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CR 2014/22 (traduction)

CR 2014/22 (translation)

Jeudi 27 mars 2014 à 15 heures

Thursday 27 March 2014 at 3 p.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit cet après-midi pour entendre le début du second tour de plaidoiries de la Serbie. Pour des

raisons qu’il m’a fait connaître, M. le juge Gaja ne sera pas en mesure de siéger aujourd’hui et

demain. J’appelle à présent à la barre l’agent de la Serbie, M. Obradović. Vous avez la parole,

Monsieur.

M. OBRADOVIĆ : Je vous remercie, Monsieur le président.

INTRODUCTION AU SECOND TOUR DE PLAIDOIRIES
DE LA RÉPUBLIQUE DE SERBIE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que

d’ouvrir le second tour de plaidoiries de la République de Serbie. Je suis chargé d’aborder

trois points succincts avant de vous prier de bien vouloir donner la parole à nos conseils et avocats.

Nos interventions suivront le plan ci-après : mon exposé sera suivi d’un aperçu général de la thèse

du demandeur, puis d’un résumé de la question des éléments de preuve.

Plan des plaidoiries

2. Après ces quelques mots d’introduction, MM. Zimmermann et Tams évoqueront de

nouveau la question de la pertinence des événements antérieurs au 27 avril 1992 pour la demande

principale de la Croatie, au regard des arguments avancés la semaine dernière par M. Crawford. Ils

reviendront également sur les questions liées à l’obligation de prévenir et de punir le crime de

génocide. M. Jordash poursuivra la présentation de nos moyens de fait et de droit en réfutation de

la demande de la Croatie. M. Schabas traitera de certains moyens spécifiques, comme

l’interprétation de la Convention sur le génocide à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour en 2007 et

la question du critère d’établissement de la preuve soulevée par le demandeur lors du second tour, y

compris la première question posée par M. le juge Cançado Trindade. MM. Lukić et Ignjatović

aborderont brièvement les autres questions relatives à l’attribution en ce qui concerne la JNA et les

paramilitaires. Demain après-midi, MM. Schabas et Jordash procéderont à la réfutation des

moyens de la Croatie concernant la demande reconventionnelle de la Serbie. Nous répondrons

également à la question de M. le juge Bhandari pendant cette audience. Je terminerai notre - 3 -

présentation par quelques observations finales sur les victimes et répondrai alors à la question

posée par M. le juge Cançado Trindade au sujet des personnes portées disparues.

11 Réconciliation fondée sur des faits historiques

3. Monsieur le président, le premier tour de plaidoiries s’est conclu sur les remarquables

propos de l’agent de la Croatie, Mme Crnić-Grotić, en faveur de la réconciliation, laquelle devrait

selon elle «se fonder sur des faits historiques» . Nous en convenons pleinement et cela pourrait

être le thème de mon exposé à venir.

4. Je voudrais commencer par rappeler la déclaration de l’ancien agent de la Croatie,

M. Šimonović, selon laquelle cette instance a été introduite auprès de la Cour en 1999 pour tenter

de «paralys[er] certaines affaires introduites contre des Croates devant le Tribunal pénal

2
international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)» . Ce fait historique n’a pas été démenti par la Partie

adverse. Mais comment aurait-il pu l’être ?

5. Comme je l’ai expliqué lors du premier tour, en l’espèce, la Croatie se devait de diaboliser

les Serbes et la politique qu’ils ont menée dans les années 1990. Il lui fallait gonfler les allégations

relatives aux crimes isolés qui ont certainement pu être commis contre les civils croates. Or les

allégations ne suffisent pas : devant une juridiction judiciaire, il y a lieu de se fonder sur des

éléments de preuve. Les documents fabriqués par la police croate pendant la guerre ont eu une

3
certaine utilité à cet égard . Et lorsque nous exprimons un point de vue différent, le demandeur

nous insulte en nous accusant de nier le génocide, de donner une «version révisionniste de

l’histoire», de nous appuyer sur des «faits historiques erronés» et de «manipuler les faits». En

revanche, si la teneur de nos propos leur semble acceptable, nos contradicteurs s’empressent de

crier à l’aveu ou à l’acquiescement, comme s’il s’agissait d’un jeu puéril et non d’une instance

portée devant l’organe judiciaire principal des Nations Unies.

6. Mais à quel «jeu» le demandeur joue-t-il en l’espèce ? Au tout début du premier tour de

4
plaidoiries, il a établi un mantra, à savoir que «le génocide n’est pas une question de nombre» . En

1
CR 2014/19, p. 17, par. 20 (Crnić-Grotić).
2CR 2014/14, p. 11, par. 10 (Zimmermann).

3CR 2014/17, p. 61 et 62, par. 23-27 (Obradović).
4
CR 2014/5, p. 18, par. 8 (Crnić-Grotić) ; CR 2014/8, p. 49, par. 4 (Seršić). - 4 -

ce sens, M. Sands «perfectionne» la théorie de la condition relative au caractère substantiel par la

déclaration suivante :

«L’intention [en tant qu’élément du crime de génocide] est liée à un lieu, au
groupe qui s’y trouve et aux possibilités. Ce lieu peut être un Etat, une région, une
ville, un village, un hameau, voire un endroit plus petit encore.» 5

12 Plus petit encore, mais à quel point ? Ce n’est pas très clair, mais, en tout état de cause, une

interprétation aussi large de la Convention sur le génocide témoigne d’une imagination très fertile

et, si elle était acceptée par la Cour, inciterait sans aucun doute de nombreux Etats à rechercher les

services des plus habiles avocats.

7. Pourtant, alors que je croyais avoir compris la démarche du demandeur en l’instance,

M. Sands s’est tout à coup écarté de la thèse du génocide limité à un hameau, voire à un endroit

plus petit encore, en affirmant que «de nombreux actes de génocide» ont été commis dans les

6
régions occupées qui, «quel que soit le critère, sont des régions très importantes» . Plus de

hameaux ni de zones restreintes, donc. Selon lui, «[l]’intention était claire et simple ; il s’agissait

7
de détruire les communautés croates dans leur intégralité, but qui a été en grande partie atteint» .

Des allégations de plus en plus graves ont suivi. «Ville après ville, poursuit-il, les forces serbes ont

cherché, identifié, puis exécuté les civils croates qui se cachaient, essayant d’échapper au massacre,

pour la seule raison qu’ils étaient Croates.» L’autre conseil de la Croatie a continué dans la même

veine : «Les Croates ont été affamés, battus, pendus, poignardés, mutilés, castrés et tués à coup de

hache, pour la seule raison qu’ils étaient Croates.» 9

8. Mais était-ce réellement le cas ? Combien d’entre eux ont été pendus, mutilés ou castrés ?

Ce type d’exagération rhétorique masque les véritables souffrances des nombreuses victimes de

cette guerre, Croates et Serbes, nécessairement oubliés dans ce récit erroné du génocide.

9. Selon les dires de sir Keir Starmer, «les hommes étaient séparés des femmes et des enfants

[à Vukovar] et la plupart étaient transportés vers les camps de torture et de mort situés ailleurs,

5
CR 2014/6, p. 22, par. 31(Sands).
6Ibid., p. 54, par. 1 (Sands).

7Ibid., p. 56, par. 10 (Sands) ; les italiques sont de nous.
8
Ibid., p. 64, par. 37 (Sands).
9CR 2014/8, p. 25, par. 67 (Ní Ghrálaigh). - 5 -

10
notamment en Serbie» . C’est faux. Il n’y avait en Serbie aucun camp d’extermination. Tout au

plus, un acte d’accusation a-t-il été dressé en Croatie, pour l’ensemble du territoire serbe, à raison

du meurtre de 12 prisonniers de guerre croates ; mais il n’y a là rien de comparable avec les

camps de la mort ayant servi à l’Holocauste, parmi lesquels figurent Auschwitz-Birkenau,

en Pologne, et Jasenovac, en Croatie . Cependant, comme je l’ai dit, il fallait diaboliser la Serbie.

13 C’était la vision, en 1999, du président Tudjman, vision dont nos collègues de l’autre côté de la

barre semblent encore prisonniers aujourd’hui. M. Lapaš a déclaré : «trop souvent encore, le

défendeur s’obstine à refuser de communiquer la moindre information, notamment au sujet des

13
incidents intervenus dans des camps d’internement situés sur son propre territoire» . C’est une

accusation très grave portée à l’encontre du gouvernement actuel de la Serbie, mais qui ressemble

par ailleurs à un prétexte pour pallier l’absence d’éléments de preuve sérieux à l’appui des

allégations du demandeur. Quoi qu’il en soit, je doute qu’il s’agisse du meilleur moyen pour

parvenir à une «réconciliation fondée sur des faits historiques».

Les éléments de preuve à la lumière de la question posée
par M. le juge Greenwood

10. Monsieur le président, lors du premier tour de plaidoiries, j’ai analysé quelques exemples

14
des lacunes relatives aux éléments de preuve sur lesquels reposait le discours de M. Sands . J’ai

procédé de même s’agissant d’une intervention de l’agent de la Croatie qui portait sur les terribles

allégations de viol, de torture et de détention, et je soumets aujourd’hui cet examen à votre

15
attention dans le dossier de plaidoiries . L’analyse complète se trouve dans le contre-mémoire et

la duplique .6

10CR 2014/8, p. 35, par. 26 (Starmer) ; les italiques sont de nous.
11 o
Acte d’accusation du parquet d’Osijek, n K-DO-51/08 du 11 avril 2011.
12
http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_camps_de_concentration_nazis.
13CR 2014/10, p. 12, par. 7 (Lapaš).

14Dossier de plaidoiries du 10 mars 2014 : Examen de certaines citations et de leur source dans le CR 2014/6,
p. 56-62, par. 13-30 (Sands : La finalité ethnique de la campagne menée par le défendeur).

15 Dossier de plaidoiries du 27 mars 2014 : Examen de certaines sources des éléments de preuve dans le
CR 2014/10, p. 20-32 (Crnić-Grotić : Viols, torture, détentions et déportations dans l’intention de détruire).

16Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 153-158 ; voir également la duplique de la Serbie (DS), par. 245-263. - 6 -

11. Lorsqu’elle a répondu à la question posée par M. le juge Greenwood sur l’admissibilité

des déclarations non signées devant les juridictions croates, Mme Crnić-Grotić n’a apparemment

17
pas été tout à fait claire . Même si elle a reconnu que les déclarations reçues par la police soit

dit en passant, la question portait sur le fait que les déclarations n’étaient pas signées n’étaient

pas elles-mêmes admissibles en justice en Croatie, elle a tenté de donner des explications qui

occultent la question centrale. Mesdames et Messieurs de la Cour, il n’y a jamais eu de

«déclarations de témoins faites à la police» en Croatie, contrairement à ce qu’a affirmé l’agent. Il

18
s’agissait de simples rapports contenant des informations recueillies par la police. Ces rapports,

signés ou non, ne peuvent être admis en preuve devant une juridiction croate, ainsi que je l’ai déjà

19
expliqué lors du premier tour de plaidoiries , et l’agent croate l’a maintenant confirmé. Le code de

14 procédure pénale croate interdit à la police d’interroger les citoyens en tant que témoins . Il s’agit

là d’une garantie procédurale. En outre, toute information fournie par un citoyen aux forces de

police doit être exclue du dossier par le juge d’instruction . Or, en l’espèce, il semble que le

demandeur considère toujours que c’est à la police qu’il revient au premier chef d’établir les faits.

Le conseil croate nous rappelle ainsi que 188 témoins auraient confirmé la véracité de leur

déclaration non signée «en présence d’un officier de police» . Pourquoi n’allons-nous donc pas

voir cet officier pour régler notre différend ? Pourquoi nous trouvons-nous devant l’organe

judiciaire des Nations Unies ? Monsieur le président, nous restons d’avis que les documents

préparés par la Partie adverse ne sauraient être considérés comme des éléments de preuve

convaincants, en particulier pour une affaire d’une telle gravité . 23

12. De surcroît, le demandeur n’a tenu aucun compte de l’argument que j’avais avancé lors

du premier tour, selon lequel des témoins comme Mme Marija Katić ne sauraient donner une valeur

17CR 2014/21, p. 33-34 (Crnić-Grotić).

18En croate, Službena zabilješka, compte rendu officiel.

19CR 2014/13, p. 62, par. 27 (Obradović).
20
Code de procédure pénale de la République de Croatie, art. 208 (4), dont une traduction anglaise est disponible
à l’adresse suivante : legislationline.org/.../id/.../Croatia_Criminal_proc_code_am2009_en.pdf.
21
Ibid., art. 86 3).
22CR 2014/20, p. 30, par. 10 (Ní Ghrálaigh).

23 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61. - 7 -

24
probante aux déclarations de tous les autres témoins . Et, après tout, le témoignage de

Marija Katić est-il lui-même vraiment digne de foi ? Avec tout le respect dû à nos contradicteurs,

il semble que le demandeur a oublié la question que M. le juge Greenwood a posée à ce témoin,

ainsi que les nombreux détails apparus au cours de sa déposition, par rapport à la déclaration écrite

non signée et rédigée par trois personnes. Cet exemple n’est pas de nature à convaincre quiconque

que les déclarations reçues par la police pourraient être de quelque utilité à la Cour.

13. Cependant, l’agent de la Croatie n’a pas répondu à la question relative à l’admissibilité

des déclarations non signées, peu importe qui les a produites. Permettez-moi d’être bref et clair : si

une partie se présente devant une juridiction en Croatie, ou ailleurs en ex-Yougoslavie, munie d’un

bout de papier censé être une déclaration hors prétoire non signée, et demande à la juridiction en

question d’admettre ladite déclaration à titre de preuve sans entendre ce témoin, n’importe quel

juge en Croatie, ou ailleurs en ex-Yougoslavie, s’y opposerait au motif qu’une telle déclaration est,

prima facie, dépourvue de toute valeur probante. C’est pour cette raison qu’elle est inadmissible.

14. Si ce genre de déclarations non signées de témoins croates, qu’elles proviennent de la

police ou de sources inconnues, était véritablement le «fondement» de la décision du juge national

d’ouvrir une instruction, comme l’agent le laisse entendre, la Croatie fournirait les déclarations

issues du dossier, comme elle l’a fait dans plusieurs cas que le défendeur n’a pas contestés ; mais

seulement dans ces cas.

15. D’un autre point de vue, si ces déclarations non signées avaient réellement été
15
25
corroborées par des éléments de preuve admis par le TPIY, comme le demandeur l’affirme , la

Croatie aurait produit ces éléments. Où sont en effet ces déclarations faites devant le TPIY et

confirmant que «tous les Oustachis seraient tués» ou que les unités serbes avaient reçu l’ordre de
26
«tuer tout être vivant d’origine croate» ? Nous n’en avons pas vu la couleur en l’espèce. Qu’on

ne vienne pas nous dire que nos collègues croates ont oublié de les produire, tout comme ils ont

«oublié» de demander à leurs «témoins» en quoi leur «sécurité serait véritablement menacée»

24
CR 2014/13, p. 59, par. 18 (Obradović) ; CR 2014/20, p. 30, par. 12 (Ní Ghrálaigh).
25Seuls quatre exemples ont été montrés : voir CR 2014/20, p. 31, par. 13, note de bas de page 63 (Ní Ghrálaigh).
26
Voir le dossier de plaidoiries de la Serbie daté du 10 mars 2014. - 8 -

lorsqu’ils ont prié la Cour d’exclure les noms de ces témoins de la publication en l’espèce. Qu’on

me pardonne, mais je n’y crois pas.

L’allégation selon laquelle les Serbes ont été tués par des Serbes

16. La diabolisation des Serbes dans le conflit se traduit aussi par des affirmations selon

lesquelles il est arrivé souvent que des Serbes soient tués par d’autres Serbes. Se bornant à
27
reconnaître que «des crimes isolés ont été perpétrés au cours de l’opération Tempête» , le

demandeur prétend que ce sont des Serbes qui ont commis les crimes les plus horribles, notamment

pendant l’opération finale menée par la Croatie. Ainsi, Mme Singh a déclaré avec assurance

qu’«[u]n représentant du Comité Helsinki de Croatie — dont fait tant de cas le défendeur — a

déclaré au procès Gotovina que 100 civils serbes avaient été écrasés par des chars serbes fuyant le

28
secteur nord» .

17. Ce représentant n’est autre que M. Žarko Puhovski, dont nous avons effectivement cité

les propos. Mais est-ce réellement ce qu’il a dit ? Le passage en question de son témoignage

devant le TPIY apparaît maintenant à l’écran ; je cite :

16 «M. Mišetić [conseil de l’accusé Gotovina]

Question : Est-ce que vous avez des informations à propos du nombre de
personnes qui ont été écrasées et qui faisaient partie de cette colonne de réfugiés ?

Réponse : Je ne peux rien vous dire avec certitude. Il me semble me souvenir
d’avoir vu le chiffre de 82 dans le rapport du comité Helsinki de la RS, mais j’ai vu ce
rapport il y a plusieurs années, je ne sais pas si ce chiffre est exact. Une chose est
sûre : c’est que c’était au moins 100 personnes, mais je n’ai pas pu le confirmer.» 29

18. Ainsi, l’information initiale provient du «comité Helsinki de la RS». Ce sigle pourrait

représenter la République de Srpska, mais le comité Helsinki de cette dernière a été institué en

1996, soit un an après l’opération Tempête. Il peut également s’agir de la République de Serbie,

auquel cas l’organisation en question serait celle dirigée par Mme Sonja Biserko. M. Puhovski n’a

cependant pas confirmé l’exactitude de cette information et le TPIY ne s’est pas prononcé sur ce

point, qui n’a été repris dans aucun rapport sérieux. La Cour a droit à des excuses de la part du

27
CR 2014/19, p. 17, par. 21 (Crnić-Grotić) ; les italiques sont de nous.
28Ibid., p. 33, par. 35 (Singh).
29
Le Procureur c. Gotovina et consorts, compte rendu d’audience, p. 15975 ; les italiques sont de nous. - 9 -

demandeur pour cette référence inexacte et manifestement trompeuse à la déclaration de

M. Puhovski devant le TPIY.

19. Monsieur le président, il est rare que des Parties aussi divisées qu’en l’espèce

comparaissent devant vous. En réglant ce différend, la Cour aura pleinement rempli sa mission.

Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner à présent la parole à

M. Andreas Zimmermann, qui traitera d’une autre question préliminaire importante.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Obradović. J’appelle à la barre

M. Zimmermann. Vous avez la parole, Monsieur.

M. ZIMMERMANN :

P REMIÈRE PARTIE

1. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la semaine dernière,

M. Crawford vous a raconté un conte de fées, une fable dans laquelle deux affaires étaient plaidées

devant la Cour par deux professeurs de droit, dont l’un ne facturait pas d’honoraires élément qui

prouve, à lui seul, que ce ne pouvait être qu’un conte de fées !

17 2. Et c’est bien d’un conte qu’il s’agit et non de la réalité du droit international. Or, le

conseil de la Croatie aurait mieux fait, au lieu de recourir comme il l’a fait à une affaire imaginaire,

de se référer à une décision bien réelle, qui a été rendue dans la petite salle de justice, à une

centaine de mètres à peine. Cette affaire concrète, portée devant la commission des réclamations

30
Erythrée-Ethiopie, présente en effet de nombreux points communs avec celle qui nous occupe ici .

3. Tout d’abord, l’un des deux Etats en cause dans cette affaire, l’Erythrée, était né de

l’action menée par un mouvement insurrectionnel contre l’Etat territorial. Il s’agissait là d’un vrai

mouvement insurrectionnel, qui avait, de surcroît, obtenu gain de cause.

4. Ensuite, il est question, dans les deux cas, d’un conflit armé à dimension ethnique, lors

duquel de graves violations du droit international humanitaire ont été commises. De plus, les

30 o er
Prisonniers de guerre Réclamation de l’Erythrée n 17, sentence partielle, décision du 1 juillet 2003,
Commission des réclamations Erythrée-Ethiopie, accessible à l’adresse suivante :
http://legal.un.org/riaa/cases/vol_XXVI/23-72.pdf. - 10 -

manquements allégués concernent notamment les conventions de Genève, qui sont, à l’instar de la

Convention sur le génocide, revêtues d’un caractère erga omnes, ainsi que la Cour l’a confirmé

31
dans l’avis consultatif qu’elle a rendu en l’affaire du Mur .

5. Par ailleurs, comme dans la présente instance, les Parties étaient en désaccord sur la portée

temporelle des instruments en cause — en l’occurence les conventions de Genève. L’Ethiopie était

liée par les conventions depuis 1969, l’Erythrée ne l’étant, pour sa part, que depuis août 2000, soit

plusieurs années après sa naissance.

6. Dans cette procédure, à la différence de l’affaire Géorgie c. Russie dont la Cour a eu à

connaître, les Parties avaient invoqué la succession automatique aux conventions de

Genève laquelle a toutefois été écartée par la commission des réclamations.

7. De toute évidence, dans les deux cas, le traité pertinent les conventions de Genève dans

l’affaire Ethiopie-Erythrée, et la Convention sur le génocide en la présente espèce , avait été

applicable à l’Etat prédécesseur avant la naissance des Etats concernés respectivement,

l’Erythrée et la Serbie. De plus, comme la Convention sur le génocide dans la présente affaire, les

conventions de Genève s’appliquaient à l’ensemble du territoire de l’Ethiopie avant que l’Erythrée

ne fasse sécession. La commission des réclamations a cependant conclu à l’absence de continuité

des obligations conventionnelles, allant jusqu’à juger que l’Erythrée contrairement à la

Serbie n’était devenue liée par lesdits instruments que plusieurs années après son indépendance.

Pour reprendre la terminologie de la Croatie, la commission des réclamations a ainsi admis une très
18

longue interruption dans l’application des conventions de Genève, lesquelles sont selon moi, en cas

de conflit armé, tout aussi importantes que la Convention sur le génocide.

