MASI
CR 2007/24 (traduction)
CR 2007/24 (translation)
Mardi 13 novembre 2007 à 10 heures
Tuesday 13 November at 10 a.m. - 2 -
12 Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président : Veuillez vous asseoir. L’audience est
ouverte. La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre le premier tour de plai doiries de la Malaisie.
Je tiens à rappeler que la Malaisie achèvera ce premier tour de plaidoiries le vendredi 16 novembre,
de 10heures à 13 heures. J’appelle à présent à la barre S.Exc.Tan Sri Abdul Kadir Mohamad.
Monsieur, vous avez la parole.
M. KADIR :
1. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, c’est un grand honneur de me présenter
devant vous et d’exposer à cette occasion pourquoi la souveraineté sur PulauBatuPuteh,
Middle Rocks et South Ledge revient à la Malaisie.
2. Monsieur le président, permettez-moi de remercier l’agent de Singapour des aimables
compliments qu’il a adressés à mes collègues de l’équipe malaisienne et à moi-même au premier
jour de ces audiences. Ces compliments lui sont pleinement retournés. Nous nous connaissons
depuis longtemps, en qualité de membres des services diplomatiques de nos pays respectifs.
3. Monsieur le président, la Malaisie et Singa pour sont deux pays voisins d’Asie du Sud-Est,
qui ont décidé d’un commun accord de se présen ter devant la Cour pour régler un différend
concernant les trois formations, situées à l’entrée orientale du détroit de Singapour, au large de la
péninsule malaisienne, comme le montre la carte qui est à présent projetée à l’écran. Vous pouvez
aussi voir cette carte sous l’onglet 1 du dossier de plaidoiries.
4. Pulau Batu Puteh et les deux autres formations font partie de l’Etat du Johor, qui lui-même
fait à présent partie de la Malaisie . L’Etat du Johor a ses origines dans l’ancien Sultanat de Johor.
L’actuel sultan de Johor, Sultan Iskandar Ibni Al -Marhum Sultan Ismail, descend en ligne directe
de l’un des signataires du traité d’am itié et d’alliance conclu le 2 août1824 entre le Johor et la
Grande-Bretagne, aussi connu sous le nom de trai té Crawfurd, et aux termes duquel une partie du
territoire du sultanat fut cédée pour donner naissance à Singapour. L’île de Singapour se trouve au
bas de la péninsule malaisienne. A leur point le plus rapproché, Singapour et le Johor continental
sont distants de 600 mètres seulement. On peut à présent voir la carte de Singapour à l’écran, qui
se trouve aussi sous l’onglet 2 du dossier de plaidoiries. - 3 -
5. Singapour et la Malaisie, avec l’Indonésie, partagent aujourd’hui les eaux des détroits de
Malacca et de Singapour, qui relient l’océan Indien à la mer de Chine orientale, et en assurent la
gestion. En raison de cette géogr aphie, de leur généalogie et de l’histoire coloniale britannique,
13 Singapour et la Malaisie ont beaucoup en commun. Le graphique actuellement projeté à l’écran et
qui se trouve également sous l’onglet 3 du dossier de plaidoiries, représente les détroits de Malacca
et de Singapour. Il s’agit d’une carte de navigation actuelle, que tout un chacun peut se procurer
aisément.
6. Plus tard ce matin, l’ Attorney-General de la Malaisie vous exposera en détail comment le
différend est né et comment les Parties se sont efforcées de le régler.
7. Mais avant d’examiner le comment de cette affaire, la Cour voudra sans doute en
connaître le pourquoi : Pourquoi y-aurait-il entre de ux Etats responsables un désaccord si vif et si
profond à propos de la souveraineté sur des formations maritimes aussi petites ?
8. La semaine dernière, la Cour a entendu beaucoup d’arguments que Singapour a avancés
de diverses manières à l’appui de sa revendica tion de souveraineté sur Pulau Batu Puteh,
Middle Rocks et South Ledge. Mais Singapour ne peut dissimuler derrière tout cela le fait qu’elle
cherche à renverser les accords qui ont été conclus voilà plus de cent cinquante ans entre le Johor et
le Grande-Bretagne, et maintenus tout au long de la période d’administration britannique. Dans ses
écritures, la Malaisie a apporté des preuv es établissant que le Johor avait donné à la
Grande-Bretagne la permission de c onstruire et d’exploiter un phare sur l’une de ses îles. Le site
de Pulau Batu Puteh fut choisi. Depuis lors, la Grande-Bretagne et ensuite Singapour ont
exploité le phare. Singapour est actuellement présente sur l’île, comme l’était avant elle la
Grande-Bretagne, avec le consentement du Johor. Nous sommes par conséquent très préoccupés
lorsque Singapour revendique la s ouveraineté sur Pulau Batu Puteh pour la simple raison qu’elle
s’y occupe d’un phare avec notre permission.
9. La revendication de Singapour ne tient par ailleurs aucun compte des accords territoriaux
conclus dans la région en 1824, à savoir la traité anglo-néerlandais conclu entre la Grande-Bretagne
et les Pays-Bas le 17mars1824 et le traité Cr awfurd du 2août1824, qui donna naissance à la
colonie de Singapour. - 4 -
10. La question de la souveraineté sur Pula u Batu Puteh et les deux autres formations
maritimes est importante, malgré la toute petite ta ille de celles-ci. Non seulement a-t-elle des
conséquences sur la stabilité territoriale et mar itime des détroits, mais l’arrangement établi de
longue date est important pour le maintien de la gestion concertée des aides à la navigation, pour la
protection de l’environnement marin et pour les questions de sécurité dans le détroit.
11. Monsieur le président, Messieurs de la C our, la thèse de la Malaisie est claire et les
éléments de preuve l’appuient pleinement.
14 12. Comme la Malaisie l’a montré dans ses écritures, Pulau Batu Puteh n’était pas une
terra nullius en 1847. Elle n’était pas une terra nullius en 1851, lorsque la Compagnies des Indes
orientales y acheva la construction du phare Horsburgh. Pulau Batu Puteh faisait partie de l’ancien
Sultanat de Johor et, lorsque celui-ci se scinda en deux, après le traité anglo-néerlandais de1824,
elle ne fut pas rattachée à Riau-Lingga mais continua de faire partie du Sultanat de Johor.
13. Le traité anglo-néerlandais établissait que la ligne séparant les sphères d’influence
britannique et néerlandaise passerait au sud du détroit de Singapour. Cela plaçait Pulau Batu Puteh
dans la sphère d’influence brita nnique et dans la partie du Johor qui continua d’être dénommée
Sultanat de Johor. Une carte illustrant la divi sion entre les sphères d’ influence britannique et
néerlandaise est actuellement projetée à l’écran et e lle se trouve aussi sous l’onglet 4 du dossier de
plaidoiries. La semaine dernière, Singapour a tent é de présenter une nouvelle interprétation de la
ligne de partage. Demain, M. Schrijver e xpliquera pourquoi la nouvelle interprétation de
Singapour est erronée.
14. En application du traité Crawfurd de 1824, le Johor transféra à la Compagnies de Indes
orientales la souveraineté sur l’île de Singapour ainsi que sur les îlots et rochers situés dans un
rayon de 10 milles géographiques de celle-ci. Pulau Batu Puteh de trouve à 25,5 milles marins de
Singapour.
15. En 1851, avec la permission du Johor , le phare Horsburgh fut construit sur
PulauBatuPuteh par la Compagnie des Indes or ientales. Le temenggong et le sultan de Johor
avaient donné le 25novembre1844 l’autorisation de construire et d’exploiter un phare «[à
proximité] de Point Romania» ou «en tout autr e lieu [jugé] approprié». Comme vous pouvez le
constater sur le graphique qui est à présent projet é à l’écran, et qui se trouve aussi sous l’onglet 5
du dossier de plaidoiries, Pulau Batu Puteh est proche de Point Romania. - 5 -
16. Pulau Batu Puteh était certainement un «lieu approprié» en raison des difficultés que
présente la navigation à l’entrée orientale du détro it. En fait, Pulau Batu Puteh était le lieu
préconisé par les souscripteurs lorsque ceux-ci, des négociants, commencèrent à recueillir des
fonds en 1836, en vue de construire un phare.
17. C’est sur la base du consentement donné par le temenggong et le sultan de Johor que la
Grande-Bretagne a construit, puis exploité, le phare Horsburgh sur Pulau Batu Puteh.
18. Demain, M. Kohen analysera les lettres d’autorisation écrites le 25 novembre 1844 par le
temenggong et par le sultan de Johor. La Malaisie n’a pas été en mesure de retrouver la lettre du
gouverneur Butterworth à laquelle répondent les lettres d’autorisation. E
n 1994, la Malaisie a
15 demandé à Singapour de lui communiquer une copie de la lettre du gouverneur, si elle disposait
d’une telle copie. Singapour n’a pas répondu à la demande la Malaisie. Si cette lettre existe
aujourd’hui, elle se trouve probablement dans les archives de Singapour, dans le dossier intitulé
«Lettres aux souverains indigènes». Malheureusement, la Malaisie n’a pas accès à ces archives.
19. Entre 1850 et 1946, la Grande-Bretagne m it en place le système des phares des détroits
pour aider la navigation sur toute la longueur d es détroits de Malacca et de Singapour. Le
graphique qui est actuellement projeté à l’écran et qui se trouve sous l’onglet6 du dossier de
plaidoiries, montre les éléments de ce système et indique notamment les noms de divers phares.
Cela correspond à la liste qui apparaissait sur l’ ordonnance portant aboliti on des droits de phare,
prise en 1912 par la colonie de Singapour.
20. Le système des phares des détroits, qui co mprenait le phare Horsburgh, était administré
par les établissements des détroits. Chaque phare était exploité de l’une des trois stations de
Singapour, Penang et Malacca. Les Etats malais fé dérés contribuèrent aux frais d’exploitation des
phares des détroits à partir de 1912 lorsque ceux-ci cessèrent d’être financés sur les recettes des
droits de phare. Les Etablissements des détroits continuèrent cependant d’entretenir les phares
parce qu’ils disposaient des compétences nécessaires à cet effet.
21. En 1946, lors de la dissolution des Etablissements des détroits et de la création de colonie
de Singapour et de l’Union malaise, le systèm e des phares des détroits cessa d’être administré
comme un système unique. Cependant, les phares continuaient d’être exploités depuis leurs
stations originelles des anciens Etablissements des détroits. Les phares de PulauPisang et - 6 -
Horsburgh continuèrent d’être administrés de Singapour et les autres, comme ceux de
PulauUndan, de CapeRachado, de MukaHead et de PulauRima u le furent des stations de
Malacca et de Penang qui rejoignirent l’une et l’autre l’Union malaise en 1946, et font à présent
partie de la Malaisie.
22. Aujourd’hui, le phare Horsburgh et celui de PulauPisang continuent d’être administrés
de Singapour, et les autres de la Malaisie. Rien n’a changé.
23. Les autorités de Singapour ont tout simpleme nt pris le relais des Britanniques, de même
que les autorités de Penang et Malacca. Ce dispositif fonctionne depuis plus de cent cinquante ans.
24. La coopération entre les Etats qui devinr ent ensuite la Malaisie et Singapour ne se
limitait pas au domaine de la construction des phares et des aides à la navigation.
25. Permettez-moi de citer l’exemple de la marine royale malaisienne, précédemment
dénommée force navale de Malaya. Elle assuma des responsabilités pour Singapour
16 jusqu’en1975, date à laquelle celle-ci créa sa propre marine. Jusqu’au début des
années quatre-vingt, la marine royale malaisienne était pour l’essentiel stationnée à sa base navale
de Woodlands à Singapour, qu’elle restitua à celle-ci seulement en 1997.
26. Avant et après la création de la marine de Singapour, les forces navales britanniques,
puis malaisiennes, ont patrouillé les eaux des détroits, y compris le secteur de Pulau Batu Puteh.
27. Ces dispositifs de coopération ⎯et il y en a beaucoup d’autres, par exemple dans les
domaines des communications et de l’approvisionnement en eau ⎯ reflètent non seulement nos
liens historiques étroits mais aussi les droits et obligations que nous avons normalement en tant
qu’Etats riverains des détroits de Malacca et de Singapour.
28. La Malaisie et Singapour, avec l’Indonésie, coopèrent depuis plus de trente ans à la
gestion des détroits. Le 16 novembre1971, les trois pays ont réuni leurs forces pour adopter une
position conjointe sur les questions relatives aux détr oits de Malacca et de Singapour et ont créé le
groupe tripartite d’experts techniques sur la sécurité de la navigation dans les détroits de Malacca et
de Singapour. Ce groupe se réunit chaque année pour examiner des questions techniques relatives
à la sécurité de la navigation dans les détroits. - 7 -
29. Le phare Horsburgh et ses installations font partie du régime multilatéral pour la sécurité
de la navigation dans les détroits, tout comme il était l’un des principaux éléments du système des
phares des détroits entre les années 1850 et 1946.
30. Le trafic dans les détr oits devant passer, selon les prévisions, de 94 000 navires en 2004
à141000 en 2020, la sûreté de la navigation, la sécurité maritime et la protection de
l’environnement marin revêtent une importance fondamentale. La poursuite de la coopération dans
les détroits entre les trois Etats riverains est de la plus haute importance.
31. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, Singapour cherche à présent à bouleverser
les arrangements établis de longue date dans les détroits.
32. Singapour veut modifier radicalement l es conditions dans lesquelles elle a acquis le
phare sur Pulau Batu Puteh et le caractère de sa présence sur l’île.
33. Singapour tente de se doter d’un domain e maritime qui est sans commune mesure avec
les conditions de sa présence sur Pulau Batu Puteh en qualité d’administrateur de phare.
34. La présence de Singapour sur PulauBatu Puteh en qualité d’exploitant de phare n’a
jamais donné lieu à des questions concernant les eau x territoriales ou le plateau continental autour
de l’île. En 1969, la Malaisie adopta une loi portant les limites de sa mer territoriale de 3à
12milles marins. Singapour ne protesta pas. Plus tard en 1969, la Malaisie et l’Indonésie
17 conclurent un accord concernant le plateau continental. La ligne de délimitation convenue entre la
Malaisie et l’Indonésie en 1969 est indiquée sur la carte qui est actuellement projetée à l’écran.
Cette même carte se trouve sous l’onglet 7 du dossier de plaidoiries.
35. Comme vous pouvez le voir, la ligne de délimitation passe à proximité de
Pulau Batu Puteh et, au point 11, elle est seuleme nt à 6,4 milles marins de l’île. Jamais Singapour
n’a fait état d’un intérêt, soulevé une objection ou réservé sa position. Singapour n’a pas non plus
délimité le secteur autour de PulauBatuPuteh ou réservé sa position dans ce secteur des détroits
dans le cadre de l’accord sur les frontières des eaux territoriales qu’elle a conclu avec l’Indonésie
en 1973.
36. Par ses revendications, non seulement Si ngapour bouleverse ainsi les arrangements en
place mais elle incite à se demander ce qu’elle comp te faire de l’île. Dans ses écritures, Singapour
a invoqué un projet de récupération de terrain aut our de PulauBatuPuteh. Un document interne, - 8 -
un rapport d’évaluation d’offre datant de 1978, fait état d’un projet d’ installation d’une île
1
artificielle de 5000 mètres carr és s’étendant vers Middle Rock . Cela n’est pas une fantaisie.
Singapour mène une politique de récupération de te rrain extrêmement active, qui a fait l’objet de
l’affaire relative aux travaux de poldérisation portée par la Mala isie contre Singapour au Tribunal
international du droit de la mer (TIDM) en septembre 2003. Les mesures conservatoires prescrites
par ce tribunal en octobre 2003 sont connues de la Cour, ainsi que le règlement amiable ultérieur de
cette affaire.
37. Or, Singapour n’a pas besoin d’une île pl us grande pour y installer un phare meilleur.
Pourquoi donc a-t-elle alors besoin d’une île pl us grande? Mis à part les effets possibles sur
l’environnement et sur la navigation dans l es détroits, cela risquerait de déboucher sur des
changements éventuellement graves du dispositif de sécurité à l’entrée orientale du détroit. En fait,
les méthodes agressives par lesquelles Singapour a affirmé sa revendication sur PulauBatuPuteh
ont déjà produit des changements regrettables ⎯bien que non irréversibles ⎯ des conditions de
stabilité dans la région.
38. En 1986, soit bien après la date critique , Singapour a envoyé les navires de sa marine
nationale à Pulau Batu Puteh et, depuis lors, elle assure une garde permanente, nuit et jour, autour
de l’île. C’est une source de te nsion et de danger. Les pêcheurs du Johor ont été chassés par les
forces de Singapour de leurs zones de pêche et abri s traditionnels autour de Pulau Batu Puteh. Les
18 fonctionnaires malaisiens et les navires de la marine royale malais ienne ne peuvent plus
s’approcher de PulauBatuPuteh sans que l es forces navales de Singapour s’y opposent
physiquement. Face à ces actions de Singapour, la Malaisie a choisi d’adopter une politique de
non-confrontation et d’agir de façon pacifique ta nt que ce différend est en cours de règlement.
Nous apprenons maintenant, à la lecture de ses pièces de procédure, que Singapour a installé du
matériel de communication militaire sur Pulau Batu Puteh en 1977, ce que nous ignorions et nous
préoccupe vivement. Ce comportement ne relève pas du consentement donné pour la construction
et l’exploitation d’un phare.
1
MS, vol. 6, annexe 135. - 9 -
39. Avant la date critique, la conduite de la Grande-Bretagne et de Singapour à l’égard de
Pulau Batu Puteh, du moins celle dont la Malaisie avait connaissance, était tout à fait conforme aux
fonctions d’exploitant des phares situés sur cette île et sur PulauPisang que les deux pays
exerçaient avec le consentement du souverain, c’est-à-dire le Johor.
40. La Malaisie, quant à elle, a toujours resp ecté les dispositions conve nues de longue date
pour l’exploitation par Singapour des phares situés su r Pulau Batu Puteh et Pulau Pisang. Nous ne
nous sommes pas mêlés de l’exploitation des phares par Singapour.
41. Mais la Malaisie ne souhaite pas voir se dé tériorer les relations stables qu’elle entretient
avec l’Indonésie. Pourtant, cela s’ensuivrait inévitablement si Singapour devait être considérée
comme le souverain sur PulauBatuPuteh, étan t donné les conséquences que cela aurait pour la
délimitation maritime établie dans la région.
42. La Malaisie prie la C our de tenir compte de ces considérations importantes et de
réaffirmer en conséquence son titre sur Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge.
43. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, avant d’achever mon exposé, je tiens à
éclaircir un point. Notre problème, c’est la pr ésence militaire de Singapour sur l’une des îles du
Johor située à l’entrée orientale du détroit. Qu e Singapour soit l’exploitant du phare Horsburgh
n’est pas un problème pour nous. La Malaisie tient à maintenir des conditions pacifiques et stables
au débouché sur la mer de Chine méridionale. C’est Singapour qui cherche à changer la situation.
