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CR 2006/4 (traduction)
CR 2006/4 (translation)
Mardi 28 février 2006 à 15 heures
Tuesday 28 February 2006 at 3 p.m. - 2 -
10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Mme Karagiannakis, vous avez la parole.
Mme KARAGIANNAKIS :
P REPARATIFS POLITIQUES ET MILITAIRES
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, cet après-midi, je vais traiter devant vous de
la question des préparatifs politiques et militaires. Au cours de l’année allant jusqu’au mois
d’avril1991, date à laquelle les attaques cont re des non-Serbes ont co mmencé en Bosnie, les
organes de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, la RFSY, firent des préparatifs
politiques et militaires. En particulier, le président de la Serbie et d’autres hauts responsables de la
RFSY, y compris ceux de la JNA, le ministre serbe de l’intérieur et le ministre de l’intérieur de la
RFSY, ont assumé la direction politique, fourni les armes nécessaires, assuré la formation et le
financement des troupes pour la tempête de violence qui allait s’abattre sur la Bosnie.
A. Direction politique
2. Le but ultime du président de la Serbie et de ses complices serbes de la RFSY, y compris
les dirigeants serbes bosniaques, était de créer la Grande Serbie. Le pr ojet d’un Etat homogène,
ethniquement pur, formulé dans un contexte de populations mêlées envisageait nécessairement
l’exclusion des ethnies non serbes. Ce point fond amental repose sur les conclusions de nombreux
organes de l’Organisation des Nations Uni es et a été démontré dans notre réplique . Par exemple,
la commission d’experts de l’Organisation des Nations Unies a dit :
«En ce qui concerne les pratiques employées par les Serbes en
Bosnie-Herzégovine et en Croatie, l’expression «nettoyage ethnique» est fréquemment
utilisée pour décrire une politique inspirée par la doctrine de la «Grande Serbie».
Cette politique est mise en Œuvre par des Se rbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie
et par des sympathisants de la République fédérale de Yougosl avie... Elle repose
essentiellement sur l’exclusion ethnique et re ligieuse et la domination exercée par les
Serbes sur d’autres communautés dans certaines zones historiquement contestées.» 2
1
RBH, p. 328-345.
2Ibid., p. 330. - 3 -
3. Ainsi que l’a expliqué hier l’agent adjoin t, ce concept trouvait son origine à Belgrade.
Cette direction stratégique et politique était la première étape dans ce qui allait ensuite se
développer en un nettoyage ethnique à grande échelle de 70 % du territoire de la
Bosnie-Herzégovine.
11 4. Le fait que les Musulmans devaient être l’ objet d’un nettoyage ethnique en Bosnie a été
confirmé par un compte rendu d’une réunion tenue à Belgrade à l’initiative du président Milošević.
Les détails concernant la réunion ont été fournis par un des participants, Milan Babić. Celui-ci était
président de la région autonome serbe de la Krajina croate et est devenu par la suite le président de
la Republika Srpska Krajina, connue également sous le sigle de RSK. Il a plaidé coupable devant
le Tribunal de l’ex-Yougoslavie pour crimes contre l’humanité en raison du rôle qu’il a joué dans le
3
sort fait aux non-Serbes en RSK et a témoigné dans l’affaire Milošević . Babić représentait pour
les nationalistes serbes de la Krajina croate ce que Karadizi ć représentait pour les nationalistes
serbes de Bosnie : leur dirigeant politique.
5. La réunion en question s’est déroulée en juillet 1991, dans le bureau de Miloševi ć à
Belgrade. Karadžić et Babić y participaient. Au cours de la réunion, Karadži ć a expliqué ce qu’il
avait conçu pour les Musulmans de Bosnie. Karadžić a dit que les Musulmans seraient expulsés ou
entassés dans des vallées de fleuves et qu’il allait créer une continuité territoriale entre tous les
territoires serbes de Bosnie-Herzégovine. Miloševi ć a répondu à cette explication en mettant en
garde Babić de ne pas «gêner Radovan» 4.
6. Ainsi, ce qu’a fait Milošević c’était de dire à Babić de ne pas entraver l’action de Karadžić
dans ce qui constituait essentiellement une mise en Œ uvre du plan de création de la Grande Serbie
par le biais du nettoyage ethnique. A la fin de la réunion, le président Miloševi ć a demandé à
Babić et à Karadži ć les endroits où ceux-ci souhaiteraient que l’armée ⎯à savoir la JNA ⎯ fût
3 TPIY, Le procureur c. Babić, affaire n IT-03-72-S, jugement portant condamnation, 29 juin 2004.
4 Déposition de Milan Babić, mardi 19 novembre 2002, compte rendu d’audience p. 13056-13058, dans TPIY, Le
procureur c. Milosevi ć, affaire nIT-02-54-T (http ://www.un.org/icty/transf54/021119IT.htm) et dans TPIY, Le
procureur c. Milosević, affaire n IT-02-54-T, décision portant sur la demande d’acquittement, 16 juin 2004, par. 253. - 4 -
déployée. L’un comme l’autre répondit en présentant des demandes en ce qui concerne les lieux où
Milošević devait déployer la JNA. Karadži ć répondit: «[s]ur les fron tières de la Croatie».
5
Milošević dit : «Bien.»
7. En bref, non seulement Miloševi ć a convoqué la réunion en vue de coordonner les
activités de ses deux hommes de confiance en Croatie et en Bosnie, mais il a également offert à
l’un et à l’autre le choix des endroits où la JNA devait être déployée pour leur permettre de mener
au mieux leurs activités.
8. Il existe au moins quarante-cinq inter ceptions de conversations téléphoniques entre le
président de la Serbie et Karadži ć, la première de celles-ci datant du 29mai1991 et les
interceptions se poursuivant jusqu’à la date du 12 février 1992 6. Ce ne sont pas tous les téléphones
12 qu’utilisaient les deux hommes à partir de1991 qui avaient fait l’objet d’interceptions; par
conséquent on ne peut pas savoir combien de fo is ils ont véritablement parlé de leur plan
stratégique pour la Bosnie au cours de la période des préparatifs.
9. Quoi qu’il en soit, les interceptions qui existent montrent que le président Miloševi ć et
Radovan Karadžić étaient en contact régulier au cours des phases préparatoires du conflit qui a
conduit au génocide. Il apparaît clairement de ces discussions qu’ils savaient qu’ils étaient écoutés,
ce qui les amenait à faire attention à ce qu’ils di saient. Le langage employé au cours de ces
discussions fait ressortir le type de relation qui existait entre les deux hommes. Karadži ć fait
preuve de déférence et apostrophe Miloševi ć par «président», ou «Monsieur le président», ou
encore «MonsieurMiloševi ć». Miloševi ć, en revanche, apostrophe Karadži ć le plus souvent en
l’appelant par son nom, «Radovan» , ou quelquefois même en utilisan t son surnom, «Raso». Il est
clair que chacun des deux savait qui était le pa rtenaire majeur dans les relations qu’ils
entretenaient. Cette position de dirigeant principal qu’occupait le président Miloševi ć a été
7
confirmée par la Chambre de première instance devant laquelle est jugé Milošević au TPIY .
5
Ibid.
6(http://www.domovina.net/tribunal/page_006.php ) Voir par exemple Le procureur c.Milosevi ć, affaire
n IT-02-54-T, pièce n P613.
7TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, décision portantsur la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 249-256. - 5 -
B. Armement
10. La JNA, le ministère serbe de l’intérieur et le ministère de l’intérieur de la RSY ont armé
les Serbes de Bosnie du parti démocratique serbe ⎯ le SDS ⎯, les paramilitaires serbes et les
unités de défense territoriale des Serbes de Bosnie , connues aussi sous le sigle de TO. Ce point a
été démontré dans notre réplique et les éléments de preuve qui sont apparus par la suite n’ont fait
que conforter ce que nous avons écrit.
11. Le jugement de première instance dans l’affaire Brdjanin a très récemment confirmé la
même chose, pour ce qui concerne les municipalité s situées dans le Krajina bosniaque, en Bosnie
septentrionale, et le jugement a abouti à un certain nombre de conclusions pertinentes à cet égard 8.
12. La Chambre de première instance a conclu que, en septembre 1990, la JNA avait donné
l’ordre que des armes fussent prises dans les dé pôts se trouvant sous le contrôle des unités de
défense territoriale et expédiées dans ses propres magasins d’armes, constituant ainsi des dépôts
d’armes pour la JNA en Bosnie. Le Parti démocrat ique serbe a bénéficié d’ un soutien substantiel
de la JNA. Celle-ci a systématiquement livré des armes légères aux comités du SDS se trouvant
dans les zones revendiquées par les Serbes de Bosn ie, ainsi qu’aux groupes paramilitaires serbes.
«Groupes paramilitaires serbes» signifie dans ce contexte les paramilitaires serbes locaux et les
13 groupes paramilitaires venant de l’extérieur de la Bosnie. La distribution d’armes aux civils serbes
de Bosnie était faite par les communes locales sous la supervision du SDS, avec l’aide de la JNA et
de la police locale. La manièr e dont les villageois serbes de Bo snie ont été ar més était bien
organisée et se faisait notamment par l’utilisation de camions et, à l’occasion, même par
hélicoptères. La JNA était également engagée dans la redistribution d’armes aux unités TO dans
les zones qui étaient de manière prédominante habitées par des Serbes de Bosnie.
13. Manifestement, cette fourniture d’armes ne passa pas inaperçue. Les Musulmans et
Croates de la Krajina de Bosnie cherchèrent de leur côté aussi à obtenir des armes. Toutefois, les
efforts des non-Serbes ont été loin de connaître le même succès que ceux des Serbes de Bosnie, tant
en terme de quantité que de qualité . Ceci s’expliquait par le fait que Musulmans et Croates se
8 o er
Voir TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 87-90. - 6 -
procuraient des armes principalement sur une base individuelle. Ces efforts individuels étaient loin
d’équivaloir aux efforts pour se procurer des arme s, efforts qui étaient efficaces, bien organisés et
menés sur une large échelle.
14. Le même schéma s’est vérifié dans d’autres parties de la Bosnie, telles que la
municipalité de Brcko . 9
15. Cet armement des Serbes de Bosnie était organisé aux niveaux les plus élevés du
gouvernement et de l’armée de la RFSY. Les o fficiers supérieurs de la JNA et de hauts
fonctionnaires du ministère serbe de l’intérieur y ont participé, ainsi que nous l’avons démontré
dans notre réplique. La participation du ministère serbe de l’intérieur à la distribution d’armes aux
dirigeants SDS des municipalités de Bosnie appara ît clairement dans un récit de quelqu’un qui a
vécu cela de l’intérieur, Petar Jankovi ć, le président SDS de la municipalité de Kalesija. Selon ce
qu’il a écrit dans son journal intime, il s’était re ndu à Belgrade en plusieurs occasions, à partir du
mois de juillet1991, y avait cherché et obtenu la fourniture d’armes aux SDS. Ces arrangements
avaient été faits avec Ratmilo Bogdanovi ć, ancien ministre de l’intérieur de Serbie, et avec Jovica
Stanisić, le chef du service de sécurité de l’Etat (connu également sous le sigle de DB) et du
10
ministère serbe de l’intérieur .
16. Vous avez entendu l’agent adjoint parler du rôle important que Mihalj Kertes, le
vice-ministre de l’intérieur de la RFSY, a eu à jo uer dans l’armement des Serbes de Bosnie. Il a
armé les Serbes SDS de la municipalité de Bratunać par l’intermédiaire de Miroslav Deronjić, qui a
procédé ensuite au nettoyage ethnique de parties de la municipalité en collaboration avec la JNA et
11
avec les paramilitaires venus de Serbie .
17. Le président de la Serbie a joué un rôle important dans le processus d’armement aussi.
Dans une communication téléphonique entre le président Miloševi ć et Radovan Karadžić qui a été
9 TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, décision portant sur la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 149.
10 Voir RBH, chap. 8, sect. 2.
11 TPIY, Le procureur c. Deronjić, affaire n IT-02-61-S, jugement relatif à la sentence, 30 mars 2004, par. 53-54. - 7 -
14 interceptée, Milošević a donné l’ordre à Karadži ć de se rendre auprès du général Nikola Uzelac, le
commandant de la JNA à Banja Luka, a ajouté «Appelle Uzelac. Ne t’inquiète pas, tu auras ce qu’il
12
te faut. Nous sommes les plus forts...»
C. Entraînement
18. Dans notre réplique 13, nous avons démontré le rôle impor tant que le ministère serbe de
l’intérieur a joué dans d’autres actes préparatoir es, tels que participer à l’organisation du MUP
ethniquement pur constitué de Serbes bosniaques dans les zones sous contrôle serbe et organiser
l’approvisionnement et l’entrainement des forces paramilitaires serbes. Ces deux types de forces
prendront part par la suite aux attaques contre les non-Serbes de Bosnie.
19. Ces formes d’implication dans les préparatifs ont été par la suite décrites par le TPIY
dans l’acte d’accusation de Staniši ć et Simatovi ć, que j’ai déjà mentionné . Par exemple, l’acte
d’accusation énonce que des «centres d’entraînement ont été créés…et financés par la DB de la
République de Serbie», à savoir le service de sécurité de l’Etat du MUP serbe, et que «[l]es
volontaires et les appelés formés dans ces centres étaient incorporés dans les unités spéciales de
laDB de la République de Serbie ou bien… en Bosnie-Herzégovine où ils étaient subordonnés à
14
l’armée serbe de Bosnie …, à la TO ou aux unités locales du SDS» .
20. Enfin, ce n’était pas seulement le comité serbe MUP qui était engagé dans l’entraînement
des forces en vue du nettoyage et hnique qui allait suivre en Bosn ie. La JNA était également
impliquée. Un jugement de première inst ance du TPIY a conclu que, au printemps1992, des
groupes paramilitaires serbes étaient déjà formés en Bo snie ou étaient arrivés de Serbie. Certains
de ces groupes paramilitaires avaient été entraînés et équipés secrètement par la JNA et étaient
15
étroitement liés à celle-ci ou au SDS .
12
RBH, p. 477.
13Ibid., p. 596-612.
14TPIY, Le procureur c. Josica Stanisi ć et Franki Simatovi ć, affaire n IT-03-69, acte d’accusation modifié,
9 décembre 2003, par. 4.
15TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 97. - 8 -
15 D. Transformation de la JNA en une armée ethnique serbe sous un nouveau nom
21. Dans notre réplique, nous avons abondamme nt montré comment le deuxième district
militaire de la JNA a été transformé en une armée serbe de Bosnie 16. L’agent adjoint a déjà
expliqué comment le généralMladi ć avait été nommé par la présidence de la RFSY commandant
du deuxième district militaire, quelques semaines seulement avant qu’il ne se fût prétendument
retiré de Bosnie et comment sans retard il éta it devenu commandant de la nouvelle armée appelée
17
«armée serbe bosniaque» .
L2’2r.rêt Brdjanin s’est récemment fait l’écho de ce processus et a conclu que la JNA
s’était transformée graduellement d’armée populai re de Yougoslavie représentant tous les groupes
ethniques et toutes les nationalités de la RFSY en armée serbe de facto . Selon ce que
Borislav Jović a écrit dans son journal intime, le présid ent de la présidence de la RFSY, Milošević,
avait prévu à l’avance que plusieurs Républiques yougoslaves allaient être rapidement reconnues
en tant qu’Etats indépendants, et le président serbe voulait s’assurer que la JNA se trouvant en
Bosnie pourrait être considérée comme une force combattante bosniaque. Ce fut
Slobodan Milošević qui prit les dispositions nécessaires en ce qui concerne la JNA afin que les
forces serbes de Bosnie puissent conserver des hommes et des armes, cela en ordonnant, le
5 décembre 1991, que les soldats qui étaient natifs de Bosnie fussent transf érés là-bas et que ceux
qui étaient natifs d’autres Républiques en fussent retirés. Le 25décembre1991, un officier
supérieur de la JNA a fait rapport à Miloševi ć au sujet de ces transferts en indiquant que 90 % de
ceux-ci avaient été effectués.
E. Préparatifs des Serbes de Bosnie
23. Du côté des Serbes de Bosnie, Karadzić et ses complices du parti du SDS firent aussi des
préparatifs.
24. M. Karadzić transmit son idée de la Grande Serbie à ses complices au sein du SDS. Ceci
a été confirmé par Miroslav Deronji ć, un membre éminent du parti de Karadzi ć. Il était le chef de
file du SDS de la municipalité de Bratuna ć dont il est devenu par la suite le président de la cellule
16
RBH, p. 553 et suiv.
17TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, décision portsur la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 270. - 9 -
de crise. Au cours d’une réunion du SDS à laquelle il participa au début de l’année 1991, Karadzić
déclara que, si la République fédérative socia liste de Yougoslavie disparaissait, les Serbes
16 n’auraient plus qu’un seul choix, celui de la «Grande Serbie» 18. Même au cours de ces phases
préparatoires, Karadzić diffusait cette idée inspirée en vérité par Belgrade et en transmettait le
principe directeur, à tous les échelons, à ses subordonnés au sein du SDS.
K2a5r. dzi ć tenait le président de la Serbie inform é de ce que lui-même et les Serbes de
Bosnie faisaient à trav ers le SDS. Lors d’une conver sation importante qu’ils ont eue le
24octobre1991, date de création de l’Asse mblée serbe indépendante de Bosnie, Miloševi ć
demanda à Karadzi ć comment l’action entr eprise avançait. «Lentement» répondit Karadzi ć. Il
poursuivit et donna un certain nombre d’informations à Milošević :
«Nous établirons l’Etat yougoslave da ns chaque zone où nous vivons… Oui,
oui, M.le président, nous détenons le pouvoi r dans trente-sept municipalités et
disposons d’une majorité relative dans … une dizaine de municipalités… Dites-lui [à
Izetbegović] que Karadzi ć et les autres ne reculer ont pas: nous établirons une
assemblée et mettrons en place des pouvoirs publics parallèles. Nous établirons une
autorité totale sur les territoires serbes de Bosnie-Herzégovine et aucun de ses avocats
ne pourra…y montrer le bout de son nez. Il ne pourra pas y exercer de pouvoir.
