COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2019
2019
14 juin
Rôle général
no 172
14 juin 2019
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
(QATAR c. ÉMIRATS ARABES UNIS)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
ORDONNANCE
Présents : M. YUSUF, président ; MME XUE, vice-présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, CANÇADO TRINDADE, MME DONOGHUE, MM. GAJA, BHANDARI, ROBINSON, CRAWFORD, GEVORGIAN, SALAM, IWASAWA, juges ; MM. COT, DAUDET, juges ad hoc ; M. COUVREUR, greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
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Considérant que :
1. Le 11 juin 2018, l’Etat du Qatar (ci-après le «Qatar») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre les Emirats arabes unis à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR» ou la «convention»).
2. Au terme de sa requête, le Qatar,
«en son nom propre et en qualité de parens patriae des Qatariens, prie respectueusement la Cour de dire et juger que les Emirats arabes unis, par l’intermédiaire de leurs organes et agents et d’autres personnes et entités exerçant la puissance publique, ainsi que par l’intermédiaire d’autres agents agissant sur leurs instructions ou sous leur direction et leur contrôle, ont manqué aux obligations que leur imposent les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR en prenant notamment les mesures illicites suivantes :
a) en expulsant collectivement tous les Qatariens et en interdisant à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis, au motif de leur origine nationale ;
b) en violant d’autres droits fondamentaux, dont le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail, le droit de prendre part aux activités culturelles et le droit à un traitement égal devant les tribunaux ;
c) en s’abstenant de condamner, voire en encourageant la haine raciale contre le Qatar et les Qatariens, et en s’abstenant de prendre des mesures destinées à lutter contre les préjugés, notamment en incriminant toute expression de sympathie à l’égard du Qatar et des Qatariens, en autorisant, en promouvant et en finançant une campagne internationale visant à dresser l’opinion publique et les médias sociaux contre le Qatar, en réduisant les médias qatariens au silence et en appelant à des attaques contre des entités qatariennes ; et
d) en s’abstenant de protéger les Qatariens contre les actes de discrimination raciale et de leur offrir des voies de recours efficaces leur permettant d’obtenir réparation de tels actes devant les tribunaux et autres organismes des Emirats arabes unis.»
En conséquence,
«le Qatar prie respectueusement la Cour d’ordonner aux Emirats arabes unis de prendre toutes les dispositions requises pour s’acquitter des obligations que leur impose la CIEDR, et notamment :
a) de suspendre et de révoquer immédiatement les mesures discriminatoires actuellement en vigueur, dont, mais pas seulement, les directives interdisant de «sympathiser» avec des Qatariens et toute autre législation nationale discriminatoire de jure ou de facto à l’égard des Qatariens au motif de leur origine nationale ;
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b) de suspendre immédiatement toutes autres mesures incitant à la discrimination (y compris les campagnes médiatiques et le soutien à la diffusion de messages à caractère discriminatoire) et d’incriminer de telles mesures ;
c) de s’acquitter des obligations qui leur sont faites par la CIEDR de condamner publiquement la discrimination raciale à l’égard des Qatariens, de poursuivre une politique tendant à éliminer la discrimination raciale et de prendre des mesures pour lutter contre semblables préjugés ;
d) de s’abstenir de prendre toute autre mesure susceptible d’être discriminatoire à l’égard des Qatariens relevant de leur juridiction ou se trouvant sous leur contrôle ;
e) de rétablir les Qatariens dans leurs droits, notamment le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail, le droit de prendre part aux activités culturelles et le droit à un traitement égal devant les tribunaux, et de mettre en oeuvre des mesures pour garantir le respect de ces droits ;
f) de donner des garanties et assurances de non-répétition de leur conduite illicite ; et
g) de réparer intégralement, notamment par une indemnisation, le préjudice résultant de leurs actes commis en violation de la CIEDR.»
3. Dans sa requête, le Qatar entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut et sur l’article 22 de la CIEDR.
4. Le 11 juin 2018, le Qatar, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires.
5. Par une ordonnance en date du 23 juillet 2018, la Cour, après avoir entendu les Parties, a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
«1) Les Emirats arabes unis doivent veiller à ce que
i) les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ;
ii) les étudiants qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et
iii) les Qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent avoir accès aux tribunaux et autres organes judiciaires de cet Etat ;
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2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.»
6. Par une ordonnance en date du 25 juillet 2018, la Cour a fixé au 25 avril 2019 et au 27 janvier 2020, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt d’un mémoire par le Qatar et d’un contre-mémoire par les Emirats arabes unis.
7. Le 22 mars 2019, les Emirats arabes unis, se référant également à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, ont présenté à leur tour une demande en indication de mesures conservatoires afin de «sauvegarder leurs droits procéduraux» et «d’empêcher le Qatar d’aggraver ou d’étendre encore le différend entre les Parties avant l’arrêt définitif».
