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CR 2006/30 (traduction)
CR 2006/30 (translation)
Mardi 18 avril 2006 à 10 h 15
Tuesday 18 April 2006 at 10.15 a.m. - 2 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.
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La Cour se réunit aujourd’hui pour entamer le second tour des plaidoiries des Parties.
Chacune d’elles disposera de huit audiences à cette fin et, comme lors du premier tour des
plaidoiries, la Bosnie-Herzégovine prendra la parole en premier. Le second tour des plaidoiries de
la Bosnie-Herzégovine pre ndra fin le lundi24avril2006. La Serbie-et-Monténégro entamera le
mardi 2 mai 2006 le second tour de ses plaidoiries qui prendra fin le mardi 9 mai 2006, ainsi que la
procédure orale en l’espèce.
Je donne à présent la parole à M.Softi ć, l’agent de la Bosnie-Herzégovine, pour ouvrir le
second tour des plaidoiries.
SM F.TI Ć : Merci, Madame le président.
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, le premier tour de plaidoiries étant terminé, je
tiens au tout début du second tour à vous dire que c’est un honneur pour moi d’avoir une nouvelle
fois la possibilité de m’adresser à votre auguste juri diction et à réaffirmer l’importance que revêt la
présente affaire pour la Bosnie-Herzégovine, pou r ses ressortissants, pour les peuples qui la
composent, pour les victimes de génocide ainsi que pour la paix et la sécurité dans toute cette
région. Je tiens également à souligner une nouvelle fois l’importance que revêt la présente affaire
quand on veut préciser les règles du droit internatio nal humanitaire et définir le rôle joué par la
Cour internationale de Justice dans leur développement et leur interprétation.
2. Permettez-moi de demander une nouvelle fo is: Pourquoi cette affaire et pourquoi
aujourd’hui? Pour dire les choses simplement, l’ affaire qui nous occupe concerne plus l’avenir
que le passé. Certains ont lais sé entendre qu’elle ravivait d’anci ennes blessures alors qu’il s’agit
d’aider à guérir une plaie toujours ouverte et encore sensible au risque de la maladie de
l’ultranationalisme. Il s’agit de permettre à la Bosnie-Herzégovine et à la région dans son
ensemble de repartir de zéro. D’ailleurs, l’aven ir de la Bosnie-Herzégovine est intimement lié à
celui de ses voisins, y compris la Serbie-et-M onténégro, et nous nous réjouissons sincèrement à
l’idée de repartir de zéro dans un climat fait demeilleures relations et de meilleures perspectives
que la Cour va créer, nous en sommes certains, en se prononçant sur la présente affaire. - 3 -
3. La Serbie-et-Monténégro a commis un génocide contre la population non serbe de
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Bosnie-Herzégovine, en particulier sa population bosniaque, dans les régions qui, selon les auteurs
du projet de Grande Serbie, devaient faire partie du futur Etat serbe ou de la future union des Etats
serbes. Qui dit action dit responsabilité. Et nous sommes ici pour dire qui est responsable d’avoir
violé des dispositions de la convention sur le génocide . Rendre la justice et assurer la primauté du
droit ne saurait être dommageable; au contraire, la paix et la sécurité internationales peuvent s’en
trouver renforcées.
4. Certains laissent toujours entendre que la Bosnie-Herzégovine doit tourner la page. Or,
chacun de vous vient d’un Etat qui, à un moment do nné, a été victime d’injustices et de méfaits.
Votre pays oubliera-t-il pour autant le crime de génocide et la responsabilité qui est la sienne à
l’égard de ses ressortissants qui en sont les victimes? Pouvons-nous autoriser à récrire notre
propre histoire pour justifier d’anciens crimes et ouvrir logiquement la voie à de nouveaux crimes
dirigés contre nos ressortissants et notre pays ?
5. Le défendeur a proposé oralement de donne r au règlement de la présente affaire un
caractère politique. Toutefois cette offre n’a jamais dépassé la déclaration d’intention. Pas une
seule fois les représentants du défendeur n’ont donné la moindre idée de ce que la
Serbie-et-Monténégro offrirait. Le défendeur a dit à plusieurs repr ises que le retrait des demandes
reconventionnelles était un premier pas. Là, Mada me le président, le défendeur présente un
argument insoutenable. Nous savons tous que le retrait des demandes reconventionnelles allait de
pair avec l’adoption par le défendeur d’une nouvelle position concernant la compétence de la Cour.
Cette nouvelle position n’aurait pas eu une once de crédibilité si les dema ndes reconventionnelles
avaient été défendues en même temps. La reconna issance par le défendeur de ce qui a été infligé
aux non-Serbes de Bosnie ⎯ à condition que cela ne consiste pas à dire : «toutes les parties ont fait
la même chose» ⎯ aurait constitué un élément du minimum requis, le reste consistant à reconnaître
sa responsabilité dans une certaine mesure. Ce la aurait pu être perçu comme montrant que le
défendeur entendait vraiment envisager un règlement amiable.
6. La ligne d’action suivie à présent par le défendeur donne l’impression qu’il s’agit pour lui
non seulement d’éluder sa responsabilité plutôt que de l’accepter, mais aussi de revenir en arrière
plutôt que d’aller de l’avant. C’est l’image que la Serbie-et-Monténégro a laissée face à la présente - 4 -
affaire : elle n’a fait que poursuivre des objectifs t actiques, en passant rapidement de l’un à l’autre,
cherchant à nier toute responsabilité, à contester la compétence de la Cour, à accuser la
Bosnie-Herzégovine de génocide, à minimiser les conséquences des actes qu’elle a commis lors des
opérations de nettoyage ethnique et à marginaliser les victimes de ces méfaits, et à mobiliser des
12 dirigeants serbes en Bosnie-Herzégovine pou r essayer d’affaiblir la position de la
Bosnie-Herzégovine devant la Cour. Et tout réce mment, le défendeur a fait volte-face et plaidé
autrement: la Bosnie-Herzégovine peut quant à elle ester devant la Cour, mais le défendeur
soutient aujourd’hui qu’il n’a pas satisfait à un cr itère : il n’était pas memb re des Nations Unies ni
partie au Statut de la Cour internationale de Ju stice. Tout cela vise manifestement à empêcher
qu’une décision soit rendue en l’espèce et, en c onséquence, que les responsabilités soient établies.
Le défendeur aurait ainsi tout à y gagner.
7. Nous n’arrivons pas à distinguer dans ce s tactiques successives la volonté sincère de
repartir de zéro et d’Œuvrer pour un avenir meilleur, ni la reconnai ssance de sa responsabilité. Au
contraire, nous constatons que l’on tente à nouveau de récrire l’histoire. L’histoire récrite prônée
par les autorités de Belgrade a servi dans le passé d’outil de guerre et de génocide à l’encontre de la
Bosnie-Herzégovine et nous avons tout lieu de craindre que l’on récrive encore l’histoire dans le
même sens afin de s’en servir aussi abusivement à l’avenir. Depuis toujours l’histoire appartient au
vainqueur. Or, la Bosnie-Herzégovine n’est qu’un survivant, un survivant faible de surcroît
puisque notre Etat subit encore tous les jours le s conséquences du génocide. La Cour ne doit pas
permettre au régime de Belgrade de s’arroge r le droit du vainqueur; la Cour doit donner le
jugement objectif de l’histoire.
8. Madame le président, notre popula tion, c’est-à-dire la population de la
Bosnie-Herzégovine, habite ces régions depuis des siècles en partageant une communauté de
destin. Il est quasiment impossible de trouver un territoire du même type que la
Bosnie-Herzégovine où la population et les religions sont aussi mélangés. Jadis, il était impossible
de trouver un immeuble, à fortiori un village ou une ville, dans lequel de s membres de tous nos
peuples ne vivaient pas en voisins, l’un à côté de l’autre. La culture de la Bosnie-Herzégovine était
partagée par tous ses citoyens, une culture fortement influencée par toutes les cultures et toutes les
religions du monde extérieur dont la caractéristi que fondamentale était la tolérance. Seul le - 5 -
génocide pouvait rompre ces liens et détruire la société de la Bosnie-Herzégovine. Faire du
territoire de la Bosnie -Herzégovine un élément d’une nouvelle Yougoslavie, c’est-à-dire en
l’occurrence «un seul Etat pour tous les Serbes», passait nécessairement par la séparation des uns et
des autres. Comme personne ne quitte volontairement son foyer et que ⎯ le cas échéant ⎯ chacun
y revient dès que la possibilité se présente, c’est-à- dire dès qu’il n’y a plus de danger, le génocide
était le seul moyen de séparer les uns des autres de manière permanente. Le génocide était la
condition sine qua non de l’accomplissement de cet objectif.
9. Madame le président, la présente affaire n’ est pas dirigée contre le peuple serbe dans sa
totalité et encore moins contre la population serbe de Bosnie-He rzégovine. Le génocide a été
commis non pas par des Serbes agissant seuls de manière non organisée, mais par une entité fort
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bien organisée, en l’occurrence l’ancienne Répub lique fédérale de Yougoslavie. Nous demandons
que la responsabilité de cet Etat soit prononcée pour fait de génocide, c’est-à-dire pour violation de
la convention sur le génocide. Nous ne demandons pas que soit prononcée la responsabilité du
peuple serbe.
10. Le décès de Slobodan Miloševi ć, le chef du peuple serbe lors du génocide et le principal
responsable et exécuteur de la campagne de génoc ide, un décès qui au premier abord ne concerne
pas la présente instance, complique davantage la situation dans toute la région. L’absence de
jugement en ce qui le concerne estompe le jugement de l’histoire. Le rôle de la Cour tel que
l’envisage la convention sur le génocide n’en devien t que plus important. Loin de les nier, nous
soulignons bien au contraire le rôle et l’im portance du Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie, ainsi que la nécessité de punir tous les auteurs des infractions pénales commises.
Certains de ces criminels feront l’objet de sanctions pénales, tandis que les autres échapperont pour
toujours à la justice d’une manière ou d’une autr e. Cela dit, ce type de responsabilité, loin
d’exclure l’établissement de la responsabilité de l’Etat, l’impose au contraire. Les personnes
condamnées par le TPIY n’ont pas agi dans leur intérêt, pour réa liser des objectifs personnels ou
ceux de leur famille, elles ont agi au nom de l’Etat et pour réaliser les objectifs de l’Etat.
11. Madame le président, l’Etat demandeur et l’Etat défendeur ont tous deux le même
objectif: être membre de la communauté des peuples européens. Le génocide commis par le
défendeur contre la population de Bosnie-Herzégov ine rend cet objectif difficile à atteindre tant - 6 -
que le défendeur ne remet pas aux autorités les principales personnes soupçonnées de crimes de
guerre et qu’il ne fait pas face à son propre passé. Faire face à son propre passé, cela signifie
reconnaître sa responsabilité pour génocide. Avoir un avenir en Europe, cela signifie ne pas fuir sa
responsabilité pour génocide en Yougoslavie tout en jouissant des avantages dus au génocide.
Faire face aux conséquences du génocide, cela si gnifie renoncer à l’ambition de créer une Grande
Serbie.
12. Statuer sur la responsabilité pour génocide aidera à démocratiser la société serbe. Or, on
a l’impression que la plupart des ressortissants de la Serbie-et-Monténégro n’ont pas encore fait
face à leur propre passé. Des partis et des m ouvements politiques qui soutiennent les criminels de
guerre et leurs desseins ont encore beaucoup de partisans. Les principaux individus accusés de
crimes de guerre ne sont pas remis aux autorité s sous prétexte que la Serbie s’en trouverait
déstabilisée.
14 13. En vérité, un grand nombre d’éminents intellectuels et de militants des droits de l’homme
qui sont connus souhaitent vivement voir la Serbie faire face à son propre passé. Statuer sur le
génocide accélérerait la démocratisation de la société serbe, faciliterait l’abandon de l’idéologie du
conflit avec ses voisins et permettrait à la Serbie d’entrer plus rapidement dans la communauté des
Etats et des peuples européens.
14. Statuer sur la responsabilité pour génoc ide faciliterait la r econstruction de la
Bosnie-Herzégovine et la réunification de sa société. Les Serbes en Bosnie-Herzégovine qui sont
toujours exposés à une forte pr opagande puisque les partis et les mouvements politiques qui
partagent la responsabilité du génocide sont toujours présents sur l’échiquier politique, se
rendraient ainsi compte que, en leur nom et avec leur assistance, il a été commis un génocide contre
des voisins avec lesquels ils ont des attaches beaucoup plus anciennes et plus profondes. Cela
aiderait les forces progressistes qui existent chez les Serbes de Bosnie-Herzégovine et qui militent
pour la réunification de la société de Bosnie-Herzé govine à mettre fin aux blessures causées par le
génocide qui sont toujours ouvertes.
15. Par ailleurs, cela montrerait non seulemen t au défendeur mais aussi à tous ceux qui
pourraient être tentés de violer la convention sur le génocide que cela n’apporte rien. - 7 -
16. Madame le président, nous parlons ici de violations massives des droits de l’homme
commises aux fins d’un projet politique. L’auteur du crime et la victime comparaissent devant la
plus haute instance judiciaire de l’Organisati on des NationsUnies, attendant que justice soit
rendue.
17. Madame le président, la Bosnie-Herzégovine n’est pas un vainqueur. Nous refusons
aussi de n’être que des victimes. Nous nous efforçon s de reconstruire et de repartir de zéro. Il
revient à la Cour de consigner le jugement de l’histoire, mais elle le fera pour la première fois dans
le cadre d’une décision objective prise conformément aux dispositions du traité en vigueur. De
nouveaux génocides seront eux aussi planifiés et exécutés, et tout ce que nous pouvons espérer,
c’est qu’ils n’atteignent jamais l’ ampleur de l’holocauste. Ne nous leurrons pas, toutefois: des
génocides sont toujours commis, s’inscrivant dans le cadre d’un e stratégie politique préconisant
l’adoption d’un système homogène ou d’un autre et exécutée sous une bannière quelconque, qui
sera rouge, bleue, verte, jaune, noire ou blanche. Le génocide dont nous traitons ne sera hélas pas
le dernier, mais ce sera le premier sur lequel la Cour peut statuer, renforçant la primauté du droit et
rejetant les arguments qui, si on les suit jusqu’à leur aboutissement logique, justifieraient la
destruction en tout ou en partie d’un groupe de personnes au seul motif que celles-ci appartiennent
à une nation ou à un groupe ethniquement défini ou qu’elles adhèrent à une certaine religion.
15 18. Tous les pays ont l’obligation d’Œuvrer en vue de prévenir et réprimer le crime de
génocide. La présente affaire porte non seulement sur le rapport entre l’auteur du crime et sa
victime mais aussi, bien évidemment, sur l’attitu de de tous les pays et de la communauté
internationale dans son ensemble à l’égard du génocide.
19. Ce sont donc non seulement les victimes du génocide mais aussi l’ensemble des
signataires de la convention sur le génocide, la communauté internationale tout entière et le
système juridique international qui veulent que la responsabilité pour génocide soit établie, qu’il
soit remédié aux conséquences du génocide et qui veulent dissuader les futurs criminels en
puissance. C’est pourquoi nous attendons de la Cour qu’elle prononce la responsabilité de la
Serbie-et-Monténégro pour génocide conformément à la demande que nous présenterons à la Cour
à l’issue de nos plaidoiries. - 8 -
20. Madame le président, j’ai l’honneur de pr ier la Cour de donner la parole à notre agent
adjoint, M. Phon van den Biesen.
