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CR 2010/9 (traduction)

CR 2010/9 (translation)

Mardi 14 septembre 2010 à 10 heures

Tuesday 14 September 2010 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit ce matin

pour entendre le premier tour de plaidoiries de la Géorgie. Je donne tout d’abord la parole à

Mme Tina Burjaliani, agent de la Géorgie.

Mme BURJALIANI :

1. Monsieur le président, Mesdames et Me ssieurs de la Cour, en tant que premier

vice-ministre de la justice, c’est un grand honneur pour moi de paraître devant la Cour

internationale de Justice en qualité d’agent du Gouvernement de la Géorgie.

2. Mon gouvernement a introduit la présente af faire en août2008, au titre de la convention

internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Etant donné les actes

de discrimination et les expulsions qui avaient eu lieu depuis 1991, il lui fallait agir pour s’opposer

à une aggravation de cette discr imination dans un contexte ca ractérisé par la poursuite des

violences ethniques, des persécutions et du déplaceme nt de milliers de Géorgiens de souche, dont

l’Etat défendeur porte la responsabilité. La Russi e a mené sa politique de discrimination ethnique

pendant près de deux décennies, depuis 1991. Depuis lors, les Géorgiens de souche sont persécutés

et nombre d’entre eux ont été chassés des régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud: l’Etat

défendeur et les forces placées sous son contrôle et son autorité ont contribué à ces actes et n’ont

pas empêché qu’ils se poursuivent.

3. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est vrai qu’un certain nombre

de différends d’ordre politique et juridique opposent la Géorgie et la Russie sur diverses questions,

notamment ⎯ mais pas exclusivement ⎯ l’emploi illicite de la force et l’occupation continue. Le

différend dont est saisi votre Cour, toutefois, ne concerne pas ces questions-là: il concerne la

discrimination ethnique pratiquée tant au cours qu’en dehors du cadre des conflits armés. En 2001,

2005 et 2007, le comité pour l’élimination de la discrimination raciale a expressément reconnu que - 3 -

la discrimination ethnique était l’un des éléments caractéristiques des conflits d’Abkhazie et

1
d’Ossétie du Sud .

4. En portant cette affaire deva nt la Cour internationale de Justice, la Géorgie n’a d’autre

dessein que d’empêcher la discrimination et de perme ttre le droit au retour. Dans ce contexte, elle

invoque les droits et obligations prévus par la convention de1965 ⎯le premier traité universel

11 relatif aux droits de l’homme, qui reflète la priorité accordée, de propos délibéré, par la

communauté internationale, à l’élimination de la discrimination raciale, y compris les violences

motivées par des considérations raciales. La convention de 1965 interdit la discrimination

ethnique, et reconnaît le droit au retour. Elle c oncerne non seulement la discrimination pratiquée à

l’encontre d’individus, mais également celle pra tiquée à l’encontre de communautés entières. Elle

englobe des questions ayant trait à l’enseignement ou d’ordre linguistique, et le refus d’accorder la

nationalité ⎯ autant de pratiques communément appliquées par l’Etat défendeur dans les territoires

géorgiens d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. En rais on de la politique de l’Etat défendeur, près de

10 % de la population géorgienne vit actuellement en exil dans son propre pays.

5. Quelque 40 000 Géorgiens de souche du district abkhaze de Gali ont survécu à deux

vagues de nettoyage ethnique au moins. Ils sont à présent la cible de mesures de discrimination

imposées et appliquées par les autorités russes et abkhazes, qui visent à les contraindre soit à

renoncer à leurs nationalité et citoyenneté géorgi ennes soit à quitter purement et simplement le

territoire abkhaze. Avec le renforcement de la présence militaire russe à Gali, depuis2008, et le

contrôle exercé par la Russie sur la frontière administrative séparant l’Abkhazie du reste de la

Géorgie, la précarité de la situation des Géorgien s de souche en Abkhazie n’a cessé de s’aggraver

⎯ un fait qu’a confirmé l’OSCE en novembre 2008 . L’interdiction de dispenser un enseignement

dans leur langue maternelle, l’ obligation d’obtenir un visa (ou «passeportisation» forcée), la

conscription forcée dans les rangs de l’armée abkh aze, et les restrictions imposées à la liberté de

mouvement sont autant de facteurs qui ont limité la capacité des Géorgiens de souche de Gali de

1 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, observations finales du Comité pour l’élimination de la
discrimination raciale: Géorgie,Nations Unies, doc. CERD/C/304/Add. 120 (27 avril 2001), par. 4 ; OEG, vol . III,
annexe 66; Comité pour l’ élimination de la discrimination raciale, observations finales du Comité pour l’élimination de
la discrimination raciale: Géorgie, Nations Unies, doc. CERD/C/GEO/CO/3 (1 novembre 2005), par. 5 ; Comité pour

l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale :
Géorgie, Nations Unies, doc. CERD/C/GEO/CO/3 (27 mars 2007), par. 5 ; OEG, vol. III, annexe 86.
2OSCE, Human Rights in the War-Affected Areas (2008), p. 7, MG, vol. II, annexe 71. - 4 -

préserver leur identité, leur langue et leur culture ⎯ c’est ce qu’a constaté le Haut Commissaire de

l’OSCE pour les minorités nationales en janvier2009 3. Ces actes ont rendu inenvisageable la

perspective d’un retour des personnes déplacées.

6. La situation n’est guère meilleure dans le district d’Akhalgori, qui se trouvait sous le

contrôle du Gouvernement géorgien avant le mois d’août2008. Les Géorgiens de souche y ont

toujours été majoritaires. A la suite du nettoya ge ethnique, depuis2008, le nombre de Géorgiens

de souche à Akhalgori ⎯qui s’élevait autrefois à 7000 ⎯ a été ramené à moins de 1000. Ces

habitants sont en permanence la ci ble d’actes de discrimination ethnique ⎯ sous forme,

notamment, de violentes attaques contre leur personne, de destructions de leurs biens, de déni et de

restrictions de leurs droits civils et politiques, et autres abus 4. En avril 2009, le Conseil de l’Europe

12
a constaté que nombreuses étaient les preuves d’actes de pillage et de destruction, de prises

d’otages et d’agressions perpétrés à l’encontre de Géorgiens de souche par les milices sud-ossètes

en présence de forces russes qui ne faisaient rien ⎯ et j’insiste : rien ⎯ pour empêcher la

discrimination ethnique 5.

7. Les restrictions à la liberté de franchir les frontières administratives ont aggravé les

conditions de vie de la populati on géorgienne à Gali et à Akhalgori. La présence militaire russe et

le contrôle exercé par la Russie sur ces territoires se sont considérablement renforcés depuis que la

Cour a rendu son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 15 octobre 2008 ; selon

l’International Crisis Group, «la Russie ne fa it pas mystère du contrôle qu’elle exerce sans

6
partage» [traduction du Greffe] . La mission d’enquête internati onale indépendante sur le conflit

en Géorgie, menée sous l’égide de l’Union eur opéenne, a conclu, dans son rapport de 2009, que le

3Allocution de M.Knut Vollebaek, Haut Commissaire de l’OSCE pour les minorités nationales, lors de la
765 séance plénière du C onseil permanent de l’OSCE (18 juin2009), p.4; MG, vol.III, annexe73. Voir également:
lettre en date du 27 novembre 2008 adressée au président de l’OSCE, M. Alexander Stubb, par le Haut Commissaire pour

les minorités nationales, M. Knut Vollebaek (27 novembre 2008), p. 2 ; MG, vol. V, annexe 312.
4International Crisis Group, Georgia: The Risks of Winter (26 novembre 2008), p. 5 ; MG, vol. III, annexe 164.

5Conseil de l’Europe, A ssemblée parlementaire, Mise en Œuvre de la Résolution1633 (2008) sur les
conséquences de la guerre entre la Géorgie et la Russie (2009), par. 63 ; MG, vol. II, annexe 60.

6International Crisis Group, Abkhazia: Deepening Dependence (26 février 2010), p. 16 ; OEG, vol. IV,
annexe 194. - 5 -

7
contrôle exercé par la Russie sur l’Ossétie du Sud avait été «décisif», «systématique et permanent»

[traduction du Greffe].

8. En septembre 2009, le Conseil de l’Europe a adopté une résolution exhortant «la Russie et

[les] autorités de facto en Abkhazie et en Ossétie du Sud [à] assurer pleinement et

inconditionnellement le droit au retour des personnes déplacées» 8. La Russie n’en a fait aucun cas.

9. La Russie n’a, du reste, cessé de faite litière du droit au retour. Elle prétend ainsi que les

Géorgiens de souche déplacés «pourront rentrer uniquement lorsque toutes les conditions

9
nécessaires seront réunies» . Or, cela va à l’encontre de la convention de1965. C’est pourquoi

nous avons saisi la Cour ⎯pour mettre fin à des années de discrimination ethnique, et aux

conséquences qui continuent de se faire sentir. La position de la Russie selon laquelle aucun

différend ne l’oppose à la Géorgie sur ces points est tout simplement indéfendable.

10. L’Assemblée générale des NationsUnies a réagi au refus persistant de la Russie

d’autoriser les Géorgiens de souche déplacés à ex ercer leur droit au retour. En2009, elle a

13 demandé l’élaboration d’«un calendrier assurant un re tour volontaire sans entrave, dans la sécurité

et la dignité, de tous les déplacés et réfugiés touchés par les conflits en Géorgie dans leurs

10 11
foyers» . La Russie a rejeté cette résolution . Et néanmoins, elle continue de prétendre qu’il n’y

a pas de différend ! Pas plus tard que la semaine dernière ⎯ le 7 septembre 2010 ⎯, l’Assemblée

générale a, dans une autre résolution, reconnu, entr e autres, «le droit qu’[avaient] tous les déplacés

et les réfugiés, et leurs desce ndants, indépendamment de leur appartenance ethnique, de rentrer

7
Rapport de la mission d’enquête internationale indépendante sur le conflit en Géorgie, vol. II (septembre 2009),
p. 132 ; OEG, vol. III, annexe 121 ; ibid., p. 132-133.
8
Conseil de l’Europe, A ssemblée parlementaire, Résolution1683, «La guerre entre la Géorgie et la Russie: un
an après» (29 septembre 2009), par. 6.2 ; OEG, vol. III, annexe 119.
9«Lavrov: Refugees will return to A bkhazia after legal issues are regulated», Rosbalt (24 décembre 2009) (les

italiques sont de nous) ; OEG, vol. IV, anne xe 217 ; Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, compte
rendu de la déclaration de M. Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères de lFédération de Ru ssie, et de ses
réponses aux questions des médias lors de la conférence de presse qu’ il a tenue à Moscou le 24décembre2009
conjointement avec s on homologue abkhaze, M.Serg ueïChamba, au sujet du résu ltat de leurs négociations
(24 décembre 2009), p. 4 ; OEG, vol. IV, annexe 190.
10
NationsUnies, Assemblée générale , résolution 63/307, situation des pers onnes déplacées et des réfugiés
d’Abkhazie (Géorgie) et de la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud (Géorgie), doc. A/RES/63/307 (30 septembre 2009) ;
OEG, vol. III, annexe 102.
11
NationsUnies, Assemblée générale, Règlement intérieur de l’Assemblée générale, art.74, NationsUnies,
doc.A/520/Rev.17 (2008). En application de l’article74 du Règlement intérieur de l’Asse mblée générale, la Russie a
déposé ⎯ sans succès ⎯ une motion visant l’ajournement de l’examen du projet de résolution. - 6 -

chez eux partout en Géorgie, notamment en Abkhazie et en Ossétie du Sud» 12. Qu’a fait la

Russie ? Elle a rejeté la résolution.

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la présente instance procède,

de la part de la Géorgie, d’une sincère volonté de contribuer au règlement d’un différend opposant

de longue date nos deux Etats au sujet de la discrimination ethnique, et de le faire conformément au

droit international. La Géorgie est intervenue dans des cadres politiques et diplomatiques; la

Russie, toutefois, n’a pas réagi aux griefs qu’elle avait formulés, tant a ux niveaux bilatéral que

multilatéral. Le 12 août 2008, la Géorgie a intr oduit sa requête, après près de vingt ans de vaines

tentatives pour dialoguer avec la Russie, et alors qu’ elle n’avait cessé de soulever des questions se

rapportant à la convention de 1965 au cours des dix sept années qui venaient de s’écouler. La date

du dépôt de la requête a coïncidé avec l’escalade des événements de l’été 2008; cela ne fait pas

pour autant de ce différend un différe nd concernant l’emploi de la for ce. Monsieur le président, la

Cour aurait eu compétence si la requête avait été déposée deux mois plus tôt, ou deux mois plus

tard. Un différend opposait de longue date la Gé orgie à la Russie, différend qui portait sur des

aspects en rapport direct avec les questions que régit la convention de1965: la discrimination

ethnique, le droit au retour, la «passeportisation» obligatoire, les droits linguistiques.

12. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, notre éminent conseil

exposera les raisons pour lesquelles les exceptions préliminaires de la Fédération de Russie doivent

être rejetées.

13. Dans un premier temps, M. Paul Reichler répondra à la première exception préliminaire

de la Russie, et démontrera qu’il existe un «différend» entre la Géor gie et la Russie au titre de la

convention de 1965.

14 14. Dans un deuxièmetemps, M.JamesCrawford traitera de la deuxième exception

préliminaire de la Russie, et reviendra sur les conditions juridiques imposées par l’article 22 de la

convention de 1965.

12
Nations Unies, Assemblée générale, @Géorgie : projet de résolu tion relative à la situation des personnes
déplacées et des réfugiés d’Abkhazie (Géorgie) et de la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud (Géorgie), doc. A/64/L.62
(16 juillet 2010), p. 2. - 7 -

15. Dans un troisième temps, M.PayamAkha van montrera que, même si l’article22 de la

convention de1965 n’impose pas d’obligation de négoc ier, les tentatives faites en ce sens par la

Géorgie se sont révélées vaines.

16. Dans un quatrième temps, M. Philippe Sands se penchera sur les troisième et quatrième

exceptions préliminaires de la Russie, et établir a que la convention de 1965 peut être invoquée en

ce qui concerne les actes commis par la Russie sur les territoires géorgiens d’Abkhazie et d’Ossétie

du Sud. Il n’y a pas lieu de rejeter ratione temporis la compétence de la Cour au titre de la

convention de 1965.

17. Je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour. Je vous

prie maintenant de donner la parole à M. Paul Reichler, qui poursuivra l’exposé de l’argumentation

de la Géorgie.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Madame Bu rjaliani. J’appelle maintenant à la barre

M. Paul Reichler.

M. REICHLER :

R ÉPONSE À LA PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DE LA R USSIE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour.

2. Je vais parler aujourd’hui de la première exception préliminaire de la Russie, qui a fait

l’objet de l’éloquente plaidoirie de mon cher ami, M. Wordsworth, hier. La Géorgie fait valoir que

même l’éloquence de M.Wordsworth ne saura it sauver une exception préliminaire qui est

totalement contredite par les éléments de preuve, et, partant, dépourvue de fondement.

3. L’exception de la Russie se résume comme suit: avant le dépôt de la requête le

12août2008, aucun différend n’opposait la Géor gie à la Russie au sujet de la Convention

internationale sur l’élimination de toutes les form es de discrimination raciale (CIEDR). [Début de

la projection n° 1.] Selon la Russie, et je la cite , la Géorgie a saisi la Cour d’un différend «dans le

cadre duquel il est allégué que «[l]e comportement de la Russie constitue un nettoyage ethnique à

grande échelle». Et pourtant, ce «différend» n’a «jamais été signalé [jamais été signalé] à la Russie - 8 -

avant que la Géorgie soumette sa requête à la Cour» 1. Dans ses écritures, la Russie affirme au

moins à six reprises que la Géorgie n’a «jamais soulevé [ ⎯ jamais soulevé ⎯] auparavant la

question des manquements allégués de la Fédérati on de Russie à la CIEDR concernant certains
15
14
actes ou omissions liés aux événements intervenus en Abkhazie ou en Ossétie du Sud ».

M.Wordsworth, mais aussi MM.Gevorgian, Kolodk in et Zimmermann ont repris ce refrain dans

leurs exposés hier. [Fin de la projection n° 1]

4. S’il suffisait de marteler d es dénégations catégoriques pour ch anger le cours de l’histoire

comme le fait la Russie, son exception préliminaire pourrait avoir une chance. Mais les faits sont

les faits, et l’on ne saurait les balayer ou les modifier a posteriori. Et les faits montrent que la

Géorgie n’a cessé de se plaindre à la Russie du rôle que celle-ci a joué dans la discrimination

ethnique, et notamment de sa participation direct e à des campagnes de nettoyage ethnique, et ce

dès 1992 et régulièrement par la suite, et ces plaintes ont atteint leur comble dans les jours qui ont

immédiatement précédé le dépôt de la requête en l’espèce.

5. En particulier, la Géorgie a expressément reproché à la Russie, à maintes reprises, sa

participation directe au nettoyage ethnique et à l’expulsion des Géorgiens d’Ossétie du Sud et

d’Abkhazie, en violation de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 5 de la CIEDR.

Elle lui a expressément reproché le soutien direct qu’elle a apporté à des tiers participant à des

opérations de nettoyage ethnique sur ces territoires, en violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de

l’article2 de la CIEDR. Elle lui a expresséme nt reproché de s’être délibérément abstenue

d’empêcher la discrimination ethnique dans des zones d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie où celle-ci

exerçait un contrôle effectif, en violation de l’alinéa d) du paragraphe1 de l’article2 et de

l’article3 de la CIEDR. Enfin, elle lui a e xpressément reproché de pe rsister dans son refus

d’autoriser les Géorgiens expulsés de ces régions à exercer leur droit au retour et à rentrer chez eux,

en violation des articles 2 et 5 de la CIEDR.

6. Les éléments de preuve documentaire, et il y en a beaucoup, montrent que la Géorgie n’a

cessé d’appeler l’attention de la Russie sur tous l es actes de discrimination ethnique que celle-ci a

13
EPR, par. 3.3.
14
EPR, par. 1.6. - 9 -

commis et qui sont autant de violations flagra ntes de la CIEDR, et ce pendant les quinzeans qui

ont précédé la requête, et qui ont d’ailleurs mené à son dépôt.

7. L’argumentation sur la première exception pr éliminaire de la Russie s’articule autour de

ces éléments de preuve, et non du droit. Le droit applicable tel qu’il découle de la jurisprudence de

la Cour est clair et, dans l’ensemble, les parties sont d’accord. M.Wordsworth l’a dit hier.

Premièrement, les Parties sont d’accord sur ce qui constitue un «différend», à savoir, comme il est
16
dit dans l’affaire Mavromattis, «un désaccord sur un point de dro it ou de fait». Deuxièmement,

elles sont d’accord, comme M.Wordsworth l’a dit en citant la Cour, sur le fait que le point de

savoir s'il existe un différend est une question qui «demande à être établie objectivement» par la

15
Cour et ne dépend pas des vues subjectives des Parties . Troisièmement, elles sont d’accord que le

droit exige de la Géorgie qu’elle démontre qu’un différend l’opposait à la Russie à la date du dépôt

de la requête. Quatrièmement, elles sont d’acco rd sur le fait que pour que soit établie la

compétence de la Cour sur la base de l’article 22 de la CIEDR, le différe nd soumis par la Géorgie

doit porter sur des questions relevant de ladite convention, ce qui signifie en l’espèce que la

Géorgie doit notamment accuser la Russie d’avoir pratiqué la discrimination ethnique, en violation

de certaines dispositions de la CIEDR. Et cinqui èmement, elles sont d’accord sur le fait qu’il

n’était pas nécessaire que la Géorgie invoque e xpressément la CIEDR avant de déposer sa requête,

il suffit qu’elle ait accusé la Russie d’un comporte ment qui, si il était établi, constituerait une

violation de la convention.

8. Pour ce qui est de ce dernier point, M. Wo rdsworth a eu l’obligeance de reconnaître qu’en

application de la règle établie par la Cour dans l’affaire du Nicaragua en1984, et je le cite, «un

Etat n’a toutefois pas pour obligation absolue d’avoir précisé qu’un traité donné avait été violé pour

16
pouvoir ensuite l’invoquer devant la Cour ». En réalité, c’est la position de la Russie depuis le

début de la présente affaire, comme le montra it les observations faites par M.Pellet lors des

15CR2010/8, p.31-35, par.15 (Wordsworth); Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la
Hongrie et la Roumanie, avis consultatif , C.I.J. Recueil 1950, p.74,Timor oriental (Portugal c.Australie), arrêt,
C.I.J. Recueil 1995, p. 100 ; Question d‘interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de
l'incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c.Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p.17, par.21; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (Cameroun
c.Nigeria; Guinée équatoriale (intervenant)), exceptions préliminaires, arrêt,C.I.J. Recueil 1998, p. 275, par. 87 ;

Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002) (République démocratique du Congo c.Rwanda ),
arrêt ; C.I.J. Recueil 2006, p. 40, par. 90.
16CR 2010/8, p. 32, par. 17. - 10 -

audiences consacrées aux mesures conservatoires il y a deux ans 17. La citation se trouve dans la

version écrite de mon exposé.

9. Ainsi, le droit applicable est clair et non contesté. Venons-en donc aux éléments de

preuve.

Eléments de preuve

10. Comme je l’ai dit, il existe une quantité considérable d’éléments de preuve documentaire

qui montrent que la Géorgie a eu des différends avec la Russie au sujet de la discrimination

ethnique pratiquée par celle-ci contre des Géorgien s de souche en Ossétie du Sud et en Abkhazie,

et ce, à maintes reprises entre 1992 et 2008. M. Wordsworth a essayé très habilement de convertir

17
la quantité des éléments de preuve documentaire s oumis par la Géorgie à l’avantage de son client.

«Il est alors étonnant»; a-t-il dit, «que la Géorgie aille jusqu’à s oumettre pas moins de

80documents au chapitreII de ses observations écrit es pour tenter de démontrer l’existence d’un

différend ⎯ pour ce qui devrait être une question simple 18». Il a accusé la Géorgie de «cherche[r]

à étouffer la Cour sous des documents pour une raison, à savoir l’absence d’«affirmation» et de

«dénégation» claires dans le dossier 19».