En1844, le sultan et le temenggong de Johor ont volontiers consenti à l’installation du phare sur
Pulau Batu Puteh et la Malaisie n’a jamais lais sé entendre que la poursuite de son exploitation par
Singapour posait le moindre problème. Je le répète, la Malaisie a t oujours respecté la position
d’exploitant du phare Horsburgh dans laquelle se trouve Singapour et je tiens à déclarer
officiellement qu’elle continuera à la respecter. Sa préoccupation est tout autre, comme je l’ai
indiqué.
19 44. Monsieur le président, je tiens à conclu re sur ce point. Après cela, ma collègue le
coagent vous présentera les caractéristiques géogr aphiques du Sultanat de Johor, les événements
politiques qui ont formé son territoire ainsi que l’importance sociale et économique de
Pulau Batu Puteh au Johor et en Malaisie. - 10 -
45. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je vous remercie et vous prie de bien
vouloir maintenant appeler à la barre le coagent de la Malaisie, S. Exc. Noor Farida Arrifin.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de pr ésident: Je remercie l’agent de la
Malaisie, S.Exc.Tan Sri Abdul Kadir Mohamed, et appelle maintenant à la barre le coagent,
S. Exc. Dato’ Noor Farida Arrifin. Vous avez la parole.
Mme FARIDA :
E LÉMENTS GÉOGRAPHIQUES ET ÉVOLUTION DES E TATS
Introduction
1. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je suis extrêmement honoré de me présenter
à nouveau devant vous en qualité de coagent de la Malaisie dans cette instance.
2. Je voudrais présenter à la Cour un bref descriptif de l’emprise géographique du Sultanat
de Johor en ce qui concerne plus spécialement PulauBatuPuteh, et des événements qui ont
façonné son territoire. Vous verrez que Pulau Batu Puteh faisait partie du territoire du Johor et était
fréquemment utilisée par les sujets du Sultanat de Johor.
Aperçu géographique
3. La vaste étendue du territoire de l’ancien Sultanat de Johor transparaît dans les annales
e
malaises et est confirmée dans toutes les descriptions du sultanat remontant au XVIII et au début
e
du XIX siècle dont le M. Crawford vous parlera plus en détail demain . Le sultanat était jadis un
grand empire maritime comme vous pouvez le voir sur cette carte 2 2.
4. Le territoire du Sultanat du Johor compre nait au nord le Pahang et le Johor sur la
péninsule malaise. Il s’étendait vers le nord- est sur une grande partie de la mer de Chine
méridionale et englobait toutes les îles situées dans cette zone, y compris les deux groupes d’îles
Natuna au nord-ouest de l’île de Bornéo. Vers le sud, il comprenait le groupe des îles Tambena et
20 vers le sud-ouest les îles de l’archipel Riau-Lingga. A l’ouest, il recouvrait une partie de l’île de
Sumatra et comprenait deux grands fleuves. Le sultanat englobait toutes les îles comprises dans
2
Dossier de plaidoiries, onglet 8. - 11 -
cette vaste zone, y compris toutes celles situées dans le détroit de Singapour comme
Pulau Batu Puteh et celles situées au nord et au su d du détroit, y compris l’île de Singapour et les
îles adjacentes.
5. Bon nombre d’îles appartenant au territoir e du Sultanat de Johor sont situées beaucoup
plus au large que PulauBatuPuteh en mer de Chine méridionale 3. Les îles Anambas sont à
109milles marins des côtes les plus proches du Johor continental. Les îles Natuna se trouvent
encore plus loin, à 254milles marins de ces côtes; quant aux îles Tambelan, elles sont situées à
186 milles marins du Johor continental.
6. PulauBatuPuteh qui est située à l’entr ée est du détroit de Singapour se trouve en plein
cŒur de l’ancien Sultanat du Johor, à pas plus de 7,7 milles marins de ses côtes. En regardant cette
4
photographie, on saisit mieux à quel point Pulau Batu Puteh est proche des côtes du Johor . Elle a
été prise à l’est ⎯sud-est de l’île, au niveau du passage entre Pulau Binta en Indonésie et
PulauBatuPuteh, et la côte du Johor y est visibl e à l’arrière plan derrière le phare. Ce que l’on
voit ici c’est Tanjung Penyusoh, connue aussi sous le nom de Point Romania, qui est aussi
l’appellation régulièrement utilisée dans les documen ts anciens. Voici le mont Berbukit qui est
désigné dans les documents ancien s par l’appellation «mont Barbucet». Il est situé vers le milieu
de cette partie de la péninsule et servait traditi onnellement de point de repè re terrestre aux marins
qui cherchaient leur chemin entre Pulau Batu Pute h et le mont Berbukit ou d’autres repères côtiers
pour négocier l’entrée du détroit de Singapour.
7. Pulau Batu Puteh signifie roche blanche en malais et a été nommée ainsi parce qu’elle est
recouvert de guano. Son nom portugais, PedraBranca signifie aussi roche blanche. Les Chinois
l’appellent également ainsi, «Pia Chiao» en chinois, comme on voit sur la carte marine chinoise
5
annotée du Wubei Zhi de 1621 . Les Français l’appelaient pierre blanche, une traduction de la
description qu’en avait faite en vietnamien l’émi ssaire vietnamien lors de son voyage à Batavia
6 7
en 1833 . Cette dénomination est aussi utilisée sur la carte de Bellin de 1755 . Chacun dans sa
3 Dossier de plaidoiries, onglet 9.
4
Dossier de plaidoiries, onglet 10.
5
RM, vol. 2, annexe 1.
6 CMM, vol. 3, annexe 9, Bach Thach Cang, p. 46 (dans l’original).
7 Carte réduite des détroits de Malacca, Singapour et du gouverneur, MM, atlas cartographique, carte 3. - 12 -
21 langue appelait cette île pierre banche pour la simple et bonne rais on qu’il s’agissait toujours de la
même formation. Il est donc ridicule de dire comme Singapour l’a fait que le nom de
Pulau Batu Puteh ⎯et je cite ici me s amis singapouriens ⎯ «n’a fait son apparition que très
récemment sur les cartes de la région et [que] c’est le nom que les malaisiens utilisent aujourd’hui»
8
comme si nous n’avions jamais appelé cette île rocher blanc en malais , ainsi que d’autres l’ont fait
en portugais, en chinois, en français et en vietna mien. J. T. Thomson dans son rapport sur le phare
9
Horsburgh note que l’île est appelé «Batu Putih par les Malais» . Il se souvient même de Malais
10
travaillant à la construction du phare qui chantaient des chants sur «Batu Putih de tingah laut» . Je
n’essaierai pas de le chanter moi-même, Monsieur le président, mais en anglais, cela veut dire
«Batu Puteh au milieu de la mer». L’île est appelée par son nom malais dans le Singapore Free
Press. L’article de1843 sur la piraterie mentionne «Batu Puteh» comme étant située sur le
11
territoire du Sultanat de Johor . Une carte du Johor de 1928 dési gne cette île sous le nom de
«Batu Puteh» 12.
Le rôle socio-économique que joua Pulau Batuh Puteh au Johor
8. Je passe maintenant au rôle que joua Pula u Batu Puteh au Johor. Le Sultanat de Johor
étant un empire maritime, ses îles faisaient partie intégrante de son territoire et les principales voies
de communication entre les communautés qui lui avaient prêté allégeance étaient les cours d’eau et
les mers. La zone autour de Pulau Batuh Puteh et le détroit de Singapour étaient surtout fréquentés
par un groupe de Malais connus sous le nom d’Orang Laut, ce qui veut dire «hommes de la mer»,
qui se tenaient au service du temenggong de Johor et étaient des sujets du sultanat. Les Orang Laut
formaient de petites communautés établies le long du cours inférieur des fleu ves, sur les côtes et
dans les nombreuses îles situées au large de la partie sud-est de Sumatra et de la péninsule malaise.
Ils vivaient de la pêche et de la cueillette, s illonnaient les mers pour guider les navires marchands
jusqu’au port du souverain et assuraient la protection des marchands liés au Johor.
8.CR 2007/21, p. 17, par. 7.
9 MS, vol. 4, annexe 61, p. 479 (p. 378 de l’original).
10
Ibid., p. 519 (p. 416 de l’original).
11 MM, vol. 3, annexe 40.
12 CMS, atlas cartographique, carte 14. - 13 -
9. Singapour nie l’existence de liens entre les Orang Laut et le Sultanat de Johor. Malgré ce
qu’affirme M. Pellet 13, il ne fait aucun doute que ces liens exis taient. Carl Trocki écrit que les
dominions du temenggong étaient peuplés de marins parmi lesquels figuraient les Orang Laut, que
le nombre de ses sujets était compris entre 6000 et 10 000 personnes, et qu’il contrôlait l’ensemble
22
14
du trafic maritime entre le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale . L’existence de
liens entre les Orang Laut, le temenggong et le sulta n de Johor est reconnue par les historiens qui
ont étudié cette région et cette période. Le rapport du professeur Houben, qui figure à
l’appendiceII de la réplique de la Ma laisie et qui indique que «[l]e temenggon g et un groupe de
Malais contrôlaient les Orang Laut…qui vivaient à Singapour et sur les îles avoisinantes», cite à
15
cet égard plusieurs sources, y compris des recherches récentes sur le sujet .
10. Les documents européens remontant à cette époque sont aussi très utiles. John Crawfurd
relate sa rencontre avec des Orang Laut ou «hommes de la mer» dans son Journal d’une
ambassade [du gouverneur général] auprès des cours du Siam et de la Cochinchine de 1822 16. Il
écrit (cette citation se trouve sous l’onglet 11 de votre dossier) :
«Ce sont des sujets du roi de Johor, et ils appartiennent à ce peuple que l’on
appelle «Orang Sallat» ou «hommes des détroits» ; les détroits en question ne sont pas
le grand détroit de Malacca …, mais les goulets étroits qui séparent les innombrables
petits îlots éparpillés à l’extrémité orientale de celui-ci. Sous ce nom, ils sont bien
connus comme auteurs d’actes de piraterie depuis les premiers temps où les Européens
ont découvert ces contrées.»
11. Edward Presgrave, directeur de l’enregi strement des importations et des exportations,
déclare, dans un rapport de janvier 1829 sur la pi raterie présenté au conseiller résident de
Singapour que parmi les sujets du Johor, figuraient les «Ora ng Rayat», un autre nom servant à
17
désigner les Orang Laut . Le sultan de Johor peut, écrit-il, faire appel à leurs services en cas
d’urgence, par exemple en cas de conflit, et, je cite, «dans de tels cas, le sultan peut rassembler 300
13CR 2007/21 (Pellet).
14C. Trocki, Prince of pirates : The Temenggongs and Development of Johor and Singapore (1979), p. 43-44.
15
RM, vol. 1, appendice II, p. 227-228, par. 25 à 28.
16RM, vol. 2, annexe 7.
17MM, annexe 27, par. 5. - 14 -
18
à 400 pirogues dans les différentes îles et autres lieux placés sous son autorité» . Je relève dans le
rapport Thomson que, lorsque le temenggong quitta l’ île après y avoir séjourné en juin 1850, au
19
moment de la construction du phare, une dizaine de bateaux l’escortaient .
12. Le fait que ces sujets du Johor fréquentaient le secteur de Pulau Batu Puteh est corroboré
par le journal de John Crawfurd, ainsi que par la lettre du 2 novembre 1850 adressée par
J.T.Thomson au conseiller résident de Singapour, M. T. Church, au sujet du phare de
Pulau Batu Puteh. Il y écrit (vous trouverez l’extrait cité sous l’onglet 12) :
23 «il faudrait interdire strictement aux membres de cette secte de mi-pêcheurs mi-pirates
qu’on appelle Orang Ryot ou Laut tout accè s à l’édifice : ils se rendent fréquemment
sur le rocher, aussi leurs visites ne de vraient-elles jamais être encouragées ni
eux-mêmes se voir accorder la moindre confiance... Ces gens ont semé la mort dans
20
les détroits et les anses des rivages et îles environnants...»
Cette mise en garde visant à interdire l’accès du phare aux Orang Laut fut officialisée
o
ultérieurement par la disposition n 17 du règlement des gardiens de phare que J.T.Thomson
mentionne dans son rapport sur le phare Horsburgh 21.
13. Personne ne vivait sur Pulau Batu Puteh, ce qui n’est guère surprenant, étant donné qu’il
s’agit d’un rocher minuscule, inhabitable, désertique et exposé aux intempéries. Il y avait
cependant des campements ou des colonies de peuplement sur les îles adjacentes. C’est ce qui
ressort de l’étude de J.T. Thomson sur les sy stèmes d’éclairage des phares, qu’il fallait pouvoir
distinguer des feux côtiers 22. Deux éléments ressortent de ces documents d’archives.
Premièrement, les Orang Laut étaient des suje ts du Johor et, deuxièmement, ils utilisaient
Pulau Batu Puteh et les eaux alentour pour leurs activités.
14. Les pêcheurs du Johor continuèrent à pêch er dans les eaux de Pulau Batu Puteh et à y
trouver refuge jusqu’au milieu des années quatr e-vingt, lorsque Singapour y établit une présence
navale constante, les empêchant de pêcher à pr oximité. Un pêcheur du village de Sungai Rengit,
situé près de Tanjung Penyusoh au Johor, Idris Ben Yusof, explique dans sa déclaration sous
serment annexée au contre-mémoire de la Malaisie que :
18Ibid., par. 13.
19
MM, vol. 3, annexe 60 (p. 430 de l’original).
20
MM, vol. 3, annexe 58.
21MM, vol. 3, annexe 61, «Account of the Horsburgh light-House» par J. T. Thomson.
22MM, vol. 3, annexe 43 et RM, vol. 2, annexe 13 (p. 22-23 de l’original). - 15 -
«Pulau Batu Puteh est une importante zone de pêche pour les pêcheurs de
Sungai Rengit depuis des générations en raison de sa proximité du village et de ses
eaux très poissonneuses. Il n’est pas nécessaire d’avoir un bateau à moteur pour s’y
rendre. Un pêcheur peut généralement y p êcher en un jour ce qu’il prendrait en trois
ou quatre jours de pêche dans d’autres secteu rs. Cela s’explique par le fait que les
eaux autour de Pulau Batu Puteh sont abritées et que le courant y est moins fort, ce qui
23
attire de nombreux poissons.»
Saban Bin Ahmad, un autre pêcheur de Sungai Reng it, dit la même chose dans sa déclaration sous
serment : «Pulau Batu Puteh était mon premier choi x et mon lieu favori pour pêcher, car les prises
y étaient toujours excellentes.» 24
24 15. Saban Bin Ahmad évoque aussi les bonnes relations qu’il a toujours entretenues avec les
gardiens du phare, et avant lui son père et son grand-père. Par gr os temps, les gardiens du phare
autorisaient les pêcheurs à s’y me ttre à l’abri et recevaient en échange quelques poissons et autres
provisions. Idris Bin Yusof parle aussi des arrangements passés entre les gardiens du phare et les
pêcheurs, les seconds assurant l’approvisionnement d es premiers entre les arrivages de Singapour.
Le contre-amiral Thanabalasingam affirme aussi, à la lumière de son expérience des patrouilles
dans le secteur de Pulau Batu Puteh, qu’il s’agit bien d’une zone de pêche traditionnelle
25
malaisienne .
16. En plus d’être un lieu de pêche et de re fuge privilégié pour les habitants des côtes du
Johor continental voisin, Pulau Batu Puteh a toujours été un important repère maritime pour les
marins malais, chinois et européens. En raison de sa situation stratégique à l’entrée du détroit de
Singapour, elle était utilisée comme point de repère et mentionnée dans les consignes de navigation
à l’usage des marins qui entraient dans le détroit de Singapour ou en sortaient par son côté est
notoirement dangereux. Pulau Batu Puteh est si gnalée et nommée sur presque toutes les premières
cartes marines de la zone, y compris la carte la plus ancienne fournie à la Cour qui fut publiée
en1595 par Jan Huygen van Linschoten 26et la première carte de navigation proprement dite, les
27
instructions nautiques du Wubei Zhi de 1621 . Il ne s’agissait donc pas d’une formation
mystérieuse et lointaine : elle n’était ni une terra incognita ni une terra nullius.
23CMM, vol. 2, annexe 5 (traduction anglaise), p. 3, par. 10.
24CMM, vol. 2, annexe 6 (traduction anglaise), p. 2, par. 6.
25
CMM, vol. 2, p. 26-27, par. 76-80.
26CMS, atlas cartographique, carte 1.
27RM, vol. 2, annexe 1. - 16 -
L’évolution politique et territoriale du Johor
17. Au cours des cinq cents ans qui s’écoulèrent après que le sultan Mahmud eut établi sa
cour à l’embouchure du fleuve Johor , le Sultanat de Johor subit de nombreux changements. Mais
quel système politique n’en a subi aucun? Pe ndant toute cette période, Pulau Batu Puteh,
Middle Rocks et South Ledge continuèrent cependant de faire partie du Johor.
18. Lorsque sir Thomas Stamford Raffles, de la Compagnie anglaise des Indes orientales,
voulut renforcer la position de la Grande-Bretagne et décida d’établir un comptoir sur l’île de
Singapour, le long du détroit, il y parvint non pas pa r l’occupation, ni par la conquête, mais en
passant par un accord avec les dirigeants locaux. Raffles conclut une série d’accords en 1819 avec
le sultan Hussain, dont la légitimité en tant que souverain du sultanat était contestée par les
25 Néerlandais à travers son frère cadet Abdul Rahman qui avait leur faveur. Le temenggong de Johor
fut cosignataire de tous ces accords. Aussi bi en Raffles que le temenggong considéraient Hussain
comme le sultan légitime. Ces accords prévoyaient l’établissement d’une factorerie britannique sur
l’île de Singapour.
19. Les Néerlandais, pour qui Abdul Rahman était le sultan légitime, contestèrent les accords
britanniques relatifs à la factorerie conclus av ec Hussain et le temenggong. La Grande-Bretagne
refusa de reconnaître Abdul Rahman. A l’issue d’un certain nombre de négociations, la
Grande-Bretagne et les Pays-Bas définirent, dans le traité anglo-néerlandais de 1824, leurs sphères
28
d’influence respectives dans la zone que recouvrait le Sultanat de Johor . Comme vous pouvez le
voir sur cette carte, la zone d’influence néerlandaise se trouvait dans le sud du détroit de Singapour.
La sphère d’influence britannique couvrait tout le reste du sultanat, y compris les îles à l’intérieur
et autour du détroit. Le traité anglo-néerlandais de 1824 conduisit donc à la division du Sultanat de
Johor en deux parties, l’une dirigée par le su ltan Hussain, qui continua à être connue de tous
comme le Sultanat de Johor, et l’autre par le sultan Abdul Rahman, qui devint le Sultanat de
Riau-Lingga. Vous pouvez voir sur cette carte où chacune de ces deux parties se situait.
20. Le traité anglo-néerlanda is permit à la Grande-Bretagne de renforcer sa position dans le
détroit et, en 1824, le sultan Hussain et le teme nggong acceptèrent de lui céder l’île de Singapour,
28
Dossier de plaidoiries, onglet 13. - 17 -
ainsi que les «eaux, détroits et îlots adjacents sur une distance de 10 milles géographiques à partir
de la côte de ladite île principale de Singapour». Vous pouvez voir sur cette carte quelles furent les
29
conséquences du traité Crawfurd sur le Sultanat de Johor .
21. Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et Sout h Ledge continuèrent à faire partie du Sultanat
de Johor après la conclusion des deux traités de 1824. Rien par la suite ne modifia cet état de fait.
22. En 1855, il fut mit fin aux frictions internes entre le sultan et le temenggong de Johor par
la conclusion d’un accord en vertu duquel le te menggong de Johor devenait le dirigeant souverain
de Johor et obtenait pleine autorité sur le territo ire du sultanat, exception faite du petit territoire de
Kassang qui demeurait l’apanage de l’ancien sulta n. L’actuel sultan de Johor est le descendant
direct du temenggong devenu souverain de Johor en vertu de l’accord de 1855. Il est le descendant
direct de l’arrière-arrière-a rrière-petit-fils du temenggong Abdu l Rahman qui signa le traité
Crawfurd de 1824.
26 23. Le Pahang se sépara de l’ancien Sultanat de Johor au cours du XIX esiècle. En 1862, le
30
Johor et le Pahang conclurent un traité dans le but de régler leurs différends frontaliers . Pourtant,
malgré l’accord de 1862, un différend ne tarda pa s à naître au sujet de la frontière terrestre et
maritime. Il fut finalement réglé en 1868 par une sentence arbitrale rendue par sir Harry Ord,
gouverneur britannique des Etablissements des détroits. La sentence Ord fixa la frontière terrestre
le long du fleuve Endau, la fron tière maritime en mer de Chine méridionale se situant dans son
31
prolongement le long du parallèle tr acé à partir de l’embouchure du fleuve . Les îles situées au
sud de cette ligne, aussi bien à l’intérieur qu’à l’ex térieur des 3 milles marins marquant la limite de
32
la mer territoriale appartenaient au territoire de Johor . La ligne que nous voyons maintenant sur
ce croquis représente la frontière confirmée par la se ntence Ord, telle qu’elle figure sur la carte qui
y fut annexée. Cette sentence fut à son tour confirmée par une comm ission de délimitation
en 1898.
24. En 1885, le Gouvernement britannique et l’Etat de Johor conclurent le traité de Johor qui
reconnaissait à la Grande-Bretagne des droits de tr ansit et de commerce terrestres dans l’Etat de
29 Dossier de plaidoiries, onglet 14.
30
MM, vol. 2, annexe 8.
31 MM, vol. 3, annexe 86.
32 Dossier de plaidoiries, onglet 15. - 18 -
Johor, mais n’autorisaient qu’une intervention britann ique restreinte dans les affaires intérieures du
Johor. Le traité disposait aussi que les Britanni ques devaient protéger l’intégrité territoriale du
sultanat. Le sultan invoqua cette disposition l’année suivante, en 1886, lorsqu’il souleva auprès du
Colonial Office la question de la souveraineté du Johor sur ses nombreuses îles situées aussi bien
en haute mer qu’au voisinage immé diat de la côte du Johor. Il voulait que la Grande-Bretagne
fasse tenir un registre de toutes les îles du Johor pour éviter que d’autres puissances n’imaginent
qu’elles pourraient les intégrer dans leurs protectorats 33. Un mémorandum rédigé la même année
par son secrétaire et intitulé «Cartes des îles appartenant à Johore», contenait la carte n o 2041 de la
côte orientale de la péninsule malaise ⎯ de Singapour à Tioman ⎯ qui portait le titre de «Côte est
de Johor (voisinage immédiat)» . Cette carte que vous voyez à présent à l’écran, comprend, parmi
beaucoup d’autres îles, Pulau Batu Puteh, Pulau Tinggi et Pulau Aur. Il s’agit de la même carte
que celle qui était jointe à la sentence Ord de 1868. Le sultan prenait cette précaution en raison des
activités menées par les Néerlandais dans les îl es Natuna, Anambas et Tambelan. En 1883, les
27 Néerlandais publièrent une carte présentant ces troi s groupes d’îles comme faisant partie de leur
Résidence de Rhio 35. La Grande-Bretagne refusa d’intervenir au nom du sultan étant donné qu’elle
avait déjà reconnu la présence néerlandaise dans cette zone.
25. En 1914, l’influence britannique au Johor fut officialisée et renforcée à travers la
e
nomination d’un conseiller britannique. Cela dit, aucun des changements intervenus au XIX siècle
et au début du XX siècle n’eut le moindre effet ni sur le st atut continu du Johor en tant qu’entité
distincte, ni sur l’étendue de son territoire dans la zone du détroit de Singapour, dont les limites
avaient été fixées par le traité anglo-néerlandais et le traité Crawfurd, et qui allait au nord jusqu’à la
frontière terrestre et maritime avec le Pahang définie par la sentence Ord.
26. En 1946, le Johor rejoignit l’Union malaise, qui devint en 1948 la Fédération de Malaya
constituée des quatre Etats malais fédérés, des ci nq Etats malais non fédérés, et de Penang et
Malacca. Penang et Malacca avaient fait partie, avec Singapour, de la colonie des Etablissements
des détroits jusqu’à la dissolution de cette dernière en 1946.
33
MM, vol. 3, annexe 63.
34
Dossier de plaidoiries, onglet 16.
35MM, atlas cartographique, carte 11. - 19 -
27. La Fédération de Malaya obtint son indé pendance de la Grande -Bretagne en 1957.
En1963, les colonies britanniques restantes du Nord-Bornéo ⎯ l’actuel Sabah ⎯ et du Sarawak,
ainsi que la colonie de Singapour, rejoignirent la Fédération de Malaya qui fut rebaptisée
«Malaisie». Auparavant, Singapour avait toujours été une colonie britannique, d’abord en tant que
composante des Etablissements des détroits jusqu’en 1946, puis en tant que colonie distincte.
28. Comme l’a déclaré Singapour, ces changement s n’ont pas eu le moindre effet sur les
territoires relevant du Johor, de la Malaisie ou de Singapour, pas plus que la scission entre
Singapour et la Malaisie au moment de l’accession à l’indépendance de Singapour en 1965.
Conclusion
29. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je dira i pour conclure que
PulauBatuPuteh, Middle Rocks et South Ledge comptent parmi les nombreuses formations
maritimes qui ont toujours fait partie du Johor. V ous avez aussi pu constater que Pulau Batu Puteh
et les eaux qui l’entourent, loin d’être inconnu es et inutilisées, ont toujours été fréquentées par les
populations malaises locales, dont les membres ont ét é successivement les sujets du Sultanat de
Johor puis les habitants de l’Etat de Johor. Aucun des changements politiques ou territoriaux
intervenus après 1824 n’a bouleversé cet état de fait.
Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir appeler à la barre l’ Attorney-General de
la Malaisie, M. Abdul Gani Patail, qui exposera le prochain volet des plaidoiries de la Malaisie.
28 Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je vous remercie.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de présiden:tMerci de nous avoir
présenté votre plaidoirie, Madame. J’appelle à présent à la barre l’ Attorney-General de Malaisie,
S. Exc. Tan Sri Gani Patail. Vous avez la parole.
M. GANI PATAIL :
L ES ORIGINES DU DIFFÉREND
1. Monsieur le président, Messieu rs de la Cour, en ma qualité d’ Attorney-General de la
Malaisie, c’est pour moi un honneur insigne de me présenter devant votre haute juridiction. Ma
tâche aujourd’hui est de vous exposer les origines du présent différend, d’en établir la date critique
et de montrer l’importance de cette date dans le cadre de la présente instance. - 20 -
Les origines du différend sur Pulau Batu Puteh
2. La souveraineté sur Pulau Batu Puteh n’ a jamais été en litige avant 1978. Singapour a
pour la première fois soulevé la question lors d’une rencontre entr e représentants des deux pays le
13 avril 1978 36. Au cours de cette rencontre, Singapour affirma posséder «une preuve irréfutable
37
étayée par des documents juridiques» de sa souveraineté sur Pulau Batu Puteh.
3. Après que la question de la souveraineté eut été soulevée par Singapour en1978, et à la
suite de la publication par la Malaisie de sa carte de 1979, les Parties entreprirent une série de
négociations et consultations bila térales pour résoudre à l’amiable le différend. Elles convinrent
ensuite de porter le différend devant la Cour internationale de Justice, et le texte du compromis fut
rédigé en 1998. Les deux Parties convinrent d’atte ndre, pour soumettre le différend à la Cour, que
l’affaire relative à la Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan qui opposait la Malaisie et
l’Indonésie ait été réglée. Après que l’arrêt dans cette affaire eut été rendu le 17décembre2002,
les deux pays signèrent le compromis.
29 4. En dépit des affirmations de Singapour, la Malaisie s’est touj ours montrée parfaitement
consciente de sa souveraineté sur Pulau Batu Puteh, comme il ressort de la carte de1979 38, qui
montre les eaux territoriales et les limites du plateau continental de la Malaisie.
5. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, avant la publication de cette carte, le
20 décembre 1979, le ministère des affaires étrangères de la Malaisie avait informé par télégramme
39
toutes ses missions auprès de l’ANASE de sa décision de la publier . Il était indiqué dans le
télégramme que «la publication de la nouvelle carte ne coïncidait pas avec de nouvelles
revendications de la Malaisie; elle avait pour seul objet d’indiquer, sur une carte donnée, notre
droit [celui de la Malaisie] sur le plateau continental» 40. Vous trouverez une copie de ce
télégramme dans votre dossier, sous l’onglet 17.
6. Le 21 décembre 1979, le ministère des affa ires étrangères de la Malaisie organisa une
réunion entre le secrétaire général adjoint du ministèr e des affaires étrangères de la Malaisie et le
36 CMM, par. 397.
37
RS, annexe 51.
38
La carte de1979 est intitulée «Carte montrant les eaux territoriales et les limites du plateau continental de la
Malaisie, 1979».
39 RM, par. 38 et annexe 20.
40 RM, par. 38 et annexe 20, par. 3. - 21 -
haut-commissaire de Singapour. Une autre ré union eut lieu le 8janvier1980 entre les
représentants des deux pays, au cours de laquelle Singapour exprima ses préoccupations au sujet de
la publication de la carte de 1979 et d’autres questions connexes 41.
7. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, Singapour ne protesta pas officiellement
contre la publication de la carte de 1979 au cours de cette première réunion du 21 décembre 1979 42.
Alors qu’elle n’a pas affirmé clairement sa revendica tion sur Pulau Batu Puteh, elle cherche, dans
ses écritures, à minimiser l’importance de l’acte qu’a accompli la Malaisie en publiant la carte
de1979 et prétend, entre autres choses, que «la Malaisie avait fait connaître sa revendication sur
Pedra Branca de manière hésitante et inhabitue lle» et que «la manière dont elle présenta la
revendication montre le manque d’assurance et l’em barras de la Malaisie dans l’accomplissement
de cette démarche» 43. Ces affirmations sont complètement dépourvues de fondement.
44
8. Singapour n’a jamais été capable de produire la «preuve juridique irréfutable» , sous
forme de documents, de sa souverain eté sur Pulau Batu Puteh. Elle ne l’a pas fait dans sa note du
30 14 février 1980. Elle ne l’a pas fait depuis. Même aujourd’hui, Singapour est incapable de produire
le moindre document étayant sa revendication de souveraineté. Pour reprendre la formule
employée la semaine dernière par M. Brownlie en défendant l’argument que l’île était terra nullius,
45
Singapour «est partie du principe», d’une «présomption», qu’elle détenait la souveraineté .
La conférence de presse du 13 mai 1980
9. De la même façon, comme le montre cette illustration, la déclaration faite par le premier
ministre malaisien d’alors à la conférence de presse, mentionnée par Singapour la semaine
46
dernière , reposait aussi sur des documents dont M.LeeKuanYew avait dit que Singapour les
avait en sa possession et qu’ils prouvaient sa souveraineté sur Pulau Batu Puteh 47.
41RM, par. 42 et annexe 23.
42RM, par. 42.
43
MS, par. 6.114-6.115 ; RM, par. 37.
44
RS, annexe 51.
45CR 2007/21, p. 35, par. 5 et p. 53, par. 90.
46CR 2007/20, p. 34, par. 44 ; CR 2007/23, p. 61, par. 27.
47Dossier de plaidoiries, onglet 18. - 22 -
Monsieur le président, Messieurs de la Cour, jusqu’à aujourd’hui, la Malaisie n’a vu aucun
document de Singapour qui prouve indubitablement ce fait. La déclaration du premier ministre
malaisien en 1980 n’est donc qu’une déclaration amicale et respectueuse faite par un premier
ministre à une conférence de presse organisée par le gouvernement du pays qui le reçoit. Une telle
déclaration n’a aucune valeur probante ici, devant la Cour ; quoi qu’il en soit, tout ce qu’a dit alors
le premier ministre, c’est que la question devait être examinée entre les deux Etats: telle était la
position de la Malaisie. Ce qui n’a absolument jamais été éclairci, c’est l’existence même des
documents que Singapour détenait censément.
La date critique pour Pulau Batu Puteh
10. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, bien que la possibilité d’un désaccord ait
alors commencé à apparaître clairement, ce n’est que le 14 février 1980 que Singapour, par sa note
de protestation, revendiqua officiellement Pulau Batu Puteh comme faisant partie du territoire de
Singapour. C’est cette note de protestation du 14 fé vrier 1980 qui cristallisa le différend. La date
critique pour le différend sur Pulau Batu Puteh est donc le 14 février 1980 48.
11. Il est important de déterminer la date critique aux fins du présent différend, parce que le
comportement qu’invoque aujourd’hui Singa pour et qui est postérieur à cette date n’était pas la
31 continuation normale de ses activités antérieures d’administration du phare. Aussi ce
comportement postérieur à la date critique ne doit-il pas être pris en considération.
12. La Cour, dans l’affaire Indonésie/Malaisie, a déclaré que les actes qui se sont produits
après la date critique ne seront pas pris en considération «à moins que ces activités ne constituent la
continuation normale d’activités antérieures et pour autant qu’elles n’aient pas été entreprises en
vue d’améliorer la position juridique des Par ties qui les invoquent» (affaire relative à la
Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (I ndonésie/Malaisie), arrêt, C.I.J. Recueil 2002,
p. 682, par. 135).
13. Singapour cependant s’emploie à minimiser l’importance de la date critique dans le
49
présent différend en parlant de manière vague d’une «prétendue date critique» . De fait, pendant
48
MM, par. 15.
49
CR 2007/22, p. 23, par. 48. - 23 -
tout le premier tour de plaidoiries de Singapour, pas une seule fois ses conseils n’ont affirmé ou
expliqué le principe de la date critique et s on importance ou absence d’importance pour la thèse de
Singapour. Mais la date criti que est extrêmement importante, pour la raison que vous avez
indiquée récemment au paragraphe 117 de votre arrêt dans l’affaire Nicaragua c Honduras :
«Dans le contexte d’un différend por tant sur une délimitation maritime ou d’un
différend relatif à la souveraineté sur un terr itoire, l’importance de la date critique
consiste en ceci qu’elle permet de faire la part entre les actes accomplis à titre de
souverain qui sont en principe pertinents aux fins d’apprécier et de confirmer des
effectivités, et ceux postérieurs à cette da te, lesquels ne sont généralement pas
pertinents en tant qu’ils sont le fait d’un Et at qui, ayant déjà à faire valoir certaines
revendications dans le cadre d’un différend juridique, pourrait avoir accompli les actes
en question dans le seul but d’étayer celles-ci. La date critique marque donc le point à
partir duquel les activités des Parties cessent d’être pertinentes en tant qu’effectivités.»
(Affaire du Différend territorial et maritime ent re le Nicaragua et le Honduras dans
la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras), arrêt du 8 octobre 2007, par. 117.)
En application de ce passage, la date critique est essentielle pour l’appréciation et la confirmation
des preuves. Depuis les annéesquatre-vingt , Singapour s’est livrée à ce qui, selon toutes
apparences, constitue une campagne visant à renfor cer sa position dans le présent différend. Ses
activités ⎯ surtout celles des années quatre-vingt-dix, la rgement postérieures à la cristallisation du
différend le 14février1980 ⎯ sont, comme vous l’avez jugé , sans pertinence en tant
qu’effectivités.
La date critique pour Middle Rocks et South Ledge
14. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je vais maintenant examiner la date critique
pour Middle Rocks et South Ledge. Le différend concernant ces deux f
ormations ne s’est
50
32 cristallisé que le 6 février 1993 , date à laquelle, pour la première fois pendant la première série de
discussions bilatérales entre les Parties, Singa pour ajouta Middle Rocks et South Ledge à ses
prétentions sur PulauBatuPuteh. Jamais une telle revendication n’avait été portée à la
connaissance de la Malaisie avant le 6 février 1993, ni officiellement ni officieusement.
15. Singapour prétend avoir englobé Middle Rocks et South Ledge dans sa note de
protestation du 14 février 1980 où il était question de «PedraBranca et les eaux environnantes».
Une telle interprétation ne peut être correcte : Middle Rocks et South Ledge sont revendiquées, non
en tant qu’eaux, mais en tant que formations distinctes. Leurs noms étaient connus. Si Singapour
voulait les revendiquer en 1980, elle aurait dû le dire. Or, elle n’en a rien fait.
50
MM, par. 15. - 24 -
16. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, j’en arrive ainsi à la fin de mon exposé. Je
vous remercie de votre attentionet je vous prie de bien vouloir maintenant donner la parole à
sir Elihu Lauterpacht, qui va poursuivre l’exposé de la thèse de la Malaisie.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de préside nt : Merci, Tan Sri Abdul Gani Patail. Je
donne maintenant la parole à sir Elihu Lauterpacht.
Sir Elihu LAUTERPACHT :
PULAU B ATU PUTEH : LES ARGUMENTS DE LA M ALAISIE
1. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, c’est encore une fois un privilège pour moi
de me présenter devant vous et je suis particulièrement honoré qu’il me soit offert de plaider devant
la Cour dans sa composition actuelle. C’est ég alement un honneur pour moi de représenter une
nouvelle fois la Malaisie.
2. Vous avez entendu mes éminents collègu es qui représentent Singapour exposer en détail
leurs positions. Je suis cependant d’avis que leurs propos n’ont en aucune manière contribué à
rendre clairement intelligible la véritable question objet du différend. En effet, en écoutant leurs
plaidoiries, je me suis parfois demandé si meséminents collègues n’entendaient pas enserrer la
Malaisie dans une profusion de détails qui ferait perdre de ve la simplicité fondamentale de
l’affaire. La Malaisie tentera de ne pas se laisser prendre à ce piège.
33 3. Vous avez entendu les allocutions d’ouverture de l’agent et du coagent de la Malaisie ainsi
que celle de l’ Attorney-General. Ils vous ont exposé les contextes historique, géographique et
diplomatique de l’affaire. Il m’incombe à présent de vous donner une vue d’ensemble des réponses
de la Malaisie sur les principa les questions de fond en litige ici ⎯la substance de notre
argumentation, pour ainsi dire, qui sera déve loppée plus amplement par mes collègues et
moi-même au cours de nos plaidoiries de demain et des jours suivants. Il ne s’agit pas d’une
affaire complexe, comme le montrera, je l’espère, le résumé que je vais vous présenter maintenant.