Le PRESIDENT : Merci. Je donne la parole à M. Phon van den Biesen.
M. van den BIESEN :
E VALUATION DES PLAIDOIRIES DE LA SERBIE -ET -M ONTENEGRO
Observations préliminaires
1. Madame le président, Messieurs de la Co ur, vous venez d’entendre soixanteheures de
plaidoiries et près de vingt heures de déclarationde témoins et d’experts. Et nous venons tout
juste de commencer le second tour, qui va rajouter quarante ou cinquante he ures de plaidoiries.
Tout cela ⎯ sans compter les milliers de pages de ce dossier ⎯ suffit-il à vous donner une image
complète des quatre ans de violence armée qu’a connus la Bosnie-Herzégovine pour des motifs
ethniques ? Est-ce assez pour vous donner une image complète des raisons pour lesquelles pareille
chose s’est produite? La réponse à ces questions est sans doute à la fois «oui» et «non». «Oui»,
parce que cela devrait suffire à constituer un fondement solide pour asseoir la décision que la
Bosnie cherche à obtenir de votre Cour. «Non», pa rce qu’en trente heures de plaidoiries nous ne
pouvons tout simplement pas rendre justice à chacune des victimes de cette violence, et encore
moins à chacun des proches de ces victimes, qui s’ efforcent à présent de su rmonter le deuil, les
pertes et les dommages incalculables qu’ils ont subis. Des dommages qui leur ont été causés
précisément parce qu’ils se trouvaient être bos niaques, ou croates de Bosnie. Non, nous ne
sommes manifestement pas en mesure de rendre just ice à ces centaines de milliers de victimes en
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trente heures de plaidoiries, et les vingt-quatre heures qui vont su ivre ne nous permettront pas non
plus de le faire.
2. En Bosnie, ces plaidoiries ont été ⎯ et sont encore ⎯ diffusées en direct à la télévision,
avec une interprétation simultanée. On s’est demandé, en Bosnie, pourquoi nous n’avions pas
présenté les victimes devant cette Cour, pour qu’elle s témoignent de la cruauté, de l’atrocité, de
l’abomination, de l’inéquité, de la brutalité,de la bassesse et du manque de scrupules dont
elles-mêmes et leurs disparus ont été victimes. Peut-être aurait-ce été une bonne idée. Peut-être. - 9 -
Mais, compte tenu de l’immens ité du nombre des personnes co ncernées, il aurait inévitablement
fallu choisir. Nous avons décidé de ne pas suiv re cette voie, parce que nous ne pensons pas que la
douleur d’une victime doive recevoir davantage d’attention, et encore moins davantage de poids,
que ceux d’une autre victime.
3. De ce point de vue, non, cinquante-cinq heur es de plaidoiries ne suffisent pas pour rendre
justice à chacune des victimes. Mais nous ne de vons pas oublier que les plaidoiries ne constituent
qu’une partie de la procédure et que toute celle-ci n’a qu’un seul et unique objectif: obtenir de la
Cour un arrêt qui rendra justice à l’Etat de Bosnie-Herzégovine et à toutes les victimes
⎯ survivantes ⎯, y compris toutes celles qui suivent ces audiences jour après jour. Un arrêt qui
établira clairement la responsabilité de l’Etat, c’ est-à-dire de la Serbie-et-Monténégro, pour les
actes de génocide commis à l’encontre des no n-Serbes de Bosnie-Herzégovine, à savoir les
Bosniaques et les Croates de Bosnie.
Ce que le défendeur n’a pas produit
4. Si, du point de vue du demandeur et du nombre incalculable des victimes, le temps
consacré à ces plaidoiries est à la fois suffisant et insuffisant, il est certain que, pour le défendeur,
les trente heures dont il a disposé pendant la prem ière série de plaidoiries auraient dû suffire
largement.
5. Etant donné que, dans le cadre de ce tte procédure, la Serbie-et-Monténégro a
constamment défendu le point de vue selon le quel ce n’était pas le défendeur qui était le
belligérant, mais les Serbes de Bosnie 1, et que le défendeur n’était pas responsable des actes
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commis par la Republika Srpska (le15mars, M.Cvetkovi ć a dit à la Cour que ses «éminents
collègues [avaient démontré] de façon satisfaisante …qu’en tout état de cause, les actes de la
Republika Srpska ne pouvaient être attribués à la Serbie-et-Monténégro») 2, et étant donné que la
Serbie-et-Monténégro considère que le défendeur, en particulier, n’est pas responsable du
Blitzkrieg ethnique dont les préparatifs ont débuté dès 1991 et qui a en fait commencé le
31mars1992 à Bijeljina, qu’il n’est pas responsable du siège de Sarajevo qui a débuté le
1CR 2006/19, p. 38, par. 246 (de Roux).
2CR 2006/20, p. 26, par. 2 (Cvetković). - 10 -
2 mai 1992, qu’il n’est pas responsable du nettoyage ethnique et de la prise de contrôle de 70 % du
territoire de la Bosnie-Herzégovine ⎯ 70 % ⎯ menée en parallèle, qu’il s’est acquitté des autres
obligations que lui imposait la convention sur le gé nocide (prévenir et réprimer), étant donné tout
cela, Madame le président, deux échanges de pièces écrites et trenteheures de plaidoiries auraient
dû assurément être plus que suffisants pour démontrer ce point de vue.
6. On aurait pensé que la Serbie-et-Monténégro produirait les comptes rendus des réunions
du Gouvernement de la RFY, ceux des réunions du Gouvernement de la Serbie, ceux des réunions
du Gouvernement du Monténégro, lesquels, à partir du 19mai1992 au moins, auraient révélé à
quel point les gouvernements du défendeur étaient ⎯ à l’époque ⎯ atterrés par les atrocités
commises par leurs frères serbes de Bosnie, des comptes rendus qui auraient révélé les nombreuses
actions engagées par ces gouvernements pour mettre fin à ces atrocités.
7. On aurait pensé que la Serbie-et-Monténégro produirait des copies des nombreux
télégrammes, lettres, messages, télécopies que le défendeur aurait envoyés à Pale et Banja Luka, à
partir du 19 mai 1992, pour leur dire, les supp lier, leur conseiller de mettre fin à «leurs» actes
génocides.
8. On aurait pensé que la Serbie-et-Montén égro produirait des copies des dispositions
législatives visant à boucler la frontière entre la République fédérale de Yougoslavie et la
Bosnie-Herzégovine afin d’empêcher le passage de toute marchandise susceptible d’être utilisée
pour commettre ces crimes en Bosnie-Herzégovine.
18 9. On aurait pensé que l’administration des ga rdes-frontière de la RFY produirait des copies
de procès-verbaux d’incidents, prouvant que cette administration avait e ffectivement interdit le
passage des marchandises susceptibles d’être utilisées pour commettre ces crimes en
Bosnie-Herzégovine.
10. On se serait attendu à voir produire des copies des dispositions législatives adoptées à
Belgrade pour déclarer illégal et punissable en vertu de la loi tout commerce de guerre entre la
République fédérale de Yougoslavie et les Serbes de Bosnie, que les paiements soient fait en nature
ou sous forme monétaire. - 11 -
11. On se serait attendu à voir produire de s copies des comptes rendus des réunions des
responsables des ministères de l’intérieur se rbe et monténégrin aux cours desquelles ceux-ci
avaient décidé de donner l’ordre à leurs forces sp éciales de ne pas traver ser la frontière de la
Bosnie.
12. On se serait attendu à voir produire des co pies des ordres donnés par les responsables de
ces ministères disant à ces forces spéciale s de s’abstenir de tout engagement en
Bosnie-Herzégovine.
13. On se serait attendu à voir produire des copies des ordres du chef d’état-major général de
la JNA disant à tous les commandants de s’absten ir de toute assistance, si minime fût-elle, aux
Serbes de Bosnie, et de ne participer à aucune action armée de l’autre côté de la frontière
bosniaque.
14. On se serait attendu à voir produire de s copies des mêmes ordres émanant du chef
d’état-major général de la VJ après le changement de nom de la JNA en mai 1992.
15. On se serait attendu à voir produire des dossiers de tribunaux remontant à 1992 et
montrant que des militaires et paramilitaires yo ugoslaves accusés d’avoir commis, sinon des actes
de génocide, du moins des crimes de guerre de l’au tre côté de la frontière, en Bosnie-Herzégovine,
ou d’en avoir été complices, ont été poursuivis et jugés.
16. Madame le président, cette liste n’es t certainement pas, qualitativement, un résumé
exhaustif de ce que l’on pouvait attendre ⎯ dans le contexte d’une affaire soumise à votre Cour ⎯
du défendeur qui a construit sa dé fense sur la thèse selon laquelle ⎯hormis une prétendue aide
humanitaire ⎯ il n’aurait rien eu à voir avec les crimes commis contre les non-Serbes en
Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire les crimes commis par les Serbes de Bosnie, et encore moins avec
un génocide.
17. De plus, on se serait attendu à ce que la série de ces comptes rendus, décisions, ordres et
19 mesures se répète plusieurs fois: lorsque le Cons eil de sécurité a clairement adopté la position
selon laquelle la RFY devait faire cesser les tueries en Bosnie, on se serait attendu à ce que cela
donne lieu à toute une série de documents de ce type; à nouveau après le 15 mai 1992, lorsque le
Conseil de sécurité a exigé «que cessent immédiat ement toutes les formes d’ingérence extérieure
en Bosnie-Herzégovine, y compris de la part d’ unités de l’armée populaire yougoslave, de même - 12 -
3
que d’éléments de l’armée croate» , et aussi après le 30 mai 1992, lorsque le Conseil de sécurité a
condamné la RFY pour ne pas avoir pris de mesures efficaces afin de faire appliquer cette
4
résolution et exigé qu’elle le fasse immédiatement , et enfin peu après le 16avril1993, lorsque le
Conseil de sécurité a exigé que la RFY «cesse immédiatement la fourniture d’armes, d’équipement
et de services de caractère militaire aux unités paramilitaires serbes de Bosnie» en Bosnie-
5
Herzégovine . On s’y serait attendu aussi, juste après les ordonnances rendues par votre Cour les
8 avril 1993 et 13 septembre 1993 (Application de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.Yougoslavie (SerbieetMonténégro), mesures
conservatoires, ordonnance du8avril1993, C.I.J. Recueil 1993, p.3; ibid., ordonnance du
13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 325).
18. Madame le président, rien de ce genre n’a été produit par le défendeur, absolument rien.
L’audience est suspendue de 10 h 50 à 11 h 35.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur van den Biesen, nous sommes désolés de
cet incident technique. Veuillez poursuivre à présent.
M. van den BIESEN : Madame le président, je crois que mon dernier mot,
malencontreusement, était «rien». Je reprendrai à partir de là.
19. On se serait attendu, Mada me le président, à ce que le défendeur produise les versions
non expurgées des relevés sténographiques des réunions du Conseil suprême de la défense et des
comptes rendus de ces réunions, puisque son agent a si bien expliqué, dans sa correspondance avec
20 la Cour sur ce sujet, qu’il n’avait rien à craindre de leur contenu. Et c’est précisément dans ces
réunions ⎯rassemblant les responsables m ilitaires et politiques à Belgrade ⎯ qu’auraient été
discutés les ordres à donner aux forces armées. Des ordres du type de ceux que j’ai mentionnés il y
a une minute. D’ailleurs ces rapports auraient pu parfaitement étayer la position du défendeur
concernant la poursuite du paiement de la solde des officiers de l’armée des Serbes de Bosnie; ils
auraient pu éclaircir cette question; ils auraie nt très probablement expliqué comment l’armée
3Nations Unies, doc. S/RES/752 (1992).
4Nations Unies, doc. S/RES/757 (1992).
5
Nations Unies, doc. S/RES/819 (1993). - 13 -
traitait avec les paramilitaires; cela aurait également clarifié la po sition de la RFY concernant les
actes de génocide les plus connus commis en Bo snie-Herzégovine: par exemple le massacre des
personnes faisant la queue pour acheter du pain, le massacre de Markale, celui de Srebrenica, etc.
Dans les passages lisibles des comptes rendus du Conseil suprême, rien ne confirme la position du
défendeur. C’est donc que la confirmation se trouv e dans les passages noircis. Nous reviendrons
plus tard sur plusieurs de ces épisodes. Mais, là encore, le défendeur n’a rien produit de ce genre à
la Cour.
20. Il n’est peut-être pas tout à fait juste de dire «rien», car le défendeur a bien produit un
document qui pouvait être interprété comme une protestation de sa part devant les massacres
perpétrés en Bosnie-Herzégovine. Par sa lettre du 18 janvier 2006, l’agent du défendeur a fait tenir
à la Cour une série de documents nouveaux, dont une lettre datée du 12mai1992. Cette lettre,
adressée aux autorités militaires de la RFY par le commandant du premier district militaire de
laJNA, mentionne de nombreuses atrocités commises contre la population musulmane dans la
région de la Drina. Elle mentionne également la participation à ces atrocités de divers groupes
paramilitaires, dont plusieurs venus de Belgrade. La lettre se termine ainsi :
«Nous considérons qu’il est absolu ment nécessaire d’ intercéder, par
l’intermédiaire des autorités de la République serbe de Bosnie, pour empêcher que ne
se reproduisent des actes de ce type, et de ne pas laisser éclater des conflits à grande
échelle entre nationalités. Il est égalemen t indispensable que les forces du ministère
de l’intérieur de la République de Serbie pr ennent des mesures, dans le cadre de leur
compétence, pour empêcher l’infiltration de groupes armés sur le territoire de la
Bosnie-Herzégovine.»
Le défendeur n’a toutefois jamais produit le moindre élément prouvant que cette recommandation
du général Stojanović se soit jamais concrétisée en actes. Aussi, la seule chose que prouve cette
lettre, c’est que, au début du mois de mai 1992 :
«les villages musulmans de Lonjin, Mihaljevci et Plana, situés sur la rive gauche de la
Drina, ont été incendiés. Une partie de la population de ces villages a été tuée, une
21 autre partie a été emmenée en autocar en direction de Tuzla, et une autre encore a
trouvé refug6 dans les collines avoisinantes où elle a été abandonnée sans eau ni
nourriture.»
6Documents non rendus publics, soumis par la Se rbie-et-Monténégro le 18 janvier 2006 (datés du
5 janvier 2006), document n 3. - 14 -
Cela ressemble presque à ce qui s’est produit à Srebrenica, mais ici nous ne sommes qu’en
mai1992. La lettre établit également la respons abilité des hommes d’Arkan et d’autres groupes
paramilitaires venus de Serbie.
21. Apparemment, et c’est peut-être compréhensible, le défendeur lui-même n’a pas accordé
beaucoup d’importance à ce document et n’a pas jugé qu’il valait la peine de le citer expressément
au cours de la procédure orale.
22. Ainsi, à l’exception de ce seul document daté du 12 mai 1992, qui n’était qu’une
recommandation isolée et non pas une prise de position politique générale, et encore moins un
ordre clair et ferme, le défendeur n’a produit de vant la Cour aucune preuve écrite susceptible
d’étayer la position qu’il défend, à savoir ⎯pour être bref ⎯ que la Serbie-et-Monténégro s’est
opposée à la position des Serbes de Bosnie, et en pa rticulier à leurs actes de génocide et que, de
toute façon, elle n’avait rien à voir avec leur politique et leurs agissements.