11. Monsieur le président, mesdames et messieurs de la Cour, la Géorgie n’a pas besoin de

s’excuser d’avoir soumis pas moins 80 documents couvrant une période de seize ans allant de

1992 à 2008, et qui montrent qu’à maintes reprises, la Géorgie a eu directement des différends avec

la Russie au sujet de la discrimination ethnique pratiquée par celle-ci contre des Géorgiens de

souche en Ossétie du Sud et en Abkhazie. Si les éléments de preuve sont volumineux, cela

s’explique par la quantité des plaintes présentées par la Géorgie à la Russie à cet égard. Cependant,

si M. Wordsworth veut une «affirmation» et une «dénégation» claires il peut les trouver à plusieurs

endroits dans notre collection de plus de 80 documents. En voici quelques exemples.

Désaccords manifestes sur des points de fait relatifs au nettoyage ethnique

12. Le 9août2008, c’est-à-dire le lendemain du jour où les soldats russes ont franchi la

frontière et sont massivement entrés en Ossétie du Sud, le président de la Géorgie a fait une

17CR 2008/27, par. 15 (Pellet).
18
CR 2010/8, p. 28, par. 3 (Wordsworth).
19Ibid. - 11 -

déclaration publique largement diffusée, destin ée à la Russie et dans laquelle il l’accusait de

participer directement à un nettoyage ethnique vi sant à déplacer les Géorgiens de souche des

o
régions sous contrôle russe [projection n 2]. Le président Saakachvili a déclaré ce qui suit :

«Des soldats et des chars russes sont entrés en Ossétie du Sud, [où] ils ont
expulsé l’ensemble de la population de s ouche géorgienne…Ce matin, ils ont
procédé au nettoyage ethnique de toutes les zones placées sous leur contrôle et ont

expulsé les habitants de souche géorgienne. A l’heure même où je vous parle, ils
organisent le nettoyage ethnique de ces habitants en haute Abkhazie.» 20

Cette déclaration figure dans le dossier de plaidoiries, sous l’onglet n 3 [fin de projection].

13. Le lendemain ⎯le 10août, donc—, la Russie a, par la voix de son représentant

permanent auprès de l’Organisation des Nations Uni es, réfuté ces accusations devant le Conseil de

sécurité. «Oui» et «non». Au cours de cette même séance du Conseil de sécurité, le représentant

18 permanent de la Géorgie a accusé la Russie de tenter d’«extermin[er] la population géorgienne»

d’Ossétie du Sud 21. Le représentant permanent de la Russi e a également réfuté cette accusation.

Là encore, ce fut un «oui» et un «non».

14. Le 11 août, soit le lendemain de la cessation des affrontements militaires entre la Géorgie

et la Russie et du retrait des forces géorgienn es d’Ossétie du Sud, la Géorgie a de nouveau accusé

la Russie de mener une campagne de nettoya ge ethnique en Ossétie du Sud pour débarrasser

celle-ci des Géorgiens de souche. Le minist ère géorgien des affaires étrangères a fait une

déclaration publique largement diffusée dans laque lle il déclarait que «des militaires russes et les

séparatistes procéd[ai]ent à l’arrestation massive de s civils pacifiques de souche géorgienne qui se

trouv[ai]ent encore sur le territoire de [l’Ossétie du Sud] pour les concentrer sur la commune du

village de Kourta» 22. Cette déclaration figure dans le dossier de plaidoiries, sous l’onglet n 4. o

15. Le même jour ⎯c’est-à-dire le 11août ⎯ le présidentSaakachvili a formulé

l’accusation suivante, qui a été diffusée dans le monde entier sur CNN : [projection n o3] les troupes

20Présidence de la Géorgie, conférence de presse «Le président géorgien MikhaïlSaakachvili rencontre des
journalistes étrangers» (9août2008). OE G, vol.IV, annexe184. Au sujet de la déclaration du pr ésident Saakachvili,
voir par exemple l’article intitulé «Russian bear goes for West’s jugular», Mail on Sunday (Londres) (10 août 2008) (où il
est indiqué que, «selon [le président Saakachvili], la Russie procède à un nettoyage ethnique des Géorgiens en Ossétie et
dans la région des gorges de Kodori en Abkhazie»). OEG, vol. IV, annexe 201.

21Conseil de sécurité de l’Or ganisation des NationsUnies, 5953 séance, NationsUnies, doc.S/PV.5953
(10 août 2008), p. 16. OEG, vol. III, annexe 96.

22Ministère géorgien des affaires étrangères,Déclaration du ministère géor gien des affaires étrangères
(11 août 2008). OEG, vol. IV, annexe 185. - 12 -

russes ont «expulsé … l’intégralité de la population gé orgienne» d’Ossétie du Sud, et, «[à] l’heure

où je vous parle, la population de souche géorgienne fait l’objet d’un nettoyage ethnique mené par

les troupes russes. J’accuse directement la Russie de ne ttoyage ethnique dans cette zone. Et cela

23
se passe en ce moment même» (c’est moi qui souligne). Cette déclaration figure dans le dossier

de plaidoiries, sous l’onglet n o 5. [Fin de projection]

16. L’accusation du président Saakachvili a aussitô t été réfutée par la Russie, par la voix de

son ministre des affaires étrangères, M. Sergueï Lavrov. Selon une transcription officielle publiée

par le ministère russe des affa ires étrangères, «M.Saakachvili… n’a … pas hésité à employer

l’expression «nettoyage ethnique»… c’est la Russie qu’il accusait de tels actes » (c’est moi qui

souligne) 24. C’est bien la Russie que la Géorgie a accusée de mener ces opérations de nettoyage

ethnique. Contrairement à ce que les conseils de la Russie vous ont dit, ce ne sont pas les

séparatistes abkhazes ou ossètes, mais la Russie elle-même qui était accusée. D’ailleurs, le

ministre russe des affaires étrangè res l’a bien compris. En réponda nt à ces accusations, il ne s’est

19 pas contenté de les réfuter mais a estimé que le président Saakachvili devait quitter ses fonctions 25

pour les avoir formulées. Pour reprendre la terminologie simplifiée mais efficace de

M. Wordsworth, nous nous retrouvons avec un nouvel échange en «oui» et en «non».

17. L’argument martelé par la Russie selon le quel le fait que la Géorgie l’accusait d’avoir

adopté un «comportement … constitu[ant] un nettoyage ethnique à grande échelle … n’a jamais été

signalé à la Russie avant que la Géorgie soumette sa requête à la Cour, c’est-à-dire

26
le 12 août 2008» ne tient pas, compte tenu des éléments de preuve attestant indiscutablement que,

entre le 9 et le 11 août, soit avant le dépôt de la requête, la Géorgie a, en quatre occasions au moins,

23
«President Bush condemns Russian invasion of Georgia», CNN (11 août 2008). OEG, vol. IV annexe 205).
24Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, transcripti on des observations et des réponses du

ministre russe des affaires étrangères, M.SergueïLavrov, aux questions posées par les medias lors d’une conférence de
presse conjointe tenue ap rès sa rencontre avec le président en exercice de l’OSCE et ministre finlandais des affaires
étrangères, M.AlexanderStubb, Moscou, le 12août2008 (12août2008). OEG, vol.IV, annexe187. Voir également
«Lavrov: Russia is frustrated with the cooperation with the Western countries on South Ossetia», Pravda (12 août 2008).
OEG, vol. IV, annexe 208.
25
Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, transcripti on des observations et des réponses du
ministre russe des affaires étrangères, M.SergueïLavrov, aux questions posées par les medias lors d’une conférence de
presse conjointe tenue ap rès sa rencontre avec le président en exercice de l’OSCE et ministre finlandais des affaires
étrangères, M.AlexanderStubb, Moscou, le 12août2008 (12août2008). OEG, vol.IV, annexe187. Voir également
«Lavrov: Russia is frustrated with the cooperation with the Western countries on South Ossetia», Pravda (12 août 2008).
OEG, vol. IV, annexe 208.

26EPR, par. 3.3. - 13 -

publiquement accusé la Russie de se livrer à un netto yage ethnique à grande échelle en Ossétie du

Sud et en Abkhazie, et que la Russie a répondu en réfutant ces accusations.

18. Quelle est donc la réponse de mon ami M.Wordsworth à ces quatre échanges entre la

Géorgie et la Russie, à ces quatre «oui» et à ce s quatre «non» concernant les accusations de la

Géorgie selon lesquelles la Russie se livrait à un nettoyage ethnique à grande échelle ? Eh bien, il

nous dit que ces échanges ne comptent pas. Ils ne comptent pas? Et pourquoi donc? Selon

M. Wordsworth, s’ils ne comptent pas, c’est parce que

«ces déclarations s’inscrivent dans le contex te de l’emploi de la force infructueux et

illicite de la Géorgie dans la nuit du7a oût2008…Il va sans dire que de telles
déclarations ne constituent pas une tenta tive visant à mettre en évidence un prétendu
différend de longue date relatif à la discrimination raciale et à parvenir à un règlement
pacifique de ce différend.» 27

19. Avec tout le respect que je dois à M. Wordsworth, son approche pose plusieurs

problèmes de taille. En premier lieu, M.Wordswor th tente de créer un droit nouveau. Selon lui,

pour saisir valablement la Cour, il ne suffit pas que les Parties soient en désaccord sur une question

de droit ou de fait ⎯ ce qui, s’agissant du nettoyage ethnique de la Russie, était manifestement le

cas avant le dépôt de la requête de la Géorgie ⎯, mais il faut aussi que ce désaccord ne se soit pas

fait jour dans le contexte de ce qu’il appelle un emploi de la force illicite ou infructueux. A cela,

M.Wordsworth ajoute une conditio n supplémentaire, à savoir que l es déclarations qui mettent en

évidence le différend doivent être de nature à en fa ciliter un règlement pacifique. Pourtant, dans la

jurisprudence de la Cour relative à la questi on de savoir si et dans quelles circonstances un

20 différend existe, les conditions avancées par M. Wo rdsworth ne sont nullement énoncées ni même

sous-entendues.

20. Mais l’approche de M.Wordsworth pose encore un autre problème. Elle déforme les

faits de manière flagrante, et ce dans l’intenti on de priver de légitimité les réclamations de la

Géorgie. M. Wordsworth n’est pas le seul à le faire. En effet, l’élément essentiel de la thèse de la

Russie, tant dans ses écritures que dans ses plaidoiries, consiste à présenter la Géorgie comme un

agresseur, au motif qu’elle aurait recouru en premier à l’emploi de la force puis, cela ayant échoué,

fabriqué, en dernier recours, une argumentation accusant la Russie de discrimination ethnique, et ce

27
CR 2010/8, p. 40, par. 33 (Wordsworth). - 14 -

non pas parce qu’un différend légitime existait mais pa rce que tel était le seul moyen de traduire la

Russie devant la Cour. A cette fin, la Russie et ses avocats ne cessent de qualifier le différend
28
relatif à la discrimination ethnique d’«artificiel[]» et de «fabriqué» .

21. Pour étayer cette thèse, ils font comme si tout avait commencé le soir du 7 août 2008, au

moment où, selon eux, les forces géorgiennes ont dé buté un conflit armé avec la Russie. Ce n’est

qu’après que cette tentative a échoué, disent-ils, que la Géorgie a inventé un différend relatif à la

discrimination ethnique. Ce qu’ils feignent d’ignorer, et tentent de dissimuler à la Cour, c’est que

le différend entre la Géorgie et la Russie relatif au nettoyage ethnique et à d’autres formes de

discrimination à l’encontre des Géorgiens de souche en Ossétie du Sud et en Abkhazie n’est pas né

au mois d’août2008. Il ressort en effet des él éments de preuve que ce différend s’est fait jour

dès1992, et que la Géorgie s’est, pendant les seize années qui ont suivi, régulièrement plainte de

nettoyage ethnique auprès de la Russie, sans qu’un e solution satisfaisante ne soit trouvée. Les

éléments de preuve attestent que le différend entre la Géorgie et la Russie relatif au nettoyage

ethnique ne trouve pas son origine dans le conflit armé du mois d’août 2008, mais que ce conflit est

au contraire la conséquence de plus de quin ze années de conflit ethnique, y compris un nettoyage

ethnique et d’autres formes de discrimination ethnique perpétrés par la Russie visant à expulser les

Géorgiens de souche d’Ossétie du Sud et d’Abkhazi e et, après les en avoir chassés, à les empêcher

définitivement d’y retourner.

22. Avant d’en venir à l’examen de ces élémen ts de preuve, je tiens à souligner qu’il me

faudrait littéralement des heures pour relater toutes les occasions où, au cours de cette période de

seizeannées, la Géorgie a accusé la Russie de nettoyage ethnique ou d’autres actes de

discrimination constituant autant de violations de différentes dispositions de la CIEDR. Aussi

21 devrai-je, dans mon exposé, me limiter à quelques exemples parmi les plus notables. Les occasions

où la Géorgie et la Russie se sont opposées au suje t de réclamations concernant le comportement

discriminatoire de la Russie au sens de la conven tion sont recensées de manière plus exhaustive en

annexe des observations écrites de la Géorgie, déposées il y a cinq mois. Les exemples cités dans

mon exposé, ainsi que ceux qui sont annexés aux observations écrites, constituent cependant de

28
Voir EPR, par. 3.2 et 3.3. - 15 -

nouveaux éléments de preuve, au sens où ils n’ont pas été présentés à la Cour au moment où

celle-ci a examiné les exceptions préliminaires et jugé, bien que prima facie, que la Géorgie avait

soulevé des différends en vertu de la CIEDR lui permettant d’invoquer la compétence de la Cour en

vertu de l’article 22.

EXEMPLES DE DÉCLARATIONS PUBLIQUES FAITES PAR LA G ÉORGIE ENTRE 1992

ET 2008 ATTESTANT L ’EXISTENCE D ’UN DIFFÉREND AVEC LA RUSSIE
AU SUJET DU NETTOYAGE ETHNIQUE

23. La Cour se souviendra que la Géorgie a i ndiqué, dans son mémoire, que la première

phase du nettoyage ethnique visant des Géorgiens s’était déroulée en 1992. Hier,

M. l’ambassadeur Gevorgian a évoqué les conflits armés qui se déroulèrent en Ossétie du Sud, en

1991-1992, et en Abkhazie, en 1992-1993, et qui aboutirent à ce qu’il a appelé «le déplacement de

dizaines de milliers de personnes d’origine ethnique diverse» 2. Les éléments de preuve montrent

qu’à la même époque, la Géorgie accusait la Russie de participer directement au nettoyage ethnique

dans ces deux territoires. En 1 992, la Géorgie déclarait que la Russie était responsable du

«massacre» de civils géorgiens et de la «politique d[e nettoyage] ethnique» en Ossétie du Sud. La

Géorgie a souligné que ces violentes attaques à caractère discriminatoire étaient menées avec la

«participation immédiate des forces armées russes» 3.

24. L’année suivante, en avril 1993, la Géorgie se plaignit auprès de l’ONU et de l’OSCE du

«nettoyage ethnique» pratiqué en Abkhazie par d es «troupes russes». La Géorgie déclara que la

«Russie» portait «l’entière responsabilité» des «mass acres, tueries et harcèlements sans précédent

et systématiques» qui étaient commis pour «oblige[r] les Géorgiens à fuir leur domicile» 31.

25. La Géorgie adhéra à la CIEDR le 2 juin 1999. Si je cite ces déclarations antérieures qui

ont trait aux événements de 1992 et 1993, ce n’est pas pour étayer les arguments avancés par la

Géorgie à l’encontre de la Russie dans la présen te affaire, mais pour démontrer que le différend
22
avec la Russie au sujet du nettoyage ethnique existe depuis longtemps, qu’il est fondé, et qu’il ne

s’agit pas d’une invention récente. En tout état de cause, peu après son adhésion à la CIEDR, la

29
CR 2010/8, p. 12, par. 1 (Gevorgian).
30Déclaration du Parlement géorgien (17 décembre 1992) ; OEG, vol. IV, annexe 124.

31Appel du Parlement géorgien à l’Organisation des NatiUnies, à la Conférence sur la sécurité et la
coopération en Europe et aux organisations internationales de défense des droits de l’homme (1 avril 1993) (les italiques
sont de nous) ; OEG, vol. IV, annexe 125. - 16 -

Géorgie continua à dire que la Russie portait la responsabilité directe du nettoyage ethnique

pratiqué à l’encontre des Géorgiens d’Abkhazi e et d’Ossétie du Sud. Par exemple, en

octobre 2001, la Géorgie déclara publiquement que les forces de maintien de la paix russes avaient

«commis de nombreux crimes contre la population pacifique». Depuis leur déploiement, «l[e

nettoyage] ethnique contre les Géorgiens n’a[vait] pas cessé» et «plus de 1 700 personnes [avaie]nt

32
été tuées…» [Projection n°4] En février 2004, le président Saakachvili fit une déclaration

publique qui fut très largement diffusée dans laquelle il accusait directement la Russie de nettoyage

ethnique ; il a déclaré qu’en Abkhazie, «la plupart de [l]a population» était «d’origine géorgienne»,

mais que ces personnes avaient été «chassées par l es troupes russes et les séparatistes locaux…» et

que «la question port[ait] avant tout sur [les] relations avec la Russie» étant donné que «[l]es

33
généraux russes [étaient] à la tête de la région…» . [Fin de la projection n° 4]

26. Le président Saakachvili accusa égalemen t la Russie de nettoyage ethnique dans un

discours qu’il prononça devant le Parlement eu ropéen en novembre 2006, faisant valoir que

«l’administration russe a[vait] entrepris un premie r nettoyage ethnique» au début des années 1990

et que «l’histoire semblait se répéter», la Russi e «repren[ant] les mêmes personnes pour cible la

34
deuxième fois» . Hier, M.Wordsworth a rejeté ces déclarations, faisant valoir qu’elles ne

s’appliquaient qu’à des événements histor iques antérieurs à l’adhésion à la CIEDR 35. Mais, en

novembre 2006, le président Saakachvili déclar a que ce nettoyage ethnique, pratiqué depuis

longtemps par la Russie, se répé tait à ce moment-là. Il form ula une accusation similaire en

septembre 2007, dans une allocution devant l’A ssemblée générale des Nations Unies, faisant

référence aux «politiques moraleme nt répugnantes du nettoyage ethni que, de la division, de la

violence et de l’indifférence» menées par la Russie 36.

32
Résolution du Parlement géorgien concernant la situation sur le territoire abkhaze (11octobre2001). OEG,
vol. IV, annexe 145.
33«Ask Georgia’s President» [«Questions au président de la Géorgie»], BBC News (25 février 2004), (les

italiques sont de nous). OEG, vol. IV, annexe 198.
34Présidence de la Géorgie, discours «Observations de S. Exc. M. Mikhaïl Saakachvili, président de la Géorgie,
devant le Parlement européen de Strasbourg» (14 novembre 2006) (citant Otar Ioseliani). OEG, vol. IV, annexe 172.

35CR 2010/8, p. 39, par. 31 (Wordsworth).

36Nations Unies, Assemblée générale, 7 séance plénière, allocution de M. MikhaïlSaakachvili, président de la
Géorgie, Nations Unies, doc. A/62/PV.7 (26 septembre 2007). OEG, vol. III, annexe 88. - 17 -

27. En avril 2008, la Géorgie écrivit au Conse il de sécurité que la Russie soutenait et

justifiait «le nettoyage ethnique de centaines de milliers de citoyens pacifiques» . En juillet 2008,

23 le ministère des affaires étrangères de la Géorgie publia une déclaration dans le même sens, aux

termes de laquelle les «véritables desseins» de la Russie en Ossétie du Sud et en Abkhazie étaient

de «confirmer en droit les con séquences du nettoyage ethnique» qui avait été «perpétré par des

38
citoyens russes à l’instigation de leur gouvernement» .

28. Que dit M. Wordsworth des huit exemples que je viens de donner, qui s’inscrivent dans

la période comprise entre 1992 et 2008, lorsque la Géorgie formulait publiquement des allégations

qui ont engendré les différends avec la Russie au suje t de la responsabilité de cette dernière dans le

nettoyage ethnique visant à expulser les Géorgiens d’Abkhazie ou d’Ossétie du Sud, et que dit-il

des autres éléments prouvant l’existence de ces différends, qui ont été joints en annexe aux

observations écrites de la Géorgie? Il les écarte tous, les qualifiant de «bruit de fond» 39. Il ne

s’agit en l’occurrence pas d’une remarque inconsidérée ou anodine. Il a utilisé la même expression

à trois reprises, dans trois paragraphes consécutif s de son exposé, pour désigner les déclarations

avancées à l’appui des accusations de la Géorgie au sujet de la re sponsabilité de la Russie dans le

40
nettoyage ethnique et du rôle qu’elle y a joué . Par exemple: «[p]our l’exprimer en langage

familier, le bruit de fond était quelque peu exces sif pour que la Russie puisse discerner l’existence

41
d’un différend relatif à la CIEDR qui l’aurait opposé à la Géorgie» . A cela je pourrais répondre :

dans quelle mesure les phrases «[j]’accuse directem ent la Russie de nettoyage ethnique dans cette

zone … [ ; e]t cela se passe en ce moment même» ont-elles pu poser tant de difficultés à la Russie

pour reconnaître l’existence d’un différend relevant de la CIEDR ?

29. Comme le montrent les éléments de preuve relatifs à la période allant de 1992 à 2008, les

accusations formulées par le président Saakachvili à l’encontre de la Russie du 9 au 11août ne

37
Nations Unies, Assemblée générale, lettre datée du 17 avril2008, adressée au Secrétaire général par le chargé
d’affaires par intérim de la mission prmanente de la Géorgie a uprès de l’Organisation de s Nations Unies, annexe,
Nations Unies, doc. A/62/810 (21 avril 2008). OEG, vol. III, annexe 91.
38
Ministère géorgien des affaires étra ngères, observations du département de la presse et de l’information du
ministère géorgien des affaires étrangères (17 juillet 2008) (les italiques sont de nous). OEG, vol. IV, annexe 182.
39
CR 2010/8, p. 37, par. 26 (Wordsworth).
40CR 2010/8, p. 37-38, par. 26, 27 et 28 (Wordsworth).

