COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
INTERPRETATION ET APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ELIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (ETAT DU QATAR C. EMIRATS ARABES UNIS)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
11 juin 2018
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
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I. Introduction ..................................................................................................................................... 2
II. La compétence de la Cour ............................................................................................................. 2
III. Les faits qui sous-tendent la demande .......................................................................................... 2
IV. Les droits dont la protection est recherchée par le Qatar ............................................................. 5
V. Caractère d’urgence et préjudice irréparable ................................................................................. 7
VI. Les mesures demandées ............................................................................................................... 8
I. INTRODUCTION
1. J’ai l’honneur de me référer à la requête introductive d’instance (ci-après la «requête») déposée le 11 juin 2018 devant la Cour au nom de l’Etat du Qatar (ci-après le «Qatar») contre les Emirats arabes unis au sujet de l’interprétation et de l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), et de présenter, conformément à l’article 22 de la CIEDR, à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, une demande tendant à ce que la Cour indique des mesures conservatoires. Compte tenu de la nature des droits en cause et du préjudice grave et irréparable subi actuellement, le Qatar prie la Cour d’examiner d’urgence la présente demande.
2. La requête fait état d’une campagne brutale et persistante de mesures radicales prises contre des Qatariens par les Emirats arabes unis. Pendant l’année écoulée, les autorités émiriennes ont adopté et mis en oeuvre des mesures visant notamment à : expulser collectivement les Qatariens se trouvant sur le territoire émirien et interdire leur retour ; séparer les Qatariens des membres non qatariens de leur famille, y compris de leurs conjoints et de leurs enfants ; empêcher les étudiants qatariens de suivre ou de poursuivre des études aux Emirats arabes unis ; interrompre les soins médicaux dispensés aux Qatariens sur le territoire émirien ; contraindre les Qatariens à abandonner leurs commerces et d’autres biens aux Emirats arabes unis ou les empêcher par d’autres moyens d’en avoir la jouissance ; non seulement museler la liberté d’opinion et d’expression des Qatariens, mais également créer et exacerber un sentiment d’hostilité raciale à leur égard ; et empêcher ou rendre difficile l’exercice par les Qatariens de voies de recours effectives aux Emirats arabes unis. Ces mesures ciblent les Qatariens collectivement au motif de leur origine nationale, dans l’intention et avec l’effet de les priver de leurs droits de l’homme fondamentaux, ce qui constitue autant de violations flagrantes des obligations que la CIEDR impose aux Emirats arabes unis.
3. Des mesures conservatoires sont requises dans la présente affaire afin d’empêcher qu’un nouveau préjudice irréparable ne soit causé aux droits que les Qatariens et leurs familles tiennent de la CIEDR et dont l’exercice continue d’être entravé en toute impunité. Le Qatar prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires tendant à protéger et à préserver ces droits de tout nouveau préjudice et à empêcher que le différend ne s’aggrave ou ne s’étende, en attendant que les questions soulevées dans la requête soient tranchées sur le fond.
II. LA COMPÉTENCE DE LA COUR
4. Ainsi qu’il est indiqué dans la requête, la Cour a compétence pour connaître du différend entre le Qatar et les Emirats arabes unis concernant l’interprétation et l’application de la CIEDR tel qu’exposé dans ladite requête, conformément au Statut et au Règlement ainsi qu’à l’article 22 de la convention1. Aucune des Parties n’ayant émis de réserve à cette disposition, la Cour est donc compétente pour connaître du différend en question.
III. LES FAITS QUI SOUS-TENDENT LA DEMANDE
5. Les Emirats arabes unis ont adopté et continuent d’appliquer des mesures illicites ciblant les Qatariens et leurs familles au motif exprès de leur origine nationale ou de leurs «liens» perçus avec le Qatar (ci-après les «mesures discriminatoires»)2. Les éléments ci-après résument le contexte
1 Requête, chap. II.
2 Les faits relatifs à la nature et à l’incidence des mesures discriminatoires sont exposés en détail dans la requête et inclus dans la présente demande par voie de référence.
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factuel et donnent un aperçu des effets graves et persistants des mesures discriminatoires sur les droits de l’homme fondamentaux, effets qui soulignent la nécessité de prescrire d’urgence les mesures sollicitées dans la présente demande.