23. L’explication est simple: c’est que la République fédérale de Yougoslavie, aujourd’hui
Serbie-et-Monténégro, ne s’est pas opposée à ce que faisaient les Serbes de Bosnie et qu’elle n’a
jamais fait objection à leurs actes. Il est clair aussi que le défendeur n’a jamais donné à ses
autorités, à son armée ou à ses autres forces armé es (paramilitaires, la poli ce secrète, la police ou
autre) l’ordre de ne pas prendre part à de tels ac tes. Le défendeur n’a jamais effectivement mis un
terme à l’approvisionnement des forces militaires des Serbes de Bosnie en hommes, équipements,
armes et munitions. Bien au contraire.
Y a-t-il tromperie ?
24. Bien entendu, nous allons développer ce point dans la suite des plaidoiries. Pour
l’instant, nous dirons seulement que le défendeur a eu la possibilité d’exposer et de prouver sa
thèse dans son contre-mémoire, dans sa duplique et dans ses plaidoiries. Bien que nous ayons
expressément indiqué, le 27 février 2006, que le défendeur devrait présenter ses moyens de défense
7
au plus tard pendant le premier tour de plaidoiries et bien que le défendeur en ait convenu
22 (puisque, le 16 mars 2006, le coagent du défende ur a confirmé, analysant le rôle du défendeur, que
7CR 2006/2, p. 21, par. 13. - 15 -
8
ce rôle «se born[e] à répondre aux arguments du demandeur») , le défendeur n’a guère fait usage de
cette possibilité, si ce n’est en multipliant ses dé négations. Cela n’est certainement pas suffisant
pour répondre à l’abondance de faits et de documents que nous avons présentés. La Cour pourra
tirer de ce comportement les déductions qui s’imposent.
25. Si le défendeur n’a pas produit de preuves réelles à l’appui de sa position, il a néanmoins
cité, en critiquant la qualité de nos sources, certains des document s qu’il avait produits dans la
9
procédure écrite. Son coagent a déclaré que ces documents «confirment» fortement sa thèse . Il a
mentionné entre autres la déposition faite par un témoin «devant le juge d’instruction du tribunal de
10
Zvornik, M. Vaso Erić, conformément aux règles de la procédure pénale de l’ex-Yougoslavie» .
26. Madame le président, voilà qui m’amène à une question grave, que nous avions
initialement décidé de ne pas aborder, parce qu’elle concerne les preuves produites par le défendeur
en relation avec ses demandes reconventionnelles et que celles-ci ne font plus partie de la
procédure, pas plus que les documents soumis pour les appuyer. Toutefois, comme le coagent a
parlé précisément du juge Erić, nous sommes contraints d’aborder cette question déplaisante. Cette
question est celle de la bonne foi, des bonnes rè gles des plaidoiries et de la qualité des preuves
soumises par le défendeur. Dans l’affaire du commandant bosniaque Naser Orić jugée par le TPIY
⎯M. de Roux en a parlé dans sa plaidoirie 11⎯, le procureur a utilisé de nombreux documents
contenant des déclarations de témoins qu’avait reçues et signées ce même juge d’instruction,
Vaso Erić. Le juge Eri ć, qui est à présent à la retraite, a comparu en qualité de témoin devant
12
le TPIY pour confirmer la véracité de ces déclarations . Or, au cours de son témoignage, M. Eri ć
a avoué que, bien que sa signature figure sur ces déclarations, il n’avait jamais vu les témoins en
question, ne leur avait jamais parlé et encore mo ins reçu leur déposition en sa qualité de juge
23 d’instruction, et certainement pas conformément aux règles de la procédure pénale de
l’ex-Yougoslavie. Vous trouverez les pièces pertinentes dans le dossier des juges.
8CR 2006/21, p. 32, par. 35 (Obradović).
9CR 2006/12, p. 26, par. 19 (Obradović).
10
Ibid., par. 20.
11CR 2006/18, p. 38, par. 94.
12TPIY, Le procureur c. Naser Ori ć, affaire n IT-03-68, compte rendu, p. 4908-4977. Voir : www.un.org/icty/
transe68/050210IT.htm. - 16 -
27. Que s’est-il donc passé? Le juge Eri ć l’a expliqué. Il a dit avoir reçu à plusieurs
reprises une pile de déclarations apport ées par un employé du nom de Pavle Jelisav čić13. Cet
employé venait de Belgrade au nom d’un comité créé et financé par le gouvernement pour
14
recueillir des informations sur les crimes de guerre . Le nom officiel de ce comité est «Comité
chargé de réunir des informations sur les crimes c ontre l’humanité et le droit international», et le
défendeur a confirmé dans le contre-mémoire que les déclarations de témoins soumises à la Cour
avaient été déposées auprès de ce comité 15. Le juge Eri ć a déclaré qu’il avait téléphoné au
ministère de la justice serbe de Bosnie, lequel l’ avait assuré qu’il y avait effectivement un accord
avec Belgrade et qu’il (Erić) pouvait faire confiance à Pavle, aller de l’avant et signer cette pile de
déclarations pour confirmer qu’elles avaient bien été reçues par lui en sa qualité de juge
16
d’instruction .
28. Cela porte un nom : celui de «tromperie». Fausse déclaration et tromperie.
29. Un grand nombre des déclarations de té moins que le défendeur a produites sous forme
d’annexes à son contre-mémoire et à sa duplique on t été remises justement à ce juge d’instruction
du tribunal de Zvornik. Nous n’avons pas étudié dans le détail toutes ces déclarations, puisqu’elles
sont liées aux demandes reconventionnelles et qu’e lles ont donc été retirées. Comme nous l’avons
déjà dit, nous les considérons comme ne faisant plus partie de la procédure 17.
30. Toutefois, comme le coagent du défendeur a expressément cité l’une de ces déclarations,
en expliquant qu’elle «confirm[e]…que [les crim es allégués n’ont] jama is eu lieu», nous avons
jugé utile d’examiner brièvement cette question et d’informer la Cour de nos constatations. Après
tout, il s’agit d’un document produit par le défendeur.
13 o
TPIY, Le procureur c. Naser Orić, affaire n IT-03-68, compte rendu, p. 4938.
14
Ibid., p. 4935.
15 Voir la lettre datée du 28 décembre 1994, que le chargé d’affaires par intérim de la mission permanente de
Yougoslavie auprès des NationsUnies a adressée au Secrétaire général, NationsUnies, doc. A/50/56 et S/1994/1450,
29 décembre 1994. Voir également le contre-mémoire du 23 juillet 1997, p. 352, note de bas de page.
16 TPIY, Le procureur c. Orić, compte rendu, p. 4937.
17 CR 2006/2, p. 27, par. 32-33. - 17 -
24 31. Nous avons trouvé au moins deux déclarations de témoins signées par VasoEri ć et
produites dans l’affaire Naser Orić devant le TPIY, et qui avaient été présentées beaucoup plus tôt
par le défendeur à la Cour 18. Nous avons également noté que bon nombre des déclarations signées
Erić étaient cosignées par une autre employée du tribunal de Zvornik, Gorica Trajkovi ć, dont Erić
⎯en sa qualité de témoin ⎯ a dit que c’était «une employée arrivée avec
19
Pavle Jelisavčić…venue de Belgrade avec lui» . Cela signifie qu’elle venait des institutions
judiciaires du demandeur. Erić a confirmé qu’une autre personne dont la signature figurait sur les
20
déclarations, Ružica Jai ć, n’était pas non plus employée par le tribunal de Zvornik . Dans les
annexes à la duplique, cette personne est nommée au moins une fois en qualité d’employée du
21
tribunal dans une déclaration censément faite devant le tribunal de district de Belgrade . Enfin,
Pavle Jelisavčić lui-même est aussi présenté comme employé du tribunal sur un certain nombre de
22
déclarations censément faites devant le tribunal de district de Belgrade .
32. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer la validité de toutes les déclarations de
témoins signées par ces personnes et produites devant la Cour. Il n’est pas très nécessaire de le
faire, puisque nous considérons que ces déclarations ne font pas partie du dossier. Il n’en demeure
pas moins que tout cela fait peser des doutes sérieux ⎯ des doutes graves ⎯ sur la qualité et la
véracité de l’ensemble des documents soumis à la Cour par le défendeur.
33. De toute façon, nous laissons à la Cour le soin d’apprécier le fait que le défendeur
produit devant elle des documents frauduleux co mme ceux-là en affirmant qu’ils «confirment» ses
dires. En ce qui nous concerne, nous cons idérons comme établi que ce genre de document
constitue, en tout cas, la «confirmation» du fait que le défendeur n’est apparemment pas en mesure
de prouver de manière régulière, et encore mo ins de manière efficace, que notre position est
erronée.
18
Duplique, vol.6, annexe RC 313, p.RC 2863. Voir TPIY, Le procureur c. Ori ć, compte rendu, p. 4944.
Duplique, vol. 5, annexe RC 243, p. RC 2207. Voir TPIY,Le procureur c. Orić, compte rendu, p. 4938, 4944, 4949.
19TPIY, Le procureur c. Orić, compte rendu, p. 4948-4949.
20Ibid.
21
Voir, duplique, annexe RC 54, vol. 2, p. RC 531.
22Voir par exemple duplique, vol. 2, annexes RC 33 et RC 44, p. RC 279 et p. RC 293. - 18 -
25 Les preuves produites par le défendeur
34. Voilà qui m’amène, Madame le président, à une autre question liée aux preuves produites
par le défendeur. J’ai relevé tout à l’heure que le défendeur n’avait pas cité l’un des documents qui
n’ont pas été rendus publics, produits par son agent le 18 janvier 2006. Ce n’est pas une exception,
puisque la même remarque s’applique aux six autr es documents non rendus publics de cette même
série. Alors qu’on aurait pu penser que cert ains de ces documents appuyaient les arguments
avancés par le défendeur au cours du premier tour de plaidoiries, le défendeur ne les a à aucun
moment cités expressément à l’appui de ses dires. Comme nous ne sommes pas censés plaider la
cause de nos contradicteurs, on ne peut pas nous demander de deviner dans quel but ces documents
avaient été produits, pour contredire ensuite nos hypothèses. Nous souhaitons donc qu’il soit bien
clair que ces documents ne font plus partie du doss ier, puisque nous n’aurons plus la possibilité de
réfuter l’utilisation que le défendeur pourrait en faire lors du second tour.
35. Madame le président, les témoins ⎯j’y reviendrai d’ailleurs plus tard dans la
journée ⎯appelés à la barre par le défendeur n’ont pa s été plus utiles à la Serbie-et-Monténégro.
Ils se sont montrés totalement (Luki ć et Popovi ć) ou partiellement (Mihajlovi ć, Mili ćević et
Mićunović) dépourvus de fiabilité. De toute façon, tous ces témoins plaidaient manifestement, ils
plaidaient au nom de la Serbie-e t-Monténégro et ils n’ont rien ajouté de neuf aux différentes
positions déjà prises par le défendeur.
L’usage des citations
36. Le défendeur a cité étonnamment peu de preuves à l’appui de ses assertions.
Manifestement le rapport de la CIA Balkan Battlegrounds lui a paru utile, pu isqu’il l’a cité pas
23 24
moins de dix-neuf fois . Cela semble aussi être le cas du rapport sur Srebrenica de l’Institut
26 néerlandais de documentation de guerre, cité à cinq reprises, souvent longuement 2. Mais les
23
CR 2006/15, p. 15, par. 133, p. 16, par. 135, p. 17, par. 138-139, p. 19, par. 147, p. 20, par. 150, p. 20, par 151,
p.21, par.153-156, p.23, par.159, p.24, par.162, p.29-30, par.173-176, p.32, par.181, p.34-35, par.185-186
(Stojanović); CR 2006/16, p. 10-11, par. 4-5 (Brownlie); CR 2006/17, p. 36, par. 277, p. 38, par. 285, p. 44, par. 309
(Brownlie); CR 2006/21, p. 18, par. 5, p. 18-19, par. 10, p. 19, par. 14 (Brownlie).
24
Institut néerlandais de documentation de guerre, Srebrenica ⎯ a “safe” area. Reconstruction, background,
consequences and analyses of the fall of a safe area , Boom Publishers, Amsterdam 2002. Voir
http://www.srebrenica.nl/en/a_index.htm.
25CR 2006/16, p.11, par.7 (Brownlie); CR2006/17, p.12-13, par.173-176, p.29, par.252, p.34, par.269,
p. 37, par. 283 (Brownlie). - 19 -
extraits cités, qui apparemment ont été choisis pa r le défendeur pour convaincre la Cour, n’en
reflètent nullement l’esprit général de ces rapports . Bien au contraire, le sens général de ces
rapports est plus favorable à la Bosnie-Herzégovine qu’à la Serbie-et-Monténégro. Nous
reviendrons plus en détail sur ce point au cours de la semaine.
37. A propos de citations, il est assez surprena nt aussi que le conseil du défendeur se cite
lui-même abondamment à plusieurs reprises, mais sa ns jamais indiquer ses références. Le lundi
13 mars 2006, M. Brownlie a relu une longue partie de la plaidoirie sur les exceptions préliminaires
qu’il avait déjà lue devant la Cour il y a dix ans jo ur pour jour ou presque, le 29avril1996. De
plus, à plusieurs reprises, il a relu la plus grande partie du paragraphe 3.2.3 de la duplique que le
défendeur avait soumise il y a sept ans, le 22 février 1999 2. J’y reviendrai plus tard.
Raisonnement a contrario
38. Alors que le défendeur n’invoque que peu de preuves à l’appui de ses dires, il tente de
démonter la position de la Bosnie par le seul raisonnement, par des mots. En cela, il n’est en
général guère convaincant, c’est le moins que l’on puisse dire. A plusieurs reprises, il s’appuie
entièrement sur un raisonnement a contrario. Par exemple, le premier j our de ses plaidoiries, le
conseil du défendeur a déclaré considérer «que les actes d’accusation du TPIY peuvent être utilisés
comme arguments a contrario lorsque les allégations du demandeur n’y sont pas reprises» 27. Dans
la logique du défendeur, si la Chambre de pr emière instance du TPIY a reconnu telle ou telle
personne coupable de vingt-huit meurtres à Tropolnje, cela signifie qu’il ne peut pas y avoir eu plus
de vingt-huit meurtres dans cette ville 28, et si le procureur du TPIY allègue que les hommes de
27
Arkan ont tué quinze Musulmans et Croates de Bosn ie à Zvornik, c’est que pas un de plus n’a été
tué 29. Et si le TPIY n’a pas reconnu quelqu’un coupable de génocide, c’est qu’il est certain, selon
30
le défendeur, qu’il n’y a pas eu de génocide .
26Voir CR 1996/7, p. 8-21 (Brownlie) et CR 2006/16, p. 15-21. Voir également CR 2006/16, p. 31-33 par. 84-92
(Brownlie) et duplique, .77-579, par..2.3.1-3.2.3.9. Voir auss:i.50-153, p.0-51 et duplique,
par. 3.2.3.14-3.2.3.18 (p. 582-584); CR 2006/17, p. 17-18, par. 197-199 (Brownlie), répétition de la duplique, p. 587-588,
par. 3.2.3.29-3.2.3.31, par. 205-215, p. 20-22, répétition de la duplique p. 588-590, par. 3.2.3.33-3.2.3.40.