41CR 2010/8, p. 37, par. 26 (Wordsworth). - 18 -

constituent pas le début mais le point culminan t du différend entre les deux Etats. Au mois

d’août 2008, plus de 200000 Géorgiens avaient été chassés d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud; les

efforts répétés que la Géorgie avait déployés pe ndant plus d’une décennie pour convaincre la

Russie de leur permettre d’exercer leur droit de re tourner dans leurs foyers d’origine n’avaient pas

abouti; ils sont restés des exclus; et la situation des communautés géorgiennes restées dans ces

territoires devint rapidement de plus en plus diffi cile, malgré les protestations de la Géorgie selon

lesquelles les forces russes de maintien de la pa ix, non seulement manquaient à leur devoir de

protection envers celles-ci, mais s’employaient activement à les harceler, comme l’a fait valoir la

Géorgie dans la requête.

24 30. La Russie elle-même a suggéré, au paragr aphe 3.9 de sa pièce que «[l]es conflits armés

naiss[ai]ent généralement dans le contexte d’une certaine forme de conflit interethnique». Et ce fut

le cas en l’occurrence, en août 2008. Le conflit armé est né dans le contexte d’un conflit ethnique.

Mais le fait qu’il en soit ainsi ne dissipe pas les plaintes répétées et formulées de longue date par la

Géorgie au sujet de la responsabilité directe de la Russie dans le nettoyage ethnique, et ne remet

pas en question la légitimité ou l’authenticité de ces plaintes.

31. Il ne saurait faire de doute, à la lumière des moyens de preuve documentaire soumis par

la Géorgie, qu’un différend opposait la Géorgie et la Russie au sujet du nettoyage ethnique que la

Géorgie attribuait à la Russie, et ce bien avant le 12août2008, date à laquelle la requête a été

déposée. M.Wordsworth a souligné qu’«[e]nvir on un quart des plus de quatre-vingts documents

sur lesquels s’appuie la Géorgie remontent à une da te antérieure à celle de la ratification de la

42
CIEDR par cet Etat en 1999» . Même s’il disait vrai, il en resterait soixante, auxquels s’ajoutent

des documents étayant les plaintes formulées par la Géorgie à l’encontre de la Russie en vertu de la

CIEDR pendant la période pertinente.

32. J’en viens à présent aux éléments de pr euve montrant que la Géorgie a fait état de

différends avec la Russie, non seulement au sujet du nettoyage ethnique, mais aussi d’autres formes

de discrimination ethnique relevant de la convention. Pour ne pas surcharger la Cour, et parce que

42
CR 2010/8, p. 39, par. 30 (Wordsworth). - 19 -

les éléments pertinents sont exposés plus en détail da ns le mémoire de la Géorgie, je ne citerai que

deux ou trois exemples sous chacun de ces titres, juste ce qu’il faut pour en illustrer l’essentiel.

O CCASIONS OÙ LES ALLÉGATIONS DE LA G ÉORGIE ONT ENGENDRÉ UN DIFFÉREND

AU SUJET DU SOUTIEN APPORTÉ PAR LA R USSIE AU NETTOYAGE ETHNIQUE
PRATIQUÉ PAR DE TIERCES PARTIES

33. En ce qui concerne le différend au su jet du soutien apporté par la Russie à la

discrimination ethnique pratiquée par d’autres gro upes en Abkhazie et en Ossétie du Sud, et des

dispositions qu’elle prit en vue de la faciliter, en mai 1998, la Géorgie accusa la Russie d’«aid[er]

les séparatistes à mener des expéditions punitives contre la population pacifique» dans le district de

Gali en Abkhazie où «plus de 1500 [personnes de s ouche géorgienne]» furent tuées et «plus de

1000 habitations… incendiées et détruites» 43. La Géorgie tint publiquement la Russie et ses forces

de maintien de la paix pour «responsables…de la tragédie du district de Gali» où elles avaient

«facilité les attaques contre la population pacifique et la destruction totale des villages».

25 34. En octobre 2005, la Géorgie accusa la Russie d’apporter son assistance aux milices

séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, re ndant celle-ci responsable des «assassinats» de

Géorgiens, des «attaques et de[s] vols» dont était victime la population civile, de «l’appropriation

de biens qui appartenaient à des réfugiés», du «refus d’honorer le droit à l’éducation dans la langue

maternelle» et le «droit des personnes déplacées et des réfugiés de rentrer chez eux» ; la Géorgie fit

expressément référence au rôle joué par «la Fédé ration de Russie qui [était] l’instigatrice de ces

conflits et qui les entret[enait]…»45. En janvier 2006, la Géorgie déclara au Secrétaire général que

le soutien de la Russie à l’égard des mesures visant à «éliminer l’identité et le patrimoine culturel

géorgiens» dans le district de Gali en Abkhazie, y compris la destruction de «sites historiques,

églises et temples géorgiens» et le refus d’honor er le droit à l’éducation en langue géorgienne

46
équivalaient à un «cautionne[ment du] nettoyage ethnique» par la Russie .

43
Déclaration du Parlement géorgien, 27 mai 1998 ; OEG, vol. IV, annexe 136.
44Ibid.

45Résolution du Parlement géorgien concernant la situation actuelle dans les zones de conflit du territoire de la
Géorgie et les opérations de maintien de la paix en cours (11 octobre 2005) ; OEG, vol. IV, annexe 158.

46Ministère géorgien des affaires étrangères, déclaration de M.Irakli Alasania, représentant spécial du président
de la Géorgie auprès du Conseil de sécurité de l’ONU (26 janvier 2006) ; OEG, vol. IV, annexe 163. - 20 -

C AS DANS LESQUELS LES ACCUSATIONS DE LA G ÉORGIE ONT DONNÉ LIEU À UN DIFFÉREND
AVEC LA R USSIE POUR NON -PRÉVENTION DU NETTOYAGE ETHNIQUE

35. Les éléments de preuve montrent égalem ent que la Géorgie et la Russie étaient en

désaccord quant à la responsabilité de celle-ci pour n’avoir pas empêché la discrimination pratiquée

contre les Géorgiens de souche situés dans l es régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud qu’elle

contrôlait. En septembre2006, par exemple, le président Saakachvili accusa publiquement la

Russie d’avoir manqué d’empêcher la violente discrimination infligée aux Géorgiens dans les

secteurs placés sous son contrôle en Abkhazie, en raison de laquelle «plus de 2000citoyens

géorgiens ont perdu la vie et 8000 logements géorgiens ont été détruits» 4.

36. En novembre2006, la Géorgie indiqua au Comité des droits de l’homme des

NationsUnies que, tant en Abkhazie qu’en Ossétie du Sud, «[b]eaucoup de citoyens

géorgiens…[étaient] soumis à la torture et à d'autres mauvais traitements, et [étaient] victimes

d’autres violations nombreuses et graves des droits de l’homme», autant de

«violations…flagrantes des droits de l'homme» qui se déroulaient «dans le territoire…sous le

48
contrôle effectif de la Fédération de Russie» . En mai 2008, la ministre des affaires étrangères de

la Géorgie pressa la Russie et ses soldat s de la paix stationnés en Abkhazie

d’«explique[r] … pourquoi ils ne prot[égeai]ent pas la population de souche géorgienne … dans le

26 district de Gali contre les violences physiques» qui les privaient de leurs droits fondamentaux 4.

Elle «condamn[a] durement» ces manquements et exigea au nom de la Géorgie certaines

«précisions» de la part de ses «collègues» russ es et «des responsables russes du maintien de la

50
paix» .

37. Hier, la Russie a tenté d’exploiter le fait que la Géorgie avait «accept[é]» le déploiement

de soldats russes en Ossétie du Sud et en Abkh azie, ce dont elle se serait même —je cite

47
Présidence de la Géorgie, «Déclaration de S.Exc.M. Mikhaïl Saakachvili, président de la Géorgie, lors de la
soixante et unième session de l’Assembl ée générale des Nations Unies», 23 sept embre 2006 ; OEG, vol. IV, annexe 170.
Voir également Ministère géorgien des affaires étrangères, déclaration de M. Irakli Alasania, ambassadeur extraordinaire
et plénipotentiaire, représenta nt permanent de la Géorgie auprès de l’Or ganisation des Nations Unies, 3 octobre 2006 ;
OEG, vol. IV, annexe 171.
48
Comité des droits de l’homme, troisième rapport périodi que que les Etats parties de vaient présenter en 2006,
Nations Unies, doc. CCPR/C/GEO/3, 7 novembre 2006 ; par. 22 ; OEG, vol. III, annexe 85.
49Ministère géorgien des affaires ét rangères, transcription d’une séance d’information donnée par la ministre

géorgienne des affaires étrangères Eka Tkechelachvili, 21 mai 2008 ; OEG, vol. IV, annexe 180.
50Ibid. - 21 -

M. Wordsworth — «vivement félicitée» . L’histoire abonde en exemples d’accords conclus ainsi

entre des petits pays, tels que la Géorgie, et de très grandes puissances militaires voisines, comme

la Russie, pour autoriser le plus puissant à st ationner ses forces militaires sur le territoire du plus

faible. Il est permis de se demander si de tels accords sont vraiment négociés sur un pied d’égalité

et en toute indépendance, surtout lorsque, comme ici, la Géorgie venait à l’époque d’accéder à

l’indépendance, après avoir été sous la souveraineté de la Russie et de sa devancière.

38. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles l’arrangement initial a pu voir le

jour, les éléments de preuve montrent que la Géorgie, face à la présence des soldats ou forces de

maintien de la paix russes en Ossétie du Sud et en Abkhazie, était tiraillée entre la nécessité de

ménager celles-ci pour mieux protéger les co mmunautés vulnérables de Géorgiens de souche

résidant toujours dans ces territoires, et l’envie de leur reprocher leurs carences à cet égard, ainsi

que —j’y reviendrai dans un instant— de dénoncer leur refus de laisser les Géorgiens déplacés

par les précédentes vagues de nettoyage ethnique re gagner leurs foyers dans ces deux territoires.

Le document dont M.Wordsworth a déduit que la Géorgie s’était «vivement félicitée» de la

présence des forces russes a été rédigé en 19995. Les écritures de la Russie ne donnent aucun autre

exemple de louanges adressées aux soldats de la paix russes après avril 2001. Il ressort au contraire

du dossier que, durant les sept années qui ont immé diatement précédé le dépôt de la requête, la

Géorgie considérait surtout — comme elle l’a déclaré publiquement et directement à la Russie à de

nombreuses occasions— que les soldats de la pa ix russes se livraient eux-mêmes à certaines

pratiques qui, de fait, étaient contraires à la CIEDR.

27 CAS DANS LESQUELS LES ACCUSATIONS DE LA G ÉORGIE ONT DONNÉ LIEU À UN DIFFÉREND

AVEC LA R USSIE POUR DÉNI DU DROIT AU RETOUR

39. Comme je l’ai dit, les éléments de preuve montrent en outre que la Géorgie a

fréquemment accusé la Russie — et en particulier ses soldats de la paix — d’empêcher par la force

les Géorgiens de souche qui avaient été chassés de leurs foyers en Abkhazie et en Ossétie du Sud

d’exercer leur droit au retour. Ainsi, dès mai 1997, la Géorgie se plaignit de ce que les victimes du

nettoyage ethnique en Abkhazie ne pouvaient pas fair e usage de leur droit au retour parce que les

51
CR 2010/8, p. 33, par. 19 (Wordsworth).
52Ibid. - 22 -

soldats de la paix russes exerçaient «la fonction de forces de contrôle aux frontières» en s’opposant

53
physiquement à leur retour .

40. En mars 2002, la Géorgie accusa à nouveau la Russie et ses forces de maintien de la paix

de faire «en réalité» office de «gardes-frontières entre l’Abkhazie et le reste de la Géorgie et [de ne

pas] assure[r]…les missions prévues par leur ma ndat», qui consistaient not amment à faciliter le

retour des victimes du nettoyage ethnique 54. En juillet2006, la Géorgie écrivit au Secrétaire

général en faisant grief à la Russie de se livrer à des «tentatives permanentes de chercher à légaliser

les résultats du nettoyage ethnique» ainsi qu’à d es «violations massives des droits de l’homme

fondamentaux» de la population géorgienne qui avait été expulsée par la force d’Abkhazie et

d’Ossétie du Sud, et qui était empêchée d’y ret ourner par les gardes-fron tières russes contrôlant

55
l’accès à ces territoires .

41. En juin2008, le présidentSaakachvili écrivit au présidentMedvedev pour lui proposer

de retirer ses forces des secteurs d’Abkhazie à population géorgienne, afin de permettre aux

56
Géorgiens expulsés précédemment de revenir . Le président Medvedev rejeta cette proposition,

ainsi que celle que le présiden t Saakachvili lui soumit ensuite pour lui demander de faciliter le

«retour dans la sécurité et la dignité des réfugiés et des personnes déplacées» 57. Le

présidentMedvedev rejeta l’idée d’un retour des réfugiés géorgiens en Abkhazie, en déclarant le

moment «inopportun», nonobstant le fait que, depuis plus de douze ans, la Géorgie n’avait cessé

d’exhorter la Russie à permettre le retour des réfugiés géorgiens, comme il ressort des éléments de

58
preuve . De toute évidence, il existait entre la Géorgie et la Russie un différend ancien, bien

53
Décret adopté par le Parlement géorgien sur le prolongeme nt de la présence des forces armées de la Fédération
de Russie déployées dans la zone du conflit abkhaze sous l’ égide de la Communauté d’Etats indépendants, 30 mai 1997 ;
OEG, vol. IV, annexe 132.
54
Résolution du Parlement géorgien sur la situation en Abkhazie, 20 mars 2002 ; OEG, vol. IV, annexe 146.
55
Assemblée générale, lettre datée du 24 juillet 2006 adressée au Secrétaire général par le représentant permanent
de la Géorgie auprès de l’Organisati on des Nations Unies, annexe, Nations Un ies, doc. A/60/954, 25 juillet 2006 ; OEG,
vol. III, annexe 82.
56
Lettre en date du 24 juin 2008 adressée au présidentDimitri Medvedev par le prés ident Mikhaïl Saakachvili ;
MG, vol. V, annexe 308.
57
Ibid.
58 er
Lettre en date du 1 juillet 2008 adressée au président Mikhaïl S aakachvili par le président Dimitri Medvedev;
MG, vol. V, annexe 311. - 23 -

28 antérieur au dépôt de la requête, sur l’exercice du droit au retour des personnes déplacées de souche

géorgienne, un droit garanti par l’article 5 de la CIEDR.

42. A l’audience d’hier, M. Wordsworth a reconnu que la Russie avait — je cite — «rappelé

et réaffirmé l’importance fondamentale du droit au retour en Abkhazie de tous les réfugiés» . Nul

ne peut donc contester que, à en juger par les multiples plaintes que la Géorgie a formulées

entre 2002 et 2008 contre la discrimination inflig ée par les soldats russes aux personnes de souche

géorgienne déplacées d’Abkhazie en les empêchant de regagner leurs foyers dans ce territoire, il

existait manifestement un différend dont la Cour peut connaître en vertu de la CIEDR.

43. Telle est la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans son ordonnance en indication

de mesures conservatoires. Dans cette ordonnance, elle a fait observer que :

«la Géorgie soutient que les éléments de preuve qu’elle a soumis à la Cour démontrent
que les événements survenus en Ossétie du Sud et en Abkhazie se sont accompagnés

d’actes de discrimination raciale à l’encontre des habitants de souche géorgienne de
ces régions et relèvent par conséquent des dispositions des articles2 et5 de la
CIEDR; et qu’elle allègue que les pe rsonnes déplacées de souche géorgienne

expulsées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie n’ont pas été autorisées à regagner leur
domicile, alors même que le droit au retour est expressément garanti par l’article 5 de
la CIEDR».

Compte tenu de ces allégations, la Cour a conclu que

«les actes allégués par la Géorgie paraisse nt pouvoir porter atteinte à des droits
conférés par la CIEDR, même si certains de ces actes pourraient également être
couverts par d’autres règles de droit interna tional, notamment de droit humanitaire; et

que ces éléments suffisent, à ce stade, à ét ablir l’existence, entre les Parties, d’un
différend pouvant relever des di spositions de la CIEDR» ( Application de la
convention internationale sur l’éliminatio n de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c.Fédération de Ru ssie), mesures conser vatoires, ordonnance,

C.I.J. Recueil 2008, par. 112).

44. De toutes les preuves désormais à la disposition à la Cour, y compris toutes celles

relatives aux nombreuses récriminations adressées par la Géorgie à la Russie avant le mois

d’août2008 —au sujet du nettoyage ethnique et d’autres formes de discrimination ethnique

exercées par la Russie —, aucune ne lui avait ét é soumise à l’époque des audiences consacrées aux

mesures conservatoires.

29 45. Et malgré toutes ces preuves attestant que la Géorgie et la Russie nourrissaient certains

différends quant à des actes russes potentiellement contraires à des droits prévus dans la CIEDR,

59
CR 2010/8, p. 35, par. 22 (Wordsworth). - 24 -

depuis1992 et sans discontinuer jusqu’au dépôt de la requête le 12août2008, la Russie a tout de

même soumis plusieurs arguments pour tenter de ni er l’existence de ces différends. Aucun de ses

arguments n’emporte la conviction.

L’ ARGUMENT DE LA R USSIE SELON LEQUEL LE DIFFÉREND RELEVANT DE LA CIEDR N ’EST

PAS LE « VÉRITABLE »DIFFÉREND OPPOSANT LES PARTIES

46. La Russie soutient notamment, et de ma nière répétée, que le «véritable» différend

sous-tendant la présente affaire oppose la Géorgi e, d’une part, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie,

d’autre part, au sujet du statut juridique de ces terri toires. La Russie l’a affirmé, en reprenant les

mêmes mots, à trois reprises au cours des soix ante premières pages de ses écritures. Et

M.Wordsworth l’a de nouveau répé té hier en ces termes: «Monsieur le président, la Russie ne

prétend pas … que l’existence d’un différend relatif à l’emploi de la force ou au respect du droit de

la guerre exclut qu’il puisse y avoir un différend di stinct relevant de la CIEDR et susceptible de

faire l’objet d’un recours judiciaire.» La Russie estime, selon M. Wordsworth, que «le véritable

différend, ou plutôt les différends [, opposent] laGéorgie, d’une part, l’Abkhazie et l’Ossétie du

Sud, d’autre part, au sujet du statut juridique de ces dernières»

47. Dans la première partie des propos su smentionnés de M. Wordsworth figure néanmoins

une concession très intéressante: l’existence d’un différend distinct relevant de la CIEDR et

susceptible de faire l’objet d’un recours judiciai re n’est pas exclue par l’existence d’autres

différends opposant la Géorgie et la Russie, ou la Géorgie et une autre entité. Autrement dit, il peut

exister deux différends distincts, ou plus, et l’un d’ entre eux peut être un di fférend relevant de la

CIEDR susceptible de faire l’objet d’un recours ju diciaire. Si tel est le cas, pourquoi la Cour

devrait-elle se déclarer incompétente à l’ égard du différend relevant de la CIEDR ?

M. Wordsworth ne dit rien à ce sujet. Il se cont ente d’indiquer que le «véritable» différend porte

sur le statut juridique de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Mais, en quoi ce différend-là est-il plus

«véritable» que l’un quelconque des autres différends ? En quoi est-il plus «véritable» que le

différend relevant de la CIEDR ? Parce que la Russie dit qu’il l’est ? Avec tout notre respect, ce

n’est pas à la Russie de décider quel différend la Gé orgie porte devant la Cour. Et, une fois qu’un

60
CR 2010/8, p. 38, par. 29 (Wordsworth).
61Ibid. ; les italiques sont nous. - 25 -

litige lui a été soumis, c’est à laCour d’«établi[r] objectivement» si un différend existe ou non.

Même si, quod non, le différend relatif au statut juridique de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud

30
devait, d’une quelconque manière, primer sur le différend relevant de la CIEDR ⎯ ce que la

Géorgie conteste bien évidemment ⎯, cela n’empêcherait pas la Cour d’exercer sa compétence à

l’égard du différend relevant de la CIEDR.

48. Il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour que le fait qu’existent, outre le

différend relevant de la CIEDR, d’autres différends entre la Géorgie et la Russie est sans

importance. Ainsi que la Cour l’a indiqué, «auc une disposition du Statut ou du Règlement ne lui

interdit de se saisir d’un aspect d’un différend pour la simple raison que ce différend comporterait

d’autres aspects, si importants soient-ils» ( Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à

Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c.Iran), arrêt, C.I.J.Recueil1980 , p. 19 , par. 36 ; Actions

armées frontalières et transfrontalières (Nicar agua c.Honduras), compétence et recevabilité,

arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p.69, par.54; ibid., p.92, par.96). Dans l’affaire du Génocide en

Bosnie, la Cour a exercé sa compétence, en vertu de l’article IX de la Convention sur le génocide,

relativement à une demande ayant trait au respect des droits de l’homme, et ce, alors même que

cette question se posait, elle aussi, dans le contex te d’un différend plus large et plus complexe se

rapportant au statut juridique d’un territoire et à un conflit armé ( Application de la convention pour

la prévention et la répression du crime de génoc ide (Bosnie-Herzégovine c.Yougoslavie),

exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 617, par. 34).

49. Même lorsque les mêmes faits sont à l’or igine de violations de multiples obligations

internationales, dont certaines seulement entrent da ns le champ d’une clause compromissoire, rien

ne fonde la Cour à se déclarer incompétente. Cela ressort clairement de l’affaire des Plates-formes

pétrolières, en laquelle les Etats-Unis d’Amérique avai ent fait valoir une exception préliminaire à

la compétence de la Cour en vertu du traité d’am itié les liant à l’Iran au motif que les demandes de

ce dernier soulevaient des questions ayant trait à l’emploi de la force qui, selon les Etats-Unis,

n’entraient pas dans le champ dudit traité. La Cour a rejeté cet argument, estimant que la

«violation, par l’emploi de la force, d’un droit qu’ une Partie tient du traité est tout aussi illicite que

le serait sa violation par la voie d’une déci sion administrative ou par tout autre moyen»

(Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c.Etats-Unis d’Amérique), exception - 26 -

préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II) , p. 811-812, par. 21). Dès lors, les «questions relatives

à l’emploi de la force» n’étaient «pas exclues en tant que telles du champ d’application du traité».