6. Le 5 juin 2017, les Emirats arabes unis ont annoncé qu’ils rompaient toutes relations diplomatiques et consulaires avec le Qatar, puis, dans les jours qui ont suivi, ont :
expulsé tous les Qatariens se trouvant à l’intérieur de leurs frontières, sans exception, en ne leur laissant que deux semaines pour partir ;
interdit aux Qatariens d’entrer sur le territoire émirien ou de le traverser, et ordonné à leurs propres ressortissants de quitter le Qatar sous peine de lourdes sanctions civiles, comme la déchéance de nationalité, voire de sanctions pénales ;
fermé l’espace aérien et les ports émiriens au Qatar et aux Qatariens, et interdit toute circulation entre les deux Etats ;
entravé l’exercice des droits des Qatariens possédant des biens aux Emirats arabes unis ;
frappé d’interdiction légale toute expression présumée d’un «soutien» au Qatar ou d’une opposition aux mesures le visant, tout contrevenant étant passible de lourdes sanctions pécuniaires ou de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quinze ans ;
fermé les bureaux régionaux du réseau de médias Al Jazeera et empêché celui-ci de diffuser, de même que d’autres chaînes et sites d’information en ligne qatariens3.
7. Les mesures prises par les Emirats arabes unis ont causé un préjudice important aux Qatariens, d’autant plus que les peuples des deux nations entretiennent historiquement des liens étroits. L’expulsion collective des Qatariens du territoire émirien et l’interdiction des déplacements entre les deux pays se sont soldées par la séparation forcée, qui perdure à ce jour, de nombreuses familles qatariennes. Ainsi qu’il est indiqué dans la requête, des familles binationales ont dû se séparer ou abandonner leur domicile afin de se conformer à la décision d’expulsion4. Certaines personnes se sont rendues dans des pays tiers pour y retrouver leurs proches5. D’autres ont vainement tenté, parfois pendant «des heures et des jours», de joindre les services d’assistance téléphonique d’urgence prétendument mis en place par les Emirats arabes unis ; celles qui y sont parvenues ne se sont vu demander qu’«un minimum de renseignements au sujet de leur situation» par les agents qui leur ont dit «qu’on les rappellerait», sans qu’il y ait le moindre suivi6. D’autres encore ont déclaré qu’elles «[avaient] peur et ne v[oulaient] pas appeler ces services et faire enregistrer leur présence, ou la présence de proches … par crainte de représailles»7.
8. Les mesures discriminatoires ont également causé un préjudice important et durable à des étudiants, des chefs d’entreprise, des propriétaires fonciers et d’autres particuliers qatariens dont l’existence et les moyens de subsistance dépendent de l’accès aux Emirats arabes unis. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (ci-après le «HCDH»),
3 Requête, par. 3.
4 Ibid., par. 3, 6-7, 29-35.
5 Amnesty International, «Tensions entre des pays du Golfe et le Qatar : la dignité humaine bafouée et des familles dans l’incertitude à l’expiration du délai imposé» (19 juin 2017), annexe 6.
6 Ibid.
7 Ibid.
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«les transactions financières entre le Qatar et [les Emirats arabes Unis] [ont été] suspendues, empêchant des personnes de percevoir leur salaire ou leur pension de retraite, de toucher des loyers, de payer leurs traites ou d’aider leurs proches»8. Des Qatariens ont en outre été contraints d’abandonner leurs entreprises et biens personnels aux Emirats arabes unis, y compris «leurs résidences privées, leurs capitaux, leurs actifs financiers et leur bétail»9, et n’y ont toujours pas accès. Des étudiants qatariens qui suivaient les enseignements ou les formations professionnelles d’établissements émiriens ont dû quitter le pays sur-le-champ et ont été privés du droit de poursuivre leurs études, ce qui compromet gravement et durablement leur avenir10. Nombre d’entre eux n’ont pas pu s’inscrire dans un établissement situé hors des Emirats arabes unis, «principalement faute de relevés de notes ou d’équivalence entre les systèmes de crédits, ou parce que leur spécialisation n’[était] pas disponible au Qatar»11. En décidant d’expulser collectivement les Qatariens et de leur interdire l’entrée sur le territoire émirien, les Emirats arabes unis ont également entravé l’accès des Qatariens aux soins médicaux sur le territoire émirien, de sorte que certains ont dû interrompre leur traitement ou ont été privés des soins médicaux dont ils avaient besoin12.