27CR 2006/12, p. 31, par. 40 (Obradović).
28
Ibid., p. 27, par. 22.
29
Ibid., p. 23-24, par. 10 (Obradović).
30CR 2006/18, p. 27-28, par. 90 (de Roux). - 20 -
39. Madame le président, en général, les avocats sont conscients des insuffisances du
raisonnement a contrario : si une chose n’est pas noire, la conclusion «elle est donc blanche» n’est
justifiée que s’il est certain que l’on n’a le choix qu’entre ces deux couleurs: dans tous les autres
cas, la réponse «elle est donc blanche» ne peut être exacte que par hasard. Cela semble valoir aussi
pour bon nombre des conclusions tirées par le défend eur : si elles sont exactes, c’est purement par
hasard. Il est évident qu’une telle approche n’es t pas suffisante dans une affaire judiciaire, et
encore moins lorsque les enjeux sont aussi importants qu’ils le sont en l’espèce.
40. De ce point de vue, nous avons vraiment touché le fond lorsque le défendeur a fait
connaître à la Cour la logique qu’il entendait suiv re concernant la perpétration du génocide:
M. Cvetković, qui a affirmé que le défendeur n’était pas coupable de génocide, a expliqué ⎯ en
prenant pour preuves l’holocau ste et le génocide rwandais ⎯ qu’un vrai génocide commence
toujours «juste à côté». Et puisque de nombreux Musulmans habitaient à Belgrade, et qu’on ne
leur a rien fait, et que de nombreux autres Musu lmans habitaient dans la région de Sandžak, et
qu’on ne leur a rien fait non plus, il est tout simplement impossible, soutient M. Cvetkovi ć, que la
Serbie-et-Monténégro ait commis des actes cons titutifs d’un génocide contre des Musulmans
vivant à l’étranger 31. Même sans parler du fait que, en disant cela, il a oublié le sort des
Musulmans du Kosovo en 1998-1999 et présenté faussement celui des Musulmans de Sandžak, qui
ne sont pas restés indemnes ⎯ comme l’ont confirmé le centre de droit humanitaire de Belgrade et
Amnesty International: ils ont bel et bien été victimes d’agressions, d’enlèvements, de tortures et
de nettoyage ethnique 32 ⎯, il n’y a aucune logique dans ce mode de raisonnement, qui déforme
insidieusement les questions en cause. Ce type de raisonnement, Madame le président, ne peut en
aucun cas constituer une réfutation sérieuse de nos allégations qui, elles, sont très sérieuses.
31
CR 2006/20, p. 55-56, par. 66-71 (Cvetković).
32
Voir Bukovica (centre du droit humanitaire, Belgrade),
www.hlc.org.yu/storage/docs/2b3erbd4b25a6fd8d77214c2a37c2742.pdf; Amnesty International, «Still seeking justice in
the Sandzak», EUR 70/005/2003, 1 février 2003,
www.web.amnesty.org/library/Index/ENGEUR700052003?open&of=ENG-YUG - 21 -
28 41. Au cours des audiences qui vont suivre, nous ferons de notre mieux pour réfuter
efficacement tout ce qui a été déclaré par le défendeur lors du premier tour de plaidoiries. Ce
faisant, nous nous efforcerons de nous appuyer le moins possible sur des sources qui n’ont pas déjà
été invoquées. Cependant, chaque fois que pour réfuter la position du défendeur le mieux sera
d’invoquer des sources non encore mentionnées, nous ne manquerons certainement pas de le faire.
Transcriptions sténographiques et comptes rendus du CSD
42. Madame le président, permettez-moi de revenir à présent sur la question des rapports du
Conseil suprême de la défense (CDS). Nous allons parfois devoir citer ces rapports, et en
particulier les transcriptions sténographiques des réunions du CSD. Nous savons que le défendeur,
dans cette affaire, a abandonné sa tactique de contre-offensive pour une sorte de jeu de cache-cache
dont le but est d’empêcher la Cour de rendre un arrêt sur le fond. Nous savons également que le
défendeur cache des documents qui présentent un grand intérêt pour cette affaire, d’abord en
faisant en sorte que le TPIY ne les rende pas pu blics dans leur intégralité, ensuite en ne les
fournissant pas à la Cour. Nous avons communiqué à la Cour, par notre lettre du
28décembre2005, des passages d’un article de presse détaillé révélant que l’opposition du
défendeur à la publication de ces documents par le TPIY est motivée pa r les intérêts de la
Serbie-et-Monténégro dans la présente affaire. Nous savons que M. Djerić a plaidé devant le TPIY
pour le défendeur et qu’il a certainement i nvoqué la présente affaire comme la raison ⎯ ou du
moins l’une des raisons ⎯ pour laquelle le défendeur avait des objections impérieuses à la
divulgation de ces documents. Comme le défe ndeur n’a pas jugé bon de communiquer les
documents en question à la Cour, nous demandons publiquement à M.Djeri ć de nier ou de
confirmer son rôle et le contenu de sa plaidoirie devant le TPIY. Sa réponse, que nous pouvons
raisonnablement attendre dans le cadre du second tour de plaidoiries, sera publique et par
conséquent, enfin, vérifiable.
43. Manifestement, à ce stade, nous ne pouvons parler que des passages lisibles des
comptes rendus. Nous sommes vraiment engagés dans un combat dans lequel l’une des Parties, la
Bosnie-Herzégovine, a les mains liées dans le dos alors que l’autre, la Serbie-et-Monténégro, jouit
d’une totale liberté de mouvement. - 22 -
29 44. En d’autres termes, la Bosnie-Herzégovine ne peut pas apprécier ces passages lisibles en
les replaçant dans le contexte du document tout entier, ni dans le contexte plus large de la série des
réunions du CSD et de la nature de ces réunions. Le défendeur, pour sa part, n’a pas ce handicap :
c’est lui qui a expurgé les documents. A l’éviden ce, il a en sa possession tous les documents du
CSD et, s’il a expressément fait valoir devant le TPIY que ces documents ne devaient pas être
rendus publics, c’est parce qu’ils nuiraient à sa caus e devant la Cour internationale de Justice.
Quelles que soient les conclusions à tirer de cette attitude, il est clair que la Serbie-et-Monténégro
ne devrait pas être autorisée à répondre aux positions que nous avons prises en nous fondant sur des
documents du CSD partiellement illisibles, puisque caviardés. Je veux dire que la
Serbie-et-Monténégro ne devra it pas être autorisée à nous répondre lorsque nous citons les
documents expurgés si elle ne communique pas en même temps au demandeur et à la Cour le texte
complet et non expurgé de tous les rapports sténographiques et de tous les comptes rendus du CSD.
Sinon, la Serbie-et-Monténégro aurait un avantage co nsidérable sur la Bosnie-Herzégovine en ce
qui concerne ces documents sur lesquels, apparemment, et certainement aux yeux du défendeur,
toute cette affaire peut se jouer. Nous demandons expressément à la Cour de donner au défendeur
les instructions correspondantes.
Observations finales
45. Madame le président, Messieurs de la Cour, ces plaidoiries viennent à la fin d’une
procédure passablement longue. Comme c’est habituellement le cas, elles sont censées être
exclusivement axées sur le fond de l’affaire. N ous ne nous cachons pas, cependant, qu’un débat
sur la compétence est devenu inévitable et nous ferons bien entendu connaître à la Cour notre point
de vue sur cette question. Nous allons la tra iter sérieusement, nous consacrerons beaucoup de
temps à expliquer la position de la Bosnie et à démontrer à la Cour que, quelle que soit la façon
dont on décide de la considérer, cette question ne do it pas être décisive pour l’issue de l’affaire.
Nous avons prévu de plaider sur les questions de compétence vendredi, et lundi prochain. Les
audiences suivantes seront consacrées à l’argumentation de la Bosnie sur le fond. - 23 -
30 46. Madame le président, voilà qui conclut ma première plaidoirie pour cette audience. Je
vais maintenant poursuivre mon résumé de notre ar gumentation sur les faits, eu égard à ce qu’a dit
le défendeur pendant le premier tour.
A RGUMENTATION DE LA B OSNIE -H ERZEGOVINE SUR LES FAITS
Introduction
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, nous présentons bien évidemment dans nos
écritures et nos plaidoiries les faits et le droit te ls qu’ils ont été vécus, analysés, évalués et perçus
par la Bosnie-Herzégovine. En même temps, l’ équipe juridique de la Bosnie a reçu pour
instruction de toujours veiller à mener à bien satâche de manière aussi impartiale que possible
⎯ nouvelle confirmation du souhait sincère de la Bo snie de faire toute la lumière sur les horreurs
que ce pays a connues. Ces horreurs n’ont pas dur é simplement la période allant de 1992 à 1995;
leurs séquelles sont omniprésentes depuis lors ⎯ elles sont palpables au jourd’hui encore. La
campagne génocide a radicalement bouleversé la structure même de la Bosnie-Herzégovine, et ce
bouleversement est l’un de ces dommages dont les ef fets continuent de se faire sentir fortement
jour après jour.
2. Nous nous sommes appliqués à présenter les événements de manière honnête et objective,
en nous interdisant tout effet de manche dans la présentation des faits et, à fortiori, du droit. Si
nous n’avons pas toujours su atteindre notre objectif, nous en demandons pardon à quiconque a pu
se sentir blessé.
3. Nous nous sommes en outre toujours employ és à soumettre l’intégralité des documents et
pièces dont nous avions l’intention de n’utiliser que des extraits, citations ou passages particuliers
⎯ d’abord parce que la justice nous impose, consid érons-nous, de croiser le fer juridique en toute
transparence; ensuite, parce que nous entendions, bien évidemment, fournir au défendeur et à la
Cour un moyen réellement accessible de vérifier le contexte des éléments que nous avons utilisés.
4. Nous regrettons que ce souci n’ait pas toujours été compris et nous regrettons plus encore
le cynisme manifesté par le défendeur au sujet des séquences filmées que nous avons adressées à la
Cour pour les raisons que je viens d’exposer. M. Obradovi ć a, le 8 mars 2006, notamment indiqué
à la Cour qu’il trouvait «facile de conclure que la plupart de ces enregistrements [étaient] des - 24 -
créations … [, qu’ils] repos[aient] souvent sur des préjugés [et que,] surtout, beaucoup d’entre eux
[avaient] été faits pour faire vibrer la corde sensib le du public». Voilà qui ne constitue guère une
31 réfutation précise de la teneur de ces enre gistrements vidéo. En outre, M.Obradovi ć n’a
apparemment pas saisi les raisons pour lesquelles nous avons soumis à la Cour ⎯ et, d’ailleurs, au
défendeur ⎯ ces enregistrements dans leur intégralité.
5. Quoi qu’il en soit, et pour en venir à la question elle-même, il est opportun de noter, aux
fins du dossier, que le défendeur n’a pas nié que l’ensemble des séquences que nous avons
produites ici, en audience publique, illustrent fidèlement l’objet même de notre démonstration.
6. Le défendeur n’a fait qu’une exception, une exception qui ne lui fait vraiment pas
honneur. Il s’agit de ce que M.Obradovi ć a dit à la Cour au sujet de la séquence montrant la
brutale exécution par les Scorpions, l’un des groupe s paramilitaires agissant sous la responsabilité
du défendeur, de sixjeunes Musulmans: «Il est évident», a affirmé M. Obradovi ć, «que le
demandeur a montré ces scènes à la Cour pour des raisons émotionnelles». En relisant cette phrase
devant vous ⎯«Il est évident que le demandeur a montré ces scènes à la Cour pour des raisons
émotionnelles» ⎯, j’ai encore peine à croire ⎯et pourtant je l’ai lue et relue! ⎯ j’ai peine à
admettre l’énormité de cette phrase. Comm ent concilier ce propos avec l’affirmation de
M. Stojanović, selon laquelle : «At no point do we seek to deny the sufferings of the victims, which
we cannot forget and have no wish to forget.» N’est-ce pas précisément ce que le conseil du
défendeur s’évertue à faire ⎯nier ce qui ne peut pas être nié et ne doit pas être nié? C’est
justement cette attitude de dénégation qui explique en partie notre présence devant la Cour ⎯ c’est
une des raisons qui nous a conduits à solliciter un arrêt qui mette enfin un terme à cette façon de
faire.
7. Et maintenant, pour répondre à l’observation de M.Obradovi ć: nous n’avons pas
d’images, et moins encore de séquences filmées, de l’exécution des sept à huit mille autres victimes
de Srebrenica. Mais nous savons tous que les au tres massacres auraient livré des images plus
horribles encore ⎯j’évoque les massacres du 13 juillet 1995 à Bratunac, sur la rivière Jadar, à
Nova Kasaba, dans la prairie de Sandici. Et de même l’exécution, le même jour, dans l’entrepôt de
Kravica d’un millier d’hommes mu sulmans, ou celle du 16juillet1995, à Branjevo, de - 25 -
mille deux cents autres hommes musulmans. J’évoque aussi les massacres commis à Potočari, dans
la vallée de la Cerska, à Orahovac, dans l’école de Petkovci, à Tisca ou dans le centre culturel de
Piličá.
8. Madame le président, nous ne sommes pas là pour faire du sensationnalisme. Nous avons
diffusé des images de ces massacres, parce qu’elles éclairent ⎯ ces images éclairent ⎯ la véritable
nature de ce que nous n’avions jusqu’alors expliqué qu’oralement ou par écrit. Nous voulions
seulement montrer la réalité, le vrai visage des faits. Nous avons également diffusé ces images
pour illustrer le caractère définitif de ces massacres ⎯leur caractère délibéré ⎯ nous les avons
diffusées pour les commentaires de leurs auteurs, qui, mieux que n’importe quelle autre preuve, ont
montré que ces garçons ont été tués parce qu’ils étaient musulmans. Nous avons diffusé ces
32
images parce qu’elles démontrent qu’il n’était nullement prévu d’appréhender, de placer en
détention pour ensuite, le cas échéant, poursuivre en justice ces jeunes hommes, dans l’hypothèse
où ils auraient commis un délit ⎯ hypothèse que rien, du reste, ne vient étayer.
9. Madame le président, il existe des m illiers d’images d’exhumations opérées sur les
charniers disséminés sur tout le territoire de la Bosnie, et ceux qui ont procédé à ces exhumations
⎯ les spécialistes ⎯ ont établi une distinction entre ce qu’ils ont appelé les fosses communes
initiales et les fosses secondaires. Les fosses «secondaires» sont celles dans lesquelles ont été
réensevelis les restes initialement inhumés dans les premières. Pourquoi réensevelis ? Réensevelis
dans le dessein de dissimuler l’existence de ces fosses communes. Réensevelis dans le dessein de
faire disparaître les traces de génocide. Et réensevelis au moyen d’une machinerie lourde de sorte
que la dépouille mortuaire a généralement été gr ossièrement coupée en plusieurs morceaux. Les
restes d’un même individu se trouvent donc enterr és souvent dans deux ou trois fosses secondaires
différentes. Sur beaucoup d’images disponibles, on voit que les victimes avaient les mains liées
derrière le dos. Les dépouilles ⎯ et on le voit sur les images ⎯ présentent des impacts de balles,
généralement à l’arrière du crâne ou dans le dos. Nous vous épargnons ces images, parce que vous
en avez vu suffisamment pour parfaitement saisir ce que nous entendons en l’espèce par massacres.
