d’urgence
30. Pour reprendre les termes qu’elle a employés dans l’affaire Costa Rica , la Cour peut
exercer son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires s’il y a urgence, «c’est-à-dire s’il existe
un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la
Cour n’ait rendu sa décision définitive».
30 31. Selon le Timor-Leste, pareille urgence existe de toute évidence en la présente espèce.
L’Australie ne doit pas prendre connaissance du contenu des éléments saisis. Ses conseils ne
peuvent pas avancer qu’elle a d’ores et déjà examiné les éléments en question, et en a retiré tous les
renseignements qui lui étaient nécessaires concernant la position du Timor-Leste sur les questions
déjà en litige ou qui risquent de le devenir ; cela reviendrait en effet à une reconnaissance par
l’Australie de ce qu’un préjudice a déjà été causé au Timor-Leste. Si la Cour devait ne pas tenir
6 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures
conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 21, par. 64. - 26 -
compte de ce qui précède et conclure que ce qui a été fait ne peut être défait, et, partant, dépasse le
champ de sa compétence, cela reviendrait à cautionner un acte illicite. Or, avec tout le respect que
je dois à la Cour, telle n’est certainement pas l’impression qu’elle souhaite donner. Le versement,
par l’Australie, d’une indemnité ne constituerait pas non plus un remède approprié. Une sanction
financière serait tout simplement insuffisante et serait considérée, dans le monde entier, comme une
licence de commettre des actes illicites de toute sorte. Selon moi, ce qui est requis en l’espèce est
une condamnation claire, ferme et sévère de ce que l’Australie a fait, assortie de l’obligation pour
celle-ci d’établir immédiatement la liste des éléments qu’elle a pris dans le bureau de M. Collaery
et de les placer dans des boites ou des sacs sécurisés. Ceux-ci devront être scellés et confiés dans
les meilleurs délais à la garde de la Cour internationale de Justice, aux frais du
Gouvernement australien. Les besoins du Timor-Leste sont urgents.
32. Avant de terminer mon exposé, peut-être devrais-je ajouter quelques mots au sujet du
lien entre les mesures sollicitées dans la demande à l’examen et la décision sollicitée dans la
procédure principale. D’aucuns pourraient peut-être objecter au Timor-Leste que, si la Cour lui
donne satisfaction en ce qui concerne la demande à l’examen, il ne restera plus grand-chose, sinon
rien, à trancher dans la procédure principale. Cela est tout simplement erroné. Les mesures
conservatoires que le Timor-Leste sollicite sont en effet très différentes de la décision demandée
dans la procédure principale. Par sa requête, le Timor-Leste cherche à obtenir un jugement
déclaratoire, puisqu’il prie la Cour de dire que la saisie et la détention continue des documents et
7
données constituent une violation du droit international . Il demande en outre que lui soient
restitués immédiatement tous les documents et données . Enfin, il est peut-être bon de rappeler
que, dans sa requête, le Timor-Leste demande en outre que l’Australie lui fournisse réparation, sous
9
la forme d’excuses officielles et par la prise en charge de certains frais .
31 33. L’on ne saurait soutenir que la demande à l’examen doit être ignorée et que le
Timor-Leste doit se contenter de la décision qu’il sollicite dans la procédure principale. Pareille
conclusion ne peut être tirée des faits de l’espèce. Compte tenu du calendrier chargé de la Cour, il
7
Requête, par. 11, premièrement et deuxièmement.
8Ibid., troisièmement.
9
Ibid., quatrièmement. - 27 -
est peu probable que celle-ci puisse examiner l’affaire au fond et se prononcer à cet égard avant un
an, voire 18 mois, c’est-à-dire avant la mi-2015. Si les éléments saisis demeurent en la possession
de l’Australie et peuvent être examinés par celle-ci pendant toute cette période, les droits du
Timor-Leste seront immanquablement lésés. Les hypothèses sont donc les suivantes.
Premièrement, la Cour peut reconnaître le bien-fondé de la demande à l’examen et fournir au
Timor-Leste la protection immédiate qu’il sollicite et dont il a besoin. Ou bien, deuxièmement, elle
peut écarter cette demande, auquel cas le tort causé au Timor-Leste persistera jusqu’à ce que l’arrêt
soit rendu dans la procédure principale. En pratique, il sera alors trop tard pour que cette décision
puisse offrir au Timor-Leste la protection qu’il recherche.
Résumé et conclusions
34. J’en arrive donc, Monsieur le président, à mon résumé et à mes conclusions. Mais avant
cela, il est peut être bon que je passe en revue certains aspects des observations écrites de
l’Australie, qui appellent des commentaires.
1) L’Australie ignore totalement le fait que les éléments saisis sont la propriété du Timor-Leste.
Dans ses observations écrites, elle ne reconnaît nullement que la saisie des biens d’un autre Etat
constitue une violation du droit international, au même titre que le serait la saisie de toute partie
du territoire d’un autre Etat. C’est une question d’échelle, et non de nature.
2) Deuxièmement, «la sécurité nationale» ne saurait être invoquée pour empêcher que la question
soit examinée, sans que ne soit apportée la moindre précision concernant la nature des intérêts
en matière de sécurité nationale prétendument en cause ; pareille précision est nécessaire pour
que la Cour puisse parvenir à sa propre conclusion sur ce point.
3) Le fait que le comportement de l’Australie au Timor-Leste en 2004-2006 constitue lui-même
une grave violation, de la part des australiens qui y ont pris part, du droit pénal du Timor-Leste
ne saurait, lui non plus, être passé sous silence. D’ailleurs, il n’est pas impossible qu’il se soit
aussi agi d’une violation de la législation australienne régissant le comportement de ses services
de sécurité. - 28 -
4) L’argument selon lequel le Timor-Leste aurait pu demander l’indication de mesures
conservatoires au tribunal constitué aux fins de l’arbitrage est sans réelle pertinence, étant
32 donné que la compétence de ce tribunal est limitée aux questions en cause dans l’arbitrage. Or,
la question de la délimitation maritime entre les deux Etats n’en fait pas partie.