9. Qui plus est, les Emirats arabes unis n’ont pas seulement refusé de condamner les discours haineux motivés par des considérations raciales visant le Qatar et ses ressortissants, mais ont activement provoqué et favorisés de tels discours . En réalité, les mesures discriminatoires, de par leur nature et leurs effets, viennent renforcer les préjugés contre les Qatariens. Le HCDH a reconnu que la campagne des Emirats arabes unis était «préméditée et organisée de manière à susciter un sentiment général d’hostilité et de haine envers le Qatar» et «comprenait des accusations de soutien du Qatar au terrorisme, des appels à un changement de régime ou à un coup d’Etat, des attaques contre des personnalités et des symboles du Qatar, ainsi que des appels à des attaques et à des meurtres de Qatariens»13. Les sanctions pénales mises en place par les Emirats arabes unis visent quiconque «fait montre de sympathie ou de toute autre forme de partialité à l’égard du Qatar … , que ce soit par l’intermédiaire des médias sociaux ou de tout type de communication écrite, visuelle ou verbale»14. Ces sanctions, qui ont contribué à créer et alimentent aux Emirats arabes unis un climat d’hostilité et d’animosité envers le Qatar, font partie des mesures que le HCDH qualifie de «campagne de diffamation et de haine»15. Compte tenu du contexte ambiant, les Emiriens et autres personnes relevant de la juridiction émirienne redoutent d’être frappés de sanctions s’ils manifestent leur «soutien» au Qatar, notamment en agissant en qualité de conseil auprès de Qatariens dans le cadre de procédures judiciaires, en faisant affaire avec des Qatariens, en
8 OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 November 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights (décembre 2017) (ci-après le «rapport du HCDH»), par. 40, annexe 16.
9 Ibid., par. 43-44.
10 Human Rights Watch, «Qatar : Isolation Causing Rights Abuses» (12 juillet 2017), annexe 10.
11 Rapport du HCDH, note 8 ci-dessus, par. 53, annexe 16.
12 Ibid., par. 43-44.
13 Ibid., par. 16 (où il est fait mention de «1120 articles de presse et près de 600 caricatures critiquant le Qatar» publiés aux Emirats arabes unis, ainsi qu’en Arabie saoudite, à Bahreïn et en Egypte).
14 Attorney General Warns Against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, AL BAYAN ONLINE (7 juin 2017) (traduction anglaise certifiée) ; voir également Qatar sympathisers to face fine, jail, GULF NEWS (7 juin 2017), https://gulfnews.com/news/uae/government/qatar- sympathisers-to-face-fine -jail-1.2039631 ; UAE bans expressions of sympathy towards Qatar media, REUTERS (7 juin 2017), https://www.reuters.com/article/gulf-qatar/uae-bans-expressions-of-symp… ; UAE threatens 15 years in prison for expressions of ‘sympathy’ with Qatar, COMMITTEE TO PROTECT JOURNALISTS (7 juin 2017), https://cpj.org/2017/06/uae- threatens-15-years-in-prison-for-expressions-o.php ; Sam Wilkin, Support for Qatar Could Land You in Jail, U.A.E. Warns Residents, BLOOMBERG (7 juin 2017), https:// www.bloomberg.com/news/articles/2017-06-07/support-for-qatar- could-land-you-in-jail-u-a-e-warns-residents, annexe 3.
15 Requête, par. 34 ; rapport du HCDH, note 8 ci-dessus, par. 14, annexe 16.
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critiquant publiquement les mesures discriminatoires, voire en ayant des contacts avec des membres qatariens de leur famille.