65% de son territoire échapperont à son c ontrôle. Tel est notre objectif… Notre
progression est calculée et nous exercer notre autorité et notre contrôle sur nos
territoires, de sorte qu’il ne puisse pas fonder d’Etat bosniaque souverain.»
[Traduction du Greffe.]
26. Les Serbes de Bosnie mirent en place de s institutions parallèles au niveau de leur
prétendue république ⎯au niveau régional et, surtout, au niveau municipal. Les mesures qui
furent prises à cet effet ont été décrites très récemment dans le jugement rendu en l’affaire Brdjanin
par le TPIY 19. Elles sont aussi analysées en détail dans les rapports d’expert et les dépositions sur
20 21
les dirigeants et les cellules de crise serbes de Bosnie, rapports et dépositions qui ont été
acceptés comme éléments de preuve dans l’affaire Krajisnik.
18 o
TPIY, Le procureur c. Deronjić, affaire n IT-02-61-S, jugement relatif à la sentence, 30 mars 2004, par. 52.
19 o er
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, décision, 1 septembre 2004, par. 65-79.
20 o
TPIY, Le procureur c. Momcilo Krajisnik, affaire o IT-00-39-T, rapport d’expert de Patrick Treanor intitulé
«Los dirigeants des Serbes de Bosnie, 1990 à 1992», pièce n P64, TPIY, Le procureur c. Momcilo Krajisnik, affaire
n IT-00-39-T et dépositions d’expert commençant le jeudi 19 février 2004.
21 o er
TPIY, Le procureur c. Momcilo Krajisnik, affaire n IT-00-39-T et la déposition d’expert, mardi 1 mars 2005,
rapport d’expert de Dorothea Hansonoconcer nant les cellules de crise en Bosnie (« Bosnian Serb crisis staffs»), ci-après
dénommés «rapport Hanson», pièce n P528. - 10 -
27. Une étape décisive dans la mise en place de structures parallèles serbes de Bosnie fut la
création d’une Assemblée serbe de Bosnie-Her zégovine. La séance inaugurale eut lieu le
24 octobre 1991, après que les délégués du SDS se fu rent retirés de l’Assemblée de la République
socialiste de Bosnie-Herzégovine. Entre son étab lissement et la fondation de la République serbe
de Bosnie le 9 janvier 1992, au niveau législatif, l’Assemblée mit en place les moyens et créa les
conditions nécessaires à la constitution de stru ctures entièrement indépendantes pour le peuple
serbe de Bosnie. Dans un discours pr ononcé en novembre 1991, Radovan Karadzi ć donna pour
instructions aux membres du SDS de placer sous leur autorité exclusive leurs municipalités, régions
17 et communautés locales respectives. Le 11décemb re 1991, l’Assemblée serbe de Bosnie vota en
faveur de l’établissement de municipalités serbes, l’objectif étant d’abolir les municipalités
existantes dans lesquelles les Serbes n’étaient pas majoritaires.
28. Une autre étape décisive de ce processus fut la création d’institutions municipales
parallèles en application de la directive relativ e aux variantes A et B déjà évoquée hier. Cette
directive fut communiquée le 19 décembre 1991 par les dirigeants du SDS aux dirigeants
municipaux. L’exemplaire de cette directive porta nt le numéro le plus élevé qu’ait trouvé le TPIY
o 22
est l’exemplaire n 104 .
29. Cette directive prévoyait les activités précis es qui devaient être menées dans toutes les
municipalités dans lesquelles vivaient des Serbes; el le planifiait la prise du pouvoir par les Serbes
de Bosnie dans les municipalités où ils étaient majo ritaires, les municipalités de la variante A, et
dans celles où ils étaient minoritaires, les municipa lités de la variante B. La directive donnait pour
mandat la création de cellules de crise muni cipales qui allaient fonctionner comme des
gouvernements municipaux de facto.
30. Le 19 décembre 1991, ou aux envir ons de cette date, Miroslav Deronji ć prit part à
Sarajevo à une réunion pr ésidée par Radovan Karadzi ć et à laquelle participèrent les députés de
l’Assemblée serbe de Bosnie et les présidents des conseils municipaux du parti démocratique serbe.
C’est au cours de cette réunion que la directive «strictement confidentielle» relative aux variantes
A et B fut diffusée. Le contenu de cette directiv e fut expliqué aux partic ipants à la réunion par
22TPIY, Le procureur c. Brdjanin , affaire IT-99-36-T, rapport Hanson, par. 13, voir par exemple pièces
n P25 et P122. - 11 -
Karadzić qui leur enjoignit de la prendre très au série ux et de la mettre absolument en Œuvre sur le
terrain. Miroslav Deronjić retourna dans sa municipalité et prit des mesures pour mettre en Œuvre
la directive .
31. A la suite de cette réunion, des cellul es de crise serbes furent constituées dans de
nombreuses municipalités dans l’ensemble de la Bosnie, y compris dans les municipalités où
allaient se dérouler les pires épisodes du netto yage ethnique, telles que Zvornik, Prijedor et
24
Bijeljina .
32. Les cellules de crise entretenaient des relations très étroites avec la JNA. Elles
coordonnaient les activités des forces paramilitair es serbes dans leurs municipalités, y compris
celles de la police locale, de la défense territoriale (ou TO) et de l’armée. La directive relative aux
variantes A et B exigeait une étroite coopération entre les cellules de crise et la JNA. Au cours de
18
la phase deux des opérations, les cellules de crise durent «mobiliser toutes les forces de police
issues des rangs de la population serbe et veiller, en collaboration avec les postes de
commandement et le quartier général de la JNA, à l’établissement progressif d’un lien de
subordination» et «s’assurer, à travers les organes compétents, que l’ordre de mobilisation des
25
réservistes de la JNA et des unités de la défense territoriale (TO) fût mis à exécution» [traduction
du Greffe]. Le 27 mars 1992, lors de la 14 e session de l’Assemblée serbe, Karadzić déclara que les
cellules de crise devaient organiser les unités de défense territoriale et que «lorsque la JNA se
26
trouv[ait] sur place, ces dernières [devai ent] être placées sous son commandement» [traduction
du Greffe].
33. Le 9 janvier 1992, l’Assemblée serbe de Bosnie proclama la République serbe de
Bosnie-Herzégovine. Cette dernière allait en suite être rebaptisée «Republika Srpska» le
12 août 1992.
23TPIY, Le procureur c. Deronjić, affaire n IT-02-61-S, jugement relatif à la sentence, 30 mars 2004, par. 59-63.
24Voir les notes de bas de page du rapport Hanson, et notamment la note 9 contenant des exemples de cellules de
crise.
25TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, pièce n P25.
26 o
TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, compte re ndu de la quatorzième session de
l’Assemblée des Serbes de Bosnie-Herzégovine du 27 mars 1992, pièce n B6406. - 12 -
34. A la fin du mois de mars 1992, les dirig eants serbes de Bosnie séparèrent les forces de
police serbes des forces de police non serbes de Bosnie, créèrent le ministère serbe de l’intérieur et
placèrent la police serbe de Bosnie sous commandement civil serbe bosniaque. Le 16 avril 1992, la
défense territoriale serbe fut mobilisée et la menace d’une guerre imminente proclamée.
35. Selon le jugement rendu en premiè re instance par le TPIY en l’affaire Brdjanin, en
avril1992, Radovan Karadzi ć et Nikola Koljevi ć, lequel venait d’être no mmé à la présidence
collégiale de la nouvelle républi que, montrèrent une carte de la future Bosnie dont70% du
territoire seraient couverts par la République serbe de Bosnie. Quelques mois plus tard, cette carte
devint réalité, les forces serbes de Bosnie contrô lant exactement les zones qui, d’après la carte,
constitueraient le territoire de la République serbe 27.
36. Dès le début de la campagne de netto yage ethnique, les Serbes de Bosnie firent
publiquement connaître leurs objectifs stratégiques. Durant la seizièmesession de l’Assemblée
serbe tenue le 12 mai 1992, Radovan Karadzi ć présenta les six objectifs stratégiques du peuple
serbe de Bosnie qui allaient déterminer les frontières ethniquement propres de l’Etat 28. Ces
19
objectifs furent ensuite également exposés et publi és dans le journal officiel de la Republika
Srpska.
37. Selon le texte publié dans le journal officiel, les objectifs ou priorités stratégiques du
peuple serbe de Bosnie-Herzégovine étaient les suivants :
1. Etablir des frontières d’Etat séparant la population serbe des deux autres communautés
ethniques.
2. Etablir un corridor entre la Semberïa et la Krajina.
3. Etablir un corridor dans la vallée de la Drina, c’est-à-dire supprimer la frontière que constitue la
Drina entre les Etats serbes.
4. Etablir une frontière sur les rives de l’Una et de la Neretva.
27TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 74.
28
Voir The Assembly of Republika Srpska, 1992-1995: Highlights and Excerpt s,orapport d’expert de
Robert J. Donia présenté le 29 juillet 2003, ci-après intitulé «r apport d’expert Donia»; pièc537 dans TPIY, Le
procureur c. Milosević, affaire nT-02-54-T, p. 3-4; TPIY, Le procureur c. Brdjanin , affaire n IT-99-36-T, jugement,
1 septembre 2004, et notamment les paragraphes 75-77 et la pièce n P50. Voir, de manière générale, par. 65-79. - 13 -
5. Diviser la ville de Sarajevo en secteurs musu lman et serbe et mettre en place des autorités
étatiques dans les deux secteurs.
6. Assurer l’accès à la mer pour la Republika Srpska . 29
38. On remarquera que le premier de ces objec tifs consistait à «établir des frontières d’Etat
séparant la population serbe des deux autres communautés ethniques». Radovan Karadzi ć indiqua
ensuite ce que ce premier objectif stratégique signifiait, en ces termes :
«Nous savons avec certitude que nous devr ons renoncer à quelque chose. Cela
ne fait aucun doute si nous voulons atteindr e notre premier objectif stratégique:
expulser nos ennemis — les Croates et les Musulmans ⎯ de chez eux par la force des
armes, de sorte que nous ne vivions plus ensemble dans un même Etat.» 30
[Traduction du Greffe.]
39. Ce premier objectif n’était pas nouveau. C’était essentiellement le but qui avait été
défini lors de la réunion entre Milosevi ć, Karadzić et Babić dans le bureau du président serbe en
juillet1991. Le troisième objectif stratégique n’était pas nouveau non plus. Plus tard dans
l’après-midi, il sera plus longuement question du tr oisième objectif visant à créer un corridor dans
la vallée de la Drina et à éliminer la Drina comme frontière entre la Republika Srpska et la Serbie.
Il suffit pour l’heure de dire que l’essentiel du but poursuivi avait été défini à Belgrade bien avant
que ces objectifs stratégiques ne fussent rendus publics.
20 40. Ces objectifs stratégiques comprenaient le nettoyage ethnique dans des territoires
déterminés de la Bosnie 31. Lorsque le président de la cellule de crise de Bratunac, une municipalité
située sur la rive de la Drina en face de la Serbie, réalisa le premier objectif en éliminant les
Musulmans de sa municipalité avec le concours de la JNA et des paramilitaires venus de Serbie, il
fut, pour ainsi dire, littéralement applaudi par les dirigeants serbes de Bosnie 32.
29
Une traduction des objectifs straté giques, tels que publiés dans le Journal officiel, peut être trouvée dans la
pièce n P746a, TPIY, Le procureur c. Krstić, affaire n IT-93-33-T, jugement, 2 août 2001, par. 562.
30 o
TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, Assemblée de la Republika Srpska, session des
18-19 juillet 1994, rapport d’expert Donia, p. 64; décision portant sur la demande d’acquittement, 16 juin 2004, par. 241.
31 o
Voir aussi TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affairen IT-02-54-T, 16 juin 2004, décision portant sur la
demande d’acquittement, par. 238-246.
32 o
Voir aussi TPIY, Le procureur c. Deronjić, affaire n IT-02-61-S, jugement relatif à la sentence, 30 mars 2004,
par. 114. - 14 -
F. Financement
41. Parallèlement à ce processus furent mises en place les structures financières qui
conduisirent à la fusion complète entre le systèm e monétaire de la RFSY et l’économie naissante
de la Republika Srpska.
42. L’organe de comptabilité publique et de vérification des compte s, le SDK, était un
système de paiement utilisé en RFSY pour les tr ansferts de fonds à l’intérieur des Républiques
fédérales et entre ces dernières et les deux régi ons autonomes. Lorsque la RFSY commença à se
désintégrer, les régions de Croatie et de Bosnie qui se trouvaient sous contrôle serbe mirent un
grand soin à maintenir les liens entre leur SDK et le SDK de la République de Serbie. Le maintien
de ce lien était important pour faciliter les payeme nts. Sinon, les payements en espèces auraient
constitué la seule possibilité. Le système du SDK revêtait donc une importance fondamentale dans
le fonctionnement de l’économie et du syst ème monétaire de toutes les Républiques de
l’ex-Yougoslavie.
43. Dès le début de la désintégration de la R FSY, les dirigeants serbes de Bosnie comprirent
qu’il était important de prendre en main ce lien monétaire vital avec la Banque nationale
yougoslave dans les secteurs qu’ils avaient projeté de contrôler. Le discours prononcé par Radovan
Karadzić lors du plébiscite du peuple serbe du 1 ernovembre 1991 met en exergue l’importance du
DSK en ces termes :
«Soyez prêts à prendre en main le SDK. En d’autres termes, nommez vos
hommes au sein du SDK. Préparez le terrain, procédez à des entretiens avec eux,
demandez leur s’ils sont prêts à travaille r dans un cadre qui ne serait pas légal,
conformément à la législation et à la ré glementation que vous, en tant qu’autorité
33
municipale, allez leur donner.» [Traduction du Greffe.]
44. Le message fut relayé par la directive relative aux variantes A et B. Au cours de la phase
deux de la mise en Œuvre de la directive, il était ex igé, dans les municipalités de la variante A, où
les Serbes étaient déjà majoritaires, que les «filiales du SDK intensifient leur surveillance
21 quotidienne des opérations qui s’effectuaient dans leurs régions et empêchent les retraits de devises
fortes et de titres des coffres se trouvant sous leur contrôle dans les banques, bureaux de poste et
autres établissements financiers» [traduction du Greffe].
33 o
Pièce n P2466a.. - 15 -
G. Conclusion
45. En conclusion, l’on peut dire que, depui s le dépôt de notre réplique, nos arguments
concernant les préparatifs n’ont été que confirmés et confortés. Il ressort clairement de ce qui vient
d’être décrit qu’il y a eu une planification et des préparatifs avant le moment où les non-Serbes
furent pris pour cibles en Bosnie. Ce qui s’est passé n’était pas spontané, mais résultait d’une
stratégie soigneusement mise en Œuvre, soigneu sement conçue, planifiée et appliquée par les
dirigeants serbes au niveau le plus élevé, par l’entremise des dirigeants serbes de Bosnie, des
autorités municipales et des forces serbes sur le terrain.
46. Comme l’indiqua Radovan Karadzić lors de la quarantième session de l’Assemblée de la
Republika Srpska tenue les 10 et 11 mai 1994, «sans la Serbie, rien ne se serait passé. Nous ne
34
disposions pas des ressources nécessaires et nous n’aurions pas pu faire la guerre» [traduction du
Greffe]. Les organes et les hauts fonctionnaires du défendeur, notamment le président de la Serbie,
la JNA et les ministères de l’intérieur serbe (MUP ) de la RFSY, jouèrent un rôle essentiel dans ces
préparatifs. Ils ont préparé le terrain sur le plan politique, fournirent les armes, assurèrent
l’entraînement, s’occupèrent du financement et, enfin, constituèrent une armée. En définitive, c’est
le défendeur qui porte la responsabilité de ce qui résulta de ces actions.
Madame le président, Messieurs de la Cour , ceci met fin à mon exposé. Pourriez-vous, je
vous prie, appeler mon collègue, l’agent adjoint, M. van den Biesen, à la barre.
Le PRESIDENT: Merci, Mme Karagiannaki s. Je donne effectivement la parole à
M. van den Biesen.
M.van den BIESEN: Madame le président, M essieurs de la Cour, je vais passer en revue
devant vous pendant cette partie de nos plaidoiries les événements se rapportant directement au
siège de Sarajevo; nous allons aussi tirer parti de la technologie moderne pour vous projeter à
l’occasion des tableaux ou des images sur l’écran derrière moi.
34
Extrait du rapport d’expert Donia, p. 62. - 16 -
LE SIEGE DE S ARAJEVO
Une ville réellement multiethnique et multiculturelle
1. Madame le président, le siège de Sarajevo fut un événement on ne peut plus caractéristique
et révélateur de toute la période consacrée à la campagne menée en faveur de la Grande Serbie.
22 Pendant près de quatre ans, les habitants de la ville furent non seulement pris en otages par la partie
serbe, mais ils furent aussi constamment les victimes de violences armées meurtrières ayant
manifestement pour but de détruire, en tout ou en partie, la population non serbe de cette superbe
ville historique du sud-est de l’Europe et des Balkans.
2. Sarajevo était la figure véritablement em blématique de la Bo snie-Herzégovine : une
société réellement multiethnique, multiconfessionnelle et multiculturelle, ouverte à tout ce que le
monde entier avait à offrir et qui, dans le même temps, accueillait chaleureusement le monde pour
l’inviter à partager les valeurs de sa vie cosmopolite. C’est pour tous ces caractères en sus de sa
topographie que la ville fut élue pour accueillir, comme nous le savons tous, les jeux olympiques
d’hiver de 1984, ce qui souligne encore davantage l’ouverture d’esprit que je viens d’évoquer.