8. Cette conclusion rendue, se posait la question évidente d’une possible applicabilité

rétroactive des conventions de Genève. Or, la commission a jugé que les conventions ne

s’appliquaient pas rétroactivement , malgré ce que la Croatie désignerait certainement comme un

31Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif du
9 juillet 2004, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 199, par. 155.
32 o er
Prisonniers de guerre Réclamation de l’Erythrée n 17, sentence partielle, décision du 1 juillet 2003,
Commission des réclamations Erythrée-Ethiopie, p. 9, par. 38, et p. 10-11, par. 42, accessible à l’adresse suivante :
http://legal.un.org/riaa/cases/vol_XXVI/23-72.pdf. - 11 -

solide ancrage dans le droit coutumier, et malgré leur caractère humanitaire et erga omnes

manifeste. Pas de continuité des obligations conventionnelles, donc, là encore.

9. Mais le point essentiel que M. Crawford qualifiera peut-être lui aussi de

banalité 33 est celui-ci : dans l’affaire entre l’Ethiopie et l’Erythrée, et contrairement à la présente

instance, les deux Parties avaient également habilité la commission des réclamations à se prononcer

sur de possibles violations du droit coutumier. La commission des réclamations pouvait donc

rendre des conclusions sur de telles violations des violations du droit coutumier antérieures à

34
l’entrée en vigueur du traité en cause .

10. C’est le droit international coutumier qui assure une protection juridique continue, même

lorsque le traité n’est pas encore en vigueur. Et rien n’interdit aux juridictions internationales de se

prononcer sur des violations du droit coutumier dès lors qu’elles ont compétence pour le faire.

11. Dans la présente affaire aussi, l’interdiction du génocide en vertu du droit coutumier n’a

jamais cessé de s’appliquer, la différence étant qu’en l’espèce, la Cour a uniquement compétence

pour se prononcer sur les violations de la Convention sur le génocide. La commission des

réclamations entre l’Ethiopie et l’Erythrée aurait-elle vraiment pu se prononcer sur des violations

des conventions de Genève si les Parties avaient limité sa compétence aux violations d’obligations

conventionnelles ? La réponse est non, à l’évidence, puisque lesdites conventions n’étaient pas

applicables. Peut-être l’affaire qui nous occupe aujourd’hui n’est-elle donc pas aussi sui generis

que le voudrait M. Crawford.

12. Monsieur le président, voilà la réalité du droit international — cette affaire qui s’est
19

plaidée et décidée à une centaine de mètres d’ici, dans la petite salle de justice, et non le conte de

fées que vous avez entendu la semaine dernière dans cette salle.

13. Et c’est cette réalité qui a contraint la Croatie à demander à la Cour d’infirmer le

raisonnement qu’elle avait suivi sur les questions de compétence temporelle et de qualité pour agir

dans les affaires Géorgie c. Russie et Belgique c. Sénégal. Le dernier tour de plaidoiries de la

Croatie réservait toutefois une surprise : une menace à peine voilée de MM. Sands et Crawford

33CR 2014/21, p. 17, par. 31 (Crawford).
34 o er
Prisonniers de guerre Réclamation de l’Erythrée n 17, sentence partielle, décision du 1 juillet 2003,
Commission des réclamations Erythrée-Ethiopie, p. 9, par. 38, accessible à l’adresse suivante :
http://legal.un.org/riaa/cases/vol_XXVI/23-72.pdf. - 12 -

contre la Cour. Ces messieurs ont en effet soutenu que, si elle choisissait de ne pas faire droit aux

thèses de la Croatie dans cette affaire, la Cour «n’a[urait plus] aucun rôle à jouer» et serait «mise

sur la touche» . Mais comme chacun sait, la peur est bien mauvaise conseillère.

14. Les menaces de la Croatie ont été, qui plus est, formulées dans le contexte d’une affaire

introduite avec une intention spécifique un dolus specialis bien précise, celle

d’instrumentaliser la Cour pour paralyser les procédures instruites par le TPIY à l’encontre de

représentants de l’Etat croate.

15. Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie soutient maintenant formellement, à

l’issue d’une semaine de plaidoiries, qu’elle est également en mesure d’apporter la preuve d’actes

de génocide commis après le 27 avril 1992. Or, si les faits postérieurs à cette date relèvent certes

de la compétence temporelle de la Cour au même titre que les crimes commis par la Croatie au

cours de l’opération Tempête de 1995 , la Croatie, comme le reconnaît d’ailleurs son ancien

37
agent lui-même , fonde l’essentiel de son argumentation sur des faits antérieurs à la date critique.

Et la Serbie, si elle est pleinement convaincue qu’aucun génocide n’a été commis en Croatie

en 1991 et 1992, tient à rappeler que, avant tout examen au fond, la Cour doit déterminer l’étendue

de sa compétence et se prononcer sur la recevabilité de la demande de la Croatie.

II. L’impasse que fait la Croatie sur sa propre ligne de conduite

16. Monsieur le président, si la date du 27 avril 1992 constitue un tournant en ce qui

concerne la compétence de la Cour en la présente instance, il y a en revanche continuité sur un

point : l’impasse totale de la Croatie sur la ligne de conduite qui a été la sienne au fil des années.

Pendant longtemps, la Croatie elle-même a refusé — non d’ailleurs, sans que son refus ne porte ses

fruits — l’idée même de la continuité des obligations conventionnelles pour ce qui concernait la

RFY/Serbie, et elle l’a fait en particulier pour les traités relatifs aux droits de l’homme.

20 17. Permettez-moi de vous en donner quelques exemples. En 1994 notamment, dans une

lettre adressée au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, la Croatie affirmait

qu’elle ne reconnaîtrait la RFY/Serbie en tant que partie aux traités conclus par l’ancienne RFSY

35
CR 2014/20, p. 19, par. 19 (Sands).
36CR 2014/21, p. 17, par. 30 (Crawford).

37Voir CR 2014/14, p. 10, par. 3 (Zimmermann). - 13 -

qu’à la condition qu’une notification de succession vienne à être déposée, et seulement à compter

du 27 avril 1992. De toute évidence, la Croatie n’avait pas à l’époque ce souci de la continuité des

obligations conventionnelles qu’elle affiche aujourd’hui aux seules fins de la présente espèce.

Comme vous pouvez le voir à l’écran, voici ce que la Croatie disait en 1994 :

«si la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) notifiait son
intention … d’être considérée partie, en vertu de sa succession à la République

fédérative socialiste de Yougoslavie, aux traités conclus par l’Etat prédécesseur à
compter du 27 avril 1992, date à laquelle la République fédérative de Yougoslavie
(Serbie et Monténégro), en sa qualité de nouvel Etat, a assumé la responsabilité de ses
relations internationales, la République de Croatie honorerait pleinement cette
38
notification de succession.» [Fin de la projection.]

18. Autre exemple illustrant la position de la Croatie en la matière, cet aide-mémoire de

janvier 1994 dans lequel la mission permanente de la Croatie auprès de l’Organisation des

Nations Unies soulignait ce qui suit :

«Comme la … «République fédérative de Yougoslavie» (Serbie et Monténégro)

n’a pas fait part au Secrétaire général de sa volonté de devenir, en tant que l’un des
Etats successeurs de l’ancienne RFSY, partie à la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale [CIEDR], cette entité ne
39
saurait être considérée comme telle.»

Nous sommes en 1994, et la Croatie considère que la RFY n’est pas partie à la CIEDR.

19. Là non plus, nulle trace d’affirmation d’une continuité des obligations conventionnelles,

pas même en ce qui concerne les traités garants des droits de l’homme les plus fondamentaux, tels

que la CIEDR.

20. Sur l’insistance de la Croatie, la RFY/Serbie a fréquemment été exclue des réunions des
40
parties contractantes aux traités relatifs aux droits de l’homme . Il semble que la Croatie,

21 à l’époque, ne se préoccupait guère d’interruption de la protection. Dans une nouvelle lettre, datée

41
du 30 janvier 1995 , adressée au Secrétaire général par son représentant permanent auprès de

l’Organisation des Nations Unies, la Croatie l’a redit :

38 Lettre datée du 16 février 1994, adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Croatie
auprès de l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, document S/1994/198, p. 3 ; voir aussi les exceptions
préliminaires de la Yougoslavie (EPY), annexe 9 ; les italiques sont de nous.

39 Note verbale datée du 14 janvier 1994, adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la
République de Croatie auprès de l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, document CERD/SP/51, p. 3 ;
voir aussi EPY, annexe 15 ; les italiques sont de nous.
40
Ibid., p. 8.
41
Lettre datée du 30 janvier 1995, adressée au Secrétaire général par le Représentant permanent de la Croatie
auprès de l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, document A/50/75-E/1995/10 du 31 janvier 1995 ; voir aussi
EPY, annexe 10 ; les italiques sont de nous. - 14 -

«[L]es représentants de la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et
Monténégro) n’ont pas été autorisés à participer aux … conférences … d’Etats parties
aux traités multilatéraux … (entre autres, … la convention relative aux droits de
l’enfant, … la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale, le pacte international relatif aux droits civils et politiques) étant
donné que cet Etat … avait cherché à participer à des rencontres internationales en
tant qu’Etat partie sans s’être présenté comme Etat successeur…»

21. Là non plus, nulle affirmation de continuité, bien au contraire : la Croatie a toujours

insisté sur l’absence de continuité. Le plus révélateur, néanmoins, c’est la manière dont la Croatie

appréhendait les effets juridiques de toute future succession, par le défendeur, à des traités relatifs

aux droits de l’homme tels que la Convention sur le génocide. Selon la Croatie, [projection]

«[s]i la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) faisait part de
son intention d’être considérée, en tant qu’Etat successeur, comme partie aux traités
multilatéraux conclus par l’Etat prédécesseur à compter du 27 avril 1992, date à
laquelle la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a assumé, en

sa qualité de nouvel Etat, la responsabilité de ses relations internationales, la 42
République de Croatie prendrait bonne note de cette notification de succession» [Fin
de la projection].

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie n’a cessé de dire

que la RFY ne serait liée par la Convention qu’à compter du 27 avril 1992, date dont vous avez

entendu parler à maintes reprises, et je vous prie de nous en excuser. Où était donc la continuité

revendiquée par la Croatie, quand, pour reprendre les mots de M. Crawford, elle était plus

nécessaire que jamais ? Et l’insistance soudaine de la Croatie sur une continuité qui sert les besoins

de sa cause ne sonne-t-elle pas un tantinet creux ?

III. Position adoptée par les Etats tiers et la Cour

23. Comme nous l’avons montré, la position qui était alors celle de la Croatie était partagée

par l’ensemble des parties prenantes, notamment la commission d’arbitrage de la conférence pour

la paix dans l’ancienne Yougoslavie . 43

24. Je citerai, en guise de dernier exemple, la réaction de la Bosnie-Herzégovine lorsque la

Serbie a voulu adhérer à la Convention sur le génocide en 2001. La Bosnie-Herzégovine, au sujet

de l’«accord sur les questions de succession» conclu en 2001 par les Etats successeurs de

42Ibid. ; les italiques sont de nous.

43Voir CR 2014/14, p. 14, par. 28 (Zimmermann). - 15 -

22 l’ex-Yougoslavie — dont la Croatie, naturellement, en tant que partie contractante —, a déclaré ce

qui suit :

«Il … découle [dudit accord] que la République fédérale de Yougoslavie a
effectivement succédé à l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie le
44
27 avril 1992 … en tant que partie à la Convention sur le génocide.»

Et la Bosnie d’ajouter [projection] : «[L]e 27 avril 1992 [est la] date à laquelle la République

fédérale de Yougoslavie est devenue liée par … la Convention.» 45 [Fin de la projection.]

25. Monsieur le président, je vais à présent revenir sur ce que la Cour a dit à ce sujet.

M. Crawford a affirmé que votre arrêt de 2008 n’était pas pertinent, en en citant le

46
paragraphe 129 . Rappelons la teneur de ce paragraphe. Comme vous pouvez le voir à l’écran

[projection], la Cour a confirmé que le 27 avril 1992 était «la date à laquelle la RFY a[vait]

commencé à exister en tant qu’Etat distinct, ayant à ce titre la capacité d’être partie à [la

47
Convention]» . [Fin de la projection.]

26. La seule question qui restait à trancher, selon la Cour, était celle de savoir «si les

obligations en vertu de la Convention étaient opposables à la RFY antérieurement au

27 avril 1992» . 48

27. Mais si, ainsi que la Cour l’a dit dans son arrêt de 2008, l’Etat défendeur n’avait pas

même la capacité d’être partie à la Convention sur le génocide avant cette date, cette question est

donc forcément celle de l’application rétroactive de l’instrument.

IV. Absence d’interruption de la protection

28. Monsieur le président, la Croatie a affirmé que si l’on suivait les arguments avancés par

la Serbie au sujet de la compétence, les Etats pourraient, pendant les périodes de transition,

commettre un génocide en toute impunité . 49

44Communication en date du 27 décembre 2001 adressée au Secrétaire général par la Bosnie-Herzégovine
concernant l’adhésion de la Yougoslavie à la Convention sur le génocide, Convention, note de fin de texte n° 14,
disponible à l’adresse suivante : https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-

1&chapter=4&lang=en.
45Ibid.

46Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 460, par. 129.
47
Ibid.
48
Ibid.
49CR 2014/21, p. 22, par. 43 (Crawford). - 16 -

23 29. Ce qu’elle omet toutefois de signaler, c’est que — et la Cour l’a souligné à maintes
5051
reprises — un défaut de compétence ne signifie pas que les Etats soient libérés des obligations

qui leur incombent tant au titre du droit coutumier qu’au titre de la Convention sur le génocide.

30. Elle omet également de mentionner que la Cour n’est pas seule à pouvoir assurer

l’exécution des obligations, surtout lorsqu’il s’agit d’obligations erga omnes les Etats le peuvent

aussi.

31. La Croatie omet aussi de mentionner que le Conseil de sécurité peut prendre des mesures

coercitives lorsqu’un génocide est commis. Il l’a d’ailleurs déjà fait à plusieurs reprises,

notamment à l’occasion des conflits en Bosnie, au Rwanda et au Soudan.

32. Elle omet encore de rappeler que la responsabilité pénale des individus peut être mise en

cause, notamment lors de périodes de transition. C’est ce que confirment la création même du

TPIY par le Conseil de sécurité et le renvoi d’affaires relatives à la Lybie et au Soudan devant la

CPI.

33. Enfin, la Croatie omet d’évoquer la possibilité pour la Cour d’exercer sa compétence à

d’autres titres que l’article IX de la Convention sur le génocide, non limités à des questions de

violations de traités. Le cas de l’arbitrage Ethiopie-Erythrée que j’ai cité au début de mon exposé

en est un parfait exemple.

34. Dans l’ensemble, la thèse de l’«interruption de la protection» fait tout simplement long

feu si l’on veut bien se projeter au-delà des murs de cette grande salle de justice, ou ne serait-ce

qu’au-delà de la Convention sur le génocide. Le droit international est un régime juridique

comportant de nombreux niveaux et impliquant de nombreux acteurs. Si la Cour est une institution

importante, ce n’est pas le seul mécanisme permettant d’assurer le respect de l’interdiction de

commettre le génocide, et la Convention sur le génocide n’est pas la seule source de cette

interdiction.

35. Monsieur le président, c’est ce que confirme la pratique en matière de réserves à la

Convention sur le génocide. Des Etats aussi divers que, par exemple, l’Algérie, la Chine, les

50
Voir, par exemple, Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République
démocratique du Congo c. Rwanda), compétence de la Cour et recevabilité de la requête, arrêt, C.I.J. Recueil 2006,
p. 52-53, par. 127.
51CR 2014/14, p. 56, par. 38 (Zimmermann). - 17 -

Etats-Unis, l’Inde, le Maroc et le Venezuela, ont tous formulé des réserves à l’article IX, interdisant

ainsi à la Cour d’exercer sa compétence à ce titre. Or, celle-ci a, à plusieurs reprises, confirmé la

52
validité de ces réserves, y compris dans des affaires introduites par la Serbie elle-même . La Cour

24 a donc admis ce que la Croatie qualifierait probablement d’interruption permanente et illimitée de

la protection prévue à l’article IX. Si la thèse de la Croatie était fondée, la Cour aurait certainement

invalidé pareilles réserves à l’article IX, mais elle ne l’a pas fait.

36. Par ailleurs, la Croatie elle-même a fréquemment accepté de telles réserves à

l’article IX . Il semble qu’en dehors de cette salle, le demandeur ne se soucie guère de cette

interruption qu’il fait à présent valoir. La Croatie n’a pas même soulevé d’objection lorsque le

Monténégro a confirmé, en 2006, la réserve à l’article IX qu’avait formulée la

54
Serbie-et-Monténégro en 2001 .

37. Pour résumer, il est évident, si l’on adopte une perspective globale et réaliste, que

l’argument de l’interruption avancé par la Croatie ne tient aucun compte de la réalité même du droit

international.

V. La déclaration du 27 avril 1992

38. Monsieur le président, permettez-moi maintenant d’en venir à la déclaration du

27 avril 1992. Mes arguments porteront sur quatre points :

premièrement, son caractère prétendument obligatoire,

deuxièmement, la teneur de cette déclaration, telle qu’interprétée par la Cour,

troisièmement, le comportement de la Croatie à ce sujet,

quatrièmement et dernièrement, la pertinence de la déclaration au regard de votre arrêt de 2008.

52Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo
c. Rwanda), compétence de la Cour et recevabilité de la requête, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 32-33, par. 66 et suiv. ;

Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Espagne), mesures conservatoires, ordonnance, C.I.J. Recueil 1999,
p. 772, par. 32-33.
53Les Etats suivants sont devenus parties, par adhésion ou succession, à la Convention sur le génocide, avec une
réserve à l’article IX, après que la Croatie est devenue partie à cet instrument et sans objection de cette dernière : le
Bangladesh, la Malaisie, Singapour et le Monténégro.
54
Pour de plus amples détails, voir CR 2008/12, p. 41-42, par. 39-45 (Zimmermann). - 18 -

39. Premièrement, donc, en ce qui concerne le caractère prétendument obligatoire de la

55
déclaration, la Serbie en a traité en détail dans ses exposés écrits et oraux , sans que la Croatie juge

nécessaire de répondre à ses arguments lors de son second tour de plaidoiries.

40. Deuxièmement, la Cour elle-même n’a prêté à la déclaration d’autre effet que celui de

«notification de succession à des traités» , compte tenu des conditions de forme très limitées qui

s’appliquent à pareilles notifications, telles qu’exposées au litt. g) de l’article 2 de la convention de

Vienne de 1978 sur la succession d’Etats en matière de traités . En outre, elle a adopté cette
25

position à la lumière de la valeur «essentiellement d[e] confirmation» qu’elle a reconnue à ces

notifications de succession . 58

41. Juger que l’Etat successeur serait responsable de toute violation, sans exception, du droit

international qu’aurait commise l’Etat prédécesseur va toutefois beaucoup plus loin et exigerait des

conditions formelles bien plus strictes. C’est précisément pour cela que la Cour a limité l’effet de

59
la déclaration, qu’elle considère, tout au plus, comme une notification de succession n’ayant

d’effet qu’ad futurum.

42. Troisièmement, la Croatie ne tient de nouveau aucun compte de sa propre conduite

antérieure : ainsi que nous l’avons démontré, elle a, par le passé, purement et simplement refusé de

60
reconnaître à la déclaration le moindre effet juridique , n’en venant à la qualifier de déclaration

unilatérale contraignante qu’en 2010. En conséquence, elle ne s’est jamais fondée sur cette

déclaration d’aucune manière. Sur ce point encore, son conseil est resté muet.

43. Enfin, quatrièmement, l’interprétation selon laquelle, par sa déclaration, le demandeur

aurait accepté d’assumer la responsabilité étatique à raison de faits antérieurs au 27 avril 1992 n’est

pas compatible avec votre arrêt de 2008. Vous vous souviendrez qu’à cette époque, la Cour avait

jugé nécessaire d’obtenir davantage d’informations et d’arguments avant de pouvoir déterminer si

elle possédait la compétence temporelle et si le défendeur pouvait être tenu pour responsable

55
Voir par exemple CR 2014/14, p. 60 et suiv., par. 58 et suiv. (Zimmermann).
56
Croatie, p. 451, par. 111.
57Ibid., p. 450, par. 109.

58Ibid.
59
Ibid., p. 451, par. 111.
60Ibid. - 19 -

d’actes perpétrés avant la date critique. C’est pour cette raison que, toujours en 2008, la Cour avait

joint au fond l’exception préliminaire ratione temporis de la Serbie.

44. Monsieur le président, si la Croatie avait raison et que la déclaration impliquait

effectivement une acceptation de responsabilité, la Cour aurait tout simplement rejeté, en 2008, la

troisième exception préliminaire de la Serbie. Il lui aurait suffi d’indiquer que, en vertu de sa

déclaration et de son comportement ultérieur, le défendeur avait accepté, dès 1992, la responsabilité

étatique à raison des actes antérieurs à cette date, ainsi que l’applicabilité de la Convention sur le

génocide pendant la période en cause. Il aurait alors été tout simplement redondant et absurde de

joindre au fond l’exception préliminaire ratione temporis soulevée par la Serbie. Le seul fait que la

Cour ait procédé à cette jonction constitue donc la preuve irréfutable que l’approche de la Croatie
26

est bien erronée et incompatible avec votre décision de 2008.

45. Monsieur le président, voilà qui m’amène à la question de la succession en matière de

responsabilité.

VI. Succession en matière de responsabilité

46. Vendredi dernier, à 10 h 35 très exactement, soit moins d’une demi-heure avant de clore

ses plaidoiries, la Croatie a soulevé, pour la toute première fois depuis le dépôt de sa requête,

en 1999, la question d’une éventuelle succession, par la Serbie, aux obligations incombant à l’Etat

qui l’a précédée, à savoir la RFSY, à raison du génocide que celui-ci aurait commis avant sa

dissolution. Ce comportement du demandeur soulève divers problèmes, notamment la question de

la bonne administration de la justice internationale devant la Cour.

