CR 2006/19
International Court Cour internationale
of Justice de Justice
THHEAGUE LAAYE
YEAR 2006
Public sitting
held on Wednesday 15 March 2006, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Higgins presiding,
in the case concerning the Application of the Convention on the Prevention and Punishment
of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro)
________________
VERBATIM RECORD
________________
ANNÉE 2006
Audience publique
tenue le mercredi 15 mars 2006, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de Mme Higgins, président,
en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro)
____________________
COMPTE RENDU
____________________ - 2 -
Present: Presieitgins
Vice-Presi-Kntasawneh
Ranjevaudges
Shi
Koroma
Parra-Aranguren
Owada
Simma
Tomka
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Skotnikov
Judges ad hoc AhmedMahiou
Kre Milenko ća
Couvrisrar
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -
Présents : Mme Higgins,président
AlKh.vsce-prh,ident
RaMjev.
Shi
Koroma
Parra-Aranguren
Owada
Simma
Tomka
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Sjoteiskov,
MM. Ahmed Mahiou,
KMrilenko ća, juges ad hoc
Cgoefferr,
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -
The Government of Bosnia and Herzegovina is represented by:
Mr. Sakib Softić,
as Agent;
Mr. Phon van den Biesen, Attorney at Law, Amsterdam,
as Deputy Agent;
Mr.Alain Pellet, Professor at the University of ParisX-Nanterre, Member and former Chairman of
the International Law Commission of the United Nations,
Mr. Thomas M. Franck, Professor of Law Emeritus, New York University School of Law,
Ms Brigitte Stern, Professor at the University of Paris I,
Mr. Luigi Condorelli, Professor at the Facultyof Law of the University of Florence,
Ms Magda Karagiannakis, B.Ec, LL.B, LL.M.,Barrister at Law, Melbourne, Australia,
Ms Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, London,
Ms Laura Dauban, LL.B (Hons),
as Counsel and Advocates;
Mr. Morten Torkildsen, BSc, MSc, Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norway,
as Expert Counsel and Advocate;
H.E. Mr. Fuad Šabeta, Ambassadorof Bosnia and Herzegovina to the Kingdom of the Netherlands,
Mr. Wim Muller, LL.M, M.A.,
Mr. Mauro Barelli, LL.M (University of Bristol),
Mr. Ermin Sarajlija, LL.M,
Mr. Amir Bajrić, LL.M,
Ms Amra Mehmedić, LL.M,
Mr. Antoine Ollivier, Temporary Lecturer and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 5 -
Le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine est représenté par :
M. Sakib Softić,
coagment;
M. Phon van den Biesen, avocat, Amsterdam,
comme agent adjoint;
M. Alain Pellet, professeur à l’Université de ParisX-Nanterre, membre et ancien président de la
Commission du droit international des Nations Unies,
M. Thomas M. Franck, professeur émérite à lafaculté de droit de l’Université de New York,
Mme Brigitte Stern, professeur à l’Université de Paris I,
M. Luigi Condorelli, professeur à la fact de droit de l’Université de Florence,
Mme Magda Karagiannakis, B.Ec., LL.B., LL.M.,Barrister at Law, Melbourne (Australie),
Mme Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, Londres,
Mme Laura Dauban, LL.B. (Hons),
comme conseils et avocats;
M. Morten Torkildsen, BSc., MSc., Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norvège,
comme conseil-expert et avocat;
S. Exc. M. Fuad Šabeta, ambassadeur de Bosn ie-Herzégovine auprès duRoyaume des Pays-Bas,
M. Wim Muller, LL.M., M.A.,
M. Mauro Barelli, LL.M. (Université de Bristol),
M. Ermin Sarajlija, LL.M.,
M. Amir Bajrić, LL.M.,
Mme Amra Mehmedić, LL.M.,
M. Antoine Ollivier, attaché temporaire d’ense ignement et de recher che à l’Université de
Paris X-Nanterre, - 6 -
Ms Isabelle Moulier, Research Student in International Law, University of Paris I,
Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor at the University of Macerata (Italy),
as Counsel.
The Government of Serbia and Montenegro is represented by:
Mr. Radoslav Stojanović, S.J.D., Head of the Law Council of the Ministry of Foreign Affairs of
Serbia and Montenegro, Professor at the Belgrade University School of Law,
as Agent;
Mr. Saša Obradović, First Counsellor of the Embassy of Serbia and Montenegro in the Kingdom of
the Netherlands,
Mr. Vladimir Cvetković, Second Secretary of the Embassy of Serbia and Montenegro in the
Kingdom of the Netherlands,
as Co-Agents;
Mr.Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), Professor of Law at the Central European University,
Budapest and Emory University, Atlanta,
Mr. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., Member of the International Law Commission, member of
the English Bar, Distinguished Fellow of the All Souls College, Oxford,
Mr. Xavier de Roux, Master in law, avocat à la cour, Paris,
Ms Nataša Fauveau-Ivanović, avocat à la cour, Paris and member of the Council of the
International Criminal Bar,
Mr. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), Professor of Law at the University of Kiel, Director
of the Walther-Schücking Institute,
Mr. Vladimir Djerić, LL.M. (Michigan), Attorney at Law, Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,
Belgrade, and President of the International Law Association of Serbia and Montenegro,
Mr. Igor Olujić, Attorney at Law, Belgrade,
as Counsel and Advocates;
Ms Sanja Djajić, S.J.D., Associate Professor at the Novi Sad University School of Law,
Ms Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),
Mr. Svetislav Rabrenović, Expert-associate at the Office of th e Prosecutor for War Crimes of the
Republic of Serbia, - 7 -
Mme Isabelle Moulier, doctorante en droit international à l’Université de Paris I,
M. Paolo Palchetti, professeur associé à l’Université de Macerata (Italie),
cocomnseils.
Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro est représenté par :
M. Radoslav Stojanović, S.J.D., chef du conseil juridique du ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro, professeur à la faculté de droit de l’Université de Belgrade,
coagment;
M. Saša Obradovi ć, premier conseiller à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume des
Pays-Bas,
M. Vladimir Cvetković, deuxième secrétaire à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume
des Pays-Bas,
comme coagents;
M. Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), professeur de droit à l’Université d’Europe centrale de
Budapest et à l’Université Emory d’Atlanta,
M. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., membre de la Commission du droit international, membre
du barreau d’Angleterre, Distinguished Fellow au All Souls College, Oxford,
M. Xavier de Roux, maîtrise de droit, avocat à la cour, Paris,
Mme Nataša Fauveau-Ivanovi ć, avocat à la cour, Paris, et membre du conseil du barreau pénal
international,
M. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), professeur de droit à l’Université de Kiel, directeur de
l’Institut Walther-Schücking,
M. Vladimir Djeri ć, LL.M. (Michigan), avocat, cabinet Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,
Belgrade, et président de l’association de droit international de la Serbie-et-Monténégro,
M. Igor Olujić, avocat, Belgrade,
comme conseils et avocats;
Mme Sanja Djajić, S.J.D, professeur associé à la faculté de droit de l’Université de Novi Sad,
Mme Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),
M. Svetislav Rabrenovi ć, expert-associé au bureau du procureur pour les crimes de guerre de la
République de Serbie, - 8 -
Mr. Aleksandar Djurdjić, LL.M., First Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and
Montenegro,
Mr. Miloš Jastrebić, Second Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and Montenegro,
Mr. Christian J. Tams, LL.M. PhD. (Cambridge), Walther-Schücking Institute, University of Kiel,
Ms Dina Dobrkovic, LL.B.,
as Assistants. - 9 -
M. Aleksandar Djurdji ć, LL.M., premier secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,
M. Miloš Jastrebi ć, deuxième secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,
M. Christian J. Tams, LL.M., PhD. (Cambridge), Institut Walther-Schücking, Université de Kiel,
Mme Dina Dobrkovic, LL.B.,
comme assistants. - 10 -
The PRESIDENT: Please be seated. Maître de Roux, you have the floor.