3. Ces caractères ressortaient d’ailleurs de la composition de la popul ation de Sarajevo.
35
D’après le recensement de 1991 , voici quelle était la composition de la population de chacune des
municipalités à l’époque ⎯ et nous avons choisi de vous mont rer ce que l’on appelle couramment
un camembert, car il fait bien ressortir la compos ition exacte de la population, les Bosniaques étant
indiqués en vert et les Serbes de Bosnie en bleu. Nous allons faire figurer tous ces croquis dans le
dossier de plaidoiries ainsi que certaines statistiques dont je vous donne à présent lecture :
⎯ Sarajevo Centar: 79286 habitants, dont 50 ,15% de Musulmans, 20,98% de Serbes,
6,85 % de Croates, 16,43 % de Yougoslaves et 5,59 % d’origines diverses;
⎯ Sarajevo Stari Grad: 50744 habitants, 77,66% de Musulmans, 10,15% de Serbes,
2,2 % de Croates, 6,65 % de Yougoslaves et 3,32 % d’origines diverses;
⎯ Novo Sarajevo: 95089 habitants, dont 35,65 % de Musulmans, 34,60% de Serbes, 9,25%
de Croates, 15,88 % de Yougoslaves et 4,62 % d’origines diverses;
35Recensement de la population de Bosnie-Herzégovine 1991, Institut national de la statistique de la
République de Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, décembre 1993. - 17 -
⎯ Ilijas: 25184 habitants, dont 42,03% de Musu lmans, 44,97% de Serbes, 6,89% de Croates,
4,63 % de Yougoslaves et 1,74 % d’origines diverses;
⎯ Hadzic:i22 400 habitants, dont 63,0% de Musulmans, 26,2% 9 de Serbes,
3,08 % de Croates, 3,48 % de Yougoslaves et 3,55 % d’origines diverses;
⎯ Ilidza : 67 937 habitants, dont 43,18 % de Musulmans, 36,84 % de Serbes, 10,21 % de Croates,
23
7,63 % de Yougoslaves et 2,14 % d’origines diverses;
⎯ Novi Grad : 13616 habitants, dont 50,8% de Musulmans, 27,52 % de Serbes,
6,51 % de Croates, 11,40 % de Yougoslaves et 3,75 % d’origines diverses;
⎯ Vogosc:a24 674 habitants, dont 50,7% de Musulmans, 35,76 % de Serbes,
4,35% de Croates, 7,02 % de Yougoslaves et 2,17 % d’origines diverses;
⎯ Trnovo : 6991 habitants, dont 68,52 % de Musulm ans, 29,45 % de Serbes, 0,23 % de Croates,
1,03 % de Yougoslaves et 0,77 % d’origines diverses;
⎯ Pale: 16355 habitants, dont 26,68% de Musulm ans, 68,99% de Serbes, 0,79% deCroates,
2,42 % de Yougoslaves et 1,11 % d’origines diverses.
4. Madame le président, cette vue d’ensemble montre bien que la question de l’origine
ethnique ou de la confession religieuse ne se posai t pas dans la ville de Sarajevo avant que la
propagande visant à rassembler tous les Serbes dans un seul Etat dont la source est à Belgrade ne
commence à saper les fondements mêmes de l’ancienne République yougoslave de
Bosnie-Herzégovine.
5. Le pluralisme ethnique et religieux ne re ssort pas seulement des statistiques établies au
moyen du recensement: on l’observe dans la ville elle-même grâce à la présence évidente
d’églises, de mosquées et de synagogues qui, à Sarajevo, sont réellement côte à côte.
Le commencement
6. De toute évidence, les événements inte rvenus dans le reste de l’ex-Yougoslavie ne
laissèrent pas les habitants de Sarajevo totalement insensibles. La propagande menée en faveur de
la Grande Serbie a donné des résultats, de mê me que le nettoyage ethnique auquel l’armée
yougoslave, la JNA, procéda en Croatie. Les photos de Vukovar choquèrent les Bosniaques, tandis
que le discours haineux des dirigeants politiques de Belgrade, qui s’ajoutait au discours haineux de - 18 -
leurs homologues serbes de Bosnie, ne laissait inse nsible aucun habitant de Bosnie ou de Sarajevo
digne de ce nom. Pour l’un d’eux, les bornes étaient franchies: en mars1992, un habitant
nonserbe de Sarajevo, un Bosniaque, ouvrit le fe u sur des Serbes qui célébraient un mariage à
l’extérieur de la vieille église orthodoxe serbe de Sarajevo. Il y eu un mort et plusieurs blessés.
7. A la suite du référendum sur l’indépendance de la Bosnie organisé au début du mois de
mars1992, la JNA prit brutalement le contrôle de plusieurs municipalités ⎯et ce ne sont que
24 quelques exemples parmi d’autres ⎯ : Bijeljina le 31 mars 1992, Zvornik le 9 avril 1992, Bratunac
le 17avril1992, Prijedor le 30avril1992, etc., av ant de procéder pour la première fois en sol
bosniaque à un nettoyage ethnique dans ces municipalités.
8. En outre, la JNA attaqua l’académie du ministère de la formation situé à Vrace le
5avril1992, puis le dépôt central des tramways le 6avril1992 et le quartier de la veille ville en
utilisant des mortiers, de l’artillerie et des canons de chars. Parallèlement, la JNA prit le contrôle
de l’aéroport de Sarajevo et commença à s’en se rvir uniquement comme d’un aéroport militaire.
Tous ces événements eurent lieu au début du mois d’ avril, et il faudra attendre la fin du mois de
novembre 1995 pour que le gouvernement légitime de la Bosnie-Herzégovine récupère le contrôle
de l’aéroport.
9. Les habitants de Sarajevo ne laissèrent pl aner aucun doute sur leurs sentiments à l’égard
de ces événements. Le 6 avril 1992, une gigantesque manifestation de paix eut lieu au centre de la
ville. A l’évidence, tous les groupes ethniques qui co mposaient la ville étaient présents. En outre,
on vit tout de suite parfaitement quel camp n’appréci ait guère la propagande pour la paix : lorsque
les manifestants entourèrent l’hôtel Holiday Inn, dont les étages supérieurs avaient été convertis en
quartiers privés par les nationalistes serbes, dont Karadzić, depuis quelques semaines, les Serbes de
l’hôtel ouvrirent le feu sur la foule. Projection à l’écran.] Madame le président, quand j’ai regardé
le journal hier sur la BBC, je me suis rappelé ces images, quand j’ai vu, à Belgrade, les
manifestations massives de soutien à M. Mladi ć, les manifestants demandant au Gouvernement
yougoslave de ne pas le déférer à LaHaye. Il reste donc encore un long chemin à parcourir,
Madame le président, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes ici. Après la - 19 -
manifestation que je cite, à Sa rajevo, six personnes gisaient mortes dans la rue. Plus d’une
douzaine étaient blessées, dont plusieurs gravement. Par la suite, cette boucherie ne fut condamnée
ni par les Serbes de Bosnie ni par les autorités de Belgrade.
Le début du siège
10. La réaction des autorités de Belgrade f ace à l’évolution de la situation ne fut pas
pacifique. Comme je viens de l’indiquer, la déclaration d’indépendance de la Bosnie fut le prélude
des premières opérations de nettoyage ethnique dans ce pays, conduites par la JNA, les unités
paramilitaires de Belgrade et la milice serbe de Bosnie, qui agissaient de concert. Après la
reconnaissance internationale de l’indépendance de la Bosnie, Belgrade ordonna à la JNA de
déployer ses chars et ses armes lourdes sur les collin es autour de la ville. C’est seulement à la fin
25 de l’année1995 que ces chars et ces armes lour des quittèrent ces positions, si l’on excepte le
cessez-le-feu de quatre mois plus ou moins bien respecté, négocié sous l’égide des Etats-Unis à la
fin de l’année 1994. [A l’écran] Je suis désolé qu ’il n’y ait pas de son, Madame le président, mais
les images se passent de commentaire et montrent comment les armes lourdes ont été déployées
autour de la ville, sur les collines. Elles donne nt vraiment une idée des destructions causées
ultérieurement par ces armes.
11. Les dirigeants de la Bosnie-Herzégovine indépendante n’étaient assurément pas prêts
⎯ je l’ai dit hier ⎯ à se défendre militairement contre cette agression armée qui était puissante et
brutale. En réalité, il n’y avait pas d’armée bosnia que : la seule qui se trouvait à Sarajevo était la
JNA, or elle n’était pas disposée à remettre le pouvoir de commandement ni son matériel militaire à
la présidence bosniaque. C’est pourquoi, en avril1992, les «forces armées de Bosnie» furent en
quelque sorte constituées ⎯ elles se composaient de tous les individus capables de porter une arme
et qui faisaient usage de la force à d’autres fins : c’était la police locale, des unités de défense du
territoire et des hommes armés sous l’autorité du mi nistère de l’intérieur. Au début, certaines de
ces unités accueillaient apparemment en leur sei n des professionnels armés venant de milieux
moins appréciés: le milieu du crime organisé de Sarajevo. A vrai dire, il fallut du temps au
Gouvernement bosniaque pour se débarrasser définitivement de ces individus-là. - 20 -
12. A l’époque, ce ne fut pas chose facile pour les dirigeants bosniaques de faire de ce
mélange insolite de groupes une sorte d’arm ée placée sous un commandement plus ou moins
unifié. En vérité, bien que la situation se so it progressivement améliorée pendant les années de
guerre, l’armée bosniaque ne parvînt jamais à devenir une unité militaire pleinement opérationnelle
qui aurait pu ainsi faire le poids face à la JNA (rebaptisée VRS puis VJ), l’armée serbe de Bosnie et
l’armée yougoslave.
13. Mais l’armée bosniaque avait par rapport à l’armée serbe un avantage de taille qui devint
évident avec le temps. L’armée bosniaque n’était pas assez bien équipée pour tenir tête à l’armée
serbe, mais elle avait l’avantage d’avoir à sa disposition des effectifs considérables
particulièrement motivés. En outre, elle avait le plus important des avantages: le moral et une
détermination sans faille. Depuis le tout début, il était évident aux yeux des hommes de l’armée de
Bosnie qu’ils luttaient non seulement pour leur vi e, pour leur existence même, mais aussi pour une
cause qui méritait que l’on se batte ainsi ⎯ et, s’il le fallait, que l’on meure ⎯ ils luttaient pour une
société authentiquement civilisée f ondée sur le respect et la toléra nce. L’armée elle-même était
manifestement l’expression de cet idéal: bien que, pour des raisons évidentes, les forces
combattantes fussent composées en majorité de Bosniaques (Madame le président, j’ai indiqué hier
26
le sens du mot «Bosniak»: il s’agit de l’appellation retenue depuis1993 pour désigner les
Musulmans de Bosnie; mais j’ai appris qu’il n’ex iste aucune distinction de ce type en français,
c’est-à-dire que le sens de «Bosniak» posera problème en français, car le terme «bosniaque» en
français signifie ce que nous voulons dire par le terme «Bosnian», tandis que si nous parlons de
«Bosniaks», nous parlons des Musulmans de Bosnie; je laisse les traducteurs régler ces problèmes
⎯ je pense qu’ils pourront s’en charger ⎯ pour simplement dire que c’est la vie !), le commandant
adjoint de l’armée de Bosnie-Herzégovine, quant à lui, n’était pas un Bosniaque: il s’agissait du
général Divljak, ce Serbe de Bosnie charismatique qui resta à Sarajevo pendant toute la guerre (et
après) et manifesta de grandes qualités de chef lo rsqu’il aida les habitants de Sarajevo à survivre
avec dignité à ce long siège et aux tueries incessantes. - 21 -
14. Nous sommes toujours en avril1992, Ma dame le président. Le quartier général du
deuxième district militaire de la JNA était t oujours établi à Sarajevo. Le général Kukanjac
commandait ce district militaire et se trouvait encore à Sarajevo. Vers la fin du mois d’avril, la
JNA avait complètement cerné la ville.
15. Avant la fin de ce mois-là, le 24avril1992, les autorités de Belgrade promurent le
général Mladić chef d’état-major du deuxième district militaire et commandant adjoint de ce même
district, ce qui voulait dire que si le commandant av ait, par exemple, été tué ou avait disparu d’une
autre manière, Mladić aurait été devenu automatiquement le chef du deuxième district militaire.
16. A ce moment-là, parler des «autorités de Belgrade», c’était viser uniquement, là encore
officiellement, les dirigeants de la Serbie et du Monténégro, puisqu’en vertu de la nouvelle
Constitution de la République fédé rale de Yougoslavie adoptée le 27avril1992, la RFY s’était
autoproclamée entité étatique composée de la Serbie et du Monténégro.
17. La présidence de Bosnie ordonna ensuite à la JNA, qui était donc une armée étrangère,
de se retirer immédiatement et d’abandonner ses ar mes, ses munitions, son équipement militaire,
etc. Aucune suite ne fut donnée à cette demande de la présidence, qui à l’évidence était tout à fait
légitime.
18. Or, le 30 avril 1992, les dirigeants serbes se réunirent à Belgrade. Il y avait
Branko Kostić (président de la présidence fédérale), Slobodan Miloševi ć (président de la Serbie),
Momir Bulatović (président du Monténégro), le général Milan Panić (chef d’état-major de la JNA),
27 Radovan Karadžić (président de la RS et du SDS), Momčilo Krajišnik (président de l’assemblée de
la RS), Nikola Koljević (vice-président de la RS), et M. Jović (membre serbe de la présidence de la
RFSY).
19. Lors de cette réunion au sommet, il fut décidé de confier à Mladi ć le commandement de
l’armée en Bosnie-Herzégovine et d’écarter Kukanjac.
20. Ces décisions prirent effet les 3 et 4 ma i1992, et la JNA commença effectivement à se
retirer de Sarajevo. Puisque la JNA était restée sourde à l’ordre par lequel les autorités légitimes de
Bosnie lui enjoignaient d’abandonner ses armes et so n matériel et que, au contraire, elle essaya de
tout emporter avec elle, des milices de Sarajevo ont fait obstacle à ce retrait. Et ce fut seulement
parce que la JNA avait pris en otage le président Izetbegovic le 2 mai 1992, lors de son atterrissage - 22 -
à l’aéroport de Sarajevo, alors qu’il revenait de négociations de paix à Lisbonne, que la JNA,
c’est-à-dire le défendeur, parvint à négocier son retrait, prévoyant qu’elle pourrait garder tout le
matériel militaire. Voyons bien ici, Madame le président, ce dont nous parlons : le président d’un
Etat indépendant regagne son pr opre pays, par son propre aéroport, après avoir négocié les
principes d’un plan de paix, notamment avec le s autorités même de Belgrade; avant même qu’il
puisse commencer à réfléchir à la façon dont il allait envisager ces propositions de paix avec son
peuple, l’une des parties qui avaient participé à ces négociations décide de l’emprisonner et d’en
faire un otage afin de l’empêcher de mettre la main sur le matériel de l’armée, d’empêcher la
Bosnie de s’emparer de ce matériel, et d’utiliser cette prise d’otage afin de renforcer l’armée serbe;
voilà, Madame le président, ce qui était appare mment pour Belgrade une démarche s’inscrivant
dans le cadre de «négociations me nées de bonne foi». On parvint ainsi à faire sortir la JNA de la
ville, mais celle-ci n’allait pas retirer tout ce matériel pour l’emporter en Serbie ou au Monténégro :
si la JNA avait besoin de récupérer les armes, c’était uniquement parce qu’elle voulait empêcher
l’armée de Bosnie-Herzégovine de me ttre la main dessus; une fois so rti de la ville, le matériel fut
remis à Mladi ć et consorts. Lorsque, deux ans plus ta rd, le général Kukanjac, qui dirigea ce
prétendu retrait, fut critiqué par ses pairs, c’est-à-d ire par les Serbes de Bosnie, pour le rôle qu’il
avait joué à ce moment-là, il dit clairement, avec précision, ce qu’il avait fait exactement. Voici ce
28 qu’il déclara : «Ecoutez, lorsque je commandais, p as un seul canon, pas un seul char n’a été laissé
aux mains des Musulmans, et ils n’en ont pas eu un seul… Nous vous avons donné les armes… Je
dois dire que je vous ai laissé la partie serbe de Sarajevo, conquise pour vous.» 36 Voilà ce qu’a fait
la JNA, selon son commandant.
21. Cela correspondait du reste à la réalité. La JNA, c’est-à-dire le défendeur, s’est emparé
de la partie essentiellement serbe de Sarajevo et assiégea la partie non conquise. Et, une fois cette
nouvelle réalité établie, on a commencé à pilonner la ville. Le pilonnage, les bombardements et les
tirs isolés allaient continuer jusqu’à la fin de l’année1995, sauf pendant plusieurs intervalles dus
aux cessez-le-feu.
36
«Mon invité, ma vérité», entrevue à Pale TV, le 12 juillet 1994, RBH, annexe 138, 23 avril 1998. - 23 -
22. Ce pilonnage de la ville assiégée fait ma nifestement apparaître la véritable raison d’être
du siège : essayer de détruire, en tout ou en partie, la population bosniaque de Bosnie-Herzégovine,
au moins pour scinder la ville en deux parties «nettoyées ethniquement»: l’une réservée
exclusivement aux Serbes, l’autre aux non-Serbes. Il s’agissait précisément de l’un des
sixobjectifs stratégiques évoqués auparavant ⎯le cinquième, pour être exact, qui consistait à
séparer, diviser Sarajevo en deux secteurs ethniquement distincts. Mladi ć ne laissait planer aucun
doute sur les modalités d’application de ce plan. Voici ce qu’il déclara alors qu’il parlait au
téléphone avec MirkoVukasinovic, un officier de la VRS, et cette conversation fut interceptée.
Nous avons vraiment besoin du son à présent, Ma dame le président. Bon, nous n’allons pas
attendre, je vais me contenter de donner lecture de ce qui a été dit: [projection à l’écran] «Faites
feu sur Velesci et sur Pofalici, il n’y a pas beau coup de Serbes là-bas…mais effectuez quelques
37
tirs d’artillerie de reconnaissance pour les empêcher de dormir, pour les rendre fous.» Ils’agit
donc d’instructions très claires : il faut tirer sur d es civils, et ces instructions visaient clairement un
groupe de civils particulier, en l’occurrence les Bosniaques de Sarajevo, dans un secteur où il n’y
avait pas beaucoup de Serbes.