5) Tout au long de ses observations écrites, l’Australie s’empêtre dans son argument selon lequel
c’est le droit australien qui régit la question, et selon lequel le système juridique de l’Australie
est bien équipé pour connaître de cette question. Comme cela a déjà été indiqué, les droits du
Timor-Leste sont fondés en droit international. En insistant pour que la présente affaire soit
jugée uniquement comme une question relevant du droit international, le Timor-Leste n’entend
pas manquer de respect à l’Australie. Néanmoins, un Etat souverain n’est pas tenu de se
soumettre au droit d’un autre Etat pour faire valoir ses droits de propriété. Bien évidemment, il
est tout à fait loisible à l’Australie, si elle pense avoir quelque chose à y gagner, d’en appeler au
tribunal arbitral pour indiquer une mesure conservatoire interdisant au Timor-Leste de
soumettre la présente demande à la Cour, pour autant que l’Australie puisse soutenir que ladite
demande a trait à des questions relevant de la compétence du tribunal. Mais cela n’est guère
probable.
6) L’Australie ayant reconnu que certains des documents imprimés avaient été brièvement
examinés, il est possible que le Timor-Leste ait déjà d’ores et déjà subi un grave préjudice.
35. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, avec votre permission,
j’aimerais maintenant céder la place à sir Michael Wood, qui vous présentera les éléments faisant
autorité qui viennent à l’appui des arguments que je vous ai présentés. Je vous saurais gré de bien
vouloir appeler sir Michael à la barre.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Lauterpacht ; je donne la parole à
sir Michael Wood. Compte tenu de la pause que la Cour a faite, je vous serais reconnaissant,
sir Michael, si vous pouviez terminer à 12 h. 30. Vous avez la parole. - 29 -
Sir Michael WOOD :
A PPLICATION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE CONCERNANT
LES MESURES CONSERVATOIRES
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un très grand honneur que
de me présenter devant vous au nom de la République démocratique du Timor-Leste.
I. Introduction
2. J’ai trois points principaux à faire valoir. Premièrement, comme sir Elihu vient de vous
l’exposer, les droits timorais qui sont en cause en l’espèce relèvent du droit international. Il s’agit
33 des droits du Timor-Leste à l’inviolabilité et à l’immunité de ses biens, et en particulier de ses
documents et données (électroniques). Dans ces conditions, toute référence aux voies de recours
prévues par le droit australien est dépourvue de pertinence.
3. Deuxièmement, les mesures conservatoires demandées revêtent un caractère d’urgence.
Les engagements pris jusqu’ici au nom de l’Australie sont impropres à sauvegarder les intérêts
importants du Timor-Leste dans l’attente de la décision définitive de la Cour, des intérêts qui
débordent très largement le cadre de la procédure d’arbitrage dont mon confère, ami et mentor,
sir Elihu Lauterpacht, vient de vous entretenir.
4. Enfin, troisièmement, les mesures conservatoires que nous vous prions d’indiquer sont
appropriées pour sauvegarder les intérêts qui sont en jeu, sans préjudice des exigences propres à la
sécurité nationale de l’Australie.
5. J’examinerai successivement les éléments auxquels est subordonnée l’indication de
mesures conservatoires : la compétence prima facie (sur laquelle je n’ai pas grand-chose à ajouter),
les droits à protéger et le risque de préjudice irréparable. Je reviendrai ensuite brièvement sur le
peu d’arguments que l’Australie a avancés au sujet du droit international dans ses observations
écrites.
6. Monsieur le président, le greffier a donné lecture du libellé exact des mesures
conservatoires demandées . En résumé, nous prions la Cour d’ordonner que soit placé sous scellés
10Demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Gouvernement du Timor-Leste,
17 décembre 2013, par. 10. - 30 -
et lui soit remis l’ensemble des documents et données (électroniques) — que j’appellerai
conjointement les «documents» pour abréger — qui ont été saisis à Canberra le 3 décembre 2013
11
dans les bureaux du conseil du Timor-Leste ; que l’Australie informe le Timor-Leste de tout ce
qu’elle a pu révéler ou copier de ces documents ; qu’elle ne ménage aucun effort pour détruire de
13
telles copies ; et qu’elle lui donne l’assurance qu’elle n’interceptera pas les communications du
Timor-Leste avec ses conseillers juridiques . 14
7. Il appartiendra bien entendu à la Cour de déterminer les modalités précises des mesures
indiquées. Notre action vise, en substance, à faire en sorte que les éléments saisis de manière
illicite ne soient mis à la disposition d’aucune personne jouant un quelconque rôle dans les
relations diplomatiques ou commerciales qu’entretiennent l’Australie et le Timor-Leste au sujet de
34
la mer de Timor et de ses ressources. Cela vaut notamment, mais non exclusivement, pour toutes
les personnes jouant un rôle dans le cadre de l’arbitrage en cours.
II. L’insistance de l’Australie sur ses voies de recours internes
8. Dans ses observations écrites, l’Australie livre une longue analyse de la situation au regard
de son droit interne . Pourtant — ainsi qu’exposé à l’instant par sir Elihu —, le différend qui
oppose ici le Timor-Leste à l’Australie relève de toute évidence du droit international. La
propension de l’Australie à faire primer son droit interne sur le droit international transparaissait
déjà dans sa lettre du 24 décembre, qui figure sous l’onglet n° 10 de votre dossier et dans laquelle
le Solicitor du Gouvernement australien (ci-après le «Solicitor») déclarait :
«Le Gouvernement du Timor-Leste a eu tout le loisir d’engager une action
devant les juridictions internes pour présenter ses demandes éventuelles et il n’en a
rien fait, alors que vingt jours se sont écoulés depuis l’exécution du mandat, le
3 décembre 2013. S’il entend introduire une demande en vertu du droit interne, il lui
16
faudrait le faire bien avant le 22 janvier 2014.»