I. La description du Johor par sir Hugh Clifford
4. Mais avant d’aborder ces questions, il me faut ajouter un point important à l’exposé
géographique que vient de présenter S. Exc. N oor Farida. Si vous avez un doute quelconque quant - 25 -
à l’étendue géographique du Johor et , en particulier, quant à la question de savoir s’il comprend
e
Pulau Batu Puteh, je vous renvoie volontiers à une description du Johor figurant dans la 13 édition
de l’ Encyclopaedia Britannica de1926, qui pourrait peut-êtr e être écartée comme simple
contribution académique n’était l’autorité de son auteur. Vous trouverez les pages de
l’Encyclopaedia Britannica qui nous intéressent sous l’onglet 19 du dossier de plaidoiries.
5. Je vais tout d’abord lire l’extrait pertinent :
«JOHOR (bien que l’orthographe offici elle employée localement soit Johore,
elle est incorrecte), Etat malais indépenda nt situé à la pointe méridionale de la
péninsule, qui s’étend de 2°40'S. jusqu’à cap Romania (Ramunya), le point
méridional extrême du continent asiatique, et englobe toutes les petites îles adjacentes
à la côte qui se trouvent au sud du parallèle 2° 40'S. Il est limité au nord par l’Etat
indigène protégé de Pahang, au nord-ouest pa r le Negeri Sembilan et le territoire de
Malacca, au sud par le détroit qui sépare l’île de Singapour du continent, à l’est par la
mer de Chine et à l’ouest par le détroit de Malacca.» [Traduction du Greffe.]
6. J’attire en particulier votre attention sur le membre de phrase «engl obe toutes les petites
îles adjacentes à la côte qui se trouvent au sud du pa rallèle 2° 40' S». La référence au «S» ou sud
est manifestement une faute de frappe et devrait se lire «N». L’expression «toutes les…îles» ne
saurait permettre d’exclure Pulau Batu Puteh.
7. Bien, pourquoi cette description est-elle si importante? Parce qu’elle est l’Œuvre de
sirHugh Charles Clifford, membre éminent de l’administration coloniale britannique qui passa la
plus grande partie de sa carrière en Malaisie avant de devenir gouverneur des Etablissements des
détroits. Point encore plus important, comme nous pouvons le voir sur la page de l’accord de 1927
relatif aux eaux territoriales où figurent les signatures ⎯ page qui apparaît maintenant à l’écran ⎯,
c’est lui qui signa ledit accord, avec Johor, en tant que gouverneur des Etablissements des détroits
au nom de la Grande-Bretagne. On peut se demander si quelqu’un pouvait connaître mieux que lui
34
l’étendue territoriale des Etats malais et, en pa rticulier, le statut des îles qui étaient ou non
couvertes, selon les cas, par le texte de l’accord 51.
8. Suggérer que Pulau Batu Puteh constituait une exception unique à la déclaration
générale relative à la souvera ineté du Johor sur «toutes les… îles… qui se trouvent au sud du
parallèle2°40'S» défie le sens commun. Et n’aurait-ce pas été une incroyable coïncidence
51
Dossier de plaidoiries, onglet 20. - 26 -
qu’après toutes les discussions qui se tinrent entre 1844 et 1847, l’endroit même finalement choisi
ait été le seul à être terra nullius et que, pourtant, cela n’ait pas été mentionné dans la
correspondance ? Cela n’intéressait de toute évidence pas la Grande-Bretagne à l’époque.
II. Une seule véritable question
9. Nous revenons donc à la seule véritabl e question sur laquelle la Cour doit porter
l’essentiel de son attention. Tout le reste est accessoire et subsidiaire.
10. Il s’agit de la question du statut de Pu lau Batu Puteh en 1847. Etait-elle, comme le
prétend Singapour, terra nullius et donc susceptible d’être acqui se par la Grande-Bretagne? Si,
comme le soutient la Malaisie, Pulau Batu Puteh n’était pas terra nullius en 1847, mais appartenait
au Johor, alors l’ensemble du dossier de Singapour te l qu’elle l’a présenté s’effondre. La raison en
est que Singapour fonde solidement et exclusivem ent sa prétention sur des événements qui se
déroulèrent entre 1847 et 1851, en partant de l’hypothèse que Pulau Batu Puteh était alors
susceptible d’être acquise. En particulier, Singa pour indique explicitement qu’elle ne revendique
pas l’île sur le fondement de la prescription.
A. En 1847 Pulau Batu Puteh appartenait au Johor et n’était pas terra nullius
11. Permettez-moi tout d’abord de mentionne r une étude portant sur la question de la
souveraineté en Asie du Sud-Est qui figure dans un ouvrage particulièrement pertinent de feu le
professeur Charles Alexandrowicz, ouvrage intitulé Introduction to the History of the Law of
Nations in the East Indies [Introduction à l’histoire du droit des gens aux Indes orientales], publié
en 1967. Au chapitre III, intitulé «The Gro tius-Freitas Controversy over the East Indies»,
M.Alexandrowicz mentionne le problème de la souveraineté. (Je note en passant que
M.Alexandrowicz était un universitaire tout à fait indépendant des deux Parties. Il exprima son
opinion sans y avoir été invité par aucune d’entre elles et écrivit bien avant la naissance du présent
35 différend.) M.Alexandrowicz pose la question : Comment Grotius envisage-t-il le problème de
l’ouverture des Indes orientales à la pénétration eu ropéenne ? Il écarte la possibilité de concevoir
les Indes orientales comme un vide juridique au rega rd du droit des gens. Il insiste en particulier
sur le fait qu’il existait, aux Indes orientales, des entités politique organisées qu’il considère comme
indépendantes et souveraines. - 27 -
12. M. Alexandrowicz cite ensuite Grotius : «Ces îles ont toujours eu leurs propres rois, leurs
52
propres gouvernements, leurs propres lois et leurs propres systèmes juridiques.»
13. M. Alexandrowicz lui-même poursuit alors :
«La conséquence immédiate à tirer de cette proposition est que les puissances
européennes parvenues dans cette partie du monde ne pouvaient acquérir de territoire
ni d’autres droits par le biais de la découverte, de l’occupation de terra nullius, d’une
donation papale ou de tout autre acte unila téral accompli au mépris des autorités
53
souveraines gouvernant les pays des Indes orientales.»
14. Je mentionnerai également un précédent article de M. Alexandrowicz, paru en 1959 dans
le British Year Book of International Law (vol. 35, p. 167), dans lequel il indique :
«A supposer qu’un certain nombre de communautés asiatiques étaient dotées de
la qualité d’Etat et de la souveraineté et qu’elles étaient capables de conclure avec les
Portugais et d’autres puissances européennes des arrangements produisant des droits et
des obligations relevant du droit des gens , nous devons exclure toute éventualité
d’acquisition de leurs territoires par occupation ou découverte.»
Citant Grotius : «Les terres et la souveraineté des Indes orientales ne devraient pas être considérées
comme si elles avaient été terra nullius auparavant et, puisqu’elles appartenaient aux Indiens
54
orientaux, elles ne pouvaient pas avoir ét é acquises en droit par d’autres personnes…» Ces
extraits figurent sous l’onglet 22 du dossier de plaidoiries.
15. Parmi ces entités (les «indiens orientaux»), qui étaient donc reconnues comme ayant la
souveraineté sur ces territoires et ces îles, figure le Sultanat de Johor, qui fut établi en 1512 et dont
la partie qui présente un intérêt constitue encore au jourd’hui l’Etat du Johor, qui fait partie de la
Malaisie. Ainsi que le coagent l’a déjà rappelé , il ne fait aucun doute que le Sultanat de Johor
englobait, avant 1824, une région qui couvrait le no rd et le sud du détroit de Singapour, y compris
Pulau Batu Puteh, et que la notion de souvera ineté malaise recouvrait, à l’époque, celle de
territorialité.
36 16. Singapour cherche cependant à étayer sa position en invoquant ce qu’il appelle «la
donation effectuée par le sultan Abdul Rahman en 1825» ⎯ Rahman était le souverain de la partie
méridionale du Johor après la partition du sultanat. Dans ce document, Abdul Rahman prétendait
52
Alexandrowicz, Introduction to the History of the Law of Nations in the East [Introduction à l’histoire
du droit des gens aux Indes orientales], 1967.
53
Ibid., p. 45. Dossier de plaidoiries, onglet 21.
54Dossier de plaidoiries, onglet 22. - 28 -
que tout ce qui se trouvait en mer faisait partie de son territoire et que tout ce qui se trouvait sur le
continent appartenait à son frère, le sultan Hussei n, qui gouvernait le Johor continental. Singapour
en conclut que «la théorie de la Malaisie selon laquelle Pedra Branca aurait été attribuée au
55
sultan Hussein en vertu du traité anglo-néerlandais est manifestement erronée» . Peu importe. Ce
qui importe en revanche c’est que si elle n’appartenait pas au sultan Hussein, elle devait appartenir
au sultan Abdul Rahman. Il n’y avait pas de vide dans la région : l’île ne pouvait être terra nullius.
C’est notamment pour cette raison que l’on peut écarter totalement le recours, par Singapour, à une
prétendue «donation».
Monsieur le président, quand souhaitez-vous que je m’interrompe ?
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président: C’est peut-être un bon moment pour
faire une pause.
Sir Elihu LAUTERPACHT: Si le moment vous convient, je serai ravi d’interrompre mon
exposé maintenant.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de pr ésident: Très bien. Nous faisons donc une
pause de dix minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 20 à 11 h 30.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de pr ésident : Veuillez vous asseoir. Vous pouvez
reprendre, sir Lauterpacht.
Sir Elihu LAUTERPACHT :
B. Documents confirmant que Pulau Batu Puteh n’était pas terra nullius en 1847
17. Monsieur le président, Messieurs de la C our, point n’est besoin pour moi, à ce stade, de
remonter plus loin dans l’histoire du Johor. Que PulauBatuPuteh n’était pas considérée comme
terra nullius en 1847, mais appartenait bien au Johor, est confirmé de manière certaine par huit
documents importants couvrant la période comprise entre 1824 et 1851. Il n’y a pour les réfuter
55
CR 2007/20, p. 50. - 29 -
aucun document qui leur serait contemporain ⎯ni même aucun document tout court ⎯ et
présenterait ou traiterait Pulau Batu Puteh comme terra nullius. Il est significatif que Singapour ait
cherché à contourner ces huit documents. Quant à moi, si je m’arrête sur eux en particulier, cela ne
37 diminue en rien la valeur ou l’importance des autr es éléments qu’évoquera ensuite M. Crawford et
qui convergent vers une même conclusion.
18. M. Pellet, dont la verve en la matière, est , je l’espère, moins caustique dans son français
natal qu’elle ne le devient une fois tradu ite en anglais, a pris sur lui de réfuter ⎯au point de les
réduire quasiment à rien ⎯ les documents invoqués par la Malaisie à l’appui de la thèse selon
laquelle PulauBatuPuteh n’était pas terra nullius en 1847. Il choisit tout d’abord ceux que,
peut-être, il juge les moins probants 5. Bien que je ne souscrive pas à ses critiques, je ne prendrai
pas ici le temps de croiser le fer avec lui à ce propos. Nous avons d’autres chats à fouetter.
Penchons-nous donc plutôt sur les documents suivan ts, qui nous livrent une version bien différente
que celle que nous a présentée M. Pellet.
19. Le premier document méritant de retenir notre attention est la lettre de Crawfurd en date
du 10janvier 1824. M.Pellet lui a réservé un tra itement quelque peu superficiel, et pour cause:
elle ne sert en rien son propos.
57
1. Premier document : la lettre de Crawfurd du 10 janvier 1824
20. JohnCrawfurd était le résident brita nnique à Singapour. Dans une lettre adressée au
gouvernement de l’Inde, il écrit que la principauté de Johor
«s’étend, sur le continent, de Malacca jusqu’ à l’extrémité de la péninsule sur les deux
côtes. Elle compte plusieurs établissements sur l’île de Sumatra, et comprend toutes
les îles sises au débouché du détroit de Malacca ainsi que toutes celles des mers de
Chine, jusqu’aux Natuna au point 4° de latitude nord et 109° de longitude est .» (Les
italiques sont de nous.)
La phrase suivante mérite tout particulièrement d’ être relevée : elle intéresse la thèse de Singapour
selon laquelle les contrées inhabitées de la région étaient terra nullius :
«Ces contrées sont toutes stériles, ne sont peuplées qu’en certains endroits de la
côte, et cela communément par une race de pirates ou de pêcheurs dont le statut social,
56
CR 2007/21, p. 13.
57
CMS, vol. 2, annexe 2, par. 20. Dossier de plaidoiries, onglet 23. - 30 -
ignorant l’agriculture et sans attachement au sol, ne s’élève que très peu au-dessus
d’un état sauvage. Il n’y a pas non plus de preuve suffisante ind58uant qu’il ait un jour
existé une meilleure société ou une société mieux organisée.»
Pour autant, M. Crawfurd ne donnait pas à entendre que de ce que ces contrées étaient «stériles» ou
quasiment inhabitées, il s’ensuivait qu’elles étaient terra nullius et pouvaient être occupées par la
Grande-Bretagne.
38 21. Ainsi que je viens de le mentionner, Cr awfurd décrivait les territoires du Johor comme
englobant toutes les îles des mers de Chine «juqu’ aux Natuna». Comme vous pouvez le voir sur la
carte, les Natuna se trouvent à une distance considérable ⎯ 254 milles marins ⎯ à l’est de la côte
du Johor continental. Il n’est guère vraise mblable que ces îles aient été considérées comme
appartenant au Johor, sans qu’il en aille de même pour PulauBatuPuteh, qui est située bien plus
près du continent.
22. Singapour conteste l’affirmation de Craw furd au motif qu’elle porte sur plusieurs
dizaines de milliers de milles marins carrés. La pertinence de l’argument semble douteuse. Ce
sont les îles qui sont importantes, pas la superficie des mers dans lesquelles elles se trouvent. Mais
M. Pellet s’arrête là dans sa ré futation du document, préférant procéder, en des termes semblables,
à celle du rapport Presgrave de 1828. Je reviendrai sur ce rapport dans un instant.
23. Mais je voudrais auparavant m’arrêter su r trois documents qui l’ont précédé dans le
temps, et que M. Pellet a choisi d’ignorer.
24. Je passerai donc maintenant au deuxième des huit documents que je me propose
d’examiner aujourd’hui.
59
2. Deuxième document : le traité de cession de Singapour de 1824
25. Il s’agit donc du traité de cession de 1824 lui-même, communément appelé «traité
Crawfurd», qui fut conclu entre la Compagnie des Indes orientales et le sultan et le temenggong de
Johor. Son article II dispose que le sultan et le temenggong «cèdent en pleine souveraineté et
propriété» à l’honorable Compagnie anglaise des Indes orientales «l’île de Singapour située dans le
détroit de Malacca ainsi que les eaux, détroits et îlots adjacents sur une distance de 10milles
58
Dossier de plaidoiries, onglet 23.
59
MM, vol. 2, annexe 6. - 31 -
géographiques à partir de la côte de ladite île principale de Singapour» . Voilà qui vaut clairement
reconnaissance par la Grande-Bretagne de la souveraineté exercée jusqu’alors par le Johor sur les
îles qu’il lui cédait ; par ailleurs, cette disposition implique que le Johor avait souveraineté sur les
îlots situés à plus de 10milles de la côte de Singapour qui étaient adjacents et semblables
aux îles cédées ⎯la limite de 10milles ayant été choisie pour des considérations de sécurité.
Si les îles et îlots relevaient de la souverainet é du Johor, pourquoi en aurait-il été autrement de
Pulau Batu Puteh ? Cela n’aurait pas de logique.
26. Juste avant d’en venir au troisième doc ument de cette époque, je voudrais faire un bref
61
saut dans le temps, et évoquer l’accord relatif aux eaux territoriales de1927 . J’y ai déjà fait
39 allusion ⎯il s’agit de l’accord signé par sirHughCliffo rd. Le préambule de ce traité de 1927
renvoie au traité de1824, dont il est indiqué qu’il prévoit la cession, par le Johor, «de l’île de
Singapour ⎯ ainsi que de eaux, détroits et îlots adj acents». Le préambule précise un peu plus loin
que SaMajesté britannique «est désireuse de rétroc éder une partie desdit[s]… îlots afin qu’ils
fassent de nouveau partie de l’Etat et territoire du Johore» (les italiques sont de nous). Nous avons
ainsi confirmation de la justesse de la déduction que je viens d’exposer : si les îles et îlots ont été
cédés en vertu du traité de1824, c’est forcément qu’ils faisaient bien partie, à l’époque, du
territoire du Johor. C’est ce qui ressort de cette rétrocession ⎯ car il ne s’agit pas d’une cession,
mais bien d’une rétrocession. Ce qui avait autrefois appartenu au Johor lui était restitué en1927
⎯l’acte emportait reconnaissance de l’appartenance originelle de ces îlots au Johor. Ces îlots
n’étaient pas terra nullius en 1824. Et s’ils n’étaient pas terra nullius à cette époque, pourquoi en
serait-il allé différemment en ce qui concerne Pu lau Batu Puteh, qui est située dans le même
détroit? Parce qu’elle était inhabitée, préte nd Singapour. Mais cela ne saurait être, parce que
certains des îlots cédés en 1824 et rétrocédés en 1927 étaient eux aussi inhabités, ainsi qu’il ressort
de la relation de Crawfurd parue dans le Singapore Chronicle sous le titre «Journal of a voyage
62
round the island of Singapore» . L’explication est simple et imparable: Pulau Batu Puteh ne se
distinguait pas des autres îles et îlots du détroit de Singapour qui, tous, étaient considérés comme
faisant partie du Johor.
60Dossier de plaidoiries, onglet 25.
61
MM, vol. 2, annexe 12.
62Voir Crawfurd, Journal of a Voyage round the is land of Singapore, Singapore Chronicle , novembre1825,
réédité in J. H. Moor, Notices of the Indian Archipelago. Dossier de plaidoiries, onglet 26. - 32 -
27. J’en viens donc maintenant aux troisième et quatrième documents que j’ai répertoriés.
Singapour, dans sa démonstration, n’en fait pas mention.
63
3. Troisième document : la lettre de Crawfurd en date du 3 août 1824
28. Le troisième document est la lettre de Crawfurd en date du 3août1824. Il s’agit d’un
document explicatif rédigé par Crawfurd le lendemain de la conclusion du traité de cession de 1824
que vous trouverez sous l’onglet27. Crawfurd y notait ⎯point qui a son importance ⎯ que le
sultan et le temenggong ne se contentaient pas d’ exercer les pouvoirs du gouvernement dans la
région
«mais à l’instar des autres souverains asiatiques étai[en]t de facto le[s] véritable[s]
propriétaire[s] du sol ⎯ principe établi de façon d’autant plus satisfaisante dans le cas
présent que l’ensemble du territoire cédé lorsque nous l’avons occupé était en
friche ⎯ à l’état naturel et totalement dépourvu d’habitants permanents».
40 Cela signifie que la présence d’habitants ou la mise en valeur de terres n’étaient pas des facteurs
conditionnant l’attribution du titre sur le territoire. La thèse de Singapour selon laquelle le Johor
n’exerçait de souveraineté que sur des territoir es effectivement peuplés par ses habitants s’en
trouve réduite à néant.