M. de ROUX : Merci. Madame le président, Messieurs les juges, nous avons commencé hier
à examiner les formes que peut prendre le crime de génocide et je vais sur ce point poursuivre mon
exposé, puis j’aborderai ensuite les questions posée s par l’articleIII de la convention, c’est-à-dire
l’examen des infractions punissables, et je conclu rai enfin sur la question centrale de l’intention
génocidaire.
G ÉNOCIDE
SUITE )
iii) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle (suite)
145. Les conditions certainement inhumain es auxquelles les populations ont été exposées
dans les enclaves, et notamment dans celles de Sr ebrenica et de Sarajevo, ont déjà été largement
exposées et jugées devant le Tribunal pour l’ex-Y ougoslavie. La thèse du requérant selon laquelle
tous les jours à Srebrenica entre vingt et trente personnes mouraient de faim (mémoire, par. 2.2.2.6)
n’est évidemment pas fondée. Elle n’a jamais été avancée dans aucune affaire dans laquelle le
Tribunal a jugé les événements de Srebrenica, et il y a eu, je vous le rappelle, six affaires qui ont
examiné ce qui s’est passé à Srebrenica. En outre, si cela était vrai ⎯et pardonnez-moi, comme
hier, cette mathématique macabre ⎯, cela signifierait que neuf m ille personnes seraient mortes à
Srebrenica de faim dans une seule année. Je vous disais hier que la ville de Srebrenica elle-même
comportait six mille habitants.
146. Concernant les zones de sécurité qui étai ent effectivement proclamées par le Conseil de
sécurité, et auxquelles le requérant se réfère dans sa réplique (chap.5, par.174), certes, elles
n’auraient pas dû, ces zones de sécurité, être exposées aux attaques armées. Mais, en même temps,
elles auraient dû être complètement désarmées pour être complètement protégées. Or, nous savons
bien -- nous en avons parlé hier ⎯ que ces zones n’ont jamais été d ésarmées pendant le conflit, et
e
qu’elles ont servi de base notamment à l’armée bosniaque et à la 28 division de l’armée de
Bosnie-Herzégovine, qui avait son quartier général à Srebrenica.
147. Dans l’affaire du colonel Blagojevic, qui a été condamné, le Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie a indiqué : - 11 -
«It is not disputed that the Srebreni ca enclave was never fully demilitarized and
that the elements of the Army ABIH [Army of the Bosnia and Herzegovina] continued
to conduct raids of neighbouring Bosnian Se rb villages from within the enclave. The
8th Operation Group the ABIH [Army of Bosn ia and Herzegovina], later renamed the
28th Division of the ABIH [Army of Bo snia and Herzegovina] operated in the
1
enclave.»
Ce fait a été confirmé par ⎯ si je puis dire ⎯ un spécialiste, le général Enver Hadzihasanovic, qui
était chef de l’état-major de l’armée de Bosn ie-Herzégovine lorsqu’il est venu témoigner dans
2
l’affaire du général Krstic . Par ailleurs, le général Sefer Halil ovic, un autre général de l’armée de
Bosnie-Herzégovine, a déclaré dans son témoignage dans cette même affaire que des armes étaient
envoyées à Srebrenica par hélicoptère et que les instructions ont été données aux militaires de ne
3
pas respecter l’obligation de désarmement .
148. Il est notoire que la même chose s’est pass ée dans les autres zones dites de sécurité. Et
il est notoire que si la Republika Srpska en attaquant Srebrenica n’a pas respecté les termes de
l’accord sur les zones de sécurité et les résoluti ons du Conseil de sécurité, la même constatation de
non-respect des résolutions du Conseil de sécurité s’applique également à la Bosnie-Herzégovine.
Et d’ailleurs, c’est probablement parce que la Bosnie-Herzégovine n’ava it jamais démilitarisé
Srebrenica que la communauté internationale a réagi comme elle a réagi au moment de l’attaque de
la ville en juillet 1995.
149. Par ailleurs, peut-on vraiment considérer que les zones de sécurité devaient être traitées
comme des zones de sécurité à partir du moment où l’on savait pertinemment qu’elles n’étaient pas
désarmées, qu’elles abritaient de larges unités militair es, pas simplement de la défense territoriale.
Le général Hadzihasanovic a admis, par ex emple, dans son témoignage, que la 28 edivision, la
e
fameuse 28 division de Srebrenica, était composée ⎯ il a été précis ⎯ de cinq mille huit cent trois
4
soldats .
150. La situation était la même dans tout es les villes proclamées zones de sécurité. A
Sarajevo, l’armée de Bosnie a déployé dans la ville quarante-cinq millesoldats. Ce fait a été
1 o
TPIY, Le procureur c. Vidoje Blagojevic , affaire n IT-02-60-T, Chambre de première instance, jugement,
17 janvier 2005, par. 115.
2 Compte rendu de l’affaire Le procureur c. Radislav Krstic, affaire n IT-98-33-T, 5 avril 2001, p. 9509.
3 Id., p. 9469.
4 Id., p. 9514. - 12 -
er
affirmé par le commandant adjoint du 1 corps de l’armée de Bosnie couvrant la zone de Sarajevo
5
dans son témoignage devant le Tribunal dans l’affaire de Sarajevo . Il s’agit du général Karavelic.
Tout ceci a fait dire à ⎯ disons ⎯ un spécialiste et un témoin de ces malheureuses affaires, le
général sir Michael Rose, dans son livre Fighting for Peace : «My staff also suspected that the
Bosnian Army deliberately fired into the air on occasion to increase the tension in and around
Sarajevo and to re-establish in the minds of th e people around the world the images of war which
6
has been proved so politically expedient in the past.»
151. Dans cette même affaire, plusieurs té moins ont affirmé que certains militaires de
l’armée de Bosnie-Herzégovine étaient vêtus en civil 7, l’armée de Bosnie-Herzégovine utilisait des
bâtiments civils pour ses bases, elle utilisait des endroits publics pour installer ses chars et son
artillerie8. Et cela est confirmé encore dans le mê me ouvrage par sir Michael Rose, qui confirme
l’installation de l’équipement militaire de l’armée de Bosnie-Herzégovine à proximité des civils; il
dit ⎯ et il raconte une scène dont il a été témoin :
«The Serbs whom we could clearly see in their trenches in the pine–covered
forest behind us had beaten off the Bosnian Army attack. By then they were using
their own artillery and mortars to fire at Bosnian mortars one of which has been
established in the grounds of Kosevo hospital a tactic already observed and protested
about by my predecessor General Francis Briquemont. The Bosnians had evidently
chosen this location with the intention of attracting Serb fire, in the hope that the
resulting carnage would further tilt international support in their favour.» 9
152. Cette situation était, selon l’aveu d’un représentant de la FORPRONU en
Bosnie-Herzégovine, le colonel David Fraser, qui a té moigné, lui aussi, dans l’affaire de Sarajevo,
un véritable cauchemar pour les militaires 10. Le généralFrancisBriquemont, mentionné dans le
livre de sirMichaelRose, a déclaré, lui aussi, puisqu’il a témoigné dans cette affaire que:
«Lorsque deux parties font la guerre dans une ville et utilisent les uns et les autres mortiers et
5 o
Compte rendu de l'affaire Le procureur c. Stanislav Galic, affaire n IT-98-29, 19 juillet 2002, p. 12026.
6 General Sir Michael Rose,Fighting for Peace, The Harvill Press, London, 1998, p. 197.
7 Comptes rendus de l’affaire Le procureur c. Stanislav Galic , affaire n IT-98-29, 21 février 2002, p.4208;
25 février 2002, p. 4317; 26 février 2002, p. 4448; 15 mai 2002, p. 8494.