11
Demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Gouvernement du Timor-Leste,
17 décembre 2013, par. 10 a).
12Ibid., par. 10 b) et c).
13Ibid., par. 10 d).
14
Ibid., par. 10 e).
15
Voir, par exemple, observations écrites de l’Australie (ci-après, «OEA»), par. 4 a), 42-43, 45, 49-57, 75 f).
16Lettre du Solicitor en date du 24 décembre 2013, par. 5. - 31 -
Ce passage fait apparemment référence aux présentes audiences. Dans sa lettre du 14 janvier 2014,
le Solicitor répète en substance la même chose.
9. L’Australie semble considérer qu’un Etat souverain, la République démocratique du
Timor-Leste, doit s’en remettre aux autorités ou juridictions australiennes pour faire valoir ses
droits souverains à l’inviolabilité de ses documents d’Etat, des droits qui, selon nous, ont été violés
par l’Etat australien à travers les actes de son Attorney-General et de ses services de sécurité et de
renseignement.
10. Il va sans dire que le Timor-Leste n’est nullement tenu, en droit international, de se
soumettre aux procédures internes australiennes pour défendre les droits qu’il tient du droit
international. Comme sir Elihu l’a indiqué, la règle de l’épuisement des recours internes ne trouve
pas matière à s’appliquer ici, quand bien même de tels recours pourraient se révéler efficaces, ce
17
dont il y a tout lieu de douter dans la présente affaire . La possibilité de former un recours en
vertu du droit australien ne constitue pas davantage un «facteur» influant sur la décision d’indiquer
ou non des mesures conservatoires, contrairement à ce que l’Australie semble laisser entendre dans
ses observations écrites .8
35 III. Les conditions régissant l’indication de mesures conservatoires
11. Monsieur le président, je vais dire quelques mots sur les conditions nécessaires à
l’indication de mesures conservatoires.
12. La Cour et sa devancière, la Cour permanente, ont reconnu de longue date
«le principe universellement admis devant les juridictions internationales et consacré
d’ailleurs dans maintes conventions … d’après lequel les parties en cause doivent
s’abstenir de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à
l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisser procéder à aucun acte,
de quelque nature qu’il soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend»
(Compagnie d’électricité de Sofia 19 de Bulgarie, ordonnance du 5 décembre 1939,
C.P.J.I. série A/B n° 79, p. 199) .
17
OEA, par. 53-57, 75.
18Ibid., par. 48, 52, 57, 75.
19
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 503, par. 103. - 32 -
a) Compétence prima facie
13. Il y a tout d’abord lieu pour la Cour de s’assurer qu’elle a compétence prima facie. Dans
ses observations écrites, l’Australie se réfère à cette exigence sans laisser entendre qu’il n’y a pas
21
été satisfait. Elle évoque certes une question de «recevabilité» , mais ne développe pas ce point.
Toujours est-il que, si votre jurisprudence requiert la compétence prima facie, elle n’indique pas
que la recevabilité prima facie soit également requise. Les autorités citées par l’Australie à cet
22
égard sont, au mieux, équivoques .
14. Les actes illicites australiens du 3 décembre 2013 ont donné lieu à une violation continue
d’une obligation internationale. Ils ont été dénoncés par le Timor-Leste lors de la première réunion
de procédure tenue le 5 décembre 2013 par le tribunal arbitral , dans la mesure où ils intéressaient
cet arbitrage. Cela étant, comme nous l’avons déjà dit, il est important de noter que les documents
saisis débordent très largement le cadre de cet arbitrage. Ainsi, le 10 décembre 2013, le
Timor-Leste a adressé une lettre à l’Attorney-General australien — cette lettre figure sous
l’onglet n 3. Vous constaterez que, dans cette lettre, il demandait notamment la restitution des
originaux des documents saisis dans les bureaux de son conseil le 3 décembre, des documents qu’il
avait «le droit de protéger en vertu du droit international», ainsi qu’une liste complète des
documents saisis ; il demandait également à l’Australie de lui confirmer «la destruction définitive
36 de toutes les copies déjà faites des documents et données [saisis]». Une note verbale a également
été envoyée le 10 décembre, mais aucune réponse satisfaisante n’a été reçue.
15. Le présent différend s’est cristallisé au plus tard lorsque, dans sa lettre du 16 décembre,
o
qui figure sous l’onglet n 6, le Solicitor a répondu que les éléments en question n’avaient pas été
saisis au détriment du Gouvernement du Timor-Leste, et que celui-ci n’avait «pas démontré
détenir, sur le plan juridique, le moindre droit justifiant» que lesdits éléments lui soient restitués.
Le Timor-Leste s’est vu accorder jusqu’au 19 décembre pour faire valoir de tels droits, «à défaut de
quoi, notre client [l’Australie] prendra sans préavis les mesures qu’il jugera appropriées à l’égard
20OEA, par. 70.
21Ibid.
22
Les références à l’ouvrage de M. Thirlway n’étayent pas la proposition à l’appui de laquelle elles sont citées.
La page 936 n’autorise absolument aucune conclusion, pas plus que la page 1779 (que l’Australie omet de citer dans sa
note 97).
