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CR 2006/16 (traduction)

CR 2006/16 (translation)

Lundi 13 mars 2006 à 10 heures

Monday 13 March 2006 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Brownlie, vous avez la parole.

M. BROWNLIE : Je vous remercie, Madame le pr ésident. C’est pour moi un privilège que

de me présenter devant la Cour dans le cadre de cette affaire extraordinaire.

A. LA QUESTION DE LA PREUVE ET LES EVENEMENTS DE SREBRENICA

1. Madame le président, Messieurs de la C our, avant d’analyser les dispositions de la

convention et les questions connexes d’attribution, je dois en guise de prélude évoquer la question

de Srebrenica du point de vue de l’imputabilité.

2. La délégation de la Bosnie-Herzégovine a traité les événements de Srebrenica comme

l’exemple type d’un génocide planifié et organisé par l’Etat défendeur. Mais la Cour n’a entendu

qu’une version très abrégée de cette suite d’événements. Nos contradicteurs refusent

malheureusement de le reconnaîtr e et, le 7 mars, M.Condorelli a déclaré que les événements de

Srebrenica étaient parfaitement établis.

3. Il n’en est rien, Madame le président. Les faits relèvent du domaine public, et ils montrent

e
que cette suite d’événements en chaîne se situe dans le cadre d’un conflit armé entre la 28 division

de l’armée bosniaque, basée dans l’enclave, et l’armée de la Republika Srpska.

4. Les autres faits essentiels sont :

Premièrement , la pratique de l’armée bosniaque co nsistant à lancer des raids dans des

villages serbes de la région de Srebrenica-Bratunac, raids qui commencèrent en décembre 1992.

Deuxièmement , même lorsque le Conseil de sécurité déclara que Srebrenica était une zone de

sécurité, en avril 1993, l’enclave ne fut pas démilitarisée.

Troisièmement , les raids lancés contre les villages serbes de la région firent de nombreuses

victimes civiles, et ceux qui comprenaient le cont exte craignaient de subir des représailles dès lors

que les forces armées bosniaques essuyaient une défaite.

5. Je vais maintenant indiquer à la Cour les sources de preuves qui sont disponibles :

Notre première source est l’étude de la CIA intitulée Balkan Battlegrounds, qui a été publiée

en mai 2002. - 3 -

«La guerre qui faisait rage en 1992 dans la vallée de la Drina se poursuivit en
janvier1993, avec l’offensive lancée fin d écembre par l’armée bosniaque autour de

Srebrenica. Couronnant d’importantes victoires remportées dans toute la vallée
en 1992, cette offensive obligea les Serbes de Bosnie à mettre au point une offensive
stratégique pour 1993 afin de s’assurer le cont rôle de la vallée de la Drina jusqu’à la
11 frontière avec la Serbie. En cas de succès, cette campagne devait permettre à la

République serbe d’atteindre son objectif de guerre, qui était d’unir sa frontière à celle
de la Serbie proprement dite. Le programme de cette offensive stratégique prévoyait
une série d’opérations isolées contre les trois principales enclaves, dont le point
d’orgue serait une opération destinée à couper Gorazde de sa voie

d’approvisionnement et à relier l’Herzégovine tenue par les Serbes au reste de la
République serbe. Cette campagne prit de l’envergure, visant désormais à priver les
Musulmans de leur seule voie d’approvisi onnement en direction de Sarajevo, qui
passait par le mont Igman. Cette dernière attaque dépassa les bornes pour la

communauté internationale, et la menace de frappes aériennes de l’OTAN contraignit
les dirigeants politiques serbes de Bosnie à ordonner au général Mladi ć de retirer ses
forces du mont Igman.

Pour Naser Oric ⎯ le commandant des forces armées bosniaques dans l’enclave
de Srebrenica ⎯, son offensive de décembre 1992 ét ait le couronnement d’une année
fructueuse d’opérations (qui avait fait des ravages parmi les Serbes de Bosnie
constituant le corps de la Drina et dans les villages serbes de toute la région de

Srebrenica). Sa dernière attaque réussie lui permit de couper la fragile liaison routière
entre la ville sous contrôle serbe de Bratun ac et le secteur de Zvornik tout en reliant
ses propres forces à la poche de Cerska-Kamenica, qui était sous contrôle musulman et
se trouvait au sud de Zvornik.» ( Balkan Battlegrounds [Des champs de bataille dans

les Balkans], vol. 1, p. 184.)

6. La même source indique (p. 318) que, d’après une estimation, plus de trois mille soldats et

civils serbes avaient été tués ou blessés par des soldats bosniaques de la région de Srebrenica

depuis le début de la guerre.

7. Notre deuxième source est l’épais rapport qui a été établi sur les instructions du

Gouvernement des Pays-Bas. Dans la partie de ce rapport qui a trait à la période antérieure au mois

d’avril 1993, on trouve l’analyse suivante :

«Il devint clair que les Serbes allaient subir des pertes encore plus grandes car

un nombre croissant de villages et de hameaux serbes étaient attaqués par les
Musulmans. Plusieurs commandants serbes furent tués ou grièvement blessés lors
d’affrontements, par exemple à Kravica et à K onjevic Polje. Les villages de la région
étant pour la plupart homogènes sur le plan ethnique et de petite taille, il était aisé

pour les larges groupes d’assaillants musulmans de différencier les villages serbes des
villages musulmans. S’il s’agissait d’une localité serbe, celle-ci était directement
pillée et réduite en cendres sans qu’il soit fait aucun cas des habitants. Pendant l’été et
l’automne de 1992, les sorties en zone serbe se firent de plus en plus fréquentes et

violentes. En outre, les Musulmans qui avaient été chassés de leur village y
retournèrent pour récupérer les vivres et les biens qu’ils avaient dû y laisser. La
pénurie de vivres se faisait sentir de plus en plus cruellement dans l’enclave de
Srebrenica, ce qui motivait fortement l’organisation de raids. Les forces musulmanes

cherchaient constamment des moyens de renforcer leurs positions stratégiques. Enfin, - 4 -

la vengeance joua elle aussi un rôle. Les troupes régulières étaient souvent incapables
de contenir les masses de civils qui prenaient part à ces sorties, même si la peur que

ces derniers inspiraient aux Serbes jouait en faveur de l’armée.

Après plus de six mois de sorties, trente villages serbes et soixante-dix hameaux
étaient tombés aux mains des Musulmans et il ne restait plus que quelques localités

serbes, parmi lesquelles figurait Bratunac. Kravica fut l’une des dernières à tomber
aux mains des Musulmans, le jour de la fête de Noël orthodoxe (le 7 janvier 1993). Il
y eut au moins un millier de victimes civiles serbes en tout. Dès lors, il est
compréhensible que les Serbes aient vu la situation régnant autour de Srebrenica

comme une guerre d’agression menée par les Musulmans. Les Serbes se sentaient de
plus en plus menacés; nombre d’entre eux avaient perdu des membres de leur famille
12 ou des proches, et les attaques des Musu lmans étaient pour eux une grande source
d’humiliation et d’amertume. La plupart cherchaient à se venger à la première

occasion.» (Netherlands Report [rapport des Pays-Bas], p. 1277-1278.)

8. Notre troisième source est le jugement rendu par la Chambre de première instance

du TPIY dans l’affaire Krstić. Le passage pertinent se lit comme suit :

«24. La Chambre de première instance a entendu des témoignages crédibles, et
en grande partie incontestés, selon les quels les Musulmans de Bosnie avaient

constamment refusé de se conformer à l’acco rd de démilitarisation de la zone de
sécurité. Des hélicoptères des Musulmans de Bosnie survolaient la zone d’exclusion
aérienne, l’ABiH ouvrait le feu sur des lignes serbes et se déplaçait dans la zone de
sécurité, la 28 division n’avait jamais cessé de s’armer, et l’ABiH s’est emparée

d’une partie au moins des arrivages d’aide humanitaire. Pour les Serbes de Bosnie, les
forces des Musulmans de Bosnie à Srebreni ca utilisaient la zone de sécurité comme
une base pratique pour lancer des offensives contre la VRS, et la FORPRONU ne
prenait aucune mesure pour y remédier. Le général Halilovic a reconnu que des

hélicoptères des Musulmans de Bosnie avaient violé la zone d’exclusion aérienne, et il
a expliqué qu’il avait personnellement envo yé huit hélicoptères chargés de munitions
destinées à la 28 division. D’un point de vue moral, il ne considérait pas cela comme

une violation de l’accord sur la «zone de sécurité», vu que, pour commencer, les
Musulmans de Bosnie étaient très mal armés.» (Jugement, p. 9-10; notes de bas de
page omises.)

9. Ainsi, les défaites de l’armée de Bosnie dans la région se traduisaient sur le terrain,

c’est-à-dire du point de vue local , par l’exercice de la vengeance. La suite d’événements qui

débuta en décembre 1992 a fait intervenir les de ux ensembles de forces armées, qui étaient en

liaison sur place et dont de nombreux membres avaient eux-mêmes été victimes d’atrocités. Il n’y

avait aucune planification à long terme, et certainement aucune planification établie à Belgrade.

10. Dans ce contexte, les éléments de preuve factuels qui ont été soumis au nom de l’Etat

demandeur sont malheureusement très limités. Perm ettez-moi de me reporter à l’exposé de

M. van den Biesen (CR 2006/4, p. 37-60). Son récit couvre la période allant de 1991 à juillet 1995.

Madame le président, en vingt pages, on ne trouve qu’une seule référence aux «forces de Bosnie», - 5 -

e
ce au paragraphe24. Il n’est question nulle part de la 28 division de l’armée de Bosnie, qui

comptait six mille hommes, ni des preuves d’un affr ontement militaire prolongé. Il n’est pas fait

non plus la moindre allusion aux attaques incessantes lancées sur des villages serbes de la région de

Srebrenica par des unités de l’armée de Bosnie.

11. Madame le président, la manière dont nos c ontradicteurs traitent les éléments de preuve

dénote une indifférence totale à la véritable nature du conflit dans la région. Cette indifférence, à

laquelle s’ajoute le fait que les éléments de pre uve pertinents ont été largement tronqués, inspire

nécessairement de sérieuses réserves quant aux allé gations relatives à la planification préalable des

meurtres perpétrés à Srebrenica en 1995 et à une quelconque participation du Gouvernement de

la RFY.

12. Si je me suis intéressé ici surtout à Srebrenica, Madame le président, c’est parce que nous

avons là un exemple typique de la manière mono lithique et superficielle dont l’Etat demandeur

envisage la question de l’imputabilité. J’en viens maintenant à mon analyse générale.

13
B. L E CARACTERE PRECIS DE LA RESPONSABILITE DE L ’ETAT SUIVANT
LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE

13. Les questions juridiques peuvent se résume r de la manière suivante. La première

question consiste à déterminer le droit applicable . C’est important vu le contexte dans lequel la

convention sur le génocide doit être appliquée. Le droit applicable est manifestement le droit des

traités ainsi que les principes de la responsabilité de l’Etat pour des violations des obligations

énoncées dans les traités concernés.

14. A ce stade, se pose le problème supplémentair e de l’interprétation des dispositions de la

convention sur le génocide. Deux in terprétations sont possibles : la première consiste à utiliser la

convention pour établir la responsabilité de l’Etat en tant que tel, à raison d’actes de génocide tels

qu’ils sont apparemment envisagés à l’article IX de la convention. Seconde possibilité: la Cour

exerce une compétence qui se borne pour elle à re ndre un jugement déclaratoire constatant des

manquements aux obligations de prévenir la co mmission du génocide par des individus et d’en

punir les auteurs. - 6 -

15. C’est la première interprétation qui fut privilégiée par la majorité des membres de la

Cour au stade des exceptions préliminaires en l’espèce. Aux termes de l’arrêt :

«32. La Cour en vient maintenant à la seconde proposition de la Yougoslavie,
relative au type de responsabilité d’Etat qui serait visée à l’article IX de la convention.
D’après la Yougoslavie, seu le serait couverte la responsabilité découlant du

manquement d’un Etat à ses obligations de prévention et de répression telles
qu’envisagées aux articlesV, VI etVII; en revanche, la responsabilité d’un Etat à
raison d’un acte de génocide perpétré par l’Etat lui-même serait exclue du champ
d’application de la convention.

La Cour observera qu’en visant «la r esponsabilité d’un Etat en matière de
génocide ou de l’un quelconque des autres acte s énumérés à l’article III», l’article IX
n’exclut aucune forme de responsabilité d’Etat.

La responsabilité d’un Etat pour le fait de ses organes n’est pas davantage
exclue par l’articleIV de la conventio n, qui envisage la commission d’un acte de
génocide par des «gouvernants» ou des «fonctionnaires».

33. Au vu de ce qui précède, la Cour estime devoir rejeter la cinquième
exception préliminaire de la Yougoslavie. E lle fera d’ailleurs observer qu’il ressort à
suffisance des termes mêmes de cette ex ception que les Parties, non seulement
s’opposent sur les faits de l’espèce, sur leur imputabilité et sur l’applicabilité à ceux-ci

des dispositions de la convention sur le gé nocide, mais, en outre, sont en désaccord
quant au sens et à la portée juridique de plusieurs de ces dispositions, dont l’article IX.
Pour la Cour, il ne saurait en conséquen ce faire de doute qu’il existe entre elles un
différend relatif à «l’interprétation, l’appli cation ou l’exécution de la ... convention, y

comprl... responsabilité d’un Etat en matière de génocide...».»
(C.I.J. Recueil 1996, p. 616-617, par. 32-33.)

14 16. Je dirai respectueusement que, l’opinion ains i exprimée se caractérise par sa brièveté et

est subordonnée au rejet de l’exception prélimin aire fondée sur l’existence éventuelle d’un

différend relatif à l’interprétation de la convention sur le génocide. L’interprétation adoptée de

cette manière provisoire par la Cour n’est étayée par aucun renvoi aux importants travaux relatifs à

la convention.

17. Dans ces conditions, il n’y a aucune raison de principe ni considération de bon sens qui

indique que la question de l’interprétation n’est désormais plus ouverte.

18. Dès lors, il convient d’examiner les mo tifs importants qui fondent la position adoptée

dans leur déclaration commune par MM. les jug es Shi et Vereshchetin au stade des exceptions

préliminaires. Je me permets de citer les passag es pertinents de ce que MM.Shi et Vereshchetin

ont déclaré : - 7 -

«Nous avons voté en faveur des paragraphes1 a), c), 2 et3 du dispositif de
l’arrêt parce que nous sommes persuadés que l’articleIX de la convention pour la

prévention et la répression du crime de génocide offre un fondement juridique
défendable à la compétence de la Cour en la présente affaire. Toutefois, nous
regrettons de n’avoir pu voter pour le paragraphe 1 b), étant troublés par la déclaration
de la Cour figurant au paragraphe32 de l’arrêt, à savoir que l’articleIX de la

convention sur le génocide «n’exclut aucune forme de responsabilité d’Etat». C’est ce
trouble que nous voudrions brièvement expliquer.

La convention sur le génocide vise essen tiellement et au premier chef à punir

les personnes commettant un génocide ou des actes de génocide et à prévenir la
commission de tels crimes par des individus . Les travaux préparatoires montrent que
c’est durant la phase finale de l’élaboration de la convention que, par une très courte
majorité de 19voix contre17, avec 9abstentions, la disposition relative à la

responsabilité des Etats pour un génocide ou d es actes de génocide a été incluse dans
la clause relative au règlement des différends de l’article IX sans que les modifications
nécessaires aient été simultanément apportées aux autres articles de la convention.
Comme il ressort du commentaire de la convention faisant autorité publié

immédiatement après l’adoption de celle-ci, «de nombreux doutes existaient quant à la
signification réelle» de la référence à la responsabilité des Etats (Nehemiah Robinson,
The Genocide Convention. Its origin and Interpretation , [New York,] 1949, p.42).
Quant à la création d’un recours civil distinct applicable dans les relations entre Etats,

le même auteur fait observer que «la conve ntion ne mentionnant pas expressément la
réparation, les parties n’ont pas déclaré avoir accepté la juridiction obligatoire de la
Cour sur cette question» (ibid., p. 43).