47. Premièrement, c’est, à ce stade tardif de l’instance, une nouvelle demande, fondée sur la

notion de succession de l’Etat en matière de responsabilité, que la Croatie a présentée. Or, ainsi

que cela ressort clairement de votre jurisprudence, pareille demande, qui ne figure pas dans la

requête, ne peut être introduite que si elle est matériellement incluse dans la demande originelle 61

ou qu’elle découle directement de la question qui fait l’objet de la requête . En l’espèce, aucune

de ces deux conditions n’est remplie.

61 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1992, p. 240 et suiv. ; p. 266, par. 67.

62Ibid. - 20 -

48. Deuxièmement, et conformément, là aussi, à votre jurisprudence, le moment auquel cette

63
nouvelle demande a été déposée suscite de sérieux doutes quant à sa recevabilité en tant que telle .

49. Troisièmement, la Croatie n’avait encore jamais soulevé cette question auprès de la

Serbie et il n’existait donc aucun différend entre les Parties à la date pertinente, contrairement à ce

qu’exige la clause compromissoire en vertu de laquelle l’affaire a été portée devant la Cour.

50. Quatrièmement, quand bien même un différend aurait existé à la date pertinente

s’agissant de l’éventuelle succession, par la Serbie, aux obligations de la RFSY, celui-ci ne serait

pas couvert par l’article IX de la Convention sur le génocide puisqu’il ne porterait pas sur

l’application, l’interprétation ou l’exécution, par les Parties, de cette convention, comme vous

64
l’avez vous-même confirmé, Monsieur le président .

27 51. Cinquièmement, la question de savoir si l’un ou plusieurs des Etats successeurs de la

RFSY pourraient avoir succédé aux obligations délictuelles incombant à celle-ci concerne non

seulement la Serbie, mais l’ensemble des Etats ayant succédé à la RFSY, parmi lesquels figure le

Monténégro qui, à la date pertinente, c’est-à-dire le 27 avril 1992, faisait toujours partie de l’Etat

défendeur. Ces autres Etats successeurs doivent dès lors nécessairement être considérés comme

65
des tierces parties au sens de votre jurisprudence dans l’affaire de l’Or monétaire .

52. Sixièmement, ainsi que je l’ai déjà mentionné, la Croatie et la Serbie sont toutes deux

parties à l’accord sur les questions de succession de 2001, dont l’article 2 de l’annexe F dispose

ce qui suit le libellé s’affiche maintenant à l’écran [projection] : «Tous les droits d’action contre

la RFSY qui ne sont pas visés par ailleurs par le présent accord seront examinés par le comité mixte

67
permanent établi en vertu de l’article 4 du présent accord» . [Fin de la projection.]

53. Selon sir Arthur Watts, l’ancien négociateur spécial, aujourd’hui décédé, cette

disposition régit les demandes mettant en jeu la succession en matière de responsabilité

63Voir mutatis mutandis, Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions

préliminaires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 138-139, par. 42-44.
64Croatie ; opinion individuelle du juge Tomka, p. 520, par. 13.

65Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France ; Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord
et Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32.
66
Accord sur les questions de succession, adopté le 29 juin 2001, Nations Unies, Recueil des traités (RTNU),
vol. 2262, p. 296.
67Ibid., p. 335. - 21 -

internationale dirigées contre la RFSY . Elle interdit à la Croatie d’introduire sa demande dans la

présente instance ou, à tout le moins, aurait supposé qu’avant de la porter devant la Cour, elle en

eût saisi le comité établi par l’accord, ce qu’à ce jour, toutefois, elle n’a pas fait.

54. Enfin, septièmement, j’en viens au fond de la demande tardive de la Croatie. Comme

M. Brownlie l’écrit à juste titre dans la dernière édition de son ouvrage intitulé Principles of Public

69
International Law , les arguments les plus convaincants donnent à penser que la succession en

matière de responsabilité ne s’applique pas aux nouveaux Etats. En l’affaire relative à la

70
Concession des phares de l’Empire ottoman, à laquelle le conseil de la Croatie a fait référence , le

tribunal avait expressément précisé que la violation en cause était celle d’un contrat de droit

71
privé . Et de fait, la France, qui était l’Etat demandeur dans cette affaire, avait elle-même défendu

le principe de la non-succession, proposant une exception limitée au seul cas des concessions.

C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’appréhender la sentence.

28 55. Monsieur le président, ainsi s’achève la première partie de mon exposé d’aujourd’hui. Je

vous prie de bien vouloir inviter maintenant à la barre Monsieur Tams. Merci.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Zimmermann. Monsieur Tams, c’est à votre

tour de vous adresser à la Cour. Vous avez la parole.

M. TAMS : Je vous remercie, Monsieur le président.

INTRODUCTION

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la semaine dernière après

des années d’assertions , la Croatie a finalement examiné la portée temporelle de la Convention.

J’entreprendrai donc aujourd’hui de répondre aux arguments qui nous ont enfin été présentés, et

m’intéresserai ensuite au paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la Commission du droit

68Voir P. Dunberry, State Succession to International Responsibility (2007), p. 212, note de bas de page n 294.
69 e
J. Crawford, Brownlie’s Principles of International Law (8 éd., 2012), p. 442.
70
CR 2014/21, p.21, par. 41 (Crawford).
71Affaire relative à la Concession des phares de l’Empire ottoman (France c. Grèce), décision n 23, Recueil des
sentences arbitrales, vol. XII, p. 198. - 22 -

international sur la responsabilité de l’Etat. A la suite de mon intervention, M. Zimmermann

conclura l’argumentation de la Serbie concernant les événements antérieurs au 27 avril 1992.

LA RÉTROACTIVITÉ DE LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ET
DE SON ARTICLE IX

2. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la semaine dernière,

M. Crawford a établi une distinction entre la portée temporelle de la Convention en tant que telle et

celle de sa clause attributive de compétence, à savoir l’article IX.

La portée temporelle de la Convention

3. En premier lieu, M. Crawford a, fidèle au leitmotiv de la Croatie, répété que la question de

la rétroactivité ne se posait pas. Tout ce qui importe, selon lui, c’est que la Convention s’applique

72
de manière continue . La continuité est donc le nouveau maître mot de la Partie adverse.

Monsieur Crawford a ensuite cherché à dissiper d’éventuelles craintes en affirmant que la Croatie

ne plaidait pas pour ce qu’il a appelé une «pleine rétroactivité», c’est-à-dire, selon lui, l’application
73
de la convention sur le génocide à des événements antérieurs à 1951 , année de son entrée en

vigueur. Les termes du débat ont donc quelque peu évolué : ce qui ne relevait «pas de la

rétroactivité proprement dite» s’est transformé en «continuité», la «rétroactivité proprement dite»,

étant à présent synonyme de «pleine rétroactivité» . Pourtant, Monsieur le président, le fond de

l’argument de la Croatie sa substance même n’a absolument pas changé : comme auparavant,

29 l’argument de la Croatie repose sur un effet énoncé à l’article 28 de la convention de Vienne : la

Croatie veut «lie[r]…[la Serbie] en ce qui concerne [des] acte[s] ou fait[s] antérieur[s] à la date

d’entrée en vigueur de ce traité [la convention sur le génocide] au regard de cette partie [la

75
Serbie]» .

4. La Croatie a beau dire qu’il ne s’agit «pas de la rétroactivité proprement dite» , mais6

77
d’une moindre rétroactivité, ou même d’une «continuité» , tel est pourtant le terme utilisé par le

72
CR 2014/20, p. 67, par. 11 (Crawford).
73CR 2014/20, p. 66, par. 9-10 (Crawford).

74Voir RC, par. 7.13.
75
Article 28 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «CVDT»).
76RC, par. 7.13. - 23 -

droit international : la rétroactivité. Ainsi que je l’ai indiqué lors du premier tour de plaidoiries, la

rétroactivité est définie à l’article 28. Cette définition est délibérément formelle non pas

formaliste mais formelle. L’article 28 vise l’Etat partie dont le comportement est en

question en l’occurrence, la Serbie. Il ne vise pas les Etats prédécesseurs. Cette question relève

des règles relatives à la succession d’Etats. L’article 28 impose d’établir la date à laquelle cette

partie est devenue liée par le traité concerné, une date que, dans le cas de la Serbie, la communauté

internationale estime être le 27 avril 1992. Monsieur le président, vous noterez que l’article 28 ne

mentionne pas la date d’entrée en vigueur du traité en tant que tel c’est-à-dire 1951 dans le cas

de la convention sur le génocide ; aux fins de la rétroactivité telle qu’on l’entend en droit

international pas telle que la Croatie l’entend, mais bien au sens du droit international la date

critique est la date d’entrée en vigueur à l’égard d’une partie donnée, et non celle de son entrée en

vigueur en tant que traité. Les effets juridiques antérieurs à cette date sont appelés la rétroactivité,

qu’ils datent d’avant 1951 ou non.

5. Cette formulation est délibérée, la communauté internationale voulant une définition claire

de la portée temporelle des obligations conventionnelles. Le droit international coutumier, ainsi

que l’a démontré M. Zimmermann, contribue à empêcher les solutions de continuité qui,

subitement, inquiètent tant la Croatie. Les règles relatives à l’identité étatique et à la succession

d’Etats régissent les changements de personnalité juridique d’un Etat partie. Mais ce qui nous

importe en l’espèce est le droit des traités et, de ce point de vue, l’article 28 est clair : il définit la

date critique et établit une présomption, assortie de deux exceptions.

6. Monsieur le président, la Croatie n’a rien dit des deux exceptions énoncées à

l’article 28 à savoir, la rétroactivité expresse et la rétroactivité implicite. La semaine dernière, il

30 vous a de nouveau été dit que la Convention était de nature déclaratoire 78 et là encore, nous en

convenons. Mais nous maintenons que rien, ni dans le texte de la convention sur le génocide ni

dans sa nature même, ne commande l’application de celle-ci à des actes ou faits antérieurs à son

entrée en vigueur à l’égard de l’un quelconque des Etats parties. Or, Monsieur le président, telle

est la question essentielle à laquelle l’argumentation de la Croatie ne répond pas. Puisque celle-ci

77
CR 2014/20, p. 67, par. 11 (Crawford).
78Voir, par exemple, CR 2014/21, p. 19, par. 36 (Crawford). - 24 -

79
commence désormais à mettre en avant l’obligation de prévention qui a occupé une place

prépondérante lors du second tour de plaidoiries , qu’il me soit permis de rappeler ce que j’ai

déjà dit au sujet de la portée temporelle de cette obligation particulière. Je serai bref, puisque j’ai

fait valoir cet argument il y a deux semaines : peut-il être affirmé de manière crédible que les Etats,

en adhérant au régime de la Convention et j’ai donné l’exemple des Etats-Unis ou du Nigéria,

qui l’ont ratifiée tardivement ont, ce faisant, accepté de contracter une obligation de prévenir des

atrocités déjà commises des dizaines d’années auparavant ? Bien sûr que non. Si l’article 28 est lu

avec sérieux, comme nous estimons qu’il doit l’être, il apparaît clairement que la Convention ne

s’applique pas à des événements antérieurs au 27 avril 1992.

La portée temporelle de l’article IX

7. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je pense qu’il n’est pas exagéré

de dire que le principal argument de la Croatie porte non pas sur la Convention en tant que telle,

mais sur l’une de ses dispositions, à savoir l’article IX. Vendredi dernier, M. Crawford a plaidé

que les clauses attributives de compétence, telles que l’article IX, obéissaient à une logique

80
temporelle distincte, ce qu’il a ensuite dit être le principe Mavrommatis . Il a semblé reconnaître

que l’arrêt rendu dans cette affaire l’affaire Mavrommatis était fondé sur les termes de la

clause particulière qui était en question. Mais il a soutenu que le principe correspondant constituait

81
un principe «bien établi qui n’[était] pas spécifique à l’affaire Mavrommatis» .

8. Monsieur le président, avant de procéder à l’évaluation des éléments de preuve produits à

l’appui de cette affirmation, permettez-moi de vous inviter à réfléchir à une question préliminaire.

Supposons que la Croatie ait raison. Supposons que ce principe existe. Comment ce principe

«bien établi» s’exprimerait-il ? Etant donné que nous nous intéressons à une clause

conventionnelle, il convient ici de se référer à l’article 28 et à son équivalent en droit coutumier. Il

s’agit de la disposition spécifiquement adoptée par la communauté internationale aux fins d’établir

la portée temporelle des dispositions conventionnelles. L’article 28 régit les traités entre Etats,

quelles que soient leur nature et leurs caractéristiques. Il s’applique aux dispositions d’un traité,

79
Voir, par exemple, CR 2014/20, p. 10, par. 2 (Sands) ; p. 58, par. 46 (Starmer).
8CR 2014/21, pp. 13-14, par. 22 (Crawford).

81CR 2014/21, p. 13, par. 22 (Crawford). - 25 -

31 sans exception. Il établit un dispositif souple, une présomption et deux exceptions. Il a été rédigé

par les membres de la CDI et par des représentants d’Etats disposant d’une longue expérience de la

rédaction de traités et du règlement des différends internationaux.

9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lors de la rédaction de

l’article 28 de la convention de Vienne, pourquoi ces experts n’ont-ils pas intégré une règle

particulière relative aux clauses compromissoires ? C’eût été si simple. [Projection.] Apparaissent

à présent à l’écran deux versions de l’article 28 : le véritable article 28, en bas, et une version

hypothétique fondée sur l’argument de la Croatie. Si la Croatie avait raison, si les clauses

attributives de compétence étaient spéciales, l’article 28 aurait vraisemblablement été rédigé en ces

termes que vous pouvez lire à l’écran :

«A moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs
établie, les dispositions de fond d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne
un acte ou fait [antérieurs à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette
partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date].»

C’eût été une manière assez simple et même élégante, si je puis me permettre de donner effet

à ce que la Croatie appelle le «principe Mavrommatis».

10. Toutefois, un simple coup d’œil au véritable texte de l’article 28 montre que celui-ci ne

fait pas référence aux dispositions de fond mais vise «les dispositions d’un traité», c’est-à-dire

toutes ses dispositions. Les clauses attributives de compétence ne comptent-elles pas parmi «les

dispositions d’un traité» ? Qu’est-il advenu du «principe [Mavrommatis] bien établi» avancé par la

Croatie ? Il semble s’être perdu en cours de route quelque part entre les concessions de

M. Mavrommatis en Palestine et la conférence diplomatique de Vienne qui sait, peut-être dans

les Balkans ? Il ne figure pas non plus dans le commentaire de la CDI. Est-il possible que les

rédacteurs aient tout simplement omis la clause attributive de compétence, qu’il s’agisse d’un

oubli ? [Fin de la projection.]

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, il ne s’agit bien

évidemment pas d’un oubli. Les rédacteurs étaient tout à fait conscients de l’existence de clauses

compromissoires conventionnelles. Il est évident que les clauses compromissoires font partie des

«dispositions d’un traité» au sens de l’article 28. Et il est tout aussi évident que le régime de la

convention de Vienne s’applique. Aucun élément du texte, ou du contexte, de l’article 28 ne fait - 26 -

référence à une règle spéciale concernant les clauses compromissoires. Aucun élément ne vient

étayer la distinction établie par la Croatie entre les dispositions de fond et les clauses de

compétence figurant dans un traité, les deux types de dispositions étant soumises au même régime

de rétroactivité celui qui est énoncé à l’article 28. Donc, à moins que la Croatie ne parvienne à

32 démontrer que, pour reprendre les termes de l’article 28, «une intention différente … ressor[t] du

traité ou [est] par ailleurs établie», ce qu’elle n’essaie même pas de faire, l’article IX ne saurait

s’appliquer à des actes et des faits antérieurs au 27 avril 1992.

12. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsqu’elle examine la portée

temporelle de l’article IX, la Croatie ne tient aucun compte de l’article 28. Elle nous renvoie

toutefois à deux affaires, l’affaire Mavrommatis et celle des Phosphates du Maroc. La première

affaire, ainsi que je l’ai démontré lors du premier tour, n’autorise aucune généralisation. Or,

M. Crawford est passé bien vite de Mavrommatis aux Phosphates de la Palestine au Maroc, en

quelque sorte .82 L’affaire des Phosphates permet-elle à la Croatie d’établir l’existence d’un

principe juridique d’application générale ? Selon nous, cette affaire étaye encore moins sa thèse

que l’affaire Mavrommatis, et ce pour trois motifs.

13. Premièrement, dans l’affaire des Phosphates du Maroc, il s’agissait en réalité non pas

d’écarter mais de confirmer des limitations temporelles : la France le défendeur en l’affaire

avait été parfaitement claire en indiquant que la Cour permanente de Justice internationale ne

pouvait avoir compétence qu’à l’égard des «différends qui s’élèveraient après la ratification de

83
la…déclaration au sujet des situations ou des faits postérieurs à cette ratification» . La Cour a

confirmé cette limitation, donnant ainsi effet à une clause restrictive une clause spéciale. Elle

n’a pas écarté ces restrictions mais les a consacrées.

14. Deuxièmement, contrairement à ce qu’affirme la Croatie, en l’affaire des Phosphates, la

Cour permanente a même considéré que, de façon générale, les titres de compétence devaient faire

l’objet d’une interprétation restrictive. Elle a clairement indiqué et je cite ses termes, que vous

pouvez lire à l’écran [projection] : «La juridiction n’existe que dans les termes où elle a été

82CR 2014/21, p. 13, par. 22 (Crawford).

83Phosphates du Maroc, arrêt, 1938, C.P.J.I. série A/B n 74, p. 22. - 27 -

acceptée. [Bien entendu. Et la Cour d’ajouter :] Dans l’espèce, les termes qui forment la base de

84
l’exception ratione temporis présentée par le Gouvernement français sont parfaitement clairs.»

15. Ainsi, en l’absence d’ambiguïté, il n’était pas nécessaire de faire appel à un principe

général pour justifier une interprétation restrictive. Pourtant, la Cour permanente a bien fait

référence à un tel principe. Elle s’est référée comme vous pouvez là encore le voir à l’écran

à «l’interprétation restrictive qui, dans le doute, pou[v]ait se recommander à l’égard d’une clause

dont l’interprétation ne [pouvait] en aucun cas dépasser l’expression de la volonté des Etats qui

l’[avaient] souscrite» .85

33 16. L’interprétation d’une telle clause ne saurait donc en aucun cas «dépasser l’expression de

la volonté des Etats» lorsqu’ils l’ont souscrite ou ont conféré compétence à une juridiction. Telle

était la préoccupation de la Cour permanente en l’affaire des Phosphates et telle est la

préoccupation que la Cour actuelle a exprimée à de nombreuses reprises, par exemple en l’affaire

86
relative à Certains biens , et qui devrait encore être la sienne dans la présente instance. [Fin de la

projection.]

17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la tentative de la Croatie

visant à déduire de l’affaire des Phosphates du Maroc un principe de portée générale régissant les

clauses compromissoires comporte une troisième faille, qui est peut-être la plus flagrante. L’affaire

des Phosphates du Maroc ne mettait tout simplement pas en jeu une clause compromissoire. Elle

mettait en jeu une déclaration faite en vertu de la clause facultative, c’est-à-dire le paragraphe 2 et

non le paragraphe 1 de l’article 36 ; or il s’agit là d’un titre de compétence distinct. L’une et l’autre

de ces clauses constituent certes des titres de compétence mais, au-delà de cette similitude, elles ne

peuvent être tout simplement assimilées l’une à l’autre, comme la Cour l’a clairement précisé en

l’affaire relative à Certains biens .87

18. Une déclaration faite en vertu de la clause facultative est un acte unilatéral, et non un

engagement conventionnel. C’est un acte autonome qui ne fait pas partie d’un traité. Pour ce qui

84 o
Phosphates du Maroc, arrêt, 1938, C.P.J.I. série A/B n 74, p. 23.
85 Ibid., p. 23-24.
86
Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 6.
87
Ibid., p. 24, par. 43. - 28 -

concerne les clauses compromissoires inscrites dans les traités, la règle est énoncée clairement à

l’article 28 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «CVDT»). A cet égard,

nous pouvons également nous fonder sur les indications données par la Cour dans de nombreuses

88
affaires, notamment en l’affaire Géorgie c. Russie . Pour les déclarations faites en vertu de la

clause facultative, en revanche, nous n’avons rien de semblable. Ainsi, que l’affaire des

Phosphates soit prise de telle ou telle manière et, je le répète, la Cour permanente s’intéressait

alors aux termes d’un titre de compétence bien précis et a pris soin de ne pas étendre la compétence

au-delà des intentions des parties , cette affaire mettait en jeu une déclaration faite au titre de la

clause facultative, ainsi qu’il était prévu au paragraphe 2 de l’article 36, et non les clauses

compromissoires visées au paragraphe 1. Elle n’étaye en rien l’argument de la Croatie tendant à

appliquer de façon rétroactive les clauses compromissoires inscrites dans les traités.

19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de revenir

brièvement sur l’affaire Géorgie c. Russie. Vendredi dernier, M. Crawford a déclaré que j’avais

forcé l’interprétation de l’arrêt de la Cour et a fait observer, à juste titre, que la Cour était en droit

de ne pas se prononcer sur la troisième exception préliminaire formulée par la Russie dans cette

34 affaire, qui se rapportait expressément à des questions de compétence ratione temporis. Toutefois,

Monsieur le président, la Cour peut répondre à des questions dans un arrêt même sans leur

consacrer une rubrique spécifique. Ainsi, dans cette perspective, permettez-moi d’examiner une

nouvelle fois l’arrêt Géorgie c. Russie.

