Commentaires de la Croatie sur la réponse écrite de la Serbie à la question posée aux Parties par le juge Abraham (traduction)

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Commentaires de la République de Croatie sur les nouvelles observations écrites de la
République de Serbie en date du 6 juin 2008

[Traduction]

1. C’est avec une certaine surprise que la République de Croatie a pris connaissance du

contenu de la réponse de 20pages de la République de Serbie. Contrairement à la pratique bien
établie et alors qu’il a, lors du premier tour de plaidoiries, présenté une argumentation limitée sur
cette question, le défendeur a saisi l’occasi on pour résumer, reformuler puis approfondir

l’intégralité de sa thèse relative à la compétence ratione personae, tout en répondant aux arguments
d’ordre général exposés par les conseils de la Croatie à cet égard. Jusqu’à présent, les Etats n’ont
jamais pris prétexte des questions posées par les juges ⎯lesquelles sont souvent utiles pour

clarifier certains points particuliers ⎯ pour présenter des exposés après les audiences ou procéder à
un nouvel échange (ou à plusieurs nouveaux échanges) d’écritures. Le défendeur s’est écarté de
cette pratique. Aussi la République de Croatie invite-t-elle respectueusement la Cour à ne pas tenir
compte des aspects des observations écrites de la Serbie qui ne constituent pas une réponse à la

question de M. le juge Abraham.

2. La République de Croatie a, qua nt à elle, répondu à la question posée par

M. le juge Abraham dès que l’occasion s’est présentée, à savoir le dernier jour des audiences (voir
CR 2008/13, 30 mai 2008, p. 30-31 (Crawford)). M. Crawford a formulé deux observations
essentielles : a) en principe, dans les conditions normale s auxquelles la Cour est ouverte aux Etats,
visées aux paragraphes 1 ou 2 de l’article 35 du Stat ut, la situation du demandeur et du défendeur

est la même; b)il se pourrait toutefois que la qualité de demandeur ou de défendeur ait une
incidence, au moins concrètement, lorsqu’entre en jeu le principe Mavrommatis.

3. Le défendeur expose de nouveau longuement sa thèse selon laquelle la Cour n’a pas été
valablement saisie en la présente espèce. En ré ponse à ces affirmations, la République de Croatie
souhaiterait faire les remarques suivantes, dont il convient de souligner qu’elles sont bien destinées

à répondre au défendeur et qu’elles sont sans pr éjudice des conclusions que la République de
Croatie a déjà formulées au sujet des paragraphes 1 et 2 de l’article 35.

a) L’application des règles régissant la saisine a pour effet qu’un défendeur a tout le loisir de

contester, ou d’accepter, la compétence de la Cour pour connaître d’une affaire ⎯ ou sa
juridiction ⎯ après que ladite affaire a été portée devant elle. A cet égard, le défendeur doit
tirer les conséquences juridiques de son propre comportement.

b) En la présente espèce, le défendeur a contesté pour la première fois la compétence de la Cour en
déposant des exceptions préliminaires le 1 eseptembre2002, soit bien après que toutes les
conditions pour que la Cour ait compétence ont ét é réunies. Dès lors que la convention sur le

génocide était applicable (ainsi que le défendeur l’av ait auparavant affirmé en de nombreuses
occasions et ainsi que la Cour l’a toujours confir mé), l’ensemble de ces conditions étaient, à
tous points de vue, remplies le 1 novembre 2000.

c) Par conséquent, il n’est pas nécessaire que la Cour se prononce sur la question théorique de
savoir si le défendeur aurait pu introduire une instance contre la République de Croatie en 1999.
Ce qui est clair, c’est que la République de Croatie avait, à cette époque, la capacité de saisir la
Cour de la présente affaire, et celle-ci en a, en conséquence, connu. La Cour est fondée à

examiner la question de sa saisine conforméme nt aux décisions qu’elle a déjà rendues au
moment où la question se pose. Comment pourrait-elle faire autrement ? Il est inconcevable de
prétendre que la Cour ne pouvait pas être valablement saisie en 1999. Dès lors qu’elle peut être

valablement saisie, elle est fondée à connaître de l’affaire conformément au droit applicable, y
compris le principe Mavrommatis. - 2 -

d) Si, à un quelconque moment après l’introduction de la présente instance par la République de
Croatie en 1999, le défendeur avait déposé une déclaration aux termes de la résolution 9 (I) du