En substance, la convention demeure un instrument relatif à la responsabilité

pénale des individus. Les parties s’enga gent à punir les personnes commettant un
génocide, «qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers», et
à adopter la législation nécessaire à cet effet (art. IV et V). Les personnes accusées de
génocide ou d’actes de génocide doivent être traduites «devant les tribunaux

compétents de l’Etat sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la cour
criminelle internationale qui sera compétente...» (art. VI). Une telle cour a été établie
15 (après l’introduction de la requête) expressé ment aux fins de poursuivre les personnes
présumées responsables de violations graves du droit humanitaire commises sur le

territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991.

La détermination de la communauté inte rnationale à voir les individus auteurs
d’actes de génocide traduits en justice, que lles que soient leur origine ethnique ou la

position qu’ils occupent, montre la meilleure manière d’envisager la question.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, à notre avis, la Cour interna tionale de Justice n’est peut-être pas

l’instance appropriée pour se prononcer sur les griefs formulés par la Partie requérante
en la présente instance.

Si nous estimons que l’article IX de la convention sur le génocide, à laquelle le

requérant comme le défendeur sont parties, fonde la compétence de la Cour dans la
mesure où l’objet du différend touche «l’int erprétation, l’application ou l’exécution»
de la convention, et ayant, pour cette ra ison, voté en faveur de l’arrêt, nous nous
trouvons néanmoins tenus d’exprimer not re inquiétude en ce qui concerne les

éléments de substance susmentionnés de la présente affaire.» (C.I.J. Recueil 1996 (II),
p. 631-632.) - 8 -

19. Dans sa déclaration, le juge Oda a lui au ssi privilégié cette interprétation adoptée par les

juges Shi et Vereshchetin ( C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 625-629), interprétation que le juge Kre ča a

également faite sienne dans son opinion dissidente (ibid., p. 764-772).

20. Les deux volets de cet argument peuvent se résumer comme suit :

Premièrement, la convention sur le génocide ne peut s’appliquer que lorsque l’Etat concerné

exerce une compétence territoriale dans les régions où les violations de la convention se seraient

produites. Les dispositions principales de la c onvention prévoient que les Etats parties doivent

«prévenir et punir le crime de génocide» (art. I), prendre les mesures législatives nécessaires pour

assurer l’application de la convention (art. V) et traduire les personnes accusées de génocide devant

«les tribunaux compétents de l’Etat sur le terr itoire duquel l’acte a été commis» (art.VI). Je

soutiens, Madame le président, que l’Etat défendeur n’avait pas compétence territoriale ni

n’exerçait aucune autorité, que ce soit aux fins de l’application de la conve ntion ou aux fins de

l’adoption des mesures législatives nécessaires dans les zones concernées au cours de la période

visée dans la requête.

Deuxièmement , la convention sur le génocide n’enga ge pas la responsabilité des Etats à

raison d’actes de génocide en tant que tels. Les obligations imposées par la convention concernent

en effet «la prévention et la répression du crime de génocide» lorsque ce crime est commis par des

particuliers : les articles V et VI de la convention sont, selon nous, très clairs sur ce point.

21. Les deux considérations qui précèdent excluent conjointement et séparément la
16

compétence ratione materiae selon l’article IX de la convention sur le génocide.

22. Madame le président, les dispositions de la convention sur le génocide s’appliquent en

l’espèce au fait qu’un Etat s’est abstenu de prévenir ou de réprimer des actes de génocide perpétrés

sur le territoire où il exerçait sa compétence.

23. Ces dispositions n’engagent pas la respon sabilité d’une partie contractante en tant que

telle à raison d’actes de génocide, mais sa responsabilité pour ne pas avoir prévenu ou puni les

actes de génocide commis par des particuliers su r son territoire ou par des particuliers relevant

d’elle à tout autre titre. - 9 -

Quelle est alors l’interprétation qu’il convient de donner à la convention ?

24. Les travaux préparatoires se sont déroulés en huit étapes auxquelles ont participé

différents organes et groupes d’experts. Je me bornerai à analyser les phases les plus importantes

de ce processus compliqué.

25. Le projet de rédiger une convention po ur la prévention et la répression du génocide

trouve son origine dans la résolution 96 (I) adoptée par l’Assemblée générale le 11 décembre 1946,

par laquelle le Conseil économique et social fut chargé d’entreprendre les études nécessaires. On

trouvera le texte de la résolution dans l’Annuaire des Nations Unies, 1946-1947 (p. 254).

26. Le Conseil adopta alors la résolution 47 (IV ) du 28 mars 1947 par laquelle il chargeait le

Secrétaire général :

«a)d’entreprendre, avec l’aide d’experts dans le domaine du droit international et
criminel, les études nécessaires en vue de rédiger un projet de convention,
conformément à la résolution de l’Assemblée générale; et

b) de présenter au Conseil économique et social, à sa prochaine session, un projet de
convention sur le crime de génocide, ap rès avoir consulté la Commission de
l’Assemblée générale chargée d’étudier le développement progressif du droit
international et sa codification et, si possible, la Commission des droits de

l’homme, et après avoir invité tous l es gouvernements Membres à exprimer leur
avis sur cette question» (Annuaire des Nations Unies, 1946-1947, p. 595).

27. Conformément à cette résolution, le Secrétaire général a établi un projet de convention

pour la prévention et la répression du gé nocide (NationUs nies, doc. /AC.10/41,

A/AC.10/42/Rev.1). Ce projet, généralement désigné comme le projet du Secrétariat

(Nations Unies, doc. E/447), a fourni la base de l’étape suivante.

28. En réponse à une nouvelle demande de l’A ssemblée générale, le Conseil économique et
17

social constitua finalement un comité spécial composé des représentants de sept Etats membres qui

fut chargé de rédiger un projet de convention (Nations Unies, doc. E/734).

29. Le comité spécial se réunit du 5avril au 10mai1948 (voir le rapport du comité et le

projet de convention rédigé par celui-ci, Nations Unies, docE . /794, 2ma1i948, et

doc. E/794/Corr. 1, 10 juin 1948; Annuaire des Nations Unies, 1947-1948, p. 597-599). - 10 -

30. Le projet de convention adopté et comm uniqué au Conseil économique et social est très

proche du texte définitif de la convention sur le génocide. Les projets d’articlesV, VI et VII

préfigurent notamment les articlesIV, V etVI de la convention respectivement. Voici le texte

adopté des articles du projet de convention :

«Article V
Qualité des coupables

Les auteurs des actes énumérés à l’artic leIV seront punis, qu’ils soient des

gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers.

Article VI
Législations nationales

Les Hautes Parties contractantes s’enga gent à prendre, conformément à leurs
procédures constitutionnelles, les mesur es législatives nécessaires pour assurer
l’application des dispositions de la convention.

Article VII
Juridictions compétentes

Les individus accusés d’avoir commis le crime de génocide ou l’un quelconque

des actes énumérés à l’articleIV seront tra duits devant les tribunaux compétents de
l’Etat sur le territoire duquel l’acte a été commis ou devant un tribunal international
compétent.»

31. Le débat qui eut lieu au sein du comité ré vèle que ses membres tenaient tous pour acquis

que la responsabilité pénale instituée par l’artic leV visait exclusivement les particuliers.

S’agissant de l’article VII, les sept membres du comité acceptèrent tous de reconnaître la

compétence des tribunaux de l’Etat sur le territoire duquel les actes visés seraient commis

(Nations Unies, doc. E/794, p. 29).

18 32. Quatre membres du comité se prononcèren t alors, Madame le président, contre le

principe de la juridiction universelle. Dans le rapport, ils utilisent l’expression «répression

universelle». Dans ces 4voix contre figuraient celles de la France, des Etats-Unis et de l’Union

des Républiques socialistes soviétiques (ibid., p. 32-33).

Les discussions au sein du Conseil économique et social

33. Après examen en plénière (le 26 août 1948), le Conseil économique et social décida dans

sa résolution153 (VII) de transmettre le projet de convention et le rapport du comité spécial - 11 -

(E/794) à la troisième session de l’Assemblée géné rale (Nations Unies, doc. E/SR.180, E/SR.201,

E/SR.202, E.SR.218 et E/SR.219).

34. A sa troisième session, l’Assemblée généra le renvoya le rapport du comité spécial à la

Sixième Commission.

Les discussions au sein de la Sixième Commission, du 29 octobre au 3 décembre 1948

35. La Sixième Commission consacra cinquanteetune séances à la discussion du projet de

convention et adopta un certain nombre d’amendements (voir Comptes rendus analytiques des

séances de la Sixième Commission, 29 octobre-3 décembre 1948).

36. Dans le rapport de la Sixième Commission (Nations Unies, doc. A/760 et Corr. 2) figure

le texte du projet de convention approuvé par la Commission dont celle-ci recommande l’adoption

par l’Assemblée générale. Le texte est iden tique à celui de la convention approuvée par

e e
l’Assemblée générale qui a rejeté les amendements proposés aux 178 et 179 séances plénières.

37. Le texte des principales dispositions qui fut adopté par la Sixième Commission est le

suivant :

«Article IV

Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’articleIII seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des
fonctionnaires ou des particuliers.

Article V

Les parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs
constitutions respectives, les mesur es législatives nécessaires pour assurer
l’application des dispositions de la présen te convention, et notamment à prévoir des

sanctions pénales efficaces frappant les pe rsonnes coupables de génocide, ou de l’un
quelconque des autres actes énumérés à l’article III.

19 Article VI

Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’articleIII seront traduites deva nt les tribunaux compétents de l’Etat sur
le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la Cour criminelle internationale qui

sera compétente à l’égard de celles des parties contractantes qui en auront reconnu la
juridiction.»

38. Le débat qui s’est déroulé à la Sixièm e Commission confirme que la responsabilité des

parties contractantes visait l’obligation de préven ir et de punir les actes de génocide commis par

des particuliers sur le territoire de la partie contractante concernée. - 12 -

39. Il n’était donc pas question de respon sabilité directe de l’Etat à raison d’actes de

génocide.

40. Madame le président, cette analyse est pa rfaitement compatible avec l’articleIX de la

convention, qui prévoit ce qui suit :

«Les différends entre les parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête

d’une partie au différend.»

41. Cette disposition englobe naturellement l es différends «relatifs à la responsabilité d’un

Etat en matière de génocide». Ces termes figur ent à l’articleIX, il n’y a aucun doute là-dessus.

Mais il faut bien sûr interpréter ce membre de phrase avec les autres dispositions de fond de la

convention. Ce sont les particuliers qui sont pénalement responsables selon les dispositions du

droit interne appliquées par les juridictions nationales.

42. C’est la raison pour laquelle, Madame le président, la convention s’intitule : «Convention

pour la prévention et la répression du crime de génocide». Les obligations des parties contractantes

de faire appel à leur droit interne ainsi que de pr évenir et de punir les actes de génocide perpétrés

par des particuliers se rattachent inévitablement à l’exercice de la compétence législative et

coercitive sur le territoire de l’Etat en question, ou dans les zones relevant de son contrôle. Pour

que les principes de la responsabilité des Etats puissent s’appliquer, il faut que l’Etat en cause ait la

capacité d’exercer son contrôle sur le territoire concerné.

43. Et cette responsabilité de l’Etat de prévenir et de punir le génocide est d’ordre «civil» et

non d’ordre «pénal». Comme le fait remarquer NehemiahRobinson dans son étude approfondie,

c’était là l’opinion de la majorité des membres de la Sixième Commission. Je me réfère ici aux

pages101 et102 de la monographie de Robinson ( The Genocide Convention: A Commentary ,

New York, 1960).

20 44. Ce caractère de la responsabilité de l’Et at fut expressément reconnu par M. Fitzmaurice,

qui était alors représentant du Royaume-Uni. Le Royaume-Uni et la Belgique étaient les auteurs de

l’amendement commun qui visait «les différends relatifs à la responsabilité d’un Etat dans les actes

énumérés aux articles II et IV» (ainsi que le prévoyait le texte à ce stade-là). - 13 -

45. Il est manifeste que la Sixième Commission ne considérait pas que cet énoncé renvoyait

à une responsabilité pénale de l’Etat. Le représentant du Royaume-Uni déclara que la

responsabilité dont il était question dans l’amende ment commun était une «responsabilité civile et

non pas une responsabilité pénale» (Assemblée géné rale, troisième session, première partie,

Sixième Commission, 103 e séance, 12 novembre 1948, doc. A/C.6/SR.103, p.440; voir aussi

e e
Fitzmaurice, 104 séance, ibid., p. 444; et 105 séance, ibid., p. 460).

46. Ce fut également la position qu’adopta Charles Chaumont, le représentant de la France, à

e
la 103 séance (ibid., p. 431). Il est indiqué dans le compte rendu analytique : «le représentant de la

France ne s’oppose nullement au principe de la r esponsabilité internationale des Etats, du moment

qu’il ne s’agit plus de responsabilité d’ordre péna l mais uniquement d’ordre civil». Ce fut un avis

voisin qu’ont exprimé M.Spiropoulos (représentant de la Grèce) (103 e séance, ibid., p.432-433),

M.Demesmin (représentant de Haïti) ( ibid., p.436) et M.Ingles (représentant des Philippines)

(104 eséance, ibid., p. 442).

47. Il faut également faire état des discussions concernant l’article V du projet de convention

qui eurent lieu à la 93 eséance de la Sixième Commission. Il s’agissait du projet d’article visant les

catégories de particuliers qui seraient tenus pour pénalement responsables.
e
48. Voici, selon le compte rendu analytique de la 93 séance, l’avis qu’a exprimé à ce sujet le

représentant des Etats-Unis :

«M. Maktos (Etats-Unis d’Amérique) tient à signaler, en qualité de président du

comité spécial du génocide, que ce n’est pas le texte français de l’article V qui fut pris
comme texte de base lors du vote sur cet article. A ce moment-là, le comité estima
que l’expression heads of State correspondait mieux au mot français «gouvernants»
que le mot rulers, qui ne comprend pas, par exemple, le président des Etats-Unis

d’Amérique.»

Vient ensuite le passage qui est important pour notre propos :

«M. Maktos ne partage pas le point de vue du représentant du Royaume-Uni
suivant lequel le génocide peut être commi s par des entités juridiques, comme l’Etat
ou le gouvernement: en réalité, le génocide est toujours commis par des individus.

L’un des buts de la convention sur le génocide est d’organiser la répression de ce
crime. Il faut donc s’attacher à punir les auteurs d’actes de génocide et non à prévoir
des mesures telles que la cessation des actes incriminés ou le paiement de

réparations.» (Nations Unies, doc. A/C.6/SR.93, p. 319-320.)

21 Comme je l’ai déjà indiqué, M. Fitzmaurice, le re présentant du Royaume-Uni, expliqua par la suite

qu’il s’agissait là «d’une responsabilité civile et non pas d’une responsabilité pénale». - 14 -

49. Lors de ce premier tour de notre procédure orale, M.Franck n’a pas expliqué les

difficultés dues à la modification qui fut tardivement apportée à l’article IX de la convention. En

particulier, il n’a rien dit de ce qu’il était adve nu de la notion correspondante de responsabilité de

l’Etat dans le domaine des réparations. Enfin, mon éminent contradicteur semble tenir pour acquis

que la modification rédactionnelle apportée au proj et a eu pour effet de conférer à la Cour une

compétence pénale et non une compétence à l’ég ard de différends qui opposeraient des Etats

parties à la convention sur le génocide (CR2006/5, p. 10-13). En dernière analyse, la teneur de

l’article IX n’est pas compatible avec les dispositions de fond de la convention. Or, l’articleIX

étant consacré au mécanisme de règlement des différends, il ne peut certainement pas avoir la

primauté.