10. Ainsi qu’il est exposé dans le rapport du HCDH de décembre 2017, les effets néfastes des mesures discriminatoires perdurent et «les victimes risquent d’en souffrir durablement, en particulier celles dont la famille a été séparée, qui ont perdu leur emploi ou ont été privées d’accès à leurs biens»16. Faute de révocation officielle des mesures discriminatoires, notamment celles visant à expulser collectivement les Qatariens et à leur interdire le retour sur le territoire émirien, le préjudice important porté aux droits des Qatariens subsiste. A ce jour, des familles binationales restent éclatées ou craignent la séparation en cas de déplacement aux Emirats arabes unis, des Qatariens sont victimes de mauvais traitements au seul motif de leur origine nationale, des étudiants n’ont toujours pas été autorisés à retourner en cours, des chefs d’entreprise n’ont toujours pas pu reprendre leur activité ou avoir accès à leurs biens, et des Qatariens sont toujours dans l’impossibilité de regagner leur domicile, d’avoir la jouissance de leurs biens personnels ou de recevoir des soins médicaux aux Emirats arabes unis17.
11. Ainsi qu’il est indiqué dans la requête, les Emirats arabes unis ont choisi d’ignorer toutes les demandes adressées par le Qatar et la communauté internationale en vue de négocier un règlement pacifique de ce différend18. A l’évidence, ils n’entendent d’ailleurs nullement mettre fin à la punition collective infligée aux Qatariens ordinaires tant que les autorités qatariennes ne se seront pas entièrement pliées à un certain nombre d’exigences politiques déraisonnables, que les représentants émiriens ont déclarées non négociables19. Les effets néfastes des mesures discriminatoires sur l’existence et le bien-être des Qatariens s’aggravent de jour en jour, et le climat d’hostilité entretenu par les Emirats arabes unis a déjà causé un préjudice important et durable aux Qatariens.
IV. LES DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE PAR LE QATAR
12. La Cour «a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire»20. Ainsi qu’il est exposé dans la requête, les Emirats arabes unis, par la mise en oeuvre des mesures discriminatoires et la promotion d’une rhétorique haineuse contre le Qatar, contreviennent au principe de non-discrimination découlant du droit international coutumier ainsi qu’aux obligations spécifiques qui sont énoncées aux articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR21. Le Qatar demande par conséquent que soient indiquées des mesures conservatoires pour faire cesser les violations de la CIEDR actuellement commises et pour protéger d’un préjudice irréparable l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits suivants consacrés par la convention :
16 Rapport du HCDH, note 8 ci-dessus, par. 64, annexe 16.
17 Comité qatarien des droits de l’homme (National Human Rights Committee, ci-après le «NHRC»), «Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violation: A Year of the Blockade Imposed on Qatar» (juin 2018) (ci-après le «cinquième rapport du NHRC»), p. 9, annexe 22.
18 Requête, par. 13-19 ; Request for Negotiation, His Excellency Sultan Ben Saed Al-Marikhi, Qatar Minister of State for Foreign Affairs, to His Excellency Anwar Gargash, UAE Minister of State for Foreign Affairs, dated 25 April 2018, received via fax and registered mail on 1 May 2018, annexe 21.
19 Requête, par. 13-19, 26, 28.
20 Statut de la Cour internationale de Justice, art. 41.
21 Requête, par. 53-64.
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a) le droit de n’être pas soumis à la discrimination raciale, et notamment d’être protégé contre l’incitation à la haine raciale22 ;
b) le droit de se marier et de choisir son conjoint23 ;
c) le droit à la liberté d’opinion et d’expression24 ;
d) le droit à la santé et aux soins médicaux25 ;
e) le droit à l’éducation et à la formation professionnelle26 ;
f) le droit au travail27 ;
g) le droit à la propriété28 ;
h) le droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice29 ; et
i) le droit à une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’Etat compétents, contre tous actes de discrimination raciale30.
13. Pour indiquer des mesures conservatoires, la Cour n’a pas besoin d’«établir l’existence de violations de la CIEDR» ni de «conclure de façon définitive sur les faits ni [de] se prononcer sur leur attribution»31. Tout Etat partie à la CIEDR peut se prévaloir, dans le cadre d’une demande en indication de mesures conservatoires, des droits que lui reconnaît cet instrument, dès lors qu’il «est plausible que les actes qu’il allègue puissent constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention»32. Or, il est non seulement plausible mais même irréfutable que les mesures discriminatoires des Emirats arabes unis constituent des actes de discrimination raciale au sens de la CIEDR. Si l’obligation faite aux Etats de ne pratiquer aucune forme de discrimination n’emporte pas l’obligation de réserver à tous un traitement identique indépendamment des circonstances, il
22 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 4 janvier 1969, Recueil des traités des Nations Unies (RTNU), vol. 660, p. 195, art. 2 et 4.