OMbr.0d.ovi ć a conclu son très regrettable propos sur cette séquence vidéo en affirmant
purement et simplement que les Scorpions, auteurs de ce crime, n’étaient «[s]elon les documents
dont dispos[ait la] délégation [de la Serbie-et-Mont énégro]…membres, ni de la police serbe, ni - 26 -
33
d’aucune autre formation de Serbie-et-Monténégro» . Une dénégation qu’il étaye uniquement en
affirmant que les documents dont disposent les re présentants du défendeur ne contiennent aucune
information décisive sur l’existence de docu ments pertinents qui seraient disponibles,
⎯ dénégation qui ne saurait, de toute évidence, être jugée concluante. Et certainement pas lorsque,
comme c’est le cas en l’espèce, les éléments à l’appui de la position démentie sont on ne peut plus
clairs: le défendeur ne le sait que trop bien, puisque c’est son propre ministère public qui détient
tous les dossiers pertinents.
11. Le défendeur n’a pas nié que plusieurs membres armés des Scorpions en instance de
jugement à Belgrade ont plaidé coupable. Notons, là encore, que ces soldats n’ont été poursuivis
qu’après la tempête de protestations déclenchée, au niveau international, par la diffusion de ces
33 séquences vidéo. L’existence de celles-ci était connue de Belgrade depuis des années ⎯ mais,
pendant tout ce temps, les autorités n’ont, à l’ évidence, pas éprouvé le besoin d’engager des
poursuites. Pas plus qu’elles n’ont, à ce jour encore , éprouvé le besoin d’en engager à l’encontre
du commandant des Scorpions. Les raisons de ce choix relèvent de la conjecture.
12. En tout état de cause, le procureur du TPIY a jugé les éléments de preuve suffisamment
importants pour modifier l’acte d’accusation contre JovicaStanisi ć et FrankoSimatovi ć, les deux
hommes dont nous avons parlé. Ces deux individu s exerçaient d’importantes fonctions au sein du
ministère de l’intérieur à Belgrade. La Chambre de première instance a, très récemment, décidé de
ne pas retenir la partie de l’ amendement apporté à l’acte d’acc usation concernant les attaques
contre Srebrenica en tant que telles, pour respecter les règles de la procédure pénale mais elle n’en
a pas moins confirmé l’amendement pour ce qui concernait l’exécution par les Scorpions des six
jeunes gens ⎯ ce crime que nous avons pu suivre à l’écran dans la grande salle de justice 34. L’acte
d’accusation indique ceci :
«62. Les forces serbes de Bosnie ont ensuite réparti les prisonniers musulmans
de Bosnie entre différentes unités serbes et serbes de Bosnie chargées de les exécuter.
Un bus rempli de prisonniers s’est rendu ju squ’au camp des Scorpions, à Treskavica,
33CR 2006/12, p. 42, par. 80 (Obradović).
34
«Hague clears ex-Serbian security officials of ebrenica charges» [LaHaye abandonne les poursuites
engagées contre d’anciens responsables de la sécurité serbe pour les actes commis à Srebrenica], agence de presse FoNet
(Belgrade), BBC Monitoring Newsfile, 14 avril 2006. Voiraussi, «Ex-Geheimpolizeichefs von Srebrenica-Anklagepunkt
befreit» [l’ex-dirigeant de la police secrète n’aura pas à répondre d’actes commis à Srebrenica], der Standard (Autriche),
14 avril 2006, disponible sur le site suivant : http ://derstandard.at/ ?url=/ ?id=2415414. - 27 -
et des membres de ce groupe en ont fait descendre une quinzaine d’hommes pour les
exécuter. Six d’entre eux ont été conduits en camion dans une zone rurale isolée, à
plusieurs kilomètres du camp. Les Scorpions les ont abattus par balles, au
commandement de Slobodan Medi (également connu sous le nom de Bo ča). Ce
dernier a filmé les exécutions.» 35 [Traduction du Greffe.]
13. Pourquoi dis-je tout cela à la Cour? L’ on voit ici à l’Œuvre l’attit ude consistant à nier
l’enjeu même de l’affaire et, plus grave encore, consistant à nier le sort qui a réellement été celui
des Musulmans et des Croates de Bosnie-Herzégovine. Une attitude de dénégation qui, comme l’a
indiqué mon collègue Alain Pellet lors du premie r tour, animait le rassemblement estudiantin qui
s’est tenu à la faculté de droit de Belgrade 36. Les étudiants présents ont crié: «Karadzic,
Karadzic!» et les participants ont «affirmé avec insistance qu’aucun crime n’avait été commis à
Srebrenica et que les victimes étaient des soldats de «l’armée musulmane sacrifiés par
34
Alija Izetbegovic…»». De fait, la position adoptée devant la Cour par M. de Roux quand il a parlé
de Srebrenica ne diffère en rien, dans le principe, de celle de ces étudiants rassemblés à Belgrade 37.
Nous reviendrons bien sûr dans le courant de la semaine sur Srebrenica, mais la démarche que nous
évoquons ici est caractéristique de la façon de faire du défendeur. Façon de procéder déroutante à
plus d’un égard puisque aux dénégations générale s les plus péremptoires ne correspond quasiment
pas la moindre réfutation circonstanciée de faits précis.
14. Le défendeur préfèrera raconter une histoire, raconter plutôt que présenter ou récuser des
faits. Il énonce notamment quelques mantras ⎯«c’était une guerre civile», «les torts sont
partagés», «toutes les parties étaient victimes», «la faute incombe aux Serbes de Bosnie, pas à
nous» ⎯ des mantras qui, comme tous les mantras, misent, pour convaincre, sur la répétition plutôt
que sur l’argumentation.
Nous nous emploierons à répondre à ces mantra s, et nous attacherons à montrer à la Cour
que nos plaidoiries, au contraire de celles de la Se rbie-et-Monténégro, offrent un reflet fidèle des
faits tels qu’ils se sont produits.
35TPIY, Le procureur c. Jovica Stanisić et Franko Simatović, affaire n IT-03-69, par. 59 et 62.
36
CR 2006/11, p. 40, par. 28 (Pellet).
37
CR 2006/18, p. 27, par. 67 (de Roux). - 28 -
L’historique
15. En présentant à la Cour certains aspects du contexte historique dans lequel s’inscrivent
les éléments clés de l’espèce, nous ne songions nullement à nous lancer dans un travail d’historien.
Nous avons bien fait remonter le concept de Grande Serbie à Garasanin et à son Nacertanije (son
38
plan) de 1844 , nous ne comptions pas pour autant étudier le cadre précis de ces écrits et ne nous
souciions guère de savoir que cette publication ne fut lue, comme nous l’a expliqué M.
39
Stojanović , que dans un cercle restreint (ce qui n’a, en soi, rien de surprenant dans la seconde
moitié du dix-neuvième siècle) ⎯lue seulement dans un cercle rest reint, nous dit-on donc, avant
d’être plus largement diffusée voici une centaine d’années. Nous voulions montrer que la
rhétorique de la Grande Serbie constituait l’une des clés permettant de comprendre les événements
de la seconde moitié des années quatre-vingt et de la décennie suivante, événements dont la
conséquence immédiate fut le nettoyage ethnique de 70 % du territoire de la Bosnie-Herzégovine.
Une campagne de nettoyage ethnique qui ⎯comme nous le plaidons ⎯ répond parfaitement aux
critères définis dans la convention sur le génocide.
16. Vue sous cet angle ⎯l’angle que nous adoptons ⎯, la longue narration dont nous a
gratifiés M.Stojanovi ć ⎯en y consacrant les six premières he ures de la plaidoirie du défendeur
sur le fond ⎯, ne répondait nullement à notre thèse. Qui plus est, ce récit n’était guère documenté
35 ni, de toute évidence, étayé par des sources vérifiables. A l’absence de telles sources s’ajoutaient
plusieurs erreurs graves, de sorte qu’une longue réfutation ne nous a pas paru s’imposer.
17. Nous n’avons jamais affirmé que Milošević ou les autres dirigeants serbes fondaient leur
propagande sur une version exacte de l’histoire de la Serbie et de ses héros. Nous nous sommes
contentés d’écouter leur discours, et avons abou ti à une analyse semblable à celle que nous ont
40 41
livrée, dans leurs ouvrages respectifs, Richard Holbrooke , Warren Zimmermann ,
Norman Cigar 42, Tim Judah , Adam LeBor 44ou Ed Vulliamy , entre autres. Telle a également
38 Requête introductive d’instance, 20 mars 1993, par. 24.
39 CR 2006/14, p. 12, par. 5 (Stojanović).
40
Richard Holbrooke, To end a war, Random House, New York, 1998, p. 22-24.
41 Warren Zimmerman, Origins of a catastrophe, Random House, 1996, p. 10-13, 120.
42 Norman Cigar, Genocide in Bosnia: the policy of “ethnic cleansing” , Texas A&M University Press, 1995,
p. 22-37.
43 Tim Judah, The Serbs: history, myth & the destruction of Yugoslavia, Yale University Press, New Haven et
Londres, 1997, notamment p. 158-160 et 308-310. - 29 -
été l’analyse du TPIY dans le tout premier jugement important qu’il a rendu en l’affaire Tadić 46.
Ces auteurs s’accordent tous à penser que la fin de l’ère communiste en ex-Yougoslavie a non
seulement créé les conditions de la dissolution de cet Etat, mais également incité les dirigeants
serbes de Belgrade à tenter de préserver leur au torité politique, territoriale et économique en jouant
la carte ethnique/nationaliste dans une optique jusqu’au-boutiste.
18. C’est ainsi que le prince serbe Lazar fut ressuscité six cents ans après la mémorable
défaite que les «Ottomans» lui ont infligée sur un champ de bataille du Kosovo. C’est ainsi que fut
ressuscitée la notion de «revanche» à prendre sur «les Turcs». C’est ainsi que l’on se remit à
cultiver la condition de victime chez les Serbes. Et c’est ainsi que l’on créa l’impression que les
Serbes s’apprêtaient à devenir, de nouveau, les vi ctimes d’un génocide. Nous avons exposé cette
analyse dans nos écritures puis, de nouveau, lors de notre premier tour de plaidoiries 4. L’analyse,
qui donnait notamment avec précision les sour ces pertinentes, n’a pas été réfutée par nos
contradicteurs.
19. Bien au contraire, en fait. M. deRoux a plus d’une fois indiqué, au nom du défendeur,
36 que celui-ci estimait compréhensible que les Serbes de Bosnie-Herzégovine se soient sentis
menacés, et il a évoqué leur histoire récente. Ainsi a-t-il affirmé, à propos du discours de haine
d’individus comme Radoslav Brđanin :
«These speeches by Bosnian Serbs were made in a situation of conflict that was
political first before becoming military. Admittedly they often go much too far!
Unfortunately, they reflect the situation ex isting in Bosnia and Herzegovina at the
time. As regards the speeches of Brdjanin cited by the Applicant, for which he was
convicted, and which were held to be incitements to persecution, it should be made
clear that Brdjanin was not convicted of ge nocide but of the crime of incitement to
persecution, which is not the same thing. I simply wish to stress that Brdjanin had
nothing to do with Serbia and Montenegro; he was a Bosnian Serb, born in Bosnia,
whose parents had been killed by Croat forc es during the Second World War. So
Brdjanin is a pure national48f Bosnia and Herzegovina, immersed in the unhappy
history of that country.»
44
Adam LeBor, Milosevic: a biography, Bloomsbury, 2002, p. 75-87.
45Ed Vulliamy, Seasons in hell: understanding Bosnia’s war, St. Martin’s Press, 1994, p. 42-55.
46TPIY, Le procureur c. Duško Tadić, affaire n IT-94-1, Chambre de première instance, jugement et opinion,
7 mai 1997, par. 72, 83, 88-89, 94.
47
CR 2006/2, p. 29-30, par. 3-8 (Van den Biesen).
48CR 2006/19, p. 38-39, par. 246 (de Roux). - 30 -
Et de poursuivre :
«Consequently the Serbs, possibly indeed wrongly, might well have felt
threatened if they were to become a simple minority in the new republic, the more so
because brutal ethnic cleansings were a long tradition in the Balkans, reaching a peak
during the Second World War, leaving a bad taste in the mouths of Serbs in Croatia
49
and Bosnia …»
L’agent du défendeur s’est exprimé dans le même sens, en affirmant ceci :
«This attitude of the Serbs (oppositi on to the secession of Bosnia and
Herzegovina), accompanied by fear, persuaded them to accept arms from anywhere …
The fact that there were weapons, souvenirs of the Second World War, in most houses
in Bosnia and Herzegovina should be mentioned. This was doubtless due to the
experience of50he Second World War, in which unarmed Serbs were an easy prey for
the Ustashi.»
Et, plus éloquemment encore :
«It was clear that there was very st rong international pressure and that
Yugoslavia would have to withdraw the Yugoslav national army from Bosnia and
Herzegovina. The risk that this withdraw al represented for the Bosnian Serbs was
51
obvious.»
20. Il est troublant, Madame le président, de constater que, lors même de nos audiences
auxquelles participent des juristes qui ont dit à la Cour quelle position ils avaient personnellement
adoptée pendant la période concernée et qui prétendent s’être toujours opposés aux politiques de
Milošević, on voit apparemment reproduire la propagande qui a conduit à un usage généralisé de la
force armée génocide ou, tout au moins, la justifier. Cela ressort encore plus clairement des propos
de M.de Roux, lorsqu’il parle de la répugnance compréhensible des Serbes de Bosnie à devenir
minoritaires en Bosnie-Herzégovine. Voici simplement deux exemples :
⎯ le 10 mars, l’agent du défendeur a indiqué :
37
«After the recognition of Bosnia and Herzegovina, the Serb population of the
country was reduced to the status of a na tional minority in their own country, where
they had been and lived for centuries as one of the three constituent peoples.… It is
difficult to imagine a situation in which a population becomes a national minority
within its own State. And yet that was the destiny of the Serbs of Bosnia and
Herzegovina. It cannot reasonably be denied that, in such an event, the population
concerned must have had a sense of enormo us disappointment and historical failure.
This failure could have been accepted, but its acceptance would have meant the
49CR 2006/19, p. 42, par. 255.
50CR 2006/15, p. 18, par. 143-144 (Stojanović).
51
Ibid., p. 19, par. 148. - 31 -
disappearance of the Serb population of Bosnia and Herzegovina… The change in the
status of the Serbs, from cons52tuent people to national minority, meant for them a loss
of their collective identity.»
⎯ le 15 mars, M.de Roux a dit: «It might be fe ared that the same would happen in Bosnia and
Herzegovina [as in Croatia] if the Serbs were reduced to being a simple minority.»
Là encore, Madame le président, le défendeur ne fait que répéter la propagande antérieure. Qui
menaçait les Serbes? Qui était à même de menacer les Serbes? Ce n’était sûrement pas les
Bosniaques, lesquels ⎯comme M.Karadzic l’a dit de manière si explicite devant l’Assemblée le
15 octobre 1991 ⎯ allaient être «anéantis». Pourquoi? Karadzic l’explique: parce qu’ils
53
n’auraient aucun moyen de se défendre . Toutefois, les faits ne corroborent pas les supputations
du défendeur au sujet de ce que pensaient les Serbes de Bosnie, supputations qui ne sont présentées
à la Cour que comme une justifica tion. Le raisonnement estle suivant: les Serbes de Bosnie
craignaient d’être désormais minoritaires, c’est pour quoi Belgrade leur a fourni toute une armée
pour qu’ils soient en mesure de nettoyer 70 % du terr itoire de la Bosnie et de le transformer en un
territoire serbe purifié qui pourrait ensuite être fusi onné avec le reste de la Serbie. De quel genre
de raisonnement s’agit-il là ?