50. Voilà ce que je voulais dire sur les trava ux préparatoires. J’examinerai à présent la

manière dont la question de l’interprétation est traitée dans la doctrine.

L’interprétation doctrinale

51. Les auteurs faisant autorité confirme nt majoritairement l’analyse des travaux

préparatoires que j’ai développée devant la C our. On peut scinder cette doctrine en deux

catégories. Il y a d’abord celle qui est plus ou moins contemporaine de l’adoption de la convention

sur le génocide, dont la date est le 9 décembre 1948.

La doctrine contemporaine de l’adoption de la convention sur le génocide

52. L’un des premiers commentaires est «anonyme» et fut publié dans le Yale Law Journal,

vol. 58, 1948-1949, p. 1142-1160. Ce «commentaire» souligne que : «La compétence à l’égard de

l’infraction sera territorialement limitée, les Etat s extradant les criminels en fuite conformément à

leur législation et aux traités alors en vigueur.» (P. 1147.)

53. Josef Kunz, commentateur influent de cette époque qui écrivait dans l’American Journal of

International Law, a quant à lui insisté dans cette revue sur ce qu’il appelait les aspects «anciens et

traditionnels» de la convention. Voici ce qu’il disait : - 15 -

«La convention confère compétence en ma tière pénale dans le cadre de sa
législation interne à l’Etat sur le territo ire duquel l’acte a été commis. De plus,

22 comme l’a déclaré la Sixième Commission, l’article VI «ne porte pas atteinte au droit
de tout Etat de traduire devant ses propres tribunaux n’importe lequel de ses
ressortissants pour des actes commis à l’extérieur de son territoire».

La situation juridique est donc la suivante. Chaque partie contractante est tenue
de traduire devant le juge national, conformément à la législation interne adoptée pour
appliquer la convention, tout particulie r, fonctionnaire ou gouvernant, qu’il soit
ressortissant ou étranger, à raison des crimes visés aux articles II et III, commis sur le

territoire de cet Etat et chaque partie contr actante a en outre le droit de traduire en
justice ses propres ressortissants pour les mêmes crimes commis à l’étranger.»
(American Journal of International Law, vol. 43, 1949, p. 745.)

54. Dans le cours qu’il donna à l’Académie de droit international de LaHaye sur «Les

crimes contre l’humanité», Jean Graven analysa le débat qui avait eu lieu à la Sixième Commission

sur la nature de la responsabilité étatique envisagée dans le projet de convention. Il était d’avis que

la possibilité d’une responsabilité pénale des Etats avait été exclue (RCADI, 1950, vol. I).

55. Dans un article publié en1951 dans l’ American Journal of International Law , le juge

ManleyHudson procéda à une analyse détaillée de l’articleIX de la convention, la clause

compromissoire. Je le cite :

«Dans la mesure où cet article prévo it le mode de règlement des différends
relatifs à l’interprétation, l’app lication ou l’exécution (en anglais fulfillment) de la

convention, il s’agit d’une disposition type qui ne diffère guère de celle qu’on retrouve
dans de nombreux instruments multipartites.

L’article poursuit toutefois en disant «y compris ceux [les différends] relatifs à
la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres

actes énumérés à l’article III».

Comme aucune autre disposition de la convention ne vise expressément la
responsabilité des Etats, il est malaisé de voir comment un différend concernant cette

responsabilité pourrait être compris parmi les différends relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la convention. Vu l’engagement pr is par les parties à
l’articlepremier de prévenir le génocid e, un différend relatif à la responsabilité
étatique pourrait peut-être se rattacher à l’exécution de la convention.

Mais lorsqu’on l’examine dans son ense mble, la convention ne vise qu’à punir
les particuliers; il n’est nulle part question de punir un Etat. L’article V par lequel les
parties s’engagent à prendre les mesu res législatives punitives l’exclut. La

«responsabilité d’un Etat» visée à l’articleIX n’est pas d’ordre pénal. [Lors de la
rédaction de la convention par la Sixièm e Commission de l’Assemblée générale, la
délégation du Royaume-Uni a retiré sa pr oposition de tenir les Etats pénalement
responsables (Nations Unies, doc.A/C.6/236) et appuyé la solution consistant à les

tenir civilement responsables (NationsUnies, Documents officiels de l’Assemblée
générale, troisième session, première partie, Sixième Commission , p.428, 440).] La - 16 -

convention se borne donc à retenir la responsabilité civile de l’Etat et celle-ci est régie
non pas par les dispositions de la convention ma is par le droit international général.»
(American Journal of International Law, vol. 45, 1951, p. 33-34.)

23 56. Le passage que je viens de citer à la Cour est reproduit dans un important ouvrage de

référence, à savoir le volume 11 du Digest of International Law publié sous la direction de

Marjorie M. Whiteman (1968, p. 857).

La doctrine ultérieure

57. Je pense avoir maintenant donné à la Cour un échantillon suffisamment révélateur des

ouvrages de l’époque. Je vais à présent examiner très brièvement certains des éléments les plus

importants de la doctrine ultérieure sur la convention. J’estime que la doctrine ultérieure confirme

amplement l’analyse adoptée dans les commentaires contemporains de la convention.

58. Le premier élément est l’ouvrage que j’ai déjà évoqué de NehemiahRobinson, The

Genocide Convention: A Commentary , qui fut publié par le Congrès juif mondial à NewYork

en 1960. Il s’agit d’une étude minutieuse et approf ondie de l’élaboration de la convention et d’une

analyse de ses dispositions. Dans son étude de l’ article IX, Robinson décrit ce qu’il est advenu de

la proposition initiale du Royaume-Uni visant à in staurer la responsabilité pénale des Etats et

évoque la proposition présentée conjointement par le Royaume-Uni et la Belgique «qui était

considérée par les membres du comité co mme engageant une responsabilité civile» ⎯ je me réfère

là aux pages 99 à 106 de l’étude de Robinson.

59. Le deuxième élément est l’ étude importante de Malcolm Shaw qui figure dans l’ouvrage

The Essays in Honour of Shabtai Rosenne , publié en 1989 (p.797-820). D’après Shaw: «La

convention ne vise pas directement la responsabilité de l’Etat.»

60. Avant de clore cette partie de ma plaidoiri e, je tiens à souligner que la question de la

juste interprétation de la convention ne revêt en aucun cas un caractère exclusivement préliminaire,

elle relève nécessairement du fond de l’affaire.

61. En vue de son arrêt sur les exceptions préliminaires, la seule question que la Cour avait à

examiner au sujet de la convention était celle de savoir s’il existait ou non un différend relatif à

l’interprétation de ladite convention. - 17 -

62. Pour conclure sur cette question, il faut ex aminer quelles sont, dans la pratique et sur le

plan des réparations, les conséquences de l’a pplication de l’une ou de l’autre de ces deux

interprétations possibles.

24 C. L ES DEUX INTERPRETATIONS DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE : QUELLES SONT
LES CONSEQUENCES PRATIQUES DE LEUR APPLICATION ?

63. J’envisage d’abord la thèse de la respon sabilité des Etats selon laquelle l’Etat répond

directement de génocide : Quelles sont les conséquences pratiques de cette thèse ?

i) Premièrement, en ce qui concerne la condition de l’intention, l’intention doit être celle de l’Etat

lui-même.

ii) Deuxièmement, en ce qui concerne l’imput abilité, conformément aux principes de la

responsabilité des Etats: dans l’hypothèse envi sagée, pour qu’il y ait imputabilité, il faudrait

que les deux conditions suivantes soient remplies :

1) l’Etat doit contrôler le territoire concerné;

2) l’Etat doit contrôler certaines opérations pa rticulières. Un élément que, d’une manière

générale, mes confrères du camp adverse laissent de côté.

iii) Selon cette interprétation, les recours habituels seraient applicables, en particulier la réparation.

Toutefois, comme je l’ai fait observer, les trav aux préparatoires de la convention n’étayent pas

cette thèse.

64. Nous arrivons ensuite à l’autre interprétation ⎯l’interprétation restrictive, si vous

préférez ⎯selon laquelle la convention sur le génoci de n’autorise qu’un jugement déclaratoire

portant sur les violations de l’obligation de prévenir et de punir le crime de génocide. Il s’agit bien

entendu de l’opinion des juges Shi et Vereshchetin. Suivant cette thèse, les conséquences pratiques

seraient les suivantes :

i) Tout d’abord, il faut qu’existe la condition de l’intention et la condition nécessaire est que les

responsables de l’Etat aient su que des actes de génocide avaient été commis ou allaient être

commis.

ii) Ensuite, il doit être exercé un contrôle sur les individus concernés et il faut disposer de moyens

de les contrôler : il s’agit encore d’une condition nécessaire. - 18 -

iii) Et enfin, le recours se limiterait au prononcé d’un jugement déclaratoire ⎯ comme l’indique la

déclaration des juges Shi et Vereshchetin.

65. J’arrive bientôt à ma conclusion en ce qui c oncerne la nature de la responsabilité et il me

faut examiner deux points. Tout d’abord, il importe de constater que la convention ne prévoit

aucun recours en cas de responsabilité directe. Et il n’y a aucune raison de penser qu’on s’en soit

remis pour une telle question aux simples déductions, que ce soit en 1949 ou aujourd’hui.

66. Le second point permet d’étayer le premier. En 1949, la responsabilité pénale de l’Etat

concerné n’avait pas sa place sur l’horizon juridique. Il n’y a pas de pratique étatique qui conforte

25 cette hypothèse et, dans ses travaux sur la r esponsabilité des Etats, la Commission du droit

international a prudemment laissé de côté la qu estion de la responsabilité pénale. Madame le

président, la responsabilité pénale de l’Etat n’a donc toujours pas de place sur l’horizon juridique.

67. Telle étant la toile de fond, il n’est pas su rprenant de constater que la doctrine dans son

ensemble ne reconnaît pas la res ponsabilité pénale de l’Etat. Cett e question est traitée de manière

classique dans l’ouvrage de référence francophone de Charles Rousseau. Dans l’étude détaillée de

la responsabilité des Etats qui figure au volume5 du traité, lequel a été publié en1983, il n’est

jamais fait mention de l’existence éventuelle de la responsabilité pénale; je renvoie en particulier

aux paragraphes 210 à 245. C’est la même politique qui a été adoptée dans l’ouvrage de référence

anglophone: on peut se repor ter par exemple aux deux volumes de l’ouvrage d’O’Connell,

International Law, 2 eédition, 1970.

68. Dans la période qui a immédiatement suiv i la mise au point de la convention sur le

génocide, en1949, plusieurs auteurs faisant autorité ont adopté des positions excluant la

responsabilité pénale de l’Etat. Les citations pertinentes sont les suivantes.

Je citerai tout d’abord Hersch Lauterpacht, dans sa monographie International Law and

Human Rights publiée en1950 (p. 44). Hersch Lauterpach t rend compte de la convention sur le

génocide comme suit :

«La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
approuvée par l’Assemblée générale en 1948 dispose que le génocide, qu’il soit

commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime au regard du droit
international que les parties s’engagent à prévenir et à punir; les parties s’assureront - 19 -

également que les personnes responsables de ce crime sont punies, «qu’elles soient
des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers». La convention a donc

soumis les individus à l’obligation et à la sanction directes du droit international.»

Ensuite, s’exprimant en1951, ManleyHudson évoq ue les dispositions de l’articleIX de la

convention sur le génocide et conclut ainsi : «Par conséquent, la «responsabilité d’un Etat» qui est

visée à l’article IX n’est pas une responsabilité pénale.»

En outre, Hudson fait observer que :

«Ratifiant la convention, la Républiq ue des Philippines a indiqué qu’elle ne
considérait pas que l’articleIX «donne à la notion de responsabilité étatique une
portée plus grande que celle qui lui est attribuée par les principes du droit international
généralement reconnus». Cette interpré tation est si impérative que l’énoncer

semblerait être le fruit de précautions superflues.» (Hudson, «The Twenty-NinthoYear
of the World Court», American Journal of International Law , vol.45, n 1, 1951,
p. 33-34.)

Puis, dans l’article qu’il fit paraître dans l’ American Journal, Hudson ajouta dans une note

de bas de page :

«En soumettant la convention à l’av is et au consentement du Sénat le

16jui1949, le président des Etats- Unis d’Amérique a fait sienne une
recommandation du secrétaire d’Etat par intérim pour qui il fallait se prononcer

26 «étant entendu que l’article IX doit être compris au sens traditionnel de la

responsabilité à l’égard d’un autre Etat pour les dommages causés aux
ressortissants de l’Etat plaignant en violation de principes du droit
international, et non au sens où un Etat peut être tenu de réparer les
dommages qu’il aurait causés à ses propres ressortissants».

Une sous-commission de la commission sénatoriale des affaires étrangères a
recommandé cette interprétation le 23ma i1950. Compte tenu de la conclusion
indiquée ci-dessus, il ne semble pas indisp ensable d’énoncer cette interprétation.»

(Ibid., p.34; ces observations sont reproduites dans Whiteman, Digest, vol.11,
p. 857-858.)

69. En général, les sources plus actuelles ne reconnaissent pas la notion de responsabilité

pénale de l’Etat. Quelques sources font simplement état du projet d’articles de la CDI qui est à

présent remplacé. On trouve cette façon de pro céder dans la contribution de Karl Zemanek à

l’Encyclopaedia de Rudolf Bernhardt (vol.4, p.226). L’article19 du projet d’articles de1996

constituait, de l’avis général, une construction anormale et les auteurs du commentaire établi

en 1976 hésitent nettement à présenter cet article 19 comme relevant du droit positif.

70. Voyons donc le texte original de l’article 19 puisque c’était, à l’époque, le meilleur texte

disponible sur la thèse de la responsabilité pénale. - 20 -

«Article 19
«Crimes et délits internationaux»

1. Le fait d’un Etat qui constitue une violation d’une obligation internationale
est un fait internationalement illicite quel que soit l’objet de l’obligation violée.

2. Le fait internationalement illicite qui résulte d’une violation par un Etat d’une
obligation internationale si essentielle pour la sauvegarde d’inté rêts fondamentaux de
la communauté internationale que sa violation est reconnue comme un crime par cette
communauté dans son ensemble constitue un crime international.

3. Sous réserve des dispositions du paragraphe2 et d’après les règles du droit
international en vigueur, un crime international peut notamment résulter :

a) d’une violation grave d’une obligation internationale d’importance essentielle

pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales, comme celle
interdisant l’agression;

b) d’une violation grave d’une obligation internationale d’importance essentielle

pour la sauvegarde du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme
celle interdisant l’établissement ou le maintien par la force d’une domination
coloniale;

c) d’une violation grave et à une large échelle d’une obliga tion internationale

d’importance essentielle pour la sauvegarde de l’être humain, comme celles
interdisant l’esclavage, le génocide, l’apartheid;

d) d’une violation grave d’une obligation internationale d’importance essentielle

pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain, comme
celles interdisant la pollution massive de l’atmosphère ou des mers.»
(Annuaire de la Commission du droit international , 1996, vol.II, deuxième
partie, p. 95-122.)

27 71. Quoi qu’il en soit, l’article19 était, co mme modèle de définition de la responsabilité

pénale, une sorte de village Potemkine. Il fut très critiqué tant au sein de la Commission qu’à

l’extérieur. La critique émane des sources suivantes :

1. Krystyna Marek, dans la Revue belge, 1978 à 1979, (vol. 14, p. 462), dit que la CDI

«elle-même met en évidence l’absence totale du moindre élément pénal tant dans la

théorie que dans la pratique en matière de responsabilité internationale. Le lecteur
peut par conséquent s’y reporter pour y trouver pléthore d’informations qui
contredisent directement l’affirmation principale…» [Traduction du Greffe.]

2. On trouve une critique de Pierre-Marie Dupuy dans la Revue générale de1980 ( RGDIP,

vol. 84, 1980, p. 468 et suiv.).