23 Ibid., art. 5 d) iv).
24 Ibid., art. 5 d) viii).
25 Ibid., art. 5 e) iv).
26 Ibid., art. 5 e) v).
27 Ibid., art. 5 e) i).
28 Ibid., art. 5 d) v).
29 Ibid., art. 5 a).
30 Ibid. art. 6. La liste des droits et libertés figurant à l’article 5 ne se veut pas exhaustive, elle vise à rappeler les droits fondamentaux des droits de l’homme qui sont garantis par la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les principaux traités relatifs aux droits de l’homme. Le Qatar se réserve le droit d’invoquer tout droit de l’homme reconnu par d’autres instruments ou par le droit international coutumier qui ne serait pas explicitement énoncé à l’article 5 de la CIEDR.
31 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 353 (ci-après l’affaire «Géorgie c. Fédération de Russie»), par. 141.
32 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 19 avril 2017 (ci-après l’affaire «Ukraine c. Fédération de Russie»), par. 81-82 («La Cour fait observer qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des individus, les obligations incombant aux Etats parties au titre de la CIEDR et le droit qu’ont ceux-ci de demander l’exécution de ces obligations»).
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reste que les Emirats arabes unis, en appliquant massivement et sans distinction les mesures discriminatoires aux Qatariens, commettent un acte incontestablement discriminatoire, en violation de la CIEDR. Selon leurs propres termes, les mesures discriminatoires ont été adoptées dans l’intention expresse de cibler les Qatariens, et appliquées collectivement contre ceux-ci au motif de leur origine nationale. Lesdites mesures ont été mises en oeuvre sans considération de la situation particulière des Qatariens visés et sans que ceux-ci aient pu se faire entendre ou faire examiner d’une quelconque autre manière leur cas individuel. Il est donc manifeste que les demandes du Qatar satisfont à la condition de plausibilité.
V. CARACTÈRE D’URGENCE ET PRÉJUDICE IRRÉPARABLE
14. La Cour peut indiquer des mesures conservatoires «afin qu’un préjudice irréparable ne soit pas causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire»33. La «justification essentielle» des mesures conservatoires qu’elle peut ainsi être amenée à indiquer
«avant d’avoir définitivement statué sur sa compétence et sur le fond est que l’action d’une partie pendente lite cause ou menace de causer aux droits de l’autre un préjudice tel qu’il ne serait pas possible de rétablir pleinement ces droits ou de réparer l’atteinte qu’ils ont subie simplement en rendant un arrêt favorable»34.
Dans le droit fil de cette justification, «le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne sera exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un réel risque qu’une action préjudiciable aux droits de l’une ou de l’autre Partie ne soit commise avant que la Cour n’ait rendu sa décision définitive»35.
15. La Cour a déjà, par le passé, indiqué des mesures conservatoires lorsque des actes de discrimination raciale menaçaient de porter atteinte à des droits consacrés par la CIEDR36. Elle a reconnu en particulier que «les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels établis [à] l’article 5 de la CIEDR [étaient] de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable»37. Des mesures conservatoires ont ainsi été indiquées dans le cadre de différends portant sur des violations de ces droits38. Face à des violations déjà établies, la Cour a jugé opportun d’indiquer des mesures conservatoires dès lors qu’il n’était «pas inconcevable» que les violations pussent se reproduire39. Elle a également ordonné des mesures conservatoires lorsque la situation était «instable» et susceptible de «changer rapidement» en raison de «tensions [persistantes] et [de] l’absence d’un règlement global du conflit» et que la population touchée restait vulnérable aux violations des droits de l’homme40.
33 Géorgie c. Fédération de Russie, note 31 ci-dessus, par. 118.
34 Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, opinion individuelle de M. Jiménez de Aréchaga, président, C.I.J. Recueil 1976, p. 16.