29. La lettre de Crawfurd contient cette autre proposition importante : «la cession effectuée
ne se limite pas à l’île principale de Singapour, mais s’étend aux eaux, détroits et îlots (qui ne sont
64
probablement pas moins de cinquante) dans les 10milles géographiques de ses côtes» . Il en
ressort clairement que Crawfurd considérait mê me les îlots, dont certains étaient à l’évidence
extrêmement petits, comme faisant partie du territoire du Johor, et susceptibles d’acquisition par
voie de cession.
4. Quatrième document : la lettre de Crawfurd en date du 1 octobre 1824r 65
30. Nous en arrivons donc au quatr ième document que je voulais évoquer ⎯la lettre de
er
Crawfurd du 1 octobre 1824 ⎯ et qui figure sous l’onglet 28. Dans cette lettre au secrétaire du
gouvernement de l’Inde, Crawfurd relevait que l’incapacité dans laquelle se trouvait le
63CMS, vol. 2, annexe 3. Dossier de plaidoiries, onglet 27.
64
CMS, annexe 3, p. 28.
65MM, vol. 3, annexe 24. Dossier de plaidoiries, onglet 28. - 33 -
Gouvernement britannique d’entretenir des «relations politiques avec les chefs de toutes les îles
situées au sud du détroit de Singa pour ainsi qu’entre la pénins ule et Sumatra pourrait se révéler
gênantes… En effet, cela reviendrait presque à un démembrement de la principauté de Johor, ce
qui ne pourrait que causer embarras et confusion.» (Les italiques sont de nous.) Deux conclusions
peuvent être inférées de cette remarque. La première, qui découle de l’évocation d’un
quasi-démembrement de la principauté de Johor, est que, avant 1824, la principauté en question
s’étendait au sud et au nord du détroit de Singapour . La seconde est que Crawfurd considérait que
l’ensemble des îles qui n’étaient pas situées au s ud du détroit de Singapour appartenaient toujours
66
au sultan de Johor .
67
5. Cinquième document : le rapport de Presgrave en date du 5 décembre 1828
31. Venons-en donc maintenant au cinquième document: le rapport Presgrave du
5décembre1828, un rapport adressé à M.Murchis on, conseiller résident, par EdwardPresgrave,
directeur de l’enregistrement des importations et des exportations et consacré à la question de
l’étendue territoriale du Johor. M.Pellet l’a, de façon injustifiable, écarté sans autre forme de
41 procès. Or, cette lettre a par la suite été produite devant les tribunaux indiens dans le cadre d’une
affaire de piraterie, qui soulevait la question de l’étendue du Johor. Y figurait une description
«des frontières de ce qui est généralement appelé l’empire de Johor. Il semblerait ⎯ y
lisait-on ⎯ que celui-ci rassemble la partie méridionale de la péninsule malaise
jusqu’à la jonction avec le territoire de Malacca et la principauté de Pahang, une petite
partie de la côte orientale de Sumatra, située entre les contrées de Jambi et de Siak,
toutes les îles se trouvant entre les Karimon au sud et Pulau Aor à l’est, à l’entrée de
la mer de Chine, ainsi que Linggin et l 68s nombreuses îles adjacentes, s’étendant
presque jusqu’aux îles Banka et Billiton.» (Les italiques sont de nous.)
Vous voyez ici ces îles sur la carte 69. PulauBatuPuteh en fait clairement partie, parce que
⎯ comme vous pouvez le voir ⎯ Pulau Aor se trouve à un point assez au nord au large de la côte
est du Johor. Donc, ce que dit en réalité Presgrave, c’est que toute la zone située au sud et autour
de cette limite appartient au Johor. Pulau Batu Puteh en fait incontestablement partie.
66MM, vol. 3, annexe 24.
67
MM, vol. 3, annexe 27. Dossier de plaidoiries, onglet 29.
68
Dossier de plaidoiries, onglet 29.
69MM, vol. III, annexe 27, par. 3. - 34 -
70
6. Sixième document : la carte néerlandaise de 1842
32. Je passe maintenant au sixième document, la carte néerlandaise de 1842. Il s’agit d’une
71
carte des Indes orientales néerlandaises ét ablie en 1842 sur ordre du roi des Pays-Bas . Elle
montre la répartition des sphères d’influence da ns la région telle que se la représentaient les
Pays-Bas. La ligne tracée ici place incontestablement l’île de PedraBranca au nord de la sphère
d’influence néerlandaise, et, pa rtant, dans la sphère d’influence britannique. M.Schrijver
développera ce point dans sa plaidoirie. S’il ne s’ensuit pas pour autant que PedraBranca était
sous souveraineté britannique, il ressort bien de ce tte carte, en revanche, que Pedra Branca n’était
pas considérée comme terra nullius.
7. Septième document : l’article du 25 mai 1843 paru dans le Singapore Free Press 72
33. Nous voici donc au septième document : l’article du 25 mai 1843 paru dans le Singapore
Free Press. Il nous apprend que «[l]es lieux et îles da ns le voisinage desquels ces actes … sont le
plus fréquemment commis et qui servent de re paires aux pirates, tels que PulauTinghie,
BatuPuteh, Point Romania etc., sont tous situés dans les territoires de notre bien-aimé allié et
73
pensionnaire, le sultan de Johore.»
42 8. Huitième document : la correspondance de Butterworth de 1844
34. Venons-en maintenant au huitième élémen t, à savoir la correspondance de Butterworth
de1844. Il s’agit de la correspondance tenue par le gouverneur Butterworth ⎯le gouverneur de
l’île du Prince-de-Galles, de Singapour et de Malacca ⎯ au cours du mois de novembre1844.
Nous disposons de deux lettres, en date du 25 novembre 1844, adressées à Butterworth par le sultan
de Johor et le temenggong, lettres qui ont toutes de ux trait au projet de construction d’un phare à
l’entrée du détroit de Singapour, à proximité de la pointe méridionale du Johor. La lettre du sultan
ne fournit guère d’indications puisqu’il y est si mplement précisé que le sultan se réjouit de la
construction future d’un phare 74. La lettre du temenggong fait, quant à elle, expressément
70Atlas cartographique de la Malaisie, carte 7.
71CMM, vol. I, annexe 1, p. 277.
72
MM, vol. III, annexe 40. Dossier de plaidoiries, onglet 31.
73Dossier de plaidoiries, onglet 31.
74MM, vol. 3, annexe 44. Dossier de plaidoiries, onglet 32. - 35 -
référence au souhait de la Compagnie d’ériger un phare près de Point Romania 75. Le temenggong
y indique n’avoir aucune objection à ce projet et ⎯ je cite un passage important ⎯ que «la
Compagnie est entièrement libre de construire un phare à cet endroit, ou en tout autre lieu qu’elle
76
jugera approprié » . La question est donc de savoir si, dans l’autorisation ainsi accordée,
PulauBatuPuteh était considérée comme se trouva nt «à proximité de Point Romania ou en tout
autre lieu [jugé] approprié».
35. Il ne fait guère de doute que tel était le cas. Malheureusement, nous ne disposons pas des
lettres par lesquelles le gouverneur Butterworth a demandé l’autorisation de construire un phare au
temenggong et au sultan. Comme de nombreux autres documents en la présente affaire, ces lettres
étaient certainement, à l’origine, conservées dans les archives de Singapour. La Malaisie a
demandé que cette dernière les produise, sans obtenir de réponse. Dès lors, il nous faut envisager
deux hypothèses qui peuvent être déduites de la correspondance disponible, considérée dans son
ensemble, et je me garderai bien d’en évoque r une troisième, à savoir que Singapour ait pu
délibérément dissimuler ces lettres. La premiè re hypothèse est que la demande du gouverneur
portait spécifiquement sur Pulau Batu Puteh ou s es environs. Si tel était le cas, il s’agirait
évidemment là d’une reconnaissance très nette par le gouverneur du fait qu’il considérait
PulauBatuPuteh comme une île appartenant au J ohor. L’autre possibilité est qu’il n’ait pas fait
expressément référence à Pulau Batu Puteh et qu’i l ait simplement employé des termes tels que «à
proximité de Point Romania ou en tout autre lie u [jugé] approprié». Co mpte tenu de la place
prépondérante qu’occupait Pulau Batu Puteh dans les lettres antérieures, si ces seuls termes ont été
employés, alors, selon toute vraisemblance, la demande du gouverneur portait également sur
43 Pulau Batu Puteh et le temenggong l’a compris ainsi. Le fait que la Grande-Bretagne ait considéré
que les lettres d’autorisation portaient également sur Pulau Batu Puteh est démontré par sa conduite
ultérieure. Ces lettres furent annexées à toute la correspondance pertinente entre Singapour, le
Bengale, l’Inde et Londres relativement au projet de phare. Le gouverneur Butterworth les annexa,
quant à lui, à une lettre qu’il envoya à Londres le 26août1846 et dans laquelle il indiquait que
«[l]’ensemble des détails sur l’entretien des phares donnés dans ma lettre du 28 novembre 1844 au
75
MM, vol. 3, annexe 45. Dossier de plaidoiries, onglet 33.
76
MM, vol. 3, annexe 45 ; les italiques sont de nous. - 36 -
sujet de la construction sur PeakRock vaut également pour le nouvel emplacement»,
77
Pedra Branca . Autrement dit, les lettres d’autorisation étaient considérées comme valant
également pour Pulau Batu Puteh. Et il n’était nullement indiqué ⎯ je vous prierai de bien vouloir
conserver cela à l’esprit ⎯, il n’était nullement et nulle part indiqué que Pulau Batu Puteh était
considérée comme étant terra nullius et pouvait, partant, être occupée par quiconque.
36. La question de savoir si le mot écrit dans la copie de la lettre du gouverneur se lit «case»
[affaire] ou «care» [entretien] sera examinée pa r M. Kohen. Selon la Malaisie, il se lit «case»
[affaire]. Quoi qu’il en soit, ce qui importe est ce qu’indique le gouverneur quant à la validité de
l’ensemble des détails donnés dans sa lettre du 28 novembre 1844 78.
37. Il n’est pas nécessaire d’examiner plus avant la question du titre du Johor sur
Pulau Batu Puteh avant 1847. La réponse est claire. Il ne peut y avoir aucun doute raisonnable sur
le fait que, en1847, la Grande -Bretagne estimait que l’autorisation du Johor valait pour
Pulau Batu Puteh et considérait comme acquis que ce tte dernière appartenait au Johor. Dès lors, la
Grande-Bretagne ne pouvait acquérir cette formation en tant que terra nullius.
III. A supposer, quod non, que Pulau Batu Puteh était terra nullius en 1847, la
Grande-Bretagne a-t-elle ensuite acquis un titre sur cette formation ?
38. Permettez-moi simplement de supposer quelques instants, ce qui n’est absolument pas le
cas, que Pulau Batu Puteh était effectivement terra nullius en 1847, année au cours de laquelle la
Grande-Bretagne aurait, selon Singapour, entrepris d’y ériger un phare. Quelles mesures effectives
auraient alors été prises par la Grande-Bretagne aux fins d’établir son titre sur cette formation ?
44 39. Singapour soutient que la Grande-Bretagne prit «légalement possession» de l’île en 1847
et que, entre 1847 et 1851, elle consolida son titr e sur l’île. Cette position est-elle réellement
défendable ?
40. Singapour elle-même fait référence à la doctrine qui pose que, aux fins d’établir
l’acquisition d’un titre sur Pulau Batu Puteh entre 1847 et 1851 en vertu d’une «prise de possession
légale», elle doit démontrer que la Grande-Bretagne avait l’intention d’acquérir la souveraineté par
79
occupation .
77MM, vol. 3, annexe 51.
78
MM, vol. 3, annexe 46.
79MS, par. 5.109. - 37 -
A. Singapour n’a pas démontré l’intention de la Grande-Bretagne d’acquérir la souveraineté
sur Pulau Batu Puteh
41. En réalité, aucun aspect intentionnel , nécessaire pour qu’une présence physique donne
naissance à un titre consolidé, ne ressort de la c onduite de la Grande-Bre tagne après 1847. Point
n’est besoin de rappeler que, pour acquérir la souveraineté sur une terra nullius, une présence
physique ne suffit pas; il convient également de prouver que l’occupant avait l’intention de
s’arroger le titre. Une simple présence, si elle ne s’accompagne pas de l’intention spécifique, ne
permet pas d’établir un titre.
42. Or, les autorités britanniques n’ont jama is déclaré officiellement ou formellement
l’intention de leur gouvernement de s’arroger le titre ou la souveraineté sur l’île.
B. Pratique britannique en matière de revendication de titre sur un territoire
43. Si nous nous penchons un instant sur la pratique des autorités britanniques en matière
d’acquisition d’un titre sur une terra nullius ou d’annexion d’un territoire cédé à la
Grande-Bretagne, nous constatons qu’en effet, elles ont à cette fin toujours accompli certains actes
officiels. Cette pratique a été exposée en détail dans le contre-mémoire de la Malaisie, aux
paragraphes 73 à92, auxquels nous ajouterons simp lement une référence aux travaux de Keller,
Lissitzyn et Mann sur la «Creation of Rights of Sovereignty through Symbolic Acts [1400-1800]»
[«Naissance de droits de souveraineté par des actes symboliques, 1400-1800»] (1967). Le chapitre
pertinent sur la «pratique britannique» (chap. V, p. 98) se lit comme suit :
«Ainsi, la pratique britannique en matière de prise de possession officielle se
caractérisait généralement par un haut degr é de formalisme. La procédure classique
consistait, nous l’avons vu, à arborer un signe de possession ⎯le plus souvent une
croix aux armes royales et une plaque sur laquelle figurait une inscription
pertinente ⎯, puis à proclamer oralement, av80 solennité, la souveraineté de la
Grande-Bretagne sur la zone considérée.»
44. Cela est clairement illustré dans la prati que de l’époque par les actes accomplis par la
Grande-Bretagne après l’acquisition de Singapour elle-même. Le 16 août 1825, Crawford indiqua
45 que, conformément aux instructions qu’il avait reçu es, il avait croisé autour de Singapour et pris
possession, «avec les formalités requises, de toutes les îles situées dans un rayon de 10milles
80
Dossier de plaidoiries, onglet 34. - 38 -
autour de l’île principale de Singapour» 81. Sur chacune de ces îles, à savoir PulauUbin,
Rabbit Island et Coney Island, il donna lecture d’une d éclaration officielle et fit tirer une salve de
21coups de canons. La taille d es îles Coney et Rabbit était à peu près équivalente à
celle de
PulauBatu Puteh. Elles étaient inhabitées et situées à une distance équivalente des côtes
septentrionales du détroit. Dès lors, l’on est en droit d’attendre que Singapour explique de manière
convaincante pourquoi cette pratique officielle a été observée à l’égard de ces petites îles, et non,
lorsque cela devint nécessaire, à l’égard de Pulau Batu Puteh. Je vous rappelle à ce propos que les
Britanniques réalisaient des travaux de constructio n sur Pulau Batu Puteh. S’ils avaient voulu
acquérir le titre sur cette formation, ils auraient assurément pris les mesures nécessaires.
Cependant, aucune explication n’a été fournie. L’on peut imaginer que c’est parce que les autorités
britanniques n’ont jamais eu l’idée de revendiquer la souveraineté de Pulau Batu Puteh. Elles n’en
avaient nul besoin puisque cela n’ét ait pas nécessaire pour construire le phare. Elles ne l’ont donc
tout simplement pas fait. Je reviendrai sur cette question lors d’une intervention ultérieure.
C. Que fit la Grande-Bretagne entre 1847 et 1851 ?
45. Donc, que fit la Grande-Bretagne entre 184 7 et 1851, période au cours de laquelle elle
établit, selon Singapour, son titre sur cette formation? Permettez-moi d’aborder brièvement ce
point. C’est en vain que l’on cherche des éléments de preuve d’une revendication officielle,
formelle, directe, voire indirecte du titre. Si l’ on se rappelle que rien de tel n’eut lieu en1847,
1848 ou 1849, la meilleure occasion pour accomplir un acte officiel était la cérémonie de la pose de
la première pierre du 24 mai1850 82. Malgré la présence du gouverneur de Singapour, l’occasion
ne fut point saisie de déclarer la souveraineté de la Grande-Bretagne. Aucun des récits des
cérémonies tenues à cette occasion, même ceux présentés dans le mémoire de Singapour 83, ne fait
état de la moindre revendication officielle ou spécifique de souveraineté pa r la Grande-Bretagne.
En particulier, la plaque de cuivre encastrée da ns la roche indique simplement que la première
pierre fut posée par le maître de la loge «Zetla nd in the East», sans faire état d’une quelconque
appartenance à Singapour; et il n’est question du gouverneur des Etablissements que pour dire
81RM, vol. II ; annexe 5.
82
Dossier de plaidoiries, onglet 35.
83MS, par. 5.56-5.59. - 39 -
46 qu’il était présent lors de la cérémonie. Cet événem ent s’inscrit donc bien plus dans le cadre de la
construction d’un phare appelé à être administré par les autorités britanniques que dans celui d’une
revendication de souveraineté sur le rocher sous-jacent.
46. A l’aune des critères alors applicables, il est clair que la cérémonie du 24mai1850
n’était pas un acte symbolique de prise de po ssession et ne fut pas perçue comme tel par les
84
participants. Dans sa ré plique, Singapour affirme qu’il ne saurait y avoir aucun doute que le
processus d’acquisition a débuté ⎯ selon ses termes ⎯ au plus tard (quel que soit le sens de cette
expression) en 1847. Que faut-il entendre par «au plus tard» [c’est-à-dire, par «at least» opposé à
«at most» ou à «at latest» ?] Ainsi, le processu s d’acquisition aurait débuté au plus tard en 1847,
lorsque «Thomson commença à mettre en Œuvre des activités postulant que l’île [était]
terra nullius». Cependant, aucun élément de preuve n’a tteste qu’il serait parti d’un tel postulat et
son comportement ne l’indique pas non plus. En réalité, ainsi que cela ressort du propre rapport de
er
Thomson en 1847, celui-ci ne fit rien d’autre qu’ériger un pilier de briques ⎯ le 1 novembre ⎯
«pour évaluer la force des vagues» 85. Les travaux sur le rocher ne commencèrent pas avant le mois
86
d’avril 1850 —et ne furent accompagnés d’aucune form alité. Si j’évoque cette période, c’est
bien évidemment parce que Singapour prétend que le titre a été acquis en ve rtu d’une série d’actes
accomplis en 1847, 1848, 1849, 1850 et 1851. Or, ce n’est qu’en avril 1850 que les travaux
commencèrent effectivement sur le rocher, et ils ne furent accompagnés d’aucune formalité. Rien
dans ces travaux n’exprimait une intention d’acqué rir la souveraineté sur le rocher. Singapour
n’est pas en mesure d’indiquer la date à laquelle les autorités britanniques auraient pr
is possession
de celui-ci. Elle opte au contraire pour une stra tégie tous azimuts, présentant dans ses écritures au
moins trois dates différentes auxquelles la prise de possession aurait eu lieu. Ces dates sont:
premièrement, avant 1847, lorsque PulauBatuPuteh fut c hoisie comme emplacement du phare;
deuxièmement, 1847, l’année même où débutèrent les pr éparatifs de la construction ;
troisièmement, la période allant de 1847 à 1851 , soit jusqu’à l’inspection du phare le
84RS, par. 3.114.