3. Max Gounelle, dans Mélanges offerts à Paul Reuter, publiés en 1981 (Paris, 1981, p. 315-326).

4. Manfred Mohr, dans l’ouvrage de Spinedi et Simma, United Nations Codification of State

Responsibility, publié en 1987 (New York, 1987, p. 139-141). - 21 -

5. Bruno Simma, lorsqu’il faisait cours à l’Académie de La Haye ( RCADI, 1994, vol. 250, 1994,

VI, p. 301-318).

6. Robert Rosenstock, dans Festschrift für Karl Zemanek , publié en1994 (Berlin, 1994,

p. 319-334).

72. Rosenstock, qui est un réaliste, fait observer que «l’absence totale de pratique étatique ne

fournit pas de fondement autorisant à considérer que la notion relève du droit positif…» (p. 327).

73. Et, Madame le président, Messieurs de la Cour, il est frappant de voir que les rares

partisans de la notion de crime d’Etat reconnai ssent eux-mêmes qu’elle n’appartient pas au droit

positif. C’est la position exposée par Jimenezde Aréchaga et Tanzi dans le manuel de l’Unesco,

publié en deux volumes en 1991 sous la direction de l’ancien préside nt de la Cour, M.Bedjaoui:

Droit international. Bilan et perspectives (Unesco, 1991, vol. 1, p. 378-381).

74. Le changement de politique au sein de la Commission du droit international a été

examiné avec beaucoup d’attention et le rapporteur spécial l’explique dans son introduction au

projet d’articles publiée sous forme d’ouvrage en 2002 (p. 16-20). Sans trop entrer dans le détail,

on peut signaler que M.Crawford démontre ⎯et il le fait avec beaucoup d’efficacité ⎯ que les

28 dispositions de l’article 19 de l’ancien projet d’ articles ne constituaient pas un régime viable en

matière de crimes d’Etat et ne représentaient certainement pas le droit positif.

75. Dans ses observations finales concernant le débat qui eut lieu au sujet de l’article 19, le

rapporteur spécial a fait un résumé en cinq points principaux. Je ne citerai que le cinquième point :

«un accord général était apparu entre les deux groupes de membres qui avaient
exprimé des opinions diverses au cours du débat, estimant que l’article19

n’envisageait pas une catégorie pénale di stincte et que, dans l’état actuel du
développement du droit international, la notion de «crimes d’Etat» n’était guère
reconnue au sens pénal. Les deux groupes avaient entériné la proposition, approuvée
par la Commission elle-même en 1976, suiv ant laquelle la responsabilité des Etats

était, d’une certaine manière, un domaine unifié, nonobstant le fait que des distinctions
étaient faites à l’intérieur de ce domaine en tre les obligations présentant un intérêt
pour la communauté internationale dans son ensemble et les obligations présentant un
intérêt pour un ou plusieurs Etats. Le ra pporteur spécial restait fermement convaincu

qu’à l’avenir le système international pou rrait mettre au point une véritable forme de
responsabilité pénale collective pour les entités, y compris les Etats. La plupart des
membres de la Commission avaient refusé d’envisager cette hypothèse et s’étaient
déclarés favorables à une démarche suiv ant deux voies, consistant, d’une part, à

développer la notion de res ponsabilité pénale individuelle à travers le mécanisme des
tribunaux ad hoc et celui de la future c our pénale internationale, agissant en
complément des tribunaux des Etats et, d’autr e part, à développer, dans le domaine de
la responsabilité des Etats, la notion de responsabilité pour les violations des normes - 22 -

les plus importantes correspondant à l’intérê t de la communauté internationale dans
son ensemble.» (Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa

cinquantième session, 1998, NationsUnies, Docuoents officiels de l’Assemblée
générale, cinquante-troisième session, supplément n 10 (A/53/10), p. 80, p. 329.)

76. Madame le président, il faut également sou ligner que les Etats ne sont pas du même avis

sur la viabilité de la notion de crime d’Etat. Dans une monographie publiée en2000, qui est

intitulée The Responsibility of States for International Crimes , Mme Jorgensen décrit ces franches

divergences de vues. Mme Jorgensen est manifestem ent favorable à la notion de crime d’Etat, de

sorte que son analyse des vues des Etats sur cette notion n’est pas du tout entachée, si je puis dire,

de scepticisme.

77. Mme Jorgensen présente les vues exposées à la Sixième Commission en 1976. Voici ce

qu’elle en dit :

«Après son adoption par la CDI, l’ article 19 fut favorablement accueilli par

l’ensemble des pays en développement et de s Etats d’Europe de l’Est à la Sixième
Commission de l’Assemblée générale. Pour l’Inde, la distinction entre crimes et délits
internationaux allait certainement favoriser la solidarité interna tionale parce qu’elle

tenait compte des intérêts fondamentaux de la communauté internationale dans son
ensemble. La délégation kényane accorda, e lle aussi, «la plus grande importance» à
l’article 19. L’Union soviétique considéra que la distinction établie à l’article 19 entre
les crimes et les délits internationaux était d’une «importance fondamentale» et que le

fait que le texte dudit article ait été adopté à l’unanimité en première lecture était
particulièrement significatif.

29 En revanche, la réaction des Etats occi dentaux fut plus mesurée, la plupart

d’entre eux se prononçant contre l’idée de r esponsabilité pénale des Etats. La France
reconnut que l’article 19 était l’un des plus délicats et des plus importants de
l’ensemble du projet. Le plus préoccupa nt pour elle, c’était que cet article, à
l’exception de son paragraphe 1, contena it uniquement des règles de développement

progressif. Selon elle [la France], la CD I avait pris à son compte une tendance qui
était loin de se concrétiser dans une rè gle établie ou généralement reconnue, agissant
ainsi de façon prématurée. Le Royaume-Un i estima que la questi on la plus cruciale
était peut-être de savoir si le droit international contemporain admettait une distinction

entre différents types d’actes internationale ment illicites selon l’objet de l’obligation
internationale violée. La délégation du Royaume-Uni déclara :

«Bien que l’existence d’une telle distinction [entre responsabilité

civile et responsabilité pénale] soit de plus en plus évidente, du fait de
l’importance que la communauté inte rnationale dans son ensemble
attache à certaines obligations intern ationales de caractère fondamental,
la difficulté consiste à définir ce ty pe d’obligation internationale et à

évaluer les conséquences d’une telle distinction.»

Les Etats-Unis ne purent trouver aucun ar gument justifiant de faire figurer la
notion de responsabilité pénale dans le projet de la CDI au stade qu’avait alors atteint

le développement des institutions juridiques internationales. Pour les Etats-Unis, ce
n’était pas parce que certains actes faisaient sentir leur effet chez une catégorie de
personnes plus étendue que d’autres qu’il fa llait conclure à la nécessité de créer un - 23 -

droit international de la responsabilité pénale des Etats. Ce qu’il fallait, en fait, c’était
trouver le moyen de mesurer l’importance des dommages causés à cette catégorie de
personnes; si la CDI était résolue à établir que des infractions particulièrement graves

engageaient une forme de responsab ilité plus forte que celle de la restitutio ad
integrum, il eut été utile de faire état des répara tions exemplaires. Israël de son côté
partageait les doutes exprimés quant à l’opp ortunité du maintien de l’article19,
estimant qu’il ne faudrait pas que l’introduc tion d’un élément politique dans un texte

censé énoncer les critères objectifs de la r esponsabilité des Etats fasse ressortir les
lacunes du système des NationsUnies. Il y avait donc d’importantes divergences
d’opinions entre les Etats en ce qui concernait le bien-fondé de l’article 19, la plupart
des Etats occidentaux n’étant pas du tout certains que la notion de criminalité d’Etat

fasse vraiment partie du droit interna tional positif.» (Jorgensen, p. 254-256
[traduction du Greffe].)

78. Mme Jorgensen se penche ensuite sur l es vues que les Etats ont exposées à la Sixième

Commission vingt ans plus tard, en 1996. Voici ce qu’elle dit :

«Il est utile de comparer les vues exprimées par les Etats en 1976 et celles qu’ils
ont aujourd’hui. A la Sixième Commission, en 1996, à la cinquante-et-unième session

de l’Assemblée générale, les Etats de la Communauté du développement de l’Afrique
australe restèrent favorables au maintien de la distinction entre crimes et délits
internationaux. Le Japon se contenta de dire que «la réflexion [devait] être
approfondie dans certains domaines, comme le traitement des crimes internationaux»

mais il n’a pas contesté l’existence de cette catégorie de crimes. L’Irlande ne rejeta
pas purement et simplement la notion de responsabilité pénale des Etats, et a fait
valoir :

«[qu’i]l n’y a[vait] pas toujours de correspondance parfaite entre les
notions de droit interne et celles du dr oit international, et que c’[était] à
l’évidence l’une de ces matières où la transposition de notions du droit
interne dans le droit international exige[ait] mûre réflexion».

Pour l’Irlande, il était possible de concevoir la notion en théorie puisqu’il était
possible de donner une définition générale du crime international et de proposer
certains exemples mais elle s’interrogeait sur son utilité. L’Allemagne a gardé la
position qu’elle avait adoptée lorsqu’il avait été pour la première fois question de faire

30 la distinction entre crimes et délits ⎯c’est-à-dire qu’elle s’est montrée extrêmement
sceptique quant à la viabilité juridique et à l’opportunité politique de la notion et a
opté pour un attentisme prudent jusqu’au moment où elle disposerait, non seulement
du projet d’article19 de la partie1, mais aussi de «l’ensemble du régime des

conséquences juridiques…» ⎯et [l’Allemagne] suggéra de faire rentrer le génie des
crimes internationaux dans la bouteille dont on l’avait sorti vingt ans auparavant. Pour
sa part, la délégation française ne contesta pas l’existence d’actes internationalement

illicites plus graves que d’autres, mais, à son avis, cette distinction restait trop vague.
A leur habitude, les Etats-Unis et le Royaume-Uni rejetèrent la notion. Les Etats-Unis
étaient, dirent-ils, fondamentalement préocc upés par la notion même de crime d’Etat.
A leur avis, cette notion ne trouve pas de fonde ment dans la pratique des Etats, et elle

obscurcit plus qu’elle n’éclaire l’analyse de situations particulières. De même, le
Royaume-Uni fit valoir que «la notion de «c rime d’Etat» ne béné fici[ait] pas de la
large acceptation internationale requise pour [qu’il soit possible d’intégrer au droit]
une nouvelle notion ayant des ramifications aussi importantes». [Ces propos sont

tenus en1996.] La notion fut jugée co mme étant encore mal définie et il lui
«manqu[ait] les modalités de mise en Œuvr e». En substance, le Royaume-Uni - 24 -

considéra que la notion était «mal fondée en dr oit et ne [devait] pas être conservée».»
(Jorgensen, p. 256-257 [traduction du Greffe].)

79. Les divergences de vues ont persisté pendant la suite du débat à la Sixième Commission.

80. Dans l’ensemble, ce débat de la Sixi ème Commission montre que les Etats restent

partagés sur l’existence ou la teneur de la notion même de responsabilité pénale de l’Etat.

81. Madame le président, il faut à présent situ er ces différentes thèses dans le contexte de

l’interprétation des traités. Les règles juridiqu es applicables sont énoncées dans l’édition de 1992

de l’ouvrage intitulé Oppenheim’s International Law et publié sous la direction de Jennings et

Watts. Ces règles sont les suivantes :

«Un traité doit être interprété à la lumière des règles générales du droit

international en vigueur à l’époque de sa conclusion. Cette règle ⎯ dite de
l’intertemporalité du droit ⎯ est une conséquence du principe général selon lequel un
fait juridique doit être apprécié à la lumière du droit contemporain de ce fait. De
même, les termes d’un traité doivent normal ement être interprétés sur la base du sens

qu’ils avaient au moment où le traité a été conclu et compte tenu des circonstances qui
existaient à l’époque. Néanmoins, à certai ns égards, l’interprétation d’un traité est
indissociable de l’évolution du droit postér ieurement à son adoption. C’est ainsi que,
même si, au moment où il a été conclu, un traité n’était contraire à aucune règle de

jus cogens, il deviendra nul si une nouvelle règle de jus cogens apparaît ensuite avec
laquelle il sera en conflit. De même, les noti ons contenues dans un traité peuvent être
non pas statiques mais évolutives, auquel cas leur «interprétation ne peut manquer de
tenir compte de l’évolution que le droit a ultérieurement connue… De plus, tout

instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du
système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu.» Si, dans certaines
circonstances, ces considérations peuvent ju squ’à un certain point faire obstacle à
l’application du droit intertemporel, celui-ci fournira, même dans ce cas, au moins un

point de départ pour l’interprétation correcte du traité.»

82. Et je maintiens que le résultat sur le pl an juridique est le même, que ces règles soient

appliquées dans le strict respect du principe du droit intertemporel, c’est-à-dire de la position

de 1949, ou conformément au principe évolutif, c’ est-à-dire à la position adoptée au moment où la

31 requête a été déposée en 1993. On ne saurait en déduire que la convention sur le génocide

constitue un moyen d’imposer la notion de responsabilité pénale de l’Etat.

Madame le président, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, pourrions-nous faire une pause ?

Le PRESIDENT : Oui, M. Brownlie. Nous reprendrons à 11 h 30.

M. BROWNLIE : Merci beaucoup.

L’audience est suspendue de 11 h 20 à 11 h 30. - 25 -

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Brownlie, vous avez la parole.

M. BROWNLIE : Je vous remercie.

D. VIOLATIONS DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE :LES CRITERES
EN MATIERE DE RESPONSABILITE DES E TATS

I. Le droit applicable

83. J’aborderai à présent les critères applicables en matière de responsabilité des Etats et il

ne fait aucun doute que les principes de droit inte rnational général qui régissent la responsabilité

des Etats sont «applicable[s] dans les relations entre les parties» conformément à la convention de

Vienne sur le droit des traités.

II. La question de l’attribution des actes à l’ex-Yougoslavie

84. La position du Gouvernement de la Serb ie-et-Monténégro est que les faits allégués

comme constituant un génocide ne lui sont pas attr ibuables, pas plus qu’à son prédécesseur, et on

trouve les éléments ayant trait à la question exposés aux chapitres 2, 3 et 5 du contre-mémoire.

85. Trois éléments distincts demandent à être examinés :

a) premièrement, le retrait du territoire de Bosnie -Herzégovine par la JNA, l’armée yougoslave, à

partir de mars 1992;

b) deuxièmement, l’apparition de la Republika Srpska comme Etat indépendant au cours de la

période qui a débuté le 28février 1992. A cette date, l’Assemblée du peuple serbe de Bosnie

adopta la Constitution de la République serbe de Bosnie;

c) troisièmement, l’absence de contrôle exercé par le gouvernement de ce qui était alors la

Yougoslavie sur la Republika Srpska.

32 Je vais à présent analyser ces trois éléments.

a) La JNA perd le contrôle en mars 1992

86. Comme la Cour l’a constaté dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, la

Bosnie-Herzégovine est devenue indépendante le 6mars1992 ( C.I.J. Recueil 1996 (II), p.612,

par.23). Cet événement ainsi que la désintégra tion de l’ex-République fédérative socialiste de

Yougoslavie ont créé une situation dramatique dans laquelle l’armée nationale yougoslave (la JNA) - 26 -

s’est retrouvée sans préavis comme si elle était en visite sur le territoire de groupes sécessionnistes

hostiles. Aucune transition ordonnée ne fut convenue et la crise de l’ordre public fut exacerbée par

l’apparition de milices armées. Une guerre civile trila térale éclata au sein de la Bosnie et, les 12 et

23avril1992, les dirigeants des trois parties signèrent successivement deux accords de

cessez-le-feu. Par ces trois parties, il faut entendre les Musulmans, les Croates et les Serbes de

Bosnie.