23. On comprit la raison d’être de tout cela ⎯de cette stratégie consistant à viser les
civils ⎯ le mercredi matin 27mai1992. A cause du si ège, les pénuries alimentaires devenaient
graves et les produits de première nécessité étai ent presque introuvables. Pour avoir du pain, il
fallait faire la queue aux rares endroits de la ville où il en était distribué. Ce matin-là, des centaines
de personnes faisaient la queue au point de distri bution de Vasa Miškin, au coeur de Sarajevo. Les
29
forces qui assiégeaient la ville vi sèrent précisément cette queue et tirèrent troisobus de mortier.
Voici le résultat : [images à l’écran].
Ces images, Madame le président, firent le tour du monde, elles ont montré ce qu’était le
nettoyage ethnique en Bosnie, elles ont m ontré ce qu’était un génocide dans l’Europe
d’aujourd’hui.
37
Appel téléphonique intercepté entre Radko Mladi ć et Mirko Vukasinovi ć, 28 mai 1992,
http : //www.domovina.net/tribunal/page_006.php. - 24 -
24. Il va sans dire que le monde civilisé c ondamna ce massacre. Le Conseil de sécurité, le
30mai1992, adopta une résolution 38 condamnant les autorités de la République fédérative de
Yougoslavie (Serbie et Monténégro), y compris l’armée populaire yougosla ve, pour ne pas avoir
pris de mesures efficaces en vue de satis faire aux exigences de la résolution752 (1992) 3,
notamment pour ne pas avoir retiré la JNA de Bosn ie-Herzégovine ni dissous et désarmé les forces
irrégulières. Mais aucune condamnation ne fu t prononcée par les dirigeants serbes de Bosnie.
Evidemment pas. Aucune condamnation non plus de la part des autorités de Belgrade.
Evidemment pas. Pour eux, c’était précisément cela, la raison d’être du conflit.
25. Le prétendu retrait de la JNA donna lieu à des changements d’éti quettes, d’en-têtes et
d’insignes. La région de Saraje vo relevait apparemment du quatrième corps d’armée de la JNA.
Celui-ci fut rebaptisé corps Sarajevo-Romanija. Son ressort géographique restait le même. Au
départ, ce fut TomislavSipci ć, ancien général de division de la JNA, qui commandait ce corps.
Mais il fut remplacé à partir du 10 septembre 1992 pa r le colonel Stanislav Galic, bientôt promu au
grade de général de division, c’est-à-dire généra l de division dans la hiérarchie de l’armée
yougoslave, ce qui veut dire qu’il fut promu par les autorités yougoslaves en septembre 1992.
26. Quoi qu’il en soit, le retrait de la JNA ne fut pas achevé après que Kukanjac eut quitté le
pays et que le quartier général de la JNA, au centr e de la ville, fut abandonné. C’est seulement le
6 juin 1992 que la JNA, toujours sous son propre nom et avec ses propres insignes, se retira de la
caserne Maréchal-Tito. Les Serbes ont bien tenté de détruire les armes et les munitions qu’ils ne
pouvaient pas emporter avec eux, mais les forces gouvernementales parvinrent à mettre la main sur
30 bon nombre de munitions et plusieurs armes antichars 40. La revanche de la JN fut loin d’être
modérée. Les deux jours suivants, elle effectua les barrages d’artillerie les plus intenses à ce jour
contre des cibles civiles situées dans la ville 41.
38 Résolution 757 (1992) du Conseil de sécurité adoptée le 30 mai 1992.
39
Résolution 752 (1992) du Conseil de sécurité adoptée le 15 mai 1992.
40 Lučarević, The Battle for Sarajevo, p. 128-129.
41 Nations Unies, rapport final de la commission d’experts constituée conformément à la résolution 780 (1992) du
Conseil de sécurité, annexe 6, «Analyse de la bataille et du siège de Sarajevo», 6-9 juin 1992, p. 202-204. - 25 -
Le siège
27. Le sort réservé à la ville fut connu du monde entier grâce à une importante couverture
télévisuelle, à la diffusion de repor tages réalisés par des organisations de la société civile et à de
multiples rapports de l’ONU. Dans notre rép lique du 23 avril 1998, nous avons fréquemment
utilisé les rapports, excellents et très complets, du rapporteur spécial de la Commission des droits
de l’homme des Nations Unies, Tadeusz Mazowiecki, ancien premier ministre de Pologne. Il s’est
rendu sur place, s’est beaucoup déplacé dans le pays. A la date du 24 août 199 2, il a relevé ce qui
suit :
«Une autre tactique…consiste à assi éger une ville, en bombardant les centres
habités par la population civile et en coupant l’approvisionnement en denrées
alimentaires et autres denrées essentielles… La ville est bombardée régulièrement, ce
qui paraît être une tentative délibérée pour te rroriser la population. Des francs-tireurs
tirent sur des civils innocents. La mission a visité l’hôpital et a pu y voir de
nombreuses victimes civiles. Elle a également pu constater les dommages causés à
l’hôpital lui-même, qui a été délibérément bombardé à plusieurs reprises, bien que
l’emblème de la Croix-Rouge, connu partout dans le monde, y soit bien visible.» 42
28. Au fond, le Gouvernement bosniaque ne pouvait pas faire grand-chose contre le
massacre dont les habitants de la capitale étaient constamment victimes. A l’évidence, c’est au
manque d’armes qu’il fallait princi palement imputer ce massacre car les habitants qui tenaient à
défendre et libérer la ville ne faisaient pas défaut.
29. Les soldats bosniaques firent preuve d’i ngéniosité pour tenter de combler le manque de
munitions, utilisant des projectiles de fabrication ar tisanale. Le «cocktail bosniaque» en est une
célèbre illustration: c’était une bouteille de coca- cola remplie d’explosifs. Et, en effet, on
parvenait occasionnellement à avoir raison des cibles militaires ennemies avec ce type de
projectile. Avec la même ingéniosité, quatre canons de la seconde guerre mondiale furent
empruntés à un musée de la ville et effectivement utili sés. Mais, en fait, tous ces efforts ne furent
pas très payants. Selon l’ONU, tous les jours, les Serbes de Bosnie ont fait usage de tirs d’artillerie
43
ou de mortier contre la ville trois cents fois en moyenne . Il n’y eut qu’une interruption
temporaire pendant le cessez-le-feu de1994. Selo n l’ONU, le sommet fut atteint à la date du
31
42
Commission des droits de l’homme de s Nations Unies, rapport sur la situa tion des droits de l’homme dans le
territoire de l’ex-Yougoslavie présenté pa r M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spéci al de la Commission des droits de
l’homme, en application du paragraphe 14 de la résolu tion 1992/S-1/1 de la Commission du 14 août 1992, 28 août 1992.
New York, Conseil économique et social des Nations Unies, 1992.
43CIA, Balkan Battlegrounds, vol. 1, p. 307. - 26 -
22juillet1993 avec 3777impacts recensés dans la v ille. Un ancien ambassadeur des Etats-Unis,
Herbert Okun, qui participa aussi aux missions du secrétaire d’Etat Cyrus Vance ⎯il s’agit des
missions en Bosnie ⎯ lorsqu’il déposa devant le TPIY dans l’affaire Milošević, a formulé la
conclusion suivante : «Pour chaque projectile tiré en direction du territoire sous contrôle serbe, il y
en avait dix qui touchaient des zones contrô lées par l’ARBiH [armée de la République de
Bosnie-Herzégovine].» 44 [Traduction du Greffe.] Le rapport était donc de un contre dix.
30. Parfois, Madame le président, la partie se rbe tirait des salves d’obus et de mortier en
direction d’objectifs situés dans la ville qui étaient des objectifs militaires. Mais jamais il n’y eut là
d’effort sérieux visant à prendre véritablement l’avan tage sur le plan militaire. Et pour cause: la
communauté internationale ⎯ très présente dans la ville de Sarajevo ⎯ avait bien fait comprendre
qu’elle ne tolérerait pas que l’on tente de conquérir la ville et que ce genre d’initiative aurait des
conséquences extrêmement graves, autant pour les Serbes de Bosnie que pour la RFY. La
puissance de feu serbe a donc délibérément servi à tuer des membres du groupe, à porter gravement
atteinte à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe et à créer des conditions
d’existence propres à favoriser la destruction totale ou partielle du groupe.
31. Des hôpitaux furent pris pour cible dans le cadre de cette stratégie. Madame le président,
même si cela semble difficile à croire, c’est un minist re de la santé qui incita à détruire l’hôpital de
Sarajevo. Lors de la session de l’Assemblée des Se rbes de Bosnie du 12 mai 1992, le ministre de
la santé de la Republika Srpska réce mment proclamée, M.DraganKalini ć, adopta la position
suivante :
«Ceux qui planifieront l’opération de Sarajevo, que ce soit pour libérer Sarajevo
ou pour détruire les forces ennemies présen tes à Sarajevo, devront songer à ce qu’ils
feront des établissements hospitaliers. Et [ poursuit-il] permettez-moi de vous dire dès
maintenant que, si l’hôpital militaire doit tomber aux mains de l’ennemi, je pense qu’il
faut détruire l’hôpital de Koševo, de so rte que l’ennemi ne puisse trouver nulle part
d’assistance médicale.» 45 [Traduction du Greffe.]
44TPIY, Le procureur c. Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54, déposition de Herbert Okun en date du
26 février 2003, p. 16964.
45TPIY, Le procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54, «The Assembly of Republika Srpska, 1992-95:
Highlights and Excerpts», rapport d’expert de M. Robert J. Donia, 29 juillet 2003, pièce n 538 ID. - 27 -
32. Il n’est pas étonnant que la chambre de première instance du TPIY ait, en
décembre 2003, en l’affaire Stanislav Galić, c’était un commandant de l’armée serbe de Bosnie, dit
ceci :
«[L]es éléments de preuve révèlent qu e parfois, les bâtiments de l’hôpital de
Koševo eux-mêmes ont été directement pris pour cibles, que des civils ont été victimes
de ces attaques et que ces tirs n’étaient certainement pas dirigés contre une quelconque
cible militaire… [C]es attaques directes contre l’hôpital de Koševo sont autant
32 46
d’exemples de la campagne d’attaques visant des civils.»
33. Oslobodjenje, le principal journal bosniaque vérita blement indépendant de Sarajevo, fut
pris pour cible dans le cadre de cette même st ratégie. L’immeuble, qui était impressionnant, fut
réduit à l’état de ruine dans un effort manifeste de priver tous les Bosniaques de leur propre organe
de presse.
34. Un joyau du patrimoine culturel bosniaque fu t également pris pour cible dans le cadre de
cette même stratégie. Dans la soirée du 26 août 1992, la bibliothèque nationale bosniaque
s’embrasa sous un tir de barrage d’obus incendiaires qui parta it des nombreuses positions tenues
par l’artillerie serbe sur les hauteurs dominant la v ille. A l’évidence, l’objectif était de faire en
sorte que le contenu ⎯le contenu de la bibliothèque ⎯ soit réduit en cendres. La bibliothèque
brûla toute la nuit, de même que ses inestimables collections, témoins de l’histoire et de la culture
bosniaques. Un million et demi de volumes, notamment l’essentiel des collections de la
bibliothèque nationale, aurait été consumé par les fl ammes dans ce qu’il convient d’appeler le plus
47
grand autodafé de l’histoire moderne .
35. Les principaux réseaux d’approvisionnement en eau et en électricité ainsi que les
principales voies de communication furent pris eux aussi pour cible dans le cadre de cette même
stratégie au moment où la ville était pleine de civils. Assurément, le seul but de l’opération était de
porter gravement atteinte aux membres civils du groupe visé et, assurément, de créer des conditions
d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle des Bosniaques.
46TPIY, Le procureur c. Stanislav Galić, affaire n IT-98-29-T, jugement et opinion, 5 décembre 2003, par. 509.
47TPIY, Le procureur c. Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54-T, «Destruction of Cultural Heritage in
Bosnia-Herzegovina 1992-1996 — A Post-War Survey of Selected Municipalities», Andras Riedlmayer, pièce n P486. - 28 -
36. Des foules en deuil assistant aux obsèqu es de victimes de bombardements furent elles
aussi prises pour cible dans le cadre de cette même stratégie. Le message n’était-il pas de dire aux
habitants de Sarajevo : «nous voulons vraiment vous tuer» ?
37. Prendre pour cible tout ce qui bouge ⎯ tel fut semble-t-il l’objectif des francs-tireurs qui,
au hasard mais délibérément, visaient la population civile. Ce qu’ils infligèrent aux non-Serbes
enfermés dans cette ville, ce furent la mort, les mutilations, la terreur psychologique. [Projection à
l’écran.]
33 38. Madame le président, Mladi ć a dit: «Tirez sur les Bosniaques.» 48 Kukanjac a dit: «Je
49 50
vous laisse toutes les armes.» Le ministre de la santé a dit: «Allez détruire l’hôpital.»
[Traduction du Greffe.] Et voici, je tiens à le dire également, ce que Karadži ć a dit le
13octobre1991: «D’ici à peine deux jours, Sara jevo aura disparu et il y aura cinq cent mille
51
morts. D’ici un mois, les Musulmans de Bosnie-Herzégovine seront anéantis…» [Traduction du
Greffe.]
39. Il est tout simplement étonnant que les habitants de Sarajevo aient pu conserver leur
dignité et continuer à faire fonctionner leur société. Une société fidèle à ses principes, qui cultivait
le respect et la tolérance envers toutes ceux qui la composaient, indépendamment de leur spécificité
ethnique.
40. Alors que la partie serbe faisait sauter les mosquées et les églises catholiques après s’être
emparée d’une municipalité, les dirigeants de la Bosnie-Herzégovine réussirent à préserver un
climat qui garantissait à chaque citoyen la liberté de culte. Ce que vous voyez ensuite à l’écran
c’est la célébration des messes pascales à Sara jevo en 1994. Pour montrer que Sarajevo ne
constituait pas une exception, nous avons ajouté quelques photographies prises à Tuzla au cours de
48
Conversation téléphonique interceptée entre Ratko Mladi ć et Mirko Vukašinovi ć, officier de la VRS, le
28 mai 1992, http ://www.domovina.net/tribunal/page_006.php.
49
«Mon invité ⎯ma vérité», interview accordée à la télévision de Pale, le 12 juillet 1994, RBH, annexe138,
23 avril 1998.
50 o
TPIY, Le procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54, seizième session de l’Assemblée des Serbes de
Bosnie tenue le 12 mai 1992, Dragan Kalinić, pièce n38 ID.
51
o http://www.domovina.net/tr ibunal/page_006.php; TPIY, Le procureur c. Slobodan Miloševo ć, affaire
n IT-02-54-T, décision portant sur la demande d’acquittement du 16 juin 2004, par. 241, pièce n 613, onglet 89
(communication interceptée, tenue le 13 octobre 1991 avec Momcilo Mandić). - 29 -
ces mêmes célébrations. [Projection à l’écran .] Vous voyez à présent des photographies du
général Dudejak ⎯ dont j’ai cité le nom il y a une minute ⎯ il s’adresse à la population à la sortie
de l’église.
Les victimes
41. Pendant ce temps, dans la ville, le bilan des tués s’alourdissait régulièrement et
inéluctablement. Le bureau du procureur du TPIY a demandé plusieurs enquêtes pour connaître le
nombre de victimes de ce siège. Ces rapports furent présentés dans le cadre de l’affaire Galić . 52
J’ai déjà cité ce nom.
42. Ces rapports permettent d’estimer le nombre de morts qui furent victimes directement ou
non de la guerre à environ dix mille, dont au moins cinq mille civils. Le nombre de civils blessés
serait entre trois et quatre fois supérieur au nombre de tués.
43. Ainsi, le nombre de victimes civiles, dir ectes ou non, de la guerre dépasse les vingt mille
34
rien qu’à Sarajevo.
44. Les chiffres montrent aussi qu’environ la moitié des victimes civiles sont tombées durant
les neuf premiers mois du siège. Cela correspond aux chiffres relevés dans le reste de la Bosnie.
Cela répond aussi à l’idée que les Bosniaques n’étaient pas en mesure sur le plan militaire d’assurer
leur défense en 1992 et 1993; et cette situation a servi ⎯comme l’avait annoncé publiquement
Karadžić ⎯ à tenter d’anéantir les non-Serbes de Bosnie.
45. Ces chiffres sont impressionnants et effrayants, mais ils ne traduisent pas vraiment
l’horreur qu’inspire le fait de prendre intentionnellement pour cibl e la population civile. Les rues
jonchées de cadavres furent un spectacle on ne peut plus banal à Sarajevo, notamment pendant les
premières années du siège, en1992 et1993. A en croire les statistiques, l’année1994 semble un
peu moins horrible que les années précédentes. Mais ce ne sont que des statistiques.
52TPIY, Le procureur c. Stanislav Gali ć, affaire n IT-98-29-T, «Population Losses in the Siege of Sarajevo,
10 September 1992 to 10 August 1994», rapport d’expert présenté par Ewa Tabeau, Marcin Zoltkowski et Jakub Bijak le
13 mai 2002. - 30 -
46. Le 5 février 1994 au matin, le marché de Markale était aussi animé que d’habitude.
C’était le lieu où s’approvisionner en produits alimentaires ⎯ si du moins il y avait de quoi
s’approvisionner. Des centaines de personnes allaient se rendre à ce marché, ce qui était également
un fait bien connu. Et puis, juste après midi, le marché se transforma en véritable enfer.
[Prl’jéerto.n]
Résultat de cette attaque épouvantable et i gnoble: plus de soixante tués et plus de
53
cent quarante blessés .
47. Il a suffi d’un seul obus de mortier pour causer ce massacre. Les Serbes de Bosnie firent
preuve de leur cynisme habituel en déclarant brutalement en public que «les Musulmans» avaient
bombardé leur propre population.