En la présente affaire, la Russie ne saurait tourne r la compétence de la Cour en vertu de la CIEDR

31 au motif que les actes discriminatoires dont elle est accusée résultent d’un emploi de la force ou se

sont produits dans le contexte d’un tel emploi.

50. En substance, la Russie soutient qu’il ex iste un différend plus général entre les Parties

relativement à l’emploi de la force, et que celui-ci prime nécessairement sur tout différend

secondaire relatif au nettoyage ethnique mené dans ce contexte. Cet argument est erroné d’un point

de vue factuel, et ce, pour les motifs que j’exposerai dans un instant. Mais il est également erroné,

et dangereux, d’un point de vue juridique. Un nettoyage ethnique résulte nécessairement de

l’emploi de la force ou, à tout le moins, de la menace de l’emploi de la force. Des communautés

entières de personnes appartenant à des minorités ethniques n’abandonnent généralement pas leurs

domiciles et villages en masse, à moins qu’elles n’y soient contraintes ; et il n’est pas rare que cette

contrainte soit exercée par les armes. Si l’emploi de la force suffisait à faire obstacle à la

compétence de la Cour à l’égard d’accusations de nettoyage ethnique formulées au titre de la

CIEDR, quel serait, d’un point de vue pratique, l’ intérêt de la convention en tant qu’instrument

destiné à lutter contre cette forme de discrimination ethnique violente et on ne peut plus haineuse ?

Cette solution ne saurait être conforme à l’objet et au but de la convention, ou à l’intention de ses

auteurs.

51. Comme je l’ai indiqué, la Russie a égalemen t tort d’un point de vue factuel. Le conflit

armé ayant opposé la Géorgie à la Russie s’est d éclenché dans la nuit du 7 au 8août2008. Dès

lors, les nombreuses plaintes pour nettoyage ethnique formulées par la Géorgie à l’encontre de la

Russie entre le mois d’avril 1992 et le mois de juillet 2008 ⎯ que j’ai exposées précédemment ⎯

l’ont été avant le conflit armé, et en dehors de celui-ci. De même, les plaintes pour nettoyage

ethnique formulées par la Géorgie après le 10août 2008, alors que ses forces avaient cessé de

combattre et s’étaient retirées d’Ossétie du Sud, ont été formulées postérieurement au conflit armé.

L’existence d’un conflit armé ayan t opposé la Géorgie et la Russie du 7 au 10 août ne saurait, dès

lors, empêcher la Géorgie d’invoquer la CIEDR pour nettoyage ethnique, ou priver la Cour de sa

compétence à l’égard de cette demande. - 27 -

L’ ARGUMENT DE LA RUSSIE SELON LEQUEL IL NE SAURAIT EXISTER DE DIFFÉREND RELEVANT
DE LA CIEDR, À MOINS QUE LA G ÉORGIE N ’AIT DÉCLENCHÉ ET MENÉ À SON TERME LA

PROCÉDURE PREVUE A L ’ARTICLE 11

52. Le dernier argument que présente la Russie à l’appui de sa première exception

préliminaire est que les règles que la Cour a coutum e d’appliquer aux fins de déterminer s’il existe

ou non un différend juridique ne sont pas appli cables à l’égard des demandes formulées au titre de

la CIEDR. M.Wordsworth s’est très longueme nt attardé sur ce point hier. M.Crawford, qui

32 prendra la parole après moi, analysera les artes22 et11 de la convention, ainsi que d’autres

dispositions pertinentes. Il répondra également a ux arguments formulés par M. Wordsworth, et les

réfutera.

CONCLUSION

53. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à la conclusion de

mon intervention. Je la résumerai en soulignantles six points suivants. En ce qui concerne les

faits : premièrement, avant le dépôt de sa requête le 12août2008, la Géorgie a formulé des

allégations relativement au comportement de la Russi e, qui sont à l’origine de différends relatifs à

la discrimination ethnique à laquelle se livrait la Ru ssie contre des Géorgiens de souche en Ossétie

du Sud et en Abkhazie; deuxièmement, ces différends concernaient la participation directe de la

Russie au nettoyage ethnique et à d’autres formes de discrimination à l’encontre des Géorgiens de

souche dans ces territoires, le soutien direct apporté par la Russie à des tiers se livrant à ces mêmes

actes, le fait que la Russie n’ait, délibérément, p as empêché que des tiers se livrent à de tels actes

dans des zones placées sous son contrôle effectif , et le fait qu’elle ait délibérément empêché les

Géorgiens de souche, qui avaient été expulsés d’ Ossétie du Sud et d’Abkhazie, de regagner ces

territoires. Troisièmement, chacun de ces actes que la Géorgie attribue à la Russie entre dans le

champ de la CIEDR, et atteste l’existence d’un di fférend relatif à l’interprétation et à l’application

de cet instrument.

54. En ce qui concerne le droit: quatrièmement, conformément à la jurisprudence bien

établie ⎯ce, de longue date ⎯ de la Cour point n’était besoin pour la Géorgie d’invoquer ou de

mentionner expressément la CIEDR afin d’établir l’existence d’un différend relevant de cette

convention à l’égard duquel la Cour peut exercer sa compétence en vertu de l’article 22 ; il n’existe

pas de formule prédéfinie pour établir l’exis tence d’un différend relevant de la clause - 28 -

compromissoire d’un traité; il suffit que le différend se rapporte à l’objet du traité, ce dont la

Russie convient, ainsi que l’a indiqué M.Wordsworth hier. Cinquièmement, le fait que des

différends opposant les parties au titre de la CIEDR existaient en même temps qu’un ensemble plus

complexe de différends ⎯qui n’entrent pas, quant à eux, dans le champ de la clause

compromissoire de l’article 22 ⎯, ou dans le contexte général d’un tel ensemble, n’empêche pas la

Cour d’exercer sa compétence à l’égard des différends relevant de la CIEDR.Sixièmement et plus

particulièrement ⎯ ce sera mon dernier point —, même si les différends ayant trait à des questions

relevant de la CIEDR se sont fait jour dans lcontexte d’un conflit armé, ou si les mêmes actes

constituent également des violations du droit inte rnational humanitaire, la Cour n’en demeure pas

moins compétente, en vertu de l’article 22, à l’égard des différends relevant de la CIEDR.

33 55. Par ces motifs, Monsieur le président, M esdames et Messieurs de la Cour, la première

exception préliminaire de la Russie est dépourvue de fondement et ne saurait faire obstacle à

l’exercice de la compétence de la Cour à l’égard des demandes de la Géorgie. Je vous remercie

pour votre attention et vous prie de bien vouloir appeler à la barre M. Crawford.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur Reichler, pour votre intervention et appelle

donc à la barre M. James Crawford.

M. CRAWFORD :

C OMPÉTENCE DE LA C OUR AU REGARD DE L ’ARTICLE 22 DE LA CIEDR ( DEUXIÈME
EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE )

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il m’incombe maintenant

d’examiner la deuxième exception préliminaire de la Russie ⎯à savoir que la Cour n’est pas

compétente au regard de l’article22 de la CIEDR. La Russie avance un double argument:

premièrement, l’article 22 subordonnerait la compétence de la Cour aux procédures prévues dans la

deuxième partie de la CIEDR; deuxièmement, les conditions procédurales préalables ne

constituent pas une alternative mais se cumulent , et elles doivent toutes avoir été remplies pour

qu’un Etat partie puisse saisir la Cour. - 29 -

2. Selon la Géorgie, l’article22 n’impose pas de conditions préalables au recours au

règlement obligatoire à condition qu’un différend soit né qui relève de la convention. Tout ce

qu’exige cette disposition est que la Cour procède à une simple constatation de fait, à savoir qu’il

existe un différend qui n’a pas déjà été réglé par la négociation ou au moyen des autres procédures

prévues dans la convention. De plus, même si la négociation ou le recours aux autres procédures

étaient des conditions préalables en vertu de l’artic le22, elles ne se cumulent pas, et il suffit que

l’une quelconque d’entre elles ait été menée à bien . En l’occurrence, non seulement il y a eu une

tentative, et je cite la Cour, «d’engager… des di scussions sur des questions pouvant relever de la

CIEDR», mais il y a eu de longues négociations sur de telles questions avant le dépôt de la requête.

Mon collègue, M.Akhavan, vous parlera des aspect s factuels de ces négociations. Il m’incombe

quant à moi d’examiner la qu estion juridique, celle de savoir ce que l’article22 exige

effectivement.

34 II. La Cour et le Comité dans le cadre de la CIEDR

3. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, nous avons assisté hier à

d’impressionnants exemples d’exégèse textuelle de la part de MM. Wordsworth et Pellet, au point

que nous nous serions cru dans une faculté d’étude des écritures. Mais cette exégèse était délirante

et aboutissait à des résultats qui ne peuvent en aucune manière avoir été ceux recherchés.

Permettez-moi de vous donner un exemple à titre d’illustration.

4. Je suis un petit Etat nouvellement indépendant, récemment séparé de mon Etat parent, que

j’appellerai l’Etat«O», pour «ours». La sépara tion a été acrimonieuse, et l’Etat«O» prend des

mesures sur son territoire contre les villageois de même origine ethnique et de même langue que

ma population. Ces mesures relèvent du netto yage ethnique et la question est extrêmement

urgente. J’estime que ces mesures violent la CIEDR. J’essaie de négocier avec mon puissant

voisin mais les négociations échoue nt immédiatement, et l’Etat «O» refuse d’en engager de

nouvelles. Il existe un différend au sens où l’a dé fini la Cour dans de nombreuses affaires, mais

non au sens particulier indiqué hier par M.Wordsw orth, et sur lequel je reviendrai. Je souhaite

saisir la Cour, estimant que j’ai de fortes chances d’obtenir des mesures conservatoires. Mais avant

de prendre cette mesure radicale je dois consulter un juriste international et je choisis M. Pellet qui, - 30 -

dans son rôle jusqu’ici inhabituel de formaliste juridique, me dit «non». Selon lui, le troisième

«ou» figurant à l’article22 de la CIEDR signifie en fait «et», et je serais donc obligé de saisir le

Comité pour l’élimination de la discrimination raciale en application de l’article11, et

ensuite ⎯ parce que l’article 22 vise les «procédures expressément prévues dans [la] Convention»

et que la commission de concilia tion constitue une telle procédure ⎯ je dois en application de

l’article12 comparaître également de vant une commission de conciliation ad hoc. La

question ⎯ c’est le mot utilisé au paragraphe 1 de l’article 13 ⎯ sera ensuite renvoyée au Comité

en vertu de l’article13. Je recueille l’avis de M.Pellet et lui demande combien de temps cela va

prendre, et celui-ci, toujours obligeant, me remet une liste de 12 étapes, détaillant chacune d’elles,

son origine dans la deuxième partie, et sa durée probable. Vous trouverez une traduction de la liste

de M.Pellet à l’onglet7 de votre dossier. Elle contient 12étapes, qui au total s’étendent sur au

moins deux ans, et probablement sur trois à qua tre ans. Vous pouvez voir dans la troisième

colonne du tableau le temps que devrait prendre chacune d’elles. Il y a trois stades de négociations

dans ce processus ⎯ numéros 1, 5 et 12 ⎯ dans le cadre desquels les négociations ont déjà échoué

et échoué totalement. Au final, les recommandations de la commission sont communiquées à l’Etat

défendeur, qui a la faculté de les rejeter. Les décisions de la commission ne sont pas obligatoires, il

35 ne s’agit que de recommandations. Elle ne peut ordonner de mesures conservatoires, elle ne peut

trancher de points de droit. Face à un Etat intransigeant, elle est impuissante.

5. Je remercie M. Pellet de son avis, j’utilise les procédures prévues dans la deuxième partie,

ce qui prend de nombreuses années et est, comme on pouvait le prévoir, totalement futile. Bien

sûr, les villages de l’Etat«O» dont les habita nts étaient de même origine ethnique que ma

population sont maintenant vides et en ruines, tandi s que de mon côté de la frontière les camps de

réfugiés débordent d’indigents. Le nettoyage et hnique est fini. Mais, comme le fait observer

M.Pellet en s’en allant, l’intégrité du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a été

préservée. Et la recommandation de la commission de conciliation ad hoc ⎯ rendue deux ans trop

tard ⎯ et tendant à ce que des mesures urgentes soient prises pour mettre fin au nettoyage ethnique

dans l’Etat «O», elle sera souvent citée par la doctrine ! - 31 -

III. Le sens prétendument particulier du mot «différend»

6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, soyons réalistes, et c’est

maintenant à mon tour de procéder à une exégèse. J’examinerai trois questions : premièrement, le

sens prétendument particulier du mot «différend» dans la CIERD; deuxièmement la question de

savoir si l’article 22 pose des conditions procédural es préalables et, troisièmement, celle de savoir

si ces conditions se cumulent ou constituent une alternative.

7. Dans ses exceptions préliminaires, la Russie a appliqué la jurisprudence de la Cour au sens

62
du mot «différend» ; nous ne pensons pas qu’elle l’ait bien fa it, mais elle l’a fait. Mais hier, mon

amiM.Wordsworth a pour la première fois sugg éré que le mot «différend» figurant à l’article22

avait un «sens particulier» ⎯ au sens du paragraphe 4 de l’article 31 de la convention de Vienne ⎯

auquel cas la jurisprudence générale de la Cour sur le sens du mot «différend» serait dénuée de

pertinence.

8. Ce point peut être traité très brièvement. Il incombe à la Russie d’établir l’existence de ce

sens particulier et elle ne s’est pas acquittée de cette obligation. Il est exact qu’un traité pourrait

stipuler qu’une réclamation ne devient pas un diffé rend tant qu’une procédure n’a pas été suivie:

63
c’est ce que fait expressément le tra ité de1960 sur les eaux de l’Indus . Le paragraphe2 de

l’article IX de ce traité stipule que dans certaines circonstances, «tout différend» [qui a été examiné

par la commission des eaux de l’Indus] pourra soit êt re soumis pour règlement à un expert neutre

conformément aux dispositions de la deuxième partie de l’annexe F, soit être traité comme un litige
36

«à régler» par l’arbitrage en application de l’annexe G ⎯ c’est une disposition complexe mais il est

tout à fait clair que quelque chose est réputé constituer un différend à partir d’un certain moment.

9. Cette disposition s’écarte tout à fait explic itement de la définiti on d’un «différend» en

droit international général et sa terminologie est parfaitement cohérente du point de vue interne. La

CIEDR, à l’opposé, n’est ni explicite ni cohérente. L’argument de la Russie selon lequel les Etats

ne deviennent parties à un «diffé rend» au regard de la CIEDR ⎯ et sont donc habilités à saisir la

Cour en vertu de l’article 22 ⎯ que s’ils mènent à bien le processus défini à l’article 11 ⎯ qui vise

la «question» ⎯ et passent ensuite à l’article 12 ⎯ qui vise le «différend» ⎯ est totalement réfuté

62
EPR, par. 3.17 et suiv.
63Inde-Pakistan-BIRD, traité sur les eaux de l’I ndus, Karachi, 19septembre1960, avec un protocole,
du 27 novembre, et 2 et 23 décembre 1960 ; Nations Unies, Recueil des traités, n - 32 -

par les termes de l’article13. Cet article, qui explicite les procédures que doit appliquer la

commission constituée en vertu de l’article12, u tilise les mots «question» et «différend» de

manière interchangeable. La première phrase de l’article13 vise la situation dans laquelle la

commission a «étudié la question sous tout ses asp ects», la seconde vise les «parties au différend».

Ceci atteste de manière concluante que les rédacteurs n’entendaient introduire aucune différence de

sens entre les deux mots, en tout cas pas la différence décisive que fait valoir la Russie.

10. Une interprétation plus plausible de l’article 11 est que le Comité pour l’élimination de la

discrimination raciale devait recevoir des communications de tout Etat partie à la CIEDR, qu’il soit

ou non partie à un différend ou un litige, et c’est préci sément ce que dit le paragraphe1 de cet

article11. Il faut se souvenir qu’on est en1965, et que la Cour est sur le point de connaître des

secondes affaires du Sud-Ouest africain ; il existe un corpus influent de doctrine qui limite la

capacité d’ester aux Etats directement lésés. La procédure plus souple consistant pour un Etat

partie à porter une question à l’attention du Comi té était entièrement appropriée étant donné la

matière dont traite la convention contre la discrim ination raciale. Il s’agissait d’un monde qui ne

connaissait pas encore la magie des obligations erga omnes !

IV. Le sens de l’expression «qui n’aura pas été réglé»

11. Je vais maintenant me pencher sur le sen s de l’expression «qui n’aura pas été réglé»

figurant à l’article 22, et ce en postulant que les clauses de la convention relatives au règlement des

différends, en particulier l’article 22 qui prévoit la saisine de la Cour, ont été conçues pour produire

effet. La petite histoire que je vous ai racontée il y a un instant montre que l’autre interprétation les

prive totalement d’effet.

37 a) Le sens ordinaire de l’article 22 interprété dans son contexte

12. [Projection no 1.] Vous voyez à l’écran le texte de l’article 22. Puisque M. Pellet l’a, me

semble-t-il, lu trois fois hier, je n’en donnerai pas lecture aujourd’hui.

13. J’ai remarqué que la Cour avait déjà in terprété cet article22 dans son ordonnance du

15 octobre 2008, dans les termes suivants :

«la formule «[t]out différend … qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au
moyen des procédures expressément prévues» par la convention, prise dans son sens

naturel, ne donne pas à penser que la tenue de négociations formelles au titre de la - 33 -

convention ou le recours aux procédur es visées à l’article22 constituent des

conditions préalables auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la
Cour … l’article 22 donne en revanche à pe nser que la partie demanderesse doit avoir
tenté d’engager, avec la partie défenderesse, des discussions sur des questions pouvant
64
relever de la CIEDR» .

En l’espèce, comme l’a relevé la Cour au paragra phe suivant de son ordonnance, des tentatives ont

65
bien été faites pour engager «des discussions su r des questions pouvant relever de la CIEDR» .

Vous vous êtes donc déclarés de prime abord compét ents pour connaître de l’ affaire, rejetant les

arguments de la Russie en sens contraire.

14. J’estime que ce qui était un «sens naturel» en 2008 est un «sens naturel» aujourd’hui, et

que tel quel le texte de l’article 22 n’étaye pas la position de la Russie.

15. La Russie fait valoir que l’article 22 impos e trois conditions qui doivent être satisfaites,

et toutes satisfaites, pour que la Géorgie puisse saisir la Cour :

⎯ premièrement, la Géorgie doit avoir satisfait à une «o bligation [générale] de tenter de régler le

différend avant de saisir la Cour» ;

⎯ deuxièmement, la Géorgie doit s’être acquittée de l’obligation de négocier avec la Russie ; et

⎯ troisièmement, la Géorgie doit avoir invoqué «les procédures expressément prévues dans [la]

convention» 66, c’est-à-dire aux articles 11 et 12 de celle-ci.

16. Pourtant on ne trouve aucune de ces conditi ons dans le texte même de l’article 22. Plus

précisément :

⎯ l’article22 ne dit rien ⎯expressément ou implicitement ⎯ d’une «obligation [générale] de

tenter de régler le différend avant de saisir la Cour» ;

38 ⎯ l’article 22 stipule qu’un Etat partie peut porte r unilatéralement un différend devant la Cour si

ce différend «n’[a] pas été réglé par voie de négociation» ou par les autres moyens prévus, mais

il n’énonce aucune obligation expresse de négocier ;

⎯ l’article22 stipule qu’un Etat partie peut porte r unilatéralement devant la Cour un différend

«qui n’aura pas été réglé … au moyen des procédures expressément prévues», mais il n’énonce

aucune obligation de recourir à ces procédures.

64Ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388, par. 114.
65
Ibid., par. 115.
66EPR, par. 4.5 et suiv. - 34 -

[Fin de la projection]

17. Si les rédacteurs de la convention avai ent voulu y faire figurer les conditions que la

Russie y lit, ils auraient pu le faire et l’auraient fait. L’article 11 donne un exemple de l’approche

qui est la leur lorsqu’ils imposent effectivement des conditions procédurales.

18. Le paragraphe3 de l’article11 impose une autre condition préalable expresse,

l’épuisement des recours internes, pour que l’Etat auteur de la réclamation puisse saisir de nouveau

le Comité. Il est parfaitement clair : «le Comité ne peut connaître d’une affaire qui lui est soumise

conformément au paragraphe 2 du présent article qu’ après s’être assuré que tous les recours

internes disponibles ont été utilisés ou épuisés» (les italiques sont de nous). Lorsque les rédacteurs

ont voulu imposer des conditions obligatoires, que ce soit en ce qui concerne l’Etat partie, la Cour

ou le tribunal, ils ont su comment faire. L’article 22 ne stipule nulle part que la Cour doit s’assurer

qu’une condition préalable, à savoir que tous les recours internes visés à l’article11 ont été

invoqués et épuisés, est satisfaite. Cela aurait pu êt re dit en toutes lettres. Etant donné le contraste

que présente cette disposition avec l’article11, for ce est de conclure qu’il s’agissait d’un choix

délibéré.

19. De même, les rédacteurs de la conventi on sont convenus qu’il suffisait que le différend

«n’[ait] pas été réglé». Savoir si un différend est réglé ou non est une question de fait. Aucune

priorité n’était expressément prévue. Ils n’ont même pas utilisé l’expression «n’a pu être réglé» par

la négociation ou d’autres moyens, comme cela a été fait dans de nombreuses autres conventions

(Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n o2, 1924, C.P.J.I. sérieA n o2, p. 13 ; Sud-Ouest

africain (Ethiopie c.Afrique du Sud; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,

C.I.J. Recueil 1962, p. 435 ; Cameroun septentrional (Cameroun c.Royaume-Uni), exceptions

préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 15). La différence a été re levée par le juge Jessup, par

exemple, dans les affaires du Sud-Ouest africain, dans les termes suivants : «L’expression «qui ne

39 soit pas susceptible d’être réglé» doit certainement signifier plus que «qui n’aient pas été réglés»

[ou «qui ne sont pas réglés»]» ( Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique

67
du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 435) .