8 Compte rendu de l’affaire Le procureur c. Stanislav Galic, 8 juillet 2002, p. 11331.
9 General Sir Michael Rose,Fighting for Peace, The Harvill Press, London, 1998, p. 172.
10
Compte rendu de l’affaire Le procureur c. Stanislav Galic , 5 juillet 2002, p. 11239; compte rendu du
15 juillet 2002, p. 11629-11630. - 13 -
artillerie, je crois qu’il est impossibl e d’éviter certains quartiers civils.» 11 Effectivement à
Sarajevo, comme plus ou moins partout en Bosnie -Herzégovine, il était très difficile dans cette
guerre civile de distinguer entre les civils et les militaires. Nous ne pouvons ici que constater qu’il
est impossible de parler de bombardement volontaire et intentionnel de cibles civiles, dans cette
guerre où le militaire et le civil sont indissociabl es, où le civil cache le militaire et où l’élément
militaire pénètre tout le domaine civil.
153. Les déclarations du général sirMichaelRose, du généralLewisMacKenzie, du
généralFrancisBriquemont et du colonel Davi d Fraser sont des déclarations de personnes
impartiales qui ont toutes eu une connaissance dire cte des événements. De plus, ces personnes ont
une connaissance et une expérience militaire pers onnelle considérable, ce qui confère à leurs
déclarations une force probante indéniable.
154. S’agissant des événements qui se sont p assés dans la ville de Bihac, dont nous avons
longuement parlé hier, le requérant l’évoque dans so n mémoire (par. 2.2.5.10). Or, cette ville était
le théâtre de combats entre les deux factions du parti musulman, celle fidèle à AlijaIzetbegovic,
moins nombreuse, était cependant militairement très supérieure, et celle fidèle à Fikret Abdic,
composée d’une grande majorité d’habitants de la région de Bihac mais qui était beaucoup moins
bien armée. Les différends entre les deux factions issues du même parti portaient, je vous l’ai dit,
sur l’organisation de l’Etat bosniaque futur, et les partisans de Fikret Abdic se sont alliés aux
Serbes pour assurer leur survie et, effectivement, ils ont pu assurer cette survie grâce à cette
collaboration avec les Serbes. Mais la collaboration des Serbes et des Musulmans dans cette région
ainsi que l’aide que les Serbes ont donnée à cette population démontrent bien que la guerre n’avait
pas pour objet de détruire un groupe national, ethnique, racial ou encore religieux, mais que son but
principal, depuis le début, était bien un but politique : c’était à la fois la na ture de l’Etat bosniaque
que la communauté internationale venait de rec onnaître et le partage des territoires dans cette
nouvelle petite Yougoslavie.
155. Dans ce même contexte se situe le tran sport de l’aide humanitaire destinée aux zones
assiégées. Si les Serbes de Bosnie entravaient pa rfois le transport de cette aide, il faut noter que
11TPIY, Le procureur c. Stanislav Galic, jugement, 5 décembre 2003, opinion individuelle du Juge Nieto Navia,
par. 9. - 14 -
l’aide humanitaire est arrivée pendant toute la guerre --il suffit de regarder une carte-- en
Bosnie-Herzégovine à travers le territoire de la Re publika Srpska. Or, cette aide était destinée, à
raison de 90 %, à la population musulmane. Or, les populations de la Republika Srpska n’étaient
pas mieux traitées; longtemps Banja Luka et son territoire, c’est-à-dire la Republika Srpska, a
constitué une véritable enclave sans lien direct avec aucun autre territoire que des territoires
ennemis.
156. Ce n’est que lorsque la ville de Brcko fut reprise qu’il put y avoir un corridor vers la
Serbie mais, pendant tout ce temps, la ville de Banja Luka était soumise à un embargo total et les
populations, qu’elles soient d’ailleurs serbes, croates ou musulmanes, y étaient totalement
affamées. Les gens avaient faim, froid, n’av aient pas suffisamment de médicaments et, en
connaissant ces données, on peut être surpris de demander aux dirigeants de la Republika Srpska de
donner à l’adversaire militaire ce qu’ils ne peuve nt pas donner à leurs propres citoyens. Pendant
toute la guerre, la communauté internationale a demandé et a obtenu le libre passage de l’aide
humanitaire à travers la Republika Srpska, cette aide humanitaire étant destinée à ses adversaires.
157. Le requérant se livre également à un r ecensement des villes d esquelles les Musulmans
auraient été expulsés. C’est un fait -- et nous y revi endrons -- qu’il y a un certain nombre de villes,
d’où cette population a été expulsée. Cependant, cel a c’est passé malheureusement, je dis bien
malheureusement, dans toutes les villes.
158. Lors de sa plaidoirie, le 2mars200 6, MmeLauraDauban a décrit la situation à
Bosanski Samac en se référant à des jugeme nts rendus dans les différentes affaires de
Bosanski Samac. Mme Dauban a toutefois omis de dire que toutes les personnes condamnées dans
ces affaires, aussi bien celles qui étaient jugées que celles qui ont plaidé coupables, ont été
12
condamnées pour crimes contre l’hum anité, persécutions ou torture . Mais elles n’ont pas été
condamnées pour génocide. Et ce qui est encore pl us important, c’est que la Chambre de première
instance a jugé, dans l’affaire justement de Bo sanski Samac, qu’elle ne pouvait conclure qu’un
nettoyage ethnique ou un déplacement forcé de la population ait eu lieu à Bosanski Samac dans la
12TPIY, Le procureur c. Blagoje Simic et consorts , affaire n IT-95-9-T, Chambre de première instance,
jugement, 17 octobre 2003; Le procureur c. Milan Simic, affaire n95-9/2, Chambre de première instance, jugement,
17 octobre 2002; Le procureur c. Stevan Todorovic , affaire n IT-95-9/1, Chambre de pr emière instance, jugement,
30 mai 2002. - 15 -
13
période couverte par l’acte d’accusation . Or, si l’on se reporte à l’acte d’accusation, il couvre
justement toute la période de la guerre en Bosnie -Herzégovine, l’article 28 de cet acte concerne le
14
déplacement de la population de 1992 à 1995 .
159. Dans ses diverses écritures et dans ses plai doiries, le requérant allègue les chiffres des
personnes tuées, blessées, violées au cours du conflit. Ces chiffres sont évidemment terribles, mais
sont-ils tous imputables aux Serbes. Lors de sa plaidoirie du 27 février 2006, l’agent adjoint du
requérant, M e Phon van den Biesen a déclaré que le nombre de personnes tuées le plus exact
pouvant être établi serait de centdeuxmille vi ctimes. Mais, ce nombre comprend les victimes
civiles et militaires, ce nombre comprend les victimes du conflit entre les Serbes et les Musulmans,
entre les Serbes et les Croates, entre les Croate s et les Musulmans et entre les deux factions
musulmanes rivales dans la région de Bihac. Ce conflit, qui a fait tant de victimes, cent deux mille
nous dit-on et je ne conteste pas ce chiffre, co mprend des victimes musulmanes, des victimes
croates, des victimes serbes parce que tels étaient les belligérants.
160. Dans cette même plaidoirie, M ePhon van den Biesen allègue le nombre de
huitcentseizemille personnes déplacées et le nombre de un million troiscentmille réfugiés.
C’est-à-dire, environ 50 % de la population de la Bosnie-Herzégovine, mais ces personnes comme
ces réfugiés ne sont évidemment pas tous des Mu sulmans de Bosnie, ils ne sont pas tous des
non-Serbes, parmi ces personnes déplacées et pa rmi ces réfugiés, un nombre tout à fait
considérable sont des Serbes. D’ailleurs, le requé rant ne le met pas en doute. Il se réfère à un
discours du président Slobodan Milosevic dans leque l celui-ci parlait de cinq cent mille réfugiés en
e
Serbie ⎯ cinq cent mille réfugiés ⎯ et M Phon van den Biesen confirme «For one time,
Milosevic spoke the truth.» En conséquence et conformément aux documents auxquels le
15
requérant se réfère , le pourcentage serbe parmi les réfugiés et les personnes déplacées correspond
13 TPIY, Le procureur c. Blagoje Simic , affaire n IT-95-9-T, Chambre de pr emière instance, jugement,
17 octobre 2003, par. 33.