8. Au terme de leur demande, les Emirats arabes unis ont prié la Cour d’ordonner que :
«i) le Qatar retire immédiatement la communication qu’il a soumise le 8 mars 2018 au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale au titre de l’article 11 de la CIEDR, et prenne toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’examen de ladite communication par le Comité ;
ii) le Qatar cesse immédiatement d’entraver les efforts déployés par les Emirats arabes unis pour venir en aide aux Qatariens, notamment en débloquant sur son territoire l’accès au site Internet leur permettant d’introduire une demande tendant à retourner aux Emirats arabes unis ;
iii) le Qatar empêche immédiatement ses entités nationales et les médias qu’il détient, contrôle et finance d’aggraver et d’étendre le différend ainsi que d’en rendre le règlement plus difficile en propageant des accusations mensongères concernant les Emirats arabes unis et les questions en litige devant la Cour ; et que
iv) le Qatar s’abstienne de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant la Cour, ou d’en rendre le règlement plus difficile.»
9. Le greffier adjoint a immédiatement communiqué copie de ladite demande au Gouvernement du Qatar. Il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis.
10. Le Qatar a déposé son mémoire en l’affaire le 25 avril 2019, dans le délai fixé à cet effet par la Cour (voir le paragraphe 6 ci-dessus). Le 30 avril 2019, dans le délai prescrit par le paragraphe 1 de l’article 79 du Règlement de la Cour, les Emirats arabes unis ont présenté des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête. Par une ordonnance du 2 mai 2019, le président de la Cour a fixé au 30 août 2019 la date d’expiration du délai dans lequel le Qatar pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par les Emirats arabes unis.
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11. Au cours des audiences publiques consacrées à la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis tenues du 7 au 9 mai 2019, des observations orales ont été présentées par :
Au nom des Emirats arabes unis : S. Exc. Mme Hissa Abdullah Ahmed Al-Otaiba,
M. Robert G. Volterra,
M. W. Michael Reisman,
M. Dan Sarooshi,
Mme Maria Fogdestam-Agius.
Au nom du Qatar : M. Mohammed Abdulaziz Al-Khulaifi,
M. Vaughan Lowe,
M. Lawrence H. Martin,
Mme Catherine Amirfar,
M. Pierre Klein.
12. Au terme de leur second tour d’observations orales, les Emirats arabes unis ont prié la Cour d’ordonner que :
«i) le Qatar retire immédiatement la communication qu’il a soumise le 8 mars 2018 au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale au titre de l’article 11 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, et prenne toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’examen de ladite communication par le Comité ;
ii) le Qatar cesse immédiatement d’entraver les efforts déployés par les Emirats arabes unis pour venir en aide aux Qatariens, notamment en débloquant sur son territoire l’accès au site Internet leur permettant d’introduire une demande tendant à retourner aux Emirats arabes unis ;
iii) le Qatar empêche immédiatement ses entités nationales et les médias qu’il détient, contrôle et finance d’aggraver et d’étendre le différend ainsi que d’en rendre le règlement plus difficile en propageant des accusations mensongères concernant les Emirats arabes unis et les questions en litige devant la Cour ; et que
iv) le Qatar s’abstienne de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant la Cour, ou d’en rendre le règlement plus difficile.»
13. Au terme de son second tour d’observations orales, le Qatar a prié la Cour «de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis».
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14. Par lettre en date du 23 mai 2019, les Emirats arabes unis ont produit «deux nouveaux éléments de preuve … pertinents aux fins de [leur] demande en indication de mesures conservatoires», affirmant que «chacun d’eux fai[sai]t partie d’une publication facilement accessible». Par lettre en date du 27 mai 2019, le Qatar s’est quant à lui opposé à la présentation de ces deux éléments. Par lettres en date du 7 juin 2019, le greffier a informé les Parties que la Cour considérait que lesdits éléments, produits après la clôture de la procédure orale, n’étaient pas pertinents aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis.
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I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE
15. La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que s’il existe, prima facie, une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire. Il en va ainsi que la demande en indication de mesures conservatoires émane de la partie demanderesse ou de la partie défenderesse au fond (voir l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2007, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 10, par. 24).
16. La Cour rappelle que, dans son ordonnance du 23 juillet 2018 indiquant des mesures conservatoires en la présente instance, elle a conclu que, «prima facie, elle a[vait] compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concern[ait] «l’interprétation ou l’application» de cette convention» (C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 421, par. 41). La Cour ne voit aucune raison de revenir sur cette conclusion dans le contexte de la présente demande.
II. MESURES CONSERVATOIRES DEMANDÉES PAR LES EMIRATS ARABES UNIS
17. Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de l’affaire, les droits de chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits allégués par la partie demandant les mesures conservatoires sont au moins plausibles (voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 421-422, par. 43).