67Voir également Bayindir Insaat Turizm Ticaret Ve Sanayi A.S. c.République islamique du Pakistan, décision
sur la compétence , 1novembr2e005, CIRDI, affaire n ARB/03/29, par9.8, disponible à l’adress:e
http://www.worldbank.org/icsid/cases/awards.htm. - 35 -

20. Lu dans son sens ordinaire, l’article 22 n’ impose aucune obligation générale de tenter de

régler le différend avant de saisir la Cour. Il n’exige pas non plus que les autres moyens facultatifs

de règlement pacifique des différends aient été épuisés. C’est ce que met en lumière le contexte de

la convention, notamment le fait que l’article22 figure dans la troisième partie, la manière dont

cette disposition est rédigée si on la compare aux procédures détaillées et conditionnelles prévues

dans la deuxième partie en ce qui concerne les plai ntes, ainsi que le fait que l’article 16 figure à la

fin de la deuxième partie de la convention.

b) La jurisprudence internationale n’étaye pas la thèse de la Russie

21. Je vais maintenant examiner la jurisprudence. Dans ce contexte, je rappellerai la pratique

bien établie de la Cour s’agissant de rejeter l’exception préliminaire alléguant des carences dans les

négociations ayant précédé l’introduction de l’instance. Dès lors qu’il y a eu tentative de négocier,

cela suffit. Cette exception a été rejetée à maintes reprises tant par la Cour permanente que par la

Cour 68. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci

(Nicaragua c.Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt , C.I.J. Recueil 1984,

p. 392, les Etats-Unis faisaient valoir que le Nicaragua n’avait pas, dans le cadre de négociations ou

d’échanges diplomatiques préalables, soulevé la qu estion de l’application et de l’interprétation du

traité d’amitié, de commerce et de navigation de 1956 (le traité ACN). Mais la Cour a jugé de

manière décisive que le différend était manifest ement un différend «qui ne pouvait pas être réglé

d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique». Comme l’a déclaré la Cour :

«De l’avis de la Cour, parce qu’un Etat ne s’est pas expressément référé, dans

des négociations avec un autre Etat, à un traité particulier qui aurait été violé par la
40 conduite de celui-ci, il n’en découle pas n écessairement que le premier ne serait pas
admis à invoquer la clause compromissoire dudit traité.» (Ibid., p. 428.)

68Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n o2, 1924, C.P.J.I. sérieA n 2 p.13-15), Sud-Ouest africain
(Ethiopie c. Afrique du Sud; Libéria c.Afrique du Sud)(exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1962 , p.319 et

346), Personnel diplomatique et consulai re des Etats-Unis à Téhéran (E tats-Unis d’Amérique c.Iran), (arrêt,
C.I.J. Recueil 1980, p.27, par.51), Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section21 de l’accord du
26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, (avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 33-34, par. 55)
et Questions d’interprétation et d’applicati on de la convention de Montréal de 1 971 résultant de l’incident aérien de
Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c.Royaume-Uni), (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1998, p.17,
par. 21) ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien
de Lockerbie (Jamahiriya arabe libye nne cE.tats-Unis d’Amérique), (exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p.122, par.20) et Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, (arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 428-429, par. 83). - 36 -

22. Sir Robert Jennings a voté avec la majorité quant au sens et à l’effet du paragraphe 2 de

l’article XXIV du traité de 1956 ; il s’agissait pour lui de la seule base de compétence. Je ne citerai

pas le passage bien connu de son opinion ⎯juste la dernière phrase: «Bref, il semble que les

rédacteurs du traité aient seulement voulu éviter que les différends déjà réglés de façon satisfaisante

par la voie diplomatique ne soient rouverts devant la Cour.» ( Ibid., opinion individuelle de

sir Robert Jennings, p. 556). Et ce souci est aussi manifeste dans d’autres traités. Il en est ainsi par

exemple du pacte de Bogotá, dont la Cour a eu à examiner la disposition relative au règlement des

différends dans certaines affaires.

23. Ce que dit sir Robert vaut également en ce qui concerne notre article 22. Tout ce qui est

exigé [par l’article 22, comme pa r le paragraphe 2 de l’article XXIV] est que les litiges n’aient pas

été réglés par la négociation (ou au moyen d es procédures expressément prévues dans la

convention). Or, ils n’ont pas été réglés.

24. M. Pellet a courageusement tenté de distinguer la présente affaire de celle du Nicaragua

en avançant trois arguments 6. En fait, je pense qu’il n’y en avait que deux, dont un a été répété,

mais ça n’a pas vraiment d’importance. Premièreme nt, M. Pellet a fait valoir que dans l’affaire du

Nicaragua, la clause compromissoire était subjective en ce qu’elle visait tout différend ne pouvant

pas être réglé par la voie diplomatique de manièr e satisfaisante. Mais il n’y a guère de différence

entre les deux clauses. Il est rare d’entendre pa rler d’un différend réglé à l’insatisfaction des

parties. Il a argué ensuite que l’opinion de sirRobertJennings devait être écartée parce que

sir Robert n’avait pas tenu compte de ce premier argument, concernant la satisfaction des parties ;

je dois dire qu’à cet égard, je suis avec sirRobe rt. Enfin, M.Pellet a déclaré que le traité ACN

de1956 parlait de règlement par la voie diplomatique, alors que l’ article22 visait la négociation

⎯négociation est synonyme de diplomatie dans les relations interétatiques ⎯ et les procédures

prévues dans la convention lesquelles, comme je l’ ai montré, ne sont qu’un cadre très élaboré pour

l’action diplomatique. Ainsi, aucune des distinctions faites par M. Pellet ne peut être retenue.

69
CR 2010/8, p. 50-51, par. 29. - 37 -

25. Il n’y a aucune raison pour que la Cour s’écarte de sa jurisprudence . Le sens ordinaire

du paragraphe 2 de l’article XXIV était clair pour la Cour en 1984 et la Cour n’a pas eu besoin pour

le déterminer de consulter les travaux préparatoir es du traité ACN. C’est également le cas pour la

CIEDR. Comme en1984, la question à laquelle la Cour doit répondre est simple: le différend

entre la Géorgie et la Russie ⎯s’il existe un différend ⎯ concernant le nettoyage ethnique et le
41

droit des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays de regagner leurs foyers a-t-il été réglé par

la négociation ou les procédures expressément pré vues dans la convention? A l’évidence, la

réponse à cette question est négative.

26. Tentant de remettre en cause l’arrêt de la Cour de1984, la Russie invoque une série

d’arrêts sans lien avec ce dernier et rendus dans des circonstances nettement différentes de celles de

la présente affaire.

27. C’est ainsi qu’elle invoque l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique

d’Iran c.Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p.803).

Or dans cette affaire aucune des parties n’a cont esté le fait qu’il y avait eu une tentative de

règlement du différend, de telle manière que la Cour n’a pas eu à se pencher longuement sur le sens

et l’effet de la clause de règlement des différends. Elle cite aussi l’affaire ELSI 7, alors même que

la compétence de la chambre n’était pas en litige.

28. Enfin, elle invoque avec insistance l’affaire des Activités armées sur le territoire du

Congo (nouvelle requête2002) (Répub lique démocratique du Congo c.Rwanda) . Dans cette

affaire, le Rwanda faisait valoir que les cond itions énoncées à l’article75 de la constitution de

l’OMS étaient cumulatives et la Cour semble, dans un bref passage de son arrêt, avoir accepté cette

opinion 7. Mais, dans cette affaire, la Cour n’a pas eu besoin de se prononcer sur le sens du mot

«ou» figurant dans la clause compromissoire. A la différence de la Géorgie en l’espèce, la RDC

n’a présenté absolument aucune preuve de négociati ons, ni même de l’existence d’un différend, ou

de la formulation d’une réclamation qui relèverait de la constitution de l’OMS. Il s’agissait d’une

70
Personnel diplomatique et consulai re des Etats-Unis à Téhéran (E tats-Unis d’Amérique c.Iran),
C.I.J. Recueil 1980, p. 3.
71Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (Etats-Unis d’Amérique c. Italie), arrêt, C.I.J. Recueil 1989, p. 15.

72 Activités armées sur le territo ire du Congo (nouvelle requête200(République démocratique du Congo
c.Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J.Recueil2006, par.100 (en ce qui concerne l’article75 de la
Constitution de l’OMS). - 38 -

affaire dans laquelle le requérant invoquait a posteriori toute une série de traités dont aucun ne

présentait de lien évident avec les questions en cause. De fait, si l’OMS s’était préoccupée de la

licéité du conflit armé au Congo, elle aurait agi ultra vires, comme la Cour a considéré qu’elle le

faisait lorsqu’elle s’est préoccupée de la licéité de l’utilisation d’armes nucléaires. La principale

conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans son arrêt Activités armées ⎯ une conclusion

incontestablement justifiée ⎯ était que la RDC n’avait absolument pas pu démontrer «l’existence

d’une question sur laquelle le Rwanda aurait des vues différentes des siennes ou d’un différend qui

l’opposerait à cet Etat, en ce qui concerne l’inte rprétation ou l’applicati on de la constitution de

l’OMS» (par.99 de l’arrêt). La Cour a ensuite brièvement noté qu’en eut il été différemment, la

RDC n’avait pas apporté la preuve que «les autres conditions préal ables à la saisine de la Cour,

42 fixées par» l’article 75, avaient été remplies (par. 100). Elles ne l’avaient assurément pas été. Mais

trois observations s’imposent. Premièrement, les faits étaient loin d’ét ablir qu’un seuil avait été

franchi, donnant naissance à un différend concernant la constitution de l’OMS ou les autres traités

artificiellement invoqués par la RDC. Celui qui était alors M eGreenwood, conseil du Rwanda, a

noté que la principale allégation du Congo était qu’il y avait eu agression, «une allégation dont

l’objet ne [pouvait] ⎯en tout état de cause ⎯ entrer dans les prévisions des clauses

juridictionnelles de l’un quelconque des trait és dont le Congo se préva[lait]» (CR2005/17

(Greenwood)). Deuxièmement, cette allégation illusoire c oncernait la constitution d’une

organisation internationale, l’Organisation mondiale de la santé, et la compétence de son principal

organe politique. Troisièmement, il n’y avait pas dans la constitution de l’OMS d’équivalent de

l’article16 de la CIEDR. Pour ces raisons et d’autres, le dictum figurant au paragraphe100 de

l’arrêt Activités armées n’est pas décisif dans la présente espèce.

29. Enfin, la Russie invoque la jurisprudence du Tribunal international du droit de la mer.

Ce qu’elle ne dit pas est que le paragraphe 1 de l’article 283 de la convention des Nations Unies sur

le droit de la mer fait bien de la négociation une condition préalable :

«Lorsqu’un différend surgit entre des Et ats parties à propos de l’interprétation
ou de l’application de la convention, les parties en litige procèdent promptement à un

échange de vues concernant le règlem ent du différend par la négociation ou par
d’autres moyens pacifiques.» - 39 -

Ceci est parfaitement clair. Mais le Tribunal a to ujours interprété cette formulation beaucoup plus

rigoureuse de l’obligation de négocier comme n’ayan t pas un caractère obligatoire. Dans l’affaire

73
du Détroit de Johor , il a rejeté l’argument de Singapour selon lequel les prescriptions de

l’article283 devaient être satisfaites pour que les procédures obligatoires de règlement des

74
différends prévues dans la partie XV puissent être engagées , considérant que «de fait, les parties

n’[avaient] pas pu régler le différend ou s’entendre sur un moyen de le régler» 75. Ceci en ce qui

concerne les faits. Le Tribunal a poursuivi qu’il avait :

«estimé qu’«un Etat partie n’a pas l’obliga tion de poursuivre les procédures prévues à
la section1 de la partieXV de la convention lorsqu’il conclut que les possibilités de

règlement du différend ont été épuisées» 76 Affaires du thon à nageoire bleue ,
ordonnance du 27 août 1999, par. 60) ».

43 30. Ces deux considérations valent a fortiori s’agissant d’interpréter et d’appliquer la

mention beaucoup moins directive de la négociation et des autres procédures figurant à l’article 22.

Monsieur le président, j’en ai encore pour environ dixminutes avant de passer à mon

prochain sujet. Je suis à votre disposition.

Le PRESIDENT : Vous pouvez continuer, Monsieur Crawford.

M. CRAWFORD : Je vous remercie.

c) Interprétation convergente des versions linguistiques officielles

31. Je passe maintenant à l’interprétation converg ente des versions linguistiques officielles.

M.Pellet en a beaucoup parlé hier, même s’il n’a pas évoqué toutes les langues officielles de

l’Organisation des NationsUnies. Je sais de bonne source qu’il n’y a apparemment pas de texte

officiel arabe ; tout au moins nous n’avons pu en trouver un. Mais je suis aussi informé de bonne

source que toutes les versions linguistiques signifient en fait la même chose. M. Pellet a toutefois

invoqué les textes français et russe. Ni l’un ni l’autre n’est d’aucun secours à la Russie.

L’utilisation en français du futur antérieur «qui n’aura pas été réglé» indique seulement qu’avant la

73
Affaire relative aux Travaux de poldérisation par Singapour à l’inté rieur et à proximité du détroit de Johor
(Malaisie c. Singapour), ordonnance du 8 octobre 2003, ITLOS, affaire12.
74
Ibid., par. 34.
75Ibid., par. 46 (les italiques sont de nous).

76Ibid., par. 47. - 40 -

saisine de la Cour le différend entre les parties ne doit pas avoir été réglé. Le texte français ne dit

rien d’une quelconque obligation d’avoir à mener des négociations préalables ou invoquer d’autres

procédures ; et il ne dit absolument rien quant à la forme ou la portée de celles-ci.

32. De même, je suis informé de bonne source que les termes russes ⎯ je n’essaierai pas de

les prononcer par respect pour mes adversaires ⎯ renvoient au participe passé passif russe du

verbe «régler», dont la fonction est précisément d’indiquer que le différend est un différend qui n’a

pas été réglé. Son utilisation avec le mot «katorui» atteste que la phrase est au plus-que-parfait.

Enfin, le mot russe «putiom», qui est utilisé peut être traduit littéralement «par voie de» en français

⎯ «by way of» en anglais ⎯ et vise seulement un moyen parmi les divers moyens susceptibles

d’être utilisés pour régler le différend. Les autr es versions linguistiques du texte ne peuvent donc

être d’aucune aide.

33. En conclusion, c’est en vain que le dé fendeur essaie de déduire des termes simples de

l’article 22 un réseau élaboré d’obligations procédurales et de conditions préalables. Selon le sens

44
ordinaire du texte de l’article 22, la seule question qui se pose à la Cour est de savoir s’il existe un

différend qui n’a pas été réglé par la négociation ⎯la méthode ordinaire de règlement des

différends internationaux ⎯ ou par les procédures facultatives expressément prévues dans la

convention. Monsieur le président, peut-être le moment est-il venu de faire une pause, parce que je

vais passer à mon argument concernant le caract ère cumulatif ou exclusif des dispositions de

l’article 22.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Cr awford de votre suggestion, la Cour pense

aussi que le moment est venu de faire une courte pause de quinze minutes, jusqu’à midi moins le

quart.

L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 45.

Le PRESIDENT : Je vous prie de vous asseoir. Monsieur Crawford, vous pouvez reprendre.

M. CRAWFORD : - 41 -

V. Le sens de l’expression «par voie de négociation ou au moyen des procédures
expressément prévues par ladite convention»

34. Monsieur le président, Mesdames et M essieurs de la Cour, je passe à mon troisième

point, en réponse à l’argument de la Russie selon lequel les formes de règlement mentionnées à

l’article 22 de la convention se cumulent. Nonobsta nt le sens normal du texte, la Russie fait valoir

que «la conjonction «ou» [qui figure entre «négociation» et «au moyen des procédures»] exprime

des conditions non pas exclusives mais cumulatives» 77.

a) Sens ordinaire de la conjonction «ou»

35. [Projection2.] On peut commencer en re levant qu’à l’article22 le mot «ou» signifie

«ou». Je projette de nouveau l’article 22 à l’écran, cette fois après avoir souligné les conjonctions.

Vous noterez le soin pris en ce qui les concerne . Dans sa version anglaise, l’article22 est une

longue phrase de 62 mots, avec cinq propositions s ubordonnées, chacune soigneusement rédigée et

ponctuée. Le mot «ou» y apparaît trois fois. La Russie propose de remplacer la troisième

occurrence de cette conjonction par «et». Mais il est clair qu’elle signifie ce qu’elle dit dans ses

deux autres occurrences: «deux ou plusieurs Etats parties», «l’interprétation ou l’application».

Pourquoi en irait-il différemment la troisième fois? Les négociations peuvent montrer sans

l’ombre d’un doute qu’un différend ne peut être réglé: pourquoi, dans un tel cas, l’Etat lésé

45 devrait-il se soumettre aux procédures stériles, longues et non obligatoires prévues dans la

deuxième partie de la convention ? Mon histoire relative aux EtatsA et B illustre exactement ce

point.

36. En bref, qu’il y ait ou non une condition préalable à l’accès à la Cour, les rédacteurs de la

convention ont fait de la «négociation» et d es «procédures expressément prévues dans ladite

convention» les deux branches d’une alternative. [Fin de la projection 2.]

37. M.Pellet a déclaré que si ces procédur es n’étaient pas obligatoires, le Comité pour

l’élimination de la discrimination raciale n’aurait pas les pouvoirs nécessaires pour préserver et

renforcer l’application de «sa» convention. Les organes conventionnels possèdent pour ainsi dire

leur convention, même s’ils ne sont pas des tribunaux. Toutefois, si cela était vrai, tous les organes

conventionnels manqueraient des pouvoirs nécessaires. Dans la plupart des cas, ils ne sont même

77
EFPR, par. 4.59. - 42 -

pas mentionnés dans la clause compromissoire appli cable: ceci est vrai, par exemple, du Comité

contre la torture, du Comité pour l’élimination de la discrimination contre les femmes et du Comité

sur les travailleurs migrants. Nous n’avons pu tr ouver aucun cas, s’agissant de tout autre traité

relatif aux droits de l’homme qui dispose et d’un organe conventionnel et d’une clause

compromissoire renvoyant à la Cour ou à l’arbitr age, dans lequel l’épuisement des procédures de

l’organe conventionnel soit une c ondition préalable de l’invocation de la clause compromissoire.

Aucun des huittraités multilatéraux établissant des organes conventionnels dans le domaine des

droits de l’homme ne rend obligatoire l’épuisem ent des procédures non obligatoires qu’il prévoit,

ni ne subordonne la compétence de la Cour à ces procédures 78. S’agissant du plus important de ces

comités, le Comité des droits de l’homme, l’article 44 du Pacte international relatif aux droits civils

et politiques réserve expressément d’autres moyens de règlement des différends, notamment la

saisine de la Cour ; or cela n’a pas affecté le statut du Comité des droits de l’homme.

38. De même, M.Wordsworth a dit craindre que les procédures du Comité pour

l’élimination de la discrimination raciale ne devien nent obsolètes si la Cour se déclare compétente.

Mais la Cour s’est déjà, à titre provisoire, d éclarée compétente en 2008, sans que le Comité

proteste et sans effet observable sur son statut , sauf peut-être un effet positif. (Je note entre

parenthèses que ce qui est obsolète est la procé dure fastidieuse prévue aux articles11 à 13 de la

CIEDR, qui n’a jamais été utilisée, pour de bonnes raisons, comme nous l’avons vu).

46 b) L’interprétation systématique de l’article 22 dans le contexte de la convention

39. La Russie n’examine pas l’article22 dans son contexte. La clause de règlement des

différends se trouve dans la troi sième partie de la convention, qui est nettement séparée de la

deuxième partie, qui régit le fonctionnement du Comité.

78
Par exemple, Comité des droits de l’homme (Pacte intern ational relatif aux droits civils et politiques, art.44),
Comité des droits économiques, sociaux et culturels (ESCR) (pas de claude règlement des différends par la CIJ);
Comité pour l’élimination de la discrimi nation raciale (CIERD, art. 16); Comité pour l'éliminat ion de la discrimination
contre les femmes (convention su r l’élimination de toutes les formes de di scrimination à l’égard des femmes, art.29,
arbitrage, ou CIJ en l’absence d’accord) ; Comité contre la torture (convention contre la torture, art. 30, arbitrage ou CIJ
en l’absence d’accord); Comité des droits de l’enfant (pas de clause de règlement des différends); Comité sur les
travailleurs migrants (convention internationale sur la protection de tous les travailleurs migrants et des membres de leur
famille, art.78 et 92, priorité donnée à l’arbitrage, Cl’absence d’accord); Comité sur les droits des personnes
handicapées (pas de clause de règlement judiciaire des différends). - 43 -

40. Comme nous l’avons vu, l’article11, qui figure dans la deuxième partie, établit une

procédure distincte; une procédure permettant , en formulant une plainte, d’évoquer des

«questions» qui ne sont pas limitées aux différends . Le résultat de son application n’est pas

obligatoire, à la différence de celui du mécan isme du règlement des différends prévu par

l’article 22.

41. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il doit exister un principe

selon lequel, en cas de conflit potentiel entre un organe non juridictionnel spécialisé et une

juridiction, en particulier lorsqu’il s’agit du pr incipal organe judiciaire de l’Organisation des

Nations Unies, la clause compromissoire doit être interprétée de manière à préserver la compétence

de la Cour.

42. Le contraste est frappant entre les prescriptions par étapes des articles11 et 12 ⎯ qui

établissent, comme nous l’avons vu, ces conditions préalables détaillées ⎯ le programme en douze

étapes pour l’exercice de droits procéduraux ⎯ et l’absence de prescriptions comparables en ce qui

concerne l’exercice des droits énoncés à l’article 22.