14Le cinquième act e d’accusation modifié contre Blagoje Simic et consorts , affaire n IT-95-9, 30 mai 2002,
par. 28.
15
Ewa Tabeau, Marcin Zoltkowski, Jakub Bijak, Arve Hetland, (Demographic Unit, Office of the Prosecutor
ICTY), “Ethnic Composition, Internally Displaced Persons and Refugees From 47 municipalities of Bosnia and
Herzegovina 1991 to 1997 – 1998, submitted as an Expert Report in the case of Slobodan Milosevic, 4 April 2002. - 16 -
à peu près au pourcentage des Serbes dans la population de Bosnie-Herzégovine. Les Serbes
étaient, tout comme les autres peuples de Bosnie-Herzégovine, victimes de cette guerre.
161. Le requérant allègue le génocide dans la région de Bosanska Krajina, une région où les
Serbes étaient très majoritaires avant la guerre bien que leur nombre y ait déjà significativement
diminué lors de la deuxième guerre mondiale puisque cette région était convoitée alors et déjà par
la Croatie et une campagne d’extermination d es Serbes avait été menée dans les années 1941
et 1942. Aujourd’hui une grande partie de cette région appartient à la région Una-Sana qui est une
région de la Fédération croa to-musulmane. Cette régi on comprend les municipalités ⎯ et vous
revenez sur ces noms que vous avez déjà beaucoup entendus ⎯ de Kljuc, Sanski Most, Bosanski
Petrovac, Bihac, Bosanska Krupa. Ce sont l es municipalités auxquelles le requérant se réfère
régulièrement pour alléguer le génocide à l’enco ntre des Musulmans bosniaques. Or, selon les
informations de l’UNHCR, la région d’Una-Sana est aujourd’hui quasi totalement peuplée de
Musulmans. Cette organisation estime que 94 % de la population de cette région est musulmane,
3 % serait croate et 2 % serbe.
162. Je vois mal lorsque l’on est majoritaire d’ abord et que l’on termine avec une population
de 2% comment l’on a pu se rendre coupable de gé nocide. C’est au contraire une illustration et
une illustration tragique de ce qui s’est passé tout au cours de ce conflit lorsque l’une des parties au
conflit s’emparait d’un territoire.
163. Le nombre d’autres villes où les Serbes étaient majoritaires où ils ne vivent plus
aujourd’hui est très élevé. Nous allons citer, par exemple, l’exemple de Drvar car il est flagrant.
Les Serbes faisaient, avant la guerre, 97 % de la population de cette ville qui est située au sud-ouest
de la Bosnie, pas très loin de la Croatie. Eh bien , plus aucun serbe n’y demeure aujourd’hui. Et la
situation est identique dans toutes les autres villes conquises par les Musulmans ou les Croates dans
lesquelles les Serbes vivaient avant la guerre. Ce qui signifie que les Musulmans ont été expulsés
des villes et des villages conquis par les Croates, les Croates ont été expulsés des villes et des
villages conquis par les Musulmans. Cela démontre bien que le déplacement des populations était
une politique menée en toute logique militaire par chacun des trois belligérants. Il ne s’agissait pas
de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux mais simplement de vivre à l’abri dans
un territoire, comme malheureusement l’avait enseigné une très longue histoire. - 17 -
164. Le professeur Stojanovic a parlé, dans sa plaidoirie du 10 mars 2006, de la structure
nationale de la Bosnie-Herzégovine avant et après la guerre. Eh bien, elle n’a guère changé. D’un
point de vue démographique, les Musulmans ont même augmenté leur participation dans le
pourcentage de la population de la Bosnie-Her zégovine par rapport à leur pourcentage avant
guerre. La population serbe dans la Fédération croato-musulmane contrôlée par les Musulmans et
les Croates a diminué considérablement dans la même proportion que la proportion des Musulmans
et des Croates vivant dans la Republika Srpska. La Republika Srpska est peut-être plus homogène
que la Fédération, cependant s’il l’on analyse bien les territoires où les Croates exercent le pouvoir,
on démontre que ceux-ci sont ha bités en grande majorité par les Croates et une analyse des
territoires sous le contrôle des Musulmans démontre que ceux-ci sont habités presque
exclusivement par les Musulmans. La population de la Fédération telle qu’elle existe aujourd’hui
n’est pas plus mélangée que la population de la Republika Srpska. Tous les peuples de
Bosnie-Herzégovine, on peut bien sûr le regretter, mais tous les peuples de Bosnie-Herzégovine ont
suivi la même logique afin d’avoir chacun son terr itoire. Cette logique découlait de l’émergence
des nationalismes qui avaient désintégré la Yougoslavi e. Encore une fois, la désintégration de la
Bosnie-Herzégovine était inscrite dans la désint égration de la Yougoslavie compte tenu de sa
composition puisque les mêmes causes produisent généralement les mêmes effets.
165. Dans son discours du 27 février 2006, l’agent du requérant a déclaré que
quatre millions trois cent mille Bosniaques ont vécu en Bosnie-Herzégovine et qu’aujourd’hui ils
ne sont que trois millions cinq cent mille. Je ne veux pas mettre en doute ces chiffres, mais ces
chiffres ne prouvent rien. Parmi les quatre millions trois cent mille personnes qui vivaient avant la
guerre en Bosnie-Herzégovine 42,2% étaient d es Musulmans bosniaques et 32,2% étaient des
Serbes. C’était le recensement officiel puisqu’ en Yougoslavie il y avait la nationalité yougoslave
mais il y avait également la nationalité de chacun des peuples sur le passeport. Ce n’était donc pas
difficile de compter. Et bien aujourd’hui, parmi les trois millions cinq cent mille Bosniaques
vivant en Bosnie 45,5 % sont des Musulmans bosniaques et 35,3 % sont des Serbes 1. Ce qui veut
dire que les proportions sont restées à peu près le s mêmes et qu’en dehors des victimes directes du
16Ewa Tabeau, Marcin Zoltkowski, Jakub Bijak, ArveHetland, (Demographic Unit, Office of the Prosecutor
ICTY), “Ethnic Composition, Internally Displaced Personand Refugees From 47 municipalities of Bosnia and
Herzegovina 1991 to 1997-1998”, submitted as an Expert Report in the case of Slobodan Milosevic, 4 April 2002. - 18 -
conflit, vous avez eu des réfugiés et puis vous avez eu une émigration forte de tous les peuples de
cette région pour aller vivre, travailler, dans des pays plus accueillants que ce malheureux territoire.
En quelque sorte, autant de Serbes que de Musulmans et que de Croates ont disparu dans ce conflit.
Cette guerre pour les territoires était ⎯ je vous l’ai déjà dit ⎯ une guerre de séparation, une guerre
atroce et fratricide. Cette guerre ⎯ il est trop tard pour en parler aujourd’hui ⎯ aurait sans doute
pu être évitée, elle ne l’a pas été, cette guerre n’au rait pas dû avoir lieu, mais elle a eu lieu. Cette
guerre a été une tragédie, des crimes épouvantables y ont été commis, mais cette guerre n’était pas
génocidaire. Elle était une guerre de sécession.
166. Prenant en compte la réalité de la guerre civile, il est vraiment impossible de parler dans
ces conditions de la soumission intentionnelle du peuple musulman à des conditions d’existence
pouvant provoquer sa destruction partielle ou tota le. L’analyse juridique de la soumission
intentionnelle d’un groupe à des conditions d’ existence pouvant provoquer sa destruction partielle
ou totale met cette conclusion en évidence.
b) La notion juridique de la soumission à des conditions d’existence devant entraîner la
destruction physique totale ou partielle d’un groupe
167. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda a considéré, dans l’affaire Akayesu, que
la soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’ existence devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle entend des moyens de destruction par lesquels l’auteur ne
cherche pas à tuer immédiatement les membres du groupe, mais, à terme, vise leur destruction
physique 1. Il a également jugé que les actes qui peuvent constituer une telle soumission
comprennent, sans s’y limiter, la soumission d’un gr oupe de personnes à un régime alimentaire de
subsistance, l’expulsion systématique des l ogements, la réduction des services médicaux
18
nécessaires en deçà d’un minimum .