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18. A ce stade de la procédure, la Cour n’a pas à établir de façon définitive si les droits dont les Emirats arabes unis demandent la protection existent ; elle doit seulement décider si les droits revendiqués par cet Etat, et dont il sollicite la protection, sont des droits plausibles, compte tenu de la base de compétence prima facie de la Cour en la présente espèce (voir le paragraphe 16 ci-dessus) (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 422, par. 44). Partant, les droits allégués doivent présenter un lien suffisant avec l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2007, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 10-11, par. 27-30).
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19. S’agissant de la première mesure conservatoire demandée, à savoir que la Cour ordonne que le Qatar retire immédiatement la communication qu’il a soumise au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le «Comité de la CIEDR» ou le «Comité») et prenne toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’examen de ladite communication par le Comité, les Emirats arabes unis font valoir que cette demande tend à préserver «leur droit à l’équité procédurale, leur droit de présenter leurs vues dans des conditions d’égalité et leur droit à la bonne administration de la justice». Plus précisément, les Emirats arabes unis soutiennent qu’ils ont le droit de ne pas être contraints de se défendre dans le cadre de procédures engagées en parallèle devant la Cour et le Comité de la CIEDR.
20. Concernant la deuxième mesure sollicitée, à savoir que «le Qatar cesse immédiatement d’entraver les efforts déployés par les Emirats arabes unis pour venir en aide aux Qatariens, notamment en débloquant sur son territoire l’accès au site Internet leur permettant d’introduire une demande tendant à retourner aux Emirats arabes unis», les Emirats arabes unis affirment que les agissements du Qatar compromettent leur capacité de mettre en oeuvre sans ingérence les mesures conservatoires indiquées par la Cour le 23 juillet 2018. Ils soutiennent en outre que le Qatar manipule et invente des éléments de preuve en «créant la fausse impression que les Emirats arabes unis ont de fait imposé aux Qatariens une interdiction d’entrée sur le territoire émirien».
21. Les troisième et quatrième mesures conservatoires demandées par les Emirats arabes unis portent sur la non-aggravation du différend. A propos de la troisième mesure conservatoire, les Emirats arabes unis prétendent que les entités nationales du Qatar (notamment son comité national des droits de l’homme) et les médias qu’il détient, contrôle et finance propagent des accusations mensongères concernant les Emirats arabes unis et les questions en litige devant la Cour. Ils prient la Cour d’ordonner au Qatar de mettre un terme à ces agissements qui, selon eux, ont pour effet d’aggraver le différend. Pour ce qui est de la quatrième mesure, à savoir que «le Qatar s’abstienne de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant la Cour, ou d’en rendre le règlement plus difficile», les Emirats arabes unis, se référant aux allégations factuelles exposées à l’appui des trois premières mesures sollicitées, avancent que, s’il n’est pas fait droit à cette mesure, le Qatar continuera de «compromet[tre] notablement les perspectives de règlement du différend».
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22. Selon le Qatar, la Cour ne devrait indiquer aucune des mesures demandées par les Emirats arabes unis. S’agissant de la première mesure, le Qatar affirme notamment que les droits invoqués par les Emirats arabes unis ne sont pas plausibles au regard de la CIEDR et que les procédures engagées devant le Comité de la CIEDR et la Cour ne sont ni redondantes ni abusives. Il estime de surcroît que cette mesure préjuge les questions de compétence et de recevabilité, qui devraient être tranchées au stade des exceptions préliminaires.
23. A propos de la deuxième mesure conservatoire sollicitée, le Qatar fait valoir qu’il a bloqué l’accès au site Internet de demande de visas pour des raisons de sécurité légitimes et nie vigoureusement avoir «manipul[é] et invent[é] des éléments de preuve», soutenant que les affirmations des Emirats arabes unis à cet égard ne sont que pure spéculation et concernent des questions à trancher au stade du fond. Il ajoute qu’il existe en toute hypothèse d’autres moyens que les Emirats arabes unis pourraient employer pour se conformer aux mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 23 juillet 2018, et que le point de savoir s’il a porté atteinte à la capacité des Emirats arabes unis à se conformer auxdites mesures relève également du fond. En tout état de cause, le Qatar affirme qu’il débloquera l’accès au site Internet en question dès que les Emirats arabes unis auront paré aux risques de sécurité.
24. S’agissant des troisième et quatrième mesures conservatoires demandées par les Emirats arabes unis, le Qatar soutient qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que la «non-aggravation» du différend ne suffit pas en soi à justifier des mesures conservatoires et que pareilles mesures ne sauraient être prises en l’absence d’indication de mesures satisfaisant aux critères bien établis de la Cour et tendant à protéger les droits en litige. Il fait également observer que, dans son ordonnance du 23 juillet 2018, la Cour a déjà indiqué une mesure de non-aggravation qui lie les deux Parties ; les mesures demandées à ce titre sont donc, selon lui, sans objet. Le Qatar ajoute que toute allégation selon laquelle l’une des Parties violerait une mesure conservatoire déjà indiquée relève de la phase du fond.