20. La Cour a commencé son analyse par un examen des «documents et déclarations

antérieurs au 2 juillet 1999, date à laquelle la CIEDR [convention internationale sur l’élimination
89
de toutes les formes de discrimination raciale] est entrée en vigueur entre les Parties» . Pour

quelle raison ? Pour établir s’il existait entre les parties, la Géorgie et la Russie, un différend

relevant de la clause de compétence énoncée à l’article 22 de la CIEDR ce que contestait la
90
Russie ; il s’agissait de la première exception préliminaire . La Cour a ensuite passé en revue

toute une série de déclarations et documents qui, selon la Géorgie, attestaient l’existence d’un

88
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 70.
89Ibid., p. 94, par. 50.

90Ibid., p. 81, par. 23. - 29 -

différend de longue date, antérieur à 1999 ; toutefois, elle a conclu «qu’aucun de ces documents ou

déclarations ne permet[tait] d’établir qu’un tel différend existait en juillet 1999» , lorsque le traité

est entré en vigueur entre les parties. Cette conclusion signifiait également et j’en viens à

présent au paragraphe 64, sur lequel je me suis déjà fondé lors du premier tour de plaidoiries

que la Géorgie n’avait pas été en mesure de démontrer que, «comme elle l’affirm[ait],…«le

différend avec la Russie au sujet du nettoyage ethnique exist[ait] depuis longtemps [et] qu’il [était]

fondé» . La Cour a ensuite ajouté, toujours au paragraphe 64, ce qui suit :

«même si tel était le cas, ce différend, bien que concernant la discrimination raciale,
n’aurait pu toucher à l’interprétation ou à l’application de la CIEDR ; cet instrument,

en son article 22, n93donne compétence à la Cour que pour connaître des différends
qui le concernent» .

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, même si la Géorgie était

parvenue à établir l’existence d’un différend concernant la discrimination raciale antérieur à

l’entrée en vigueur de la convention à l’égard des parties celui-ci «n’aurait pu toucher à

l’interprétation ou à l’application de la CIEDR». Comment sommes-nous censés comprendre cette

conclusion, si ce n’est comme signifiant que seuls les différends nés à une date à laquelle les deux

parties sont liées relèvent de la clause de compétence concernée ? La Cour n’avait pas à se

prononcer sur la troisième exception préliminaire de la Russie ; elle a énoncé un principe bien plus

fondamental, à savoir qu’il n’existait aucun différend entrant dans les prévisions de la clause

attributive de compétence, et qu’il ne pouvait en exister aucun tant que la convention n’était

35 pas entrée en vigueur entre les parties. Voilà en quoi l’arrêt rendu par la Cour en

l’affaire Géorgie c. Russie nous semble pertinent.

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en résumé, que reste-t-il du

94
«principe [Mavrommatis] bien établi» invoqué par la Croatie , de ce principe voulant que les

clauses compromissoires s’appliquent de façon générale à des actes ou faits antérieurs ? Quels sont

les éléments de preuve autorisant à penser que pareilles clauses ne devraient pas être régies par les

91
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 100, par. 63.
92Ibid. p. 100, par. 64.

93Ibid.
94
CR 2014/21, p. 13, par. 22 (Crawford). - 30 -

principes énoncés à l’article 28 ? Quels sont les éléments de preuve permettant de contester la

décision de la Cour en l’affaire Géorgie c. Russie ? L’affaire Mavrommatis revêtait un caractère

exceptionnel et était axée sur les termes spécifiques du titre de compétence en question. L’arrêt

rendu en l’affaire des Phosphates concernait un titre de compétence distinct, une clause facultative

et non une clause compromissoire et, je le répète, était fondé sur des considérations bien précises.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en deux tours de procédure écrite et

deux tours de procédure orale, la Croatie n’a pas été capable de produire le moindre élément de

preuve démontrant que les clauses compromissoires relèvent d’un régime spécial, comme elle le

prétend. Selon la Serbie, cette incapacité est révélatrice. L’article IX n’introduit pas la

rétroactivité par une voie détournée.

L ES ARGUMENTS DE LA CROATIE RELATIFS AU PARAGRAPHE 2 DE L ARTICLE 10
DES ARTICLES DE LA C OMMISSION DU DROIT INTERNATIONAL

23. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en arrive ainsi à mon

deuxième point, qui concerne la tentative de la Croatie de se raccrocher au paragraphe 2 de

l’article 10 des articles de la CDI.

Les questions éclaircies lors du premier tour de plaidoiries

24. Je serai relativement bref sur ce point, la Croatie ayant si peu répondu à nos arguments.

De fait, à en juger par ce qu’elle a dit, les Parties semblent à présent s’accorder sur trois points

essentiels, que je vais rapidement passer en revue.

25. Premièrement, le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI a été élaboré pour

couvrir les mouvements insurrectionnels ou de libération nationale. Le projet de texte présenté en

première lecture, et le premier rapport de M. Crawford de 1998, le montrent parfaitement. Telle

était l’intention des auteurs de cette disposition.

26. Deuxièmement, l’ajout en 1998 des termes «ou autre» après «insurrectionnel», destiné à

englober les mouvements insurrectionnels ou d’une autre nature, constituait un «ajout générique».

Il ne s’agissait pas d’apporter une modification de fond, mais de rendre le projet d’article

acceptable pour ceux qui faisaient une distinction entre les mouvements de libération nationale et - 31 -

36 les mouvements insurrectionnels aucune modification de fond n’étant donc envisagée. Nous

n’avons pas entendu la Croatie contester d’une façon ou d’une autre cette interprétation.

27. Troisièmement, il n’existe aucune pratique concernant d’«autres mouvements». Je le

répète, l’application d’une prétendue règle à des mouvements autres qu’insurrectionnels ou de

libération ne fait l’objet d’absolument aucune pratique : la Croatie a été invitée à donner des

exemples, mais elle n’en a rien fait. M. Crawford s’est borné à faire référence à certains cas dans

95
lesquels il a prétendu que «la configuration générale [était] la même» . Le demandeur semble à

présent s’attacher à une configuration générale, à une sorte de principe général plutôt qu’au

paragraphe 2 de l’article 10, ce qui peut effectivement se révéler commode car un tel principe

général supposerait des conséquences plus limitées, et des conditions moins strictes. Faire valoir

un tel principe permet de s’affranchir des termes d’une disposition donnée. La Serbie ne reconnaît

évidemment pas l’existence de pareil principe et se demande même d’où celui-ci peut bien

venir. Mais il s’agit là d’une autre question. L’argument avancé par la Croatie la semaine dernière

signifie que, s’il n’existe pas de tel principe général allant au-delà du paragraphe 2 de l’article 10,

la thèse croate est vouée à l’échec.

28. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ces points d’accord en matière

d’interprétation sont importants, et nous espérons qu’ils faciliteront la tâche de la Cour. Toutefois,

nombre de questions d’interprétation continuent de diviser les Parties et j’en examinerai deux dans

le temps qui me reste.

L’attribution du comportement prétendument adopté
sous la direction ou le contrôle du mouvement

29. La première question, Monsieur le président, est relativement subtile mais elle est

importante. Elle concerne la portée de l’attribution au regard du paragraphe 2 de l’article 10 des

articles de la CDI : de quelles entités le comportement est-il couvert par la référence au

«comportement d’un mouvement» faite dans cette disposition ? La semaine dernière, sur ce point

précis et sans s’étendre sur la question, M. Crawford a tout simplement assimilé les mouvements

aux Etats, sans faire de différence. Ainsi, un mouvement pourrait, au même titre qu’un Etat, être

95CR 2014/21, p. 27, par. 55 (Crawford). - 32 -

responsable du comportement de ses organes articles 4 et 5 et, exceptionnellement, du

comportement d’entités autres, par exemple en vertu de l’article 8. M. Crawford a déclaré : «Ce

96
sont donc les principes habituels en matière d’attribution qui s’appliquent» . Malgré tout le

respect dû à la Partie adverse, la Serbie n’est pas d’accord. Selon nous, un mouvement ne peut être

responsable que des actes de ses organes, et non des actes d’autres entités. Le cas exceptionnel

37 visé au paragraphe 2 de l’article 10, qui n’est pas courant mais revêt un caractère inhabituel,

n’autorise pas l’application d’une autre exception par le jeu d’une analogie avec l’article 8.

30. De fait, Monsieur le président, l’histoire rédactionnelle de cette disposition en atteste très

clairement. La CDI a dû répondre à cette question, de nombreuses luttes insurrectionnelles étant le

fait d’alliances entre factions ou mouvements, aux contours souvent flous songez à l’OLP et au

Hamas, pour prendre un exemple récent. Il était donc important pour la CDI de préciser de quelle

entité l’Etat nouvellement né se verrait attribuer le comportement : faudrait-il lui attribuer le

comportement du mouvement principal, ou également celui des groupes agissant dans l’ombre de

celui-ci, s’ils le faisaient sous sa direction et son contrôle ?

31. Voici ce que la CDI a déclaré au paragraphe 6 de son commentaire, que vous pouvez lire
o
à l’écran [projection de l’onglet n 4] :

«C’est…l’attribution à l’Etat nouveau des comportements adoptés par les
organes du mouvement insurrectionnel qui l’a précédé et de ces comportements
seulement qui se justifie en vertu de la continuité entre l’organisation du
97
mouvement insurrectionnel et celle de l’Etat auquel celui-ci a donné naissance.»

32. Monsieur le président, il s’agit bien des «comportements adoptés par les organes du

mouvement ... et de ces comportements seulement» ceux du mouvement principal, et non des

groupes agissant dans l’ombre. Ce libellé n’est pas le fruit du hasard mais était délibéré :
98
l’expression «organes du mouvement» est ainsi employée tout au long du commentaire de la CDI ,

et M. Crawford l’avait naturellement employée lui-même dans son premier rapport en 1998 . Le 99

projet de disposition qu’il proposait faisait référence aux «organes d’un mouvement» : tels sont les

96
CR 2014/21, p. 25, par. 50 (Crawford).
97Annuaire de la Commission du droit international (ci-après l’«ACDI»), 1975, vol. II, p. 108 de la version
française, par. 6.

98Voir, par exemple, ACDI, 1975, vol. II, p. 107 de la version française, par. 1, 3, 4 («[l]’organisation dirigeante
du mouvement insurrectionnel») et 5 («organes de l’organisation mûrie dans l’insurrection»).
99
ACDI, 1998, vol. II, première partie, p. 61-62 de la version française. - 33 -

termes qui ont été choisis lorsqu’il a été convenu du cadre fondamental des règles d’attribution

dans lequel une distinction était faite entre la responsabilité à raison d’actes d’organes (articles 4

et 5) et la responsabilité, exceptionnelle, à raison d’actes d’autres entités, de «non-organes» si je

puis dire. Face à une telle dichotomie organes contre «non-organes» , la CDI a choisi de

formuler le paragraphe 2 de l’article 10 comme régissant uniquement le comportement des organes.

Elle a ainsi indiqué clairement, par implication, qu’il ne pouvait exister d’attribution hors des

structures principales, à raison du comportement de «non-organes» tels que les groupes

paramilitaires. Point d’analogie avec l’article 8, donc. [Fin de la projection de l’onglet n° 4.]

33. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, mes confrères démontreront

demain que le prétendu «mouvement» en faveur d’une Grande Serbie n’a jamais contrôlé ni dirigé

38 les paramilitaires au sens de l’article 8. Mon argument est distinct. Mais même si tel avait été le

cas, et même si le paragraphe 2 de l’article 10 avait été applicable deux «si» qui sont loin d’être

négligeables , ces groupes n’ont jamais été des organes dudit mouvement. Ne serait-ce que pour

cette raison, la Serbie ne peut être condamnée pour leur comportement.

Le paragraphe 2 de l’article 10 en tant que règle
régissant l’attribution, et non la responsabilité

34. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il me reste un dernier point à

examiner concernant le paragraphe 2 de l’article 10. Il s’agit, et de loin, du point de désaccord le

plus fondamental entre les Parties, et il porte sur les effets juridiques de cette disposition. Ainsi

que M. Zimmermann l’a démontré lors du premier tour de plaidoiries, le paragraphe 2 de

l’article 10 est une règle régissant l’attribution ce n’est pas une disposition créant de nouvelles

règles conventionnelles, et certainement pas une disposition étendant rétroactivement la portée des

titres de compétence. Quelle a été la réponse de la Croatie à cet argument ?

35. Etrangement, la Croatie est restée presque muette à cet égard. Certes, M. Crawford a

réaffirmé l’argument croate selon lequel «le paragraphe 2 de l’article 10…ne se limite pas aux

obligations de fond s’appliquant expressément aux mouvements» . Toutefois, cela ne revient pas

à dire qu’un Etat, avant même d’être né, serait lié par la convention sur le génocide et que les

100CR 2014/21, p. 24, par. 49 (Crawford). - 34 -

questions relatives au respect de ce traité pourraient être tranchées par la Cour. Le paragraphe 2 de

l’article 10 établirait-il effectivement pour les Etats une nouvelle manière, outre la ratification, la

succession et l’adhésion, de devenir liés à un traité avant même d’être nés? Pourrait-il s’agir d’une

clause de rétroactivité déguisée dont l’effet rétroactif aurait jusqu’à présent échappé à tous,

même à la CDI qui a pourtant examiné la question pendant des dizaines d’années ? Qualifier cette

interprétation d’invraisemblable serait un euphémisme.

36. De fait, les propres éléments de preuve de la Croatie contredisent cette interprétation

invraisemblable. Vendredi, dans sa quête de précédents, M. Crawford s’est référé à la naissance de

deux Etats : la Pologne (après la première guerre mondiale) et l’Algérie (avant et après 1962). Une

fois établies en tant qu’Etats, selon M. Crawford, la Pologne et l’Algérie ont l’une et l’autre été
101
tenues pour responsables du comportement de mouvements insurrectionnels . Mais quand bien

même, cela ne suffirait pas. Pour que ces exemples puissent étayer l’argument de la Croatie,

celle-ci doit poser deux questions complémentaires. La Pologne et l’Algérie ont-elle été tenues

pour responsables de manquements à des obligations conventionnelles et les juridictions

internationales avaient-elles compétence pour connaître de procédures engagées à leur encontre ?

Selon nous, la réponse à ces deux questions est «non». Bien sûr que non. En l’affaire relative à la

39 Haute-Silésie polonaise, la Cour permanente était clairement hostile à l’idée que le Comité national

polonais (ou même l’Etat polonais naissant) puisse être titulaire de quelconques droits ou

obligations d’origine conventionnelle . Pour ce qui concerne l’Algérie, il est difficile de faire

vraiment fond sur les décisions de juridictions françaises qui, ainsi que la Croatie l’a fait observer,

103
«ne s[e sont généralement] pas prononcé[es] contre l’Algérie» . Toutefois, à notre connaissance,

elles n’ont certainement pas formulé de conclusions basées sur des manquements à certaines

obligations conventionnelles. D’ailleurs, en ce qui concerne les titres de compétence, je relèverai

incidemment que l’Algérie est devenue partie à la convention sur le génocide en 1963 en formulant

une réserve à l’article IX. La France était bien évidemment déjà liée par la Convention, sans

réserve. Si l’on suit le raisonnement de la Croatie, la responsabilité de l’Algérie pourrait être

101CR 2014/21, p. 26-27, par. 53-54 (Crawford).

102Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt n 7, 1926, C.P.J.I. série A n 7, p 28.
103
CR 2014/21, p. 27, par. 54 (Crawford) (concernant l’affaire Perriquet). - 35 -

engagée devant la Cour à raison d’actes commis par le FLN et, d’ailleurs, la Croatie pourrait elle-

même engager une telle procédure puisque son accession à l’indépendance en octobre 1991 n’y

ferait nullement obstacle. Tout cela ne tient pas debout.

37. Donc, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, après deux tours

d’écritures et deux tours de plaidoiries sur le paragraphe 2 de l’article 10 la disposition dont

M. Crawford a prétendu qu’elle n’était guère connue mais allait maintenant le devenir la Croatie

n’est toujours pas parvenue à nous dire de quelle façon le principe qu’elle fait valoir s’appliquerait

en la présente instance, dans laquelle la responsabilité ne saurait être invoquée que relativement à

des manquements à des obligations conventionnelles. Si l’Algérie et la Pologne sont les meilleurs

exemples que la Croatie puisse fournir de situations dans lesquelles, selon M. Crawford, «la

104
configuration générale [était] la même» , eh bien, malgré tout le respect dû à la Partie adverse, ces

deux exemples ne font que trahir les failles de sa thèse.

38. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, tout cela explique le

scepticisme de la Serbie à l’égard du paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI. La Croatie

étend abusivement la portée d’une disposition limitée ; elle ne semble à présent plus se soucier de

sa formulation et, depuis le début de la présente instance, elle ne tient aucun compte de la fonction

bien particulière de cette disposition, qui ne régit que l’attribution.

39. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans les exposés des Parties

sur le fond de la présente affaire, il a souvent été question de schémas. Je n’ai pas encore employé

ce terme mais, pour conclure, je relèverai que l’argumentation de la Croatie sur la compétence et la

recevabilité semble également obéir à un certain schéma. En effet, tout au long de l’instance, la

Croatie a formulé des principes généraux pour servir sa thèse le principe Mavrommatis, le

principe de continuité, le principe in statu nascendi , autant de principes qui, d’une certaine

manière, semblent révéler l’existence d’un schéma. Ces principes sonnent bien, ils paraissent
40

même élaborés, mais ils rappellent par certains côtés les façades des villages Potemkine : peut-être

sont-ils impressionnants en apparence, mais ils ne sont guère plus que des cache-misères. Ainsi,

pour ce qui concerne la compétence et la recevabilité, la Serbie prie respectueusement la Cour de

104CR 2014/21, p. 27, par. 55 (Crawford). - 36 -

voir au-delà des apparences en examinant les beaux principes de la Croatie. Ce faisant, elle

trouvera ce que l’on trouve généralement derrière les façades Potemkine : rien. Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ainsi s’achève mon intervention de ce jour. Je vous

remercie de votre bienveillante attention.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Tams. Je donne à présent la parole à

M. Zimmermann, à condition que sa plaidoirie n’excède pas 15 à 20 minutes.

M. ZIMMERMANN : Je dirais quinze minutes, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Dans ce cas, d’accord. Vous avez la parole, Monsieur.

M. ZIMMERMANN :

D EUXIÈME PARTIE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie. Je me

pencherai à présent sur la question de l’obligation de punir et de prévenir le génocide ; mon

collègue, M. Schabas, abordera demain celle des personnes portées disparues.

I. L’obligation de punir le génocide

2. En ce qui concerne l’obligation de punir le génocide, je prie la Cour de bien vouloir

m’excuser d’y revenir ; je le fais uniquement parce que la Croatie elle-même a jugé bon de le faire

lors de son second tour de plaidoiries . Il semblerait que le conseil de la Croatie n’ait toujours pas

lu le paragraphe 442 de l’arrêt Bosnie, qui précise pourtant de manière simple et sans équivoque

que [projection à l’écran]

«[l]’article VI [de la convention sur le génocide] n’o106ge les Etats contractants
qu’à instituer et exercer une compétence pénale territoriale» . [Fin de la projection.]

41 3. Or, Monsieur le président, les allégations de la Croatie concernent presque exclusivement

des événements qui se seraient produits sur son territoire. Dès lors, ils ne relèvent tout simplement

10CR 2014/21, p. 23, par. 45 (Crawford).

106 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil, 2007 (I), p. 226, par. 442 ; les italiques sont de nous. - 37 -

pas de la compétence territoriale de la Serbie, et je pense que, sur ce point, l’on peut s’en tenir là.

Ce qui m’amène à la question de la prévention.

II. L’obligation de prévenir le génocide

4. Pour commencer, permettez-moi de rappeler que, comme l’a confirmé la Cour dans son

arrêt relatif à la Bosnie-Herzégovine, l’obligation de prévenir le génocide ne donne pas lieu à une

violation continue . 107 Tout constat d’une telle violation présuppose donc que la compétence

temporelle de la Cour s’étende à la période pertinente, ce qui, à son tour, comme nous l’avons

démontré, invalide toute allégation de violation de l’obligation de prévenir le génocide commise

avant le 27 avril 1992.

5. Pour pouvoir aboutir à une conclusion dans des circonstances «qui appelle[nt] une

108
appréciation in concreto» , pour reprendre la formule utilisée par la Cour, celle-ci devra tout

d’abord établir qu’un génocide a effectivement été commis dans un lieu donné et à un moment

109
précis . Elle devra ensuite examiner les spécificités de la situation qui prévalait à l’époque pour

être en mesure de se prononcer sur l’obligation de prévenir le génocide incombant à la Serbie.

C’est uniquement s’il a pu être établi que la Serbie a, selon les termes employés par la Cour,

manifestement manqué de mettre en œuvre les mesures qui s’imposaient , face à un risque concret

et imminent de génocide, dans une situation précise, que la Cour pourra conclure à la violation de

l’obligation de prévenir le génocide.

6. Par ailleurs, dans son arrêt de 2007 en l’affaire de la Bosnie, la Cour a jugé

particulièrement pertinent que le défendeur se fût, à l’époque des faits, trouvé sous le coup d’une

ordonnance en indication de mesures conservatoires, par laquelle elle avait spécifiquement enjoint

à la RFY d’user de son influence vis-à-vis des acteurs non étatiques . Dans la présente affaire,

qui lui a été soumise plus de cinq ans après la cessation du conflit armé, la Cour n’a de toute

évidence pas rendu une telle ordonnance. En d’autres termes, la situation semble ne pas avoir

107 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil, 2007 (I), p. 221-222, par. 431.
108Ibid., p. 221, par. 430.

109Ibid., p. 221-222, par. 431.
110
Ibid., p. 221, par. 430.
111Ibid., p. 223-224, par. 435. - 38 -

présenté de caractère d’urgence pour la Croatie au moment où les actes qu’elle qualifie à présent de

42 génocidaires étaient sur le point d’être commis. Sinon, elle aurait demandé l’indication de mesures

conservatoires.