168. Aux termes de la jurisprudence du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, telle qu’établie dans
l’affaire Stakic ⎯je vous le rappelle, le mair e de la ville de Prijedor ⎯, la soumission
intentionnelle à des conditions d’ existence devant entraîner sa destruction physique comprend les
modes de destruction autres que les meurtres pr oprement dits et, nota mment la soumission du
17
TPIR, affaire Akayesu, jugement, par. 505.
18Id., par. 506. - 19 -
groupe à un régime de famine, l’expulsion systém atique des logements, la privation de soins
médicaux ou les conditions entraînant une mort le nte, comme la privation de logement et de
vêtements adéquats, le manque d’hygiène ou l’épuisement par des travaux ou des efforts physiques
excessifs .9
169. Cependant il convient de noter que l’ex pulsion simple d’un groupe ne peut être
qualifiée de génocide 20. Cette position a été clairement et expressément adoptée par les juges dans
cette affaire Stakic. Ceux-ci ont noté que «l’expulsion d’un groupe ou d’une partie d’un groupe ne
suffit pas. Il faut faire clairement le départ entr e la destruction physique et la simple dissolution
d’un groupe. L’expulsion d’un groupe ou d’une partie d’un groupe ne saurait à elle seule
constituer un génocide.» 21
170. Et dans l’affaire Eichmann, la cour de Jérusalem, que je vous citais hier, a jugé que
l’utilisation de la terreur afin de chasser la population juive et de la contraindre à l’émigration
n’était pas le génocide car la po ssibilité qui leur a été donnée de partir était une preuve qu’il n’y
avait pas de volonté de destruction physique.
171. Alors le requérant tente de faire en sort e que les actes constituant le génocide puissent
er
être interprétés extensivement. Et à l’ appui de sa thèse, lors de sa plaidoirie du 1 mars 2006, il
allègue que le Dr Bartos, représentant de la Y ougoslavie aux Nations Unies, avait prévu et proposé
d’inclure dans la notion de génocide le transfert de population. Rappelons les dates. Nous sommes
en novembre 1948, après la deuxième guerre mondiale. Des peuples entiers ont été déplacés. Et la
question de la Palestine et de la création de l’Etat d’Israël se pose. La Syrie, soutenue justement
par le représentant de la Yougos lavie, le Dr Bartos, fait une pr oposition à la Sixième Commission
afin d’ajouter un alinéa à l’article II de la conve ntion sur le génocide qui prévoyait la commission
du génocide par des actes tendant à forcer les populations à abandonner leurs foyers afin
d’échapper à la menace de mauvais traitements ultérieurs. Nous sommes bien au cŒur de la
question que nous débattons aujourd’hui et à la ré férence que fait expressément le Tribunal pénal
international. Le génocide, est-ce comment faire le départ entre la destruction physique et la
19
Affaire Stakic, jugement, par. 517.
20Les tribunaux allemands ont estimé que l’expulsion de Musulmans de Bosn ie de la région dans laquelle ils
vivaient ne constituait pas un génocide. Voir BGH v. 21.2.2001 – 3 StR244/00, NJW 2001, 2732 (2733).
21Affaire Stakic, jugement, par. 518. - 20 -
simple dissolution d’un groupe ? C’est la question qui se pose. Et bien cette proposition, en effet,
portée par la Syrie et la Yougoslavie, a été re jetée par une majorité écrasante des voix, plus
précisément par 29votes contre5 qui soutenaient la proposition, avec 8 abstentions 2. Ce qui
signifie clairement qu’une fois de plus en 1948 on n’a pas voulu toucher à la définition de génocide
et on n’a surtout pas voulu y inclure le déplaceme nt de population pour des questions aisément
compréhensibles. Ni le texte de la convention ni donc les travaux préparatoires ne permettent une
interprétation extensive de l’article 2 de la convention sur le génocide. S’agissant du transfert forcé
de la population, celui-ci a été expressément exclu du champ de la convention.
172. Alors on est bien forcé de dire que ce que le requérant appelle le «nettoyage ethnique»
(mémoire, par. 2.2.5.3; réplique, chap. 6, par. 30-49) qu’il présente comme une forme de génocide
est en réalité le transfert de population tel que le s travaux préparatoires de la convention sur le
génocide en a largement discuté.
173. Par ailleurs, si l’on se réfère à ce te rme, ce terme de nettoyage ethnique n’est
évidemment pas un terme juridique; il est simplement une expression médiatique lourdement
chargée d’émotion. Et cette expression médiati que mal définie rassemble dans une même image
plusieurs qualifications juridiques, et notamment la déportation et le transfert, dont aucune ne
constitue l’acte matériel de génocid e puisqu’elles ne figurent pas dans l’article 2 de la convention
sur le génocide.
174. Il faut noter que lors de l’établisseme nt du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, pour la
première fois, le terme «nettoyage ethnique» a été utilisé dans une approximation juridique et qu’il
a été assimilé alors, non pas au génocide, mais au crime contre l’humanité. Dans son rapport sur le
Statut du Tribunal, le Secrétaire général des Nations Unies a indiqué :
«Les crimes contre l’humanité désigne nt des actes inhumains d’une extrême
gravité, tels que l’homicide intentionnel, la torture ou le viol, commis dans le cadre
d’une attaque généralisée ou systématique c ontre une population civile quelle qu’elle
soit, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses. Dans le
conflit qui a éclaté sur le territoire de l’ex -Yougoslavie, de tels actes inhumains ont
pris la forme de la pratique dite du «nettoyage ethnique», de viols généralisés et
systématiques et d’autres formes de vi olence sexuelle, y compris la prostitution
forcée.»
22Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, Sixième Commission,
comptes rendus analytiques, 21 septembre – 10 décembre 1948, p. 176 et 186. - 21 -
175. Finalement, le Tribunal a établi lui-même, notamment dans son arrêt Stakic, la
différence entre le nettoyage ethnique et le génoc ide en affirmant que le nettoyage ethnique ne
23
constitue pas un crime distinct .
176. En effet, comme les juges du Tribunal l’on t remarqué, il faut faire une distinction entre
la dissolution d’un groupe et sa destruction. Seule la destruction physique ou biologique constitue
le génocide. Dans l’affaire Stakic, les juges ont noté que l’idée de destruction physique est
inhérente au génocide, terme formé de la racine grecque «genos», qui signifie «race» ou «tribu», et
de l’infinitif latin «caedere», qui signifie «tuer».
177. Dans cette même affaire, les juges ont également rappelé que le génocide culturel,
distinct du génocide physique et biologique, a ét é spécifiquement exclu de la convention sur le
génocide. Egalement dans l’affaire Blagojevic, la Chambre de première instance a jugé :
«The Appeals Chamber has recently conf irmed that by using the term destroy
the Genocide Convention and customary international law in general prohibit only the
physical or biological destruction of a human group. In the travaux préparatoires of
the Convention a distinction was made between physical or biological genocide on the
24
one hand and cultural genocide on the other.»
178. La Chambre de première instance, toujours dans la même affaire, se réfère à l’opinion
de la Commission du droit international sur le sens du mot «destruction» dans le crime du
génocide. La Commission du droit international définit cette destruction comme
«the material destruction of a group either by physical or by biological means, not the
destruction of the national linguistic, religious, cultural, or other identity of a
particular group. The national or religious element and the racial or ethnic element are
not taken into consideration in the definiti on of the word destruction which must be
25
taken only in its material sense, its physical or biological sense.»
La destruction du patrimoine culturel et histori que, à laquelle le requérant a consacré une grande
partie de ses écritures (mémoire, par.2.2.5; ré plique, chap.5, par.248-286), n’était que la
conséquence de la guerre. Bien entendu, le contexte de la guerre n’enlève pas le caractère criminel
23 o er
TPIY, Le procureur c. Radoslav Brdjanin , affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 981
et 982.