85
Voir le rapport Thomson, MS, vol. 4, annexe 4, p. 491.
86Ibid., p. 509-510. - 40 -
21septembre1851, une fois sa construction achevée 8. Il s’agit là, sans nul doute, d’un cas rare,
voire unique, dans l’histoire des différends territoriaux : la prise de possession d’un rocher inhabité
est présentée comme un acte complexe ayant duré au moins quatre ans, sans que jamais au cours de
cette période l’on ait assisté à la moindre manifestation de l’intention d’en acquérir la souveraineté.
Même dans l’affaire de l’Ile de Clipperton, à laquelle M. Brownlie s’est également référé lorsqu’il
47 a parlé d’une série d’actes, un tel manque de précisi on n’a pu être envisagé. Quoi qu’il en soit,
aucune explication de l’expression «série d’actes» n’ayant été donnée dans cette affaire, elle ne
peut, au mieux, qu’être considérée comme un simple obiter dictum.
47. Le fait est que les seuls actes accomplis par la Grande-Bretagne sur Pulau Batu Puteh
avaient trait au phare, et qu’ils le furent av ec l’autorisation du souverain, le Johor. La seule
intention susceptible d’être démontrée est celle d’ acquérir la propriété du phare, et cette intention
88
fut exprimée après 1851. La loi des Indes de 1852 prévoyait que le phare Horsburgh ⎯ et je cite
le texte ⎯ «devriendr[ait] la propriété pleine et entière de la Compagnie des Indes orientales et de
ses successeurs», et non que la Grande-Bretagne en était, ou en deviendrait, le souverain, comme
on aurait pu s’y attendre dans le préambule d’une telle loi. Nul document de l’époque n’indique de
manière implicite ou explicite que PulauBatu Puteh était un territoire britannique ou l’était
89
devenu .
IV. La conduite de la Grande-Bretagne après 1851 est dépourvue de
pertinence
48. Je traiterai en détail, dans une interv ention ultérieure, de cette période comprise
entre1847 et1851, et m’en tiendrai là pour l’instant. J’en viens maintenant à la conduite de la
Grande-Bretagne après 1851, do nt j’affirme qu’elle est dépour vue de pertinence. Si la
Grande-Bretagne n’a pas acquis le titre au cours de la période allant de 1847 à 1851 parce que
Pulau Batu Puteh faisait à l’époque partie du Johor, la conduite qui fut la sienne par la suite est
totalement dépourvue de pertinence. En effet, la simple exploitation du phare ne saurait, en
elle-même, avoir établi le titre de la Grande-Bre tagne. En toute rigueur, la Malaisie n’a pas à
répondre d’une quelconque manière à l’exposé par la Partie adverse des éléments de preuve
87CMM, par. 57-58.
88
MM, vol. 3, annexe 84.
89CMM, par. 68. - 41 -
supposés étayer son affirmation selon laquelle Si ngapour aurait, depuis 1851, exercé de manière
continue, pacifique et effective l’autorité étatique sur Pulau Batu Puteh. Il n’y a pas véritablement
lieu d’examiner tout cela. Là encore, il est im portant de relever que Singapour ne fonde pas sa
thèse sur la prescription acquisitive, dans la mesu re où une telle approche aurait nécessairement
impliqué qu’elle admette que la Malaisie détenait antérieu rement la souveraineté sur
Pulau Batu Puteh. La prescription est donc étrangère à la présente espèce.
49. Singapour ne cesse de déclarer que, après 1851, sa conduite n’a fait que confirmer et
maintenir —je reprends ses propres termes— un titre qu’elle avait déjà acquis au cours de la
période comprise entre 1847 et 1851. Il va donc san s dire que, à moins qu’un titre britannique sur
Pulau Batu Puteh ait véritablement existé en 1851, il n’y avait rien à maintenir ni à confirmer. Je
48 me souviens fort bien, Monsieur le président, de ce que l’on m’a appris à l’école — mon professeur
de mathématiques me disait «Lauterpacht», ou plutôt non, il ne m’appelait pas «Lauterpacht», mais
«lobster pot» [casier à homards], c’était mon surnom! «Lobster pot», disait-il donc, «allez-vous
finir par comprendre que zéro multiplié par n’impor te quel nombre, cela fait toujours zéro ?». Eh
bien, il en va de même d’un titre qui vaut zéro, qui n’existe pas: il ne peut être confirmé ou
maintenu par des actes étatiques ultérieurs, quelle qu’en soit la quantité. Et cela va bien plus loin
que ce que me disait mon professeur !
50. Ce nonobstant, Singapour ne cesse d’énumér er les aspects de sa conduite qui, selon elle,
relèveraient d’activités menées à titre de souverain sur PulauBatuPuteh et à son égard. Mais
l’écrasante majorité de ces activités a trait à l’exploitation du phare, ce qui n’est guère surprenant.
Elles n’ont absolument rien à voir avec la souveraineté sur l’île. La jurisprudence et la doctrine
sont claires: la construction et l’exploitation d’un phare et d’autres aides à la navigation ne
constituent pas des actes accomplis à titre de souverain . Cela vaut à fortiori lorsque le phare est
90
construit et exploité avec le consentement du souverain territorial . Singapour indique elle-même
que «[s]a revendication du titre … ne se fonde pas sur les phares en tant que preuve d’une activité
étatique» 91. Mais l’essentiel ⎯et, pour ce qui concerne la période antérieure à1980,
90
MM, par. 10.
91MS, par. 5.101; CMS, par. 6.105, 7.21 («Le titre de Singapour ne repose pas sur la place du phare dans les
effectivités»). - 42 -
l’intégralité ⎯ de la conduite sur laquelle Singapour se fonde pour démontrer qu’elle agissait à titre
de souverain est sa conduite en tant qu’exploita nt du phare Horsburgh. Quand bien même elle
serait pertinente —ce qui n’est pas le cas—, une telle conduite suivie dans le cadre de
l’exploitation d’un phare ne saura it être purement et simplement élevée au rang de conduite à titre
de souverain.
51. Singapour invoque un certain nombre de text es faisant autorité. Mais dans aucune des
affaires citées, les faits ne sont semblables à ceux de la présente espèce, à savoir que le phare à été
construit par la Grande-Bretagne avec l’autori sation du souverain local. Les auteurs du
e
XIX siècle, tels que Heffter et Westlake, établis sent une nette distinction entre souveraineté
(imperium) et propriété (dominium). Cette distinction se retrouve dans celle opérée entre la
souveraineté et la propriété à l’article 2 du traité Crawfurd de 1824, par lequel le Johor acceptait de
céder «en pleine souveraineté et propriété» à la Co mpagnie des Indes orientales l’île de Singapour
et les eaux, détroits et îlots contigus sur une distance de 10milles géographiques. J’appelle tout
particulièrement l’attention de la Cour sur le rapport adressé par Crawfurd au gouvernement de
l’Inde le 3 août 1824, rapport que Singapour elle-même a fait figurer dans ses écritures . 92
49 «Les articles II, III et IV du traité prévoient la cession complète à l’honorable
Compagnie anglaise des Indes orientales de la souveraineté et de la propriété de l’île
de Singapour et des lieux contigus, selon les termes que j’ai trouvés pour l’exprimer.
Lors de l’élaboration de ces conditions, j’ ai pu constater que le sultan possédait le
droit de dominion suprême, et que le temenggong, non seulement exerçait
pratiquement les pouvoirs du gouvernement, ma is à l’instar des autres souverains
asiatiques était de facto le véritable propriétaire du sol ⎯principe établi de façon
d’autant plus satisfaisante dans le cas présent, que l’ensemble du territoire cédé
lorsque nous l’avons occupé était en friche ⎯ à l’état naturel et totalement dépourvu
93
d’habitants permanents.»
o
En revanche, la loi des Indes n VI de 1852, le premier texte législatif ayant trait au phare
Horsburgh et dont Singapour préte nd qu’il constituait une effectivité confirmant le titre acquis
en1851, disposait que le phare «deviendr[ait] la propriété pleine et entière» de la Compagnie des
Indes orientales. Notez bien la différence : le traité Crawfurd de 1824 cédait la souveraineté et la
propriété de Singapour à la Compagnie des Indes orientales ; la loi des Indes de 1852, quant à elle,
prévoyait qu’un phare deviendrait la propriété de la Compagnie des Indes orientales. Il s’agit là de
deux choses bien différentes.
92
CMS, vol. 2, annexe 3, p. 27.
93Dossier de plaidoiries, onglet 36. - 43 -
52. Puisque nous en sommes à la loi des Indes de 1852, il y a quelque chose d’encore plus
important à dire sur le sujet. Singapour l’a i nvoquée comme élément de preuve de ce que la
Grande-Bretagne aurait exercé la souveraineté sur Pulau Batu Puteh en 1852. Dans le cas
contraire, soutient Singapour, sur quelle base la Grande-Bretagne aurait-elle pu se fonder pour
penser qu’elle était en droit d’adopter des textes lé gislatifs s’appliquant à un phare situé sur l’île ?
Pour légiférer, soutient Singapour, il faut détenir la souveraineté sur la zone concernée. Mais en
réalité, la réponse à sa question est assez simple.
A. La loi des Indes de 1852 et la loi relative à la juridiction à l’étranger
94
53. La loi de 1852 ne saurait être lue isolément. Dès 1843, le Parlement britannique avait
adopté la première d’une série de lois relatives à la juridiction à l’étranger «visant à lever tout doute
concernant l’exercice du pouvoir et de la juridiction de Sa Majesté dans divers pays et lieux situés
en dehors de ses dominions, et à rendre cet exercice plus efficace». La loi de 1843 disposait que :
«Sa Majesté est en droit de détenir, d’exercer, et de jouir de tout pouvoir ou
juridiction qu’elle possède actuellement ou pourrait, à l’avenir, posséder dans tout
pays ou en tout lieu situé en dehors de ses dominions, de manière identique et aussi
large que si Sa Majesté avait acquis ce pouvoir ou cette juridiction par cession ou
conquête de territoire.»
50 Dans les faits, cette loi conférait à Sa Majesté le pouvoir de légiférer relativement à des lieux qui ne
se trouvaient pas sur le territoire britannique, sans que cela revienne à revendiquer la souveraineté
sur lesdits lieux. Cela ne signifie pas pour autant que ces lieux devenaient des territoires
britanniques. Ainsi, pendant des décennies, la Gr ande-Bretagne a exercé sa juridiction dans de
nombreuses zones qui, pour l’essentie l, constituent ce que l’on appelle aujourd’hui le Golfe, sans
que cette conduite ne soit invoquée ou considérée co mme une base permettant de revendiquer un
titre souverain. Par conséquent, il convient de c onsidérer la loi de 1852 aujourd’hui invoquée par
Singapour en tant qu’élément de preuve de la conduite souveraine de la Grande-Bretagne à l’égard
de PulauBatuPuteh comme le simple exercice d’une juridiction à l’étranger et non comme la
manifestation d’une revendication de souveraineté. Il suffit de se référer brièvement au
remarquable ouvrage de W. E. Hall intitulé Foreign Jurisdiction of the British Crown pour
apprécier l’ampleur de la conduite britannique dans des Etats étra ngers, sans que cette conduite ne
se soit accompagnée d’une revendication de souveraineté.
94
Dossier de plaidoiries, onglet 37. - 44 -
B. L’exploitation de phares ne saurait fonder une revendication de souveraineté
54. Il n’est pas non plus surprenant que la Grande-Bretagne ait pu s’estimer fondée à
légiférer relativement au phare de Pulau Batu Puteh, mais cela ne constitue en rien la preuve d’une
revendication de souveraineté sur l’île. En l’affaire des Minquiers et des Ecréhous , la Cour a
relevé que l’éclairage et le balisage depuis 186 1 ne pouvaient être considérés comme des preuves
suffisantes d’une intention de se comporter en s ouverain. Ces actes ne furent pas interprétés
comme revêtant une nature telle qu’ils puissent être considérés comme constituant une
manifestation d’autorité étatique. De la même manière, le Tribunal arbitral en l’affaire
Erythrée/Yémen a jugé qu’«assurer le fonctionnement ou l’entretien de phares et d’aides à la
navigation [était] normalement lié à la sécurité de la navigati on et n’[était] normalement pas
95
considéré comme un critère de souveraineté» .
55. Singapour se fonde sur un prononcé de la Cour en l’affaire Qatar c. Bahreïn, selon lequel
«[l]a construction d’aides à la navigation…peut être juridiquement pertinente dans le cas de très
petites îles» (Délimitation maritime et questions territori ales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c.
Barhein), arrêt, C.I.J. Recueil 2001 , p.100, par.197). Replacé dans son contexte, cet énoncé
souligne que la construction d’ai des à la navigation peut être pertinente pour des questions de
souveraineté dans des affaires où il n’existe pas d’autre base pour fonder un titre et où la
construction et l’administration des aides attestent l’intention de l’Etat concerné d’agir à titre de
souverain. Cependant, ainsi qu’ elle l’a confirmé dans son arrêt rendu en 2002 en l’affaire
51
Indonésie/Malaisie (Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (Indonésie/Malaisie), arrêt,
C.I.J. Recueil 2002, p. 685, par. 147) 96, rien n’indique que la Cour a it l’intention de s’écarter de la
jurisprudence antérieure. L’énoncé essentiel de cette jurisprudence ⎯ à savoir que le fait d’assurer
le fonctionnement ou l’entretien de phares et d’aides à la navigation est normalement lié à la
sécurité de la navigation et n’est habituellement pas considéré comme un critère de souveraineté ⎯
est abondamment illustré par la pratique étatique, pratique sur laquelle nous reviendrons plus tard.
A ce stade, je me contenterai de mentionner le système de phares des détroits (Straights Lights
System) et le Middle East Navigation System , sur lesquels je me penche rai plus en détail dans un
prochain exposé.
95
Arbitrage Erythrée/Yémen, par. 328 ; MM, par. 173.
96
MM, par. 175. - 45 -
56. Prises ensemble, la jurisprudence et la pratique contredisent totalement la thèse de
Singapour selon laquelle la construction et l’entretien du phare Horsburgh auraient d’une certaine
manière constitué, en eux-mêmes et par e ux-mêmes, une «prise de possession légale» de
Pulau Batu Puteh aux fins d’en ac quérir la souveraineté. La jurisprudence est claire. La conduite
relative à l’administration d’un phare n’atteste pas, à elle seule, la souveraineté. Une telle conduite
n’est pertinente que si elle révèle un animus occupandi, non seulement à l’égard du phare et des
installations y afférentes, mais pl us particulièrement à l’égard du territoire sur lequel le phare est
situé. Même un animus occupandi n’est pas, en soi, suffisant, lorsque le titre sur le territoire a déjà
été attribué à un autre Etat; or rien n’indique que le Johor ait eu une quelconque intention de
renoncer à son titre. Il en va particulièrement ainsi lorsque, comme dans le cas de Singapour, le
seul animus est tardif. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, la Grande-Bretagne, lorsqu’elle a construit
puis exploité le phare Horsburgh, n’a pas manifest é la moindre intention d’acquérir la souveraineté
sur PulauBatuPuteh. Si l’on ajoute à cela la pratique suivie avec détermination par la
e e
Grande-Bretagne au cours des XIX et XX siècles et consistant, sur ses principales routes
commerciales, à construire et à administrer des phar es situés sur le territoire d’autres Etats, le fait
que Singapour ait, jusqu’à aujourd’hui, administré de manière permanente un phare qui faisait
partie du système de phares des détroits ne saura it être considéré comme un élément de preuve de
sa souveraineté sur le territoire où il est situé97. Sur ce point, la thèse de la Malaisie est tout à fait
conforme à la jurisprudence de la Cour et à celle des tribunaux arbitraux.
57. Singapour se prévaut également, relativement à l’île, d’effectivités qui n’étaient pas liées
au phare. Or ces activités, lorsqu’elles ne peuvent être rattachées au rôle de Singapour en tant
qu’exploitant du phare, sont sans rapport avec la souveraineté sur l’île. Singapour prétend
52 également se fonder sur des effectivités postérieures à la date cri tique, en particulier lorsqu’elles
dépassent le cadre de l’exploitation du phare. Il va sans dire qu’elle ne le peut pas 98. La Malaisie a
démontré qu’aucun acte antérieur à 1980 n’avait ét é accompli à titre de souverain. Ainsi que
l’éminent Attorney-General vient de le souligner, les éléments de preuve relatifs à la période
postérieure à 1980 ne peuvent pas non plus être pris en considération.
97
CMM, par. 176.
98CMM, par. 9-10. - 46 -
C. Le défaut de pertinence des prétendues «activités concurrentes» du Johor
58. Passons au point suivant : Singapour a invoqué à maintes reprises le fait que la Malaisie
99
«ne s’est jamais livrée sur l’île à quelque activité» concurrente que ce soit . Quelles sont les
«activités concurrentes» auxquelles la Malaisie aura it pu, d’après Singapour, se livrer sur l’île ? Il
ne faut pas oublier que PulauBatuPuteh est une très petite formation. Une carte de
PulauBatuPuteh tirée du rapport Thomson 100 est actuellement projetée à l’écran. Vous
constaterez que l’île est entourée d’un rectangle. Je me dois de préciser que les dimensions de ce
rectangle sont celles d’un terrain de football classi que représenté à la même échelle. On constate
donc que l’île de PulauBatuPu teh couvrirait moins de la moitié de la surface d’un terrain de
football. Et toute cette surface ⎯l’intégralité de l’île ⎯ a progressivement été occupée par le
phare et ses dépendances. Quel espace resta it-il au Johor pour se livrer à des «activités
concurrentes sur l’île» ? Et de quelle nature auraient-elles pu être ? Le Johor aurait-il du construire
un phare afin de manifester son opposition? En vérité, l’argument de Singapour sur l’absence
d’activités concurrentes du Johor est, si je peux m’e xprimer ainsi, un verbiage oiseux. Le Johor
avait donné à la Grande-Bretagne l’ autorisation de construire un pha re et de l’exploiter. Après
avoir donné cette autorisation, il ne lui restait qu’à laisser la Grande-Bretagne mettre le phare en
service, en assurer l’exploitation prudente et av isée, et se charger des activités connexes. Il
n’existait, pour le Johor, aucune possibilité d’exercer des activités concurrentes.
59. Le temps et les efforts démesurés que Singapour a consacrés à l’énumération des actes
accomplis par elle sur PulauBatuPuteh depui s 1851 participent en réalité d’une manŒuvre
ingénieuse visant à faire pencher la balance en sa faveur. Singapour a affi rmé avoir acquis le titre
au plus tard à la fin de 1851. Elle a prétendu que les activités qu’elle av ait ultérieurement menées
sur l’île n’étaient rien de plus que «la confirmation et le maintien» du titre ainsi acquis. Elle a en
outre déclaré qu’elle ne revendiquait pas le titre sur la base de la prescription. Cela est important et
cela se comprend. Un titre ne peut être fondé sur la prescription que dans le cas d’un titre antérieur
53 détenu par un tiers. En l’espèce, il aurait fallu que ce soit le Johor, ce que Singapour ne peut
99
Voir CR 2007/22, p. 12, par. 2 (Bundy).