23OEA, par. 14 et annexe 9. - 33 -
des éléments saisis». C’est à ce moment-là que le Timor-Leste, vu la gravité et l’urgence de la
situation, a conclu qu’il n’avait pas d’autre solution que d’introduire la présente instance, sur le
fondement des déclarations faites par les deux Etats au titre de la clause facultative. De notre point
de vue — et l’Australie ne semble pas le contester —, il est clair que la Cour a compétence
prima facie en vertu de la clause facultative, qui couvre tous les aspects du différend porté ici
devant elle. Sir Elihu a déjà dit tout ce qu’il y avait à dire à ce sujet.
b) Les droits dont la protection est recherchée et les mesures demandées
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens maintenant à la
deuxième condition régissant l’indication de mesures conservatoires, dont vous avez très
récemment exposé la teneur au paragraphe 15 de votre ordonnance du 13 décembre dernier en
l’affaire Nicaragua c. Costa Rica.
17. Ainsi qu’exposé par sir Elihu, les mesures conservatoires demandées par le Timor-Leste
visent précisément à sauvegarder les droits timorais qui font l’objet de la présente instance : elles
visent à faire en sorte que les biens du Timor-Leste ne soient pas soumis à des mesures continues
portant atteinte aux droits de celui-ci en tant qu’Etat souverain, notamment à l’inviolabilité de ses
documents et à l’immunité dont ces derniers bénéficient à l’égard des mesures de contrainte.
18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en décernant un mandat aux
fins de la saisie de documents appartenant au Timor-Leste, puis en saisissant et en conservant
lesdits documents, les autorités australiennes ont fait fi de l’inviolabilité des documents de l’Etat du
Timor-Leste et de l’immunité reconnue à celui-ci par le droit international.
37 19. Le principe de l’inviolabilité des biens et documents de l’Etat est un principe général qui
sous-tend et éclaire de nombreuses règles dans certains domaines, tels que celui de l’immunité de
l’Etat ou des immunités diplomatiques et consulaires. Pour ce qui concerne l’immunité de l’Etat, je
rappellerai que, en 2004, les Nations Unies ont adopté une convention intitulée «convention des
Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens».
20. L’immunité accordée aux biens de l’Etat est destinée à protéger ceux-ci à tous les stades
de la procédure, depuis l’engagement des poursuites et, de fait, pendant l’instruction, jusqu’à - 34 -
l’exécution des décisions . 24 Par ailleurs, à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la
convention des Nations Unies de 2004, le terme «tribunal» est défini comme «tout organe d’un
Etat, quelle que soit sa dénomination, habilité à exercer des fonctions judiciaires». L’expression
«fonctions judiciaires» elle-même n’est pas définie. Cette absence de définition était délibérée
puisque, est-il précisé dans le commentaire de la CDI, «ces fonctions varient selon les systèmes
constitutionnels et juridiques» . Dans son commentaire, la CDI donne une explication générale du
terme «tribunal». Elle indique en particulier que la définition de ce terme figurant à l’alinéa a) du
paragraphe 1 de l’article 2 «peut, selon les systèmes constitutionnels et juridiques, inclure
l’exercice du pouvoir d’ordonner ou d’adopter des mesures d’exécution (on parle parfois de
26
«fonctions quasi-judiciaires») par tel ou tel organe administratif de l’Etat» . Elle précise
également — je cite son commentaire :
«L’expression «immunités juridictionnelles» vise non seulement le droit des
Etats souverains d’être soustraits à l’exercice du pouvoir de décision normalement
exercé par l’autorité judiciaire ou les magistrats dans le cadre du système juridique de
l’Etat territorial, mais aussi le non-exercice, à l’occasion d’une procédure judiciaire,
de tous autres pouvoirs administratifs et exécutifs par toute autorité de cet Etat, quelles
que soient les mesures ou procédures considérées.» 27
21. Il n’existe aucune différence entre un mandat de perquisition délivré par
l’Attorney-General et le même mandat délivré par un tribunal ou un organe administratif. Il paraît
clair, au regard de l’article 25 de l’Australian Security Intelligence Organisation Act [loi
australienne sur les services de renseignement] et du libellé du mandat proprement dit, que, en
décernant celui-ci, l’Attorney-General agissait à titre quasi-judiciaire. Le mandat est présenté
comme ayant été délivré pour des raisons de sécurité nationale et non dans le cadre d’une
38 procédure judiciaire au sens strict (encore que l’Australie semble à présent laisser entendre que les
renseignements obtenus au moyen du mandat pourraient également donner matière à des poursuites
24
Projet d’article 1, commentaire, par. 2, Annuaire de la Commission du droit international (ci-après, «ACDI»),
1991, vol. II, partie II, p. 13.
25 Projet d’article 2, commentaire, par. 3, ACDI, 1991, vol. II, partie II, p. 14 ; R. O’Keefe, C. Tams,
The United Nations Convention on Jurisdictional Immunities of States and Their Property : A Commentary (2013),
p. 45-46.
26Projet d’article 2, commentaire, par. 4, ACDI, 1991, vol. II, partie II, p. 14.
27
Projet d’article 1, commentaire, par. 2, ACDI, 1991, vol. II, partie II, p. 13. - 35 -
28
pénales) . Toutefois, la perquisition et la saisie n’en sont pas moins contraires à l’inviolabilité et à
l’immunité reconnues au Timor-Leste par le droit international.
22. Notre premier point est donc que la saisie a été effectuée sur la base d’un mandat délivré
par un «tribunal» au sens du droit international coutumier relatif à l’immunité de l’Etat, tel qu’il est
énoncé dans la convention des Nations Unies. Même si tel n’était pas le cas, cette saisie tomberait
sous le coup des principes plus généraux qui sous-tendent le droit relatif à l’immunité de l’Etat, au
nombre desquels figure celui de l’inviolabilité des documents d’Etat. Le fait que la pratique
existant en la matière ait principalement trait à des procédures judiciaires classiques ne signifie pas
que le pouvoir exécutif puisse s’ingérer dans les affaires d’autres Etats, y compris leurs biens, sans
être soumis à l’inviolabilité reconnue à ceux-ci par le droit international. Le principe sous-jacent,
en droit international, interdit à un Etat de toucher aux biens d’un autre Etat.