24Affaire Blagojevic, Chambre de première instance, jugement, 17 janvier 2005, par. 657.
25Id. - 22 -
à certains de ces actes mais, en aucun cas, ces ac tes juridiquement ne peuvent constituer le
génocide.
179. En conclusion, la notion de génocide telle qu’elle a été définie lors de l’adoption de la
convention sur le génocide en 1949 n’a pas juridique ment évolué. Les différents textes adoptés ou
proposés ultérieurement, et notamment le projet de la Commission du droit international en 1996 et
le Statut de la Cour pénale inte rnationale en 2002, ont repris littéralement le texte de la convention
sur le génocide.
180. Prenant en compte la guerre civile qui régnait en Bosnie-Herzégovine à l’époque des
faits allégués et qui a provoqué, par sa nature même, des conditions inhumaines de vie pour toute la
population sur le territoire de cet Etat, y compris la population serbe, il est impossible de parler
d’une soumission volontaire du seul groupe mu sulman ou du seul groupe des non-Serbes aux
conditions de vie pouvant provoquer sa destruction.
181. Avant d’entrer dans l’analyse des élémen ts qui différencient le crime de génocide des
autres infractions pouvant être commises par les actes énumérés ci-dessus, il convient maintenant
d’examiner les diverses infractions qualifiées de génocide, alléguées par le requérant. Pour le
besoin de cette partie de la plaidoirie, la commission du génocide est entendue dans le sens large du
terme et englobe toutes les formes de participation à la commission stricto sensu d’une infraction
pénale.
III. Les formes de participation à la commission du crime de génocide
182. Il s’agit d’examiner l’ article3 de la convention qui dispose que les infractions
punissables sont :
a) le génocide;
b) l’entente en vue de commettre le génocide;
c) l’intention directe et publique à commettre le génocide;
d) la tentative de génocide; et
e) la complicité dans le génocide.
On peut dire que l’article3 de la conven tion a tendu à couvrir toute complicité quelconque
hors du sens juridique du terme avec le génocide dès lors que l’on participait à l’intention. - 23 -
183. Encore une fois, le requérant ne spécifi e pas comment le génocide aurait été commis ni
qui l’aurait commis, mais il allègue simplement que la Serbie-et-Monténégro, qui ne faisait pas
partie d’ailleurs des trois belligérants, serait res ponsable du génocide commis par tous les moyens
énumérés à l’article3 que je viens de vous citer, à l’exception de la tentative, car le requérant a
précisé dans ses plaidoiries qu’il n’allègue pas la tentative, il allègue bien le génocide accompli.
184. Alors la commission du génocide, mentionnée dans l’article3 a) de la convention,
n’exige pas de commentaires particuliers, il s’agit de la commission de l’infraction telle que définie
préalablement. Nous pouvons cependant citer le jugement de la Ch ambre de première instance du
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie par lequel la Chambre a déterminé les auteurs
de l’infraction principale du génocide dans les termes suivants :
«La Chambre de première instance a précédemment défini les auteurs ou
coauteurs de génocide comme ceux qui conçoive nt le projet de génocide au plus haut
niveau et prennent les principales mesures pour sa mise en Œuvre. Il s’agit de
personnes qui jouent «un rôle majeur de c oordination» et dont «la participation est
extrêmement importante, et se situe au niveau de la direction». La Chambre de
première instance considère que ne doivent, en règle générale, répondre d’un génocide
pris au sens de l’article 4.3 a) du Statut que les auteurs ou les coauteurs.» 26
Je crois que là nous sommes vraiment dans le cŒur du sujet, dans le cŒur de la définition des
auteurs. Tout cela est donc très clair.
185. Mais, nous allons maintenant nous atta rder, beaucoup plus longuement, sur les trois
autres formes de commission du génocide, parce que l’intention y joue un rôle tout à fait
particulier.
186. Nous allons analyser :
i) l’entente en vue de commettre le génocide;
ii) l’incitation directe et publique à commettre le génocide; et
iii) la complicité dans le génocide.
i) L’entente en vue de commettre le génocide
187. L’entente en vue de commettre le génocide est le crime le plus apte à la participation
d’un Etat.
26
Affaire Stakic, jugement, par. 532. - 24 -
188. Conformément aux travaux préparatoires, l’entente en vue de commettre le génocide
était incluse dans la convention afin de re ndre punissable un accord en vue de commettre un
génocide même si aucun acte préparatoire n’a eu lieu 2. Cela s’est avéré nécessaire compte tenu
des impératifs de prévention du crime de génocide soulignés par le Secrétariat de l’Organisation
des Nations Unies dans les termes suivant :
«Cette prévention pourrait exiger de rendre punissables certains actes qui, en
soi, ne constituent pas le génocide, par ex emple, certains actes matériels préparatoires
du génocide, un accord ou une entente en vue de commettre le génocide, ou une
propagande systématique incitant à la hain e, et, dès lors, de nature à conduire au
28
génocide.»
189. Cette notion d’entente a été inspirée pa r la définition anglo-saxonne du crime de
«conspiracy». Dans son rapport, le comité spécial du génocide précise que l’entente (conspiracy en
anglais) est un délit en droit anglo-américain 29. Cette précision reflète les observations faites
durant les débats du comité relatifs à la notion d’entent e. Ainsi, le représentant de la France a-t-il
observé qu’il s’agissait d’une notion qui n’avait pas d’équivalent en droit français. Le représentant
des Etats-Unis, parlant en tant que président du comité, a expliqué que «conspiracy» en droit
anglo-saxon est un délit constitué par le fait que deux ou plusieurs individus se concertent pour
commettre une infraction. Le représentant du Venezuela a quant à lui fait remarquer que le mot
«conspiración» en espagnol signifie un complot c ontre le gouvernement et que le terme anglais
«conspiracy» veut dire en espagnol une association en vue de commettre un crime. Le représentant
polonais a observé qu’en droit anglo-saxon, le mo t «complicity» ne recouvre que les deux notions
de «aiding and abetting» (complicité et provo cation) et que, par conséquent, ce qu’on appelle
«conspiracy» n’est pas un cas de complicité. Il a encore rappelé que le projet du Secrétariat
prévoyait, sous des rubriques séparées, et nous le verrons toute à l’heure, d’une part, la complicité
et l’association ou toute forme d’entente. Lors des débats de la SixièmeCommission, il fallait
trancher. M. Maktos, le représentant des Etats-Unis, a fait observer que le mot «conspiracy» a un
sens très précis dans la loi anglo-saxonne; il si gnifie que deux ou plusieurs personnes se mettent
27
Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, Sixième Commission, comptes rendus analytiques,
21 septembre-10 décembre 1948.
28
Note du Secrétariat (1948), p. 8.
29Rapport du comité spécial du génocide (1948), p. 8. - 25 -
d’accord pour commettre un acte illégal 30et M.Raafat, représentant l’Egypte, a annoncé que la
notion d’entente a été introduite dans le droit ég yptien; elle signifie la réunion de plusieurs
personnes pour commettre un crime, qu’elle soit ou non suivie d’effets.
190. Ces longues discussions que je vous ai infligées montrent simplement que, à l’époque, il
existait bien des différences entre les représentants des différents systèmes juridiques concernant la
compréhension du crime d’entente en vue de commettre le génocide.
191. La notion d’entente en vue de commettre le crime de génocide a été reprise depuis, dans
les Statuts des Tribunaux internationaux ad hoc qui les reprennent dans l’article 4.3 pour le TPIY et
le 2.3 pour le TPIR, ils reprennent exactement les termes de la convention du génocide.
192. L’entente en vue de commettre le crim e de génocide s’apparente à une notion plus
large, applicable à d’autres crimes relevant de la compétence des juridictions internationales, qui
est l’entreprise criminelle jointe.
193. Comme l’entente en vue de commettre un gé nocide, l’entreprise criminelle jointe, n’a
pas une définition stable, elle est plutôt fluctu ante et provoque de nombreuses discussions quant à
sa place dans un système de justice pénale.