Conseil de sécurité, la juridiction de la C our aurait été incontestable. Cette déclaration ⎯ pas
plus que celle, tardive, de la Turquie en l’affaire du Lotus ⎯ n’aurait pas eu pour effet que la
Cour aurait été valablement saisie. Dans ces deux a ffaires, tel était en effet déjà le cas par suite

du dépôt d’une requête par un Etat partie au Statut, et l’affaire avait été dûment inscrite au rôle.

e) Plutôt que de déposer une déclaration, le défendeur a accompli des actes formels pour devenir
partie au Statut (actes qui, selon la République de Croatie, étaient sans préjudice des attributs

d’un Etat membre de l’Organisation des Nations Unies dont il jouissait déjà avant cette date).
Aux fins de la présente espèce, l’effet desdits actes a été le même. La juridiction de la Cour est
devenue tout aussi incontestable qu’elle l’était en l’affaire du Lotus.

f) On peut se demander comment la Cour cesse d’être valablement saisie, une fois qu’une affaire a
été inscrite à son rôle. La réponse réside dans la solution qu’elle a adoptée en l’affaire de la
Demande d’examen de la situation . La France avait aussitôt contesté la requête de la
Nouvelle-Zélande. La Cour a inscrit l’affaire au rôle afin de déterminer si la requête avait été

régulièrement déposée au titre de son arrêt de 1974. Ayant conclu que tel n’était pas le cas, la
Cour a décidé de radier l’affaire du rôle (voir C.I.J. Recueil 1995, p. 306, par. 66). Ce faisant,
elle a exercé la compétence de sa compétence.

4. La conclusion à laquelle nous sommes parv enus au paragraphe 3 ci-dessus est étayée par
l’article 41 du Règlement de la Cour, lequel se lit comme suit :

« L’introduction d’une instance par un Etat qui n’est pas partie au Statut mais

qui a accepté la juridiction de la Cour en vert u de l’article 35, paragraphe 2, du Statut,
par une déclaration faite aux termes d’une résolution adoptée par le Conseil de
sécurité conformément à cet article, doit être accompagnée du dépôt de ladite

déclaration, à moins qu’elle n’ait été préalablement déposée au Greffe. Si une
question se pose quant à la validité ou à l’effet d’une telle déclaration, la Cour
décide.» (Les italiques sont de nous.)

Ainsi que l’a fait observer ShabtaiRosenne, «l e Règlement ne contie nt aucune disposition
équivalente pour ce qui concerne le dépôt d’une déclaration par un défendeur qui n’est pas partie au
Statut» [traduction du Greffe] (The Law and the Practice of the International Court, 1920-2005,
(4 éd., Nijhoff, 2004), vol.2, Juridiction , p.619). Le fait que le Rè glement ne contient aucune

disposition relative à un Etat défendeur qui n’est pas partie au Statut étaye clairement la thèse selon
laquelle la Cour peut être valablem ent saisie à l’initiative d’un Etat qui est partie au Statut. Dès
lors, et cela vaut pour la présente espèce, il en résulte une différence sensible entre la situation d’un
demandeur, d’une part, et celle d’un défendeur, d’autre part, quant à l’interprétation et à

l’application des paragraphes 1 et 2 de l’article 35.

5. Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour a compétence à tous points de vue et ce, qu’elle

juge ou non nécessaire d’examiner les arguments de la Croatie relatifs à l’interprétation et à
l’application des paragraphes 1 et 2 de l’article 35 à la lumière de sa jurisprudence.