23. L’inviolabilité et l’immunité s’appliquent sans conteste aux documents d’un Etat se
trouvant en la possession du conseil de celui-ci. Selon la règle fondamentale énoncée dans la
29
convention des Nations Unies de 2004, l’Etat et ses biens jouissent de l’immunité . La convention
recense ensuite les exceptions à cette règle. Aucune de ces exceptions ne s’applique dans la
présente affaire. Aucune exception n’est ménagée pour les biens en la possession d’un conseil
représentant l’Etat, ou pour les biens créés à des fins juridiques en consultation avec le conseiller
juridique.
24. L’Australie soutient que les biens en la possession du conseil du Timor-Leste qui ont été
saisis l’ont été conformément au droit australien et que, partant, tout recours formé devrait l’être
sous le régime du droit australien. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne le droit relatif à
l’immunité de l’Etat. L’article 6 de la convention des Nations Unies qui, là encore, reflète le
droit international coutumier indique clairement que, dans de telles circonstances, l’Australie est
tenue de «veill[er] à ce que ses tribunaux établissent d’office que l’immunité de cet autre Etat
30
prévue par l’article 5 est respectée» . Lorsque l’autorité qui exerce des fonctions quasi-judiciaires
est l’Attorney-General, c’est-à-dire un ministre du gouvernement, honorer une telle obligation ne
28
OEA, par. 55.
29Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, art. 5.
30
Ibid., art. 6.1. - 36 -
devrait pas poser problème. Monsieur le président, l’inviolabilité et l’immunité des documents et
des biens de l’Etat sont expressément prévues dans les conventions internationales qui régissent
39 certains domaines du droit, tels que le droit diplomatique et consulaire, le droit relatif aux missions
spéciales, et le droit des organisations internationales, et les dispositions de ces conventions
reflètent le droit international coutumier. L’article 24 de la convention de Vienne sur les relations
diplomatiques dispose ainsi que «[l]es archives et documents de la mission sont inviolables à tout
moment et en quelque lieu qu’ils se trouvent», et l’article 27, en son paragraphe 2, précise que «[l]a
correspondance officielle de la mission est inviolable [et que l’]expression «correspondance
officielle» s’entend de toute la correspondance relative à la mission et à ses fonctions». La
convention de Vienne sur les relations consulaires et la convention de New York sur les missions
31
spéciales prévoient des dispositions analogues . La première présente, à l’alinéa k) de son
article premier, une définition large de la notion d’archives consulaires, qui pourrait donner une
32
indication plus générale de ce que recouvrent les archives officielles .
25. Dans le commentaire qu’elle a consacré au paragraphe 2 de l’article 27 de la convention
de Vienne sur les relations diplomatiques, Eileen Denza a indiqué que la «correspondance adressée
par l’Etat d’envoi à sa mission pourrait, à tout le moins théoriquement, être protégée en tant que
relevant des archives du gouvernement d’un Etat étranger» , écrivant encore : «la question peut se
poser de savoir si cette correspondance émane de l’Etat d’envoi et si elle peut, en conséquence, être
couverte par le principe de l’inviolabilité en tant qu’archive d’un gouvernement étranger
34
souverain» .
26. Mme Denza faisait référence au cas de documents gouvernementaux entre les mains de
35
sociétés externes . En 2002, une commission de la chambre des représentants des Etats-Unis s’est
posé la question du statut de tels documents détenus par des consultants professionnels — il
s’agissait en l’occurrence de lobbyistes ou de conseillers en relations publiques. Le conseiller
31Convention de Vienne sur les relations consulaires, art. 33 ; convention sur les missions spéciales, art. 26.
32E. Denza, Diplomatic Law, 3 éd. 2008, p. 162 ; L. Lee, J. Quigley, Consular Law and Practice, (3 éd. 2008),
p. 392.
33 e
E. Denza, Diplomatic Law, 3 éd. 2008, p. 226.
34
Ibid.
35Ibid., p. 197-199. - 37 -
juridique du département d’Etat a fait à cette occasion une déclaration 36 que vous trouverez
o
reproduite à l’onglet n 19 des dossiers de plaidoiries. M. Taft y renvoyait notamment à des
informations fournies par le gouvernement à une société externe en vue de la construction de
bâtiments de l’ambassade, et envisageait l’hypothèse où l’Etat hôte insisterait auprès de cette
société pour qu’elle lui remette ces informations :
40 «Nous songerions [alors] sérieusement à nous prévaloir des privilèges, ou de
l’inviolabilité, prévus par la convention de Vienne. Nous envisagerions également
d’invoquer d’autres privilèges et protections, tels que le secret d’Etat, pouvant
37
s’appliquer à ces situations ou à d’autres.» [Traduction du Greffe.]
M. Taft poursuivait en ces termes :
«La question soulevée par la commission … est celle de savoir si ces éléments
conservent l’immunité prévue par la convention lorsqu’ils sont confiés à, ou utilisés
par, des tierces parties… Il s’agit là d’une question nouvelle et complexe.» 38
[Traduction du Greffe.]
Monsieur le président, même si l’enquête concernait essentiellement des documents relatifs à
une ambassade, la question sous-jacente soulevée par le département d’Etat et la position que
celui-ci a adoptée semblent valoir de manière générale pour les documents gouvernementaux qui se
trouveraient entre les mains d’entrepreneurs.
27. Les éminents auteurs qui ont contribué à l’ouvrage d’Oppenheim ont, à propos des
agents n’ayant pas un statut diplomatique ou consulaire, noté que, si aucune règle spécifique ne
régit à ce jour leurs privilèges et immunités, dans la pratique, «ces personnes et leurs documents
39
officiels bénéficient a priori de l’immunité.»