48. Immédiatement après le bombardement, deux séries d’enquêtes furent organisées l’une
par une équipe locale et l’autre par l’ONU. Ces enquêtes ont abouti à la publication de plusieurs
rapports pris en considération par la Chambre de première instance du TPIY dans l’affaire Galić.
Ce dernier fut reconnu coupable d’avoir répandu ill également la terreur au sein de la population
civile par des actes de violence, des assassinats et des actes inhumains.
49. Outre les rapports que je viens de citer, la Chambre de première instance prit en compte
un rapport supplémentaire présenté par le défendeur . Dans le jugement qu’elle a rendu, la
Chambre prit dûment en considération tous ces rappor ts ainsi que diverses dépositions de témoins.
35 La Chambre conclut à la majorité que c’était, eff ectivement, la partie serbe qui avait lancé cette
épouvantable attaque. Elle dit aussi qu’il n’était pas seulement tout à fait improbable que les forces
musulmanes de Bosnie aient tiré sur leurs propr es civils, elle put établir que cela serait aussi
contraire aux faits matériels qui étaient prouvés.
50. Là encore, les images de ce massacre firent le tour du monde et ont choqué la conscience
de l’humanité. Les Etats-Unis ont exercé de fortes pressions sur la partie serbe et des négociations
ont été menées par l’ancien président Carter. Celu i-ci parvint, le 20 décembre 1994, à négocier un
cessez-le-feu qui soulagea quelque peu les habitants de Sarajevo.
53TPIY, Le procureur c. Stanislac Galić, affaire n IT-98-29-T, jugement et opinion, 5 décembre 2003, par. 439
et note de bas de page 1556. - 31 -
51. Le soulagement fut faible car le siège se poursuivait et il devenait pratiquement
impossible d’entrer dans la ville et d’en sortir. Le seul lien de survie avec l’extérieur fut créé par
les habitants de Sarajevo qui avaient construit un t unnel long de 800 mètres permettant de pénétrer
dans la ville et d’en sortir.
52. Le tunnel fut construit sous l’aéroport et reliait la ville à la route conduisant au mont
Igman qui se trouvait encore sous contrôle bosniaque . Par représailles, la partie serbe bombardait
régulièrement cette route, ce qui coûta, là encore, de nombreuses vies.
53. Plus tard, en1994, les tirs d’artilleri e lourde, qui avaient cessé sous l’effet de
l’accordCarter, reprirent lentement mais sûrement à partir des hauteurs qui dominaient la ville.
Après ce qui s’était passé, Vojislav Koštunica se rendit sur la ligne de front où avait lieu le siège.
Alors premier ministre du défendeur, il a suivi l’ex emple de Vojislav Šešelj, actuellement détenu à
Scheveningen au centre de détention du TPIY. Voici comment se déroulaient ces visites.
[Projection à l’écran.]
54. Ces images parlent d’elles-mêmes et il est très révélateur que ces dirigeants politiques se
soient déplacés pour rendre visite aux soldats sur le front. Or, il s’agissait manifestement de signes
de solidarité ⎯ des signes de solidarité qui, Madame le président, n’ont en l’occurrence pas
vraiment été appréciés par le demandeur. Il n’ est guère encourageant non plus que Koštunica ait
été l’un de ces visiteurs. La Bosnie a vraiment raison de vouloir que la Cour dissipe toute
confusion.
55. Les bombardements intensifs reprirent en 1995 pour durer pratiquement pendant tout le
reste de l’année. Le 28 août 1995, le marché de Markale fut à nouveau bombardé. Cette fois, il y
eut trente-septcivils tués et environ quatre-vingt -dixblessés. Un rapport confidentiel adressé au
commandant de la FORPRONU conclut que cinq tirs venaient de la zone de Lukavica tenue par les
36
54
Serbes, à l’ouest de Sarajevo .
56. Comme cette seconde attaque contre le marché de Markale eut lieu peu après le massacre
de Srebrenica, la réaction internationale s’in tensifia et l’OTAN bombarda des positions serbes
autour de la ville, mais cela ne fut pas réellement dissuasif pour les Serbes. Le 18 septembre 1995,
54
Assemblée générale des Nations Un ies, cinquante-quatrième session, 15 novembre 1999, rapport présenté par
le Secrétaire général en application de la résolution 53/35 de l’Assemblée générale, «La chute de Srebrenica», par. 438. - 32 -
en réponse au bombardement de l’OTAN, ils lan cèrent une contre-offensive sur la ville. Les
hommes d’Arkan venus de Belgrade et d’autres groupes paramilitaires se joignirent aux Serbes
pour mener cette offensive.
57. Madame le président, le siège de Sa rajevo fut organisé par l’armée yougoslave en
avril1992, lorsque cette dernière portait encore le nom d’armée nationa le yougoslave (JNA).
Comme nous l’avons déjà dit, le prétendu retrait n’apporta pas de changement de fond. C’est
pourquoi nous avons aussi cédé, vers la fin, en septembre 1995, et que Belgrade envoya Arkan et
ses hommes participer activement à la contre-offensive que j’évoque.
58. Belgrade ne fut jamais étrangère à ce siège, le siège le plus long qu’une ville européenne
ait jamais subi. Il ne fait aucun doute que ce si ège de Sarajevo répond totalement aux interdictions
les plus expresses et les plus impérieuses de la convention sur le génocid e. Je vous remercie
beaucoup de votre attention.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur va n den Biesen. La Cour va faire une courte
pause et la séance reprendra dans dix minutes.
L’audience est suspendue de 16 h 30 à 16 h 45.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Vous avez la parole Monsieur van den Biesen.
M. van den BIESEN : Merci beaucoup, Madame le président.
SREBRENICA OU LE NETTOYAGE ETHNIQUE DANS L ’EST DE LA B OSNIE
Le contexte
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, le massacre de Srebrenica est l’épisode le
plus célèbre, et peut-être le mieux documenté au jourd’hui, de cette longue période de nettoyage
ethnique qui est au cŒur de notre affaire. De pl us, il semble généralement admis que «Srebrenica»
37
entre parfaitement dans le cadre des dispositions de la convention sur le génocide. Il est en effet
notoire que, dans deux affaires, le TPIY a conclu qu’un génocide avait bel et bien été commis à
Srebrenica au mois de juillet 1995. - 33 -
2. Il est évident que nous allons nous attard er sur Srebrenica au cours de cette procédure
orale. Nous développerons ce que nous avons in diqué dans notre réplique d’avril1998. Le
mémoire d’avril 1994 ne fait naturellement p as mention de ce massacre, puisqu’il n’avait pas
encore eu lieu à l’époque.
3. Avant de vous dire avec plus de précisi on ce qui s’est réellement passé en juillet 1995, je
tiens à expliquer davantage le contexte. Il fa ut en effet avoir une vue d’ensemble pour donner à
Srebrenica sa juste place dans la campagne de ne ttoyage ethnique qui a, dans une large mesure,
détruit la Bosnie-Herzégovine telle qu’on la connaissait avant 1992.
4. «Srebrenica» n’était pas une fin en soi, ce ne fut que l’apogée, le paroxysme,
l’aboutissement d’un plan qui était établi depuis le début ou, à tout le moins, depuis le début
de1991. Nous examinons aujourd’ hui une partie de ce plan anté rieur. Celui-ci ne visait pas
uniquement Srebrenica, mais tout l’est de la Bosnie.
5. Hier et aujourd’hui, il y a un moment, nous avons expliqué comment le projet serbe avait
été mis au point. Comment, à partir de 1991, les dirigeants serbes de Belgrade ont organisé
l’armement des Serbes en Croatie ainsi qu’en Bosnie-Herzégovine, et co mment des structures
politiques parallèles ont été créées pour exercer l’au torité gouvernementale le moment venu. Nous
avons expliqué que ce système avait été reprodu it dans toutes les zones à forte population serbe,
sans toutefois être limité strictement aux municipalités majoritairement serbes.
6. L’est de la Bosnie, également appelé la va llée de la Drina, faisait partie du projet de
distribution d’armes, projet qui visait à armer exclusivement la population serbe.
[Prl’jéàrto.n]
7. Voici le secteur qui est, en fait, appelé la région de la Drina. Le recensement de1991
donne l’image démographique suivante de l’est de la Bosnie (et vous pouvez voir là encore que
l’essentiel du secteur avait une population vraiment composite, mêlant Bosniaques et Serbes de
Bosnie).
[Prl’jéàrto.n] - 34 -
38 8. La procédure engagée au TPIY contre M.Miroslav Deronji ć donne une idée claire du
tableau d’ensemble. Deronji ć était accusé d’avoir commis des persécutions à Glogova, près de
55
Bratunac et il a été condamné . D’après le jugement rendu à son encontre le 30 mars 2004, il avait
fait carrière dans la politique : son premier poste fu t celui de président du parti démocratique serbe
de Bosnie-Herzégovine (SDS) et, en1996, puis il fu t vice-président du SDS, sous la houlette de
Karadžić, jusqu’à ce qu’il démissionne en 1997. De par ses fonctions politiques, Deronjić participa
depuis le tout début à la mise en Œuvre du proj et serbe. C’est la raison pour laquelle il fut
convoqué à une réunion à Belgrade vers la fin d’avril1991. Deronji ć devait y voir Kertes, le
ministre adjoint de l’intérieur de l’ex-Yougoslavie ⎯nous en avons déjà parlé ⎯, qui devait
ensuite conserver les mêmes fonctions au sein de la nouvelle Yougoslavie. Cette réunion avait
pour objet d’organiser la livraison d’armes aux Serbes de Bratunac.
9. Selon Deronjić, lors de cette réunion, Kertes a dit que «la décision des autorités politiques
et étatiques de l’ex-Yougoslavie ⎯je dis bien, la décision des autorités politiques et étatiques de
56
l’ex-Yougoslavie ⎯était qu’un secteur de 50 kilomètres à partir de la Drina serait serbe»
[traduction du Greffe] . La réunion a abouti à la création d’un centre de distribution d’armes à
57
Milići qui, d’après Deronjić, aurait été établi à l’automne ou à la fin de l’été 1991 .
Sur cette carte de la Bosnie, nous avons gro ssièrement indiqué la portée de cette zone de
50 kilomètres.
[Prl’jérto.n]
10. Ce secteur de 50 kilomètres décidé par l es autorités de Belgrade cadrait parfaitement
avec le projet d’une «Grande Serbie», qui visait à créer une future Yougosla vie dans laquelle tous
les Serbes seraient unis au sein d’un seul et même Etat. Un an plus tard, cette idée des
50kilomètres revint dans les six objectifs st ratégiques dont nous avons parlé plus tôt cet
os
après-midi. Les objectifs stratégiques n 1 et 3 se lisent comme suit :
55 o
TPIY, Le procureur c. Miroslav Deronjić, affaire n IT-02-61-S, jugement relatif à la sentence, 30 mars 2004.
56TPIY, Le procureur c. Miroslav Deronji ć, affaire n IT-02-61-S, déposition de M.Miroslav Deronji ć,
27 janvier 2004, par. 54.
57Ibid., p. 123. - 35 -
«1. Etablir des frontières étatiques séparant le peuple serbe des deux autres
communautés ethniques»
39 «3. Etablir un couloir dans la vallée de la rivière Drina, c’est-à-dire ôter à la
Drina le rôle de frontière entre Etats serbes.» 58 [Traduction du Greffe.]
[Prl’jérto.n]
La mise en Œuvre
11. La mise en Œuvre, dans la région de la Drina, de ces deux objectifs stratégiques fut pour
les forces armées serbes une occupation constante tout au long de la période du nettoyage ethnique,
de 1992 à 1995. Lorsque je parle ici des «forces serbes», il s’agit des forces établies des deux côtés
de la Drina. Parmi elles figuraient, outre les for ces serbes de Bosnie et les forces yougoslaves, des
forces paramilitaires, des unités spéciales de polic e et de prétendus volontaires. L’occupation
constante pratiquée par ces forces ressort du fait qu’un nombre très important des affaires dont le
TPIY est saisi a trait à des crimes de guerre commis précisément dans cette région de la Bosnie.
12. Cette région a été la cible systématique de la campagne de nettoyage ethnique, dont les
premières manifestations eurent lieu à B ijelina le 31mars1992 pour s’étendre à Fo ča le
8avril1992. Zvornik fut attaquée le 9avril1992, Višegrad le 14avril1992 et Bratunac le
17 avril 1992. Nous examinerons ces événements plus en détail demain.
13. Pour reprendre les termes du procureur dans son mémoire préalable au procès en l’affaire
Milošević, «entre 1992 et 1993, [Srebrenica fut] attaqu ée à maintes reprises. Les bombardements
venaient du voisinage immédiat de l’enclave et de po sitions situées en Serbie.» Et le procureur de
poursuivre : «En outre, des frappes aériennes ont été menées contre Srebrenica par des aéronefs que
59
l’on a ensuite vus repartir en direction de la Serbie.» La population de la municipalité de
Srebrenica était majoritairement musulmane, d’ après le recensement de 1991: les Bosniaques
représentaient près des trois quarts de la population, et les Serbes de Bosnie, près du quart.
[Projection à l’écran : 73,2 % étaient musulmans, 24,7 % serbes et 0,1 % croates.]
58TPIY, Le procureur c. Radislav Krstić, affaire n IT-98-33-T, pièce n P746 a).
59TPIY, Le procureur c. Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54-T, deuxième mémoire préalable au procès
présenté par l’accusation, 31 mai 1992, par. 919. - 36 -
Au début de la campagne serbe, beaucoup de Musulmans de Srebrenica (mais pas tous, loin
de là) furent emmenés à Bratunac où ils étaient pl acés en détention, et étaient victimes de graves
abus, dont des tortures et des meurtres. Le 6 mai 1992, les Bosniaques r ésistant à l’occupation
serbe se regroupèrent et, le 9 mai 1992, ils parvinrent à reprendre le contrôle de la municipalité.
40 14. Srebrenica réussit donc à rester sous contrôle bosniaque. Tel ne fut pas le sort de la plus
grande partie de l’est de la Bosnie, qui fut largement nettoyé. Les Musulmans de l’est de la Bosnie,
majoritaires, furent soit tués, soit forcés de cher cher refuge ailleurs. Et bon nombre d’entre eux
finirent justement à Srebrenica, à Goražde et à Zepa. Je disais donc que, en fait, les forces du
Gouvernement bosniaque commençaient à remporter quelques belles victoires dans leur lutte pour
reconquérir du territoire.
15. Le camp serbe déploya d’importantes forces militaires pour répondre à cette situation
nouvelle et inhabituelle. En témoigne une nouvelle intensification de la coordination militaire entre
les troupes établies des deux côtés de la Drina ⎯cette campagne demandait une harmonisation
accrue entre les Serbes de Bosnie fo rmant le corps de la Drina (sur la rive gauche) et le corps
yougoslave d’Užice (sur la rive droite). En r éalité, Madame le président, les forces yougoslaves
ont toujours gardé le contrôle de l’est de la Bo snie. Récemment, le 16 janvier 2006, nous avons
soumis à la Cour soixante-seize documents, dont un grand nombre ont trait aux événements
intervenus dans cette région et à la campagne m ilitaire serbe. Je ne m’a rrête que sur quelques-uns
d’entre eux.
16. En novembre 1992, la structure militaire de la partie orientale de la Bosnie était en voie
de réorganisation. Dans sa lettre du 26 novembre 1992 (doc. 34), Vinko Pandurevi ć, un capitaine
de l’armée yougoslave qui était au ssi capitaine de l’armée de la Republika Srpska, rend compte au
quartiergénéral du corps de la Drina de ses effort s pour former une nouvelle brigade. Il ressort
clairement de sa lettre que la formation de cette nouvelle brigade avait lieu en étroite coopération
avec le quartierénéral de l’armée yo ugoslave, qui avait donné son accord sur
«l’approvisionnement et la structure de la brigad e en temps de guerre». En d’autres termes, le
quartiergénéral de l’armée yougos lave était, de concert avec l’armée de la Republika Srpska, en
train de mettre une brigade en état de faire la gue rre. En outre, il fallait que les conscrits viennent
manifestement du territoire du défendeur, c’est-à-dire de la municipalité d’Užice, tandis que de son - 37 -
côté le ministère serbe de l’intérieur était a pparemment censé s’acquitter de toutes les tâches
administratives. La lettre poursuit en ces termes : «Nous prévoyons, dans un premier temps, une
absence de réaction de masse enthousiaste, mais nous pourrons recourir à tout l’arsenal juridique et
nous escomptons un soutien sans faille des organes de la République de Serbie.»
17. Le document 16 est lui aussi très révéla teur: le 25 janvier 1993, le commandant du
défendeur pour le corps d’Užice (c’est l’ar mée yougoslave) informe son homologue serbe de
Bosnie des avancées réalisées par le corps d’Užice ⎯ et je dispose là de la citation intégrale, mais
41 je me contenterai de la paraphraser. Le commandant informe son homologue ⎯ son homologue
serbe de Bosnie ⎯que le corps d’Užice progresse et qu’il se trouve désormais sur la ligne de la
zone d’attaque, et il indique sa position exacte :
«1.Nous vous informons que les forces du co rps d’Užice sont parvenues à 11 heures,
le 25.01.1993, sur la ligne :
⎯ GT – 1 (groupe tactique) : village de Radijevci, Strazevac (tt.931)
⎯ GT – 2 (groupe tactique) : Gradina (tt.830) village [illisible]
⎯ GT – 3 (groupe tactique) : village de Pale, village de Skajici
2. Dans la zone de l’offensive du corps d’ Užice sur les lignes suivantes: village de
Jagodnja, village d’Osmaca, village de Radosevci, les forces ennemies se
composant d’un bataillon.
Le gros des forces se regroupe en direction des villages d’Osmace, Jezero, et
Skelani et les forces d’appui en direc tion des villages de Poznanovici, Jagodnja,
Osmaca et Gladovici.»
18. Nous sommes en janvier 1993, et c’est l’ armée du défendeur qui participe à la mise en
Œuvre du plan visant à créer un secteur de 50 kilomè tres, plan connu aussi comme étant l’objectif
stratégique n 3. Dans le même message du 25 janvier 1993, le commandant ajoute :
«3.En vue de coordonner notre action, veu illez nous indiquer S. V. P. quel était le
déploiement de vos forces sur le terrain à 12 heures.