7. En outre, dans l’affaire de la Bosnie, la Cour a également fait valoir que, en ce qui

concerne le génocide à Srebrenica, la Serbie avait été formellement mise en garde par la

112
communauté internationale du risque sérieux que ce crime vienne à être commis . Là encore, il

en allait tout autrement du conflit armé en Croatie en ce sens que la communauté internationale n’a

jamais mis le défendeur en garde contre un risque de génocide imminent, pour la simple raison que

ce risque n’existait pas.

8. Monsieur le président, les différences entre la situation qui prévalait à Srebrenica en 1995

et celle qui prévalait en Croatie en 1991-1992 sont frappantes ; en conséquence, la Serbie rejette les

allégations de la Croatie quant à la prétendue violation de l’obligation de prévenir le génocide.

III. L’absence de qualité pour agir de la Croatie en ce qui concerne
les faits antérieurs au 8 octobre 1991

9. Monsieur le président, permettez-moi d’aborder à présent la question de la qualité pour

agir de la Croatie en ce qui concerne les faits antérieurs au 8 octobre 1991, à la lumière de l’arrêt

rendu par la Cour en l’affaire Belgique c. Sénégal. Il convient tout d’abord de relever que, dans

cette affaire, l’arrêt était fondé sur la conclusion selon laquelle les obligations découlant de la

convention contre la torture, tout comme celles qui découlent de la Convention sur le génocide,

sont des obligations erga omnes partes. Ainsi des obligations prévues au paragraphe 2 de

l’article 6 et au paragraphe 1 de l’article 7 de la convention contre la torture , dont la Cour a

114
estimé qu’elle faisaient partie intégrante d’un «même dispositif conventionnel» , pour reprendre

l’expression qu’elle a employée. La Cour n’a donc opéré aucune distinction entre les obligations

découlant de la convention il s’agissait d’un «même dispositif conventionnel» et, à ses yeux,

112
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil, 2007 (I), p. 224, par. 436-437.
113Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil
2012 (II), p. 450, par. 69.
114
Ibid., p. 455, par. 91. - 39 -

cela impliquait nécessairement «que chacun [des Etats parties à la convention] puisse demander

qu’un autre Etat partie, qui aurait manqué auxdites obligations, mette fin à ces manquements» . 115

10. Pour autant, et en dépit de ce caractère erga omnes partes des obligations découlant de la

convention contre la torture, l’arrêt n’en a pas moins limité la qualité pour agir des Etats aux faits

intervenus «à compter» de «with effect from» la date à laquelle l’Etat en question est devenu

partie à la convention. Dans l’affaire qui nous concerne, il s’agit, pour la Croatie, du

8 octobre 1991.

43 11. M. Crawford a soutenu que, au paragraphe 104 de l’arrêt Belgique c. Sénégal, la Cour

avait évoqué une qualité pour agir de la Belgique qui aurait existé et je cite M. Crawford

116
«from the date [à partir de la date] à laquelle elle est devenue partie à la convention» (les

italiques sont de nous). Or ce n’est pas ce que la Cour a dit dans son arrêt. Elle n’a pas constaté

que la Belgique avait qualité pour agir «from 25 July 1999», mais qu’elle avait qualité pour agir

117
«with effect of 25 July 1999» , ce qui implique évidemment que la date à laquelle la demande est

formulée est sans importance. Ce qui importe, en revanche, c’est la date à laquelle les violations

alléguées de la convention ont été commises.

12. Permettez-moi également de rappeler que la présente affaire porte uniquement sur la

violation de dispositions conventionnelles. Dès lors, la Cour n’a pas à statuer sur l’obligation de ne

pas commettre un génocide en tant que telle qui est due à la communauté internationale, et qui est

régie par le litt. b) du paragraphe 1 de l’article 48 des articles de la CDI. Etant donné le fondement

juridictionnel en vertu duquel la présente affaire lui a été soumise, la seule question qui se pose à

elle est celle des obligations erga omnes partes, qui sont régies par le litt. a) du paragraphe 1 de

l’article 48. Or, avant le mois d’octobre 1991, la Croatie n’était pas partie à la Convention sur le

génocide. Dès lors, pour reprendre les termes employés par la CDI dans son commentaire relatif à

l’article 48 , la Croatie n’était pas, à l’époque des faits, membre du groupe auquel l’obligation

prévue par la convention était due. Et c’est pourquoi elle n’a pas qualité pour agir à cet égard.

115
Ibid., p. 450, par. 69.
116CR 2014/21, p. 18, par. 32 (Crawford).

117Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil
2012 (II), p. 458, par. 104.
118
Annuaire de la Commission du droit international (ACDI), 2001, vol. II, partie II, p. 345, par. 6. - 40 -

13. Cela m’amène à la référence qu’a faite M. Crawford à l’affaire Nauru . Force est de9

constater qu’il ne s’agit que d’une manœuvre de diversion. Outre que l’affaire n’est pas parvenue

au stade de l’examen au fond, le fait est que Nauru elle-même avait allégué la violation

d’obligations applicables spécifiquement, avant accession à l’indépendance, à un Etat n’existant

pas encore, comme, par exemple, la violation de l’article 76 de la Charte [des Nations Unies] , la 120

121
violation du principe de l’autodétermination , et la violation d’obligations qu’un Etat

prédécesseur doit spécifiquement au futur Etat successeur . C’est en cela que consistaient les

griefs de Nauru et ils concernaient des droits exceptionnels qui ne dépendent pas de la qualité

44 d’Etat. En l’espèce, Monsieur le président, la Croatie invoque au contraire des droits découlant

d’un traité qui n’est ouvert qu’aux Etats ; or la Croatie n’en était pas un à la date pertinente.

14. Mesdames et Messieurs de la Cour, comprenons bien où nous mènerait la thèse de la

Croatie. Alors que la Croatie n’est liée par la Convention sur le génocide que depuis octobre 1991,

et que la Bolivie n’y est devenue partie qu’en 2005, ces deux Etats pourraient, par exemple, saisir

la Cour pour des violations de ce texte qui auraient été commises au cours des guerres coloniales

des années 1950 et 1960.

15. Monsieur le président, c’est précisément ce que feu sir Gerald Fitzmaurice avait à l’esprit

lorsqu’il a rédigé son opinion individuelle dans l’affaire du Cameroun septentrional, à laquelle j’ai

déjà fait référence .23

IV. Observations finales

16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, soutenir qu’un génocide a été

commis est une accusation très grave. Elle appelle le plus rigoureux des examens, s’agissant non

seulement du fond de l’affaire, mais également de la compétence de la Cour et de la recevabilité de

la demande.

119CR 2014/21, p. 13, par. 21 (Crawford).

120 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), requête introductive d’instance, 19 mai 1989,
p. 30, par. 43. Le document peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.icj-cij.org/docket/files/80/6653.pdf.

121Ibid., p. 30, par. 45.
122
Ibid., p. 30, par. 48.
123CR 2014/14, p. 69, par. 109 (Zimmermann). - 41 -

17. Soucieuse de donner un semblant de crédibilité à la thèse selon laquelle la Cour aurait

compétence pour examiner au fond ses demandes relatives à des faits antérieurs au 27 avril 1992, la

Croatie n’a d’autre choix que de prier la Cour non seulement de fermer les yeux sur son propre

comportement — que je vous ai rappelé mais également de passer outre à des règles de droit

conventionnel existant de longue date et bien établies. Elle voudrait de surcroît que la Cour

accepte une règle d’attribution nouvelle et presque illimitée, au titre du paragraphe 2 de l’article 10

des articles de la CDI, alors que, en 1991-1992, celle-ci ne s’était même pas intéressée au

comportement des «autre[s]» mouvements, et voudrait encore combiner cette règle à d’autres, de

portée plus vaste, telles que celle énoncée à l’article 8 des articles de la CDI. Enfin, elle demande à

la Cour d’étendre la compétence que lui confère l’article IX de la Convention sur le génocide non

seulement ratione temporis, mais également ratione materiae.

18. Elle le fait en s’appuyant sur deux catégories d’arguments. Premièrement, elle soutient

que, dans une affaire où des accusations de génocide sont formulées, certaines considérations

spécifiques doivent être prises en compte en matière de compétence et de recevabilité, étant donné

la gravité du crime allégué, de manière à éviter ce qu’elle appelle l’impunité.

45 19. Deuxièmement, elle soutient que la présente affaire est une affaire sui generis, unique en

son genre, qui n’aura pas d’incidence sur d’autres affaires à venir. Permettez-moi de répondre

successivement à ces deux propositions, qui forment le socle de son argumentation.

20. S’agissant du premier point, permettez-moi tout d’abord d’observer que l’argument vaut

dans les deux sens. Porter devant une juridiction une affaire de génocide est un acte on ne peut

plus grave pour l’Etat qui en prend l’initiative, mais un acte plus grave encore pour l’Etat qui se

retrouve accusé. C’est pourquoi je soutiens que l’on peut de bonne foi s’attendre à ce qu’il ne soit

demandé à un Etat de répondre sur le fond à une accusation de génocide qu’une fois qu’il a été

établi au-delà de tout doute que cet Etat a accepté la compétence de la Cour en la matière.

21. La Croatie a de surcroît laissé entendre, tout au long de ses plaidoiries, qu’il existait

plusieurs catégories d’obligations erga omnes et de jus cogens, l’interdiction du génocide étant

unique parmi celles-ci. Que devrions-nous dire, alors, aux victimes de l’apartheid et d’actes de

discrimination raciale, sachant que, en 1945 déjà, la lutte contre la discrimination raciale était au

cœur de la Charte des Nations Unies elle-même ? Sont-elles victimes de violations abusivement - 42 -

124
qualifiées de violations du jus cogens ? Et peut-on vraiment soutenir, comme le fait la Croatie ,

que jusqu’en 1966, date de l’adoption de la convention pour l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale, la discrimination raciale, y compris l’apartheid, demeurait licite en droit

international ?

22. Cela m’amène à la seconde question, celle du caractère prétendument sui generis de la

présente affaire . Les conseils des deux Parties sont d’accord sur un point, à savoir que, pour

reprendre l’euphémisme employé par M. Crawford, les affaires qui portent sur l’ex-Yougoslavie

ont «entrainé certaines complications pour la Cour» . Malgré cela, la Croatie invite celle-ci à

trouver, une fois de plus, une solution sui generis en la présente affaire. Déjà, pourtant, le

paragraphe 34 de l’arrêt rendu par la Cour en 1996, «d’une brièveté qui nous laisse sur notre faim»

127
— pour reprendre l’expression employée par Sir Michael Wood — ce paragraphe «d’une

brièveté qui nous laisse sur notre faim» donc — et je continue de citer sir Michael Wood —

«n’établit pas clairement le lien qui existe entre la conclusion rendue et les règles normales

d’application temporelle des traités». Et, pour sir Michael Wood, les conséquences de ce

46 paragraphe «pourraient être d’une portée considérable» . Dans son arrêt de 2008, la Cour a

entre-temps, comme cela a été montré, clairement circonscrit les effets juridiques de sa décision

précédente , mais ce que cet exemple montre, c’est que les réponses sui generis à des situations

prétendument sui generis tendent à entraîner au final des conséquences imprévues, et de fait,

imprévisibles, dans le tableau d’ensemble du droit international.

23. Or, la Serbie, contrairement à la Croatie, fonde ses arguments relatifs à la compétence et

à la recevabilité sur des règles de droit international généralement acceptées et généralement

applicables.

124
CR 2014/21, p. 19, par. 36 (Crawford).
125CR 2014/20, p. 63, par. 1 (Crawford).

126CR 2014/21, p. 22, par. 43 (Crawford).
127
M. Wood, Participation of former Yugoslav States in the United Nations and in multilateral treaties,
Max Planck Yearbook of United Nations Law, 1997, vol. 1, p. 253.
128
Ibid.
129Croatie, p. 458, par. 123. - 43 -

24. Par conséquent, elle soutient respectueusement que la Cour devrait s’en tenir à sa

jurisprudence bien établie sur des questions telles que celles de sa compétence temporelle et des

obligations erga omnes.

25. La Serbie soutient en outre que la Cour devrait s’en tenir aux arrêts qu’elle a rendus,

en 2007, dans l’affaire de la Bosnie et, en 2008, dans la présente affaire. Elle ne devrait pas rouvrir

une fois encore, et sans que cela soit nécessaire, de vieilles questions relatives à la qualité d’Etat, à

l’identité et à l’adhésion aux traités dans ce qui constitue, espérons-le, la dernière affaire liée à la

dissolution de l’ex-Yougoslavie. En revanche, la présente espèce offre à la Cour l’occasion de

confirmer la stratégie mûrement réfléchie adoptée par la communauté internationale dans son

ensemble, qui consiste à traiter la Serbie comme un nouvel Etat né — et c’est probablement la

dernière fois que je répèterai cette date — le 27 avril 1992, une solution que la Serbie,

contrairement à la Croatie qui l’avait pourtant longtemps défendue, a fini par accepter. La Serbie

en est en effet venue à accepter cette solution mais la Croatie, qui l’acceptait auparavant, ne

l’accepte plus aux fins de la présente instance.

26. Ce que la Croatie attend de la Cour, c’est qu’elle ferme les yeux sur ce contexte plus

vaste et sur les éventuelles conséquences de l’approche qu’elle prône, non seulement s’agissant de

la compétence de la Cour, du droit des traités et du droit de la responsabilité de l’Etat, mais

également de la notion même de génocide.

27. Monsieur le président, il y a bien un aspect spécifique à la présente affaire : c’est que le

demandeur ne s’est pas présenté devant la Cour avec les mains propres, ni en ce qui concerne la

compétence, ni en ce qui concerne le fond. Inutile, je pense, de rappeler une fois encore à la Cour

quelle était la véritable motivation de la Croatie lorsqu’elle l’a d’abord saisie . Mais la question

qui se pose à la Cour, c’est de savoir si elle doit, dans ces circonstances, faire droit à la demande de

la Croatie tendant à ce que soit étendue la portée des règles générales relatives à l’application

47 temporelle des traités, à l’attribution et peut-être plus important encore à sa compétence, afin

de permettre à la Croatie d’aborder sous l’angle de la Convention sur le génocide ce qui était un

130Voir CR 2014/14, p. 11, par. 10 (Zimmermann). - 44 -

conflit armé régi par le droit international humanitaire — un conflit armé qui a fait des victimes

innocentes de chaque côté.

28. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Zimmermann. C’est à présent le moment de faire une

pause de 15 minutes. L’audience est suspendue pour une quinzaine de minutes.

L’audience est suspendue de 16 h 25 à 16 h 40.

Le PRESIDENT : L’audience reprend. J’appelle à la barre M. Jordash. Vous avez la parole,

Monsieur.

M. JORDASH : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi

un honneur que de me présenter à nouveau devant la Cour.

R ÉPONSE À LA DEMANDE PRINCIPALE À LA LUMIÈRE DES
JUGEMENTS ET ARRÊTS DU TPIY

Introduction

1. Le demandeur affirme que, contrairement au défendeur, il a présenté des moyens factuels
131
positifs, à savoir la description d’une «ligne de conduite délibérée» . Ces moyens positifs

reposeraient sur des conclusions du TPIY censées former «le fondement de la présente instance»,

qui, avec les autres éléments de preuve, permettrait d’établir la réalité des 17 facteurs énumérés.

Selon le demandeur, chacun des quatre à titre individuel, les quatre premiers, puis les 17 facteurs

considérés collectivement, permettraient de conclure avec certitude à l’existence d’une intention

132
génocidaire . A partir de ces 17 facteurs, le demandeur s’est attaché à dégager les trois points

suivants, qu’il considère comme cruciaux au regard de cette question : i) le contexte, ii) la ligne de

133
conduite et iii) la possibilité .

48 2. Dans cette perspective, le demandeur soutient que la Serbie n’a pas présenté de moyens

positifs :

131
CR 2014/6, p. 63, par. 52 (Starmer).
132CR 2014/7, p. 19, par. 27 (Starmer).
133
Ibid., p. 21, par. 31 (Starmer). - 45 -

«C’est bien beau [pour la Serbie] de prendre ses distances, de dire que la JNA
ne relève pas de vous, qu’elle ne dirigeait ni ne contrôlait les paramilitaires, mais si
vous vous trompez, quels sont vos arguments concernant l’intention ? Qu’avez-vous à
dire maintenant sur les véritables motivations de ces atrocités ?» 134

3. Comme le défendeur en fera une nouvelle fois la démonstration, indépendamment de ces

allégations audacieuses, ce que nous avons vu la semaine dernière est du même acabit : une

assertion dépourvue de toute réelle connexion avec le droit ou les faits en ce qui concerne la

question de l’intention. A juste titre, le demandeur en vient à la conclusion que la ligne de

conduite, le contexte et la possibilité sont essentiels pour appréhender correctement l’intention

incriminée et que la perpétration d’un génocide nécessite généralement la conjonction de toute une

série de facteurs en un «cocktail explosif» . Malgré cela, il fait de son mieux pour ne pas voir les

faits. Si M. Tams dit vrai et c’est certainement le cas en affirmant que le demandeur craint la

rétroactivité, alors ce dernier s’éloigne à plus grands pas encore de la possibilité qu’il avait

d’analyser correctement la question de l’intention.

4. Au cours des deux prochains exposés, aujourd’hui et demain, j’aimerais traiter ces

questions et revenir une fois encore sur les difficultés que posent les prétendus moyens positifs

reposant sur les conclusions du TPIY ainsi que des éléments de preuve qui n’émanent pas de ce

dernier, afin de cristalliser, si besoin était, la position du défendeur sur la question de l’intention.

5. Bien évidemment, la logique et le bon vieux sens commun font qu’un conflit armé qui se

sera étalé sur cinq ans et des milliers de kilomètres carrés, mettant en jeu une multitude de

protagonistes et d’actions, ainsi que des crimes terribles commis par les deux parties au conflit, ne

saurait se résumer à la théorie joliment concoctée par le demandeur.

6. Il est important d’éviter le genre d’assertions catégoriques et de généralités qui entachent

l’argumentation du demandeur. Peut-être le fait de s’acharner à réduire des années de guerre et de

conflit ethnique à une simple généralité sert-il le demandeur, mais cela ne constitue pas pour autant

une argumentation positive.

134CR 2014/10, p. 61, par. 45 (Starmer).

135CR 2014/19, p. 23-24, par. 40 (Starmer). - 46 -

La démarche proposée par le demandeur : éléments provenant du TPIY
et autres preuves

7. Permettez-moi de dire un mot sur la démarche proposée par le demandeur en ce qui a trait

aux éléments de preuve, qu’ils proviennent ou non du TPIY. Le demandeur assure que la valeur

49 probante combinée des conclusions formulées dans les affaires Martić, Mrksić et Babić, ainsi que

des preuves provenant d’autres sources établissent l’actus reus du génocide et fournissent les

136
éléments voulus pour conclure à l’existence de l’intention nécessaire .

8. Il prétend que les éléments de preuve provenant du TPIY constituent une «base solide [et]

hautement convaincante» pour ce qui est de l’intention.

9. En dépit des préoccupations formulées la semaine dernières par M. Schabas et, en

particulier, M. Ignjatović au sujet des jugements et arrêts du Tribunal, le demandeur n’a pas traité

cette question lors du deuxième tour. Comme je le montrerai, l’analyse de la jurisprudence du

TPIY ne saurait constituer une base, solide ou non, pour la thèse du demandeur. En réalité, elle

conforte la thèse défendue par le défendeur.

10. De plus, alors que les éléments de preuve qui n’émanent pas du TPIY ressemblent,

parfois de manière étonnante, à ceux qui en proviennent, ils ne servent pas le demandeur.

En adoptant une démarche sélective pour chacun, le demandeur néglige l’ensemble formé par une

multitude de contextes et d’agissements attestant d’un certain nombre d’intentions dont aucune ne

relève du génocide.

La jurisprudence du TPIY

11. Avant de passer à la jurisprudence du TPIY, j’aimerais tout d’abord soulever une

question liminaire. La semaine dernière, le demandeur a accusé le défendeur de s’obstiner dans le
137
«déni» . On nous a dit que le déni par la Serbie du «caractère criminel de l’entreprise criminelle

commune des autorités de la «RSK», en dépit des conclusions limpides et sans équivoque du TPIY,

138
[constituait] un affront pour les victimes de ses crimes, qui se comptent par milliers» .

12. Il s’agit là, bien évidemment, d’une assertion malheureuse qui ne saurait être plus

éloignée de la réalité. Toutefois, afin de dissiper le moindre doute, je tiens à préciser que rien de ce

136
CR 2014/18, p. 50, par. 6 et 13 (Starmer).
13Ibid., p. 16, par. 19 (Crnić-Grotić).
138
Ibid., p. 17, par. 20 (Crnić-Grotić). - 47 -

que je puisse dire sur le droit comme sur les faits ne vise à minimiser les souffrances des victimes.

Chaque mort, chaque blessure, est une tragédie personnelle. Cependant, cela ne devrait pas

entraver notre quête d’une analyse juridique et factuelle raisonnable. Au contraire, en tant que

simples juristes, c’est peut-être notre seule façon de participer modestement au processus de

guérison. Cela devrait aller sans dire. Passons maintenant au droit.

13. Si je comprends bien le raisonnement du demandeur, les éléments provenant du TPIY

servent à étayer trois prétentions, à savoir :

50 i) les jugements et arrêts du TPIY concernant l’entreprise criminelle commune excluent

l’hypothèse d’un conflit armé légitime ou d’excès commis dans le cadre d’un conflit armé par

139
ailleurs légitime ;

ii) l’entreprise criminelle commune constatée dans l’affaire Martić constitue une base permettant

de conclure à l’existence d’une autre entreprise criminelle commune réunissant les Serbes de

Krajina Martić, Babić et autres et les Serbes de Belgrade Milošević et la JNA, entre

autres pour la mise en œuvre d’une entente aux fins de destruction 140;

iii) la conclusion énoncée dans l’affaire Mrkšić selon laquelle toutes les forces ayant pris part à

des opérations militaires en Croatie agissaient sous la direction et le contrôle effectifs de la

JNA — constitue une preuve pleinement convaincante au regard de chacune des opérations aux

141
cours desquelles les présumées violations se sont produites .