43. La deuxième partie de la convention contient une autre clause pertinente. [Projection 3.]

L’article 16 est ainsi libellé :

«Les dispositions de la présente conve ntion concernant les mesures à prendre
pour régler un différend ou liquider une plainte s’appliquent sans préjudice des autres
procédures du règlement des différends ou de liquidation des plaintes en matière de
discrimination prévue dans des instrument s constitutifs de l’Organisation des Nations

Unies et de ses institutions spécialisées ou dans des conventio ns adoptées par ces
organisations, et n’empêchent pas les Etats partie de recourir à d’autres procédures
pour le règlement d’un différend conforméme nt aux accords internationaux généraux
ou spéciaux qui les lie.»

Ceci, incidemment, est aussi une longue phrase : 77 mots, 6 clauses et propositions subordonnées ;

une fois encore, le mot «ou» signifie «ou» et le mot «et» signifie «et».

44. L’article 16 est placé tout à la fin de la de uxième partie de la convention, englobant ainsi

les mécanismes établis aux articles11, 12 et 14. Il atteste que les auteurs de la convention ne

voulaient pas faire de ces procédures de plaint es une condition préalable du recours aux autres

mécanismes pouvant être disponibles hors de la convention. L’article16 confirme que les

procédures expressément prévues dans la conventi on ne sont ni exclusives, ni exhaustives ni

obligatoires. Prenons, par exemple, le cas d’un Et at qui a invoqué la compétence de la Cour en - 44 -

47 relation avec la CIEDR au titre de la clause faculta tive à l’égard d’un autre Etat partie à ladite

clause. Cette compétence serait préservée pa r l’article16 parce qu’il s’agit d’une compétence

prévue dans l’acte constitutif de l’Organisation des NationsUnies, ou parce qu’il s’agirait d’une

autre procédure de règlement des différends confor me à l’accord international général en vigueur

entre les deux Etats. Est-il possible de soutenir que la Cour serait compétente pour connaître du

différend en vertu de la clause facultative mais ne le serait pas en vertu de l’article22 de la

convention ? Cela n’a aucun sens. Les termes de l’article 16, et la place de cette disposition dans

la deuxième partie de la convention, sont incompatibles avec l’argument selon lequel la convention

impose une hiérarchie des recours ou selon lequel la Cour ne peut être saisie qu’à la fin d’un

processus interminable, une fois que tous les autres recours ⎯ s’il en existe ⎯ ont été épuisés.

[Fin de la projection 3.]

c) Conclusion

45. En résumé, l’épuisement cumulé de toutes les procédures de plaintes entre Etats et entre

individus et Etats qui résulte du raisonnement de la Russie ajournerait indéfiniment la saisine de la

Cour. Une telle interprétation exposerait l’article 22 aux abus d’Etats récalcitrants. Mais, et je

tiens à le souligner, l’argument relatif au cumul est absolument critique pour la thèse de la Russie.

Ce n’est que si elle peut nous contraindre à utili ser la procédure longue et futile prévue dans la

deuxième partie qu’elle pourra se débarrasser de la présente affaire, parce que quelle que soit la

position prise en ce qui concerne la négociation ou la notification, désormais l’affaire existe et si la

seule condition est la négociation, nous pouvons recommencer. Je renvoie à ce qu’a dit la Cour

dans l’affaire Croatie c. Serbie en ce qui concerne les procédures futiles.

VI. Les travaux préparatoires de l’article 22

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs de la Cour, par souci d’exhaustivité et

pour confirmer ma conclusion, je va is me pencher sur les travaux pr éparatoires de la convention.

Les deux parties donnent de ces travaux préparatoir es une version totalement différente. Nous

avons joint l’ensemble des travaux préparatoires en annexe, et la Cour les lira par elle-même. Je

me contenterai simplement de décrire ce que notre version des travaux préparatoires signifie, et la

Cour décidera le moment venu. Mais, bien entendu, la Cour ne peut décider que dans la mesure où - 45 -

il lui est nécessaire d’éliminer des ambiguïtés ou de confirmer le sens du texte. Nous disons

confirmer le sens qui découle de l’interprétation ordi naire de l’article 22 dans son contexte et à la

lumière de son objet et de son but.

48 47. L’article22 a son origine dans un processus totalement distinct de celui qui a présidé à

l’établissement du mécanisme du Comité pour l’élim ination de la discrimination raciale. Toute

référence à la Cour a été délibérément supprimée de ce mécanisme durant les principaux débats de

la Troisième Commission, malgré les protestations de certains des rédacteurs du texte. Il devait

s’appliquer ⎯ l’article 22 ⎯ sans préjudice d’autres procédures de règlement des différends.

48. La clauseVIII du document de travail sur les clauses finales a été établie par la

Commission des droits de l’homme et était intitulée «Règlement des différends». Elle figurait dans

un document de travail distinct de celui relatif aux mesures de mise en Œuvre établi par la

Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités,

devant laquelle une procédure de conciliation a été pour la première fois proposée par un certain

M. Ingles, des Philippines, auquel M. Pellet a accord é un poids considérable. [Projection 4.] C’est

par contre la Commission des droits de l’homme qui a présenté quatre versions possibles de la

future clause compromissoire. Contrairement à ce qu’affirme la Fédération de Russie 79, cette

clause était séparée du mécanisme de conciliation bien avant d’être présentée à la Troisième

Commission. Les propositions8-A et 8-B que vous voyez à l’écran étaient identiques ⎯ «tout

différend…qui n’est pas réglé par la négociation… sera porté devant la Cour internationale de

Justice» ⎯à ceci près que la proposition8-A autorisait toute partie à saisir la Cour (saisine

unilatérale), tandis que la proposition8-B n’adme ttait la saisine de la Cour que d’un commun

accord, en utilisant le mot «toutes».

49. La variante8-D envisageait un mode ob ligatoire de règlement des différends, en

subordonnant la compétence de la Cour à des conditions préalables tr ès strictes. Les parties à un

différend étaient tenues ⎯injonction exprimée par le futur ⎯d’abord de se consulter pour tenter

de régler le différend par des moyens pacifiques de leur choix. Tout différend qui ne pouvait être

79
Exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, par. 4.64. - 46 -

réglé «par les moyens prévus» devait ensuite êt re soumis à la Cour pour décision. Telle est

l’origine de la clause compromissoire de l’article 22.

e
50. Le texte sur la conciliation fut présenté à la 1349 séance dans l’espoir de satisfaire le

plus grand nombre possible d’Etats. Le texte conjoint du groupe de travail 8, comme le

49 représentant du Ghana l’indiqua lorsqu’il le présen ta à la Commission, «ne comport[ait] aucune

clause sur l’intervention de la Cour internationale de Justice, qui pourra[it] être prévue dans les

81
clauses finales» . Le groupe de travail avait donc écarté la proposition particulière des Philippines

qui autorisait la saisine unilatérale de la Cour en cas d’échec de la procédure de conciliation,

préférant réserver cette solution pour les clauses finales (ce qui était plus naturel) et éviter un

conflit avec les mesures proposées. [Fin de la projection 4.]

51. Cette proposition ne doit pas être confondue avec le texte des clauses finales qui fut

ensuite établi par le groupe de travail formé par les membres du Bureau de la Troisième

82
Commission . Or, telle est précisément la confusi on que la Fédération de Russie a faite au

paragraphe4.28 de ses exceptions préliminaires. Le texte des clauses finales visait ⎯ puisque ce

n’était pas le but des mesures de conciliation ⎯ à permettre séparément l’ intervention de la Cour.

Il était d’ailleurs précisé dans le texte d es clauses finales que ces dispositions étaient

«indépendantes et qu[’elles] renvo[yaient] à d es articles faisant partie du même groupe» 83. Cela

confirme là encore le point de vue de la Géorgie, à savoir que les mécanismes prévus dans la

deuxième partie de la convention d’un côté, et le droit de saisir la Cour de l’autre, étaient séparés et

distincts.

52. En fait, il est clair que les auteurs du nouveau texte sur les mesures de mise en Œuvre ont

sciemment décidé de maintenir cette séparation totale entre le processus de conciliation et la

question de la compétence de la Cour. La vol onté de dissocier ces deux questions ressort

clairement des observations faites lors de cette séance par le représentant belge, qui déclara

80A/C.3/L.1291.
81
A/C.3/SR.1349, p. 348, par. 29.
82
A/C.3/L.1237.
83A/6181, p. 36. - 47 -

«appu[yer] aussi bien l’idée d’instituer un comité du type préconisé par les Philippines… que

84
l’idée de permettre le recours à la Cour internationale de Justice» .

53. On ne saurait déduire des travaux prépar atoires que la saisine de la Cour était

subordonnée à une phase de conciliation. Les deux séries de dispositions ont vu le jour, et ont

ensuite été examinées et affinées, séparément; en outre, les rédacteurs sont clairement intervenus

pour éliminer tout ce qui aurait pu donner à penser que les deux groupes de dispositions étaient liés

de façon cumulative ou autre. Quand certains press èrent le représentant du Ghana de réintroduire

85
une référence à la Cour au stade de la concilia tion pour en faire un élément de cette procédure ,

leur tentative échoua. Le représentant ghanéen s’ y opposa, en soulignant que la procédure en
50

question formait un tout et que les clauses finales pr évoyaient de toute façon la saisine unilatérale

86
de la Cour , de sorte qu’un lien direct entre les deux n’était pas nécessaire.

54. Les mesures de mise en Œuvre furent ensuite examinées et mises aux voix article par

e
article. A sa 1358 séance, la Troisième Commission se pencha sur la série indépendante de

clauses finales. Dans le projet présenté par le Bureau de la Troisième Commission, la clause VIII

reprenait quasiment mot pour mot la première des propositions qui avaient été avancées auparavant

⎯ le projet d’article 8-A. [Fin de la projection 5.]

55. Les membres du Bureau de la Troisième Commission décidèrent donc clairement de

rejeter le projet d’article8-D que le Secrétaire général avait proposé comme modèle, avec son

approche cumulative. Ils décidèrent d’adopter à la place une simple clause compromissoire qui

était complètement distincte et coupée du processus de conciliation.

56. Il n’était dit nulle part que la Cour ne pouvait être saisie qu’une fois tenté de régler le

différend au moyen des mécanismes de la CIEDR, ni que la négociation et le recours aux

procédures prévues dans la convention constituaient des conditions cumulatives. Il fut simplement

souligné que le droit de saisir unilatéralement la Cour était très important pour assurer une mise en

Œuvre efficace de la conventi on, mais que beaucoup d’autres modes de règlement des différends

84A/C.3/SR.1349, p. 370, par. 6.
85
A/C.3/SR.1345, p. 403, par. 53.
86A/C.3/SR.1354, p. 403, par. 54 et p. 400, par. 20. - 48 -

87
s’offraient aussi aux parties . Le recours à la Cour ne constitu ait pas une obligation; c’était une

solution disponible à l’initiative de l’une des deux parties au différend.

57. L’amendement proposé par le Ghana, la Ma uritanie et les Philippines, auquel M. Pellet a

fait référence hier, tendait simplement à supprimer la virgule suivant le terme «négociation» et à

insérer «ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite convention» entre les mots

«négociation» et «sera». Mais ces mots fure nt insérés dans la proposition8-A et non dans la

proposition 8-D.

58. Cette proposition fut approuvée à l’una nimité comme constituant un «complément

88
utile» alors que, aux dires du défendeur, elle aurait transformé la nature de la disposition relative

au règlement des différends en créant la situation par la description de laquelle j’ai commencé ma

plaidoirie. En rappelant au lecteur qu’il était possible de poursuivre les négociations ou d’utiliser

les mécanismes prévus par la CIEDR avant de saisir la Cour ⎯ mais sans l’exiger comme voulait

51 le faire la variante8-D ⎯ cette clause rappelait aux parties les diverses options de règlement de

leurs différends en matière de discrimination, san s subordonner le droit de saisir la Cour à des

conditions préalables, cumulatives ou autres.

59. Cette proposition s’inspirait ⎯ainsi qu’on l’a déclaré à l’époque ⎯ du protocole de la

convention concernant la lutte c oncernant la lutte contre la di scrimination dans le domaine de

l’enseignement adopté par l’Unesco 89, mais elle n’a pas été incorpor ée dans le projet final parce

que, ainsi que l’a souligné la Pol ogne, elle était totalement inutile 90. Le poids qu’accorde

91
aujourd’hui la Russie à la déclaration du représentant du Ghana, M.Lamptey, selon laquelle la

procédure de conciliation doit être utilisée avant que la Cour puisse être saisie, est injustifié: la

propre proposition du Ghana à cet effet n’a pas ét é acceptée, et dans son intervention M. Lamptey

87Voir, par exemple, ibid., par. 39 et 40.

88A/C.3/SR.1354, p. 401, par. 39.

89Nations Unies, Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, Sous-Commission de la lutte
contre les mesures di scriminatoires et de la protection des mnorités, compte rendu analytique de la 427 eséance,
doc. E/CN.4/Sub.2/SR.427 (12 février 1964), 12.

90Nations Unies, Documents officiels de l’Assemb lée générale, vingtième session, rapport de la
Troisième Commission, doc. A/6181 (18 décembre 1965), 38.

91EPFR, par. 4.69 et 5.42. - 49 -

dit seulement qu’«il convient d’ utiliser» les mécanismes de la CIEDR, et non qu’il faut les

92
utiliser .

60. En résumé, les travaux préparatoires confir ment le texte de l’article22 interprété dans

son sens ordinaire, dans son contexte et à la lumi ère de son objet et de son but. Trois choses en

particulier sont claires. Premièrement, les négociations et les procédures prévus dans la CIEDR ne

sont pas a) une condition préalable à l’exercice de sa compétence par la Cour et b) des conditions

cumulatives. Deuxièmement, la commission de conciliation a été envisagée comme un complément

utile aux autres procédures de règlement des différends, y compris la Cour, et non comme une

procédure obligatoire. Troisièmement, la compétence de la Cour a été considérée comme une

question indépendante depuis le stade des négociatio ns à la Sous-Commission jusqu’à la rédaction

du texte final à la Troisième Commission.

VII. Conclusion

61. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de résumer :

1) l’article22 n’énonce pas de conditions préalables obligatoires à la saisine de la Cour dès lors

qu’il existe un différend relevant de la convention, et la Géor gie n’était pas tenue, à partir du

moment où un tel différend existait qui n’avait pas été réglé, d’engager des négociations

formelles pour le régler, ni de recourir a ux «procédures expressément prévues dans [la]

convention».

52 2) Quoi qu’il en soit, s’il y avait une condition préalable obligatoire, elle faisait partie d’une

alternative et il suffit qu’il y ait eu des négociations.

62. Monsieur le président, j’ai terminé ma pl aidoirie. Je vous demanderais maintenant de

donner la parole à M. Akhavan.

Le PRESIDENT: Je remercie M.Crawford pour sa présentation. J’invite à présent

M. Payam Akhavan à prendre la parole.

M. AKHAVAN :

92
Ibid., par. 4.69. - 50 -

C OMPÉTENCE AU REGARD DE L ’ARTICLE 22 DE LA CIEDR ⎯ HISTORIQUE DES NÉGOCIATIONS
[DEUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DE LA R USSIE ]

1. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, c’est un honneur pour moi de

me présenter une fois encore devant vous au nom de la Géorgie. En ce qui concerne la deuxième

exception préliminaire, M.Crawford a exposé nos vues selon lesquelles l’article22 n’établit

aucune condition préalable à la saisine de la Cour. Je vais montrer à présent que même si

l’article 22 exigeait effectivement des négociations préalables ⎯ comme le prétend la Russie ⎯, la

Géorgie a manifestement rempli cette condition.

2. Ce qui peut être qualifié de négoc iation est bien établi. [Projection n On trouve, dans

l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine de 1924, invoquée à plusieurs reprises dans la

jurisprudence de la Cour, l’indication suivante : «Une négociation ne suppose pas toujours et

nécessairement une série plus ou moins longue de notes et de dépêches ; ce peut être assez qu’une

conversation ait été entamée; cette conversation a pu être très courte…» 93 [Fin de la projection

o
n 1]

3. Pour reprendre ces termes, une conversa tion «très courte» peut suffire à remplir la

condition de négociation.

4. Nous soutenons respectueusement que les nombreux éléments démontrant l’existence de

négociations que la Géorgie a présentés dépassent sa ns aucun doute de loin ce qui est nécessaire.

Permettez-moi de renvoyer la Cour au chapitre VIII du mémoire de la Géorgie et au chapitre III de

ses observations écrites.

5. Mais, pour les besoins de l’argumentation, admettons l’affirmation de M.Zimmerman à

propos de cette exception préliminaire, à savoir que la Géorgie «réécri[t] l’histoire diplomatique».

Ignorons dix-septans de négociations bilatéra les et multilatérales avec la Russie sur la

53 discrimination systématique qu’ont subie les Géor giens victimes du nettoyage ethnique. Même en

faisant preuve d’autant de laxisme, l’affirma tion de M.Zimmerman selon laquelle il n’y a eu

aucune négociation entre la Géorgie et la Russie en vertu de la CIEDR échoue manifestement.

93Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 13. - 51 -

6. Il suffit d’examiner, même abstraction fa ite du long historique du différend, les échanges

diplomatiques entre les Parties les jours qui ont immédiatement précédé le dépôt de la requête par

la Géorgie le 12 août 2008.

7. Comme l’a expliqué M. Reichler, le nettoyage ethnique constituait un élément intégrant de

l’invasion russe à grande échelle du 8 août 2008. Le 9 août, trois jours exactement avant le dépôt

de la requête, le président de Géorgie, M. Saakachvili, a précisément accusé les «soldats … russes»

94
d’avoir «expulsé…la population de s ouche géorgienne» d’OssétieduSud ; un comportement

clairement interdit en vertu de la CIEDR. Le jour suivant, le 10 août, le Conseil de sécurité a été

réuni en urgence à la demande de la Géorgie. Lo rs de cette réunion, le représentant permanent de

la Géorgie a répété les alléga tions de nettoyage ethnique, fai sant référence à la tentative

«d’extermination de la population géorgienne» 95 par les soldats russes.

8. Il a également signalé que «les dirigeants gé orgiens [avaie]nt, dans la nuit, pris contact

avec les dirigeants politiques russes», mais que le président russe avait «refus[é] tout dialogue avec

son homologue géorgien». C’est dans ce contexte que la Géorgie a appelé le Conseil de sécurité à

96
entreprendre «immédiatement une action diplomatique» .

9. Voici ce qu’a indiqué, en réponse, le re présentant permanent de la Russie auprès de

o
l’Organisation des Nations Unies : [Projection n 2]

«En ce qui concerne l’indignation du représentant permanent de la Géorgie à
propos du refus de notre Président de pa rler à son homologue géorgien, veuillez me

pardonner, m97s quelle pers onne oaisonnable accepterait de lui parler en ce
moment ?» [Fin de la projection n 2]

10. Deux jours plus tard exactement, la Russie a réitéré son refus de négocier avec le

o
président Saakachvili. [Projection n 3.] Au cours d’une conférence de presse, M. Sergueï Lavrov,

54 le ministre russe des affaires étrangères, a contest é les allégations de nettoyage ethnique faites par

la Géorgie et répété que la Russie refusait de s’ entretenir avec le président Saakachvili, et plus

94Présidence de la Géorgie, conférence de presse, «Le président géorgien Mikhaïl Saakachvili rencontre des
journalistes étrangers» (9 août 2008). OEG, vol. IV, annexe 184.

95NationsUnies, Conseil de sécurité, 5953 eséance, Nations Unies, doc. S/PV.5953 (10août2008). OEG,
vol. III, annexe 96.

96Conseil de sécurité, 5953 séance, Nations Unies doc. S/PV.5953 (10 août 2008). OEG, vol. III, annexe 96.
97
Ibid. Voir également, «Le président russe a refu sé de s’entretenir avec M.Saakachvili», Pravda
(11 août 2008). OEG, vol. IV, annexe 206. - 52 -

encore de négocier avec lui. Voici ce qu’il a indiqué: «Je ne pense pas que la Russie ait jamais

98 o
l’intention de négocier avec M. Saakachvili ni de lui parler.» [Fin de la projection n 3]

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, les déclarations de ces

responsables russes ne laissent absolument aucun dout e sur le fait que la Russie n’avait aucune

volonté de négocier. Très manifestement, ni les ouvertures diplomatiques que j’ai mentionnées ni

aucune autre négociation engagées par la Géorgie et la Russie au cours de cette période n’ont mis

fin au nettoyage ethnique, qui s’est accru les jours suivants. Ainsi, même en ne tenant pas compte

de la longue histoire diplomatique du différe nd, comme le souhaite M.Zimmerman, la position

diplomatique russe postérieure à l’invasion, y comp ris, et surtout, son refus de négocier avec le

président géorgien, satisfait à toute condition préal able de négociation imaginable au titre de

l’article 22, pour autant qu’une telle condition existe.

12. Cette thèse est conforme à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la

Cour en date du 15 octobre 2008. Se fondant sur la condition réduite, et je cite l’ordonnance, que

les Parties aient «tenté d’engager…des discu ssions sur des questions pouvant relever de la

CIEDR», la Cour a jugé que non seulement des di fférends au titre de la Convention avaient «été

soulev[és] à l’occasion de contacts bilatéraux entre le s Parties» et «n’[avaie]nt … pas été résol[us]

par voie de négociation avant le dépôt de la requê te», mais que les «mêmes questions» avaient été

soulevées par la Géorgie dans des «communications adressées au Conseil de sécurité de

l’Organisation des Nations Unies les jours ayant précédé le dépôt de la requête». La Cour a conclu

que «la Fédération de Russie» avait commenté ces communications, mais qu’aucun règlement

99
diplomatique n’avait été trouvé .