87. Devant ces développements soudains qui consistaient notamment à reconnaître

prématurément de nouvelles entités politiques, le gouvernement de Belgrade décida que la JNA

devait se retirer de Bosnie. Une fois cette décisi on prise, elle fut mise en Œuvre aussi rapidement

que les circonstances le permettaient. Les élémen ts de preuve sont nombr eux qui démontrent que

le Gouvernement yougoslave a fermement cherch é à organiser une transition pacifique, ce que

confirme la teneur du rapport du Secrétaire général en date du 30 mai 1992.

88. Le 27avril1992, est proclamée la nouvelle République fédérale de Yougoslavie qui se

composait de la Serbie et du Monténégro. Le 4 mai 1992, la présidence du nouvel Etat adopta une

décision qui avait pour effet que l’armée yougoslave devait se retirer de Bosnie et que tous les

ressortissants de la République fédé rale servant dans l’armée yougos lave en Bosnie devaient être

rentrés sur le territoire de la République fédérale avant le 19 mai. Il fut également décidé que les

ressortissants de Bosnie-Herzégovine qui servaient dans l’armée yougoslave devaient rester sur le

territoire de Bosnie. Il faut noter que 80% de ces soldats étaient originaires de Serbie.

L’évacuation de la Bosnie fut achevée le 19 mai.

89. La réalité des faits est constamment déform ée dans la réplique de la Bosnie. Compte

tenu de la réorganisation politique qui était alors en cours dans la région, les hommes de la JNA qui

étaient liés aux différents groupes ethniques au sein de la Bosnie restèrent en arrière et rejoignirent

les forces armées territoriales nouvellement constituées.

33 90. Les éléments de preuve disponibles confirme nt que la JNA n’exerçait plus de contrôle

général sur la Bosnie en mars1992, lorsque des formations militaires musulmanes et croates

commencèrent d’attaquer des unités de la J NA en Bosnie-Herzégovine (contre-mémoire,

p. 251-258; duplique, p. 532-562). - 27 -

b) L’apparition de la Republika Srpska comme Etat indépendant

91. Ainsi qu’il a été démontré dans le cont re-mémoire, les fondements d’un Etat serbe

indépendant furent posés le 28 février1992 (contre-mémoire, p. 122-125, par.2.4.1-2.4.1.15;

duplique, p.567-590). Que le nouvel Etat a it été reconnu ou non, il réunissait les conditions

juridiques pour accéder au statut d’Etat et le refu s de le reconnaître tenait plus à des considérations

politiques que juridiques.

c) L’absence de contrôle exercé par le Gouvernement de Yougoslavie sur la Republika Srpska

92. De toute façon, pour ce qui concerne l’ attribution des actes commis, le statut juridique

exact de la Republika Srpska n’est pas déterminant. En revanche, ce qui l’est, c’est que de vastes

zones de Bosnie ont été, à partir de début mars 1992, sous le contrôle des forces armées de la

Republika Srpska et non sous celui de la JNA. Si nous voulons procéder à une analyse juridique

qui fasse autorité, peu importe que la Republika Sr pska constituât un Etat ou seulement un Etat

in statu nascendi. Elle avait ses propres forces armées et n’était pas soumise à la Yougoslavie.

93. Je présenterai en temps voulu des éléments de preuve complémentaires de l’absence de

contrôle du Gouvernement de la Yougoslavie sur la Republika Srpska. Toutefois, arrivé à ce stade

de l’argumentation, il faut faire état des critères pertinents en matière de responsabilité des Etats.

III. Les critères en matière de responsabilité des Etats

94. La source principale est l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua

et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) , dans laquelle la Cour a appliqué le critère

du contrôle effectif dans un arrê t adopté par une majorité de quatorze juges. Je vais lire très

clairement les passages essentiels de cet arrêt :

«La Cour doit déterminer si les liens entre les contras et le Gouvernement des
Etats-Unis étaient à tel point marqués par la dépendance d’une part et l’autorité de

l’autre qu’il serait juridiquement fondé d’assimiler les contras à un organe du
Gouvernement des Etats-Unis ou de les c onsidérer comme agissant au nom de ce
gouvernement. Il y a lieu de noter ici l’appréciation portée en mai1983 par la
commission du renseignement dans le rappor t mentionné au paragraphe95 ci-dessus

quant au fait que les contras «constituent une force indépendante» et que «le seul
34 élément de contrôle que les Etats-Unis pourraient exercer» serait «l’interruption de
l’aide». Paradoxalement, ce tte appréciation souligne a contrario les possibilités de
«contrôle» qu’implique nécessairement la dépendance des contras à l’égard de l’aide

étrangère. Pourtant, malgré les subsides importants et les autres formes d’assistance - 28 -

que leur fournissent les Etats-Unis, il n’est pas clairement établi que ceux-ci exercent
en fait sur les contras dans toutes leurs activités une autorité telle qu’on puisse

considérer les contras comme agissant en leur nom. » ( C.I.J. Recueil 1986 , p.62,
par. 109; les italiques sont de nous.)

«Pour ce qui est du moyen de «contrôle» que représenterait une éventuelle

iererruption de l’aide militaire des Etats- Unis, il convient de noter qu’après le
1 octobre1984 cette aide n’a plus été autorisée, bien que la mise en commun des
renseignements et la fourniture d’une «assistance humanitaire» au sens de la
législation évoquée plus haut (par.97) de meure possible. Pourtant, d’après le

Nicaragua lui-même et d’après la presse, l’activité des contras s’est poursuivie. Tout
compte fait, les éléments dont la Cour dispose donnent à penser que les diverses
formes d’assistance accordées … aux contras ont été essentielles pour permettre à
ceux-ci de poursuivre leur activité, mais ne suffisent pas à démontrer leur totale

dépendance par rapport à l’aide des Etats-Un is. En revanche ils indiqueraient que
dans les premières années de l’assistance des Etats-Unis une telle dépendance existait.
Néanmoins, la question de savoir si, à un moment quelconque, le Gouvernement des
Etats-Unis a mis au point la stratégie et dirigé les tactiques des contras est fonction de

la mesure dans laquelle les Etats-Unis ont usé des possibilités de contrôle qu’implique
cette dépendance. La Cour a déjà dit qu ’elle ne dispose pas de preuves suffisantes
pour parvenir à une conclusion à ce sujet. Il lui est à fortiori impossible d’assimiler,

juridiquement parlant, la force contra aux forces des Etats-Unis. Cette constatation
n’épuise cependant pas la question de la responsabilité incombant aux Etats-Unis pour
leur assistance aux contras. (Ibid., p. 62-63, par. 110.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115. La Cour a estimé (paragraphe 110 ci-dessus) que, même prépondérante ou
décisive, la participation des Etats-Unis à l’organisation, à la formation, à
l’équipement, au financement et à l’approvisionnement des contras, à la sélection de

leurs objectifs militaires ou paramilitaires et à la planification de toutes leurs
opérations demeure insuffisante en elle-même, d’après les informations dont la Cour
dispose, pour que puissent être attribués aux Etats-Unis les actes commis par les

contras au cours de leurs opérations militaires ou paramilitaires au Nicaragua. Toutes
les modalités de participation des Etats-Unis qui viennent d’être mentionnées, et
même le contrôle général exercé par eux su r une force extrêmement dépendante à leur
égard, ne signifieraient pas par eux-mêmes, sans preuve complémentaire, que les

Etats-Unis aient ordonné ou imposé la perpétration des actes contraires aux droits de
l’homme et au droit humanitaire allégués pa r l’Etat demandeur. Ces actes auraient
fort bien pu être commis par des membres de la force contra en dehors du contrôle des
Etats-Unis. Pour que la responsabilité juridique de ces derniers soit engagée, il

devrait en principe être établi qu’ils avaient le contrôle effectif des opérations
militaires ou paramilitaires au cours desquelles les violations en question se seraient
produites.

116. La Cour ne considère pas que l’assistance fournie par les Etats-Unis aux
contras l’autorise à conclure que ces forces sont à tel point soumises aux Etats-Unis
que les actes qu’elles pourraient avoir commis seraient imputables à cet Etat. Elle
estime que les contras demeurent responsables de leurs actes et que les Etats-Unis

n’ont pas à répondre de ceux-ci mais de leur conduite à l’égard du Nicaragua, y
compris celle qui est liée aux actes en question.» ( Ibid., p. 64-65; les italiques sont de
nous.) - 29 -

35 95. Madame le président, il n’y a aucune ra ison de douter que l’arrêt rendu en l’affaire

Nicaragua représente le mode d’application orthodox e, ne correspondant à aucune exception, du

droit international général. Quand la Commission du droit international acheva son travail sur la

responsabilité des Etats, ni le rapporteur spécial ni la Commission dans son ensemble ne mirent en

cause la façon de procéder adoptée par la Cour.

96. La disposition pertinente des articles de la Commission sur la responsabilité des Etats est

l’article 8, qui s’énonce comme suit :

«Comportement sous la direction ou le contrôle de l’Etat

Le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes est considéré
comme un fait de l’Etat d’après le droit international si cette personne ou ce groupe de

personnes, en adoptant ce comportement, ag it en fait sur les instructions ou les
directives ou sous le contrôle de cet Etat.»

97. La Commission apporte, au paragraphe 7 de son commentaire, les précisions suivantes :

«Il apparaît donc clairement qu’un Etat peut, s’il donne des orientations précises
à un groupe de personnes ou exerce un contrô le sur ce groupe, devenir effectivement
responsable du comportement de ce groupe. Chaque cause sera déterminée par ses
propres faits, en particulier ceux qui concerne nt le lien entre les instructions ou les

directives données ou le contrôle exercé et le comportement qui fait l’objet de la
plainte. Dans le texte de l’article8, l es trois termes «instructions», «directives» et
«contrôle» sont disjoints; il suffit d’étab lir la réalité de l’un d’entre eux.
Parallèlement, le texte dit clairement que les instructions, les directives ou le contrôle

doivent être en rapport avec le comportement qui est censé avoir constitué un fait
internationalement illicite.»

98. Au paragraphe 4 du commentaire, la Comm ission invoque la décision rendue en l’affaire

Nicaragua et accorde une importance particulière aux extraits suivants :

«[P]ourtant, malgré les subsides importants et les autres formes d’assistance que
leur fournissent les Etats-Unis, il n’est pas clairement établi que ceux-ci exercent en

fait sur les contras dans toutes leurs activités une autorité telle qu’on puisse considérer
les contras comme agissant en leur nom… Toutes les modalités de participation des
Etats-Unis qui viennent d’être mentionnées, et même le contrôle général exercé par
eux sur une force extrêmement dépendante à leur égard, ne signifieraient pas par

eux-mêmes, sans preuve complémentaire, que les Etats-Unis aient ordonné ou imposé
la perpétration des actes contraires aux droits de l’homme et au droit humanitaire
allégués par l’Etat demandeur. Ces actes auraient fort bien pu être commis par des
membres de la force contra en dehors du contrôle des Etats-Unis. Pour que la

responsabilité juridique de ces derniers soit e ngagée, il devrait en principe être établi
qu’ils avaient le contrôle effectif des opé rations militaires ou paramilitaires au cours
desquelles les violations en question se seraient produites.»

99. La Commission résume ensuite les citations dans son commentaire : - 30 -

«Ainsi, alors que les Etats-Unis furent tenus pour responsables de leur propre
soutien aux contras, les faits des contras eux-mêmes ne leur ont été attribués que dans
certains cas particuliers, où il y avait participation effective de cet Etat et ordres

donnés par celui-ci. La Cour a confirmé que l’existence d’une s ituation générale de
dépendance et d’appui ne suffisait pas pour justifier l’attribution du comportement à
l’Etat.»

36 IV. La décision de la Chambre d’appel dans l’affaire Le procureur c. Tadić

100. Dans son commentaire, la Commission du droit international a analysé la décision

rendue par la Chambre d’ appel dans l’affaire Le procureur c. Tadić et elle a établi une distinction.

Le passage important de l’arrêt du 15 juillet 1999 est le suivant :

«L’examen qui précède nous mène raisonna blement à la conclusion suivante.

En l’espèce qui nous intéresse, les for ces armées des Serbes de Bosnie étaient
constituées en «organisation militaire»; le droit international exige donc, pour qualifier
le conflit armé d’international, que la RFY ait exercé sur ces forces un contrôle global
allant au-delà de leur simple financemen t et équipement et impliquant…[cette]

participation à la planification et à la s upervision de leurs opéra tions militaires. Par
contre, le droit internationa l ne requiert pas que ce contrôle s’étende à l’émission
d’ordres ou d’instructions spécifiques concernant des actions militaires précises, que
ces dernières aient été ou non contraires au droit international humanitaire.» (Arrêt du

15 juillet 1999, par. 145; les italiques sont dans l’original.)

101. A la suite de cette conclusion concernant l’affaire Tadić, la Commission procède à

l’analyse suivante :

«La Chambre d’appel a estimé que le degré de contrôle des autorités
yougoslaves sur ces forces armées requis en droit international pour que le conflit
armé puisse être considéré comme international était « le contrôle global , qui va
au-delà du simple financement et équipement de ces forces et comporte également une

participation à la planification et la supe rvision des opérations militaires». Au cours
de leur argumentation, la majorité des membres ont jugé nécessaire de rejeter
l’approche adoptée par la Cour interna tionale de Justice dans l’affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci mais les questions de droit

et la situation de fait n’étaient pas les mê mes que celles dont la Cour avait été saisie
dans cette affaire. Le mandat du Tribuna l porte sur des questions de responsabilité
pénale individuelle, pas sur la responsabilité des Etats, et la question qui se posait dans
l’affaire considérée avait trait non pas à la responsabilité mais aux règles applicables

du droit international humanitaire. En tout état de cause, c’est au cas par cas qu’il faut
déterminer si tel ou tel comportement précis ét ait ou n’était pas mené sous le contrôle
d’un Etat et si la mesure dans laquelle ce co mportement était contrôlé justifie que le
comportement soit attribué audit Etat.»

Il s’agit là d’un extrait figurant au paragra phe 5 du commentaire de la Commission du droit

international relatif à l’article 8. - 31 -

102. Or, la Chambre d’appel cherche à contest er l’autorité de la décision rendue dans

l’affaire Nicaragua, une décision rendue par quatorze juges, en affirmant que «[d]ans des affaires

concernant des membres de groupes militaires ou paramilitaires, les tribunaux ont clairement rejeté

le critère de «contrôle effectif» dégagé par la C our internationale de Justice…». Cette citation

figure au paragraphe 125 de l’arrêt rendu par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadić. Pour étayer

cette proposition, la Chambre d’appe l invoque quatre affaires (voir l’ arrêt de la Chambre d’appel,

par. 124-129).

103. La Chambre cite en premier l’affaire Stephens v. United Mexican States de1927,

tranchée par la commission générale des réclamations Etats-Unis-Mexique (Nations Unies, Recueil

des sentences arbitrales , vol.IV, p.265). Les faits étaient simples. Un membre d’une force de

37
sécurité publique auxiliaire, agissant clairement pour le compte du Gouvernement mexicain, tira

imprudemment sur un ressortissant américain et le tua alors qu’il exécutait l’ordre d’un officier

supérieur. Incontestablement, la responsabilité du Mexique était engagée. L’affaire fut tranchée

près de soixante ans avant l’arrêt rendu dans l’affaire Nicaragua et, par conséquent, la décision ne

fait aucune allusion à cet arrêt ni au critère du «c ontrôle effectif» et ne prend pas non plus position

sur la nécessité de s’écarter ou non de ce critère. La décision ne porte pas du tout sur la question du

contrôle et elle est manifestement sans pertinence. Les deux paragraphes principaux de la décision

se lisent comme suit :

«7. La responsabilité d’un pays pour les actes commis par des soldats dans des
cas tels que celui-ci, en la présence et sous l’ordre d’un supérieur, ne fait aucun doute.
Compte tenu des conditions existant à Chi huahua, Valenzuela doit être séance tenante
considéré comme un soldat ou assimilé à un soldat.