14. Le demandeur part du principe que la jurisprudence du TPIY conforte sa thèse et devrait

donc être automatiquement considérée comme «hautement convaincante». Bien entendu, ainsi que

la Cour en a conclu, comme nous le savons, au paragraphe 223 de l’arrêt rendu en l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine, les conclusions du TPIY doivent «en principe» être admises

comme hautement convaincantes. Toutefois, leur donner d’emblée cette valeur ne préjuge pas,

bien évidemment, du résultat final. Il s’agit là d’un principe de droit sur lequel je ne m’attarderai

pas davantage.

139
CR 2014/10, p. 50 (Starmer) ; CR 2014/20, p. 56, par. 37-45 (Starmer).
140CR 2014/6, p. 50, par. 8 (Starmer).

141 CR 2014/12, p. 35, par. 85 (Starmer), renvoyant à Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement
(jugement Mrkšić), par. 89, par. 400 ; CR 2014/6, p. 50, par. 9 (Starmer). - 48 -

15. Tout en gardant cela à l’esprit, j’en viens maintenant à la première prétention du

demandeur.

Les jugements et arrêts du TPIY concernant l’entreprise criminelle commune excluent-ils
l’hypothèse d’un conflit armé légitime ? 142

16. Selon le demandeur, les conclusions relatives à l’entreprise criminelle commune «ne

peuvent qu’évoquer une agression illicite de civils» . Il ajoute que, lorsque l’hypothèse du conflit

144
armé légitime a été soulevée devant le TPIY, celui-ci l’a rejetée .

17. Nous sommes revenus sur le même sujet la semaine dernière. On nous a dit que,

145
«en 1991 et 1992, il n’y [avait] pas eu, dans les zones en question, de conflit armé légitime» .

51 A en croire le demandeur, il n’y a pas eu de guerre, seulement des agressions de la part des forces

serbes. Les Croates ne disposaient pas de forces militaires, mais seulement de civils et des

146
«défenseurs» civils .

18. On nous a dit que toute la violence dirigée contre les civils et ces «défenseurs» devrait

être considéré comme illicite, et que considérer qu’il en soit autrement reviendrait à «admettre une

interruption de la protection, en ce sens que les membres du groupe qui essaieraient, même sans

succès, de défendre celui-ci contre les auteurs d’un génocide ne pourraient eux-mêmes être

considérés comme victimes de ce génocide et ne bénéficieraient d’aucune protection en droit,

147
contre ce crime» .

19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, s’il paraît séduisant, cet

argument n’en est pas moins infondé, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, la jurisprudence du

TPIY enseigne précisément le contraire : elle confirme que des combats licites ont bien eu lieu.

Dans les cas où le Tribunal a directement accusé des membres du gouvernement de Belgrade à

raison des violences illicites perpétrées en Croatie, ceux-ci ont été acquittés.

142
CR 2014/18, p. 50. (Starmer) ; CR 2014/20, p. 56, par. 37-45, (Starmer).
143CR 2014/10, p. 50, par. 36 (Starmer).

144Ibid., p. 50, par. 38 (Starmer).
145
CR 2014/20, p. 57, par. 41 (Starmer).
146
Ibid., p. 56, par. 37-45 (Starmer).
147Ibid., p. 56, par. 39-45 (Starmer). - 49 -

20. En second lieu, en tentant, à l’appui de sa thèse, de brouiller la distinction entre

combattants et civils, le demandeur se trouve en réalité à renforcer l’«interruption de la protection»

qu’il assure vouloir éviter. Nous examinerons la première question aujourd’hui, et la seconde

demain lorsque je reviendrai sur la question du contexte.

21. Tout d’abord, la prétention du demandeur selon laquelle la jurisprudence du TPIY

exclurait que les combats menés par les Serbes de Belgrade puissent avoir eu quelque légitimité

repose sur une vision sélective des affaires les moins probantes dont a été saisi le TPIY, à savoir,

les affaires Martić, Mrkšić et Babić, ainsi que sur une analyse superficielle des plus pertinentes, à
148
savoir, les affaires Stanišić et Simatović, et Perišić .

22. Comme la Cour le verra, les affaires Martić et Babić concernaient des dirigeants

régionaux originaires de Croatie, tandis que, dans l’affaire Mrkšić et consorts, il s’agissait

d’individus occupant des postes de commandement relativement peu élevés et agissant dans le

cadre d’une opération militaire bien précise limitée à une partie restreinte du territoire croate.

23. Dans aucune de ces trois affaires n’a été examinée attentivement la question du rôle

précis joué par les membres du gouvernement serbe de Belgrade. L’analyse ayant été limitée à des

52 activités criminelles localisées, la question de la légitimité des objectifs et de la licéité des attaques

n’a pu recevoir la même attention.

24. Inversement, lors des procès Simatović et Stanišić, et Perišić, le rôle des membres du

gouvernement serbe a été examiné, y compris les politiques menées par le gouvernement Milošević

et le rôle de ses proches. Le procureur du Tribunal a dit de l’affaire Stanišić et Simatović qu’elle

était

«la première à être jugée dans laquelle est examinée la question de la responsabilité
d’individus qui se trouvaient au cœur de la cause commune par l’intermédiaire de
laquelle ont été commis, cinq années durant, des crimes systématiques contre des
non-Serbes en Bosnie-Herzégovine et en Croatie» . 149

25. Pendant la majeure partie des cinq années visées dans l’acte d’accusation (1991-1995),

Stanišić, Serbe de Belgrade, dirigeait le service de la sûreté de l’Etat de la Serbie. Le procureur du

148
CR 2014/20, p. 57, par. 41 (Starmer).
14Le Procureur c. Stanišić, acte d’appel de l’Accusation, par. 12. - 50 -

TPIY l’a accusé d’avoir été le bras droit de Milošević , tandis que Simatović aurait été son

151
subordonné immédiat .

26. Stanišić et Simatović ont été accusés d’avoir pris part à une entreprise criminelle

commune qui, selon l’acte d’accusation, a vu le jour au plus tard en avril 1991 et a continué

d’exister au moins jusqu’au 31 décembre 1995. Milošević aurait été à la tête de cette supposée

entreprise criminelle commune dont l’objectif criminel commun aurait été l’expulsion forcée et

définitive de la majorité des non-Serbes — principalement des Croates, des Musulmans de Bosnie

et des Croates de Bosnie —, de vastes régions de Croatie et de Bosnie-Herégovine. Selon l’acte

d’accusation, elle aurait entraîné la perpétration de crimes contre l’humanité visés à l’article 5 du

Statut et de violations des lois ou coutumes de la guerre visées à l’article 3 du Statut, à savoir :

persécutions, assassinat, expulsion et actes inhumains (transfert forcé). Mais pas de génocide.

27. Les accusés ont été individuellement inculpés non seulement d’avoir commis des crimes,

aux termes de l’article 7 1) du Statut, dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, mais

53 aussi d’avoir planifié, ordonné ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou

exécuter les crimes exposés dans l’acte d’accusation . 152

28. Stanišić et Simatović ont été accusés d’avoir commandé, dirigé, financé, approvisionné

et soutenu, pour le compte de Milošević, des groupes paramilitaires relevant ou non de l’Etat, de

l’unité spéciale du Ministère de l’intérieur serbe, la Garde volontaire serbe, c’est-à-dire les

Tigres d’Arkan à d’autres formations telles que des membres de la JNA, la TO serbe de la Krajina,

les forces spéciales de police, les forces de police de la Krajina, ainsi que d’autres formations de

153
paramilitaires et de volontaires composées de Serbes de Croatie .

29. Au procès, l’Accusation s’est appuyée sur l’accord sur le plaidoyer conclu par Babić et

sur les déclarations faites par ce dernier dans le cadre des affaires Milošević et Martić, pour faire

valoir que Stanišić était le «personnage central» à la tête d’une «structure parallèle de pouvoir et

d’autorité» que Milošević aurait créée et dont il se serait servi afin de contrôler la JNA, la police de

150
Le Procureur c. Stanišić, mémoire préalable au procès de l’Accusation, par. 53.
151Ibid., par. 54.

152Le Procureur c. Stanišić, acte d’accusation, par. 10.
153
Ibid., par. 5. - 51 -

Martić, ainsi que les groupes paramilitaires de Krajina. Il a été avancé que cette structure parallèle

dirigée par Milošević avait été le vecteur principal de la mise en œuvre de l’entreprise criminelle

commune, dont les objectifs étaient les suivants : persécutions, assassinat, expulsion, actes

154
inhumains (transfert forcé) et autres crimes .

30. Stanišić et Simatović ont tous deux été acquittés de tous les chefs retenus contre eux, la

majorité des juges étant d’avis que les accusés n’avaient pas partagé l’intention de poursuivre

l’objectif criminel commun visant à l’expulsion forcée et définitive de la majorité des non-Serbes

de Croatie , et qu’ils n’avaient commis aucun acte susceptible d’avoir constitué une première

étape en vue de la destruction du groupe.

31. Les termes précis des acquittements nous permettent de comprendre les raisons pour

lesquelles, tout au long de ses plaidoiries, et notamment la semaine dernière, le demandeur s’est

abstenu de toute référence à ces affaires, préférant invoquer des affaires bien moins pertinentes

concernant des dirigeants régionaux de la Krajina tels que Martić et Babić, ou encore des officiers

de rang inférieur tels que Mrkšić.

32. Stanišić et Simatović n’ont pas été acquittés au motif qu’ils n’auraient pas pris part à la

guerre ou qu’ils n’auraient pas interagi avec Martić, Babić ou d’autres personnes reconnues comme

ayant pris part à la perpétration de crimes. Bien au contraire. Il a été reconnu qu’ils avaient pris
54

une part active dans la guerre en fournissant hommes, armes, munitions et logistique en grandes

quantités, mais qu’ils avaient agi dans la poursuite d’objectifs militaires licites.

33. Voici quelques exemples. La chambre de première instance a conclu qu’ils avaient

dirigé et organisé la formation de la police de Martić en étroite collaboration avec celui-ci 156; qu’ils

157
avaient supervisé la livraison d’armes et de munitions à la police de la Krajina ; que, pour le

compte de Martić et Babić, ils avaient contribué à l’établissement d’un camp d’entraînement

158
militaire destiné aux unités de la TO et aux membres des forces de police ; qu’ils avaient utilisé

ce camp pour mettre sur pied une unité antiterroriste qui a participé à des opérations militaires en

154
CR 2014/16, p. 20, par. 99-101 (Ignjatović).
155Le Procureur c. Stanišić et Simatović, jugement, par. 2309, 2311-2312, 2314-2336, 2340-2354 et 2362-2363.

156Ibid., par. 2159, 2331. Voir aussi, par. 2137 (renvoyant à AFIII-9) et 2147.
157
Ibid., par. 2154.
158
Ibid., par. 1365-1366 et 2197, 2327. - 52 -

159
Croatie . Aucune de ces conclusions ne laisse entendre que cette aide aurait été fournie en vue de

favoriser la perpétration de quelque crime que ce soit . 160

34. La majorité des juges a conclu que, selon une interprétation raisonnable de la conduite de

Stanišić et Simatović, ceux-ci avaient assuré une assistance militaire dans le cadre d’opérations

militaires «sur un territoire qui ne se trouvait alors pas encore sous le contrôle exclusif des autorités

et forces armées de la SAO de Krajina et de la SAO SBSO [c’est-à-dire, des autorités de la

Slavonie orientale]» , et que leur intention se limitait à aider les autorités de la Krajina à établir et

162
maintenir un contrôle serbe sur de larges portions de la Croatie . Ces objectifs étaient licites.

35. En résumé, la majorité a rejeté la thèse de l’Accusation (et celle défendue en l’espèce par

le demandeur) selon laquelle toute l’activité militaire mise en œuvre en Croatie par les dirigeants

serbes de Belgrade aurait eu une finalité criminelle et qu’aucun objectif militaire légitime n’aurait

existé . Ainsi que l’a signalé avec justesse le président Orie dans son opinion individuelle, mais

concordante, «occuper des postes d’influence et être omniprésent dans une situation de guerre ne

signifie pas nécessairement que l’on partage une quelconque intention de commettre des crimes».

A la lumière de la charge de la preuve et du critère d’établissement de la preuve, aussi bien que des

164
faits, ce point de vue nous paraît indéniablement juste .

55 36. Ces conclusions sont corroborées par celles qu’a formulées la chambre d’appel en

l’affaire Perišić. Du 26 octobre 1993 au mois de novembre 1995, Perišić était le chef d’état-major

de l’armée yougoslave (la «VJ»), dont il était le plus haut gradé . 165 Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, vous avez certainement entendu parler de cette affaire

controversée et du principe qu’elle a établi, selon lequel la «portée spécifique» de l’aide apportée

est un élément constitutif de la responsabilité pour complicité par aide et encouragement. Il ne fait

159
Le Procureur c. Stanišić et Simatović, jugement, par. 2325.
160Ibid., par. 402, 1426 et 2341.

161Ibid., par. 2325.
162
Ibid., par. 2326 et 2332.
163
Ibid., mémoire préalable au procès, par. 234, 243, 247, 256, 997 et 1005.
164Ibid., jugement, par. 2418.

165Ibid., par. 2418. - 53 -

aucun doute que ce débat se poursuivra encore longtemps en droit coutumier. Ce débat, toutefois,

ne nous concerne pas. C’est à d’autres fins que cette affaire m’intéresse.

37. Perišić a été accusé d’avoir aidé et encouragé la commission de crimes dans les villes

bosniaques de Sarajevo et Srebrenica en facilitant la fourniture d’une aide militaire et logistique

assurée par la VJ auprès de l’armée de la Republika Srpska (la «VRS»). Il a été accusé d’un certain

nombre de crimes connexes liés à ces faits. Ce qui importe plus encore au regard de l’espèce, c’est

qu’il a également été accusé à raison de faits liés au contrôle effectif qu’il aurait prétendument

166
exercé sur l’armée de la Krajina .

38. Après avoir examiné les éléments du dossier, la chambre d’appel a acquitté Perišić. En

l’espèce, les éléments factuels qui sous-tendent son acquittement ont valeur probante. La chambre

d’appel a jugé que l’armée des Serbes de Bosnie n’était pas, en soi, une organisation criminelle,

167
mais une armée engagée dans une guerre . Chose plus importante et plus essentielle encore, la

chambre de première instance a conclu que l’accusé avait effectivement pris part à la guerre en

Croatie, mais qu’il n’était responsable d’aucun des crimes commis.

39. En résumé, il faut éviter le genre d’analyse sommaire que propose le demandeur. Dans

les trois affaires où a été examinée la question de savoir si le gouvernement de Milošević avait pris

part à une guerre légitime en Croatie et où le Tribunal a statué au fond, la même réponse a été

apportée. Aucun des trois individus mis en cause n’a été considéré comme ayant été partie à une

entreprise criminelle aux côtés des dirigeants de la Krajina, et aucun n’a été reconnu comme ayant

été animé de l’intention de commettre des crimes.

40. Par conséquent, et contrairement à ce que prétend le demandeur, le TPIY n’a pas

systématiquement rejeté la proposition selon laquelle les dirigeants serbes de Belgrade étaient

engagés dans un conflit licite ou légitime, il l’a au contraire systématiquement reconnue. Ces

56 conclusions concordent avec l’hypothèse d’un conflit armé légitime contre les forces militaires

croates, en vue de la prise de contrôle d’un territoire, hypothèse que nie le demandeur.

41. Voilà, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la «base solide» sur

laquelle reposent la thèse du demandeur et les éléments de preuves n’émanant pas du TPIY, et qui

166
Le Procureur c. Perišić, arrêt, par. 3.
16Ibid., par. 53. - 54 -

en garantit l’échec. Ainsi que je l’évoquerai en temps utile, les schémas de violence visés en

l’espèce montrent que la plupart des exactions par ailleurs impardonnables commises à l’encontre

de civils peuvent, vues sous cet angle, se justifier. Mais, que j’aie raison ou tort sur ce point, la

Cour ne saurait, comme on l’invite à le faire, partir du principe qu’aucune des violences n’était liée

à des activités militaires.

42. L’examen attentif des affaires de prédilection du demandeur Martić, Babić et

Mrkšić ne fait que renforcer les conclusions tirées par le TPIY dans les affaires Stanišić et

Simatović, et Perišić. Non seulement le spectre de la Grande Serbie qui a hanté la Cour est

168
totalement absent de ces affaires , mais, en outre, celles-ci ne sont pas de nature à fonder la

deuxième prétention du demandeur, que je vais à présent aborder.

L’entreprise criminelle commune constatée dans l’affaire Martić constitue-elle une base
permettant de conclure à l’existence d’une autre entreprise criminelle commune

réunissant les Serbes de Krajina (Martić, Babić et autres) et les Serbes de Belgrade
(Milošević et l169NA, entre autres) pour la mise en œuvre d’une entente aux fins de
destruction ?

L’affaire Martić

43. Le demandeur avance que l’entreprise criminelle commune dont l’existence a été établie

en l’affaire Martić constitue une base permettant de conclure qu’une autre entreprise criminelle a

été mise sur pied entre les Serbes de Krajina et les Serbes de Belgrade pour l’exécution d’une

entente aux fins de destruction. Permettez-moi d’examiner cette prétention à la lumière de

l’affaire Martić. Selon le demandeur, au paragraphe 446 du jugement Martić, le TPIY a constaté

que, durant la période considérée, une entreprise criminelle commune avait réuni les dirigeants

politiques et militaires serbes, «avec pour objectif de détruire la population civile croate en la tuant

ou en l’éliminant d’environ un tiers du territoire de la Croatie». Ce sont là «les premières

170
constations sur lesquelles s’appuie le demandeur ». Toutefois, la prudence s’impose. Il ne s’agit

pas d’une constatation du jugement Martić, où c’est en effet la conclusion inverse qui a été tirée.

168
Le Procureur c. Martić, jugement (jugement Martić), par. 266 et 403 ; Le Procureur c. Stanišić et Simatović,
jugement, par. 342, 348 et 1250 ; Le Procureur c. Perišić, jugement, par. 1340.
169CR 2014/6, p. 50, par. 8 (Starmer).
170
CR 2014/12, p. 51, par. 8 (Starmer). - 55 -

57 44. Pour examiner cette proposition, il nous faut dire quelques mots au sujet de la notion

d’entreprise criminelle commune. On voudra bien m’excuser si cela semble être une évidence,

mais il m’apparaît nécessaire de ne pas perdre de vue la signification réelle des conclusions

énoncées, ainsi que la portée de cette forme de responsabilité. L’entreprise criminelle commune est

un mécanisme qui permet d’attribuer une responsabilité individuelle aux personnes accusées

d’avoir «commis» des crimes. La jurisprudence du TPIY en a défini trois formes : l’entreprise

criminelle commune de première catégorie, sa forme la plus élémentaire, l’entreprise criminelle

commune de deuxième catégorie, sa forme systémique, et l’entreprise criminelle commune de

troisième catégorie, qui en est la forme élargie . Tous les jugements et arrêts du TPIY qui

présentent un intérêt pour l’espèce mettent en jeu des entreprises criminelles communes de

première et de troisième catégorie. Nous laisserons donc de côté la deuxième catégorie.

45. En principe, pour établir la responsabilité d’une personne au titre de sa participation à

une entreprise criminelle commune, l’Accusation doit établir au-delà de tout doute raisonnable les

trois éléments objectifs suivants :

i) l’existence d’un dessein commun visant la commission d’un crime visé par le Statut 172;

ii) l’action concertée d’un groupe de personnes en vue de la mise à exécution de ce dessein

173
criminel ;

iii) la participation des accusés à la réalisation du dessein commun . 174

46. Outre ces éléments objectifs, le procureur doit également prouver que les accusés

agissaient dans l’état d’esprit nécessaire au regard des crimes visés et du dessein criminel dans sa

globalité.

47. Il existe une différence fondamentale, du point de vue de la responsabilité, entre

l’entreprise criminelle commune de première catégorie et l’entreprise criminelle commune de

troisième catégorie. En effet, l’élément moral nécessaire à une déclaration de culpabilité est

différent selon qu’il s’agit d’une entreprise criminelle commune de première ou de troisième

171
Jugement Martić, par. 190.
172Jugement Martić, par. 190 ; arrêt Tadić, par. 227.

173Jugement Martić, par. 190 ; Le Procureur c. Krajišnik, jugement, 27 septembre 2006, par. 884.
174
Jugement Martić, par. 190 ; jugement Krajišnik, par. 884 ; Brđanin, arrêt, 3 avril 2007 (arrêt Brđanin),
par. 430 (renvois internes omis). - 56 -

catégorie. S’agissant d’une entreprise criminelle commune de première catégorie, la responsabilité

est engagée dès lors que l’accusé (ainsi que des autres participants à l’entreprise criminelle

commune) était animé de l’intention de commettre un ou des crimes dans la poursuite du dessein

criminel commun . 175 Le juge des faits doit alors être convaincu que l’accusé et les autres

176
participants avaient la même intention criminelle .

48. L’entreprise criminelle commune de troisième catégorie est une forme élargie de

l’entreprise criminelle commune de première catégorie et sert à imputer la responsabilité des

crimes commis qui débordent le dessein commun. Cette responsabilité est évaluée en fonction

d’un élément moral différent. Il n’est pas nécessaire, pour que la responsabilité de l’accusé soit

engagée au titre de sa participation à une entreprise criminelle commune de troisième catégorie,

que ledit accusé ait voulu la commission de ces crimes débordant le dessein criminel commun.