21. Les faits pertinents sont les suivants : pour commencer, en Bosnie-Herzégovine, tous les
«peuples» étaient minoritaires, aucun d’entre eux ne constituait à lui seul une majorité absolue.
Comme nous l’avons déjà indiqué, la composition de la population de Bosnie était, d’après le
recensement de 1991, la suivante :
⎯ un peu plus de 43 % de Musulmans bosniaques,
⎯ 31 % de Serbes bosniaques,
⎯ 17 % de Croates bosniaques,
⎯ près de 8 % pour les autres catégories 54.
55
38 De plus, et c’est encore plus important, comme l’a reconnu M. Stojanović , la Bosnie-Herzégovine
était réellement mixte du point de vue ethnique et avait le plus fort taux de mariages mixtes. En
d’autres termes, l’ethnicité n’était pas, compte tenu de la composition de la Bosnie, un problème
52
CR 2006/15, p. 12, par. 120-122 (Stojanović).
53CR 2006/2, p. 34, par. 18 (Van den Biesen).
54
Ibid., p. 31, par. 9 (Van den Biesen).
55
CR 2006/14, p. 39, par. 90 (Stojanović). - 32 -
qui divisait l’opinion. L’idée que les Serbes deviennent minoritaires a été formulée à l’étranger
avant d’être évoquée dans le débat public en Bosnie.
22. Dans ce contexte, le défendeur a indiqué que les Serbes auraient perdu leur statut de
56
peuple constitutif de la Bosnie du fait de l’ accession de cette dernière à l’indépendance . Cela
n’est tout simplement pas vrai. Depuis la seconde guerre mondiale, les constitutions successives de
la République de Bosnie-Herzég ovine ont toujours reconnu troi s «peuples constitutifs»: les
Musulmans, les Serbes et les Croates.
23. Les Serbes ont continué d’être reconnus en tant que «peuple constitutif» jusqu’en
mars1994, date à laquelle ce statut a été re mplacé par la Constitution de la Fédération de
Bosnie-Herzégovine. A cette épo que, la présidence de la Bosn ie-Herzégovine comptait encore
deux membres serbes. Après la démission de Nikola Koljevi ć et Biljana Plavši ć, du SDS,
le7avril1992, les deux Serbes dont les noms figu raient à leur suite d’après le nombre de voix
recueillies aux élections, à savoir Mirko Pejanovi ć et Nenad Kecmanovi ć, furent nommés à leur
place. Ils étaient, bien entendu, membres d’au tres partis politiques. Le défendeur ne semble
toutefois considérer comme «Serbes» que les dirigeants du SDS.
24. Les Serbes n’étaient pas qualifiés de «peuple constitutif» dans la Constitution de la
Fédération de Bosnie-Herzégovine établie par les représentants du Gouvernement des Etats-Unis
dans le cadre des accords de Washington de mars 1994. Le statut leur a été restitué à l’annexe 4 de
57
l’accord de paix de Dayton signé en décembre 1995 . La Constitution de la Republika Srpska
continuait toutefois de ne reco nnaître que les Serbes comme pe uple constitutif, tandis que la
Constitution de la Fédération ne reconnaissait que les Croates et les Bosnia ques. En 1998, c’est
Alija Izetbegović ⎯que le défendeur présente, d’après ce qu’il en a dit précédemment par écrit,
comme le partisan d’un Etat islamique, mais dont le bilan acquis dans ses fonctions officielles ne
fait que démontrer le contraire et prouve que c’ est un fervent défenseur d’un Etat bosniaque
multiethnique et démocratique ⎯ c’est donc Alija Izetbegovi ć qui a saisi la Cour constitutionnelle
39 de Bosnie-Herzégovine pour impo ser l’emploi de l’expression «t rois peuples constitutifs» dans
56CR 2006/15, p. 12, par. 122 (Stojanović).
57NationsUnies, doc. A/50/790 et doc. S/1995/999, 30 novembre 1995, préambule, p. 59; annexe 4 à
l’accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine («accord de Dayton»), 21 novembre 1995. - 33 -
toutes les constitutions du pays. En juillet, ladite Cour s’est prononcée en faveur de la demande de
58
M. Izetbebović et, depuis, toutes les constitutions ont ét é revisées pour énon cer des dispositions
qui traduisent l’égalité des droits dont bénéficient tous les peuples constitutifs de
Bosnie-Herzégovine.
25. A l’époque, les Serbes n’avaient aucu ne raison de craindre les non-Serbes de
Bosnie-Herzégovine et, il convient de l’ajouter, le défendeur n’a produit aucun élément de preuve
en sens contraire. Dès lors, la justification qu i transparaît implicitement dans les plaidoiries du
défendeur est vraiment déplacée.
26. Nous ne devons pas oublier que c’est Milošević qui a dit :
«En ce qui concerne le peuple serbe, il veut vivre dans un seul Etat, ce pourquoi
le fait d’opérer un fractionnement en plusie urs Etats qui aurait pour effet de disperser
la population serbe et de la forcer à vivr e dans différents Etats souverains est à notre 59
avis inacceptable. C’est ⎯ [permettez-moi de le souligner] ⎯ hors de question.»
Il ne faut pas oublier non plus que c’est Karadžić qui a menacé d’anéantissement les Musulmans de
Bosnie-Herzégovine. L’histoire a montré ⎯et c’est au cŒur de la présente affaire ⎯ que ces
menaces étaient on ne peut plus sérieuses. Et elles ont effectivement été prises au sérieux par les
non-Serbes. C’est précisément par rapport à ces menaces qu’Izetbegovic, qui ne souhaitait pas
particulièrement que la Bosnie-Herzégovine devienne un Etat indépendant, a déclaré à
l’automne 1991 que la Bosnie n’au rait d’autre choix que de devenir indépendante si la Slovénie et
la Croatie devaient quitter la RFSY . Dans cette hypothèse, les Bosniaques deviendraient en effet
minoritaires au sein de la nouvelle Yougoslavie telle qu’elle était envisagée par Miloševi ć et ses
alliés: d’après le recensement de 1991, dans une Yougoslavie composée par la Serbie, le
Monténégro et la Bosnie-Herzégovine, la popula tion totale aurait avoisi né les douze millions cinq
60
cent mille personnes. D’après ce même recens ement, seuls 17,3% auraient été des Musulmans .
A la lumière de l’actualité, on savait ce que cela aurait signifié: la Serbie, c’est-à-dire Miloševi ć,
avait d’ores et déjà ⎯par des voies illicites devant le Parlement serbe ⎯ supprimé l’autonomie
58 er
Cour constitutionnelle de Bo snie-Herzégovine, affaire U 05-98, décision partielle III, 1juillet 2000.
Disponible en anglais à l’adresse www.ccbh.ba/?lang=en&page=decisions=byyear/2000.
59
CR 2006/23, p. 21 (Dannatt).
60Pour la Bosnie-Herzégovine: chiffres du recensement de 1991. Pour la Serbie: Annuaire statistique de la
Serbie, 2005 , disponible à l’adresse http://webrzs.statserb.sv.yu/axd/en/god.htm; pour le Monténégro: bureau
statistique du Monténégro à l’adresse http ://www.monstat.cg.yu/EngMeniGodisnjiPodaci.htm. - 34 -
relative de la Voïvodine et du Kosovo et Milošević avait déjà clairement menacé les Musulmans du
Kosovo. Voilà ce que l’actualité disait concrèteme nt aux Musulmans de Bosnie. Le massacre de
40 Vukovar, perpétré conjointement par la JNA et les paramilitaires de Belgrade, avait également déjà
eu lieu, ce qui montrait une fois de plus que les menaces devaient être prises au sérieux.
L’armement des Serbes de Bosnie par la JNA et le ministère serbe de l’intérieur de Belgrade
n’était, en outre, pas passé inaperçu, ce qui était une raison supplémentaire de prendre les menaces
au sérieux.
27. Dès lors, il n’y avait dans les faits aucune raison sérieuse pour les Serbes de se sentir
menacés. Une fois encore, présenter cela, dans le cadre de la présente affaire, comme un moyen de
défense, est tout à fait déplacé.
La guerre civile
28. L’un des arguments récurrents du défendeur, véritable mantra, se résume à «c’était une
guerre civile» et il est vrai que, Madame le prés ident, avec le temps, les caractéristiques d’une
guerre civile se sont manifestées. Il semblerait que, pour le défendeur, cette guerre civile doive
servir d’explication et de justification de la violence armée au c ours de la période 1992-1995. Cet
argument vise manifestement, non pas seulement à servir de justification, mais aussi à nier
l’existence d’une intention génocid e. La qualification de «guerre civile» a également pour objet
d’exclure ⎯ de manière apparemment automatique ⎯ que la République fédérale de Yougoslavie
ait eu quoi que ce soit à voir avec cela et, plus encore, que de quelconques violations puissent lui
être attribuées. Enfin, l’expression «guerre civile» est utilisée aussi pour soutenir qu’il est
impossible d’établir une quelconque distinction entr e militaires et civils. Ces diverses approches
n’aideront en rien le défendeur dans la mesu re où l’expression «guerre civile» ne change
absolument pas le fond ni l’objet de notre affaire.
29. Même si le défendeur était fondé à utilis er l’expression «guerre civile» comme un terme
générique, cela serait sans pertinence aux fins de notre affaire. En effet, en cas de guerre civile, il
est tout à fait concevable que le s parties commettent des violations de la convention sur le
génocide, et ce indépendamment de la qualification de guerre civile . D’ailleurs, en cas de guerre
civile, il est également tout à fait concevable que l’une seulement des parties belligérantes viole la - 35 -
convention sur le génocide et ce, une fois encore , indépendamment de la qualification de guerre
civile.
30. Pour nous, quelle que soit l’étiquette adoptée, c’est la Partie serbe, au sein de laquelle le
défendeur a joué un rôle primordial, qui a régulièrement agi en violation de la convention sur le
génocide en mettant en Œuvre sa politique de créat ion d’une Grande Serbie. Cette politique n’était
pas un simple idéal ou un rêve utopique. Si tel avait été le cas, nul démocrate n’aurait formulé la
moindre objection à ce que ce rêve soit imaginé ou à ce que soit menée une campagne politique
destinée à mobiliser des partisans en sa faveur. En l’espèce, il ne s’agit toutefois pas d’un rêve. La
41 politique de la Grande Serbie était en réalité une feuille de route qui mène à «la nouvelle
Yougoslavie» en raison de la sécession inévitable et d’ailleurs prévue de la Slovénie et de la
Croatie. La voie tracée dès le début faisait appe l à la force armée et ce recours était prévu de
manière explicite. La voie tracée a rapi dement révélé, tout d’abord en Croatie ⎯ à Vukovar ⎯,
qu’elle passait par le nettoyage ethnique des n on-Serbes qui entraveraient la réalisation de
l’objectif, c’est-à-dire la créati on d’une Grande Serbie. La voie tracée en Bosnie-Herzégovine a
consisté à adopter les six objectifs stratégiques, dont le premier revenait à séparer des «peuples»
61
définis selon un critère ethnique .
31. Les parties non serbes de la population bosniaque n’ont jamais eu ce type de politique et
n’ont jamais envisagé de cette manière l’avenir de la Bosnie-Herzégovine. Le Gouvernement de la
Bosnie-Herzégovine n’a jamais adopté de politique visant à diviser la population mixte et a encore
moins mis en Œuvre une telle politique par des moyens clairement génocides.
32. Dès lors, l’optique de la guerre civile est en tout état de cause sans pertinence aux fins de
la présente affaire. En même temps, parler de «guerre civile» comme le fait le défendeur n’est
absolument pas étayé par les faits. Il faudrait en effet que toutes les parties concernées aient eu
l’intention de prendre les armes les unes contre les autres. Pour ce qui est des «parties», le
défendeur préfère les définir en termes ethnique s, ce qui est en soi fort révélateur, mais ⎯ comme
nous le verrons ultérieurement ⎯ absolument faux.
61CR 2006/4, p. 18-19, par. 36-37 (Karagiannakis). - 36 -
33. Le défendeur souligne qu’il s’est constitué des partis politiques «nationalistes» en
Bosnie-Herzégovine et semble donner à entendre que, en soi, ce mouvement menait à une guerre
civile62. Sur quoi se fonde cette affirmation ? Il est bien évident que le défendeur ne l’indique pas,
pour la simple et bonne raison que cette affirmation n’est pas fondée. De toute façon, le défendeur
ne tient aucun compte ici du fait que la Bosnie -Herzégovine était, à cette époque, une nouvelle
démocratie en train de se mettre en place. La main de fer du parti communiste ne s’était relâchée
que depuis peu et il n’y a absolument rien d’étrange à voir se créer, dans de nouvelles démocraties,
des partis politiques reposant sur des bases religieuse s. En revanche, il est tout à fait exceptionnel
que cela conduise à une guerre civile et encore plus inhabituel qu’il en résulte un génocide.
34. Il faut toutefois noter que Karadži ć a été, depuis les tout pr emiers jours, en relation
42 étroite avec SlobodanMiloševi ć. Comme nous l’avons souligné, Milan Babi ć, le chef du parti
démocratique serbe en Croatie (le SDS) ⎯le parti politique dans lequel les Serbes de la Kraïna
croate étaient organisés ⎯ faisait également partie de cette association.
35. Nous avons signalé à la Cour que Miloševi ć, Babić et Karadžić s’étaient vus ensemble à
Belgrade 63. Dans l’affaire instruite au TPIY contre Miloševi ć, c’est la déposition de M.Babi ć
lui-même qui a révélé l’existence de cette réunion. Dans la décision de la Chambre de première
instance relative à la demande d’acquittement en l’affaire Milošević, les conclusions des juges se
lisent comme suit :
«En juillet 1991, M.Babi ć, Radovan Karadži ć et l’accusé [Miloševi ć] ont eu
une conversation au cours de laquelle Radovan Karadži ć a déclaré qu’il repousserait
les Musulmans dans les vallées afin de relie r entre eux tous les territoires serbes de
Bosnie-Herzégovine. L’accusé a averti M. Babi ć de ne pas «se mettre en travers de la
route de Radovan».» 64 [Traduction du Greffe.]
M. Brownlie a dit à la Cour ce qu’il pense de ce passage de la décision qu ’il qualifie de «résumé
fort tendancieux d’une longue série d’échanges consignés dans le compte rendu de la déposition de
65
M. Babić» . Et il reproche à mon collègue, M. Franck, d’utiliser cette décision. Pour démontrer à
62CR 2006/14, p. 15, par. 14; p. 39-40, par. 91-92 (Stojanovi ć); CR 2006/15, p. 18, par. 143; p. 42-43, par. 207
(Stojanović).
63CR 2006/3, p. 36 (Franck).
64 o
TPIY, Le procureur c. Slobodan Milosevi ć, affaire n IT-02-54, décision de la Chambre de première instance
relative à la demande d’acquittement, 16 juin 2004, par. 253.