8. Hormis la responsabilité directe du Mexique pour l’homicide par imprudence
d’un Américain par un homme armé agissa nt pour le Mexique, les Etats-Unis
allèguent la responsabilité indirecte du Mexique sur le fondement du déni de justice,

puisque Valenzuela a pu s’éch apper et que l’homme qui l’ a remis en liberté, Ortega,
n’a jamais été puni. Le dossier contient la preuve des deux faits qui révèlent
clairement que le Mexique n’a pas pr is les mesures adéquates pour punir les
coupables.» (Ibid., p. 267-268.)

Cette décision ne nous semble pas très utile, avec tout le respect que je vous dois.

104. La deuxième affaire citée par la Chambre, Yeager v. Islamic Republic of Iran , fut

tranchée par le Tribunal des réclamations Et ats-Unis/Iran. La sentence fut signée le

2 novembre 1987, l’année qui suivit l’arrêt rendu en l’affaire Nicaragua. Cette sentence portait sur - 32 -

les actions des gardiens de la révolution qui exer çaient en réalité des fonctions officielles. Le

Tribunal des réclamations Etats-Unis/Iran a consid éré que les gardiens constituaient en réalité des

organes de l’Etat iranien. La décision ne con tient aucune allusion à l’arrêt rendu en l’affaire

Nicaragua et il n’y eut pas non plus d’analyse du critère du «contrôle effectif» ni de la nécessité de

s’en écarter (USCTR, 1987-IV, vol. 17, p. 92, par. 42-45).

105. Madame le président, ce qui est frappant est que le tribunal s’est prononcé sans se

fonder sur le contrôle en tant que tel, mais en se fondant essentiellement sur le fait que l’exercice

de prérogatives du pouvoir par les gardiens de la ré volution avait été toléré et accepté (voir la

sentence, en particulier le paragraphe 45).

106. La Chambre cite pour troisième décision celle qu’a rendue au fond la Cour européenne

des droits de l’homme en l’affaire Loizidou c. Turquie , le 18décembre1996 ( International Law

Reports, vol. 108, p. 443). La Chambre d’appel s’ap puie sur cet arrêt pour étayer ce qu’on appelle

le critère du «contrôle global». C’est surprenant. Tout d’abord, la Cour applique, dans le passage

pertinent, un critère de «contrôle global effectif» et non de «contrôle global» comme fondement de

la responsabilité de la Turquie. On ne peut pas di re de cette formule qu’elle confirme le critère du

«contrôle global» de préférence au critère de «contrôle effectif». Ensuite, le même critère du
38

contrôle global effectif va servir à établir l’existe nce de la «juridiction» turque sur la République

turque de Chypre du Nord, la «RTCN», aux fins de l’article premier de la convention européenne

des droits de l’homme (voir arrêt, par. 56). Au paragraphe 52 de l’arrêt, la notion de «juridiction»

est liée à l’exercice d’un contrôle effectif par la Turquie.

107. Avec tout le respect que je vous dois, cette décision de la Cour européenne est sans

rapport avec l’arrêt rendu en l’affaire Nicaragua, lequel n’est pas évoqué dans la décision de la

Cour européenne et n’a pas été cité dans les plaidoiries.

108. La Chambre d’appel cite en quatrième lieu l’affaire Jorgic sur laquelle la

Oberlandesgericht de Düsseldorf s’est prononcée le 26septembre1997. Le récit que fait la

Chambre de cette affaire montre que la décision évoquée ne fa it aucune allusion à

l’affaire Nicaragua ni au critère de «contrôle effectif». D’ ailleurs, la question du contrôle en tant - 33 -

que tel n’a pas été examinée du tout. La question posée dans cette affaire était de savoir si le

conflit en Bosnie-Herzégovine était un conflit interna tional au sens de la quatrième convention de

Genève.

109. Madame le président, ces quatre décisions ne justifient en rien l’attitude adoptée par la

Chambre d’appel à l’égard de l’arrê t rendu par la Cour en l’affaire Nicaragua. En outre, ces

décisions ne viennent pas étayer le critère du «c ontrôle global» que la Ch ambre d’appel retient.

Bien entendu, la Chambre d’appel n’est pas liée par les décisions de la Cour mais il est certain que

si elle tente de les dénaturer il lui faut recourir à des éléments de preuve plus convaincants.

110. En conclusion, il faut réexaminer tout d’ abord les principes. Le critère du contrôle

effectif doit être appliqué comme une manière de mettre en Œuvre les principes de la responsabilité

des Etats. Le lien entre l’Etat concerné et le prétendu organe ou agent de facto doit reposer sur le

contrôle. Comme la Cour l’a clairement exposé dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Nicaragua,

il doit être établi que l’Etat défendeur avait le contrôle effectif des opérations militaires et

paramilitaires au cours desquelles les violations alléguées auraient été commises. J’évoque ici, en

particulier, le paragraphe 115 de l’arrêt.

39 V. La plaidoirie de M. Pellet

111. Madame le président, Messieurs de la C our, mon adversaire, M. Pellet, s’est fermement

prononcé en faveur d’un critère de la preuve peu rigoureux dans les affaires de génocide (voir

CR2006/8, p.32-39). M.Pellet s’appuie sur les paragraphes pertinents du jugement de la

Chambre d’appel dans l’affaire Tadic, les paragraphes 117 à 120. La Chambre établit un lien entre

le degré de contrôle général et la situation dans laquelle des individus constituent un «groupe

organisé et hiérarchiquement structuré» (voir par. 120).

112. On est en droit de se demander si ce libe llé devrait faire une quelconque différence. Le

droit applicable est celui de la responsabilité des Et ats. Le degré de contrôle doit bien entendu être

effectif, sinon ce n’est pas un contrôle. Et il est clair que la Chambre d’appel cherche à appliquer

les principes normaux de la responsabilité des Etats.

113. De toute façon, M. Pellet avance différent s autres arguments pour mettre à part l’affaire

Nicaragua. - 34 -

114. En premier lieu, il y a l’argument de l’amnésie. Il demande assez gentiment à la Cour

d’«oublier» cette affaire Nicaragua (CR 2006/8, p. 34). En second lieu, il fait valoir que, de par sa

nature particulière, le génocide exige un cr itère de preuve moins rigoureux (CR2006/8,

par. 67-69).

115. Ce raisonnement est forcément incompatible avec un raisonnement juridique normal, de

même qu’avec les principes de la responsabilité des Etats. En par ticulier, l’Etat demandeur ignore

les éléments de preuve importants qui démont rent que la Republika Srpska était un Etat

indépendant, et les éléments manifestes qui prouve nt qu’à partir de mai1992, le généralMladic

n’acceptait plus d’instructions de Belgrade.

116. M.Pellet affirme que le contexte hist orique est entièrement différent de celui des

contras (CR2006/8, par.57-58). C’est indubitablement exact. Mais la comparaison n’est pas

pertinente dans la mesure où les relations effectiv es entre Pale et Belgrade ne sont pas prises en

compte. M. Pellet parle de l’assistance et de l’a ppui fournis à la Republika Srpska mais pas de la

question du contrôle. Or, c’est précisément là la distinction que la Cour a faite dans l’affaire

Nicaragua. Le financement, l’organisation, la forma tion, l’approvisionnement et l’équipement des

contras ne constituaient pas un contrôle.

117. C’est l’indépendance de la Republika Srpska ainsi que sa séparation territoriale qui font

que les comparaisons avec la partie septentrionale de Chypre et avec les contras sont hors sujet.

Dans l’affaire Loizidou, le point essentiel était de savoir si la souveraineté de la République de

40 Chypre s’étendait à l’intégralité de l’île. M. Pellet déclare également qu’il ne faut pas évoquer

l’affaire Nicaragua parce que les Etats-Unis n’étaient pas l’Etat sur le territoire duquel les

affrontements armés avaient commencé (CR 2006/8, par. 64-66).

118. Mais Madame le président, Messieurs de la Cour, semblable argumentation ne tient pas

face aux faits participant de la désintégrati on de la Yougoslavie, c’est-à-dire notamment

l’apparition de nouveaux Etats, l’activité de groupe s d’insurgés, une guerre civile complexe. De

toute façon, M. Pellet a tort de faire ce rapprochement, car il oublie que dans le contexte du recours

à la force, la Cour a bel et bien admis que les Etats-Unis exerçaient un contrôle suffisant. - 35 -

119. Ainsi, au paragraphe3 du dispositif de s on arrêt, la Cour tient-elle les Etats-Unis pour

responsables de la violation de l’obligation que le ur impose le droit international coutumier de ne

pas intervenir dans les affaires d’un autre Etat . Et la question du contrôle militait contre

l’imputabilité uniquement dans les cas de viola tion des principes généraux du droit humanitaire:

c’est ce que dit le paragraphe9 du dispositif. Ma dame le président, il doit être évident qu’en

l’espèce l’acte qui fait écho aux violations du droit humanitaire est le génocide.

E. LA R EPUBLIKA SRPSKA ET SES FORCES ARMEES NE SE TROUVAIENT PAS
SOUS LE CONTROLE EFFECTIF DU GOUVERNEMENT DE B ELGRADE

I. Introduction

120. Madame le président, à ce stade, il convient d’appliquer aux preuves les principes de la

responsabilité des Etats. Ce faisant, nous allonsnous intéresser au principal argument de l’Etat

défendeur, à savoir qu’au moment des faits, la RepublikaSrpska et ses forces armées ne se

trouvaient pas sous le contrôle effectif du gouvernement de Belgrade.

121. Les principaux éléments de preuve sur ce point sont les suivants :

a) les rapports pertinents du Secrétaire général des Nations Unies publiés à partir du 30 mai 1992;

b) les documents et la pratique de la conféren ce internationale sur l’ex-Yougoslavie et des

coprésidents du comité directeur de ladite conférence;

c) la reconnaissance par les Etats concernés du statut de négociateur de la partie serbe de Bosnie;

d) la déposition de lord Owen, l’un des coprésidents, relative aux relations entre Belgrade et Pale;

e) la nature particulière de la conscience politique des Serbes de Bosnie.

41 II. Les documents des Nations Unies

122. Les forces armées des Serbes de Bosnie avai ent en fait cessé d’être sous le contrôle de

la République fédérale de Yougoslavie dès le mois de mai 1992 (rapport du Secrétaire général daté

du 30 mai 1992 (S/24049), par. 8-9) :

«8. L’incertitude qui pèse sur la question de savoir qui contrôle politiquement
les forces serbes en Bosnie-Herzégovine a encore compliqué la situation. La

présidence de la Bosnie-Herzégovine avait d’abord hésité à entamer des pourparlers
sur ces questions comme sur d’autres avec les dirigeants de la «République serbe de
Bosnie-Herzégovine» et avait exigé au c ontraire des pourparlers directs avec les

autorités de Belgrade. Un représentant de haut rang de l’APY à Belgrade, le
généralNedeljkoBoskovic, a mené des discussions avec la présidence de la - 36 -

Bosnie-Herzégovine, mais il est désormais év ident que sa parole ne lie nullement le
commandement de l’armée de la «Républi que serbe de Bosnie-Herzégovine», le
général Mladic. En fait, comme il est indiqué au paragraphe 6 b) ci-dessus, des forces

irrégulières serbes ont attaqué un convoi de l’APY qui se retirait d’une caserne de
Sarajevo le 28mai, aux termes d’arrangeme nts négociés par le généralBoskovic. Il
apparaît également que les bombardements intenses de Sarajevo qui ont eu lieu la nuit
du 28 au 29mai avaient été ordonnés par le généralMladic en violation directe des

instructions du général Boskovic et de l’état-major de l’APY à Belgrade.

9. Etant donné qu’il n’est pas sûr que les autorités de Belgrade soient en mesure
d’influer sur le généralMladic, qui s’est dissocié de l’APY, la FORPRONU s’est

efforcée de s’adresser à ce dernier tant directement que par l’intermédiaire des
dirigeants politiques de la «République serbe de Bosnie-Herzégovine». A la suite de
ces tentatives, le général Mladic a accepté le 30 mai 1992 d’arrêter les bombardements
de Sarajevo. Si j’ai l’espoir que les bombard ements de la ville ne reprendront pas, il

est clair également que l’apparition du géné ralMladic et des forces qu’il commande,
lesquelles agissent de manière indépendante et échappent semble-t-il au contrôle de
l’APY, complique beaucoup le problèm e soulevé au paragraphe4 de la
résolution752(1992). Le présidentIzetbegovic a récemment indiqué à des officiers

supérieurs de la FORPRONU à Saraje vo son intention de traiter avec le
généralMladic, mais non avec la directi on politique de la «République serbe de
Bosnie-Herzégovine».»

123. L’identité politique distincte des Serbes de Bosnie est reconnue dans une série de

rapports du Secrétaire général publiés à partir de novembre 1992.

Tout d’abord le rapport du Secrétaire gé néral en date du 24novembre1992 dit au

paragraphe 38 :

«Sur la base des accords c onclus avec les trois parties de Bosnie-Herzégovine à
Genève, la FORPRONU a réussi à créer un grou pe de travail militaire mixte, lequel a
tenu sa première réunion à Sarajevo, le 23 octobre1992. Le groupe est maintenant

présidé par le chef d’état-major du commandement de la force en Bosnie-Herzégovine
et comprend des représentants des trois parties (la présidence de la
Bosnie-Herzégovine, les Croates de Bosnie et les Serbes de Bosnie). C’est la
première fois que les parties ont accepté de participer à des réunions tripartites à

Sarajevo, afin d’examiner les principaux pr oblèmes. Le groupe de travail a jusqu’à
présent tenu six réunions. D’autres sont prévues tous les trois ou quatre jours. Les
principaux sujets que le groupe a examinés jusqu’à présent sont : a) la démilitarisation
de certains secteurs de Saraje vo ou de l’ensemble de la ville; b) l’ouverture de routes

dans Sarajevo ou menant à cette ville et c)la proclamation d’un cessez-le-feu dans
certaines régions de Bosnie-Herzégovine ou su r l’ensemble de son territoire. A la
sixième réunion, le 10novembre1992, les trois parties ont accepté un cessez-le-feu
qu’elles ont signé pour l’ensemble de la Bo snie-Herzégovine, prenant effet à minuit le

11 novembre 1992.» (Nations Unies, doc. S/24848, 24 novembre 1992.)

42 Il y a en deuxième lieu le rapport du Secrétai re général en date du 18 janvier 1993 et ce qu’il

dit aux paragraphes 2 à 25 (doc. A/47/869). Ce ra pport est particulièrement important et traite des

travaux de la conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie. Les au torités de Pale y sont décrites

comme «la partie serbe-bosniaque». - 37 -

Il y a en troisième lieu le rapport du Secrét aire général daté du 26 mars 1993 (doc. S/25479).

Ce rapport décrit l’état d’avancement des pourparlers de paix engagés sous l’égide des coprésidents

du comité directeur de la conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie. Il porte aussi sur la

négociation de dispositions gouvernementales intérimaires entre «la partie serbe de Bosnie» et (par

exemple) «la partie croate de Bosnie». Le rô le des Serbes de Bosnie dans ces négociations est

décrit aux paragraphes 14 à 21 de ce rapport.

Il y a en quatrième lieu le rapport du Secr étaire général en da te du 7janvier1994

(doc. A/48/847). Ce rapport est consacré à la situ ation en Bosnie-Herzégovine et, en particulier, à

la conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie. Il y est fait référence aux «parties au conflit».