58 Il suffit que ces crimes aient été commis dans la poursuite du dessein commun et qu’ils en aient été

la conséquence raisonnablement prévisible . 177

49. Ainsi, la responsabilité au titre de l’entreprise criminelle commune de première catégorie

découle du dessein de commettre le crime, c’est-à-dire l’intention ; la responsabilité au titre de

l’entreprise criminelle commune de troisième catégorie est engagée dès lors que les crimes commis

étaient la conséquence prévisible du dessein en question.

50. Tout en gardant ces réflexions au premier plan, permettez-moi de revenir à

l’affaire Martić. Au paragraphe 445 du jugement, la chambre de première instance a conclu que

l’objectif de l’entreprise criminelle commune était de créer un territoire ethniquement serbe en en

chassant les Croates et autres non-Serbes par la perpétration des crimes d’expulsion et de transfert
178
forcé) . L’intention avait donc pour objet l’expulsion et le transfert forcé.

51. L’intention commune l’entente criminelle qui a été constatée n’était pas la

destruction ni la perpétration d’un quelconque des crimes visés à l’article II, même sans intention

génocidaire. La chambre n’a pas conclu que les 11 participants à l’entreprise criminelle commune

175
Arrêt Brđanin, par. 365, 430-431 ; Le Procureur c. Vasiljević, arrêt, 25 février 2004, par. 101.
176Arrêt Tadić, par. 196.

177Ibid., par. 204.
178
Jugement Martić, par. 452–455 et 518. - 57 -

s’étaient entendus pour commettre — ou auraient eu l’intention de commettre — des meurtres ou

des atteintes à l’intégrité physique ou mentale. Ils ont été déclarés responsables, au titre d’une

entreprise criminelle commune de première catégorie, pour s’être entendus en vue de l’expulsion et

du transfert forcé .179 En ce qui concerne les autres actes — meurtre et atteinte à l’intégrité

physique et mentale —, la chambre a jugé qu’ils étaient prévisibles, compte tenu du dessein

commun visé.

52. Par conséquent, même si, en règle générale, les conclusions relatives à l’existence d’une

entreprise criminelle commune pouvaient être utilisés pour établir la forme du «contrôle effectif»

qui nous préoccupe en l’espèce, ce qui, dans bon nombre de cas, ne tient pas davantage en droit que

dans les faits, et même si le jugement Martić, en particulier, pouvait constituer, ainsi que l’a

revendiqué le demandeur la semaine dernière, «la preuve irréfutable des rapports d’allégeance et de

contrôle qui existaient entre les dirigeants serbes de Belgrade et les forces de la «SAO Krajina» et

de la «RSK»» , cela ne prouve rien de plus que l’existence d’une intention commune d’expulsion

ou de transfert forcé. Rien de plus.

53. La chambre de première instance a conclu que les participants à l’entreprise criminelle

commune de Belgrade et de la Krajina avaient eu l’intention de commettre des persécutions, mais

que les actes constitutifs avaient été le transfert forcé et l’expulsion. Elle a également jugé

qu’aucun des actes ci-après n’avait été commis, voulu ou convenu par les membres de l’entreprise

criminelle commune : persécutions, meurtre, torture, actes inhumains, traitements cruels,

59 destruction sans motif de villages, endommagement délibéré d’édifices, pillage, etc. . 181

54. En termes simples, ni Martić ni aucun des autres participants à l’entreprise criminelle n’a

été considéré comme ayant eu l’intention de commettre les crimes qui constituent le fondement de

la demande principale. La chambre de première instance les a tenus pour responsables de ces

182
crimes uniquement en ce qu’ils étaient prévisibles .

179
Jugement Martić, par. 445-446.
180CR 2014/20, p. 49-50, par. 14 (Starmer).

181Jugement Martić, par. 454-455.
182
Ibid., par. 454. - 58 -

55. En outre, même au regard de ce critère de prévisibilité extrêmement faible et

controversable, qui permettrait d’imputer la responsabilité de crimes, et notamment de crimes

comportant un élément moral spécifique, tel le crime de persécutions, sur la base de leur

prévisibilité et sans qu’une intention commune ne doive être démontrée, la chambre de première

instance a jugé qu’aucun — je le répète, aucun — des participants à l’entreprise criminelle

commune, ni Martić, ni les dirigeants de la JNA, ni Milošević, n’avait eu l’intention de commettre

le crime d’extermination, lequel n’était pas prévisible et, d’ailleurs, n’a pas eu lieu.

56. Sur ce dernier point, ainsi que l’a souligné M. Schabas lors du premier tour de

plaidoiries , la chambre de première instance a conclu que les preuves étaient insuffisantes pour

établir l’élément matériel du crime d’extermination. Elle a jugé que les meurtres qui étaient
184
prévisibles, mais non intentionnels n’avaient pas été commis «sur une grande échelle» .

57. Le demandeur n’est donc pas fondé à soutenir que l’entreprise criminelle commune

constatée en l’affaire Martić permet de conclure à l’existence d’une autre entreprise criminelle

commune qui aurait rassemblé les Serbes de la Krajina (Martić et Babić, entre autres) et les Serbes

de Belgrade (Milošević et la JNA, entre autres) en vue de l’exécution d’une entente pouvant être
185
assimilée à l’intention de détruire ou permettant d’en déduire l’existence . Il n’a existé aucune

intention de détruire ni même l’intention de commettre, sans intention génocidaire, l’un quelconque

des crimes visés à l’article II.

58. Nous nous retrouvons ainsi dans la situation inattendue où nous devons nous dire

d’accord avec le demandeur sur un point, à savoir le caractère hautement convaincant du jugement

rendu en l’affaire Martić, mais pour des raisons différentes, toutefois, de celles avancées par le

demandeur. En réalité, le jugement Martić a précisément répondu à l’une des questions sur

lesquelles il est demandé à la Cour de se prononcer.

59. Une question, la première, peut–être : des actes visés à l’article II ont-ils été commis ?

La seconde question est peut–être celle qui a été posée et à laquelle il a été répondu dans le

183CR 2014/15, par. 36, p.23.

184Jugement Martić, par. 404.
185
CR 2014/6, p. 50, par. 8 (Starmer). - 59 -

60 jugement Martić : le gouvernement de Belgrade avait-il l’intention de commettre des crimes visés à

l’article II ? La réponse à cette question préliminaire a été un «non» retentissant.

60. Avec l’affaire Martić, le demandeur fait face à une difficulté supplémentaire, peut-être

pas aussi catastrophique que la précédente, mais néanmoins importante. La conclusion tirée dans le

jugement Martić concernant l’implication des Serbes de Belgrade pose problème, car celui-ci

présente des lacunes manifestes sur la question de la composition de l’entreprise criminelle

commune constatée, et bien peu d’éléments, dans ce jugement comme en dehors, corroborent les

conclusions tirées. Je vais tout d’abord parler des problèmes, puis je passerai à l’absence de

corroboration.

Le PRESIDENT : Pardon. Pourriez-vous aller un peu plus doucement, s’il vous plaît. Cela

facilitera l’interprétation en français.

M. JORDASH : Je vous prie de m’excuser.

61. Comme nous l’avons vu précédemment, pour établir la responsabilité au titre d’une

entreprise criminelle commune de première catégorie, il faut prouver au-delà de tout doute

raisonnable l’existence d’un dessein commun visant à commettre un crime, l’action concertée d’un

groupe de personnes en vue de commettre le crime en question et la participation sensible de

l’accusé à la réalisation du dessein commun.

62. Bien entendu, le degré de certitude caractérisant la preuve de chaque élément est

nécessairement variable. Souvent, dans une affaire, les points non litigieux ne se voient pas

accorder la même importance que les autres, et certaines conclusions s’appuient sur des éléments

de preuve n’ayant pas fait l’objet d’un examen ou d’une remise en question aussi poussés que les

autres. Cela a notamment été le cas de la question de l’identification des participants à l’entreprise

criminelle commune et de l’établissement de leurs agissements.

63. Pourquoi le défendeur avance-t-il cela ? Dans tout procès impliquant des individus

accusés d’avoir conclu une entente en vue de commettre des crimes, l’accusé tend à renoncer à

prouver qu’aucune entente criminelle n’existait ou que certaines personnes n’y ont pas pris part, et

cherche plutôt à démontrer que lui, il n’en faisait pas partie. - 60 -

64. En conséquence, la chambre de première instance bénéficie d’une aide optimale dans la

résolution de cette question litigieuse, au détriment des autres questions. Ainsi, elle s’est vu

présenter tous les aspects de la question, a entendu les témoins, lesquels ont été mis à l’épreuve, et

s’est prononcée en conséquence. Le procès concerne la culpabilité ou l’innocence de l’accusé et

non des tiers.

65. A vrai dire, l’accusé se soucie peu des questions qui ne le concernent pas. Tout ce qu’il

recherche, c’est de montrer à la Cour que lui ne faisait pas partie de l’entreprise criminelle et que

61 son rôle au regard des crimes commis n’était pas important. Et pour peu qu’il y parvienne, aucune

responsabilité au titre de l’entreprise criminelle commune ne lui sera imputée.

66. Il ne fait aucun doute que le demandeur se moquera de cette analyse et la taxera de

conjecturale et de nouvelle tentative, de la part du défendeur, de contourner la jurisprudence en

matière d’entreprise criminelle commune !

67. Quoi qu’il en soit, ainsi que l’a reconnu la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, si les conclusions rendues par le TPIY peuvent être hautement convaincantes,

c’est notamment parce que le droit est donné aux accusés de soumettre les témoins à charge à un

contre-interrogatoire. Ainsi, la Cour reconnaît que cette faculté constitue un précieux indicateur de
186
fiabilité et de valeur probante . Par conséquent, si la Cour donne raison au défendeur au sujet de

l’absence de contre-interrogatoire ou de mise à l’épreuve concernant la composition de l’entreprise

criminelle commune, et pour ceux d’entre vous qui avez pris part à ce genre de procès, je suis

convaincu que vous approuverez l’hypothèse que voici. Donc, plutôt qu’une tentative de

contourner quoi que ce soit, il s’agit du corollaire des conclusions de la Cour.

68. De plus, il ne s’agit pas là d’un simple raisonnement théorique. Les faiblesses du

jugement Martić en ce qui concerne les conclusions relatives à la participation de membres du

gouvernement serbe à une entente criminelle avec les Serbes de la Krajina sont manifestes. Ces

faiblesses apparaissent clairement dans les conclusions concernant Stanišić et Simatović.

69. La Cour le sait, car j’ai déjà évoqué le sujet, ces hommes ont été accusés d’avoir été au

cœur de l’entreprise criminelle commune. Leur acquittement est totalement en porte-à-faux avec le

186Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) (affaire concernant la Bosnie-Herzégovine), p. 133, par. 220. - 61 -

jugement rendu en l’affaire Martić, dans lequel ils ont été considérés comme deux des

onze participants à une entreprise criminelle . Donc, laquelle de ces décisions, je vous pose la

question, le demandeur considère-t-il comme «hautement convaincante» ? Celle dans laquelle la

responsabilité pénale présumée de Stanišić et Simatović a été examinée de près, ou celle qui ne

traite que d’un seul côté de la médaille ?

70. Il ne suffit pas de mettre en garde contre la tentation d’accorder un poids excessif aux

conclusions semblant impliquer le gouvernement de Belgrade. Encore faut-il examiner le

raisonnement de la chambre de première instance du point de vue des éléments qui l’ont poussée à

conclure que les Serbes de Belgrade avaient partagé l’intention de commettre les crimes de

transfert forcé et d’expulsion. Or, si la concision d’un raisonnement juridique peut être considérée

62 comme une vertu, le raisonnement de la chambre de première instance sur ce point crucial est pour

ainsi dire inexistant. Les conclusions de fait et de droit concernant la question de l’existence d’une

entreprise criminelle commune tiennent en 13 paragraphes d’un jugement qui, au total, en

compte 520 .188

71. Ces 13 paragraphes contiennent bien peu de choses pour expliquer que la chambre ait été

persuadée au-delà de tout doute raisonnable que la coopération entre les dirigeants politiques et

militaires de la Krajina et de Belgrade avait eu un objectif criminel. Cette insuffisance de

raisonnement est importante. Comme il a été souligné au paragraphe 221 de l’arrêt rendu en

l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, si les décisions du TPIY sont en principe hautement

convaincantes, c’est notamment parce qu’elles sont formulées par écrit. Or, en l’occurrence, elles

ne l’ont pas été.

72. Un paragraphe est particulièrement préoccupant, celui où il est dit que l’entreprise

criminelle commune était composée, «entre autres», de 11 individus . Si cette conclusion renvoie

de façon générale aux constations exposées dans la partie III du jugement, la chambre de première

instance n’a pas précisé à quelles constatations ou à quels paragraphes, ni comment, à partir de ces

constatations, elle en était venue à conclure que les agissements individuels d’un participant à

187
Jugement Martić, par. 445-446.
18Ibid., par. 442-455.

18Ibid., par. 445-446. - 62 -

l’entreprise criminelle commune permettaient de démontrer qu’il partageait l’intention criminelle

sous-jacente à l’entreprise criminelle commune. Rien dans ce paragraphe ne montre que la

chambre de première instance se soit penchée sur cette question cruciale.

73. L’analyse des constatations exposées dans la partie III offre un aperçu, et rien de plus,

190 191
des agissements de quatre participants à l’entreprise criminelle commune :

192 s autres, comme l’a souligné M. Ignjatović au cours du

193
premier tour des plaidoiries , et ce dont le demandeur n’a fait aucun cas au second tour, cette

analyse est pour le moins sommaire.

74. Permettez-moi de prendre un exemple. La chambre de première instance a conclu,

censément au-delà de tout doute raisonnable, que Šešelj comptait parmi les 11, qu’il avait agi dans

le but visé par l’entreprise criminelle et dans l’intention de commettre les crimes de transfert forcé

et d’expulsion.

75. Pourtant, comme nous l’avons dit, le paragraphe dans lequel figure la conclusion

concernant les 11 participants à l’entreprise criminelle commune ne comporte aucun raisonnement.

Chose plus importante encore au regard de la présente analyse, le reste du jugement partie III,

63 constatations ne contient qu’une seule constatation au sujet de Šešelj, à savoir qu’il s’est rendu

194
une fois dans un hôpital de Knin utilisé comme centre de détention , où il a insulté les détenus

non serbes . L’intention qu’il est censé avoir partagée avec l’entreprise criminelle a ainsi été

établie sur la base de cette unique constatation.

76. S’agit-il là d’un exemple de la valeur convaincante du jugement Martić, révélateur de la

«preuve irréfutable des rapports d’allégeance et de contrôle qui existaient entre les dirigeants serbes

196
de Belgrade et les forces de la «SAO Krajina» et de la «RSK»...» ?

190
Jugement Martić, par. 333.
191Ibid., par. 331.

192Ibid., par. 330.

193CR 2014/16, p. 15-16, par. 79-81 (Ignjatović).
194
Jugement Martić, par. 288.
195Ibid., par. 288 et 416.

196CR 2014/7, p. 49-50, par. 14 (Starmer). - 63 -

77. Passons maintenant à la question de la corroboration, qui pourra être traitée simplement,

comme l’a fait M. Ignjatović au cours du premier tour de plaidoiries. Le demandeur n’en a pas fait

de cas lors du second tour, et pourtant ces questions ne sauraient être écartées aussi facilement.

78. Sur les 11 participants à l’entreprise criminelle commune, seulement huit

étaient censés compter

parmi les dirigeants serbes, les autres étant des dirigeants à l’échelle locale. Il pourrait être utile

d’examiner ce qui s’est passé au TPIY en ce qui concerne ces 11 individus, en particulier les

huit dirigeants serbes :

i) -major jusqu’en mai 1992 : n’a pas été mis en accusation ;

ii) la Serbie jusqu’en mars 1991 : n’a pas été mis en

accusation ;

iii) 1992 : n’a pas été mis

en accusation ;

iv) : décédé avant la fin du procès ;

v) e corps de la JNA à Knin en 1991 : procès en cours devant le TPIY,

mais pas pour les faits survenus en Croatie ;

vi) Šešelj, devenu plus tard vice-premier ministre de la Serbie, de mars 1998 à octobre 2000 :

procès en cours devant le TPIY ;

vii) : acquitté par le TPIY ;

64 viii) , le huitième de ceux qui nous intéressent réellement : acquitté par le TPIY ;

ix) a RSK, et autres fonctions en Krajina : a plaidé coupable d’avoir participé

à une entreprise criminelle commune. Je reviendrai sur ce point dans un instant. Bien qu’il

ait plaidé coupable, il s’agissait d’une entreprise criminelle commune différente de celle visée

dans l’affaire Martić ;

x) Karadžić, président de la république serbe de Bosnie-Herzégovine : procès en cours devant le

TPIY, mais pas pour les faits survenus en Croatie ;

xi) 197, chef paramilitaire présumé : n’a pas été mis en accusation.

197Jugement Martić, par. 445 et 446. - 64 -

En d’autres termes, aucun des huit individus dont il était question dans le jugement Martić n’a été

déclaré coupable, et la plupart n’ont pas même été poursuivis.

79. Et donc je pose à nouveau la question : est-ce que, si on la considère dans tout son

contexte, la conclusion rendue dans le jugement Martić fournit la «preuve irréfutable» de la

culpabilité des dirigeants serbes, et ce, même si on l’examine sous l’angle restreint du transfert

forcé ou de l’expulsion ? Elle ressemble davantage à la preuve hautement convaincante que le

Gouvernement

qui se sont déroulés en Croatie.

80. Reste l’affaire Babić, autre affaire dont se réclame le demandeur. Malheureusement pour

lui, l’accord sur le plaidoyer qui a été conclu ne fait qu’apporter un peu plus de confusion à son

argumentation. Le demandeur prétend que ce jugement renforce les conclusions tirées en

l’affaire Martić au regard de l’existence d’une entreprise criminelle commune et d’une entente

entre les dirigeants des Serbes de la Krajina et de Belgrade. Or il n’en est rien.

81. Si le défendeur accepte la conclusion rendue par la Cour en l’affaire concernant la

Bosnie-Herzégovine, selon laquelle un certain poids pourra être accordé, s’il y a lieu, aux accords

198
sur le plaidoyer et aux jugements portant condamnation qui s’ensuivraient , la question demeure,

naturellement, de savoir quel poids y sera finalement accordé.

82. Il suffit d’examiner l’accord sur le plaidoyer et le jugement portant condamnation

intervenus en l’affaire Babić à la lumière d’autres affaires portées devant le TPIY, en particulier les

affaires Martić, et Stanišić et Simatović, pour se rendre compte qu’ils suscitent plus

d’interrogations qu’ils n’apportent de réponse et révèlent, si besoin en était, les écueils que présente

la position du demandeur à l’égard de la jurisprudence du TPIY et l’instabilité des fondations de

son argumentation.

65 83. Le 22 janvier 2004, Babić a plaidé coupable d’avoir participé à une entreprise criminelle

commune . Cependant, l’entreprise criminelle commune en question ne l’a pas vu œuvrer au

même dessein criminel que celui établi en l’affaire Martić.

198
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, par. 224.
199Le Procureur c. Babić, accord sur le plaidoyer, par. 3. - 65 -

84. Premièrement, l’entreprise criminelle commune à laquelle Babić a pris part consistait

dans une entente visant à commettre des persécutions en tant que crime contre l’humanité . Il a 200

allégué et reconnu que l’entente criminelle à laquelle il avait pris part et qui aurait également

impliqué Martić et d’autres individus, comme nous le verrons dans un instant, prévoyait non

seulement des transferts et des expulsions constitutives de persécutions, comme dans

l’affaire Martić, mais aussi «[l’]extermination ou le meurtre de centaines de civils croates et

d’autres civils non serbes...» . De toute évidence, cela n’avait rien à voir avec les conclusions du

jugement Martić.

85. Deuxièmement, l’accord sur le plaidoyer précise que Babić et le procureur sont convenus

que ce qui suit avait été démontré au-delà de tout doute raisonnable :

«A compter du mois d’août 1990, une structure parallèle a commencé à voir le
jour en Krajina, une structure réunissant le ministère de l’intérieur de la Serbie, le

service de sûreté de l’Etat serbe, le SDS croate et des policiers des municipalités de
Croatie ; cette structure rendait compte directement et exclusivement à Slobodan
Milošević. Mis à part Milošević lui-même, les principaux responsables de cette

structure parallèle étaient Jovica Stanišić, du Service de sûreté de l’Etat serbe, et
Franko «Frenki» Simatović. En Krajina, les principaux responsables étaient
Milan Martić et Dragan Vasiljković, également connu sous le nom de «capitaine
Dragan».» 202

A l’évidence, cela ne correspond pas à ce qui a été constaté en l’affaire Stanišić et Simatović et est

difficilement conciliable avec la décision du procureur du TPIY de ne pas poursuivre Vasiljković.

86. Plusieurs questions se posent donc au regard de la thèse du demandeur, questions que ce

dernier persiste à éviter. La première est une question de principe : Babić ayant lui-même reconnu

ses agissements criminels, quelle valeur probante peut-on accorder aux passages de l’accord sur le

plaidoyer dans lesquels il implique d’autres personnes ?

87. Le droit pénal international aborde cette question avec bon sens. Tout élément de preuve

impliquant un tiers et provenant de ce genre de complice doit nécessairement être corroboré par

203
66 une source fiable . Lors du procès Martić, la chambre est allée plus loin et a tenu compte du fait

200
Ibid., acte d’accusation, par. 16.
20Ibid., arrêt relatif à la sentence, par. 3.

20Ibid., exposé des faits joint au plaidoyer, par. 16 et 17.
203
Les témoignages de complices doivent être considérés avec prudence, voir Le Procureur c. Lukić et Lukić,
arrêt, par.128 ; Le Procureur c. Krajišnik, arrêt, par.146 ; Le Procureur c. Blagojević, arrêt, par. 82 ; Le Procureur
c. Haradinaj et consorts, arrêt (nouveau procès), par. 145 ; Le Procureur c. Blagojević et Jokić, arrêt, par. 82. - 66 -

que la déposition de Babić et l’abandon de certaines des accusations portées contre lui faisaient

suite à l’accord sur le plaidoyer qu’il avait conclu .04

88. Que ce soit pour cette raison ou non, il reste que sa déposition n’a pas été retenue, tant

dans l’affaire Martić que dans l’affaire Stanišić et Simatović. Tout comme les accusations qu’il a

portées contre des tiers, l’accord sur le plaidoyer conclu par Babić apparaît extraordinairement

marginal vis-à-vis des autres conclusions du TPIY qui présentent un intérêt en l’espèce.