35 Géorgie c. Fédération de Russie, note 31 ci-dessus, par. 129 (citant notamment Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 17, par. 23).
36 Géorgie c. Fédération de Russie, note 31 ci-dessus, par. 149.
37 Ukraine c. Fédération de Russie, note 32 ci-dessus, par. 96.
38 Voir ibid., par. 106 ; voir également Géorgie c. Fédération de Russie, note 31 ci-dessus, par. 149.
39 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016, p. 1148, par. 89.
40 Géorgie c. Fédération de Russie, note 31 ci-dessus, par. 143 (où la Cour a fait droit à la demande en indication de mesures conservatoires, considérant que la situation en Géorgie était «instable et pou[v]ait changer rapidement» en raison «des tensions actuelles et [de] l’absence d’un règlement global du conflit» et que «la population de souche géorgienne qui se trouv[ait] dans les régions touchées par le récent conflit demeur[ait] vulnérable»).
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16. Il ne fait aucun doute que les propres droits du Qatar qui sont en cause dans la présente procédure risquent de subir un préjudice imminent et irréparable du fait des Emirats arabes unis. Ces derniers continuent d’appliquer les mesures discriminatoires sans relâche, et les Qatariens continuent de faire l’objet d’une discrimination constante dans les aspects de leur vie qui touchent à la santé, à la famille, à l’éducation et aux moyens de subsistance, en violation des droits qu’ils tiennent de la CIEDR. La nature des droits en cause et la gravité des violations commises par les Emirats arabes unis sont telles que le préjudice subi est, par définition, pour l’essentiel irréparable. Ainsi que l’a constaté le HCDH, il est indéniable que les violations continuelles ont un «effet durable» sur les personnes séparées de leur famille, par exemple41. Dans son rapport en date du 5 juin 2018, le comité qatarien des droits de l’homme a confirmé que «ces violations [avaient] persisté pendant toute l’année» et qu’il continuait d’être saisi, par des Qatariens, de plaintes pour violations des droits en cause42. De même, le 5 juin 2018, Amnesty International a dénoncé plus généralement le drame des Qatariens, signalant que
«depuis un an la situation ne s’est pas améliorée. Ceux qui résident dans la région demeurent face à un avenir incertain : les familles attendent toujours d’être réunies avec leurs proches, les enfants attendent toujours de voir leur père rentrer régulièrement à la maison, les étudiants attendent toujours de pouvoir poursuivre leurs études, et les pèlerins attendent toujours de pouvoir se rendre sur les lieux saints.»43
17. Lors de la phase de l’examen au fond, la Cour décidera si la mise en oeuvre des mesures discriminatoires par les Emirats arabes unis est un acte constitutif de violations de la CIEDR. Les mesures discriminatoires adoptées par les Emirats arabes unis se veulent si contraignantes pour le Qatar et ses ressortissants que le demandeur n’a d’autre choix que de se plier à ces exigences illicites en attendant la décision de la Cour. S’ils ne sont pas protégés par des mesures conservatoires, les droits du Qatar et des Qatariens risquent de subir un préjudice irréparable et imminent avant que la Cour n’ait pu rendre sa décision définitive sur les questions qu’elle est appelée à trancher dans la requête introductive d’instance.
18. Il ne fait aucun doute non plus que les actes continus des Emirats arabes unis aggravent le différend entre les Parties. Ainsi qu’il est exposé plus haut et dans la requête, les Emirats arabes unis ont choisi d’ignorer toutes les tentatives de négociation et tous les appels du Qatar et de la communauté internationale leur enjoignant de mettre un terme aux mesures discriminatoires. Les Emirats arabes unis ont ainsi clairement exprimé leur refus de renoncer de leur plein gré à ces mesures, et des mesures conservatoires sont donc requises d’urgence pour les obliger à respecter leurs obligations internationales au titre de la CIEDR.