6. La longue «réponse» du demandeur à la question du juge Abraham n’appelle qu’une

réponse succincte, à savoir :

a) Le défendeur soutient que la Cour n’a pas été valablement saisie dans les affaires OTAN
(«réponse», par.1-7). Tel n’est cependant pas ce qu’elle a dit. Ainsi, lors de la phase des

mesures conservatoires en l’affaire concernant les Etats-Unis d’Amérique, la Cour a jugé (après - 3 -

avoir examiné la question de sa compétence) que, «dans un système de juridiction consensuelle,
maintenir au rôle général une affaire sur laquelle il apparaît certain que la Cour ne pourra se

prononcer au fond ne participerait assurément pas d’une bonne administration de la justice»
(C.I.J. Recueil 1999, p. 925, par. 29, les italiques sont de nous). Cet énoncé répondait à la
thèse
qui était alors celle que défendaient les Par ties et ne constituait pas une conclusion selon
laquelle la Cour n’avait pas été valablement saisi e. Aucune conclusion de cette nature n’a par

ailleurs été formulée lors de la phase de l’exam en de la compétence dans les autres affaires
(voir par exemple l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro
c.Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004, p.294, par.33; p.296,
par.40; p.297-298, par.44). La Cour a exercé sa juridiction, a connu de l’affaire et jugé (à

l’unanimité, bien que pour des raisons différentes) qu’elle n’avait pas compétence (ibid., p. 328,
par.129). Cette décision ⎯qui ne se distingue formellement en rien de celles qui ont été
rendues dans d’autres affaires en lesquelles il a été fait droit à une exception d’incompétence ⎯

n’avait aucun caractère rétrospectif. Elle n’avait pas non plus, en vertu de l’article 59 du Statut,
de conséquences automatiques pour les autres affaires inscrites au rôle de la Cour.

b) Le défendeur invente le concept du « jus standi …négati[f]» («réponse», par.10). Il utilise la

conclusion à laquelle est parvenue la majorité en les affaires OTAN comme un atout maître. Or,
ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, un Etat qui est attrait devant la Cour sur un fondement
de compétence valide prima facie ⎯ mais qui n’est pas forcément partie au Statut ⎯ doit tout

de même se présenter devant elle afin de clarifie r la situation. L’affaire est inscrite au rôle
(comme le concède maintenant la Serbie). Elle n’est pas non avenue. Le défendeur peut régler
la question de l’accès (à supposer qu’elle se pose) en faisant une déclaration aux termes de la
résolution 9 (I) du Conseil de sécurité, ou en devenant partie au Statut. En l’affaire du Lotus, la

Turquie a opté pour la première solution; en la présente espèce, le défendeur a opté pour la
seconde. Il n’y a pas ⎯ et n’y a jamais eu ⎯ de «jus standi … négati[f]», manière de trou noir
faisant disparaître non seulement le paragraphe 6 de l’article 36 du Statut, mais aussi les règles
qu’applique habituellement la Cour afin de s’assurer de sa compétence.

c) Le défendeur soutient qu’il n’existe aucune différence entre demandeurs et défendeurs pour ce
qui concerne la qualité fondamentale d’Etat é noncée au paragraphe1 de l’article34 (voir
«réponse», par.14). Cela va de soi, et la Ré publique de Croatie n’a d’ ailleurs jamais laissé

entendre le contraire. Le défendeur était un Etat à chaque époque pertinente, responsable à
raison de son comportement, conformément au droit international de la responsabilité de l’Etat,
y compris en matière d’attribution.

d) Le défendeur invoque le critère «du consentement général à prendre part au système judiciaire
créé par la Charte et le Statut» («réponse», par. 22). La République de Croatie ne répétera pas
ce qu’elle a dit à l’audience à propos du paragraphe 2 de l’article 35 : cette question n’a pas été
soulevée par l’interrogation du jugeAbraham. Aux fins qui nous occupent ici et à supposer,

pour les besoins de l’argumentation, que le défendeur n’avait pas accès à la Cour en 1999, il lui
aurait été loisible de remédier à ce défaut d’accès à chacun des moments où l’affaire s’est
trouvée inscrite au rôle, en faisant une déclarati on en vertu de la résolution 9 (I) du Conseil de
sécurité; une telle déclaration aurait pu être faite ad hoc et aux seules fins de l’affaire