4. Nous suggérons d’échanger quotidienne ment des informations relatives à la
disposition de nos troupes à 14 heures.»
19. Apparemment, les forces du défendeur n’étaient pas les seules à sentir qu’il fallait de
toute urgence améliorer les structures existantes. Le lendemain, le chef de la brigade serbe de
Bosnie de Bratunac adressa au commandant du corps serbe de Bosnie de la Drina le message
suivant : - 38 -
«Vu le nombre d’unités serbes de Bo snie et yougoslaves (VRS et VSRJ
(VJ)) ⎯elles étaient apparemment légion ⎯, je vous suggère de former un
corpsIKM (poste de commandement avancé) (état-major) à Bratunac, ce qui
permettra de consolider les opérations dans la vallée de la Drina (Zvornik, Bratunac et
60
Skelani), car il n’est plus possible de continuer ainsi.» [Traduction du Greffe.]
20. Dans la procédure engagée contre Miloševi ć, le procureur du TPIY a demandé plusieurs
rapports d’experts militaires. L’un de ces rapports a été produit en octobre 2003 par
42 MM.ReynaudTheunes et Alan Borrelli, qui sont tous deux des analystes militaires. Nous
reviendrons sur ce rapport dans la suite de nos plaidoiries.
21. Le 15 février 1993, le commandant du corps de la Drina commande des munitions au
bataillon indépendant de la Skelani. Cette comma nde, «très urgente» est-il précisé dans l’entête,
est le document 26 qui est soumis à la Cour avec le document 25, ce dernier étant une lettre plus ou
moins similaire. Celle-ci donne toutefois que lques précisions supplémentaires: le bataillon
indépendant de la Skelani, qui se trouve juste du côté bosniaque de la Drina, avait un dépôt à
Bajina Bašta. Et c’est intéressant, car Bajina Ba šta se trouve de l’autre côté de la rivière,
c’est-à-dire sur le territoire du défendeur. Manifestem ent, ni le défendeur ni les Serbes de Bosnie
ne considéraient que la rivière Drina séparait deux «Etats» indépendants.
22. Visiblement, Madame le président, beau coup de commandes similaires sont, à l’époque,
également adressées directement à l’armée du défendeur, ce qui finit par agacer le chef
d’état-major général de ce qui était alors la RFY. Non qu’il fut agacé par les commandes
elles-mêmes; son agacement était plutôt dû à la manière anarchique dont ces demandes étaient
soumises. Le 10 mars 1993, le commandant du corp s de la Drina ordonne à ses brigades de cesser
de présenter des demandes individuelles à l’état-major général de l’armée de la RFY pour obtenir
du matériel militaire et couvrir les besoins de guerre . Il leur précise aussi l’adresse à laquelle les
nouvelles commandes doivent être envoyées et les in forme que tout franchissement de frontière
doit respecter les procédures prévues (doc.14). Une semaine plus tard, le 17 mars 1993, cette
question est de nouveau abordée, cette fois dans une lettre des plus hautes instances. Le grand
quartier général de l’armée de la Republika Sr pska donne un ordre à ses quartiers généraux ⎯ non
60TPIY, Le procureur c. Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54-T, équipe d’analyse militaire du bureau du
procureur, rapport soumis par MM. Reyn aud Theunes et Alan Borrelli, pièce no643, onglet 1, partieIII (par
Alan Borrelli), p. 21. - 39 -
de sa propre initiative, au vu de la lettre, mais «[c]onformément à l’instruction du grand quartier
o
général de l’armée yougoslave n 156-2 du 18 février 1993». Il leur ordonne de cesser de
s’adresser isolément au grand quartier général de l’armée yougoslave (doc. 36).
23. Cette lettre montre clairement que l’agacement du haut commandement yougoslave s’est
bel et bien traduit par un ordre de Belgrade aux autorités serbes de Bosnie.
24. Les succès rencontrés par les forces de Bo snie quand elles ont tenté de reconquérir des
territoires «nettoyés» n’ont pas seulement donné lieu à la nécessité d’harmoniser les
communications relatives au combat et les livrais ons de matériel militaire. Ces communications
s’inscrivaient en fait dans le c ontexte d’une opération militaire plus vaste, par laquelle les forces
43 armées du défendeur ont voulu, en étroite coopéra tion avec les forces serbe s de Bosnie, s’emparer
de Srebrenica.
25. Le TPIY a déjà examiné différentes affa ires en rapport avec Srebrenica. Dans la
procédure engagée contre Blagojević, qui était alors le commandant de la brigade serbe de Bosnie
de Bratunac, la Chambre de première instance a tout d’abord établi de façon méticuleuse et
approfondie tous les faits pertinents avant de comme ncer à examiner et à apprécier le rôle exact de
l’inculpé. Les faits établis par cette Chambr e de première instance dans son jugement du
61
17 janvier 2005 concernent notamment l’année 1993, que je décris actuellement à la Cour .
26. Voici ce que le Tribunal a conclu :
«En mars 1993, les forces serbes de Bosnie progressaient rapidement, forçant
un plus grand nombre de civils à prendre la fuite. Au cours de cette offensive,
l’enclave de Zepa fut séparée de celle de Srebrenica. Les Musulmans de Bosnie
originaires des villages voisins cherchèr ent refuge dans une zone d’environ
150kilomètres carrés autour de la ville de Srebrenica. Il y eut dans cette zone à un
certain moment cinquante à soixante mille personnes. A mesure qu’ils progressaient,
les Serbes de Bosnie détruisaient les sources d’approvisionnement de la ville en eau et
en électricité; la population était de plus en plus nombreuse alors que les ressources en
nourriture et en eau s’épuisaient et que l’62giène publique et les conditions
d’existence se dégradaient rapidement.» [Traduction du Greffe.]
61 o
TPIY, Le procureur c. Vidoje Blagojević et Dragan Jokić, affaire n IT-02-60-T, jugement, 17 janvier 2005.
62Ibid., par. 98. - 40 -
27. Madame le président, vous pouvez voir que des milliers ⎯ je dis bien, des milliers ⎯ de
victimes de l’opération de nettoyage ethnique dans le secteur de 50 kilomètres ont cherché refuge à
Srebrenica, municipalité qui s’est rapidement tr ansformée en un îlot pour Musulmans de Bosnie,
complètement encerclé et assiégé par la partie serbe.
28. Le 11 mars 1993, le commandant Morillon de la FORPRONU se rendit à Srebrenica.
Témoin de la situation désespérée de l’enclave, il promit la protection des Nations Unies à la
population musulmane. Il donna effectivement es poir à la population et, pendant quelque temps,
Morillon fut un héros aux yeux de la population de Srebrenica. C’est cette promesse qui conduisit
l’Organisation des NationsUnies à déclarer que Srebrenica (tout comme Goražde et Zepa) était
«zone de sécurité».
29. Toutefois, la promesse de Morillon n’impressionna pas la partie serbe. Les Serbes
avaient manifestement décidé de continuer d’avancer et d’en finir. C’est ce que l’Organisation des
Nations Unies fit savoir le 16 mars 1993 : selon son rapport, le 13 mars 1993, des fonctionnaires de
l’Organisation auraient vu trois bombardiers venant de la RFY franchir la rivière Drina pour lâcher
plusieurs bombes sur Gladovici et Osatica, deux petites villes situées au sud-ouest de Srebrenica 6.
44 Voyons bien la date, Madame le président. Les bombardiers ont été vus le jour même où Morillon
a quitté l’enclave.
30. Dans son rapport, M. Borrelli, l’expert militaire du TPIY, ajoute :
«De plus, un rapport du JPN de Bajina B ašta (le JPN est le détachement serbe
pour les opérations spéciales, qui est un département du ministère serbe de l’intérieur)
indique que le butin de guerre saisi sur les «territoires dans lesquels des opérations de
combat sont en cours» ne devait pas rester à Skelani. Ce certificat de transfert de
marchandises par-delà la frontière a été délivré «conformément à l’ordre en date du
o
12mars1993 du commandant du groupe tactique n 1 de la VJ, le général
Mile Mrkšić».» 64 [Traduction du Greffe.]
Autrement dit, l’armée du défendeur a ordonné à ses hommes combattant sur le territoire de la
Bosnie-Herzégovine de transférer le «butin de guerr e» du territoire de la Bosnie vers celui de la
République fédérale de Yougoslavie.
63
Borrelli, ibid., p. 21.
64Borrelli, ibid., p. 21, par. 44. - 41 -
31. Le 20 mars 1993, la FORPRONU fait rapport comme suit :
«L’attaque serbe contre l’enclave de Srebrenica se poursuit sans relâche… Les
agresseurs [la VRS] ont reçu beaucoup d’aide venant de l’autre côté de la frontière, en
Serbie, lors de cette offensive. La Serbie a soutenu la VRS avec des tirs d’artillerie,
des bombardiers et des convois de réappr ovisionnement en munitions, ainsi qu’en
autorisant les Serbes à se65réparer à l’inté rieur de ses frontières à attaquer Srebrenica
par l’est et par le sud.» [Traduction du Greffe.]
32. Donc, en mars 1993, le défendeur mène avec toutes les forces dont il dispose une vaste
opération militaire, attaquant Srebrenica, une ville bondée de réfugiés victimes de la campagne de
nettoyage ethnique. C’est une campagne qui a vé ritablement transformé une charmante ville de
Bosnie en un camp d’internement, dans lequel su rvivre était le principal souci de ceux qui s’y
trouvaient.
[Prl’jérto.n]
Cela ressemble vraiment à un camp d’internement, n’est-ce pas ? Madame le président, telle
était exactement la situation lorsque la Cour, le 8 avril 1993, a rendu sa première ordonnance dans
la présente affaire. J’ai dit hier que le défendeur avait décidé de mépriser cette décision de la Cour.
De même, il a traité avec un mépris total et fl agrant la résolution du Conseil de sécurité du
16avril1993, adoptée une semaine après l’ordonnan ce de la Cour, dans la quelle le Conseil de
sécurité exigeait notamment que «la République fé dérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)
cesse immédiatement la fourniture d’armes, d’équi pement et de services de caractère militaire aux
66
unités paramilitaires serbes de Bosnie dans la République de Bosnie-Herzégovine» .
45 33. Le 6 mai 1993, le commandant d’un grou pe tactique bosno-serbe a adressé une demande
urgente au commandant du corps de la Drina (doc . 29). Dans cette demande, il évoque la présence
à Skelani de «Franko», alias «Frenki». Skelani ⎯ comme je l’ai déjà dit ⎯ est située sur cette rive
de la rivière Drina. Il convient de releve r la présence de «Frenki», qui n’est autre que
Franko Simatović, et qui était, à l’époque, chef du service de la sûreté de l’ Etat yougoslave. Une
autre personne citée dans la lettre est «Borić», c’est-à-dire M. Božović, lequel appartient au service
de sûreté de Serbie et plus pr écisément à l’unité des opérations spéciales. Selon cette même lettre,
65 TPIY, Le procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54-T, «HQ BH Command (Main) Kiseljak Special
SITREP (Srebrenica) to HQ UNPROFOR, Zagreb» [«rapport situ ation» spécial (Srebrenica) adressé au quartiergénéral
de la FORPRONU à Zagoeb par le quar tiergénéral du commandement (principal) de Bosnie-Herzégovine à Kiseljak],
20 mars 1993, pièce n B8644.
66 Résolution 819 (1993) du 16 avril 1993 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies. - 42 -
Frenki et Božović commanderaient une unité du bataillon bosno-serbe de Skelani. Simatovi ć a été
mis en accusation par le TPIY et, après avoir été emprisonné ici, à Scheveningen, a été
provisoirement remis en liberté. Il attend d’être jugé ⎯ à Belgrade. Selon ce document, «Frenki»
commandait un groupe appelé les Crvene Beretke, ou bérets rouges . 67
34. Pendant ce temps, l’armée yougoslave semblait continuer à procéder de manière
désordonnée à ses commandes de ma tériel et ce, en dépit des ordres émanant du commandement
militaire yougoslave et bosno-ser be. Le 24octobre1993, Mladi ć donne une fois encore l’ordre à
ses officiers d’arrêter de communiquer directement avec les fournisseurs d’armes yougoslaves; il
est seulement précisé qu’il leur était possible de le faire. En outre, il adresse cet ordr⎯ non pas
en son seul nom ⎯ mais également au nom du chef d’état-major de l’armée yougoslave (doc. 72).
35. Par sa lettre en date du 4février1994, le commandant de la Drina informe l’état-major
général de l’armée bosno-serbe des quantités considér ables de munitions que le corps de la Drina
n’a mis, à lui seul, que deux mois à obtenir de la République fédérative de Yougoslavie, novembre
et décembre1993. Cette lettre figure parmi les documents que nous avons transmis à la Cour
(doc.13). Elle dresse un tableau macabre de la valeur que le secteur de 50kilomètres semblait
représenter pour la RFY : la liste fait état de millions de balles, de milliers d’obus de mortier. Et le
tableau s’assombrit encore quand, plus loin dans la lettre, le commandant indique à son quartier
général que ce fut précisément ces quantités de m unitions qui ont effectivement été utilisées au
cours de ces deux derniers mois de l’année 1993.
46 36. La présence yougoslave est assurée sans re lâche, comme il ressort d’autres documents
que nous avons communiqués à la Cour. L’un d’entre eux est un document daté du
26février1994, par lequel le commandement du corps de la Drina convoque le ministère de
l’intérieur de Serbie (RFY) à une réunion afin de débattre de la coopération entre les ministères de
l’intérieur de Serbie et de la Republika Srps ka (doc.30); dans un autre document, daté du
12 juillet 1994, le même commandement demande à Belgrade d’envoyer une personne nommément
désignée «dont le savoir-faire nous aidera à élabor er une carte pour les opérations destinées à des
67
[Note non existante dans le texte anglais.] - 43 -
fins spéciales et à l’exploitation» (doc. 75). Ai nsi, les cartes destinées aux opérations devaient être
dressées par les spécialistes yougoslaves. Madame le président, tous ces documents démontrent
que ces diverses entreprises relevaient d’un effort commun.
37. Pendant ce temps, les observateurs des Nati onsUnies continuent, tout au long de1994
et 1995 , de recenser les hélicoptères yougoslaves qui franchissent la frontière bosno-yougoslave.
En d’autres termes, il est clair que pendant tout ce temps, de 1992 à 1995, les armées positionnées
sur chacune des rives de la Drina n’ont cessé de se livrer à toutes sortes d’activités militaires se
rattachant toutes liées au plan initial : transformer un secteur de 50 kilomètres, situé à l’ouest de la
Drina, en une région serbe purifiée faisant partie de la nouvelle Yougoslavie.
38. Madame le président, j’ai tenté d’explique r à la Cour comment la région de la Drina fut
l’objet d’une action soutenue, coordonnée et conj ointe des forces bosno-serbes et yougoslaves. Je
me suis efforcé d’éclaircir le contexte, aussi est-il temps maintenant de passer aux événements
directement liés au massacre de Srebrenica.
Les mois précédant le massacre
39. Dans notre réplique, nous avons déjà exposé à la Cour les événements qui se sont
69
déroulés sur le champ de bataille de Trnovo en juin et juillet 1995 . Trnovo est une ville située à
30 kilomètres au sud de Sarajevo, sur la route menant à Fo ča. A l’époque, de violents combats se
déroulèrent dans de nombreuses régions de la Bosnie, car l’armée bosniaque, désormais bien mieux
organisée et équipée, parvenait évidemment à re conquérir des secteurs qui avaient été pris et
nettoyés par la partie serbe en 1992. Les évén ements du champ de bataille de Trnovo sont utiles à
connaître pour comprendre le massacre de Srebreni ca, bien que Trnovo se trouve assez loin à l’est
de Srebrenica.
47 40. Comme nous l’avons montré dans la répli que, la bataille de Trnovo a été, du côté serbe,
menée par une coalition de forces bosno-serbes et de divers éléments relevant du ministère de
l’intérieur du défendeur (le MUP). Trois unités serb es au moins, des unités de Belgrade, y ont pris
part : les unités «Kajman», «Plavi» et «Skorpija», cette dernière étant désormais fort connue sous le
68
Borelli, ibid., p. 21, par. 45.
69RBH, chap. 8, sect. 6, par. 227-232. - 44 -
nom de «Scorpions». Leur particip ation ressort d’un rapport en date du 1 erjuillet 1995, que le
70
commandant de la brigade de police a rédigé et adressé à ses supérieurs . Le texte intégral de ce
rapport est reproduit dans la réplique.
41. La bataille de Trnovo illustre égalemen t de façon claire l’existence d’opérations
concertées exécutées par les trois ministères de l’intérieur: le ministère du défendeur, celui de la
Republika Srspka et celui de la Republika Srspka Kr ajina. C’est ce qui ressort d’une lettre en date
du 6 juillet 1995 adressée par le ministère de l’intérieur de la Republika Srspka aux forces de police
71
bosno-serbes . Là aussi, le texte intégral de cette lettre est reproduit dans la réplique.
42. Il est également révélateur de constate r que, toujours en juillet 1995, les forces du MUP,
le ministère de l’intérieur de la Republika Srspka Krajina, en Croatie, auraient également participé
à de véritables combats dans l’est de la Bosn ie. A première vue, cela pourrait sembler étrange,
mais, Madame le président, il n’en est rien: l es trois entités, à savoir le défendeur, la Republika
Srspka et la Republika Srspka Krajina, menaient ensemble une seule et même action, qui visait la
création d’une nouvelle Yougoslavie serbe, ethniquement pure.
43. Du point de vue du massacre de Srebrenica, la bataille de Trnovo présente au moins un
double intérêt. En premier lieu, elle montre quell e envergure eut l’offensive d’été de la partie
serbe, offensive destinée à sécuriser le secteur de 50 kilomètres situé à l’est de la Drina. En second
lieu, et c’est plus important encore, elle atteste de la présence des forces du ministère de l’intérieur
de Belgrade, forces qui, le 10juillet1995, ont reçu un ordre, celui de se diriger vers Srebrenica.