28. Pour illustrer mon propos, je voudrais encore mentionner un exemple récent. Fin
novembre 2013, des agents de l’Etat espagnol ont ouvert des valises (mais non, si j’ai bien compris,
des valises diplomatiques) contenant des documents du Gouvernement britannique qui transitaient
entre Gibraltar et Londres via l’Espagne. Voici ce qu’en a dit, dans une déclaration écrite adressée
au Parlement le 27 novembre 2013 que vous trouverez reproduite à l’onglet n 17 de vos
dossiers de plaidoiries , un ministre du Foreign Office :
36
2002 Digest of United States Practice in International Law, p. 567-570.
37Ibid., p. 569.
38
2002 Digest of United States Practice in International Law, p. 570.
39 e
Oppenheim’s International Law, vol. I (9 éd., 1992, R. Jennings, A. Watts (sous la dir. de)), p. 1175. - 38 -
«Le vendredi 22 novembre, deux valises du Gouvernement britannique
contenant des communications et correspondances officielles, et clairement étiquetées
en tant que telles, ont été ouvertes par des agents de l’Etat espagnol, alors qu’elles
étaient en transit. Il s’agit là d’une grave ingérence dans la correspondance et les
biens officiels du Gouvernement de Sa Majesté et, partant, d’une atteinte tant aux
principes sous-tendant la convention de Vienne sur les relations diplomatiques qu’au
principe de 40immunité de l’Etat. Or, nous prenons très au sérieux toute atteinte à ces
principes.» [Traduction du Greffe.]
29. Ces exemples reflètent le principe fondamental selon lequel l’inviolabilité s’applique de
manière générale aux documents de l’Etat, qu’ils soient ou non et même s’ils ne sont pas des
archives de l’Etat au sens restreint du terme, ou des archives d’une mission diplomatique ou d’un
poste consulaire.
30. Les juridictions internationales ont reconnu que la protection de la confidentialité des
communications entre un conseil et son client constituait un principe général de droit. Dans
l’affaire de la Banque des règlements internationaux, le tribunal arbitral s’est ainsi exprimé en ces
termes :
41 «Un aspect fondamental de la règle de la confidentialité des communications
entre l’avocat et son client, tant en droit national qu’en droit international, est que les
personnes amenées à prendre des décisions en leur nom propre ou au nom d’autres
personnes sont autorisées à demander et à recevoir des avis juridiques, et que
l’obtention d’une palette complète d’options juridiques, de même que l’analyse et
l’évaluation de leurs implications se verraient compromises si les conseils et leurs
clients n’avaient pas à l’avance l’assurance que l’avis donné, ainsi que les
communications l’accompagnant, demeureraient confidentielles et ne pourraient
41
donner lieu à une communication forcée.»
Tant en droit national qu’en droit international, donc, a dit ce tribunal.
31. Citons encore une autre affaire, l’affaire Libananco c. Turquie, qui concernait un
différend relatif à un traité d’investissement. La société Libananco avait intenté une action contre
le Gouvernement de Turquie. Le tribunal arbitral était saisi d’allégations d’interception, par la
Turquie, de communications entre le demandeur et ses conseillers juridiques, allégations que, selon
42
ses propres termes, «il lui fa[llait] examiner avec le plus grand sérieux» [traduction du Greffe].
40Hansard, 27 novembre 2013, Cols. 17-18WS.
41Affaire de la Banque des règlements internationaux (CPA), ordonnance de procédure n 6, 11 juin 2002, p. 4 ;
repris dans Vito G. Gallo c. Gouvernement du Canada (CPA-ALENA), ordonnance de procédure n 3, 8 avril 2009,
par. 49.
42
Libananco Holdings Co. Limited v. Republic of Turkey, ICSID Case no. ARB/06/8, Decision on Preliminary
Issues, 23 juin 2008, par. 74. - 39 -
32. Nous avons inclus sous l’onglet n° 18 un extrait de la décision sur les questions
préliminaires rendue dans l’affaire Libananco. L’on constate, en la lisant, que le conseil du
gouvernement s’est comporté de manière tout à fait correcte, refusant de prendre connaissance des
éléments interceptés (au nombre desquels figurait le projet de mémoire du demandeur) . Mais on 43
ne s’attendrait pas à moins, et c’est pourquoi les assurances qui ont été données jusqu’à présent par
l’Australie en ce qui concerne les documents juridiques saisis en la présente affaire n’ont rien
d’étonnant. Néanmoins, le tribunal constitué en l’affaire Libananco n’a pas manqué de rappeler on
ne peut plus fermement quels étaient les principes fondamentaux en jeu :
«[l]’équité procédurale la plus élémentaire, le respect de la confidentialité et, en
particulier, de la confidentialité des communications entre un avocat et son client... ; le
droit des parties de demander conseil et de développer leur argumentation librement et
sans ingérence» [traduction du Greffe].
Et d’ajouter :
«Pour le tribunal, le principe peut s’exprimer ainsi : les parties ont l’obligation
de se soumettre à l’arbitrage équitablement et de bonne foi et un tribunal arbitral doit
veiller à ce que cette obligation soit respectée ; ce principe s’applique dans tout
arbitrage, y compris l’arbitrage de différends relatifs à l’investissement, et à toutes les
parties, y compris les Etats (fût-ce dans l’exercice de leurs attributions
souveraines).» 45 [Traduction du Greffe.]
42 33. En outre, de manière assez semblable au cas qui nous occupe ici, l’Etat défendeur avait,
dans l’affaire Libananco, plaidé que ses actes étaient excusables au motif qu’ils avaient été commis
dans le cadre de l’application légitime de son droit pénal. Le tribunal a répondu de manière peu
équivoque à cet argument :
«Le droit et le devoir d’enquêter sur des activités criminelles … ne sauraient
impliquer que le pouvoir d’enquêter puisse être exercé sans égard à d’autres droits et
devoirs ni que, en ouvrant une enquête judiciaire, un Etat puisse faire échec à
l’arbitrage d’un tribunal constitué dans le cadre du CIRDI.» 46 [Traduction du Greffe.]