VI. LES MESURES DEMANDÉES
19. Compte tenu des faits présentés plus haut ainsi que dans la requête, et aux fins d’empêcher qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits que ses ressortissants et lui-même tiennent de la CIEDR, le Qatar, en son nom propre et en qualité de parens patriae des Qatariens, prie respectueusement la Cour d’indiquer d’urgence les mesures conservatoires suivantes, à l’évidence directement liées aux droits constituant l’objet du différend, en attendant que celui-ci soit tranché sur le fond :
41 Rapport du HCDH, note 8 ci-dessus, par. 60 et 64, annexe 16.
42 Cinquième rapport du NHRC, note 17 ci-dessus, p. 6, annexe 22.
43 Amnesty International, «One Year since the Gulf Crisis, Families are Left Facing an Uncertain Future» (5 juin 2018), https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2018/06/one-year-since-gulf….
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a) les Emirats arabes unis doivent cesser et s’abstenir de commettre tout acte pouvant entraîner, directement ou indirectement, une forme quelconque de discrimination raciale à l’égard de Qatariens ou d’entités du Qatar, par le fait de tout organe, agent, personne ou entité exerçant la puissance publique sur leur territoire ou agissant sous leur direction ou leur contrôle. En particulier, les Emirats arabes unis doivent immédiatement cesser et s’abstenir de commettre tout acte constituant une violation des droits de l’homme que les Qatariens tiennent de la CIEDR, et notamment :
i) mettre un terme aux mesures visant à expulser collectivement tous les Qatariens des Emirats arabes unis et à interdire à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien au motif de leur origine nationale ;
ii) prendre toutes les dispositions requises de sorte qu’aucun Qatarien (ni aucune personne ayant des liens avec le Qatar) ne soit la cible d’actes discriminatoires ou haineux motivés par des considérations raciales, et notamment condamner tout discours haineux visant les Qatariens, cesser toute publication critique ou caricaturale à l’égard du Qatar, et s’abstenir de toute autre forme d’incitation à la discrimination raciale à l’égard des Qatariens ;
iii) cesser d’appliquer les dispositions du décret-loi fédéral no 5 de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité à toute personne « exprimant de la sympathie… pour le Qatar» ainsi que toute autre législation nationale discriminatoire (de jure ou de facto) à l’égard des Qatariens ;
iv) prendre toutes les mesures requises pour protéger la liberté d’expression des Qatariens aux Emirats arabes unis, et notamment s’abstenir de fermer les bureaux de leurs sites d’information ou d’empêcher ceux-ci de diffuser ;
v) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de séparer un Qatarien de sa famille, et prendre toutes les dispositions requises pour réunir les familles séparées par suite de l’application des mesures discriminatoires (aux Emirats arabes unis, si telle est leur préférence) ;
vi) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de priver des Qatariens de la possibilité de recevoir des soins médicaux aux Emirats arabes unis au motif de leur origine nationale, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à de tels soins ;
vii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les étudiants qatariens de suivre les enseignements ou les formations professionnelles des établissements émiriens, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à leur dossier universitaire ;
viii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les Qatariens d’avoir accès aux biens qu’ils possèdent aux Emirats arabes unis, d’en avoir la jouissance et l’usage ou de les administrer, et prendre toutes les dispositions requises pour leur permettre d’agir valablement par procuration aux Emirats arabes unis, de procéder au renouvellement nécessaire de leurs permis de commerce et de travail, et de renouveler leurs contrats de location ; et
ix) prendre toutes les dispositions requises pour garantir aux Qatariens un traitement égal devant les tribunaux et autres organes judiciaires aux Emirats arabes unis, ainsi que l’accès à un mécanisme devant lequel ils puissent contester toute mesure discriminatoire.
b) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible d’aggraver ou d’étendre le présent différend ou d’en rendre le règlement plus difficile ; et
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c) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible de porter préjudice aux droits des Qatariens dans le cadre du présent différend.
20. Le Qatar se réserve le droit de modifier la présente demande et les mesures sollicitées.
21. Le Qatar prie respectueusement la Cour d’examiner la présente demande dès que son calendrier le lui permettra, notamment en tenant des audiences aussitôt que possible.
Respectueusement,
La Haye, le 11 juin 2018.
Le conseiller juridique auprès du vice-premier et ministre des affaires étrangères,
agent du Qatar,
(Signé) Mohammed ABDULAZIZ AL-KHULAIFI.
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Demande en indication de mesures conservatoires du Qatar