89. En ce qui concerne les bénéfices tirés par Babić en contrepartie de ces accusations, il

peut être utile de revenir à l’affaire Martić. La question de savoir si ces deux cas sont directement

comparables est complexe. Quoi qu’il en soit, Babić a été le président de la RSK et Martić était, au

moins de jure, son subordonné. Ce dernier a été déclaré coupable et condamné à une peine de

trente-cinq ans de prison. L’accord conclu par Babić lui a valu un emprisonnement de

treize années seulement.

90. En conséquence, le problème que pose la crédibilité des accusations qu’il a portées

contre des tiers semble évident. Dans le cadre de l’accord sur le plaidoyer, Babić devait coopérer

avec le procureur et témoigner contre les dirigeants serbes. Il devait se rendre utile. C’était la

seule façon d’obtenir une réduction de peine. On ne saurait s’étonner que ses accusations se soient

finalement révélées exagérées et en grande partie inexactes. Quoi qu’il en soit, elles ne sont pas de

nature à corroborer la conclusion tirée dans le jugement Martić. Ce jugement s’érige comme une

preuve hautement convaincante à l’encontre du demandeur.

91. J’en viens à présent à la troisième et dernière des prétentions du demandeur à ce chapitre,

à savoir, que la conclusion du jugement Mrkšić, selon laquelle toutes les forces engagées dans les

opérations militaires se seraient trouvées sous le commandement et le contrôle effectif de la JNA et

qu’il s’agit là d’une preuve pleinement convaincante valant pour chacune des opérations au cours

205
desquelles des violations auraient été commises .

204Jugement Martić, par. 34.

205CR 2014/12, p. 44, par. 22 (Ignjatović), renvoyant au jugement Mrkšić, par. 89 ; CR 2014/6, p. 50, par. 9
(Starmer). - 67 -

67 L’affaire Mrkšić

92. Je formulerai maintenant un certain nombre d’observations qui, je l’espère, aideront la

Cour à décider du poids à accorder aux conclusions tirées dans le jugement Mrkšić.

93. Bien entendu, nous savons pourquoi le demandeur insiste à ce point sur un seul

paragraphe, à savoir le paragraphe 89. Comme M. Ignjatović l’a relevé à juste titre,

«[l]e demandeur tente d’utiliser une phrase du paragraphe 89 du jugement Mrkšić pour se soustraire

aux conditions prévues à l’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat» .

94. Il y a lieu de rejeter cette tentative. D’après la jurisprudence de la Cour, l’existence d’un

contrôle effectif est nécessaire et doit être établie et prouvée dans chaque situation concrète. Le

demandeur doit se conformer à des normes très strictes. Il doit présenter à la Cour des éléments

ayant pleine force probante pour chacune des opérations au cours desquelles les prétendues

violations se seraient produites, et non de manière générale pour l’ensemble des actions menées par
207
les personnes ou les groupes qui les auraient commises .

95. Aussi le recours du demandeur au paragraphe 89 du jugement Mrkšić doit-il figurer en

première place dans une instance regorgeant de prétentions extraordinaires. Ce passage est

assurément le plus galvaudé et le plus sollicité de tous les jugements et arrêts jamais rendus par le

TPIY. Je suis presque gêné de l’afficher de nouveau à l’écran, mais il faut néanmoins en passer par

là pour réfuter définitivement cet argument.

96. Le paragraphe 89 se compose des trois éléments suivants :

i) le Tribunal a établi comme étant «la réalité de fait» que, non seulement dans la zone

d’opérations du GO Sud, mais plus généralement, dans le cadre des opérations militaires serbes

en Croatie, la JNA avait la maîtrise totale des opérations militaires ;

ii) la circulaire du chef de l’état-major général du 12 octobre 1991 et l’ordre donné par le

commandement du 1er district militaire le 15 octobre 1991 confirment cette constatation ;

68 iii) la JNA avait, sur le plan militaire, les moyens de contraindre les unités de la TO, de

paramilitaires et de volontaires combattant pour la cause serbe, même si elle a pu renâcler à

sévir trop durement.

206
CR 2014/15, p. 62, par. 56 (Ignjatović).
207Ibid., p. 43, par. 42 (Lukić), citant l’arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie–Herzégovine, p. 129,
par. 209 ; p. 208, par. 400. - 68 -

97. A titre préliminaire, je reprendrai, une fois encore, les propos de sir Keir Starmer :

faisons le point avec réalisme. Suggérer qu’un seul jugement, et a fortiori un seul paragraphe,

puisse revêtir une telle valeur probante est sans doute quelque peu excessif. Cette affirmation, de la

part du demandeur, en dit long sur la fragilité de sa thèse.

98. Même si, dans le jugement Mrkšić, le TPIY avait vraiment examiné de manière détaillée

les événements survenus dans tous les coins de la Croatie, ce qui n’est évidemment pas le cas,

l’idée que la réalité de fait de ce conflit armé puisse avoir été analysée et résumée parfaitement

dans un seul paragraphe est à tout le moins singulière.

99. Si on laisse de côté pour l’instant la responsabilité de l’Etat, l’étude de la jurisprudence

en droit pénal international enseigne que le pouvoir de commander ne peut s’apprécier qu’à la

lumière d’un examen minutieux des circonstances concrètes et de l’évolution du conflit dans les

faits. Pareilles questions ne sauraient être tributaires d’étranges considérations liées à la taille ou

aux ressources d’une organisation militaire par rapport à de supposés subordonnés.

100. D’après la jurisprudence des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le

Rwanda, et ainsi que nous le dicte le bon sens, l’analyse du «contrôle de fait» ou du

«commandement effectif» est complexe et ne saurait être réduite à de telles généralités.

101. Le demandeur refusant de suivre la méthode d’évaluation du contrôle effectif en

fonction des opérations individuelles exposée dans l’affaire Nicaragua, il n’est peut-être pas

nécessaire en l’espèce de déterminer avec précision la limite d’applicabilité du droit pénal

international en ce qui concerne le «contrôle effectif» qui sous-tend la responsabilité du supérieur

hiérarchique. Toutefois, des questions analogues sont traitées en droit pénal international, pour

déterminer, par exemple, si de supposés subordonnés agissaient «sur les instructions», «sous la

direction» ou «sous le contrôle» de supérieurs présumés. La démarche prudente que préconise le

droit pénal international pour examiner ces questions au cas par cas est diamétralement opposée à

celle que propose le défendeur en l’espèce concernant la responsabilité de l’Etat.

69 102. Ainsi, le droit pénal international distingue entre la situation de jure et la réalité de fait.

De même, le contrôle effectif est à différencier de l’influence appréciable . Le juge du fait doit

208Le procureur c. Delalić, arrêt, 20 fév. 2001, par. 266, 300 ; Le procureur c. Blagojević et Jokić, jugement,
17 janv. 2005, par. 791 ; Le procureur c. Halilović, jugement, 16 nov. 2005, par. 59 ; Le procureur c. Limaj et consorts,
arrêt, 27 sept. 2007, par. 273 ; Le procureur c. Orić, jugement, 30 juin 2006, par. 309 et 311. - 69 -

209
rechercher les indices de l’autorité ou du contrôle effectif . Parmi les éléments à prendre en

considération pour décider si un accusé exerçait une autorité et un contrôle effectif figurent ses

fonctions officielles, le pouvoir de donner des ordres, le mode de nomination, la place qu’il

occupait au sein de la hiérarchie militaire ou politique et les tâches qu’il accomplissait dans la

210 211
réalité .

103. Les facteurs à examiner pour déterminer si telle ou telle unité relevait du contrôle

effectif de l’armée régulière comprennent notamment le respect ou non des ordres ou des règles de

l’armée, la participation aux combats aux côtés de l’armée régulière, l’accès de cette dernière aux

installations et aux ennemis faits prisonniers, le recrutement de civils et de soldats, l’assistance

mutuelle, les règles de transmission des informations, la capacité d’enquêter sur les membres de

l’unité et de les sanctionner, la nomination des membres des unités et la dissolution de celles-ci . 212

104. La participation aux combats d’une unité aux côtés d’une autre appartenant à l’armée

régulière ne suffit pas à prouver le contrôle de facto de la seconde sur la première . La simple 213

214
coordination n’équivaut pas nécessairement au commandement ou au contrôle , pas plus que la

seule participation à des opérations de combat communes ne suffit à établir que les commandants

de différentes unités exerçaient un contrôle effectif sur tous les participants à une bataille . Et 215

ainsi de suite.

105. Le demandeur cherche à écarter tous ces types de considérations de facto en s’appuyant

sur un seul paragraphe d’un jugement qui ne portait clairement pas sur cette question.

106. Cela m’amène à la question suivante : sur quoi la conclusion du jugement Mrkšić se

fonde-t-elle ? La semaine dernière, le demandeur a déclaré que, dans ledit jugement, les

70 conclusions du Tribunal au sujet de «l’emprise exercée par la JNA sur les paramilitaires serbes

[sur l’ensemble du territoire croate et tout au long de l’année 1991] [étaient] sans équivoque» 216et

209Le procureur c. Hadžihasanović et Kubura, arrêt, 22 avril 2008, par. 199.
210
Le procureur c. Halilović, jugement, 16 nov. 2005, par. 58.
211Le procureur c. Hadžihasanović et Kubura, jugement, 15 mars 2006, par. 83.

212Le procureur c. Delić, jugement, 15 sept. 2008, par. 368.

213Ibid., par. 345 ; Le procureur c. Hadžihasanović et Kubura, arrêt, 22 avril 2008, par. 209.
214
Le procureur c. Orić, jugement, 30 juin 2006, par. 311.
215Le procureur c. Hadžihasanović et Kubura, jugement, 15 mars 2006, par. 84.

216CR 2014/20, p. 39, par. 40 (Ní Ghrálaigh). - 70 -

que, en les mettant en doute, le défendeur tentait d’inviter la Cour à «jouer le rôle de chambre

d’appel non officielle du TPIY pour ce qui est des conclusions défavorables à [sa] cause» . 217

M. Crawford nous presse quant à lui de nous rendre à cette constatation : «la Cour vit dans le

monde réel» . 218

107. Pourtant, le défendeur ne conteste pas que cette prétention ne repose que sur

deux documents. Il ne saurait le faire puisque, en dépit des conclusions du Tribunal, ni l’objet de

l’instance, ni les moyens des parties, ni les points en litige, ni la situation des accusés n’ont fait

intervenir des éléments de preuve directement liés à la question du pouvoir de commandement dans

l’ensemble de la Croatie.

108. Nous en sommes donc réduits à regarder le demandeur se raccrocher désespérément à

deux documents. L’idée même qu’une conclusion de cette importance puisse éventuellement se

fonder sur deux documents est pour le moins étonnante. Jamais on n’aura vu de prétention plus

ambitieuse devant une juridiction internationale.

109. Même si l’argument était un tant soit peu plausible, ces documents sont loin de revêtir

un caractère aussi affirmatif. Au contraire, comme M. Ignjatović l’a fait remarquer, il s’agit de

documents prospectifs qui n’ont pas pour but de décrire un moment spécifique ou une situation

précise. Nous ne cherchons pas par là à en «inverser le sens» ou à «partir du principe que les

ordres avaient été émis pour «régler» des problèmes de «manque de discipline et de contrôle»»,

comme le demandeur l’affirme , mais tout simplement à nous en tenir à ce qui est écrit.

110. La circulaire du 12 octobre 1991 du chef de l’état-major général n’a que peu de rapport,

sauf pour le passage ci-après, avec la question du commandement :

«A tous les échelons, toutes les unités militaires, qu’il s’agisse de la JNA, de la
TO ou des volontaires, doivent agir sous les seuls ordres du commandement de la
JNA. Elles doivent agir et se comporter de manière conforme aux règles propres à
l’armée, en respectant pleinement la hiérarchie et la discipline, les lois et règlements

militaires, dans toutes les circonstances de la vie, du travail et des activités de combat.
Leur position doit être [c’est le passage crucial] immédiatement communiquée aux
71 officiers de la JNA, puis aux soldats et aux civils, de la manière la plus appropriée
[leur position doit ensuite être communiquée aux soldats et aux civils].» 220

217
CR 2014/20, p. 40, par. 40 (Ní Ghrálaigh).
218CR 2014/21, p. 32, par. 65 (Crawford).

219CR 2014/20, p. 41, par. 44 (Ní Ghrálaigh) ; CR 2014/15, p. 59, par. 47 (Ignjatović).
220
Secrétariat fédéral à la défense nationale, ordre du 12 octobre 1991, p. 2. - 71 -

111. L’ordre émanant du commandement du premier district militaire (1 MD) en date

du 15 octobre 1991 le second document ne sert pas davantage l’argumentation du

demandeur. Il montre que le commandement du premier district militaire, après avoir fait état des

«problèmes récemment rencontrés dans les zones de combat», a ordonné «à toutes les unités

paramilitaires et aux détachements de volontaires qui refusaient de se placer sous les ordres des

unités de la JNA [de] quitter le territoire». Il y est dit que la JNA devait établir un contrôle total, et

non qu’elle l’exerçait déjà.

112. De toute évidence, ces documents ne visent pas à dépeindre une situation existant

de facto dans l’ensemble de la Croatie. Il s’agit ni plus ni moins d’instructions pour l’avenir. Le

demandeur affirme-t-il vraiment que ces deux ordres prouvent la réalité de fait de chaque opération

menée en Croatie ? Nos contradicteurs soutiennent-ils réellement que la chambre de première

instance, lorsqu’elle a examiné les événements qui se sont produits à Vukovar pendant une période

limitée, a entendu des témoignages ayant trait au commandement dans toute la Croatie ? Si tel est

le cas, où sont ces témoignages ? Pourquoi n’y en a-t-il pas trace dans le jugement ? Comment

savoir s’ils sont justes ? Comment peut-on en évaluer la fiabilité ? Sans vouloir manquer de

respect à la chambre de première instance, rien ne viendrait étayer cette assertion à l’exception de

documents prospectifs.

113. De plus, comme M. Ignjatović l’a souligné lors du premier tour, rien dans le reste de la

jurisprudence du TPIY ne permet d’appuyer cette affirmation . 221 Lorsqu’elles ont examiné

concrètement la situation, les chambres de première instance respectivement saisies des

affaires Martić et Stanišić et Simatović ont exprimé des vues contraires au jugement Mrkšić, mais

en développant un raisonnement logique et détaillé. On peut lire ce qui suit au paragraphe 142 du

jugement Martić :

«[i]l apparaît qu’après l’été 1991, la TO de la SAO de Krajina était subordonnée à la
JNA. Il existe également des preuves d’une coopération opérationnelle entre la JNA
et les forces armées de la SAO de Krajina. L’approbation du Ministre de l’intérieur de
la SAO de Krajina était nécessaire pour toute resubordination temporaire des unités du
MUP à la JNA. Dans le cas d’une resubordination, l’unité du MUP … intervenait en

coopération avec l’unité de la JNA ou de concert avec elle, elle demeurait sous
l’autorité du commandant du MUP.»

221CR 2014/15, p. 55, par. 31 (Ignjatović). - 72 -

114. Il ne s’agit pas là de subordination à proprement parler. De plus,

72 «[a]ux fins des opérations de combat, les unités de la TO pouvaient également être
resubordonnées aux unités de la JNA. En pareil cas, l’unité de la TO ou de la JNA la
plus importante en nombre prenait le commandement ; il s’agissait en général de

l’unité de la JNA d’une zone donnée».

Cela témoigne du caractère fluctuant de la notion de subordination. C’est pour cette raison qu’il est

essentiel d’examiner concrètement les opérations.

115. Dans l’affaire Stanišić, la chambre de première instance a souscrit à ces conclusions.

Elle a constaté que «l’approbation du ministre de l’intérieur de la SAO de Krajina était nécessaire

222
pour toute resubordination temporaire des unités du MUP à la JNA» . En d’autres termes, la JNA

n’avait pas, tout au moins de jure, le commandement. Les unités du MUP devait agir «sur les

instructions», «sous la direction» ou «sous le contrôle» du ministre de l’intérieur, Milan Martić.

116. Enfin, le demandeur fait valoir que l’affirmation du défendeur selon laquelle les

conclusions du Tribunal relatives à la direction et au commandement ne valent en réalité que pour

223
la situation à Ovčara, est «infondée» . Le mot est fort et les deux chambres de première instance

qui ont pris la peine de motiver leur raisonnement sont clairement en désaccord.

117. Certes, ainsi que le demandeur l’a souligné, la chambre saisie de l’affaire Mrkšić a dit

qu’il était «trompeur de prendre ces faits isolément ou de considérer qu’ils résultaient uniquement

de facteurs locaux. Ils s’inscrivaient en effet dans le cadre d’un conflit politique et militaire bien

224
plus important.» Comme le demandeur l’a également fait remarquer, la chambre a en outre

rendu des conclusions partielles, faisant l’objet de deux paragraphes, au sujet de l’existence

225
d’attaques militaires dans cinq villes nommément désignées de Slavonie orientale .

118. Quoi qu’il en soit, rien dans ces maigres descriptions ne permet de penser que la

chambre a examiné le déroulement des attaques, et encore moins la nature du commandement. La

seule autre référence à des opérations militaires menées par la JNA à d’autres endroits de Croatie

est une phrase unique et non motivée : «Dans le même temps, elle menait d’autres opérations

222
Le Procureur c. Stanišić, jugement, par. 2162.
223CR 2014/20, p. 41, par. 46 (Ní Ghrálaigh).

224Ibid., par. 47 (Ní Ghrálaigh), citant le jugement Mrkšić, par. 19.
225
Jugement Mrkšić, par. 34-35. - 73 -

226
ailleurs en Croatie.» Pas de note de bas de page ni de preuve à l’appui ; rien ne vient étayer cette

affirmation.

119. Le demandeur évite d’aborder ces questions.

73 Conclusion : la «base solide» dont se réclame le demandeur

120. Pour conclure, je vais revenir sur la base solide mise en avant par le demandeur

concernant les éléments de preuve du TPIY et les trois prétentions qu’elle sous-tend.

Première prétention

121. Selon le demandeur, la jurisprudence du TPIY exclut l’hypothèse de combats licites, ou

la possibilité que les dirigeants de Serbie ou, d’ailleurs, tout dirigeant serbe de la Krajina, aient pris

part à des combats licites. Cette prétention a été catégoriquement rejetée par le TPIY.

Deuxième prétention

122. Le demandeur soutient que l’entreprise criminelle commune dont l’existence a été

établie dans le jugement Martić constitue une base permettant de conclure à l’existence d’une autre

entreprise criminelle réunissant les Serbes de Krajina (Martić, Babić et d’autres) et les Serbes de

Belgrade (Milošević et la JNA, entre autres) pour la mise en œuvre d’une entente aux fins de
227
destruction .

123. Cet argument du demandeur ne tient que si l’on fait litière des termes mêmes des

conclusions rendues dans l’affaire Martić et de la manière dont celui-ci s’inscrit dans la

jurisprudence applicable.

124. Comme je l’ai montré, la question préliminaire du génocide allégué par le demandeur a

été étudiée et écartée dans le jugement Martić. La question de savoir si les dirigeants serbes de

Belgrade et de la Krajina avaient l’intention commune de commettre des meurtres ou de porter

atteinte à l’intégrité physique et mentale de la population a été posée, et la chambre a répondu par

la négative.

226Jugement Mrkšić, par. 34.

227CR 2014/6, p. 50, par. 8 (Starmer). - 74 -

125. Le jugement Martić aurait pu servir l’argumentation du demandeur, dans la mesure où

il permettait d’étayer l’affirmation selon laquelle les dirigeants de Belgrade s’étaient entendus pour

commettre le crime de transfert forcé ou d’expulsion, mais on peut démontrer qu’il est, au mieux,

peu fiable, et il a été carrément contredit par les jugements rendus dans les affaires Stanišić et

Simatović et Babić.

Troisième prétention

126. Selon le demandeur, on peut se fier à la conclusion rendue dans le jugement Mrkšić . 228

127. Le demandeur ne fournit que deux documents à l’appui de cette affirmation.

74 128. La base sur laquelle repose l’argumentation du demandeur est donc inexistante.

129. Ayant examiné les fondements de l’argumentation du demandeur, je m’intéresserai

demain aux autres éléments de preuve et me pencherai sur la question de l’intention, à la lumière

du contexte, des schémas et des possibilités.

130. Nous l’avons toujours dit, il n’y a selon nous pas de réponse simple, et ce n’est

certainement pas celle que le demandeur essaie de servir à la Cour. Cette guerre a été complexe,

impliquant une multitude d’acteurs et une infinité d’intentions. Aucune de celles-ci ne relève, de

près ou de loin, du génocide. Si le demandeur s’attend à ce que nous exposions une simple théorie

unidimensionnelle sur l’intention, il sera déçu. Le défendeur, lui aussi, vit dans le monde réel. Je

vous remercie, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Jordash. Ainsi s’achève l’audience de ce jour.

La Cour se réunira de nouveau demain matin à 10 heures pour entendre la suite du second tour de

plaidoiries de la Serbie. Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 18 heures.

___________

228CR 2014/12, p. 35, par. 85 (Starmer), citant le jugement Mrkšić, par. 89, par. 400 ; CR 2014/6, p. 50, par. 9
(Starmer).

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