100
Dossier de plaidoiries, onglet 39. - 47 -
accepter. Elle a donc écarté la prescription. Se dégage pourtant de son argumentation l’impression
qu’elle cherche à persuader la Cour d’accepter une sorte de titre par prescription sans vraiment
invoquer ce concept ⎯se contentant de faire valoir une sorte de «pseudo» conduite par
prescription. Si c’est le cas, la Malaisie demande à la Cour de s’y opposer fermement. Soit la
Grande-Bretagne a acquis le titre au plus tard en1851, soit elle ne l’a pas acquis. Dans
l’affirmative, il faut donner raison à Singapour. Da ns la négative, la pr étention de Singapour doit
être écartée sans autre examen. C’est aussi simple que cela.
60. Monsieur le président, cela me fait pen ser à l’observation très pertinente que vous avez
vous-même faite dans votre opini on individuelle en l’affaire Cameroun c.Nigéria , lorsque vous
avez déclaré que point n’étant besoin pour la Cour de se pencher si longuement sur la question de
la souveraineté. Vous avez dit que «[l]a Cour n’avait pas besoin d’aller au-delà —et n’aurait
d’ailleurs pas dû le faire— pour trancher de mani ère satisfaisante la ques tion de la souveraineté
territoriale» ( Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun
c.Nigéria; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.I.J.Recueil2002 , p.493). Il n’était pas
nécessaire de revenir sur les autres questions que la Cour a examinées en détail.
61. Je me permets de suggérer que la Cour devrait, en la présente affaire, adopter la même
approche consistant à isoler la question déterminan te et à y circonscrire l’arrêt en conséquence.
Pour trancher la question de la souveraineté, il suffit d’apprécier la validité de l’allégation de
Singapour selon laquelle Pulau Batu Puteh était terra nullius en 1847. Rien de ce qui est intervenu
après cette date n’est en réalité pertinent.
D. La lettre de septembre 1953 est dépourvue de pertinence
62. Un point de la thèse de Singapour appelle toutef ois un bref commentaire. Il s’agit de
l’argument qu’elle tire de la lettre de septembre 1953 adressée au secrétaire colonial de Singapour
par le secrétaire d’Etat par intérim du Johor 101. Dans cette lettre, le Johor répondait à une question
que Singapour lui avait posée au sujet de Pulau Ba tu Puteh. Il y écrivait que le Johor «ne
101
MM, vol. 3, annexe 69. - 48 -
revendiqu[ait] pas la propriété» de l’île. Singapour prétend que la Ma laisie ne peut pas,
aujourd’hui, revendiquer Pulau Batu Puteh «é tant donné la déclaration officielle de
102
non-revendication de son prédécesseur» . Singapour fait grand cas de cette déclaration.
63. A peine est-il besoin de dire que la «demande de renseignements» des autorités
coloniales britanniques à Singapour au sujet du rocher , dans laquelle elles priaient le Johor «de
clarifier» le statut de celui-ci, ne cadre guère av ec la conduite que l’on attendrait de la part d’un
54 Etat dont le successeur affirme aujourd’hui avec autant d’assurance détenir la souveraineté sur l’île,
souveraineté apparemment incertaine un siècle après avoir été prétendument réglée. Le libellé de
la réponse du Johor n’indique pas non plus qu’il ne revendique pas la souveraineté sur le rocher. Il
y est simplement dit que le Johor n’en revendique pas la «propriété». J’ai déjà souligné la
distinction qui existe entre «propriété» et «souvera ineté». La «propriété» est avant tout un concept
de droit privé ; la «souveraineté» est, cela va de so i, un concept de droit international. Lorsque le
secrétaire d’Etat par intérim du Johor a écrit que ce dernier «ne revendiqu[ait] pas la propriété» de
l’île, il a employé le terme «propriété» dans le sens qui est le sien en droit privé. En tout état de
cause, il ne pouvait pas vouloir dire «souveraineté» puisque ses fonctions ne l’autorisaient pas à
aliéner le territoire du Johor.
64. Quoi qu’il ait pu vouloir dire, il reste que le Johor n’était pas lié, contrairement à ce
qu’affirme Singapour, par cette déclar ation. Le fameux traité améri cain de droit international de
l’éminent Charles Cheney Hyde co ntient un passage particulièrement pertinent à cet égard. Voici
ce que l’on peut lire sous l’intitulé «Déclarations o fficielles et autres déclarations ayant trait à la
géographie» —je ne mentionne pas les référen ces détaillées de la citation qui figurent sur la
photocopie classée à l’onglet 38 du dossier de plaidoiries :
«Les déclarations officielles ayant trait à la géographie publiées au nom d’un
Etat peuvent, comme les cartes qu’il fait paraître, établir avec autorité ce qu’il estime
être les limites de son territo ire… [Voilà qui ravira le s oreilles de Singapour.] De
même, de hauts fonctionnaires peuvent, pa r voie gouvernementale ou d’une autre
manière, déclarer quelles sont, à leurs yeux, les limites territoriales de leur pays. Les
déclarations peuvent être consignées dans des comptes re ndus ou sous forme
d’instructions, dans des ouvrages d’histoi re ou de géographie, exposant au monde [au
102
RS, par. 7.19. - 49 -
monde] la position de leurs auteurs. [Puis nous arrivons à cette phrase importante:]
Cela n’empêche nullement l’Etat au nom duque103de telles déclarations sont faites de
les démentir par des preuves suffisantes.»
65. C’est précisément le cas en l’espèce. Si par «propriété» du rocher le secrétaire d’Etat par
intérim entendrait «souveraineté» ⎯ce dont nous n’avons aucune preuve ⎯, alors cette
déclaration est manifestement démentie par des pr euves suffisantes. Comme l’a déjà indiqué le
co-agent de la Malaisie, M. Ariffin, et comme le montrent nombre d’éléments versés au dossier de
l’affaire, le titre du Johor sur PulauBatu Puteh est étayé par des preuves suffisantes ⎯ et même
plus que suffisantes.
66. S’agissant de l’argument développé par Si ngapour au paragraphe7.17 de sa réplique,
55 selon lequel elle «faisait fond» sur la déclaration du Johor, il ne saurait être sérieusement étayé.
Pour pouvoir avancer l’ estoppel, il faut, bien entendu que Singapour se soit fondée sur cette
déclaration. Or, comme elle le reconnaît elle-même, les actes qu’elle cite dans ce passage à l’appui
de son argument n’apparaissent pas comme le résultat d’un changement de position suscité par la
réponse du Johor. Ces actes avaient en effet, à quelques exceptions près, tous trait au
fonctionnement du phare.
67. En résumé, la lettre du Johor de 1953 ne saurait être considérée comme étayant
l’argument de Singapour selon lequel elle aurait acqui s le titre sur Pulau Batu Puteh en 1851. Bien
au contraire. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi, plus d’un siècle plus tard,
Singapour soulève la question du titre sur Pulau Batu Puteh, à l’égard duquel elle semble nourrir de
réels doutes.
V. Middle Rocks et South Ledge
68. J’aborde à présent le dernier point de mon exposé. Il reste encore à dire un mot sur
l’élargissement de la prétention de Singapour à Middle Rocks et à South Ledge —M.Schrijver
traitera cette question plus tard. De tout e évidence, ces formations sont distinctes de
PulauBatuPuteh. Du point de vue géologique, elles ne font pas partie du même ensemble.
Middle Rocks est séparée de Pulau Batu Puteh par un chenal de 0,6 mille de large et South Ledge
se situe à2,1milles de PulauBatuPuteh. Sing apour n’a fait valoir aucune conduite de sa part
103Hyde, International Law, vol. I, 2 éd. 1945, p. 497-498 ; [les italiques sont de nous]. Dossier de plaidoiries,
onglet 38. - 50 -
pouvant fonder une prétention sur ces formations an térieure aux négociations qui ont eu lieu entre
les deux Parties en 1993.
69. Cela ne veut pas dire que ces formations soient terra nullius . Loin de là : elles relèvent
de la souveraineté du Johor, non en tant que dépendances de Pulau Batu Puteh, mais parce qu’elles
ont toujours fait partie des îles, îlots et formations situés dans la partie septentrionale du détroit qui
relevait de la souveraineté du Johor.
VI. Résumé
70. Monsieur le président, je suis presque arrivé à la fin de ce premier exposé de la thèse de
la Malaisie. Permettez-moi, pour conclure, d’exposer brièvement quelle est sa position.
71. Chaque stade, phase ou élément de l’argumentation avancée par Singapour à l’appui de
sa prétention sur Pulau Batu Puteh est infondé :
⎯ Premièrement, la Malaisie a montré que, jusqu’en 1 847, PulauBatuPuteh faisait partie des
territoires du sultan de Johor. Singapour n’a pas prouvé que PulauBatuPuteh était terra
nullius.
⎯ Deuxièmement, la conduite de la Grande-Bretagne entre 1847 et 1851 invoquée par Singapour
pour fonder l’acquisition du titre au cours de cette période ne saurait être considérée comme
effective. Singapour reconnaît qu’elle doit dém ontrer que la Grande-Bre tagne avait, à cette
56 époque, l’intention d’acquérir le titre sur l’île. Mais rien dans sa conduite au cours de ces
quatre années ne saurait être interprété comme la manifestation d’une intention d’en acquérir la
souveraineté.
⎯ Troisièmement, les événements survenus après 1851 ne revêtent aucune pertinence pour la
question du titre en l’espèce. La thèse de Singapour selon laquelle elle maintenait et confirmait
un titre préexistant est indéfendable. Nul ne sau rait confirmer et maintenir un titre qui n’existe
pas. C’est ce que l’on pourrait appeler le «syndr ome lobster pot». L’exploitation d’un phare
avec l’autorisation du souverain local ne constitue pas non plus une base sur laquelle
l’exploitant puisse fonder une revendication de souveraineté.
⎯ Quatrièmement, il est absurde d’invoquer une absence d’ activités concurrentes de la part du
Johor. Il n’y avait pas de place pour de telles activités. - 51 -
⎯ Cinquièmement, l’invocation par Singapour de la lettr e de septembre 1953 est inopérante.
N’est-il pas extraordinaire qu’un Etat qui revendique aujourd’hui le titre sur une île ait éprouvé,
plus d’un siècle après la date à laquelle le titre en litige aurait selon lui été acquis, un tel doute à
ce sujet qu’il ait été obligé de demander à l’autr e Etat intéressé quelle en est la situation
juridique ?
⎯ Enfin, la prétention de Singapour sur Middle Rocks et South Ledge est sans fondement. De
même que PulauBatuPuteh elle-même, ces format ions font partie de celles situées dans la
partie septentrionale du détroit de Singapour, lesquelles ont touj ours appartenu au Johor. En
outre, Singapour ne peut faire valoir aucune conduite de sa part à l’égard de ces îles.
72. Je pensais terminer ma plaidoirie ici. Mais il existe un aspect de l’argumentation de
Singapour, notamment à l’égard du traité de 1824, qui ne saurait être passé sous silence et sur
lequel je voudrais conclure. Le fait que je l’aie gardé pour la fin ne signifie pas qu’il a été ajouté
après coup, je voulais simplement vous laisser sous l’impression de ce point particulièrement
important. Si tout ce que M.Pellet a dit au suje t de l’absence de preuves relatives au titre que le
Johor détenait sur les îles situées au sud du contin ent est vrai, quel était donc le titre que le sultan
de Johor détenait sur l’île même de Singapour? Quel était le titre qu’il avait à céder à la
Grande-Bretagne ? Pouvait-il faire valoir le moindre titre lui c onférant cette île ? N’y avait-il pas
presque aucun ressortissant du Johor à Singapour ? L’éminent conseil de Singapour n’a pas
seulement tiré dans le pied de Singapour, il lui a amputé les deux jambes ! Si le sultan ne détenait
aucun titre sur Pulau Batu Puteh en 1824, il ne po uvait, pour les mêmes raisons, détenir un titre sur
l’île de Singapour. Et s’il n’avait aucun titre à céder, la Grande-Bretagne ne pouvait pas recevoir le
moindre titre. Comme les conseils de Singa pour l’ont si souvent rappelé à la Cour, nemo dat quod
57 non habet. Les conséquences de ce raisonnement sont presque trop inquiétantes pour être
envisagées. Le territoire de l’Etat qui plaide aujourd’hui devant la Cour contre la Malaisie a-t-il été
acquis par une cession de territoire qui n’appartenait pas à celui qui l’a cédé ? La Cour souhaitera,
à n’en pas douter, entendre comment Singapour parviendra à répondre à cette question sans
reconnaître, par la même occasion, que Pulau BatuPuteh devait également faire partie des
territoires du Johor.
73. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, avec cette question sur laquelle je vous
laisse méditer, me voici parvenu à la fin de ce premier exposé de la thèse de la Malaisie avancée en - 52 -
réponse aux plaidoiries de Singapour. Monsieur le président, je vous remerc ie, ainsi que la Cour,
pour la patience avec laquelle vous m’avez écouté et je vous prie de bien vouloir appeler à la barre
M. Crawford, qui présentera le premier des exposés pl us détaillés de la réponse de la Malaisie. Je
vous remercie.
Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président : Sir Elihu, je vous remercie pour votre
exposé. J’invite à présent M. Crawford à prendre la parole.
M. CRAWFORD : Monsieur le président, Messi eurs de la Cour, c’est pour moi un honneur
de me présenter à nouveau devant vous.
L ES ULTANAT DE JOHOR ET SON TITRE ORIGINAIRE SUR PULAU B ATU P UTEH (PBP)
(P REMIÈRE PARTIE )
Introduction
1. Dans cet exposé, je démontrerai que le Sltanat de Johor détenait le titre originaire sur
PBP dans la période antérieure à la constructiodu phare. Ce faisant, je répondrai aux exposés
présentés la semaine dernière par MM.Chan et Pellet. Monsieur le président, ma plaidoirie,
comme la Gaule sous les Romains et le Sultanat de Johor après le traité de 1824, se divise en deux
parties. Je tâcherai de l’interrompre à point nommé.
2. La Cour aura noté une différence considérable entre les approches de MM. Chan et Pellet.
M.Chan nous a présenté la théorie du sultanat évanescent. L’ancien Johor disparut en tant
qu’entité vers la fin du XVIIIiècle et, après cela, soixante années, voire plus, s’écoulèrent avant
que le nouveau Johor n’existe juridiquement. Au cours de cette période, il y eut peut être des
relations d’allégeance personnelle mais les sujets du sultan et du temenggong étaient dans une sorte
de diaspora juridique, un no-ma n’s land à grande échelle ⎯ rien que des trous et pas de fromage,
58 pourrait-on dire. M.Pellet a été moins ambitieux ⎯contre toute attente. Il n’a pas cherché à
déclasser au rang d’une terra nullius l’ensemble du Johor mais seulement les morceaux du Johor
que Singapour convoite à présent ⎯ du fromage sans doute, mais aussi au moins un trou important,
situé fort à propos à l’entrée orientale du détroit. M. Pellet a invoqué la charge de la preuve et s’en
est pris à certains documents que la Malaisie a produits à l’appui de sa thèse selon laquelle PBP
n’était pas une terra nullius mais faisait partie du Johor. Fidè le à son habitude, il s’est livré à une - 53 -
analyse implacable, implacable à tel point que les propres arguments de Singapour n’y survivraient
sans doute pas ⎯car dans cette affaire, chacune des deux Parties doit prouver les assertions sur
lesquelles repose sa thèse. Après tout, M. Brownlie a admis que l’on est «incité à conclure» que la
104
Couronne britannique considérait PBP comme une terra nullius en 1847 , et en outre que la thèse
de «la prise de possession légale» soute nue par Singapour suppose que PBP était une terra nullius
105
en 1846 . Il l’a accepté. Ainsi, toute l’argumentation de Singapour telle qu’elle a été présentée
repose sur une inférence. Le crible analytique de M. Pellet ne laisse passer aucun raisonnement par
inférence tenu par la Malaisie ⎯ mais les inférences de Singapour sont, paraît-il, acceptables à ses
yeux.
3. Comment s’articulent les théories que soutiennent respectivement MM.Chan et Pellet
pour la cause de Singapour? La théorie de M. Chan est la plus fondamentale ⎯ existentielle
même, tant pour le Johor que, comme vient de le laisser entendre sirElihu, pour Singapour
elle-même. Mais on ne peut apprécier les élémen ts de preuve examinés par M. Pellet que si l’on
comprend ce qui est arrivé au Johor dans la première moitié du XIX esiècle et, quels que soient ses
défauts au plan historique ⎯sans parler du plan juridique ⎯ l’approche de M.Chan a le grand
mérite de répondre à notre argument sur ce point. Si M.Chan a raison, alors la Malaisie a tort
puisque le Sultanat de Johor n’existait pas à l’époque considérée et n’avait donc pas de territoire ou
bien existait d’une manière ou d’une autre sur la péninsule mais en tout cas n’avait pas d’île. En
revanche, si M.Chan a tort, alors M.Pellet a to rt lui aussi. Aujourd’hui, je démontrerai que
M.Chan a tort et que le sultanat n’a pas dispar u. Demain, avec votre permission Monsieur le
président, j’aborderai le co rollaire de cette proposition ⎯ à savoir que M. Pellet a tort lui aussi et
que les trois formations faisaient parties du Johor.
La théorie de M. Chan : la discontinuité radicale s’abat sur le Johor
4. Selon les termes employés par M.Chan la semaine dernière, la thèse de la discontinuité
comporte les trois éléments suivants :
104
CR 2007/21, p. 35, par. 5 (Brownlie).
105CR 2007/21, p.43, par.44 (Brownlie). («L’expre ssion «possession légale» est synonyme de l’occupation
effective d’une terra nullius…») - 54 -
59 Premièrement le Sultanat de Johor ⎯c’est-à-dire l’entité qui est à présent l’Etat malaisien
du Johor ⎯ «date du milieu du XIX esiècle» 106, en l’occurrence de 1855, convient-il de préciser,
107
lorsque le temenggong DaingIbrahi m fut reconnu comme le sultan , en remplacement de celui
qui s’en alla au Kassang. La souveraineté malaise «se fondait sur l’allégeance des sujets et non sur
108
l’emprise territoriale» ; elle était donc pratiquement non terr itoriale : c’est le deuxième élément.
Et troisièmement, «[c]e n’est qu’à la fin du XIX esiècle» que la notion de souveraineté territoriale
109
devient pertinente pour les Etats malais, y compris le Johor .
5. Ces trois propositions peuvent être réfutées de trois manières : premièrement, sur la base
des avis d’experts donnés par MM.Houben et A ndaya, deuxièmement, sur celle des preuves
documentaires et historiques et, troisièmement, sur celle de la conduite des Parties, notamment les
Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Dans les trois cas, la contradiction avec ce que dit M.Chan est
totale.
a) Les témoignages d’experts
6. Prenons d’abord les témoignages d’experts. L’on ne peut guère douter de la compétence
de M. Houben et de M. Andaya, en tant qu’historiens de la région. Singapour n’a, pour sa part, pas
produit de témoignage équivalent. Ce qui est frappant plutôt, c’est de voir M. Pellet se plaindre du
fait que la Malaisie ne leur ava it pas demandé un avis sur la question juridique la plus importante
qui a été soumise à la Cour ⎯à savoir qui possédait le titre juridique sur ces trois formations
110
avant 1847 ? Où sont, peut-on se demander, les experts appelés à ce prononcer sur cette
question pour le compte de Singapour ? Pour sa part, la Malaisie n’a pas demandé à ces historiens,
MM. Houben et Andaya, d’essayer d’anticiper votre décision juridique mais plutôt de vous éclairer
sur le contexte historique et sur la pertin ence des allégations de discontinuité radicale ⎯ telles que
formulées par Singapour dans ses pièces de procédure écrite et par M. Chan la semaine dernière.