⎯ comme l’avait été celle de la Turquie dans l’affaire du Lotus. Au lieu de quoi, le défendeur a
fait le choix de devenir partie au Statut, remédi ant ainsi à tout défaut d’accès existant jusque
lors, conformément au principe Mavrommatis. Aussi n’y a-t-il eu à aucun titre manquement au

«principe fondamental de la justice internati onale» («réponse», par.27). Voilà qui répond
également aux arguments développés uniquement à des fins de contestation aux paragraphes 24
à 28 de la «réponse».

e) Il est faux d’affirmer que l’argument relatif à la procédure exposé par la République de Croatie
au paragraphe 2 b) ci-dessus impliquerait «une inégalité fondamentale entre les Etats devant la
Cour» («réponse», par. 29). Si une affaire est in scrite au rôle, il suffit au défendeur de soulever
des exceptions, en citant tout motif applicab le, qu’il concerne la question de l’accès ou tout - 4 -

autre aspect. C’est ce qu’avait fait la France en l’affaire relative à la Demande d’examen de la
situation. Or le défendeur n’a rien fait de tel en l’espèce. La Cour a également, dans une

certaine mesure, le pouvoir d’agir proprio motu, mais elle ne l’a pas exercé (si elle l’avait fait,
le défendeur aurait été le premier à s’en plaindre !). L’égalité fondamentale entre les Etats est
garantie par le respect de la procédure devant la Cour.

f) Ayant apparemment admis («réponse», par. 3) que la Cour était saisie en l’espèce, le défendeur
s’emploie à minorer les conséquences de cette saisine en la qualifiant d’«unilatérale»
(«réponse», par. 43) ⎯ ainsi, cette saisine n’en serait, selon lui, pas vraiment une. En d’autres

termes, l’affaire ne serait inscrite au rôle qu’ en apparence. Mais la question de l’inscription
d’une affaire au rôle ou celle de sa saisine sont des points qu’il appartient à la Cour de trancher
⎯ une décision qu’elle peut rendre sur une base expressément provisoire mais qui, qu’elle soit

provisoire ou non, rentre dans le cadre des pouvoirs et des procédures dont elle dispose pour
statuer sur les exceptions à sa compétence. La Cour ne peut être saisie que d’une seule façon, et
elle l’est en la présente espèce.

g) Le caractère «automatique» de l’argument du défendeur est clairement exposé au paragraphe 46
de sa réponse dans les termes suivants: «la C our n’est pas habilitée à se prononcer sur sa
compétence si l’un des Etats parties au différend ne relève pas de son autorité judiciaire». Mais
c’est à la Cour qu’il revient de décider si tel est le cas, pas au défendeur. En la présente espèce,

la République de Croatie a invoqué trois bases de compétence distinctes et valables :

⎯ le paragraphe1 de l’article35 (le défendeur jouissait d’un statut sui generis dans la période

allant de 1992 à 2000 ⎯ et y compris de la qualité pour ester devant la Cour ⎯, qui n’a pu être
modifié rétroactivement),

⎯ le paragraphe2 de l’article35 (l’articleIX de la convention sur le génocide fait partie d’un
«traité en vigueur»), et

⎯ l’application du principe Mavrommatis (en l’espèce, toutes les conditions de procédure pour
er
que la Cour ait compétence étaient, en tout état de cause, remplies au 1 novembre 2000).

C’est maintenant à la Cour qu’il incombe de tr ancher. Il est absurde de laisser entendre que
ce faisant, la Cour n’exercerait pas l’autorité que lui confère le paragraphe 6 de son article 36.

Veuillez agréer, etc.

(Signé) M. Ivan Š IMONOVIĆ ,

Agent de la République de Croatie
auprès de la Cour internationale de Justice.

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