Pourquoi ? Pour appuyer les troupes qui s’emparaient de l’enclave. C’est ce que dit cet ordre du
10 juillet :
«1. Détacher une partie des forces du ministère de l’intérieur de la Republika
Srpska qui prennent part à des opérations de combat sur le front de Sarajevo et les
envoyer demain, 11juillet1995, en tant qu’unité indépenda nte, dans le secteur de
Srebrenica.
[Il s’agit là des forces du ministère de l’intérieur de la Republika Srpska. La
lettre poursuit :]
70
Ibid., par. 230.
71Ibid., par. 231. - 45 -
2. Cette unité sera composée du second détachement de la police spéciale de
Sekovici, de la première compagnie de l’unité de la police spéciale du SJB de Zvornik,
d’une compagnie mixte composée des forces des ministères de l’intérieur de la
48 Republika Srpska Krajina, de la Serbie et de la Republika Srpska et d’une compagnie
du camp d’entraînement de Jahorina.
[Et la lettre continue :]
4. Pendant la nuit, retirer du cham p de bataille de Trnovo la compagnie
composée des forces des ministères de l’inté rieur de la Republika Srpska Krajina, de
la Serbie et de la Republika Srpska. Rassembler les unités le 11juillet1995 pour
12heures à Bratunac, en face du SJB, à l’ exception du second détachement de la
police spéciale qui doit se rendre à sa destination le 11 juillet 1995 dans l’après-midi.
5. Lors de son arrivée à destination, le commandant de 72unité doit prendre
contact avec le chef d’état-major du corps, le général Krstić.»
On a apparemment confié à ce général le commandement de trois forces des ministères de
l’intérieur.
44. Le plan de l’attaque finale de Srebrenica a certainement été établi bien avant le mois de
73
juillet 1995 . A partir de janvier 1995, les forces bosno-serbes ont fait de plus en plus obstacle aux
convois d’aide alimentaire des NationsUnies destinés à l’enclave, et, au printemps de
l’année1995, elles ont gêné en outre les convoi s destinés à l’approvisionnement des forces des
NationsUnies, en l’occurrence le bataillon néer landais (DutchBat). La situation humanitaire à
l’intérieur de l’enclav e s’est donc dégradée davantage encore . En outre, les bombardements de
l’enclave se sont intensifiés, tout comme les tirs de tireurs isolés, qui prenaient pour cible la ville
assiégée, conformément à la formule adoptée lors du siège de Sarajevo.
45. La planification proprement dite, pour au tant que nous puissions en juger d’après les
documents, a commencé au plus tard au début du mois de mars1995. Nous savons cela grâce à
l’affaire engagée par le TPIY contre Momir Nikoli ć, lequel a été commandant de l’état-major de la
défense territoriale de Brutanac.
46. En novembre1992, après avoir passé plus ieurs mois en Serbie, Nikolic a été promu
commandant adjoint et chef de la sécurité et du renseignement de la brigade de Bratunac de l’armée
bosno-serbe.
72 o o
TPIY, Le procureur c. Vidoje Blagojević et Dragan Jokić, affaire n IT-02-60-T, pièce n P358, onglet 194.
73Affaire Blagojević, ibid., par. 106-118. - 46 -
A l’époque du massacre de Srebrenica, il ex erçait, après avoir été de nouveau promu, les
fonctions de capitaine de première classe.
Ni7o.li ć a été accusé d’avoir participé à une entreprise criminelle commune qui avait pour
dessein :
«le transfert forcé des femmes et des enfants de l’enclave de Srebrenica vers Kladanj,
les12 et 13juillet1995, et, du12 au 19juillet 1995 environ, la cap ture, la détention,
l’exécution sommaire par des pelotons d’ exécution, l’ensevelissement et le
49 réensevelissement des cadavres de milliers d’hommes et de garçons musulmans de
74
Bosnie de l’enclave de Srebrenica, âgés de seize à soixante ans» .
48. Dans l’affaire Nikolić, la Chambre de première instance a notamment établi, en ce qui
concerne cette la phase de planification, les faits suivants :
«1.Le 7mars1995, à Vlasenica, lors d’ une réunion avec le commandant de la
FORPRONU, Mladić a exprimé son mécontentement quant au régime de la zone
de sécurité et a indiqué qu’il pourrait en treprendre une action militaire contre les
enclaves situées à l’est. Il a toutefois donné des assurances quant à la sécurité de la
population bosno-musulmane de ces enclaves.
2. Le 8mars1995, le commandant s uprême des forces armées de la Republika
Srpska, le président Karadži ć, a diffusé un ordre relatif à de nouvelles opérations,
o
l’ordre n 7, lequel stipulait: «[d]es opérati ons de combat planifiées et bien
pensées» doivent créer «une situation insoutenable d’insécurité totale dans laquelle
aucun espoir de survie ou de vie ne sera permis aux habitants des deux enclaves».
Mission de séparer les enclaves de Srebrenica et de Zepa a été confiée au corps de
la Drina. Suite à cet ordre, le général RatkoMladi ć a, le 31mars1995,
communiqué un ordre relatif à de nouvelles opérations, l’ordre n o7/1, lequel
précisait la mission du corps de la Drina.» 75
49. Dans l’affaire Blagojević, la Chambre de première inst ance a également établi d’autres
faits relatifs à la phase de planification et on peut constater que :
⎯ «le 4juillet1994, le colonel Ognjenovi ć, alors commandant de la brigade de
Bratunac, a adressé un rapport aux unités de la brigade de Bratunac. Dans ce
rapport, il indiquait que l’«objectif final» de l’armée bosno-serbe était de créer
«une Podrinje entièrement serbe et d’infliger une défaite militaire aux enclaves de
Srbrenica, Zepa et Goražde».»
Ce rapport poursuivait :
«Nous devons continuer à armer, entraîne r, former et préparer l’armée de la
Republika Srpska à l’exécution de cette mission cruciale ⎯ qui consiste à expulser les
Musulmans de l’enclave de Srebrenica. Il n’y aura pour l’enclave de Srebrenica aucun
74 o
TPIY, Le procureur c. Momiro Nikoli ć (et consorts) , affaire n IT-02-60/1-S, acte d’accusation conjoint
modifié, par. 30.
75Blagojević, ibid., par. 103-106. - 47 -
repli, nous devons avancer. Nous devons re ndre la vie de nos ennemis insupportable
et leur présence dans l’enclave impossible de sorte que, comprenant qu’i76 ne peuvent
pas survivre ici, ils s’en aillent en masse, aussi vite que possible.»
50. Très clairement, l’«objectif final», d écrit ici comme correspondant à une Podrinje
entièrement serbe, entre bien dans le cadre du secteur de 50kilomètres décidé en mai1991. Les
autres conclusions des juges de la Chambre de première instance parlent d’elles-mêmes.
50 51. En juillet1995, la population bosno-musulmane de Srebrenica comptait environ
quarante mille personnes ; il est donc évident que les responsables de ce plan, dont il est question
dans l’arrêt rendu en l’affaire Blagojević, s’apprêtaient à lancer une opération d’envergure.
La prise de l’enclave
52. Madame le président, le DutchBat co mptait environ dix postes d’observation situés à
proximité de la zone assiégée. En juin1995, l’un de ces postes a été attaqué par les forces
bosno-serbes, de sorte que le DutchBat a retiré de ce poste d’observation.
[Prl’jéàrto.n]
Lorsque nous évoquons le Du tchBat, Madame le président, beaucoup d’images et d’idées
nous viennent à l’esprit. L’une d’elles a trait à ce que vous venez de voir ⎯l’un des véhicules
blindés de transport de troupe désarmé du DutchBat dans l’enclave. Tous ces véhicules ont été
dérobés au bataillon après que l’enclave eut été prise. Sur l’image su ivante, vous avez vu les
mêmes véhicules blindés, repeints cette fois et a ppartenant à l’armée yougoslave au Kosovo. J’ai
demandé au ministère néerlandais de la défense ⎯parce qu’il y avait eu ce message diffusé à la
télévision lorsque ces images ont été montrées pour la première fois ⎯ de chercher à savoir si ces
véhicules étaient bien les mêmes. Le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense
m’ont très clairement confirmé que tel était le cas. Des véhicules armés saisis à Srebrenica sont
donc finalement utilisés par l’armée yougoslave. Ce n’est qu’un détail, mais il n’est pas anodin au
regard de ce que nous sommes sur le point de vous montrer ici.
53. Madame le président, la partie serbe a consacré les premiers jours de juillet à préparer ses
soldats à l’attaque. Tous les soldats se trouvant da ns la zone au sens large ont été informés que
l’attaque commencerait le 6juillet1995, tôt le ma tin. L’attaque proprement dite s’est déroulée
76
Blagojević, ibid., par. 103.
77TPIY, Le procureur c. Radislav Krstić, affaire n IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, par. 15. - 48 -
du 6 au 10 juillet. La ville de Srebrenica a de nouveau été lourdement bombardée. La partie serbe
a même mis un char en position afin de faire feu su r la ville. De toute évidence, les cibles étaient
civiles.
54. Plusieurs postes d’observation du DutchBat ont été aisément démantelés et les soldats
néerlandais de la FORPRONU se sont retirés leur quartier général de Potočari.
[Prl’jértao.n]
51 55. Il ressort très clairement de ces images que Mladi ć était alors aux commandes.
Apparemment, il était également autorisé à diriger les unités du défendeur, unités qui agissaient de
conserve avec les forces bosno-serbes.
M5l6a.di ć était-il seul aux commandes? Peut-être, peut-être à certains moments sur le
champ de bataille, mais vu le nombre de soldats qu’il commandait, il n’était certainement pas tout
seul. Comme nous l’avons vu, parmi ces soldats figuraient ceux du défendeur ainsi que les troupes
de la Krajina serbe. En outre, il est établi que, de manière générale, Mladi ć se rendait souvent à
78
Belgrade et qu’il y a notamment été les7 et 15juillet , soit à deux reprises en plein milieu de la
conquête de l’enclave et du massacre 79.
57. En tout état de cause, les ordres, à Sr ebrenica, étaient clairs: séparer les hommes des
femmes. Les femmes étaient mise s dans des cars qui devaient les conduire à Tuzla. Les hommes
étaient rassemblés et conduits ailleurs. Madame le président, ce membre de phrase «séparer les
hommes des femmes» revient très souvent dans ce tte affaire. Avant que nous en prenions
l’habitude comme s’il s’agissait de n’importe que lle expression, il serait utile de voir ce qu’elle
signifie exactement. Voici l’histoire d’une mère de Srebrenica, l’histoire qu’elle a racontée en
comparaissant en qualité de témoin dans l’affaire Blagojević : [projection à l’écran].
«Alors que nous étions à mi-chemi n, j’ai entendu une voix dire, «Popovi ć,
regarde celui-ci», et j’ai immédiatement compris qu’il faisait allusion à mon enfant.
Mais il y avait aussi d’autres enfants. Il y avait l’enfant de ma belle-sŒur ainsi que
d’autres personnes. Mais les soldats ont insist é et je me suis sentie comme paralysée.
J’ai quand même réussi à rassembler mon courage et à chuchoter à l’oreille de mon
fils «ne t’inquiète pas. Avance. Continue à avancer.» Nous avons marché quelque
50 mètres, et là un soldat est sorti de la col onne de gauche et s’est adressé à mon fils.
Il nous a dit de nous mettre sur le côté dro it et a dit à mon fils «Jeune homme, tu dois
78 o
TPIY, Le procureur c.Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54-T, déclarations de M.MichaelWilliams,
24 juin 2003, p. 22908, et de M. Rupert Smith, 9 octobre 2003.
79Peace Journey, Carl Bildt, Weidenfeld & Nicolson, 1999, p. 51-54 et p. 60-64. - 49 -
aller à gauche.» Il a dit «Pourquoi moi ? Je suis né en 1981.» Mais le soldat a répété
ce qu’il avait dit, «Vous autres, vous devez alle r du côté droit.» Il portait des sacs, et
le soldat lui a demandé de jeter ces sacs à dro ite et d’aller sur le côté gauche mais je
l’ai attrapé par la main et je ⎯il ne cessait de répéter «Je suis né en1981.
Qu’allez-vous me faire ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?» Ensuite, je les ai
suppliés, je les ai implorés. Pourquoi le prenez-vous? Il est né en1981. Mais le
soldat a répété son ordre. Je l’ai retenu si fort. Mais il l’a attrapé. Alors mon fils a
jeté son sac, le soldat l’a ramassé et l’a jeté sur une pile située du côté droit. Il a pris
la main de mon fils et l’a traîné du côté gauche. Mon fils s’est retourné et m’a dit
«Maman est-ce que tu peux prendre ce sac s’il te plaît? Est-ce que tu peux le
prendre ?» C’est la dernière fois que j’ai entendu sa voix.» 80
Madame le président, ce garçon avait quatorze ans.
52
58. Autour de la base de l’ONU de Poto čari quelque vingt-cinqmillepersonnes étaient
rassemblées. A partir du 12juillet, ces personnes ont toutes ⎯à l’exception des garçons et des
hommes ⎯ été mises dans des cars à destination de territoires contrôlés par le Gouvernement
bosniaque. Dans l’affaire Blagojević, la Chambre de première instance du TPIY a établi que,
manifestement, il avait été utilisé un grand nombre de cars. Fait encore plus important aux fins de
notre cause, les juges ont constaté que parmi ces très nombreux cars figuraient des véhicules de
Serbie, c’est-à-dire du défendeur. Le défendeur a donc, avec les Se rbes de Bosnie, participé à ce
transfert forcé de non-Serbes, c’est-à-dire de la population musulmane de Srebrenica, laquelle
comprenait, comme nous l’avons vu, de nombreux réfugiés musulmans originaires de toute la
région de la Drina.
59. Conformément à un accord conclu entre Mladi ć et le DutchBat, les cars devaient être
escortés par la FORPRONU. Mais cela n’a fonctionn é que pour les premiers convois. Très vite,
les Serbes de Bosnie n’ont plus laissé les Nations Unies monter à bord des cars. En outre, ils ont
purement et simplement volé seize jeeps du Dutc hBat, ce qui a rendu impossible toute nouvelle
escorte des Nations Unies 81.
60. Les membres du DutchBat qui ont pu escorter les premiers convois ont indiqué que de
fréquents arrêts étaient observés sur ordre des sold ats serbes, lesquels contrôlaient les cars et
faisaient descendre les hommes qui avaient initialement réussi à monter à bord. Ils ont également
indiqué être passés à proximité d’un terrain de football non loin de Nova Kasava où deux à
trois mille hommes musulmans bosniaques étaient massés, assis les mains derrière la tête. Des
80
Blagojević, ibid., par. 651.
81
Blagojević, ibid., par. 184. - 50 -
Serbes lourdement armés les surv eillaient. Lorsque les membres du DutchBat sont retournés à
Potočari, le lendemain, il n’y avait plus personne su r le terrain de football, à l’exception d’un
cadavre et d’un tas d’effets personnels en train de brûler.
61. Il ne fait aucun doute que le meurtre de ce garçon s’inscrit dans le système et qu’il
témoigne, dans le contexte, de l’ intention de «détruire tout ou en partie»; c’est manifestement de
«meurtre» qu’il s’agit ici, et aussi d’«atteinte à l’intégrité physique ou mentale». Cela, si nous nous
en tenons pour le moment seulement à Srebrenica, ne vaut à l’évidence pas uniquement pour cette
femme que nous venons de voir à l’écran, cela va ut pour tous les survivants de ce massacre
particulièrement cruel.
53 62. Tout cela s’inscrit dans le cadre de l’exécu tion de l’objectif déclaré, objectif de conquête
et l’opération a été exécutée sous le nom de code de «Krijava95»; cet objectif est défini comme
suit: «séparer et réduire la taille des enclaves de Srebrenica et de Zepa, améliorer la position
tactique des forces au cŒur de la région et créer les conditions voulues pour l’élimination des
enclaves» 8. Le résultat est fort clair d’après les ordres qui furent donnés à MiroslavDeronji ć;
celui-ci fut nommé «responsable civil pour la munici palité serbe de Srebrenica», le 11 juillet 1995,
par Karadžić. Deronjić a témoigné devant le TPIY à propos de ces ordres et a donné les précisions
suivantes :
«Dès que les conditions ont été réunies, après l’évacuation des Musulmans,
nous devions entrer dans Srebrenica pour mettre en place les premières structures
gouvernementales, avec comme première tâche de protéger toutes les catégories de
biens, étatiques, sociaux et autres, et nous assurer que les Serbes puissent revenir dans
cette région, Serbes qui avaient été éparpillés, et, bien entendu, nous devions tenter de
83
réparer et de rétablir les infrastructures à l’intérieur et autour de Srebrenica.»
Une exception a manifestement été apportée, en pratique, aux rubriques consacrées aux
«réparations» et à la «protection» qui figurent da ns cet ordre. L’exception concerne les mosquées
de Srebrenica. Les images datant de l’époque de la prise de la ville montrent le minaret de la
mosquée de Petric Mahala, constr uite depuis si peu de temps que les échafaudages l’entouraient
82
Blagojevic, ibid., par. 137.
83
Ibid., par. 135. - 51 -
encore, ⎯ c’est l’image apparaissant sur la gauche de l’écran ⎯ mais les vues tournées un an plus
tard montrent que le minaret a été réduit en miettes. La mosquée de la place principale de
Srebrenica a connu le même sort . 84
[Prl’jértao.n]
63. Le 14 juillet 1995, le commandant du 5 e bataillon du génie a adressé son rapport habituel
sur les combats au commandement du corps de la Drina. Nous avons soumis à la Cour ce
document avec les autres (doc.10). Dans ce rappor t, se trouve consigné ce que le bataillon avait
reçu pour ordre de faire. Au premier paragra phe, le rapport se lit comme suit: «Un groupe plus
important d’ennemis s’étant infiltré [s’étant in troduit] dans la région de Pobudja Brdo et de
e
KonjevićPolje, les unités du 5 bataillon du génie et du ministère de l’intérieur ont réagi et l’ont
emporté.» Le rapport dit ensuite ce que fut cette réaction victorieuse et qui étaient exactement les
ennemis : «on a arrêté ou tué mille à mille cinq cents ennemis civils et militaires».