7. Pour ce qui le concerne, M. Andaya affirme que «[l]es revirements de fortune politique et
les dissensions au sein des maisons royales ne mettaient pas en cause la continuité de ces royaumes
106CR 2007/20, p. 37, par. 3 (Chan).
107
CR 2007/20, p. 51, par. 45 (Chan).
108
CR 2007/20, p. 39, par. 9 (Chan) ; voir aussi CR 2007/20, p. 42, par. 20.
109CR 2007/20, p. 44, par. 23 (Chan).
110CR 2007/21, p. 21, par. 37 (Chan). - 55 -
111
aux yeux des Malais» . Ce qui était crucial, c’était la capacité du souverain ou de ses
descendants de survivre et de rétablir un nouveau centre royal sur les territoires terrestres et
112
60 maritimes qu’ils revendiquaient. Il fait observe r que ces déplacements du centre du sultanat
n’étaient pas un signe de fragilité mais témoigna ient plutôt de l’endurance et de la faculté
113
d’adaptation .
8. M.Houben explique que «l’existence de centres de pouvoir multiples à l’intérieur de
l’Etat et leurs fluctuations ne peuvent être interprétées comme des signes de fragilité structurelle ou
114
comme une suite de déclins prolongés» .
9. Singapour tire des conclusions indéfendables des concepts traditionnels de l’autorité
malaise, pour tenter d’étayer sa thèse selon laquelle PulauBatuPuteh était terra nullius . Elle
soutient que l’autorité malaise se fondait sur l’ allégeance et non sur le territoire, et que, étant
inhabitée, Pulau Batu Puteh n’a jamais fait partie du Sultanat du Johor.
10. Monsieur le président, Messieurs les juges, à l’analyse, toute autorité souveraine dépend
d’une certaine combinaison des notions de territoire ⎯ il faut bien, après tout, que les gens vivent
quelque part ⎯ et d’allégeance ⎯les gens ont besoin de systèmes d’autorité et de structures
sociales. L’allégeance personnelle des habitants au x souverains de Johor n’excluait pas un certain
sens du territoire, qui englobait également les île s dont ils utilisaient les eaux environnantes.
Mme Ariffin a décrit en détail les activités des Ora ng Laut ainsi que leur allégeance au Johor, dans
ce royaume qui était aussi bien maritime que terrestre. Plusieurs déclarations de représentants
britanniques l’attestent.
⎯ Crawfurd, en tant qu’envoyé du gouverneur gé néral de l’Inde auprès du Siam et de la
115
Cochinchine, affirma à propos des Orang Laut que «[c’étaient] des sujets du roi de Johor…»
⎯ Thomson, employant une expression quelque peu amusante, les qualifia de «secte de
mi-pêcheurs mi-pirates» ⎯au moins étaient-ils polyvalents ⎯ et dit qu’«ils se rend[ai]ent
111RM, appendice I, par. B2.
112
RM, appendice I, par. B2.
113RM, appendice I, par. B5.
114RM, appendice II, par. 15.
115John Crawfurd, journal d’une ambassade du gouverneur général de l’Inde auprès des cours du Siam et de la
Cochinchine; description de l’ état actuel de ces royaumes (Londres: Colburn, 1828; Historical Reprints,
Kuala Lumpur : Oxford University Press, 1967), 42-43 ; RM, vol. 2, annexe 7 ; les italiques sont de nous. - 56 -
116
fréquemment sur le rocher…» : il faisait allusion à PBP, non à Peak Rock. Ils «se
rend[ai]ent fréquemment sur le ro cher»: ils l’utilisaient, si l’on peut dire, tout le temps;
c’étaient de bons passeurs.
61 ⎯ Le règlement des gardiens de phare, avec beaucoup de sagesse dirais-je, disposait qu’«[a]ucun
membre de la tribu des Orang Laut ne d[evait] , en quelque circonstance que ce soit, être admis
dans le phare.» 117 Il n’était pas prévu de les empêcher de se livrer à leurs activités de pêche
ordinaires et de se reposer occasionnellement sur le rocher, à ce que nous comprenons.
11. J’évoquerai, demain, certaines déclarations attestant que, au XIX esiècle, le Johor
s’étendait notamment à des îles situ ées loin, en mer de Chine. Qu’il me suffise de dire pour le
moment qu’aucune des îles proches de la côte du Johor ⎯dans la limite de 3 milles ou au-delà,
habitée ou inhabitée, ne cessa de faire partie de Johor en 1824, ni ne cessa de faire partie des
territoires des sujets qui devaient allégeance au sultan et au temenggong du Johor.
b) Les éléments de preuve documentaires
12. J’en viens aux éléments de preuve docum entaires. Permettez-mo i de souligner que la
Cour n’a pas besoin ⎯et peut-être éprouverez-vous un certain soulagement à ce sujet ⎯ de se
e e
prononcer sur des événements surv enus en tant que tels au XVII ou XVIII siècle. Vous n’avez
même pas besoin de statuer, sur la base du droit malais, sur le fond du différend dynastique qui
opposa les deux fils du dernier sultan, puisqu’ils étaient sultans exclusivement panmalais du Johor.
Je ne suivrai pas M.Chan dans son périple à travers les hauts et bas que connurent les derniers
siècles118, quoique, fait assez rare, pour un périple de cette nature, celui de M. Chan ait comporté
beaucoup plus de bas que de hauts. En réalité, il semble que le périple dans son ensemble n’ait
comporté que des bas avec de rares hauts. Mais quelques mots s’imposent.
L’ancien Royaume du Johor
13. Après la prise de Malacca par les Portugais en 1511, le souverain rétablit le centre du
royaume à l’embouchure du fleuve Johor, d’où l’ap pellation de Sultanat du Johor. Le sultanat se
116
MM, annexe 58.
117
MM, par. 144.
118CR 2007/20, p. 39-41, par. 10-15 (Chan). - 57 -
développa en tant qu’Etat maritime, puis en ta nt que puissance maritime de dimension régionale
dans le détroit de Singapour et aux alentours. Le Johor conclut de nombreux traités avec les
Néerlandais par le biais de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, à partir de 1606, mais
ne fut jamais un simple vassal.
14. En 1655, le gouverneur néerlandais à Mala cca, ayant appris que des jonques chinoises
commerçaient avec le Johor, proposa à la Compa gnie néerlandaise des Indes orientales d’envoyer
deux navires «croiser au sud du détroit de Singapour sous le Hook of Barbukit
62 [S. Exc. Mme Farida vous a déjà montré Barbukit Hi ll, et le Hook de Barbukit] et au voisinage de
Pedra Branca » pour empêcher les commerçants chinois de s’engager sur le fleuve Johor et faire en
119
sorte de les amener à Malacca ou à Batavia . Manifestement peu enclin à agir sans instructions
expresses, le gouverneur déclara : «Comme à main tes autres occasions, nous n’osons pas agir sans
120
instructions du prince de Johor, si celui-c i n’est pas tout à fait acquis à cette idée.» Je souligne
l’emploi des mots «comme à maintes autres occasions» : ce n’était pas un incident isolé.
15. Singapour produit sa propre traduction en vue de l’opposer à celle du document
néerlandais de 1655 fournie par M.Andaya ⎯la Cour n’a pas non plus à statuer sur ce point.
Même si la traduction de Singapour est exacte lorsqu’elle indique que les croiseurs devaient
attendre l’ordre de Batavia et non du sultan, c’est le mécontentement fondé du souverain de Johor
qui transparaît explicitement ici, contre toute in gérence dans ses eaux et dans son commerce. En
réalité, les Néerlandais prenaient soin de ne p as contrarier le souverain de Johor, parce qu’il
contrôlait les Orang Laut qui pouvaient gravement perturber la navigation lorsqu’ils ne pêchaient
pas.
16. En 1662, un message du gouverneur général et du conseil de la Compagnie néerlandaise
des Indes orientales à Batavia laisse entendre cette même idée, et indique que deux jonques ont été
détournées du détroit puis déroutées sur Malacca. Le gouverneur général décrit ainsi les réactions
du Johor : «Le roi du Johor a dépêché un envoyé auprès du gouverneur de Melaka pour faire état
119
MM, annexe 22.
12MM, annexe 22. - 58 -
du profond déplaisir que lui a causé la saisie des deux jonques susmentionnées, non sans user
d’invectives et de menaces pour le cas où la même chose se reproduirait à l’avenir.» 121
Le «profond déplaisir» du Johor avait trait à l’ atteinte à ses droits territoriaux. Les eaux et
e
îles concernées sont les eaux et îles précisé ment en cause en l’espèce. Même au XVII siècle, la
côte autour de Point Romania avait un lien avec Pulau Batu Puteh.
17. Après 1699, le centre principal de Johor, à l’origine situé sur la péninsule, se déplaça
vers l’île de Riau, au sud du détroit. Ce fut un autre changement de capitale qui n’affecta pas
l’étendue du sultanat en tant que telle. L’étendue du Sultanat du Johor dans la région est démontrée
par la description qu’en donne Andaya, à savoir que, «à la fin du XVII siècle, le Johor était devenu
122
63 la puissance prééminente du détroit» . Il est incontestable que son territoire s’étendait au nord et
au sud du détroit, ainsi qu’à l’est et à l’ouest.
L’après-1784
18. Dans les années qui suivirent 1784, avec un aboutissement du processus en 1824, la
configuration du Sultanat de Johor fut boulevers ée en raison de l’ingérence néerlandaise et
britannique. Singapour prétend que, en 1784, le Johor perdit son indépendance au profit des
e 123
Néerlandais : l’ancien Johor se serait «désagrégé au XVIII siècle» . M. Houben critique le récit
de Singapour qui, selon lui, ne reflète pas la situation historique 124. Après 1784, lorsque les
Néerlandais détruisirent sa capitale, Riau, le su ltan se déplaça à Pahang, puis Trengganu et, enfin,
Lingga. Il mourut en 1812 en laissant derrière lui deux fils qui se disputèrent la succession au
trône. Les Néerlandais soutenaient le fils cadet, Abdul Rahman, tandis que l’aîné, Hussein ⎯ que
son père avait désigné comme successeur, conformément à la coutume malaise ⎯, était reconnu
par les Britanniques et par le temenggong. Il existait entre les deux Etats présents dans la région un
désaccord qui n’avait rien d’insolite sur quel successeur reconnaître. Quiconque connaît un tant
soit peu l’histoire européenne reconnaîtra ce scénario.
121
MM, annexe 21.
122B. W. Andaya & L. Y. Andaya, A History of Malaysia (Houndsmill, Basingstoke: Palgrave, 2 eéd., 2001),
p. 76, 82.
123CR 2007/20, p. 37, par. 3 (Chan).
124RM, appendice II, par. 15. - 59 -
125
19. Voici, brièvement, l’histoire du Johor pendant cette période :
1) Tout d’abord, le temenggong arrivait en troisième position dans la hiérarchie de l’Empire ; son
e
titre remontait à la fondation du sultanat au début du XVI siècle. En 1818, il était basé à
Singapour, qui faisait partie de son domaine. Celui-ci incluait notamment les îles du détroit et
des alentours, s’étendant jusqu’au Johor contin ental et au sud du détroit, par exemple aux îles
Carimon.
2) Le temenggong signa seul le premier accord du 30 janvier 1819 avec Raffles portant création
126
d’une factorerie à ce qui fut dénommé «Singapour-Johore» .
64 3) Le temenggong et le sultan Hussein signèrent tous deux le traité d’amitié et d’alliance
127
du 6 février 1819 . A l’époque, le conflit dynastique entre Hussein et son frère
AbdulRahman demeurait irrésolu, les Néerlanda is prenant parti pour l’un des frères et les
Britanniques prenant parti pour l’autre.
4) Plusieurs accords supplémentaires concernant Singapour furent signés avec les Britanniques à
128
cette époque .
5) En 1825, le temenggong mourut et ce fut s on successeur, Daing Ibrahim, qui, avec son fils
Abu Bakar, changea le sort du sultanat. Ils régnèrent pendant soixante-dix ans à eux deux.
6) Dans les premiers temps, il y eut des tensions considérables entre les Britanniques et les
autorités du Johor. Les Britanniques en vinrent toutefois à la conclusion que le temenggong
leur était nécessaire dans leur lutte contre ce qu’ils appelaient la «piraterie»; cette
collaboration, qui débuta dans les années 1830, conduisit finalement les Britanniques à
remettre en guise d’hommage une épée au temenggong le 5 septembre 1846 129.
7) Dans les années 1840, le temenggong, dont le domaine était en grande partie maritime,
commença à investir l’intérieur de la pénins ule du Johor, en mandatant des récolteurs de
gutta-percha pour passer ensuite aux plantations de gambier ⎯ vu l’heure, je n’expliquerai pas
ce que sont la gutta-percha et le gambier ; la Cour le sait sans doute déjà.
12Voir les rapports de MM.Andaya et Houben, RM, vol.I, appendices 1 et 2, resp ectivement, et les ouvrages
qui y sont cités.
12MM, annexe 2.
127
MM, annexe 52.
12Voir, par exemple, MM, annexe 4.
12MM, annexe 53. - 60 -
130
8) L’accord de 1855 entre le sultan et le temenggong , dans lequel M.Chan voit le
commencement du Johor, n’avait rien à voir. Il marqua simplement le début de la fin pour le
sultan, qui se trouva confiné dans le petit territoire de Kassang, sur la côte ouest. En 1885, le
temenggong Abu Bakar devint officiellement le sultan.
9) Pendant cette période, la conclusion de traités avec les Britanniques, se poursuivit, par
131 132
exemple en 1862 , et avec d’autres Etats malais comme Pahang, la même année . Le Johor
133 134
ne devint un Etat protégé qu’en 1885 et n’accepta un résident britannique qu’en 1914 .
65 10) L’actuel sultan de Johor est le sixième dans la lignée d’Abdul Rahman, qui devint temenggong
135
en 1806 . Pendant la même période ⎯ de 1806 à nos jours ⎯, les Néerlandais ont eux aussi
connu six souverains, les Britanniques neuf.
c) La pratique des Etats concernant le sultanat
20. De même, la pratique des Britanniques et des Néerlandais contredit la théorie de
Singapour, que M.Chan a exposée. Cette théorie suppose que toute île ou autre parcelle de
territoire non habitée en permanence était terra nullius . Or, la Grande-Bretagne acquit la
souveraineté sur un grand nombre d’îles inhabitées qui se trouvaient dans un rayon de 10 milles à
partir de l’île de Singapour. Le traité Crawfurd signifiait que les Britanniques reconnaissaient
l’autorité exercée auparavant par le sultan et le temenggong sur ces îles, dont beaucoup étaient
136
inhabitées .
21. Mon confrère Nico Schrijver se penchera su r la pratique des deux Etats dans leur sphère
d’influence. Il me suffira d’évoquer trois trait és qui couvrent toute l’histoire du Johor depuis la
scission en deux sultanats opérée par le traité anglo- néerlandais de 1824. Ce ne sont pas tant les
termes de ces traités qui m’intéressent ⎯mes confrères les analyseront ⎯ que les parties qui les
ont conclus.
13MM, annexe 7.
13MM, annexe 9.
132
MM, annexe 8.
133
MM, annexe 10.
13MM, annexe 11.
13Pour la généalogie, voir RM, p. 50.
13Dossier de plaidoiries, onglet 40. - 61 -
⎯ Le premier est le traité Crawfurd de 1824 : il s’agissait d’un «Traité d’amitié et d’alliance entre
la Compagnie anglaise des Indes orientales et le sultan et le temenggong de Johore». L’on peut
noter que l’une des parties à ce traité bila téral cessa d’exister trente ans plus tard ⎯ à savoir la
Compagnie anglaise des Indes orientales ⎯, encore qu’elle représentait évidemment la
Couronne britannique qui, elle, continua d’exis ter. Je suppose, pour paraphraser Hamlet, qu’il
est plus noble de continuer à exister que de disparaître 137. Toujours est-il que, des deux alliés
susvisés qui signèrent le traité Crawfurd de 1824, seul le Johor s’illustra par sa pérennité.
⎯ Le deuxième traité est l’accord de 1927 relatif aux eaux territoriales du Johor, conclu entre
sir Hugh Charles Clifford, le gouverneur des Etablissements des détroits, au nom de la
Couronne, et le sultan Ibrahim, fils d’AbuBaka r, lui-même fils de Daing Ibrahim, fils
d’Abdul Rahman. Dans l’accord, le sultan Ibrahim est présenté comme le sultan de l’Etat et du
66 territoire du Johor. Sir Elihu vous a parlé du gouverneur Clifford qui, pendant ses temps libres,
écrivit pour l’Encyclopedia Britannica. Les Etablissements des détroits furent liquidés en 1946.
Le Johor subsista. L’accord de 1927 était d’ailleurs un accord de rétrocession. Les parties
reconnaissaient avoir conclu entre elles le traité de 1824. Il n’y a là trace d’aucun vide ni
d’aucune discontinuité.
⎯ Le troisième traité est l’accord de délimitation de 1995 entre la Malaisie et Singapour, qui fut
conclu dans le but exprès de délimiter plus précisément et de fixer la limite des eaux
territoriales ⎯ je souligne, la limite des eaux territoriales ⎯ entre les deux Etats
«conformément à l’accord de 1927 relatif aux eaux territoriales entre les Etablissements des
détroits et Johore». Le préambule indique ⎯comme vous pouvez le voir à l’écran: «Et
attendu que la Malaisie a succédé à l’Etat et territoire du Johore qui est désormais un Etat en son
sein et que la République de Singapoura succédé à l’Etablissement de Singapour…» 138
Les Parties à l’affaire dont la Cour est actuellement saisie ont donc reconnu que leurs
prédécesseurs en titre avaient c onclu un accord en 1927, dans lequel ils avaient reconnu avoir
eux-mêmes fixé en principe leurs frontières en 1824. Nulle trace d’une discontinuité ici !
137
W. Shakespeare, Hamlet, acte 3, scène I, lignes 62-65.
138
Dossier de plaidoiries, onglet 41. - 62 -
22. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, l’image du «sultanat évanescent» que
Singapour veut créer ne repose sur rien. En particulier, la thèse de M. Chan est contredite par les
arrangements mêmes qui fondent l’étendue territoriale de l’actuelle Singapour.
Monsieur le président, ceci constituerait un moment approprié pour la fin de l’audience.
Monsieur le président, Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre patience et de votre
attention.
Le VICE-PRESIDENT, faisant foncti on de présiden:tJe vous remercie,
MonsieurCrawford, pour votre exposé, qui conc lut l’audience de ce matin. L’audience est
maintenant levée et nous reprendrons demain matin à 10 heures.
L’audience est levée à 13 h 5.
___________
Traduction