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25. La Cour considère que la première mesure demandée par les Emirats arabes unis ne concerne pas un droit plausible au regard de la CIEDR. Cette mesure concerne en réalité l’interprétation de la clause compromissoire énoncée à l’article 22 de ladite convention et le point de savoir s’il est permis de mener des procédures devant le Comité de la CIEDR alors que la Cour est saisie de la même question. La Cour s’est déjà penchée sur ce problème dans son ordonnance du 23 juillet 2018 sur la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar. Dans ce contexte, la Cour a relevé que :
«Quoique les Parties soient en désaccord sur le point de savoir si les négociations et le recours aux procédures visées à l’article 22 de la CIEDR constituent des conditions préalables alternatives ou cumulatives auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la Cour, cette dernière est d’avis qu’elle n’a pas à se prononcer
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sur cette question à ce stade de la procédure … La Cour n’estime pas non plus nécessaire, aux fins du présent examen, de déterminer si un principe electa una via ou une exception de litispendance seraient applicables dans le cas d’espèce.» (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 421, par. 39.)
La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces vues au stade actuel de la procédure en l’espèce.
26. La Cour estime que la deuxième mesure sollicitée par les Emirats arabes unis se rapporte aux entraves prétendument opposées par le Qatar à la mise en oeuvre par les Emirats arabes unis des mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 23 juillet 2018. Elle ne concerne pas des droits plausibles des Emirats arabes unis en vertu de la CIEDR qui nécessiteraient une protection dans l’attente de l’arrêt définitif de la Cour. Comme la Cour l’a déjà dit, «[c]’est au stade de l’arrêt au fond qu’il convient d’apprécier le respect des mesures conservatoires» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 713, par. 126).
27. Etant donné que les deux premières mesures conservatoires demandées n’ont pas trait à la protection de droits plausibles des Emirats arabes unis au titre de la CIEDR dans l’attente de la décision finale en l’affaire, la Cour juge inutile d’examiner les autres conditions requises aux fins de l’indication de mesures conservatoires.
28. S’agissant des troisième et quatrième mesures sollicitées par les Emirats arabes unis, qui concernent la non-aggravation du différend, la Cour rappelle que, lorsqu’elle indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder des droits spécifiques, elle peut également indiquer des mesures conservatoires en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend quand elle estime que les circonstances l’exigent. Pareilles mesures ne peuvent être indiquées qu’en complément des mesures spécifiques décidées aux fins de la protection des droits des parties (voir, par exemple, Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2007, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 16, par. 49-51). Pour ce qui est de la présente demande, la Cour n’a pas conclu que les conditions requises aux fins de l’indication de mesures conservatoires spécifiques étaient réunies, et elle ne saurait dès lors indiquer des mesures uniquement en ce qui concerne la non-aggravation du différend.
29. La Cour rappelle en outre qu’elle a déjà indiqué, dans son ordonnance du 23 juillet 2018, que les Parties «d[evaient] s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile» (C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 434, par. 79, point 2)). Cette mesure demeure contraignante pour les Parties.
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III. CONCLUSION
30. La Cour conclut de ce qui précède que les conditions pour l’indication de mesures conservatoires conformément à l’article 41 de son Statut ne sont pas réunies.
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31. La décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de la compétence de la Cour pour connaître du fond de l’affaire, toute question relative à la recevabilité de la requête ou tout autre point devant être tranché au stade du fond. Elle laisse intact le droit des Gouvernements du Qatar et des Emirats arabes unis de faire valoir leurs moyens en ces matières.
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32. Par ces motifs,
LA COUR,
Par quinze voix contre une,
Rejette la demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis le 22 mars 2019.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, MM. Gaja, Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Cot, juge ad hoc.
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Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le quatorze juin deux mille dix-neuf, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de l’Etat du Qatar et au Gouvernement des Emirats arabes unis.
Le président,
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
Le greffier,
(Signé) Philippe COUVREUR.
Mme la juge XUE, vice-présidente, joint une déclaration à l’ordonnance ; MM. les juges TOMKA, GAJA et GEVORGIAN joignent une déclaration commune à l’ordonnance ; MM. les juges ABRAHAM et CANÇADO TRINDADE joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion individuelle ; M. le juge SALAM joint une déclaration à l’ordonnance ; M. le juge ad hoc COT joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
(Paraphé) A.A.Y.
(Paraphé) Ph.C.
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Demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis
Ordonnance du 14 juin 2019