34. Or, tel est précisément ce dont il retourne ici. La question de savoir si, en vertu de son
droit interne, l’Australie a le droit d’agir au nom de sa sécurité nationale, ou en vue d’appliquer son
43
Libananco Holdings Co. Limited v. Republic of Turkey, ICSID Case no. ARB/06/8, Decision on Preliminary
Issues, 23 juin 2008, par. 75
44Ibid., par. 78.
45Ibid., par. 78.
46
Ibid., par. 79. - 40 -
47
droit pénal , est sans incidence sur les droits qui sont ceux du Timor-Leste en droit international
tant à l’inviolabilité de ses biens qu’à la confidentialité de ses communications avec son conseil.
35. Avant de terminer avec l’affaire Libananco, j’aimerais appeler votre attention sur deux
passages intéressants du dispositif formulé par le tribunal, que vous trouverez dans vos dossiers de
plaidoiries. Au point 1.1.1, page 40, le tribunal a dit ceci :
«Sous réserve du paragraphe 1.2 ci-dessous, le défendeur doit s’abstenir
d’intercepter ou d’enregistrer les communications entre, d’une part, le conseil
juridique du demandeur et, d’autre part, des représentants de celui-ci ou toute autre
48
personne se trouvant sur le territoire turc.» [Traduction du Greffe.]
Et au point 1.2, page 42, il ajoutait :
«Le tribunal reconnaît que le défendeur [la Turquie] peut, dans l’exercice
légitime de ses pouvoirs souverains, enquêter sur des activités criminelles menées sur
le territoire turc. Il doit toutefois veiller à ce qu’aucune information ou à ce qu’aucun
document dont auraient eu connaissance ou dont seraient entrées en possession les
autorités chargées de l’enquête ne soit rendu accessible à des personnes appelées à 49
jouer un rôle dans la présentation de moyens de défense devant ce tribunal.»
[Traduction du Greffe.]
36. Cette décision s’inscrivait bien sûr dans le contexte d’enquêtes judiciaires et d’une
procédure arbitrale, et ne mettait pas en cause des documents d’Etat. Néanmoins, la considération
du tribunal vaut également pour une enquête relevant de la sécurité nationale et le respect de la
confidentialité des communications entre un conseil et son client, au-delà de la procédure
d’arbitrage envisagée, va dans le sens de l’indication de la dernière mesure conservatoire que
demande le Timor-Leste en la présente procédure, tendant à ce que l’Australie donne l’assurance
qu’elle n’interceptera pas ni ne fera intercepter les communications entre le Timor-Leste et ses
43
conseillers juridiques, que ce soit en Australie, au Timor-Leste, ou en tout autre lieu, et n’en
demandera pas l’interception.
37. Le fait que la confidentialité des communications entre un conseil et son client soit un
principe général admis en droit est encore étayé par la jurisprudence rendue par la Cour européenne
de Justice, dans des affaires traitant des limites qu’impose la nécessité de protéger cette
47
OEA, par. 55. Voir aussi OEA, annexe 8, «Ministerial Statement : Execution of ASIO Search Warrants»,
déclaration de George Brandis QC, Attorney-General et sénateur, en date du 4 décembre 2013.
48Libananco Holdings Co. Limited v. Republic of Turkey, ICSID Case no. ARB/06/8, Decision on Preliminary
Issues, 23 juin 2008, p. 40, point 1.1.1.
49
Ibid., p. 42, point 1.2. - 41 -
prérogative, dans le cas de communications écrites, à la faculté qu’a la Commission européenne de
50
mener certaines enquêtes .
c) Risque de préjudice irréparable et caractère d’urgence
38. Monsieur le président, la troisième condition en matière de mesures conservatoires est le
caractère d’urgence. Un risque de préjudice irréparable doit peser sur les droits en cause dans
l’instance. Je vous renvoie au paragraphe 24 de l’ordonnance Nicaragua c. Costa Rica.
39. Pour commencer, permettez-moi de commenter brièvement la position singulière adoptée
par l’Australie selon laquelle, lorsqu’elle statue sur une demande en indication de mesures
conservatoires, la Cour ne devrait pas se soucier de «circonstances passées ou d’éventuelles
circonstances futures». Monsieur le président, pour déterminer si un «préjudice irréparable risque
d’être causé [à des] droits», la Cour doit nécessairement examiner si ce préjudice est susceptible de
se produire à l’avenir.
40. En l’espèce, comme l’a expliqué sir Elihu, le caractère d’urgence est manifeste. Le
Timor-Leste étudie actuellement, au plus haut niveau politique ainsi qu’avec son équipe de conseils
internationaux, sa position stratégique et juridique à l’égard de l’Australie concernant le traité sur la
mer de Timor de 2002 et le traité de 2006 relatif à certains arrangements maritimes dans la mer de
Timor.
41. Pour autant que le sache le Timor-Leste, et comme sir Elihu et moi-même l’avons
exposé, il est probable que la quasi-totalité des documents saisis se rapportent à la stratégie
juridique du Timor-Leste, y compris à l’arbitrage et à d’éventuelles négociations maritimes à venir.
Ces documents sont à l’évidence extrêmement sensibles, aussi bien pour les relations
internationales du Timor-Leste que sur le plan interne. De plus, ils ont trait à une question de la
plus haute importance, et même d’une importance vitale, pour le Timor-Leste. Une part
considérable des recettes timoraises provient des secteurs pétrolier et gazier. Ces questions sont
44
primordiales pour l’avenir du Timor-Leste en tant qu’Etat et pour le bien-être de sa population.