Le paragraphe 5 revêt une importance particulière. Ce paragraphe se lit comme suit :

«5. La dernière série d’entretiens des coprésidents avec les parties a permis de
remplir l’un des objectifs déclarés de l’Assemblée générale, à savoir parvenir à des
propositions justes et équitables pour une pa ix durable. Comme l’ont indiqué les

coprésidents au Conseil de sécurité le 29 décembre (S/26922), la situation à l’issue des
entretiens tenus à Genève le 21 décembre et à Bruxelles les 22 et 23 décembre était la
suivante :

a) les trois parties sont convenues que la république à majorité musulmane devait

détenir 33,3 % du territoire, et la république à majorité croate 17,5 %;

b) un accord est intervenu sur les principales zones qui seraient allouées aux trois
républiques. Les questions en suspens c oncernant la délimitation territoriale ne

touchaient qu’un faible pourcentage du territoire;

c) des groupes de travail ont été créés pour étudier les questions ci-après et aider à les
régler avant le 15janvier: délimitation de la zone urbaine de Mostar qui serait

placée temporairement sous l’administrati on de l’Union europé enne; dispositions
techniques à prendre pour donner à la répub lique à majorité musulmane un accès
routier et ferroviaire à Brcko et à la Save; accès de la république à majorité
musulmane à la mer autour de Neum; pour suite des discussions sur la délimitation

des territoires.»

Il y a en cinquième lieu le rapport du Secrét aire général en date du 11mars1994

(doc.S/1994/291). Ce rapport concerne diverses qu estions mais en principe il fait le point des

progrès accomplis sur la voie d’un règlement pacifique.

43 Je citerai en sixième lieu le rapport final de la commission d’experts établi en application de

la résolution 780 de 1992 du Conseil de sécurité et daté du 27 mai 1994 (doc. 5/1994/674, annexe).

Ce rapport a fait l’objet d’un examen cr itique de mon confrère M.Obradovi ć. En l’espèce, il

importe de souligner que ce rapport traite exclusivement de la responsabilité de personnes - 38 -

physiques accusées de violations de la convention sur le génocide. Il faut voir à ce sujet les

paragraphes87 à 100 du rapport, ainsi que les conc lusions générales et les recommandations qui

figurent aux paragraphes 306 à 321.

Enfin, il y a aussi d’autres documents de l’Or ganisation des Nations Unies, en particulier le

rapport des coprésidents du comité directeur de la conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie

qui fut adressé au Secrétaire général le 5 août1993 (il s’agit du document S/26260, daté du

6 août 1993).

124. Ce dernier document évoque régulièrement les «Serbes de Bosnie» en tant qu’entité

partie à la négociation, et en tant qu’élément c onstitutif éventuel d’une solution confédérale qui

pourrait être adoptée pour la Bosnie-Herzégovine. On y parle également des «parties serbe et

croate». L’appendice 1 du rapport donne le te xte de l’accord constitutionnel de l’Union des

Républiques de Bosnie-Herzégovine, républiques dont les frontières sont définies à l’annexe A.

125. Ce rapport des coprésidents porte sur les négociations qui ont eu lieu depuis le mois de

mai jusqu’au début du mois d’août 1993. Les négociations ont été engagées le 3 septembre 1992.

Leur cadre politique adoptait notamment pour principe que les Serbes de Bosnie représentaient une

entité politique dotée d’un statut semblable à celui d es autres parties. La Republika Srpska devait

être l’une des républiques constitutives de l’Union qui était envisagée dans l’accord constitutionnel.

126. Ces développements ont trouvé écho dans la série de résolu tions du Conseil de sécurité

par lesquelles ce dernier a confirmé son engagement en faveur de l’action menée par la conférence

internationale sur l’ex-Yougoslavie et a fait savoir qu’il soutenait cette action. Ainsi, dans la

résolution 787 (1992) en date du 16 novembre 1992, le Conseil fait plusieurs fois état des «parties

en République de Bosnie-Herzégovine», et il ressort clairement de la référence au projet d’ébauche

de constitution que les Serbes de Bosnie étaient l’une des parties.

127. Dans sa résolution836 adoptée le 4juin 1993, le Conseil de sécurité a de nouveau

montré dans le préambule qu’il reconnaissait les parties à la négociation, en disant notamment

44 « Félicitant le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine et la

partie des Croates de Bosnie pour leur signature du plan Vance-Owen,

Gravement préoccupé par le refus persistant de la partie des Serbes de Bosnie
d’accepter le plan Vance-Owen et demandant à cette partie d’accepter le plan de paix
pour la République de Bosnie-Herzégovine dans son intégralité…» - 39 -

128. On continue de trouver le même type d’in citations, par exemple, dans la résolution 908

adoptée le 31 mars 1994.

129. Le fait d’appliquer des sanctions à la Republika Srpska en septembre 1994 montrait lui

aussi que l’existence politique de cette entité était plus fermement reconnue encore. Après tout, on

ne saurait imposer des sanctions à un fantôme. La situation est résumée da ns les tout premiers

paragraphes de l’annexe5 de la déclaration de lo rd Owen devant le TPIY. Sous le titre «Mission

de la conférence internationale sur l’ex-Yougosla vie en RFY», lordOwen écrit: «Activités de la

Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, mission en République fédérale de Yougoslavie

(Serbie-et-Monténégro) ⎯ Rapport des coprésidents du comité directeur de la Conférence».

Et la première partie du rapport se lit comme suit :

«1. Le présent rapport est présenté c onformément au paragraphe3 de la
résolution 943 (1994), adoptée le 23 septembre par le Conseil de sécurité. Dans cette
résolution, le Conseil de sécurité a prié le Secrétaire général de lui présenter tous les

trentejours, pour examen, un rapport des coprésidents du comité directeur de la
Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie sur la décision qu’ont prise les
autorités de la République fédérale de Y ougoslavie (Serbie-et-Monténégro) de fermer
les frontières.

2. On se souviendra que le Gouvernem ent de la République fédérative de
Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) a décidé le 4 août 1994, avec effet le jour même :

a) de rompre les relations politiques et économiques avec la Republika Srpska;

b) d’interdire le séjour des dirigeants de la Republika Srpska (membres de
l’assemblée, de la présidence et du g ouvernement) sur le territoire de la
République fédérative de Yougoslavie;

c) à compter de ce jour, de fermer la fro ntière de la Répub lique fédérative de
Yougoslavie avec la Republika Srpska à tous les transports, sauf pour les
produits alimentaires, les vêtements et les médicaments.

3. Le Secrétaire général a fait parvenir au Conseil de sécurité, le
19 septembre 1994 et le 3 octobre 1994, les rapports dans lesquels les coprésidents du
comité directeur de la Conférence inte rnationale sur l’ex-Yougoslavie rendaient
compte de l’application de ces décisions (S/1994/1074 et S/1994/1124). Le rapport du

3 octobre 1994 contenait l’attestation des coprésidents suivante :

45 «Se fondant sur les observations de la mission sur le terrain et sur
la vie du coordonnateur de cette dernière, M. Bo Pellnaes, et en l’absence

de toute information contraire fournie par les moyens d’observation
aériens, que ce soit le système de reconnaissance aéroporté de
l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou les moyens
techniques nationaux, les coprésidents concluent que le Gouvernement de

la République fédérative de Yougosla vie (Serbie-et-Monténégro) honore - 40 -

l’engagement qu’il a pris de fermer la frontière entre la République
fédérative de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) et les zones de la
Bosnie-Herzégovine tenues par les forces serbes de Bosnie.»»

130. Dans ce même contexte général ⎯celui des activités de la Conférence internationale

sur l’ex-Yougoslavie ⎯ l’annexe C de la déclaration de lord Owen devant le TPIY peut elle aussi

être utile. Il s’agit de la «chronologie des réuni ons entre d’une part lord Owen, en sa qualité de

coprésident, pour l’Union européenne, de la Conf érence et d’autre part Slobodan Milosevic, les

dirigeants de la République fédéra le de Yougoslavie et les dirigean ts des Serbes de Croatie et de

Bosnie».

131. Ce résumé porte sur la période comprise entre le 28août1992 et le 5juin1995. Au

cours de cette période, lord Owen s’est entrete nu à trente-cinq reprises avec Karadzic, soit en

tête-à-tête, soit en présence d’autres dirigeants ser bes de Bosnie. Il s’est également entretenu

sept fois avec Karadzic et Milosevic ensemble, hors la présence d’autres personnes.

132. Il apparaît clairement, en particulier à la lecture des mémoires de lord Owen, intitulés

Balkan Odyssey, qu’au cours de cette période Karadzic et les dirigeants des Serbes de Bosnie

étaient indépendants du gouvernement de Belgrade. Les sources actuellement disponibles montrent

que Milosevic n’avait aucun contrôle sur Karadzic et ses collègues de Pale. Il convient également

de rappeler qu’à la fin, il a fallu imposer des sanctions économiques et procéder à une campagne de

bombardements pour réduire par la force les Serbes de Bosnie.

III. Le point de vue de lord Owen sur les relations entre Pale et Belgrade

133. J’en viens à ce que lord Owen pense des rela tions entre Pale et Belgrade. Ces relations

revêtent une importance manifeste, et trois sources sont à prendre en considération à cet égard.

134. La première est la déclaration de lord Owen datée de septembre2003 qui est destinée

auTPIY. Cette déclaration répondait à l’invita tion du TPIY et les acteurs partaient du principe

qu’elle serait rendue publique. Lord Owen a été ap pelé à la barre par la Chambre de première

instance dans l’affaire Milosevic.

135. Dans la partie de sa déclaration c onsacrée aux relations entre l’accusé et le

général Mladic, lord Owen est parvenu à la conclusion suivante :

46 «Quant à savoir dans quelle mesure Mladic se trouvait sous le contrôle politique

de Pale ou de Belgrade, c’ est une question à laquelle il est difficile de répondre sans - 41 -

disposer de preuves telles que des appels téléphoniques, des télécopies ou les dossiers
qui se trouvent à Belgrade (je doute qu’il reste beaucoup de dossiers à Pale), mais j’ai

l’impression que Mladic, à partir de 1994, n’av ait plus le sentiment de se trouver sous
le commandement de quelque officier de la JNA que ce soit, même s’il s’appuyait sur
la JNA pour ses munitions, son combustible et ses pièces détachées.» (Déclaration,
p. 25.)

136. La deuxième source de preuves est constitu ée par les déclarations de lordOwen dans

les transcriptions par le TPIY de l’affaire Milosevic qui sont datées des 3 et 4novembre2003.

Dans ses réponses aux questions du défendeur da ns cette affaire, lordOwen a fait plusieurs

déclarations importantes concernant les relations entre les autorités de Belgrade et les forces

armées de la Republika Srpska. Au cours de l’ audience du 3 novembre 2003, M. May lui a posé la

question suivante ⎯je crains que le compte rendu ne soit p as toujours très clair et je n’ai pas la

prétention de l’améliorer, si bien que ce qui suit risque d’être un peu sommaire :

«M.May : LordOwen, je voudrais au préalable vous poser une question avant
que vous ne regardiez la carte. L’accusé en fait, fait une certaine description, une
certaine qualification de ses propos, sans poser de question. «Cela ne fait pas l’ombre
d’un doute, vous pourrez le confirmer, j’ai moi-même essayé d’utiliser mon influence

pour mettre un terme à tout ceci, mais ma lheureusement, manifestement, cette
influence n’a pas suffi.» Et puis l’accusé a dit autre chose.»

M. May a demandé ensuite :

«Pourriez-vous aider les juges de la Chambre de première instance sur ce
point ? Etes-vous d’accord avec ce que dit l’accusé ? Il dit d’abord qu’il s’est efforcé
de faire valoir son influence pour mettre un terme à tout ceci; et puis il ajoute que cette

influence n’était pas suffisante.»

«Le témoin [lord Owen] : Eh bien, j’ai essayé de le dire au sein de la Chambre
de négociation puis dans les pourparlers di rects que nous avons eus, par rapport à la

démilitarisation de Sarajevo ou par rapport à la carte de cette ville. Comment gérer la
situation d’abord en vertu du plan de paix Vance-Owen, puis d’après le plan d’action
de l’Union européenne, et enfin sur la base du plan du groupe de contact? Et c’est
vrai que le président Milosevic comprenait bien toutes les questions qui se posaient. Il

a discuté avec les autres Serbes pour essayer de trouver des solutions constructives,
novatrices. Et il a raison de dire que nous avons consacré plusieurs heures à examiner
cette carte. Le présidentIzetbegovic était présent aussi, de même, parfois, que
M.Silajdzic. M.Ganic, pour sa part, n’a pratiquement jamais participé à ces

pourparlers…

Ce que je déduis de tout cela, c’est qu’après avoir vu la logique qu’il y avait à la
base de ce règlement [de paix], et avoir notamment compris que les Serbes ne

pouvaient pas continuer à se positionner le long de toutes les artères principales et
toutes les voies ferroviaires arrivant à Sarajevo, et au moment où Karadzic et Krajisnik
ont refusé de changer d’avis, le président Milosevic n’a pas dit à ces hommes :

«Eh bien, si vous poursuivez sur votre lancée, moi je ne peux pas
autoriser le peuple serbe que je représente en Serbie-et-Monténégro à être
sous le coup de sanctions internationales, et j’exige de votre part que vous - 42 -

acceptiez ces plans, sinon nous allons couper toutes les voies
d’approvisionnement vous parvenant.»

Et je l’ai exhorté à plusieurs reprises à ce qu’il agisse de la sorte.»

Et enfin, une dernière déclaration de lord Owen :

47 «Mais quant à savoir s’il comprenait la question, et quant à connaître une issue

à ce problème complexe, je crois qu’il n’y av ait pas de véritable désaccord entre lui,
le présidentIzetbegovic, M. Stoltenberg, M.Vance ou moi-même. Je pense qu’il y
avait un accord généralement accepté quant à ce qu’il fallait faire.» (Compte rendu,
p. 28467-28469; les italiques sont de nous.)

137. Cette compilation de citations sans doute un peu décousue n’en démontre pas moins que

d’une manière générale, lordOwen était d’acco rd avec les principales questions posées par

M.May. Ces réponses confirment que Milosevic n’était pas en mesure de contrôler la prise de

décision chez les dirigeants politiques des Serbes de Bosnie.

138. On trouve également d’autres éléments de preuve dans la déposition de lord Owen, qui

démontrent de façon convaincante que Milosevic ne contrôlait pas les responsables politiques de

Pale. Déposant devant le TPIY, lord Owen a été interrogé comme suit par M. Kay :

«Question: A la page103 de votre livre, vous montrez clairement que c’est la

pression exercée par M. Milosevic, qui était alors président, sur Mladic et Karadzic, et
sur les autres dirigeants, qui a forcé l’adoption de ce plan.

Réponse : Il a exercé des pressions et il a obtenu d’eux qu’ils signent ce plan à

Athènes, mais à ce moment-là ils sont revenus sur leur signature, y compris
M.Karadzic à Pale. Ce dernier s’est apparemment rendu lui-même à Pale pour
soutenir ce plan, mais ce n’était qu’une a pparence d’après ce que j’ai entendu dire à
propos du discours qu’il a prononcé, et c’était un discours tellement mou qu’[en fait] il

était déjà en train d’aider ceux qui allaient voter contre ce plan.

Question: Vous dites que Karadzic s’effondre et qu’il abandonne à la
vingt-cinquième heure pour ce qui est de ce plan Vance-Owen.

Réponse : A Athènes, oui. En fait, il a né gocié pratiquement toute la suite avec
lui, et il n’y avait pas que le président Milosevic, il y avait le président Cosic, il y avait
Bulatovic et aussi le premier ministre grec Mitsotakis qui a joué un rôle très utile.

Question: C’était là encore des mesures tout à fait essentielles prises par
M.Milosevic en faveur du plan de paix afin que de son côté, du côté des Serbes de
Bosnie, on donne l’aval à ce plan ?

Réponse: Oui. Je n’ai pas le moindre doute quant à l’engagement de
M. Milosevic ⎯ je ne pense pas qu’il soit allé à Pale pour que ce plan soit rejeté. Il a
été très humilié de retour à Belgrade car il n’avait pas pu faire respecter sa volonté à
Pale. C’est comme cela que je vois les c hoses. D’aucuns avancent une théorie du

complot mais je ne sais pas si c’est la vérité. - 43 -

Question:Vous dites qu’il a subi une défaite à Pale puis qu’il y a seulement
deux voix en sa faveur alors que l’autre par tie en obtient cinquante et une à peu près,

et qu’il quitte l’assemblée par une porte de secours.