13. Au stade de l’indication de mesures c onservatoires, la Cour a donc estimé que les

conditions de l’article 22 avaient été remplies. Les dernières pièces de la Russie n’ont fourni, selon

nous, aucun motif à la Cour pour s’écarter de sa précédente décision. En revanche, les nombreux

éléments de preuve supplémenta ires que la Géorgie a soumis dans son mémoire et dans ses

98Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, transcripti on des observations et des réponses du
ministre russe des affaires étrangères, M.SergueïLavrov, aux questions posées par les médias lors d’une conférence de
presse conjointe tenue ap rès sa rencontre avec le président en exercice de l’OSCE et ministre finlandais des affaires

étrangères, M. Alexander Stubb, le 12 août 2008 à Moscou. OEG, vol. IV, annexe 187.
99 Application de la convention internationale sur l’élimin ation de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, par. 115. - 53 -

observations écrites renforcent pleinement les conclu sions de la Cour relativ ement à l’article22.

Parmi ces éléments figure une longue histoire de discussions bilatérales et multilatérales et
55

d’échanges diplomatiques avec la Russie portant sur des actes de discrimination contre les

Géorgiens de souche en violation des droits de l’ homme. En tout état de cause, ils satisfont au

critère simple énoncé dans l’affaire Mavrommatis de ce qui constitue une négociation.

14. Dès l’accord de Sotchi de juin1992 ⎯signé par les présidents Chevardnadze et

Eltsine ⎯, les Parties ont négocié un accord visant à garantir le «respect des droits de l’homme et

100
des libertés fondamentales, ainsi que des droits des minorités ethniques» . En outre, les

négociations ont abouti à un accord visant «la cr éation de conditions propices au retour» des

personnes qui ont été victimes d’un nettoyage ethnique 10.

15. Ces négociations, ainsi que d’autres sim ilaires, concernaient à l’évidence des différends

relevant de la Convention, même si, manifestemen t, elles n’ont abouti à aucun règlement efficace.

Peu après, par exemple enseptembre1992, les pr ésidents géorgien et russe ont négocié un autre

accord qui, clairement, «réaffirm[ait] la nécessité de respecter les normes internationales dans le

domaine des droits de l’homme et des minorités nationales» et «de prévenir la discrimination

102
fondée sur la nationalité, la langue ou la religion» . Ce document figure en annexe45, dans le

volume III des observations de la Géorgie. L’accord prévoyait en outre des «conditions propres au

103
retour des réfugiés à leur domicile permanent» .

16. Des négociations bilatérales ont également abouti à la signature du protocole de

négociations entre les délégations gouvernementa les de la République de Géorgie et de la

Fédération de Russie, le 9 avril 1993, par le premier ministre géorgien et le ministre de la défense

russe. A la suite de l’accusation formulée la semaine précédente par la Géorgie, qui attribuait le

104
nettoyage ethnique en Abkhazie à l’«entière responsabilité» de la Russie , le protocole exigeait de

100Accord sur les principes du règlement du conflit osséto-géorgien entre la République de Géorgie et la

Fédération de Russie, signé à Sochi (24 juin 1992). MG, vol. III, annexe 102.
101Ibid.

102Conseil de sécurité, lettre datée du8septembre1992, adressée au présiden t du Conseil de sécurité par le
chargé d’affaires par intérim de la mission permanente de la Fédération de Russie a uprès de l’Organisation des
Nations Unies, annexe, Nations Unies, doc. S/24523 (8 septembre 1992). OEG, vol. III, annexe 45.

103Ibid.
104
Appel du Parlement géorgien à l’Orga nisation des NationsUnies, à la Conférence sur la sécurité et la
coopération en Europe et aux organisations intern ationales de défense des droits de l’homme (1ravril 1993). OEG,
vol. IV, annexe 125. - 54 -

cette dernière qu’elle «adopt[e] des mesures…ef ficaces» visant à «prévenir l’infiltration» en

56 Abkhazie de «formations militaires illégales, d’individus suspects, d’armes et de munitions» 10, une

obligation dont l’objectif était d’imposer à la Russie de ne plus faciliter le transfert de ces soldats et

du matériel depuis son territoire jusqu’en Ab khazie pour servir au nettoyage ethnique.

M.Zimmermann a fait valoir que ces accords ne porta ient pas sur des questions relevant de la

CIERD, mais toute analyse du contexte démont rerait clairement que le fait d’empêcher ces

infiltrations concernait directement le nettoyage ethnique en cours en Abkhazie. L’accord exigeait

également l’introduction des «conditions [requises] pour le retour des réfugiés sur leur lieu de

résidence permanente» 106. Et il stipulait en outre que ces questions appelaient d’autres

«négociations» ⎯il est bien stipulé «négociations» ⎯ entre les représentants de «la Géorgie, de

107
l’Abkhazie et de la Russie» , la Russie étant spécialement mentionnée comme partie à l’accord.

17. Il est évident que la Russie était partie directe à ces négociations en ce qui concerne les

différends relevant de la CIERD. Un autre ex emple est l’allégation prononcée en septembre 1993

par le président Chevardnadze devant le Conseil de sécurité de l’Organisation des NationsUnies,

selon laquelle le nettoyage ethnique alors en cours en Abkhazie avait été accompli «avec la

108
complicité et le soutien directs» des forces russes . Il a spécialement indiqué : «Nos pourparlers

avec le général Gratchev, ministre de la défense de la Fédération de Russie, n’ont pas abouti.» 109

18. Bien évidemment, M.Zimmermann affirme qu’aucun de ces exemples n’est pertinent

car, la Géorgie n’étant devenue partie à la CIERD qu’en 1999, ils n’entrent pas dans la compétence

ratione temporis de la Cour. Mon collègue, M.Sands, expliquera pourquoi cet argument est

indéfendable. Il conviendrait de noter néanmoin s que parmi les éléments de preuve figurent de

nombreux exemples de négociations relatives à des qu estions relevant de la CIERD et postérieures

à 1999 ⎯ au cas où il subsisterait un quelconque doute.

105
Protocole de négociations entre les délégations gouvernementales de la République de Géorgie et de la
Fédération de Russie (9 avril 1993). MG, vol. III, annexe 105.
106
Ibid.
10Ibid.

10Conseil de sécurité, lettr e datée du 20septembre1993, adressée au prés ident du Conseil de sécurité par le
représentant permanent de la Géorgie auprès de l’Organisation des NationsUnies, annexe, NationsUnies doc.S/26472
(20 septembre 1993). OEG, vol. III, annexe 48.

10Ibid. - 55 -

19. Par exemple, des négociations ont abou ti à un accord, signé en décembre2000 par le

ministre géorgien des affaires étrangères et le vice-premier ministre russe, visant à «créer des

conditions propices au retour…des réfugiés et des personnes déplacées» par la création d’un

57 «programme inter-gouvernemental» ⎯auquel participeraient la Géorgie et la Russie ⎯ «de

rapatriement, de logement, d’intégra tion et de réintégration des réfugiés» 110. Ces négociations

entre la Géorgie et la Russie portaient clairement sur des questions relevant de la CIERD, parmi

lesquelles le droit au retour en vertu de l’article 5.

20. Une autre fois, en juillet2002, le secrétaire du conseil de sécur ité nationale géorgien

négocia avec son homologue russe à propos du déni pa r la Russie du droit au retour des Géorgiens

de souche. Les parties à la déclaration commune affirmèrent qu’elles avaient toutes deux «souligné

l’importance» de «s’accorder sur les mesures perme ttant le retour … des réfugiés à leur précédent

lieu de résidence», en l’occurrence le district de Gali, en Abkhazie 111.

o
21. [Projection n 4] Encore lors d’une autre occasion, cette fois en mars 2003, les

présidents Chevardnadze et Poutine négocièrent sur ce que les parties à la déclaration finale

qualifièrent de «problème le plus brûlant», à savoir «le retour à leur domicile, dans la dignité et en

112
toute sécurité, des réfugiés et des personnes déplacées dans leur propre pays» . Ils convinrent de

«tout mettre en Œuvre» pour garantir le «retour [à Gali] des réfugiés et des personnes déplacées

113
dans leur propre pays» . De toute évidence, ces discussions portaient sur des questions relevant

de la CIEDR, et en particulier de son article 5. Si M. Zimmermann songeait à répondre à cela qu’il

ne s’agissait-là que de simpl es «contacts» ne correspondant pas à la définition des négociations

visées à l’article22, j’aimerais préciser à la Cour que ces discussions ont expressément été

qualifiées de «négociations» 114dans la déclaration finale. On trouve ce terme à l’annexe136 du

o
volume III du mémoire de la Géorgie. [Fin de projection n 4]

110Accord de coopération entre le Gouvernement géorgien et le Gouvernement russe visant à relancer l’économie

dans la zone du conflit osséto-géorgien et à permettre le re tour des réfugiés, Tbilissi (23décembre2000); MG, vol.III,
annexe 131.
111Déclaration commune du secrétaire du conseil de sécurité nationale géorgien, T. Japaridze, et du secrétaire du

conseil de sécurité nationale de la Fédération de Russie, V. Rouchailo (11 juillet 2002) ; OEG, vol. IV, annexe 151.
112Déclaration finale publi ée à l’issue des réunions entre le président de la Fédération de Russie,
M. Vladimir Poutine, et le président de la République de Géorgie, M. Edouard Chevardnadze, Svobodnaïa Grouzia, n 60

(12 mars 2003). MG, vol. III, annexe 136.
113Ibid.

114Ibid. - 56 -

22. A l’occasion de négociations qui se déroul èrent ultérieurement, la Géorgie proposa un

«compromis» en vertu duquel le district de Ga li serait géré par une administration intérimaire

conjointe qui serait chargée de superviser, sous l’égide d’organisations internationales, le retour des

115
58 Géorgiens de souche , mais la Russie refusa cette proposition. En effet, une séance de

négociation fut annulée en raison des «divergences en tre les parties géorgienne et russe quant aux

116
modalités des négociations» , pour reprendre les termes utilisés par le ministre des affaires

étrangères géorgien. La Géorgie considérait qu ’«un accord sur les conditions du retour en toute

sécurité des réfugiés devait être conclu dans un premier temps entre la Géorgie et la Russie»,

c’est-à-dire que la Géorgie et la Russie devaient négocier de ma nière bilatérale, mais la Russie

«insistait sur la présence de la partie abkhaze» 117. En résumé, la Géorgie souhaitait négocier avec

la Russie, mais celle-ci refusa.

23. Un autre exemple date d’avril 2004. Pe u après que le président Saakachvili eut déclaré

que les «troupes russes» étaient respon sables du nettoyage ethnique en Abkhazie 118, le ministre

d’Etat géorgien informa son homologue russe que la Géorgie attendait des «résultats concrets»

119
concernant le retour des Géorgiens de souche . La Géorgie fit des propositions précises,

notamment leur retour dans le district de Gali 12. Les notes relatives aux négociations qui se

déroulèrent ultérieurement, en octobre 2004, en tre l’ambassadeur de Géorgie à Moscou et le

vice-ministre russe des affaires étrangères, d’où il ressort que la Géorgie dut répéter qu’il demeurait

«essentiel» d’accomplir de «réels progrès concerna nt le retour des personnes déplacées dans leur

121
propre pays» , témoignent de l’échec de ces négociations.

115
Note d’information établie par le ministère des affaes étrangères de la Géorgie (20 janvier 2004); OEG,
vol. IV, annexe 155.
116
Note d’information établie par le ministère des affaes étrangères de la Géorgie (20 janvier 2004); OEG,
vol. IV, annexe 155.
117Ibid.

118Ask Georgia’s President, BBC News (25 février 2004) ; OEG, vol. IV, annexe 198.

119Procès-verbal de la rencontre du 27 avril 2004 entre le mi nistre d’Etat, M. G. Khaïndrava, et le vice-ministre
des affaires étrangères de la Fédération de Russie, M. V. Lochinine (27 avril 2004) ; OEG, vol. IV, annexe 156.

120Ibid.
121
Note d’information relative à la re ncontre entre l’ambassadeur de Géorgie auprès de la Fédération de Russie,
Valeri Tchetchelachvili, et le premier vice-ministre des affaires étrangères de la Fédéra tion de Russie, M. V. Lochinine
(21 octobre 2004) ; OEG, vol. IV, annexe 157. - 57 -

24. Un autre exemple concerne l’intensificati on des négociations bilatérales en juin 2008.

[Projection n 5] Dans une lettre datée du 23 juin 2008, citée par l’agent de la Fédération de Russie

et par M.Zimmermann, le président Saakachvili demandait au président Medvedev le retrait des

forces russes ⎯que la Géorgie avait accusées d’être responsables de discrimination ethnique,

notamment en ayant fait obstacle au ret our des victimes de nettoyage ethnique ⎯ des zones

122
d’Abkhazie peuplées des quelques Géorgiens qui demeuraient . Le présidentMedvedev refusa.

Après avoir rencontré le président russe plus tard dans le mois, le président Saakachvili lui rappela

59 qu’ils étaient convenus d’organiser le «retour … dans la dignité et en toute sécurité, des réfugiés et

des personnes déplacées dans leur propre pays » et lui proposa de «rédiger, de signer et

d’appliquer» des accords relatifs au droit au retour 123. Le président russe refusa, au motif qu’il

aurait été «inopportun d’aborder la question du retour des réfugiés de manière aussi

catégorique» 124, une décennie et demie après le déplacement de cette population. [Fin de la

o
projection n 5] Sans tenir aucun compte de ce cont exte évident, M.Zimmermann a soutenu que

cette lettre ne constituait pas une tentative de négociation au sens de la CIEDR car elle ne contenait

aucune accusation de discrimination ethnique commi se par les forces de maintien de la paix russes

125
à l’encontre des Géorgiens . Pourtant, comme l’a expliqué M. Reichler, le déni du droit au retour

est clairement une question qui relève de la CIEDR.

25. A ces exemples de négociations b ilatérales on pourrait ajouter les nombreuses

négociations multilatérales organisées sous les auspices de diverses institutions, parmi lesquelles la

commission de contrôle conjointe, la Communauté d’Etats indépendants, l’OSCE et l’Organisation

des Nations Unies, dans le cadre desquelles la Gé orgie a également négocié avec la Russie en vue

de résoudre des différends relevant de la CIEDR, notamment, je le répète une fois encore, celui

relatif au droit au retour des victimes de netto yage ethnique. Cela est indiqué dans le mémoire

ainsi que dans les observations écrites. Aujourd’hui, je me contenterai de commenter les initiatives

122Lettre du président Mikhaïl Saakachvili au président Dimitri Medvedev (24 juin 2008); MG, vol. V,

annexe 308.
123Lettre du président Mikhaïl Saakachvili au président Dimitri Medvedev (24 juin 2008); MG, vol.V,
annexe 308.

124Lettre du président Dimitri Medvedev de la Fédérati on de Russie au président géorgien Mikhaïl Saakachvili
(1 juillet 2008) ; MG, vol. V, annexe 311.

125CR 2010/8, p. 62, par. 10 (Zimmermann). - 58 -

diplomatiques menées par la Géorgie au sein de l’Organisation des Nations Unies, dont je donnerai

deux brefs exemples.

26. En août 2006, la Géorgie adressa une lettre au Secrétaire général de l’Organisation des

Nations Unies et au conseil de sécurité, les in formant que «les soldats russes chargés du maintien

de la paix continu[ai]ent de ne pas respecter leur s obligations et d’ignorer les violations flagrantes

de la législation et des droits de l’homme qui se produisent en leur présence» 126. De toute

évidence, en impliquant l’Organisation des Natio ns Unies, la Géorgie cherchait à résoudre le

différend qui l’opposait à la Russie à propos de l’in capacité de celle-ci à empêcher que ne soient

commises des violations discriminatoires des dro its de l’homme, comme l’impose la CIEDR. Elle

demanda notamment aux «forces de maintien de la paix de la CEI et à leurs responsables» de

prendre des mesures pour empêcher de telles exactions 12. Une autre fois, toujours en2006, la
60

Géorgie déclara à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies que la présence des

forces de maintien de la paix russes s’était traduite par des «tentatives permanentes de … légaliser

128
les résultats du nettoyage ethnique» .

27. Confronté à ces preuves ⎯et à bien d’autres encore ⎯ des tentatives de négociation

menées de longue date par la Géorgie dans des cadres multilatéraux, M. Zimmermann a adopté une

approche extrêmement restrictive de ce qui constitue des négociations , allant jusqu’à dire que des

discussions diplomatiques, même expressément organisées afin de résoudre un différend relevant

de la convention, ne sauraient constituer des négociations si elles sont menées dans un cadre

multilatéral. Selon lui, seules des négociations bilatérales pourraient satisfaire aux exigences de

129
l’article 22 .

28. A l’appui de cet argument, il a affirmé que la Géorgie ne pouvait pas invoquer les

négociations multilatérales qui se déroulèrent dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, au

126Assemblée générale de l’Organisation de s Nations Unies, conseil de sécurité, Annexe aux lettres identiques

datées du 11 août 2006, adressées au Secrétaire général et au président du cons eil de sécurité par le chargé d’affaires
par intérim de la Mission permanente de Géor gie auprès de l’Organisation des Nations Unies , Nations Unies,
doc. A/60/976-S/2006/638 (11 août 2006) ; OEG, vol. III, annexe 83.
127Ibid.

128Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, Annexe à la lettre datée du 24 juillet 2006, adressée
au Secrétaire général par le représen tant permanent de la Géorgie auprès de l’Organisation des Nations Unies ,
Nations Unies, doc. A/60/954 (25 juillet 2006).

129CR 2010/8, p. 63, par. 18 (Zimmermann). - 59 -

motif que la présente affaire serait «fondamentalem ent différente» du précédent de l’affaire du

Sud-Ouest africain 130, précisant que cette différence fondamentale tenait à ce que, contrairement à

la Russie, l’Afrique du Sud avait été jugée être un «Etat auquel [la majorité des Membres de

l’ONU] s’[était] oppos[ée]» et que, de ce fait, dans le contexte par ticulier de cette affaire, les

131
négociations auraient été «quasi-bilatéral[es]» , pour reprendre les termes employés par

M. Zimmermann. Mais si l’on examine ce passage à la page 346 de l’arrêt, on découvre que, juste

avant, la Cour affirme de manière catégorique ce qui suit: «[p]eu importe le nombre de parties

s’opposant dans un différend» 13. Cela n’a aucune importance. En outre, s’agissant de la soi-disant

différence entre les négociations bilatérales et collectives, la Cour a expressément affirmé, dans un

passage j’en suis sûr bien connu des membres de la Cour, que :

«ce n’est pas tant la forme des négociations que l’attitude et les thèses des Parties sur

les aspects fondamentaux de la question en litige. Tant que l’on demeure inébranlable
de part et d’autre ⎯et c’est ce qui ressort clairement des plaidoiries présentées à la
Cour ⎯ il n’y a aucune raison qui permette de penser que le différend soit susceptible
133
d’être réglé par de nouvelles négociations entre les Parties.»

29. Enfin, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, j’aimerais réitérer ce à

quoi mon collègue, M.Reichler, a déjà fait allu sion, à savoir que l’allégation selon laquelle, à

61 moins d’avoir spécifiquement invoqué la CIEDR da ns ses négociations avec la Russie, la Géorgie

ne pouvait en aucun cas satisfaire aux exigences de l’ article 22 de cette convention, est totalement

dépourvue de fondement. Cette assertion va manifest ement à l’encontre de la jurisprudence de la

Cour dans l’affaire relative au Nicaragua, où la Cour a établi qu’il n’était pas nécessaire de se

référer à un traité au cours des négociations pour invoquer la clause compromissoire dudit traité si

l’objet de celui-ci avait été abordé, ce qui, nous l’ affirmons, était bien le cas dans les négociations

entre la Géorgie et la Russie ( Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci

(Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, compét ence et recevabilité, C.I.J. Recueil 1984, p. 428-429,

par. 83). La Cour a d’ailleurs spécifiquement rejeté cet argument dans son ordonnance relative à la

demande en indication de mesures conservatoires, affirmant que «le fait que la CIEDR n’ait pas été

130Ibid., par. 14 (Zimmermann).
131
Ibid., par. 15 (Zimmermann).
132 Sud-Ouest africain (Ethiopie c.Afrique du Sud; Libérc.Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,

C.I.J. Recueil 1962, p. 346.
133Ibid. - 60 -

expressément mentionnée dans un contexte bilatéral ou multilatéral ne fait pas obstacle à la saisine

134
de la Cour sur le fondement de l’article 22 de la convention» .

30. En résumé, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, tant du point de vue

de la jurisprudence bien établie de la Cour que d es preuves versées au dossier, les allégations de la

Russie quant à ce qui constitue des négociations s ont totalement dépourvues de fondement. Si les

critères sévères de la Russie devaient être acceptés, on vo it mal comment un quelconque conflit

pourrait donner lieu à des négociations adéquates. Mais même si l’article22 imposait des

négociations comme condition préalable à la saisine de la Cour, la Géorgie a en tout état de cause

largement démontré qu’elle a satisfait à cette exigence.

31. Ainsi s’achèvent mes conclusions, et je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames

et Messieurs les juges, pour votre attention. Je prie maintenant la Cour de bien vouloir appeler à la

barre mon collègue, M.Sands, qui traitera des tr oisième et quatrième exceptions préliminaires

soulevées par la Russie.

Le PRESIDENT: Je remercie M.PayamA khavan pour son intervention et j’invite

maintenant M. Philippe Sands à prendre la parole.

62 M. SANDS :

L A C OUR A COMPÉTENCE RATIONE LOCI ET RATIONE TEMPORIS [TROISIÈME ET QUATRIÈME
EXCEPTIONS DE LA RUSSIE ]

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur de me trouver

ici pour représenter le Gouvernement de la Géorgie, et d’avoir ainsi l’occasion de féliciter, en

personne et au nom de toute l’équipe, les di stinguées nouvelles juges de la Cour. Que leur

présence soit un petit pas pour l’Homme ou un grand bond en avant pour la Femme…et

l’humanité, elle nous fait rudement plaisir !

2. Monsieur le président, vous avez entendu mes collègues et il me reste à aborder les deux

dernières questions soulevées par la Russie, à savoir ses troisième et quatrième exceptions

134
Mesures conservatoires, ordonnance, par. 115. - 61 -

préliminaires. Il semble que la Géorgie ne doive plus s’attarder sur les exceptions relatives à des

questions territoriales et temporelles car, comme vous l’avez entendu de la bouche de M. Kolodkin,

la Fédération de Russie compte s’en passer cette semaine.