50Affaire 155/79, AM & S Europe Limited c. Commission des Communautés européennes, arrêt de la Cour du
18 mai 1982 ; également citée dans l’affaire C-550/07 P, Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akcros Chemicals Ltd
c. Commission européenne, arrêt de la Cour (Grande Chambre) du 14 septembre 2010, par. 41-42. - 42 -
42. Non seulement ces documents sont de la plus haute importance, mais le temps est
également un élément essentiel pour éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé. Dans le cadre
de l’arbitrage qui se déroule en application du traité sur la mer de Timor, les procédures écrite et
orale devraient s’achever au début du mois d’octobre 2014. Les actes de l’Australie entravent et
retardent les efforts d’ordre plus général déployés par le Timor-Leste pour trouver une solution
équitable concernant la mer de Timor.
43. Monsieur le président, à ce stade, j’avais prévu de passer en revue avec vous les
engagements pris et les assurances données par les représentants australiens et de vous montrer à
quel point ils sont inappropriés pour protéger les droits et les intérêts timorais dans la présente
espèce, mais les documents pertinents figurent dans les dossiers et je me contenterai de faire
référence à la disposition essentielle. Les principaux engagements se trouvent selon nous dans la
lettre du 24 décembre, qui figure sous l’onglet n 10, et si vous lisez ces engagements aux
paragraphes 2 et 3, je pense que vous constaterez qu’ils ne correspondent en rien à ce que nous
estimons nécessaire. Premièrement, ces engagements ne sont pas contraignants, du moins au
niveau international. En revanche, si vous indiquez une mesure conservatoire, il va de soi, comme
vous l’avez dit dans l’affaire LaGrand, qu’elle aura un caractère obligatoire et qu’elle mettra une
obligation juridique à la charge de l’Australie. Deuxièmement, ces engagements sont, à des égards
importants, plus limités que les mesures conservatoires que nous avons demandées ; ils ne traitent
absolument pas des questions plus générales qui vont au-delà de l’arbitrage. Enfin, troisièmement,
ces engagements ont été formulés de manière à ne durer que jusqu’à la présente audience. Cela
n’est manifestement pas approprié.
IV. Les observations écrites de l’Australie
44. Monsieur le président, pour conclure, je dirai quelques mots sur les observations écrites
de l’Australie. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce que sir Elihu a déjà indiqué. Je voudrais
seulement préciser que nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec tout ce qui figure dans
la brève section des observations écrites intitulée «La situation au regard du droit international».
Un certain nombre de textes faisant autorité y sont cités, mais si on les examine attentivement, on
constate qu’en réalité, ils n’abondent pas dans le sens des propositions défendues par l’Australie. - 43 -
Pour prendre un exemple, l’article intéressant du juge Treves, si on le lit intégralement, n’étaye pas
l’affirmation sommaire de l’Australie concernant l’emploi abusif des demandes en indication de
51
mesures conservatoires .
52
45 45. A la fin de ses observations écrites , l’Australie énumère huit «facteurs», pour reprendre
son expression, ou «circonstances», qui, selon elle, impliquent que «la Cour n’est pas en situation
de pouvoir ou de devoir indiquer des mesures conservatoires». Je pense qu’il ressort clairement
des déclarations de sir Elihu et des miennes que nous ne sommes pas d’accord. J’en viens à présent
au paragraphe 75 des observations de l’Australie :
s’agissant des points a) et b), le fait que les documents saisis «ont été introduits en Australie ou
y ont été constitués» est dépourvu de pertinence. Cela ne saurait être assimilé à une
renonciation aux droits dont jouit le Timor-Leste en droit international eu égard à ses biens.
Dans le cas contraire, on verrait mal pourquoi un Etat étranger consulterait des avocats en
Australie ;
en ce qui concerne le point c), la Cour doit effectivement se montrer prudente, mais la sécurité
nationale et l’application du droit pénal ne constituent pas une sorte de baguette magique
capable de faire disparaître les droits et obligations des Etats qui découlent du droit
international ;
à propos du point d), j’espère que nous sommes parvenus, aussi bien dans la requête et la
demande que dans nos plaidoiries d’aujourd’hui, à exposer clairement les droits en cause ;
s’agissant du point e), les observations écrites de l’Australie ne tiennent absolument pas
compte du fait que les documents et données examinés et saisis vont bien au-delà de ce qui est
pertinent pour l’arbitrage. Ce point est démontré de manière on ne peut plus claire dans la
53
requête et la demande, et nous l’avons encore développé aujourd’hui ;
en ce qui concerne le point f), l’existence de voies de recours en droit australien, quand bien
même l’efficacité de celles-ci pourrait être démontrée, est dépourvue de pertinence dans la
51
OEA, par. 67. Voir, par exemple, l’article de M. Treves, p. 476-477.
52OEA, par. 75.
53
Par exemple, requête, par. 6. - 44 -
présente situation, dans laquelle un Etat souverain tire grief d’une ingérence directe dans les
droits qui lui sont conférés par le droit international ;
s’agissant des points g) et h), les engagements concernant les conseillers juridiques qui
participent à l’arbitrage conduit en vertu du traité sur la mer de Timor sont loin de remplir les
conditions requises pour protéger les droits timorais qui sont en cause dans la présente instance.
46. Monsieur le président, que les interprètes veuillent bien m’excuser. Je suis arrivé à la fin
de mon intervention et vous remercie de votre attention. Ainsi se conclut notre premier tour de
plaidoiries.
46 Le PRESIDENT : Je vous remercie infiniment, sir Michael Wood. Ainsi s’achève le premier
tour de plaidoiries de la République démocratique du Timor-Leste. La Cour se réunira de nouveau
demain, à 10 heures, pour entendre le premier tour de plaidoiries de l’Australie. L’audience est
levée.
L’audience est levée à 12 h 30.
___________
Traduction