65CR 2006/17, p. 40, par. 291 (Brownlie). - 37 -
la Cour qu’il a raison, je parle de M. Brownlie, celui-ci a présenté, dans le dossier de plaidoirie,
deux pages du compte rendu de la déposition de M. Babi ć et proposé à la Cour de juger elle-même
pourquoi il a raison ⎯ pourquoi il a raison de penser que les juges du Tribunal étaient «partiaux».
Madame le président, voilà une manière singulière de plaider, qui le devient plus encore lorsqu’on
examine les documents fournis par le défendeur. Voici ce qu’a déclaré le témoin :
«Karadži ć a dit: qu’il tenait Alija Izetbegovic dans sa poche; qu’il pouvait lui
régler son compte quand il voulait, mais que le moment n’était pas encore venu de le
faire pour qu’on ne puisse pas le reproche r aux Serbes; qu’il vaudrait mieux attendre
qu’Izetbegovic commette la première erre ur politique, c’est alors que les comptes
pourront être réglés et que les Musulmans seront expulsés ou entassés dans les vallées
et qu’il [Karadžić] reliera entre eux tous les territo ires serbes de Bosnie-Herzégovine;
mais il a dit qu’il n’était pas sûr de leur prendre Zenica.»
Puis, le procureur a demandé à Babi ć comment Milošević avait réagi à ce commentaire. Voici ce
que Babić a répondu : «Il a dit que je ne devais pas être entêté et me mettre en travers de la route de
66
Radovan.» Apparemment, Milošević n’a pas réagi en s’opposant aux menaces de Karadžić disant
vouloir expulser «les Musulmans» ou les entasser dans les vallées. Apparemment, Miloševi ć n’a
43 pas désapprouvé le plan de Karadži ć consistant à relier entre eux to us les territoires serbes en
Bosnie-Herzégovine. Tout cela s’est effectivement passé ⎯ tout ce que Karadžić avait annoncé est
effectivement arrivé ⎯ et nous en avons pris connaissance sous le nom de «nettoyage ethnique». Il
est bien évident que Miloševi ć ne s’y est pas opposé car il s’agissait de sa propre politique, une
politique qui, pendant cette réunion de juillet 1991, a été au cŒur du sujet, non pas sur le plan des
principes, mais seulement de la mise en Œuvre.
36. Ainsi, la création de partis politiques ne vient donc pas étayer la thèse de la «guerre
civile» soutenue par le défendeur. En même temps, la relation étroite entre les trois parties serbes
était certainement cruciale, elle était certainement importante pour l’opération conjointe visant à
créer la Grande Serbie.
37. Nous avons démontré que Miloševi ć avait envoyé son ministre adjoint de l’intérieur,
Mihalj Kertes, de Belgrade en Bosnie pour veille r à ce qu’il soit distribué des armes aux Serbes 67.
Nous avons démontré comment la JNA a fait de même et a utilisé à cette fin le parti serbe de
66Dossier de plaidoirie, 13 mars 2006, p. 4.
67CR 2006/2, p. 32, par. 13 (Van den Biesen). - 38 -
Bosnie, le SDS 68. Le défendeur ne l’a pas contesté, même si ces faits ébranlent sa thèse de la
«guerre civile», mais il a répondu. Il s’est contenté de changer de litanie, invoquant alors un autre
mantra: «toutes les parties ont fait la même chos e», et il a souligné que «les Musulmans» avaient
69
leur ligue patriotique .
38. Eh bien, la ligue patriotique a effectivem ent été créée, mais elle ne l’a été que pour
répondre à l’armement des Serbes de Bosnie, qui a commencé, comme nous l’avons vu, au plus
tard en avril1991. La ligue patriotique avait ⎯comme le SDA ⎯ un programme visant à
sauvegarder la Bosnie-Herzégovine. Ce programme prévoyait notamment ceci :
«La Bosnie-Herzégovine est la patrie des Musulmans, des Serbes, des Croates
et de tous les citoyens qui y vivent, elle ne peut être divisée en raison de sa mixité
ethnique; ces hommes ont vécu ensemble pendant des siècles et diviser la
Bosnie-Herzégovine coûterait par conséquent la vie à des milliers de personnes. Nous
appelons donc tous les Musulmans, tous les Serbes, tous les Croates et tous70es
citoyens de Bosnie-Herzégovine à défendre leur patrie, la Bosnie-Herzégovine.»
Le programme était donc effectivement patriotique ⎯c’est bien ce qu’il était ⎯ et visait à
incorporer tous les «peuples» de Bosnie.
44 39. La ligue patriotique n’a pas été très effi cace sur le plan militaire, ce qui démontre que
dire que «toutes les parties» se valaient dans ce cas est tout simplement faux. Les Bosniaques
n’avaient pas la JNA pour les épauler et leur four nir des armes. Les Bosniaques n’avaient pas le
MUP de Belgrade qui aurait été chargé de leur distribuer des armes. Le TPIY l’a confirmé dans le
jugement rendu par la chambre de première instance en l’affaire Brdjanin :
«Toutefois, l’action menée par les Musu lmans de Bosnie pour se procurer et
distribuer des armes était loin de donner d’aussi bons résultats que l’action des Serbes
de Bosnie, et ce, tant en ce qui concerne le nombre des armes que leur qualité. C’était
en partie dû au fait que les Musulmans de Bosnie se sont procuré leurs armes le plus
souvent à titre individuel. Certains ont acqui s des armes auprès de Serbes de Bosnie
qui revenaient du front en Croatie. A plusieurs reprises, des Musulmans de Bosnie qui
avaient acheté des armes de cette manière ont été identifiés, puis arrêtés. De même, la
population croate de Bosnie a beaucoup moins bien réussi à s’armer que les Serbes de
Bosnie.» 71 [Traduction du Greffe.]
68CR 2006/4, p. 12-14, par. 10-17 (Karagiannakis).
69
CR 2006/15, p. 21-25, par. 153-163 (Stojanović); CR 2006/19, p. 45-46, par. 267 (de Roux).
70
Vahid Karaveli ć, Agresija na Bosnu i Hercegovinu, Sjeveroistocna Bosna 1991-1992 [L’agression de la
Bosnie-Herzégovine, nord-est de la Bosnie, 1991-1992], Institut za istrazivanje zlocina protiv covjecnosti i
medjunarodnog prava, Sarajevo, 2004, p. 195-196.
71TPIY, Le procureur c. Radoslav Brdjanin , affaire n IT-99-36, Chambre de première instance, jugement,
1 septembre 2004, par. 89. - 39 -
L’armement de la ligue patriotique se composait de pistolets et de vieux fusils et, seulement de
manière occasionnelle, d’armes modernes. Elles se sont toutes révélées complètement inutiles face
aux armes nombreuses et modernes de la JNA.
40. Une autre raison pour laquelle les armes faisaient défaut à la ligue patriotique tient au fait
que les non-Serbes avaient déjà été désarmés ⎯ils avaient été désarmés ⎯ dans toutes les
municipalités où les Serbes étaient majoritaires. Le TPIY l’a également confirmé, constatant que
c’était un fait dans plusieurs décisions; le TPIY dit ceci :
«avant que le conflit en Bosnie-Herzégovine n’éclate véritablement … [p]endant toute
l’année1991, la JNA avait fourni à la popul ation serbe armes et équipements, tandis
qu’elle démantelait et désarmait les unités lo cale72de la TO dans les régions où les
Croates et les Musulmans étaient majoritaires» .
Et :
«Plus tard encore, dans la seconde moit ié de 1991, des unité s militaires furent
constituées [par la JNA] dans les villages serbes de Bosnie-Herzégovine et ravitaillées
en armes et en uniformes… Dans le même temps, la JNA démantela les unités de la
défense territoriale dans les zones à prédominance croate ou musulmane. Dans son
livre, le général Kadijevi ć explique comment on «utilisa naturellement la défense
territoriale des zones serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, de concert avec la
JNA», pour paralyser la défense territori ale là où elle pouvait servir d’embryon
d’armée aux républiques sécessionnistes.»
«En tout état de cause, la défense te rritoriale de Bosnie-H erzégovine avait été
en partie neutralisée du fait des mesures prises par la JNA pour la désarmer. Il était
habituel que les armes de la défense territori ale soient stockées au niveau local, dans
les municipalités, mais, à la fin de 1991 et au début de 1992, la JNA avait retiré à la
défense territoriale le contrôle de tous les entrepôts d’armes locaux, en tout cas dans
45 les zones habitées par des Musulmans. Da ns ces zones, les unités locales de la
défense territoriale se sont retrouvées quasiment désarmées, tandis que les unités des 73
zones peuplées de Serbes, et elles seulement, furent substantiellement rééquipées.»
Ces faits ont été établis par la Chambre de prem ière instance du TPIY. Tout cela montre
indéniablement que le mantra consistant à dire «toutes les parties ont fait la même chose» ne trouve
pas de fondement dans la situation concrète sur le terrain.
72TPIY, Le procureur c. Zejnil Delali ć, Zdravko Mucuc, Hazim Deli ć etEzadLandžo(« Čelebići»), affaire
n IT-96-21, Chambre de première instance, jugement, 16 novembre 1998, par. 109.
73 o
TPIY, Le procureur c. Duško Tadić, affaire n IT-94-1, Chambre de première instance, jugement, 7 mai 1997,
par. 106-107. - 40 -
41. Nous avons démontré que les Serbes de Bosn ie avaient créé des structures parallèles en
Bosnie-Herzégovine : les «régions autonomes», les assemblées municipales serbes parallèles et les
74
«cellules de crise» locales. La JNA participa en permanence à ces cellules de crise . Le défendeur
ne l’a pas contesté.
42. Ce qu’il est convenu d’appeler les «autres parties» n’ont pas créé ces structures parallèles
et il est absolument certain que la JNA n’a participé à aucune sorte de «cellule de crise» des
Bosniaques, cellules de crise qui n’existaient même pas dans un premier temps. Il n’y a donc pas
égalité à cet égard. Nous avons démontré que la JNA a effectivement commencé, à Bijeljina, à
recourir à la violence armée en accord étroit avec des paramilitaires de Belgrade et que cet
événement a marqué le début de la campagne de nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine. La
partie adverse n’a fait que le contester timideme nt en disant que les chiffres que nous avons
avancés concernant les victimes de Bijeljina ét aient trop élevés , mais que des crimes avaient
effectivement été commis 75. A un autre moment, le défendeur a indiqué qu’il allait examiner ce qui
s’était passé dans un certain nomb re de régions et de municipalités, dont Bijeljina, mais il n’est
76
jamais revenu sur le sujet .
43. Madame le président, la Cour a rapp elé, dans son arrêt du 11 juillet 1996 sur les
exceptions préliminaires, que la Bosnie-Herzégovine avait accédé à l’indépendance le 6 mars 1992
(C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 612, par. 23). Le défendeur en convient 77. Donc, il va sans dire que la
JNA, qui ne recevait ses ordres que de Belgrade, agissait, à Bijeljina, en tant qu’agresseur. Comme
nous venons de le faire observer, la Partie adverse ne le conteste que timidement. La Partie adverse
n’a pas non plus nié que la JNA ait effectivement refusé de recevoir ses ordres du Gouvernement
78
bosniaque qui venait d’être constitué .
74 TPIY, Le procureur c. Duško Tadi ć, affaire n IT-94-1, Chambre de première instance, jugement, 7 mai 1997,
p. 17-18, par. 32
75 CR 2006/12, p. 43, par. 83 (Obradović)
76
CR 2006/18, p. 24, par. 56 (de Roux).
77 CR 2006/16, p. 32, par. 86 (Brownlie).
78 CR 2006/4, p. 25, par. 11 (Van den Biesen). - 41 -
46 44. Il importe de noter que, à compter du jour de l’indépendance de la Bosnie, à savoir le
6mars 1992, le Gouvernement bosniaque était le gouvernement d’un Etat indépendant. Nous
savons que, à l’époque, la partie serbe a refusé de le reconnaître. Mais le fait que le défendeur en
l’espèce a gardé la même position jusqu’à ce jour en dit long et c’est un fait inquiétant.
45. L’accord de paix de Dayton auquel le défe ndeur est également partie a établi la nouvelle
Constitution de la Bosnie-Herzégovine. Sous le titre «pérennité de la République», le
paragraphe 1 de l’article I de cette Constitution se lit comme suit :
«La République de Bosnie-Herzégovine, dont le nom officiel est dorénavant
«Bosnie-Herzégovine», conserve son existence légale d’Etat au regard du droit
international, avec sa structure interne modifiée comme en dispose la présente
79
Constitution et dans ses frontières internationalement reconnues actuelles.»
En d’autres termes, il est reconnu que, en vertu du droit international, la Bosnie-Herzégovine était
effectivement un Etat indépendant à compter du jour où la République de Bosnie-Herzégovine a été
créée, à savoir le 6 mars 1992. L’article V de l’accord-cadre général ⎯ et, encore une fois, le
défendeur est également partie à cette disposition ⎯ dispose : «Les parties notent avec satisfaction
et approuvent les arrangements co nclus concernant la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, tels
qu’énoncés à l’annexe4. Elles respecteront pl einement les engagements qui y figurent et en
encourageront l’application.» 80 Il est pour le moins étrange, et de toute façon illégitime, de la part
du défendeur d’ignorer totalement, aujourd’hui, ces réalités juridiques auxquelles il a adhéré en tant
que partie à l’accord de paix de Dayton.
46. Le défendeur fait fi de tout cela et préfère ré citer son mantra de la guerre civile. Il parle
d’une guerre civile trilatérale. M. Stojanović a évoqué «a civil war betw een the citizens of Bosnia
and Herzegovina belonging to the three main ethnic groups in order to occupy territory and
establish the boundaries of their respective entities» 81. M. Brownlie a déclaré qu’une «guerre civile
trilatérale éclata au sein de la Bosnie… Par ces trois parties, il faut en tendre les Musulmans, les
Croates et les Serbes de Bosnie.» 82 M.de Roux évoque une «civil war that erupted in a Bosnia
79Annexe 4 de l’accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine («accord de Dayton»),
21 novembre 1995, Nations Unies, doc. A/50/790 et doc. S/1995/999, 30 novembre 1995, p. 54.
80Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine («accord de Dayton»), 21 novembre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/790 et doc. S/1995/999, 30 novembre 1995, p. 3.
81
CR 2006/15, p. 29, par. 171 (Stojanović).
82
CR 2006/16, p. 32, par. 86 (Brownlie). - 42 -
47 which, while recognized by the international comm unity, comprised three peoples who no longer
wished to share a common destiny» 8. Mme Fauveau-Ivanovi ć a elle aussi qualif ié le conflit de
84
guerre civile , tandis que pour M. Varady, «[l]e confl it dont il s’agit était un conflit ethnique, les
lignes de front entre les belligérants suivaient des contours ethniques» 85.
47. Le défendeur précise en outre qui étaient les parties et parle de trois guerres : «une guerre
entre «Musulmans et Serbes», une guerre entr e «Musulmans et Croates» et une guerre «entre
86
Musulmans»» . Mais cela revient à rejeter purement et simplement l’existence d’une
Bosnie-Herzégovine indépendante ainsi que l’exis tence de son gouvernement. Cela montre en
même temps que, aujourd’hui encore, la préoccupation ⎯ voire l’obsession ⎯ du défendeur est de
présenter les choses uniquement d’un point de vue ethnique.