3. Lorsque ces exceptions ont été soulevées pour la première fois, en décembre2009, la

Géorgie a répondu minutieusement et intégralemen t à la troisième exception préliminaire,

concernant la compétence ratione loci , et à la quatrième exception préliminaire, concernant la

compétence ratione temporis. Notre réponse semble avoir eu quelque effet : soudain et sans aucun

bruit, un peu comme les maisons qui disparaissen t dans cet extraordinaire et merveilleux roman

qu’est Le maître et Marguerite , les arguments se sont, comme par magie, «écroulés [et] il n’en

135
resta qu’un tas de ruines» . La seule chose qui manquait hier , pour paraphraser Boulgakov, était

le fameux «nuage de fumée noire». Quoi qu’il en soit, ce qui est magique aussi, c’est que mon

intervention de ce matin pourra être beaucoup plus courte que prévu. Je dois quand même prendre

la parole, car les concessions de la Russie appellent une réaction, ne serait-ce que pour vous dire ce

que nous pensons que la Cour de vrait faire concernant les deux exceptions en question. Je les

examinerai l’une après l’autre.

II. La troisième exception préliminaire de la Russie : le territoire

4. Dans sa troisième exception préliminaire, la Russie affirme que la Cour n’a pas

compétence ratione loci. Dans nos observations écrites, nous avons expliqué que ce n’était pas le

63 cas et que la portée territoriale de la convention de1965 était claire: la Géorgie est en droit

d’invoquer la compétence de la Cour au regard des obligations de la Russie découlant de la

convention de1965 pour des actes dont la Russie es t responsable qui se produisent ou font sentir

leurs effets sur le territoire de la Géorgie, notamment en Ossétie du Sud et en Abkhazie 136.

5. Dans son intervention d’hier, M.Kolodkin a dit que «à la réflexion, nous estimons que

cette exception n’est pas nécessairement de nature exclusivement préliminaire» 13. La Russie

semble indiquer que la Cour devrait aborder cette exception lors de l’examen au fond, auquel elle

13Mikhaïl Boulgakov, Le maître et Marguerite (Robert Laffont, 1968, traduit du russe par Claude Ligny, p. 354).
136
OEG sur les exceptions préliminaires («OEG»), chap. IV.
137CR 2010/8, p. 26, par. 31 (Kolodkin). - 62 -

serait, même s’il ne l’a pas dit, intimement liée. Nous ne sommes pas d’accord: la Cour peut

statuer sur cette exception à ce stade et, selon nous, elle devrait le faire.

6. Je vais vous expliquer pourquoi: l’argum ent de la Russie est essentiellement fondé sur

l’affirmation selon laquelle il est «une position du dr oit international général, qui prévoit que, sauf

indication expresse, les obligations conventionnell es sont d’application strictement territoriale» 13.

Selon la Russie, comme la CIEDR ne contient aucune disposition à cet effet, la Cour n’a

compétence à l’égard des obligations de la Ru ssie découlant des actes ou omissions de

représentants officiels russes que si ces actes ou omissions ont lieu sur le territoire de la Fédération

de Russie. Nous avons déjà dit sans ambages dans nos observations écrites que cet argument

n’était pas fondé : il n’existe pas de telle «position» en droit international. De plus, l’affirmation de

la Russie est contredite par la jurisprudence de la Cour, notamment dans son avis consultatif en

l’affaire relative au Mur (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire

palestinien occupé, avis consultatif du 9juillet2004 , C.I.J. Recueil 2004, p.179), dans les arrêts

rendus en 1996 en l’affaire relative au Génocide (Application de la convention pour la prévention

et la répression du crime de génocide (Bosnie- Herzégovine cY . ougoslavie), exceptions

préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, p. 16, par. 31), en 2005, en l’affaire relative aux Activités

armées (Activités armées sur le territoire du C ongo (République démocratique du Congo

c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p.168, par.216) et en2007, de nouveau en l’affaire

relative au Génocide (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 68.

64 L’argument de la Russie est également contredit par la jurisprudence du Comité des droits de

l’homme et du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’Organisation des

NationsUnies. Nous avons fait observer que la Russie vous invitait à revenir sur votre

jurisprudence constante et nous déduisons de leur silence qu’ils ont décidé que ce n’était pas très

judicieux 139.

7. Il est manifeste que rien dans cet argument n’a à voir de près ou de loin avec le fond. Il

s’agit d’un point de droit. L’interprétation de la convention est une question purement juridique, de

138
Exceptions préliminaires de la Russie (EPR), par. 5.9a).
139
OEG, par. 4.9 à 4.24. - 63 -

caractère «exclusivement préliminaire». Elle n’est pas ce qu’en a dit M. Kolodkin et nous partons

du principe qu’elle s’est effectivement volatilisée, san s même un «nuage de fumée». De ce fait, et

même si certains d’entre nous pourraient trouver la question particulièrement intéressante, il n’est

pas besoin que la Cour se penche et se pronon ce sur tous les tenants et les aboutissants de

l’arrêt Bankovic de la Cour européenne des droits de l’homme, sur lequel la Russie s’est largement

appuyée pour cet argument. Comme nous l’avons di t dans nos observations écrites, cet arrêt n’est

pas pertinent en l’espèce. L’approche suivie pa r M. le juge Elihu Lauterpacht dans son opinion

individuelle en l’affaire du Génocide est pertinente; il serait «absurde», dit-il, qu’un Etat puisse

échapper à ses obligations au titre d’une convention internationale relative aux droits de l’homme à

laquelle tous les Etats sont parties et d’échapper à la compétence de la Cour, pour le simple fait que

140
les violations présumées dont il est accusé ont été ressenties en dehors de son territoire . Ainsi, le

premier argument, de nature générale, est démonté.

8. Cela laisse à la Russie son second argument, relatif à la compétence ratione temporis.

Dans un premier temps, cet argument était un des te rmes d’une alternative, mais il reste seul. La

Russie a reconnu que des obligations découlant de traités pouvaient avoir une application

extraterritoriale, mais affirme qu’il n’existe que «deux types d’extraterritorialité» : «premièrement,

les actes accomplis par les autorités diplomatiques et consulaires d’un Etat sur le sol étranger et,

deuxièmement, l’exercice d’un contrôle effectif général sur un territoire» 14. La Géorgie a répondu

à cet argument aux paragraphes4.35 à4.66 de ses observations écrites. Nous ne partageons

65 absolument pas le point de vue de la Russie, et notre position est fondée sur votre jurisprudence

constante. La Russie a gardé le silence, ne répondant à aucun de nos arguments.

9. La Russie a tout simplement mal lu votre jurisprudence. Elle avance, par exemple,

concernant le «deuxième type d’extraterritorialité » que «ainsi qu’il ressort d’un examen rapide de

la jurisprudence de la Cour, celle-ci n’a fait dr oit aux arguments fondés sur un «contrôle effectif»

142
que dans des hypothèses très restrictives et, notamment, dans des cas d’occupation de guerre» .

En général, au lieu de se contenter d’un examen rapide, il vaut mieux ⎯ c’est plus prudent ⎯ lire

140
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), mesures conservatoires, ordonnance, C.I.J. Recueil 1993, p. 444, par. 114.
141
EPR, par. 5.50.
142Ibid., par. 5.51. - 64 -

vos arrêts. M. le juge Buergenthal ne s’est pas c ontenté d’un regard, il a participé à leur rédaction.

Il y a peu, il a fait le point de votre jurisprudence sur l’extraterritorialité des instruments relatifs aux

droits de l’homme, dans une perspective extr ajudiciaire. Comme il l’a indiqué dans une

publication récente, la portée extraterritoriale des tr aités relatifs aux droits de l’homme ne se limite

pas aux territoires occupés :

«Cette conclusion repose tout d’abord su r la formulation retenue par la Cour.
Lorsque celle-ci dit, dans l’affaire Congo c. Ouganda, que les instruments relatifs aux

droits de l’homme s’appliquent à des actes d’un Etat agissant dans l’exercice de sa
compétence en dehors de son territoire, elle précise, «en particulier dans les territoires
occupés». Il est manifeste qu’un exercice de compétence extraterritoriale peut relever

du paragraphe1 de l’article22 [de la CI EDR] même s’il se produit ailleurs que dans
des territoires occupés.» 143

10. Monsieur le président, telle est l’approche suivie par la Cour, et elle a été reprise par

d’autres cours, tribunaux et organes de contrôle in ternationaux, y compris le Comité des droits de

l’homme de l’ONU, la Cour interaméricaine des dr oits de l’homme (en l’affaire Coard v.United

States)144 et la Cour européenne des droits de l’homme (en l’affaire Issa c. Turquie) 14.

11. Ces autorités ne partagent pas la pos ition de la Russie sur les deux fondements

«exceptionnels» de la mise en Œuvre extraterritoriale de la convention de 1965. Il semble donc que

les Parties sont d’accord sur le fait que la c onvention de1965 peut s’ appliquer de manière

extraterritoriale, mais ne le sont pas sur la ques tion de savoir si c’est le cas en l’espèce. Que doit

faire la Cour ?

66 12. Selon nous, elle devrait re jeter l’exception préliminaire de la Russie et, confirmant votre

jurisprudence, reconnaître le principe que la convention de1965 s’applique de manière

extraterritoriale146. Dans son avis consulta tif en l’affaire relative au Mur, la Cour a dit qu’elle

«estime que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques est applicable aux actes d’un

Etat agissant dans l’exercice de sa compétence en dehors de son propre territoire» ( Conséquences

juridiques de l’édification d’un mur dans le terri toire palestinien occupé, avis consultatif du

143Thomas Buergenthal, «The ICJ, Human Rights and Extraterritorial ju risdiction» in S.Breitenmoser et al.

(eds), Human Rights, democracy and the Rule of Law: Liber Amicorum Luzius Wildhaber , 2007, p.147 et148; OEG,
vol. IV, annexe 197.
144 Coard et al. v.United States of America, affaire n 10.951, recueil n o109/99, Inter-Am.Ct.H.R.

(29 septembre 1999), par. 37.
145Issa et autres c. Turquie, CEDH, requête n 31821/96, arrêt (6 novembre 2004), par. 71, 76, 81 et 82.

146OEG, par. 4.9-4.24. - 65 -

9 juillet 2004, C.I.J. Recueil 2004, p.179, par.111). Dans l’affaire relative aux Activités armées,

vous avez adopté le même libellé ( Activités armées sur le territoire du Congo (République

démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 168, par. 216). Et hier, comme

vous l’avez entendu, la Russie n’a pas demandé qu’une règle différente s’applique ; pour notre part,

nous pensons que vous devriez retenir le principe établi.

13. Par conséquent, nous affirm ons que la convention de1965 est applicable à des actes

commis par la Russie sur son territoire et dans l’ exercice de sa compétence sur le territoire de la

Géorgie, notamment en Ossétie du sud et en Abkhazie. Bien sûr, la question de savoir si la Russie

a ou non perpétré des actes qui engagent sa responsabilité en vertu de la convention de 1965 est une

question de fond. Mais nous ne voyons pas l’utilité d’examiner au fond une question de droit déjà

tranchée dans la jurisprudence relative à la compétence. Cet aspect de la question a un «caractère

exclusivement préliminaire». La Cour peut statuer dès maintenant pour que les Parties puissent se

fonder sur une norme bien établie pour préparer leurs arguments quant au fond.

III. La quatrième exception préliminaire de la Russie : le temps

14. Je voudrais maintenant aborder la quatriè me exception préliminaire soulevée par la

Fédération de Russie. Dans ses écritures de d écembre2009, celle-ci l’a exposée sous une forme

particulièrement succincte et, il faut bien le dire, d’une manière qui n’irradiait guère la confiance.

L’objection était que la compétence de la Cour était limitée ratione temporis «à des événements

intervenus après l’entrée en vigueur de la CI EDR entre les Parties, c’est-à-dire après le

2 juillet 1999» 147. M.Kolodkin n’a pas dit, comme il l’a fait pour la troisième exception, qu’elle

148
n’était «pas nécessairement d’une nature exclusivement préliminaire» . Il s’est contenté de vous

67 renvoyer aux pages correspondantes dans les exceptions préliminaires de la Russie 149. Il ne vous a

pas prié de renvoyer la question à l’examen au f ond. Les parties sont donc d’accord pour dire que

vous pouvez statuer lors de la présente phase, et nous disons que vous devriez le faire.

147EPR, par. 1.33.
148
Procès-verbal, CR 2010/8, par. 31 (Kolodkin).
149Ibid., par. 32. - 66 -

15. Nous avons exposé en détail nos arguments quant à cette exception au paragraphe5.1

à5.25 de nos observations écrites. Nous faisons valoir qu’il ne saurait y avoir d’exception

temporelle à aucune des prétentions que la Géorgie a soumises à la Cour.

16. La Russie a commencé par prétendre que la Géorgie plaidait en faveur d’une application

rétrospective de la convention. C’est faux : la Géorgie n’a jamais affirmé que la convention doive

s’appliquer rétroactivement. Ce qu’elle affirme c’est simplement que la Cour est habilitée à se

pencher sur des actes qui ont précédé la date d’entrée en vigueur de la convention de 1965 entre les

deux Parties. Elle peut le faire ⎯ c’est d’ailleurs ce qu’a fait la Fédération de Russie pendant cette

semaine ⎯ ne serait-ce que parce nous affirmons qu’ils c ontinuent de produire leurs effets après

le1juillet1999. Or, à notre sens, il est manifeste qu ’ils continuent à le faire: on l’a dit, plus de

150
250 000 Géorgiens de souche ont été expulsés d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie avant juillet 1999 ,

et chacun d’eux a droit au retour en vertu de la convention de1965. La Cour peut exercer sa

compétence sur la question de savoir si les actes de la Russie tendant à empêcher les déplacés

d’avant 1999 d’exercer leur droit au retour portent atteinte à la convention. Un tel exercice relatif à

la compétence est conforme à la jurisprudence de la Cour et à celle, pa r exemple, de la Cour

interaméricaine des droits de l’homme. Il est aussi conforme avec le principe énoncé à l’article 14,

paragraphe 2 des articles sur la responsabilité des Etats de la CDI.

17. Le deuxième argument défendu par la Russie dans le cadre de cette exception

préliminaire est que la Géorgie essaie d’obteni r réparation à raison d’actes qui se sont produits

151
avant le 2 juillet 1999 . Nous avons expliqué dans nos observations écrites en quoi cela était

erroné 152. La Russie n’a rien répondu. Nous vous invi tons à en tirer la conclusion qui s’impose

quant à la conviction avec laquelle elle avance son argument.

68 18. Le troisième argument de la Russie visait à établir que la Cour n’est compétente à l’égard

de faits ou d’événements postérieurs au dépôt de la requête que si ces faits ou événements se

rapportaient aux faits ou événements relevant déjà de sa compétence et si la prise en considération

150
Human Rights Watch/Helsinki, Hu man Righos Watch Arms Project, Georgia/Abkhazia: Violations of the
Laws of War and Russia’s Role in the conflict, vol. 7, nrs 1995), p. 43. MG, vol. III, annexe 146.
151
EPR, par. 6.5-6.14.
152OEG, par. 5.13-5.15. - 67 -

de ces derniers faits ou événements n’avait pas pour effet de transformer la nature du différend 153.

154
La Géorgie a répondu en détail sur ce point . Là encore, la Russie n’a rien eu à répondre. Nous

comprenons pourquoi la Russie hésite à s’engager su r cette voie et pourquoi elle ne l’a pas fait

lundi. Si elle l’avait fait, e lle aurait mis en évidence le continuum dans lequel s’inscrit la

discrimination ethnique: elle a commencé au début des annéesquatre-vingt-dix, s’est poursuivie

après juillet1999, s’est renforcée en2006, 2007 et2008 et perdure aujourd’hui encore. La

responsabilité de la Russie pendant tout ce temps s’ est manifestée, entre autres choses, par le fait

qu’elle persiste à refuser le droit au retour à des centaines de milliers de Géorgiens de souche

qu’elle n’a jamais autorisés à rentrer chez eux en Ossétie du Sud et en Abkhazie. Le rôle que la

Russie continue de jouer à cet égard est confir mé par le rapport de2009 de l’Union européenne,

pour lequel la Russie professe tant de respect. Le rapport de l’Union européenne décrit les

violences dirigées contre les Géorgiens de souche et leurs biens avant et après le cessez-le-feu

de2008 en Ossétie du Sud et dans les territoires limitrophes. Il brosse un tableau de

discrimination ethnique systématique et persistant e à l’encontre des Géorgiens de souche. Il

indique que la Russie continue à ne rien faire pour prévenir ces actes, même quand ils se produisent

en présence de militaires russes. Il évoque la manière dont la Russie continue de ne pas prendre

«les mesures nécessaires pour faire en sorte que les réfugiés/déplacés, y compris ceux
qui le sont devenus à la suite des conf lits du début des années quatre-vingt-dix,
puissent rentrer chez eux sans autre condition autre que celles énoncées dans les
155
normes pertinentes du droit international» .

19. Nous comprenons par conséquent que la Russie n’ait pas voulu mettre en lumière ces

faits et ouvrir le débat sur ce qui se passe aujourd’ hui, au moment où je vous parle, en Ossétie du

Sud et en Abkhazie. Par ses actions et ses omissions, la Russie viole votre ordonnance en

indication de mesures conservatoires, comme nous l’avons dit au chapitreVI de nos observations

écrites sur les exceptions préliminaires. Hier, la Russie n’avait rien à dire concernant l’exception

qu’elle avait formulée sur des questions temporell es. Nous vous invitons à conclure que la Russie

153
EPR, par. 6.15.
154
OEG, par. 5.16 à 5.24.
155Mission d’enquête internationale i ndépendante sur le conflit en Géorgi e, rapport, vol.I (septembre2009),
par. 28, OEG, vol. III, annexe 120. - 68 -

69 a effectivement renoncé à cette exception et à dire que vous avez le droit d’examiner la situation

sur le terrain telle qu’elle se présente aujourd’hui.

20. Avant d’en finir avec les questions tem porelles, je voudrais répondre à M. Zimmermann,

qui a soulevé plusieurs questions de cet ordre. Se référant à une lettre adressée par la Géorgie au

Conseil de sécurité en 1993, il a affirmé que de telles correspondances n’étaient «pas pertinentes du

point de vue ratione temporis du fait qu’elles étaient antérieu res à l’entrée en vigueur de la

156
convention entre les parties» . Si vous le permettez, ces documen ts sont des plus pertinents et

vous pouvez tout à fait en prendre connaissance; en fait, selon nous, vous devez en prendre

connaissance pour comprendre ce qui se passe. Ces documents prouvent de manière irréfutable

que le différend entre la Russie et la Géorgie su r la question de la discrimination à l’égard des

Géorgiens de souche en Ossétie du Sud et en Ab khazie remonte à cette période. Le document que

M.Zimmermann vous demande d’exclure (rien de moins qu’une note verbale au Conseil de

sécurité), et bien d’autres de la même période, m ontrent à l’envi que ce différend ne concerne pas

seulement les événements qui se sont produits au cours de l’été 2008 ⎯ c’est précisément la raison

pour laquelle ils ne veulent pas que vous les voyiez ⎯ même s’il est vrai que ces événements ont

créé les conditions qui ont contraint la Géorgie à engager une procédure juridique pour protéger du

mieux possible les droits des Géorgiens de souche . L’élément temporel en l’espèce est important,

mais non dans le sens que suggère M. Zimmermann. Le temps, comme les causes d’une procédure

ou les différends, ne se laisse pas enfermer dans des cases. Le droit international vit dans l’échange

perpétuel et non dans des compartiments clos ; c’est une autoroute, pas un cul de sac.

IV. Conclusion

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs de la Cour, je voudrais conclure ici mon

exposé, et avec lui le premier temps de parole de la République de Géorgie. Nous vous invitons à

rejeter les troisième et quatrième exceptions préliminaires de la Russie à ce stade et à confirmer que

la Cour est habilitée à exercer sa compétence sur t outes les questions soulevées par la Géorgie. Ce

faisant, vous confirmerez le rôle de la Cour en tant que principal organe judiciaire des

NationsUnies et garante de l’état de droit sur ce s questions d’importance vitale. Une juridiction

156
Procès-verbal, CR 2010/8, par. 19 (Zimmermann). - 69 -

70 capable d’agir et de réagir en temps opportun, comme elle l’a fait lors de la phase des mesures

conservatoires. A se déclarer incompétente en l’espèce, elle donnerait l’impression qu’elle n’est

pas disponible quand on a le plus besoin d’elle, p our régler des questions primordiales. Je vous

remercie de votre attention.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Ph ilippe Sands. Voilà qui met fin au premier

tour de plaidoiries de la Géorgie. Je voudr ais remercier chacune des Parties pour les exposés

qu’elles ont présentés au cours de ce premier tour de procédure orale.

La Cour se réunira de nouveau demain de 16heures à 18heures, pour entendre le second

tour de plaidoiries de la Fédération de Russie. La Fédération de Russie présentera ses conclusions

finales à la fin de cette audience. Je rappelle que la Géorgie s’exprimera ensuite le

vendredi 17 septembre, de 10 à 12 heures, pour son second tour de plaidoiries, et qu’elle présentera

ses conclusions finales à la fin de l’audience. Ch aque Partie disposera ainsi d’un temps de parole

de deux heures. Je voudrais néanmoins rappeler aux Parties que, conformément au paragraphe 1 de

l’article 60 du Règlement de la Cour, leurs exposés oraux devront être aussi succincts que possible.

J’ajouterais que le second tour de plaidoiries a pour objet de permettre à chacune des Parties de

répondre aux arguments avancés oralement par la Partie adverse. Le second tour de plaidoiries ne

doit donc pas constituer une simple répétition des ar guments déjà formulés. Par conséquent, il va

sans dire que les Parties ne sont pas tenues de faire usage de la totalité du temps qui leur est alloué.

Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 heures.

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