54 Plus loin, le rapport indique : «Le bataillon exécu te les tâches conformément aux ordres.» Il
s’ensuit une longue liste des tâches accomplies. Vers la fin, il est indiqué que le bataillon:
«continuer[a] d’organiser des embuscades contre les ennemis infiltrés sur la colline de Pobudje,
afin de les combattre, de les éliminer aussi rapidement que possible et de libérer Pobudje Brdo».
J’ai signalé que, d’après le rapport, «il avait été arrêté ou tué mille à mille cinq cents ennemis
civils et militaires». Il est également indiqué que le bataillon n’avait quant à lui essuyé aucune
perte. Ainsi, Madame le président, on dit da ns ce rapport qu’on a «réagi et qu’on l’a emporté»
alors qu’apparemment il n’y avait pas eu de sérieux combat mais on est simplement allé de l’avant
et on a «tué mille à mille cinq cents ennemis civils et militaires».
64. Le rapport indique également ce que les «pontonniers» ont accompli; eux aussi ont
exécuté les ordres et il est dit qu’ils ont «sécuris[é ] le passage du bac sur la Drina dans les villages
d’Osamsko, Fakovici, Petric et Sopotnik».
[Prl’jértao.n]
84La première image a été tournée par IKON, télévision néerlandaise, en collaboration avec NRC Handelsblad et
Channel 4 : Srebrenica, juillet1996 (DVD4). Les séquences ont à l’origine été tournées par le journaliste freelance de
Belgrade, Zoranetrovi ć, le 1uil1t995 et on peut les trouver en totalité sur le sit:e
http://www.domovina.net/srebrenica/page_014.php. La seconde image a été tournée par VPRO, télévision néerlandaise,
Lopende Zaken, 23 juin 1996 (DVD 8). - 52 -
Donc, en sus des ponts existant déjà sur la Drina à Skelani, en plus de ces ponts, les
«pontonniers» en ont construit d’autres en quatre en droits supplémentaires, semble-t-il, qui étaient
apparemment nécessaires à des fins militaires. Le Gouvernement de Bosnie n’a jamais donné la
permission de construire ces passages vers l’Etat voisi n. Il semble, au contraire, que le défendeur
l’ait fait. La raison pour laquelle ces passages supplémentaires étaient utiles est claire. Nous avons
affaire ici à une campagne bien organisée qui fai sait appel à une circulation militaire importante
d’un côté à l’autre de la Drina entre la Serbie proprement dite et le territoire bosniaque.
65. Madame le président, nous venons juste de dire que les hommes et les garçons étaient
séparés des femmes et qu’ils étaient emmenés ailleur s. Cela se passait le 11juillet1995. Il est
maintenant de notoriété publique que dire des hommes qu’ils «étaient emmenés ailleurs» signifiait
qu’ils étaient emmenés pour être tués. L’élimination commença immédiatement 85.
Le massacre
66. Le 12 juillet 1995, les soldats du ba taillon néerlandais trouvèrent les corps de
neufhommes qui portaient des vêtements civils. Il s avaient tous reçu une balle dans le dos. Ils
furent retrouvés à 500 mètres de la base des Nations Unies. A 700 mètres de la base, ils trouvèrent
55
un autre groupe de neuf ou dix cadavres alignés derrière ce qu’on appelait la maison blanche, tous
portant des vêtements civils, abattus d’une balle dans le dos ou dans la nuque. Un soldat du
bataillon néerlandais a, en fait été témoin d’une exécution sommaire : quatre soldats serbes tenaient
un civil et l’ont tué d’une seule balle dans la nuque . Egalement le 12 juillet, un témoin a vu des tas
de vingt à trente cadavres derrière la gare routière. Ils avaient eu la gorge tranchée. D’autres
témoins ont déclaré avoir vu d’autres groupes de ca davres au même endroit. Tous portaient des
vêtements civils et, parmi eux, se trouvaient six femmes.
[Prl’jértao.n]
Tous les hommes bosniaques que vous voyez à l’écran ont été tués.
67. Il ne s’agit là que du début des faits qui ont été établis par les deux chambres de première
instance du TPIY, celles qui se sont prononcées dans les affaires Nikolić et Blagojević et qui me
85
Blagojevic, ibid., par. 193-202. - 53 -
permettent de décrire à la Cour ce qui s’est passé ensuite avec la population de Srebrenica ⎯ c’est
un tableau qui montre que les meurtres furent syst ématiques, organisés et exécutés de sang-froid.
Je vais à présent résumer certains de ces faits :
⎯ Dans la ville de Bratunac, le 13 juillet 1995, certains des hommes musulmans de Bosnie qui y
étaient détenus ont été emmenés depuis leur lie u de détention, c’est-à-dire des écoles, des
hangars, des bus et ils furent tous sommairement exécutés.
⎯ A la ferme militaire de Branjevo, environ mille deux cents hommes musulmans de Bosnie qui
avaient été faits prisonniers dans leur colonne ont été exécutés à l’arme automatique.
68. Madame le président, le long de la r oute reliant Bratunac à Zvornik, les noms qui
désignaient précédemment des lieux d’habitation, des localités, des lieux consacrés à l’étude, à la
culture et au travail et des indications géographi ques désignent maintenant des sites d’exécution de
masse : la rivière Jadar, la vallée de la Cerska, l’ entrepôt de Kravica, l’école de Petkovci, le centre
culturel de Pilica et les villages de Tisca et d’Orahovac. Je vais continuer de citer ces deux affaires.
⎯ Sur la rivière Jadar, seize hommes musulmans de Bosnie qui avaient été faits prisonniers dans
la colonne ⎯ celle que nous venons de voir à l’écran ⎯ ont été alignés, le 13 juillet 1995, au
56 bord de la rivière et tués par quatre soldats serbes qui les avaient escortés ⎯ils les ont tués
86
avec leur arme automatique.
⎯ A Nova Kasaba, là encore le 13 juillet 1995, un témoin a déclaré avoir vu «environ deux cents
87
à trois cents hommes musulmans allongés, gardés par des soldats serbes de Bosnie» . Toute la
journée, mille cinq cents à trois mille hommes mu sulmans de Bosnie faits prisonniers dans la
colonne ont été détenus sur le terrain de footba ll de Nova Kasaba. En juillet 1996, une équipe
d’enquêteurs légistes, travaillant sous la direction de M.WilliamHaglund, ont exhumé
quatre charniers dits «primaires» jamais mis à jour jusque-là; ils se trouvaient dans la région de
NovaKasaba. Les charniers, situés dans deux champs, contenaient les cadavres de
86
Blagojevic, ibid., par. 293.
87Ibid., par. 253. - 54 -
88
trente-troisvictimes de sexe masculin, mortes des suites de blessures par balles . En1999,
cinquante-cinq autres personnes ont été identifiées, dont quarante-trois au moins étaient mortes
des conséquences de plusieurs blessures par balles 89.
⎯ Egalement le 13 juillet 1995, entre mille et quatre mille hommes musulmans de Bosnie faits
prisonniers dans la colonne ont été détenus dans la prairie de Sandici, située sur la route reliant
90
KonjevićPolje à Bratunac. Il existe des preuves du meurtre de certains prisonniers mais le
91
nombre des tués n’a pas été précisé. Il y a eu au moins une exécution et environ
trentehommes ont été emmenés à bord d’un cami on depuis cet endroit précis et n’ont jamais
92
été revus .
⎯ Toujours le 13 juillet 1995, un millier au mo ins d’hommes musulmans de Bosnie ont été
exécutés. Ils avaient été amenés à pied ou en bus jusqu’à l’entrepôt de Kravica, depuis un pré
situé près de Sandici où ils avaient été détenus depuis qu’ils avaient été faits prisonniers plus
tôt dans la journée. Des soldats ont commencé à tirer dès que l’entrepôt a été plein. Ils ont tiré
à travers les portes et les fenêtres avec leurs armes d’infanterie et leurs mitrailleuses et ont
93
également simplement lancé des grenades dans l’entrepôt .
57 ⎯ En cinq jours, environ six mille hommes musulmans de Bosnie qui fuyaient Srebrenica «en
colonne» ont été faits prisonniers, détenus et ex écutés en plusieurs endroits des municipalités
de Bratunac et de Zvornik.
69. Momir Nikoli ć décrit en outre, dans son exposé des fa its, le rôle qu’il a joué dans les
premières phases de planification de l’opération «meu rtre», c’est-à-dire le placement en détention
d’hommes physiquement aptes au combat et le choix des lieux d’exécution. Je me borne à résumer
les points principaux :
⎯ Le matin du 12 juillet, Nikolić s’est entretenu avec le lieutenant-colonel Vujadin Popović, chef
de la sécurité du corps de la Dr ina et le lieutenant-colonel Kosori ć, chef du renseignement du
88Ibid., par. 255.
89
Ibid.
90
Ibid., par. 242.
91Ibid.
92Ibid.
93 o
TPIY, Le procureur c. Vidoje Blagojevi ć, Dragan Joki ć, affaire n IT-02-60-T, jugement, 17 janvier 2005,
par. 296 et suiv. - 55 -
corps de la Drina. Le lieutenant-colonel Popovi ć a alors dit à Nikoli ć que les milliers de
femmes et d’enfants musulmans présents à Poto čari seraient transportés en territoire sous
contrôle musulman, près de Kladanj, et que les hommes aptes au combat qui se trouvaient dans
la foule des civils musulmans seraient mis à l’éca rt, temporairement détenus à Bratunac et tués
peu après.
⎯ On a ensuite dit à Nikolić qu’il était chargé d’aider à coordonner et à organiser cette opération.
Kosorić a confirmé ces informations et ils ont discu té de l’endroit où il conviendrait de détenir
les hommes musulmans avant leur exécution.
70. Plusieurs emplacements ont été proposés, pa rmi lesquels: la vie ille école élémentaire
«Vuk Karadžić» (et son gymnase), le vieux bâtiment de l’école secondaire «Duro Pucar Stari» et le
hangar (à 50 mètres de la vieille école secondaire).
⎯ On pouvait voir de longues colonnes composées de centaines d’hommes musulmans de Bosnie
faits prisonniers que l’on escortait vers Konjević Polje et Sandici le 13 juillet 1995.
⎯ Plus tard dans la même journée, alors qu’il suivait sur la route de Konjevi ćPolje à Bratunac,
Nikolić a vu beaucoup de prisonniers marcher sous e scorte dans les deux sens. Et il déclare :
«J’ai également vu des cadavres sur le bord de la route, près de Pervani et de Loli ći. Il y en
avait souvent plusieurs, par exemple trois cadav res ensemble. A Sandici, j’ai vu environ dix à
quinze cadavres et de nombreux prisonniers parqués dans un pré.»
⎯ Nikolić a appris l’exécution des personnes détenues à l’entrepôt de Kravica dès le lendemain
des faits. Nikoli ć sait que des meurtres ont été commis à Bratunac et notamment que
quatre-vingts à cent hommes ont été tués près de l’école VukKaradži ć dans la soirée du
13 juillet.
58 ⎯ Nikolić a déclaré que, dans la soirée du 13 juillet, il a reçu l’ordre de se rendre à la brigade de
Zvornik pour informer l’officier chargé de la sécurité de cette brigade que
«des milliers de prisonniers musulmans étaient détenus à Bratunac et seraient envoyés
à Zvornik ce soir-là. Le colonel Beara, le chef de la sécurité à l’état-major principal
des Serbes de Bosnie, a également dit à Nikoli ć que les prisonniers musulmans
devaient être parqués dans la zone de Zvornik puis exécutés.» - 56 -
Nikolić indique que, dans la nuit du 13 juillet 1995, durant des discussions qui ont eu lieu dans
le bureau du SDS à Bratunac, ils ont «ouvertement parlé de l’opération d’élimination» . 94
71. La Chambre de première instance saisie de l’affaire Blagojević formule également les
constatations suivantes :
«Lors d’une réunion qui s’est tenue le 13 juillet, le général Mladi ć a informé le
ministère de l’intérieur que les Serbes de Bosnie avaient repris l’opération militaire en
direction de Zepa et qu’ils «laissaient tout le reste du travail au ministère de
l’intérieur». Ces tâches comprenaient «l ’évacuation par autobus de la population
civile restante (environ quinze mille pe rsonnes) de Srebrenica en direction de
Kladanj», [elles comprenaient également] «l’élimination d’approximativement huit
mille soldats [c’est ainsi qu’il les a a ppelés] musulmans…bloqués dans les bois
autour de Konjevic Polje» ainsi que «la sécu rité de toutes les installations essentielles
95
dans la ville de Srebrenica».»
Cela renvoie à l’événement de Petric que j’ai déjà évoqué. L’armée se chargeait de prendre la ville
et le travail véritablement sale était ensuite confié au ministère de l’intérieur et aux paramilitaires.
72. Madame le président, il est à présent not oire qu’au total, sept à huitmille hommes et
96
jeunes garçons de Srebrenica ont été tués en juillet1995 . Il est également manifeste que ces
meurtres n’étaient pas dus à un quelconque affr ontement militaire. Même s’il se trouvait des
soldats ou d’anciens soldats parmi les hommes tu és, ils ne peuvent être considérés comme des
victimes de guerre «ordinaires», étant donné les circonstances dans lesquelles étaient commis ces
meurtres brutaux, insensés et sans scrupules pour lesquels, encore une fois au vu des circonstances,
il n’existe qu’un seul mot : celui de génocide.
73. Le nombre d’hommes abattus, l’ampleur même de l’entreprise criminelle, montre qu’elle
a été préméditée. Cela mis à part, nous savons à partir des citations que je vous ai lues
précédemment que l’ordre était tout bonnement celui-ci : «tuez les tous».
94 o
TPIY, Le procureur c. Momir Nikoli ć, affaire n IT-02-60/1-S, jugement portant condamnation,
2 décembre 2003, par. 32-35.
95
Blagojević, ibid., par. 226.
96 o
TPIY, Le procureuroc. Radislav Krstić, affaire n IT-98-33-T, arrêt, 19 avril 2004, par. 2; TPIY, Le procureur
c. Momir Nikolić, affaire nIT-02-60/1-S, ougement por tant condamnation, 2déce mbre 2003, par. 32; TPIY, Le
procureur c.Dragan Obrenovi ć, affaire n IT-02-60/2-S, jugement portant condamnation, 10décembre2003, par.30;
Blagojević, ibid., par. 569. - 57 -
59 74. L’étape suivante de l’organisation était l’ensevelissement des corps, tâche pour laquelle
on s’était muni de nombreuses excavatrices, pelleteuses et autres machines similaires.
L’enterrement décent ne faisait manifestement pas partie du plan. Toutefois, il existait bien un plan
en ce qui concerne ces ensevelissements : ils ont reçu le nom de second ensevelissement.
75. En septembre et octobre 1995, c’est-à-dire deux mois plus tard, les pelleteuses ont été
utilisées de nouveau 9. Les charniers ont été ouverts et l’objectif était de transférer les cadavres
dans plusieurs tombes nouvelles afin de cacher l’existence de charniers. Le résultat de cette
opération est qu’aujourd’hui ⎯dans le cadre du processus d’exhumation méticuleux qui est en
cours depuis plusieurs années déjà ⎯ les restes d’un même individu sont très souvent retrouvés et
récupérés dans deux ou trois charniers différents. Un seul terme s’applique ici : génocide.
76. La planification que nous avons déjà c onstatée en ce concerne le premier et le
secondensevelissements était, je l’ai déjà dit, également manifeste au stade de l’élimination
proprement dite. La tâche consistait clairement à tuer, à tuer absolument tous les garçons et les
hommes qui fuyaient Srebrenica. C’est-à-dire que, da ns la deuxième quinzaine de juillet, la partie
serbe faisait fouiller les bois par ses soldats à la recherche de garçons et d’hommes qu’ils auraient
pu laisser échapper.
77. Après l’audience de cet après-midi, Ma dame le président, personne ne sera surpris
d’entendre dire que le défendeur participait activement à l’opération dès ce stade. Comme nous le
savons, c’est le défendeur qui, en mai1991, a pu util iser son projet tendant à créer un secteur de
50 kilomètres lequel était connu des Serbes de Bosnie par l’intermédiaire de son ministre adjoint de
l’intérieur. Et nous savons également que des so ldats de ce même minist ère de l’intérieur ont
parachevé le massacre de Sreb renica dans les bois du mont Treskavica près de Trnovo. La
présence des Scorpions du ministère de l’intérieu r du défendeur est à présent également reconnue
par les autorités de la République serbe de Bosn ie qui ont récemment autorisé la publication du
rapport spécial relatif à Srebrenica (doc. 76).
97
Blagojević, ibid., par. 383. - 58 -
78. Et voici, Madame le président, voici à quoi ressemble l’épouvantable réalité : le meurtre
prémédité, le meurtre commis de sang-froid, lâche, brutal, criminel de garçons dont le seul tort était
d’être bosniaques.
[Prl’jérto.n]
D’une certaine manière, Madame le président, j’estime que je devrais présenter des excuses
pour vous avoir montré ces images, mais il faut alors se demander si je dois vraiment présenter des
excuses ?
60 79. Madame le président, Messieurs de la Cour, la population de Srebrenica comptait,
en1991, 29198 personnes, dont 21361 étaient des Bosniaques. En 1997, la population de
98
Srebrenica était de 7442 personnes, dont sept Musulmans .
Je vous remercie infiniment.
Le PRESIDENT: L’audience est levée. La prochaine audience a lieu à 10heures demain
matin.
L’audience est levée à 18 h 20.
___________
98 TPIY, Le procureur c. Slobodan Milosevi ć, affaire nIT-02-54-T, décision relative à la demande
d’acquittement, 16 juin 2004, par. 202.
Traduction