194. Dans le cas d’espèce, le requérant ne dém ontre pas des éléments qui pourraient laisser
penser qu’une entente, je dis bien qu’une entent e, en vue de commettre le génocide à laquelle la
Serbie-et-Monténégro aurait participé, a existé. D’ailleurs, il ne démontre aucune entente entre
personnes, les institutions ou les agents de l’Etat ou des Etats en vue de commettre le génocide.
195. Il se contente d’affirmer, de relater une multitude de faits, dont certains n’ont jamais été
confirmés et d’autres, nous l’avon s vu, se sont avérés faux. Par ailleurs, ils n’ont pas été qualifiés
de génocide lorsqu’ils ont été examinés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
196. Le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie n’a ja mais pu établir l’existence d’une entente
étatique en vue de commettre le génocide. T out au contraire, il a jugé dans l’affaire Brdjanin, je
vous le rappelle, le président de la région de Prijedor, que le plan des Serbes de Bosnie était de
rassembler les territoires les plus vastes possibles peuplés majoritairement des Serbes pour créer un
Etat serbe de Bosnie. Et la Chambre a jugé qu’ il n’était pas possible de conclure qu’une intention
30 e
Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, 84 réunion (1948), p. 212. - 26 -
de détruire les Musulmans et les Croates de Bosnie existait en Bosnie occidentale 3, d’autant qu’à
l’évidence le plan des Bosniaques était exactement symétrique à celui des Serbes: rassembler les
plus vastes territoires possibles ayant majoritairement une population musulmane.
197. Lorsque l’affaire du général Krstic a été jugée par la Chambre d’appel du TPIY, celle-ci
a infirmé sa condamnation pour sa participation à une entreprise criminelle commune ayant pour
32
but la commission du génocide , faute, là encore, de mettre en évidence quels étaient les membres
de l’entente, les membres de la conspiration.
198. Comme le requérant n’indique pas sur quels faits il se fonde pour conclure à une
entente, il est quasiment impossible de répondre, dans ces conditions, à ses allégations. Par
ailleurs, le requérant n’identifie pas les individus qui auraient participé à cette entente en vue de
commettre le génocide. Et si nous ne savons pas qu’elles sont les personnes qui auraient participé à
cette entente, nous ne pouvons évidemment analy ser ni leurs intentions ni leurs actes. En
conséquence, nous ne pouvons que conclure que le requérant n’avait pas assez d’éléments pour
avancer sérieusement la thèse de l’entente en vue de commettre le génocide.
ii) L’incitation directe et publique à commettre le génocide
199. Le requérant, dans ses allégations san s aucune distinction, soutient que la
Serbie-et-Monténégro, parce que c’est là le litige, c’ est là le procès, le procès n’est pas entre la
Republika Srpska et les deux autres entités, le procès est entre la République de
Serbie-et-Monténégro et la République de Bosnie. Et le requérant dans ses allégations, sans aucune
distinction, allègue que la Serbie-et-Monténégro a incité à la commission du génocide. Bien
entendu, le requérant n’identifie pas les personn es qui pourraient engager la responsabilité de la
Serbie-et-Monténégro qui se seraient livrées à cette incitation. Il n’identifie pas davantage les
personnes qui auraient été incitées et qui auraient commis ou au moins tenté de commettre le
génocide.
200. L’incitation à commettre des crimes de portée internationale a été condamnée une
première fois et très lourdement par le Tri bunal du Nuremberg. Dans son jugement contre
31 o
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 2 septembre 2004, par. 981.
32TPIY, Le procureur c. Radislav Krstic, affaire n IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, p. 87. - 27 -
JuliusStreicher, le Tribunal de Nuremberg a considéré en raison des articles violemment
antisémites que l’accusé avait publié dans l’hebdomadaire Der Stürmer :
«Le fait pour Streicher d’inciter au meur tre et à l’extermination, à une époque
où les Juifs dans l’Est étaient massacrés da ns des conditions inqualifiables, constitue
manifestement la persécution pour des rais ons politiques et raciales en rapport avec
des crimes de guerre au sens du Statut et un crime contre l’humanité.» 33
201. Les systèmes de la common law tendent à considérer l’incitation comme une forme
particulière de participation criminel le, punissable en tant que telle. La common law définit
l’incitation comme le fait d’ encourager ou de persuader une autre personne à commettre une
infraction.
202. Les législations de certains pays de civil law, dont l’Espagne, l’Argentine, l’Uruguay, le
Chili, le Venezuela, le Pérou et la Bolivie, pré voient également que la provocation, qui s’apparente
à l’incitation, est une forme spécifique de particip ation à une infraction; mais, dans la plupart des
systèmes de civil law, l’incitation est le plus souvent considérée tout simplement comme une forme
de complicité. Les systèmes de civil law, comme indiqué, pénalisent l’incitation directe et publique
sous la forme de la provocation, cette dernière étant définie comme l’action visant à directement
provoquer autrui à commettre un crime ou un délit pa r des discours, cris ou menaces ou par tout
moyen de communication, notamment audiovisuelle.
203. Lors de l’adoption de la convention sur le génocide, les délégués ont décidé de prévoir
expressément l’incitation directe et publique à co mmettre le génocide comme un crime spécifique,
en raison notamment de son importance dans la préparation d’un génocide.
204. Les Tribunaux internationaux pour l’ex-Youg oslavie et pour le Rwanda et la Cour
pénale internationale prévoient spécifiquement dans les articles consacrés au génocide l’incitation
directe et publique à commettre le génocide.
205. Pour qu’elle soit punissable, l’incitation doit être directe et publique.
206. Le caractère public de l’incitation au génocide peut être plus particulièrement examiné à
la lumière de deux facteurs : le lieu où l’incitation est formulée et le fait de savoir si l’assistance a
été ou non sélectionnée ou limitée. La jurisprude nce sur ce point habituellement retenue en civil
33
Procès de Nuremberg, vol. 22, p. 502. - 28 -
law considère que la publicité des propos résulte du fait que ceux-ci ont été tenus à haute voix dans
un lieu public par nature. Selon la Commission du droit international, l’incitation publique est
caractérisée par un appel à commettre un crime lancé dans un lieu public à un certain nombre
d’individus ou encore un appel lancé au grand public par des moyens tels que les médias de masse,
radio ou télévision par exemple . Il faut noter à cet égard que, lo rs de l’adoption de la convention
sur le génocide, les délégués ont expressément déci dé de rejeter la possibilité de criminaliser
l’incitation privée à commettre le génocide, soul ignant ainsi leur attachement à ne rendre
punissables que les formes réellement publiques ⎯ayant fait l’objet d’une publicité ⎯ de
l’incitation 3.
207. Le caractère «direct» de l’incitation requiert que l’incitation prenne une forme directe et
provoque expressément autrui à entreprendre une acti on criminelle. Selon le projet de code des
crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité , rédigé par la Commission du droit international,
36
une simple suggestion, vague et indirecte, est insuffisante pour constituer une incitation directe .
En civil law, on considère que la provocation, équivalent de l’incitation, est directe si elle tend à
l’accomplissement d’une infraction précise. Lorsqu’elle allègue une provocation dans les systèmes
de civil law l’accusation doit pouvoir prouver le lien certain de cause à effet entre l’acte qualifié de
provocation et une infraction particulière, dans notre cas le génocide.
208. La jurisprudence du Tribunal pour le Rwa nda considère qu’il est approprié d’évaluer le
caractère direct d’une incitation à la lumière d’une culture et d’une langue données. Aux termes du
jugement prononcé dans l’affaire Akayesu, «le même discours prononcé dans un pays ou dans un
37
autre, selon le public, sera ou non perçu comme direct» .
209. En conséquence, la jurisprudence interna tionale a pris la position que l’incitation devra
être évaluée au cas par cas et compte tenu de la culture du pays concerné et des circonstances
spécifiques de la cause, afin de déterminer si l’incitation peut être considérée comme directe ou
34 «Draft Code of Crimes Against the Peace and Security of Mankind», art. 2(3)(b); Report of the International
Law Commission to the General Assembly, 51 U. N. GAOR Supp. (No. 10), at 26, U.N. Doc. A/51/10 (1996).