48. La vérité est que, tout au long de la période 1992-1995, le Gouvernement et l’armée de
Bosnie se sont efforcés de protéger les habitants de Bosnie-Herzégovine qui étaient menacés, sinon
tués, blessés, violés et chassés de leur foyer et de leur famille, et qu’ils ont continué à s’efforcer
d’empêcher la partie serbe d’exercer un contrôle illicite sur une vaste partie du territoire légitime de
la Bosnie. Cela ne cadre pas vraiment avec ce qu’affirme de façon infondée M. de Roux quand il
fait état d’une «civil war that erupted in a Bosn ia which, while recognize d by the international
community, comprised three peoples who no longer wished to share a common destiny». Les faits
montrent que ce refus de partager un destin commun ne valait que pour la partie serbe.
49. Etant donné que la JNA était une force armée bien entraînée et que l’armée de
Bosnie-Herzégovine était pratiquement inexistant e, la partie serbe, qui était l’agresseur ⎯ comme
le généralRose l’a confirmé 87 ⎯, a réussi à prendre une municipa lité après l’autre d’une manière
soigneusement organisée et planifiée.
83 CR 2006/19, p. 43, par. 261 (Roux).
84 CR 2006/20, p. 23, par. 2 (Fauveau-Ivanović).
85
CR 2006/12, p. 48, par. 1.13 (Varady).
86
CR 2006/15, p. 29-36, par. 173-188 (Stojanović).
87 CR 2006/26, p. 29-30 (Rose). - 43 -
50. N’oublions pas que, dans sa directive de décembre 1991 intitulée «Directive relative à
48 l’organisation et à l’activité de s institutions du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine dans des
circonstances exceptionnelles» 88, Karadžić classait les municipalités à forte population serbe dans
deux catégories, la «variante A» et la «vari ante B», la première visant les municipalités
majoritairement serbes et la seconde celles dans lesquelles les Serbes étaient minoritaires. Ce
document indiquait avec précision comment les Se rbes de Bosnie devaient s’emparer de ces
municipalités. N’oublions pas non plus que cette directive prévoyait l’entrée en activité des
structures parallèles et cellules de crise, qui étaient justement créées en prévision de ce moment.
Gardons enfin à l’esprit que la JNA était représentée dans chacune des cellules de crise. Donc, la
JNA a bel et bien participé à la planification et bel et bien participé à la mise en Œuvre du plan. Ils
ont tous pris part ensemble à cette entreprise, et ce fut toujours le cas. Tout cela, le défendeur ne
l’a jamais réellement contesté.
51. Pour la partie serbe, rien n’a vraiment cha ngé le 19 mai 1992, le jour où, à en croire le
défendeur, la JNA aurait achevé son retrait. Rien n’a changé non plus en ce qui concerne la
participation de paramilitaires de Belgrade, qui opéraient sous la responsabilité soit de la JNA, soit
du ministère serbe de l’intérieur.
52. Nous avons exposé le mode opératoire de cette prise des municipalités conquises l’une
89
après l’autre, ce à plusieurs reprises au cours des procédures écrite et orale . Le défendeur n’a pas
contesté ce mode opératoire en tant que tel. Sa seule réponse a été «toutes les parties ont fait la
même chose», ce qui ne constitue pas une vérita ble dénégation de toute façon, même si c’était
vrai ⎯ mais tel n’est en outre pas le cas, et le défe ndeur n’a même pas tenté de prouver ses dires.
Non content de ressasser ce mantra selon lequel «toutes les parties ont fait la même chose», le
défendeur s’est également mis à jongler avec les chiffres dans ce contexte. Nous reviendrons sur
cette question plus tard dans la semaine.
88CR 2006/2, p. 33, par. 15 (Van den Biesen).
89Ibid., p. 42-44, par. 45-55; CR 2006/6, p. 10-26 (Dauban); réplique, p. 68-76, par. 19-39 et chap. 5. - 44 -
53. En fait, on ne peut pas dire que les muni cipalités étaient prises l’une après l’autre pour
décrire ce qui s’est produit, car l’objectif n’était pas de soumet tre la population à un nouveau
régime. Pas du tout. Il ne s’agissait pas d’un e guerre classique de conquête territoriale. Le
véritable objectif s’est révélé comporter une intention génocide et est devenu manifeste dès que les
forces serbes conjointes ont pris le contrôle des municipalités.
54. L’objectif est devenu manifeste lors que, à Prijedor, les membres de l’élite
non serbe ⎯Croates de Bosnie et Bosniaques confondus ⎯ont été arrêtés et transférés dans des
camps dans lesquels ils ont été en permanence roués de coups, souvent à mort. Ils ont été
transférés dans des camps dans lesquels les femmes ont été violées, des camps dont les prisonniers,
49 faute de nourriture, devenaient squelettiques en l’es pace de trois ou quatre mois. L’objectif est
devenu manifeste quand, à Prijedor, les maisons des non-Serbes ont été incendiées les unes après
les autres, tandis que celles des Serbes ont été soigneusement épargnées.
55. L’objectif est devenu manifeste à Bijeljina, quand les paramilitaires d’Arkan venus de
Belgrade ont pris la ville, arrêté les notables qui n’ont jamais reparu par la suite, et quand ils se sont
emparé des biens de civils de Bosnie. Cela a dégénéré en brutalités, en meurtres et en détentions
arbitraires. Jusqu’à deux mille personnes on t été détenues dans le camp de Batkovi ć, où maintes
atrocités ont été commises et où pas moins de cent personnes sont mortes 90. L’objectif est devenu
manifeste à Zvornik lorsque des paramilitaires de Se rbie se sont emparés de la ville, aidés par des
tirs d’artillerie de la JNA venant du côté serbe de la rivière Drina et soutenus par des forces
terrestres de la JNA en Bosnie-Herzégovine. Des ci vils ont été tués et leur sang inondait les rues
au point que la jeep du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés dérapait. Il y avait
des camions bondés de cadavres de femmes, d’enfants et de personnes âgées 91.
56. L’objectif est devenu manifeste quand des paramilitaires de Serbie ont conduit de force
septhommes musulmans sans armes de Višegrad au bord de la rivière Drina et qu’ils les ont
alignés le long des rives pour les abattre de sang froid 92. L’objectif est devenu manifeste dans le
quartier de Mahala, à Višegrad, dans lequel un groupe de plus de soixante-dix femmes, enfants et
90CR 2006/6, p. 12-14, par. 7-9 (Dauban).
91Ibid., p. 15-16, par. 15-16 (Dauban).
92
CR 2006/6, p. 18, par. 25 (Dauban). - 45 -
vieillards musulmans a été conduit dans une maison et que ceux-ci ont été dépouillés de leurs
objets de valeur et enfermés dans une pièce. La maison a ensuite été incendiée et ceux qui ont tenté
d’en sortir se sont fait tirer dessus 9. L’objectif est devenu manifeste à Kori ćanske Stijene
lorsqu’un groupe de plus de deuxcents hommes détenus au camp de Trnopolje a été emmené; les
prisonniers ont été emmenés au bord d’un gouffr e et on leur a dit qu’ils allaient être
échangés ⎯des morts contre les morts et des vivants contre les vivants. On leur a ordonné de
s’agenouiller à terre, où ils ont commencé à pleurer et à supplier qu’on leur laisse la vie sauve
avant que les tirs commencent. Si les corps ne tombaient pas de la falaise, les soldats les
poussaient, et ils lançaient des grenades dans le gouffre pour s’assu rer qu’il n’y aurait aucun
94
50 survivant . L’objectif est devenu manifeste à Glog ova lorsque des habitants musulmans sans
armes ont été regroupés et abattus. D’autres habita nts ont reçu l’ordre de jeter les corps dans la
rivière puis de s’aligner sur la rive et ils ont été abattus: soixante-quatre civils ont été tués au
total95. L’objectif est devenu manifeste à Sarajevo lo rsqu’au moins seize civils ont été tués par un
tir au mortier alors qu’ils faisaient la queue pour acheter du pain dans le centre de la ville, en
mai 1992.
57. Tout cela constituait l’objec tif, il n’y avait rien d’accidentel : c’était l’intention. Cette
intention, c’est précisément celle que les rédacteurs de la convention sur le génocide avaient à
l’esprit lorsqu’ils mirent au point l’article II de la convention.
58. Appeler cela «une guerre territoriale», comm e les représentants du défendeur continuent
de le faire, Madame le président, c’est faire encore mieux que la langue de bois. Parler de «guerre
territoriale» pour qualifier une campagne clairement délibérée et clairement génocide de meurtres,
d’atteintes à l’intégrité physique et mentale, de vi ols, de transferts forcés, de nettoyage ethnique
d’un groupe bien défini sur les plans ethnique et religieux, cela passe les bornes de la plaidoirie
raisonnable et digne et cela relève clairement de la volonté d’égarer la Cour.
93CR 2006/6, p. 18, par. 25 (Dauban).
94 o
er TPIY, Le procureur c. Radoslav Brdjanin , affaire n IT-99-36, Chambre de première instance, jugement,
1 septembre 2004, par. 459-460.
95TPIY, Le procureur c. Miroslav Deronji ć, affaire n IT-02-61, Chambre de première instance, jugement,
30 mars 2004, par. 93-97. - 46 -
59. Dans la présente affaire, nous ne sommes pas face à une guerre territoriale, nous ne
sommes pas face à d’une guerre civile, nous ne sommes pas face à une guerre à armes égales. Ce
dont il est question ici, c’est d’une campagne de de struction clairement organisée, d’une campagne
dirigée contre les non-Serbes de Bosnie et d’ une destruction par le recours à une force armée
écrasante; il s’agit d’une campagne qui répond aux critères de la convention sur le génocide.
60. A supposer que quiconque doute encore du vé ritable objectif de la partie serbe, de sa
véritable intention, il se pose toujours la question de la destruction de ce qu’on appelle
généralement le patrimoine culturel des Croates de Bosnie et des Bosniaques. M.Riedlmayer a
brossé à la Cour un tableau impressionnant et lucide de l’ampleur inimaginable de cette destruction
manifestement bien planifiée et de son extension 96. En outre, il a concrètement démontré que cette
destruction n’était liée à aucun type de conflit. Le but de cette destruction était parfaitement clair :
elle visait manifestement à supprimer da ns l’âme et l’esprit les non-Serbes ⎯ c’est-à-dire les
Croates de Bosnie et les Bosniaques ⎯ elle visait à les supprimer da ns le territoire qui était alors
effectivement «nettoyé» et purifié.
61. Un territoire purifié pour devenir serbe, et purement serbe, un territoire à conserver alors
51
éternellement. Le fait de tenter de défendre et de conserver ce territoire revêtait effectivement les
caractéristiques d’une guerre territoriale. Une guer re axée sur le territoire, territoire sur lequel on
supprime délibérément, entièrement, d’une façon clairement organisée et planifiée à l’avance, toute
trace des groupes ethniquement définis comme croates de Bosnie et bosniaques par des moyens qui
sont énumérés à l’article II de la convention sur le génocide. Une guerre territoriale livrée par la
partie serbe avec l’intention manifeste de s’assurer que les Croates de Bosnie et les Bosniaques ne
seront plus jamais en mesure de se réinstaller dans les lieux où ils avaient leur foyer et leur berceau
depuis des siècles.
L’unité financière
62. Le dernier point que je voudrais traiter avant de conclure, Madame le président, est celui
de l’unité financière qui a été examiné par notre co nfrère Morten Torkildsen au premier tour. Ce
dernier a démontré à la Cour comment le projet de la Republika Srpska avait véritablement été
96CR 2006/22 (Riedlmayer). - 47 -
financé. Il a montré et expliqué comment l’ armée yougoslave avait continué d’employer, de
rémunérer et de promouvoir les officiers ⎯ le pilier ⎯des forces armées serbes de Bosnie.
Jusqu’en novembre 1993, ce financement s’inscrivait apparemment dans le prolongement de la
situation qui existait avant le prétendu retrait de la JNA, le 19 mai 1992. A partir de
novembre1993, il fut organisé par l’intermédiaire du 30 ecentre du personnel de l’armée
yougoslave. De même, Belgrade rémunérait les officiers de l’armée serbe de Kraïna par
l’intermédiaire du quarantième centre du personnel 97. Le défendeur n’a répondu à cela que de
manière superficielle, mais il ne l’a pas vraiment nié.
63. M.Torkildsen a également montré et dé montré, sur la base d’ éléments de preuve
disponibles, comment le budget de la Republika Srpska était couvert à plus de 90% par des
versements et par de prétendus crédits des autorités et des institutions monétaires de Belgrade 98. Le
défendeur ne l’a pas nié.
64. Qui plus est, nous avons montré et démontré à la Cour que la prétendue Banque nationale
de la Republika Srpska ⎯de même que la Banque nationale de la Republika Srpska
Krajina ⎯fonctionnait sous la houlette de la Banque nationale de Yougoslavie, qu’elle devait lui
52 soumettre son bilan annuel pour que celle-ci l’intè gre à son propre bilan «consolidé», et que les
gouverneurs des banques de la Republika Srpska comme de la Republika Srpska Krajina étaient
tenus d’assister aux réunions des autorités de la Banque nationale de Yougoslavie. Tout cela avait
été convenu dans un document que les trois parties av aient établi ensemble, document auquel nous
nous sommes référés expressément 99. Là encore, le défendeur ne l’a pas nié. M.Brownlie a
100
cependant indiqué que tout cela était parfaitement classique .
97CR 2006/9, p. 25-27, par. 7-13 (Torkildsen).
98Ibid., p. 30-31, par. 20 (Torkildsen).
99
Ibid., p. 44-48, par. 48-59 (Torkildsen).
100CR 2006/17, p. 27-28, par. 245-247 (Brownlie). - 48 -
65. Evidemment, tout cela ne peut pas être considéré comme parfaitement «classique»,
surtout dans le cadre particulier d’une campagne de nettoyage ethnique qui était menée en
Bosnie-Herzégovine alors que Belgrade ne cesse de nier y avoir participé. Nous reviendrons sur la
question de l’unité financière entre les trois entité s (la RFY, la Republika Srpska et la Republika
Srpska Krajina) à un stade ultérieur de nos plaidoiries.
Observations finales
66. Madame le président, Messieurs les juges, pendant le reste des plaidoiries de cette
semaine, nous développerons les faits tout en cont inuant de réfuter les po sitions adoptées par le
défendeur. Nous nous intéresserons aux faits pertinents et nous ne ferons pas appel à des mantras
pour brouiller le tableau. Nous suivrons exactement la même démarche à l’égard des questions
juridiques pertinentes pour replacer les faits da ns la bonne perspective. Je vous remercie
infiniment, Madame le président.
Le PRESIDENT: Merci beaucoup, Monsieur van den Biesen. Juste pour savoir clairement
où nous en sommes après les incidents inopinés de ce matin, la Cour doit-elle comprendre que vos
plaidoiries de la journée sont terminées, Monsieur van den Biesen ?
M. van den BIESEN: Eh bien, il se peut que vous me revoyiez dans l’après-midi, mais
M.Pellet parlera d’abord, après quoi j’aurai un au tre point à examiner et, si le temps le permet,
Mme Brigitte Stern prendra alors la parole.
53 Le PRESIDENT: Je vois. Merci beaucoup. L’audience reprendra à 15heures cet
après-midi.
L’audience est levée à 13 h 20.
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Traduction