Réponse: Oui. Je n’étais pas là, mais on en a fait la description dans les
journaux. Et il y a surtout l’intervention cruciale du général Mladic, mais aussi de

Mme Plavsic.» (Compte rendu, p. 28558-28559.)

139. A mon avis, ces éléments de preuve mont rent clairement l’incapacité de Milosevic à

exercer une influence sur les groupes politiques au pouvoir dans la capitale de la Republika Srpska.

140. La troisième source d’éléments de preuve est l’ouvrage récent de lordOwen, intitulé
48

Balkan Odyssey et publié en 1995. Cet important comp te rendu des négociations de paix connues

sous le nom de conférence internationale pour l’ex-Yougoslavie a été publié par lord Owen sous ce

titre. Il comprend un certain nombre d’observations particulièrement pertinentes sur les rapports

entre la Republika Srpska et Belgrade. Le premie r des points les plus importants est le fait que les

Serbes de Bosnie étaient représentés par leur propre délégation.

141. L’impression générale que l’on retire de cet ouvrage est que le gouvernement des

Serbes de Bosnie à Pale était plus nationaliste que Milosevic et qu’il n’était pas sous le contrôle de

Belgrade pendant la période concernée, c’est-à-d ire à partir d’août1993. L’ouvrage révèle que

Milosevic, sur le plan personnel, exerçait une certaine influence sur Karadzic au cours des

premières phases de la négociation. Mais on voit bien qu’il ne contrôlait pas la prise de décision

chez les Serbes de Bosnie. Mladic avait clai rement fait connaître sa position en mai1992. Il

n’obéissait pas à des ordres émanant de Belgrade, et c’est ce qui ressort du rapport du Secrétaire

général daté du 30 mai 1992.

142. A partir d’avril 1993, on assiste à une gr ave dégradation progressive des rapports entre

Karadzic et Milosevic, dont il est question dans Balkan Odyssey (p. 318-319, 325-326).

143. Lord Owen décrit comme suit l’évolution à long terme de ces rapports :

«Après avoir d’abord hésité en avril1993, je fus à peu près certain que la
rupture entre Milosevic et Karadzic, en août1994, allait déboucher sur des
affrontements rancuniers. Ils voulaient tous les deux devenir roi des Serbes. Karadzic

tentait de devenir un chef de guerre volan t de victoire en victoire; il n’était pas
communiste ⎯c’était un chrétien orthodoxe dévo t dans la plus pure tradition de
Mihailovic. Milosevic souhaitait être le chef qui après avoir combattu pour les

principaux intérêts serbes lors de l’éclatem ent de la Yougoslavie, et avoir obtenu la
victoire, essayait à présent d’apporter la paix et la prospérité. Je ne voyais pas de
raison de nous mêler de leurs querelles, et c’est pour cela que j’étais opposé à la
position des Etats-Unis et de l’Allemagne c onsistant à ne pas parler aux Serbes de - 44 -

Bosnie, car je considérais qu’il pouvait y a voir des circonstances dans lesquelles leurs
intérêts pourraient s’avérer plus proches des nôtres que de ceux de Milosevic. C’est
ce qui s’est d’ailleurs passé, par exemple, au sujet de la Croatie, au printemps 1995,

lorsque les Serbes de Bosnie n’ont pas a ttaqué les forces du Gouvernement croate en
Slavonie occidentale alors que celle-ci était en train d’attaquer les Serbes de Croatie.
Le président Tudjman, avec perspicacité, a continué d’entretenir un dialogue privé
avec les dirigeants des Serbes de Bosnie durant toute la période au cours de laquelle

ils ne parlaient pas au président Milosevic.» (Balkan Odyssey, 1995, p. 325-326.)

144. Lord Owen s’est beaucoup appuyé sur s on expérience directe des événements et sa

connaissance des dirigeants, et, à lire ses mémoir es, personne ne pourrait en retirer l’impression

que la Republika Srpska se trouvait sous la coupe de Belgrade.

IV. La conscience politique particulière des Serbes de Bosnie
49

145. Un élément très important dans la volonté des Serbes de Bosnie de préserver leur

indépendance est leur conscience politique très affirmée. Diverses sources évoquent cet esprit

d’indépendance, au nombre desque lles lord Owen dans ses mémoires ( Balkan Odyssey , 1995,

p.102-103). Au cours de sa déposition devant le TPIY, en ré ponse à une question de M.Kay,

lordOwen a également parlé des comportements particuliers des Serbes de Bosnie et de

l’Assemblée de Pale. Ses déclarations figur ent dans les comptes rendus, avec la référence

appropriée (4 novembre 2003, p. 28562-28564).

146. Evoquant l’attitude qui régnait à l’Assemblée nationale de la Republika Srpska en 1993,

lord Owen a donné son avis dans le cadre de la série de questions et de réponses suivantes :

«Question: A quelle situation faisi ez-vous face en mai? Pale pouvait à ce
moment-là rejeter Belgrade sans problème.

Réponse : Oui. Et défier le reste du monde.

Question: Tout simplement, parce que Pale pouvait représenter une force

conséquente dans la région, et avait un ordre du jour politique tout à fait cohérent
établi par eux-mêmes ?

Réponse : Oui.

Question : Comme le montre le vote à l’Assemblée de Pale ?

Réponse : Oui. Il ne faut pas oublier que ces gens n’étaient pas du même parti
politique que celui de Milosevic, le président Milosevic , et qu’ils lisaient autrement

l’histoire serbe. Je crois vrai de dire que Karadzic a commencé à se voir comme une
espèce de Mihailovic serbe, dans une autre tradition que celle qu’avaient léguée Tito
et les partisans.» (Compte rendu, p. 28562; les italiques sont de nous.) - 45 -

147. D’un point de vue historique, ce sont les Serbes qui, en Bosnie, sont restés le plus

longtemps sous la férule étrangère et qui ont été les plus exposés à l’oppression d’autres

nationalités ou groupes religieux, y compris «une aristocratie de propriétaires terriens conservateurs

plus fanatiques encore que les autorités central es ottomanes de Constantinople» (The British

Official Geographical Handbook on Yugoslavia, vol. II, octobre 1944, p. 53). En fait, la situation

des paysans chrétiens de Bosnie-Herzégovine pr éoccupait déjà la communauté internationale

dès 1876.

V. Le statut de la Republika Srpska : ce que disent la réplique et les plaidoiries de la Bosnie

148. Madame le président, je vais à présent a border le statut de la Republika Srpska en

évoquant en particulier les affirmations à ce sujet qui figurent dans la réplique de la Bosnie. Tout

50 d’abord, il importe de rappeler le contexte géné ral dans lequel la Partie bosniaque a établi sa

réplique. Il est notoire que dès sa constitution en 1992, le Gouvernement de la Bosnie a bénéficié

d’une aide considérable de la part des services de renseignement étrangers. Les activités de la CIA,

par exemple, sont citées dans l’ouvrage publié par Richard Holbrooke, intitulé To End a War

(NewYork, 1998). Dans cet ouvrage, il est fait état à plusieurs reprises du travail de

renseignement de la CIA en Bosnie (p. 73 et 212).

149. Telle étant la toile de fond, et compte tenu des moyens de surveillance électronique dont

disposaient les autorités musulmanes de Bosnie, la Cour est fondée à estimer par voie de déduction

⎯ nos collègues de la partie adverse sont très portés sur les déductions ⎯ que de tels éléments de

preuve ne confortent pas les thèses de l’Etat demande ur mais sont des arguments en sens contraire.

D’ailleurs, si tel n’était pas le cas, les preuves auraient été présentées. Il convient de noter que des

éléments de preuve basés sur des interceptions électroniques sont effectivement utilisés, mais ils

sont attribués au ministère de l’intérieur de la Bo snie (voir par exemple la réplique de la Bosnie,

p. 475, par. 26).

150. La Partie bosniaque dit des arrangement s adoptés pour la conférence de Dayton qu’ils

prouvent qu’un prétendu contrôle yougoslave était exercé sur la Republika Srpska (réplique,

p.465-466, par.2-3). Cet argument a été avan cé à plusieurs reprises au cours des audiences de

votre Cour. Les assurances données par le président Milosevic étaient de nature politique, et ce - 46 -

caractère n’est en rien incompatible avec l’ex istence indépendante de la Republika Srpska.

D’ailleurs, ces assurances ne pouvaient avoir de signification politique que si l’on tenait pour

acquis que la Republika Srpska constituait une identité distincte.

151. Les accords de Dayton eux-mêmes conf irment la réalité politique d’une Republika

Srpska distincte et indépendante qui, a-t-il été convenu, deviendrait l’un des éléments constitutifs

d’un nouvel Etat. Dans ce cadre, la Republika Srpska a signé elle-même, exerçant sa propre

autorité, une série de onze accords trilatéraux, dont les suivants :

⎯ annexe 1-A accord relatif aux aspects militaires du règlement de paix;

⎯ annexe 1-B accord relatif à la stabilisation régionale;

⎯ annexe 2 accord relatif à la ligne de démarcation interentités et aux questions connexes;

⎯ annexe 3 accord relatif aux élections;

⎯ annexe 4 Constitution de la Bosnie-Herzégovine;

⎯ annexe 5 accord relatif à l’arbitrage;

⎯ annexe 6 accord relatif aux droits de l’homme.

51 152. La signature de ces divers accords trila téraux a débouché sur celle de l’accord-cadre

général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, co nclu à Paris. Ces arrangements complexes

reposaient sur une hypothèse de base qui était que la Republika Srpska était une partie contractante

indépendante et viable des onze accords trilatéraux. Dans le préambule de l’accord-cadre général

pour la paix en Bosnie-Herzégovine figure la dis position suivante : «Tenant compte de l’accord du

29août1995, qui autorise la délégation de la République fédérative de Yougoslavie à signer, au

nom de la Republika Srpska , les sections du plan de paix qui concernent celle-ci, lui faisant

obligation d’appliquer strictement et conséquemme nt l’accord conclu.» (Les italiques sont de

nous.) Telle est la traduction dont je dispose.

Cet accord signifie qu’il existe deux entités indépendantes et égales, c’est-à-dire que l’une de

ces entités autorise l’autre à agir en son nom.

153. Le demandeur allègue, au pa ragraphe3 de la page465 de la réplique, ceci: «avant de

parapher les accords de Dayton, la République fédérale de Yougoslavi e fournit aux parties

l’assurance écrite qu’elle prendra[] toutes les mesu res nécessaires «pour que la Republika Srpska - 47 -

respecte pleinement les engagements» ainsi contract és». Mais le demandeur omet de faire état de

la lettre que la délégation de la Republika Srpska, composée de Momcilo Krajišnik,

Nikola Koljević et AleksaBuha ⎯a soumise le 20 novembre 1995 à la délégation de la

République fédérale de Yougosla vie (doc. A/50/790, S/1995/999, p. 124-125), et qui se lit comme

suit :

«Monsieur le président,

Je vous écris au sujet de l’accord de paix et des documents qui doivent être

paraphés à la conclusion des négociations de paix en Ohio. Comme il est demandé
dans plusieurs documents établis pour a doption que la République fédérale de
Yougoslavie soit le garant des engagements pris par la Republika Srpska dans le
processus de paix, nous vous demandons de bi en vouloir assumer, au nom de la RFY,

la fonction de garant que la Republika Sr pska tiendra tous les engagements ainsi
contractés.» [Traduction du Greffe.]

Par conséquent, Madame le président, l’obligation de garantie avait été assumée à la demande de la

délégation de la Republika Srpska.

154. En fait, l’absence de Karadzic et Mladic tenait à une explication simple. Le diplomate

chevronné de la délégation des Etats-Unis, Rich ard Holbrooke, avait clai rement précisé que ces

deux personnes étant inculpées de crimes de guerre, elles ne seraient pas autorisées à participer aux

pourparlers de Dayton (R. Holbrooke, To End a War, 1998, p. 107).

52 VI. Le critère de la preuve

155. Madame le président, avant que j’en te rmine avec la question du contrôle, il convient

d’examiner celle du critère de la preuve. La procédure en cours porte sur les questions les plus

graves que l’on puisse imaginer du point de vue de la responsabilité des Etats et, dans l’intérêt

d’une bonne administration de la justice, il faut que le critère de la pre uve soit aussi rigoureux que

ces questions l’exigent. S’agissant des allégati ons de collusion entre l’Albanie et la Yougoslavie

dans l’affaire du Détroit de Corfou (fond), il y a lieu de rappeler que la Cour avait exigé une «force

probante suffisante» et avait formulé l’observation suivante : «Une imputation d’une gravité aussi

exceptionnelle articulée contre un Etat exigerait un degré de certitude qui n’est pas atteint ici.»

(C.I.J. Recueil 1949, p. 17.) - 48 -

156. Dans le même arrêt, la Cour a décl aré également: «La preuve pourra résulter de

présomptions de fait à condition que celles-ci ne laissent place à aucun doute raisonnable.»

(C.I.J. Recueil 1949, p.18; les italiques sont dans l’origin al.) D’une façon générale, dans cette

affaire du Détroit de Corfou, la Cour a adopté une politique d’extrême prudence quand elle doit se

fier à des preuves indirectes ou circonstancielles.

157. Dans la jurisprudence récente des tribuna ux d’arbitrage, le critère de preuve, pour

certains types d’actes illicites tels que la corruption,est défini comme la nécessité d’une preuve

«claire et convaincante» (affaire Westinghouse, sentence arbitrale de la CCI, 19décembre1991,

p. 34; affaire Himpurna, sentence arbitrale finale de la CNUDCI, 4 mai 1999, par. 171).

158. Les quatre sentences récemment rendu es par la commission des réclamations

Erythrée-Ethiopie sont encore plus pertinentes. La commission a considéré que la gravité de

certaines des réclamations autorisait l’adoption d’un critère de la preuve «clair et convaincant»

(sentence ER17, 42 ILM, 2003, 1083, par. 46; sentence ET4, ibid., 1056, par.37; sentence ERCF,

43 ILM, 2004, 1242, par. 6; sentence ET2, ibid., 1275, par. 7).

159. Madame le président, votre Cour décide bien entendu de sa propre procédure et ces

références ne sont respectueusement portées à son attention que pour l’aider dans sa tâche grâce à

des exemples de pratique récente.

VII. Conclusion : la Republika Srpska n’était pas sous le contrôle
du gouvernement de Belgrade

160. Cet examen de la question du critère de la preuve m’amène naturellement à ma

conclusion sur la question du contrôle. Compte tenu de tous les éléments de preuve disponibles, il

apparaît évident qu’il n’existe aucune preuve clai re et convaincante du contrôle exercé sur la

53 Republika Srpska par le gouvernement de Belgrade. On ne peut par conséquent pas attribuer

valablement les actes de la Republika Srpska au gouvernement de Belgrade . Les dirigeants de

Belgrade n’exerçaient pas de contrôle effectif sur les Serbes de Bosnie. De plus, si l’on choisit

d’adopter le critère retenu par la Chambre d’appel du TPIY, on ne trouve aucune preuve non plus

d’un «contrôle général». - 49 -

161. De toute façon, les éléments de preuve abondent par ailleurs qui confirment que le

gouvernement de Belgrade ne participe pas aux actes de la Republika Srpska, et je vais maintenant

vous présenter ces éléments.

Madame le président, si cela vous agrée, il sera it bon, dans la logique de ma plaidoirie, que

cette partie de ma présentation s’arrête ici.

Le PRESIDENT: Merci, MonsieurBrownlie. La Cour va maintenant lever l’audience qui

reprendra à 15 heures cet après-midi.

L’audience est levée à 12 h 55.

___________

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