35 Yearbook of the United Nations , UN Fiftieth Edition, 1945-1995, Ma rtinus Nijhoff Publishers, 1995;
Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, Sixième Commission , comptes rendus analytiques,
21 septembre - 10 décembre 1948.
36 Nations Unies, Documents officiels de l’Assembl ée générale, cinquante et unième session , supplément n 10,
rapport de la Commission du droit international à l’Assemblée générale, doc. A/51/10 (1996), p. 43.
37.Affaire Akayesu, jugement, par. 557. - 29 -
non. Et lors de cette appréciation, il faudra étudi er la question de savoir si les personnes à qui le
message était destiné en ont directement et clairement saisi la portée.
210. Cependant, sans égard au système juridique et culturel, le Tribunal international pour le
Rwanda considère que l’incitation publique et directe doit être définie comme
«le fait de directement provoquer l’auteur ou les auteurs à commettre un génocide, soit
par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par
des écrits, des imprimés vendus ou distribu és, mis en vente ou exposés dans des lieux
ou réunions publics, soit par des placards ou affiches, exposés au regard du public, soit
38
par tout autre moyen de communication audiovisuelle» .
211. L’élément moral du crime d’incitation directe et publique à commettre le génocide
réside donc dans l’intention de directement amener ou provoquer autrui à commettre un génocide.
Il suppose donc que soit établie la volonté du coupable de créer, par ces agissements, chez la ou les
personnes à qui il s’adresse, l’état d’esprit propre à susciter ce crime. C’est-à-dire que celui qui
incite à commettre le génocide est lui-même forcément animé de l’intention génocidaire.
212. Or, dans ses écritures, le requérant n’ analyse absolument pas cette situation, il
n’identifie pas les personnes qui auraient incité à la commission du génocide. Il n’identifie même
pas les actes qui auraient constitué l’incitation dir ecte et publique à commettre le génocide. Il ne
prouve pas, nulle part, l’intention génocidaire.
iii) La complicité
213. Les «Principes de Nuremberg» 3, en la forme du Principe VII, prévoyaient déjà que «la
complicité dans la commission d’un crime contre la paix, d’un crime de guerre ou d’un crime
contre l’humanité, telle que définie au Principe VI, est un crime au regard du droit international».
214. Ainsi, la participation par complicité aux violations les plus graves du droit
international humanitaire était déjà considérée comme un crime par la juridiction de Nuremberg.
215. La complicité est une forme de participa tion criminelle qui est prévue par tous les
systèmes juridiques de droit pénal ⎯je ne vais pas m’y étendre très longtemps ⎯, et notamment
par le système anglo-saxon (common law) et par le système de tradition continentale (civil law). Le
38
Id., par. 559.
39«Principes de droit international reconnus dans le St atut du Tribunal de Nuremberg et dans le jugement du
Tribunal» adoptés par la Commission du droit international de l’Organisation des Nations Unies, 1950. - 30 -
complice d’une infraction peut être défini comme celui qui s’associe à une infraction commise par
40
un autre , la complicité suppose évidemment néces sairement l’existence d’une infraction
principale.
216. Les travaux préparatoires de la conventio n sur le génocide font apparaître que le crime
de complicité dans le génocide n’a été prévu que dans les cas où un génocide a bien été commis. Il
faut donc ⎯et c’est l’évidence en droit pénal ⎯ d’abord prouver l’infraction principale avant,
ensuite, d’incriminer la complicité. La convention sur le génocide n’a pas retenu la possibilité
d’incriminer la complicité dans la tentative de commettre le génocide, la complicité dans
l’incitation à commettre le génocide ou encore la co mplicité dans l’entente en vue de commettre le
génocide. C’est donc intéressant, dans cet articleI II, le génocide lui-même peut faire l’objet de
complicité, les trois autres formes qui sont en elles-mêmes d’ailleurs des sortes de complicité ne
peuvent pas faire l’objet de complicité. On ne peut pas être le complice dans la tentative de
commettre un génocide.
217. La complicité de génocide s’entend de tous les actes d’aide ou d’encouragement qui ont
grandement contribué à la consommation du crime de génocide ou qui ont eu un effet substantiel
sur la commission de celui-ci. La complicité imp lique donc forcément l’existence de l’infraction
principale. En d’autres termes, il ne peut y avoi r de complicité de génocide que lorsqu’il y a eu
génocide.
218. Il s’avère également que les auteurs de la convention entendaient exiger la preuve pour
le complice d’une intention génocidaire pour qu’il y ait complicité (complicity). C’est un point très
important: l’intention génocidaire du complice. Le représentant du Royaume-Uni à la Sixième
Commission de l’Assemblée générale a proposé, souhaitant être précis, d’ajouter le mot
«intentionnelle» pour qualifier la «complicité», e xpliquant que c’était là une précision importante
parce que, dans certains systèmes, la complicité né cessitait une intention, alors que dans d’autres
pays, elle ne le nécessitait pas. Plusieurs délégations (le Luxembourg, l’Egypte, l’Union soviétique
et la Yougoslavie) ont jugé alors que cette précisi on était inutile puisqu’il allait sans dire que la
complicité de génocide devait être intentionnelle . Le Royaume-Uni a finalement retiré son
40Osborn’s Concise Law Dictionary définit le complice comme : «any person who, either as a principal or as an
accessory, has been associated with another person in the commission of any offence», Sweet and Maxwell, 1993, p. 6. - 31 -
amendement, en soulignant toutefois: «étant bi en entendu que, pour que la complicité dans le
génocide soit punissable, elle devra être accompagnée d’intention».
219. Donc, sur ce point de l’intention du complice, je pense que, juridiquement, tout est clair.
Tout est clair et, pourtant, pour établir la complicité dans l’affaire du général Krstic, la Chambre
d’appel du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie n’a pas r echerché l’intention géno cidaire de l’accusé.
Mais, ce faisant, le Tribunal avait parfaitement vu le problème que posait la définition de la
complicité de l’article3 de la convention repris, je vous l’ai dit, mot à mot par l’article 4,
paragraphe 3, du Statut du Tribuna l. Le Tribunal a parfaitement vu la difficulté puisqu’il n’a pas
fondé la complicité sur l’article 4.3.c du Statut, mais sur l’article 7.1 qui organise dans les Statuts
41
du Tribunal une complicité générale et particulière . On peut donc penser que ce choix est
parfaitement volontaire de la part de cette juridiction. Elle a simplement contourné la difficulté que
contenait la convention dont l’article 3 a été inclus tel quel dans son Statut.
220. L’analyse de l’élément moral faite dans les affaires du Tribunal pour le Rwanda diffère
légèrement de celle qui a été faite au Tribuna l pour l’ex-Yougoslavie. Aux termes de la
jurisprudence du Tribunal pour le Rwanda,
«le complice dans le génocide doit sciemment et volontairement aider ou assister ou
provoquer une ou d’autres personnes à comme ttre le génocide, sachant que cette ou
ces personnes commettent le génocide, mê me si l’accusé n’avait pas lui-même
l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupe national, ethnique,
racial ou religieux, visé comme tel». 42
Donc, aux termes de la jurisprudence du Tribunal pour le Rwanda, le complice doit lui être bien
conscient qu’il apporte le concours à la commissi on du génocide et doit le faire volontairement.
C’est une petite différence dans la jurisprudence des deux Tribunaux internationaux.
221. La complicité peut être exécutée par divers actes. Dans le jugement rendu dans l’affaire
Akayesu, le Tribunal pour le Rwanda a indiqué les actes constituant fréquemment la complicité ou
plutôt l’élément matériel de la complicité :
«La complicité par aide ou assistance suppose que l’aide et l’assistance soient
positives, ce qui exclut en principe la complicité par abstention ou par omission. La
fourniture de moyens est une forme très c ourante de complicité; elle vise ceux qui ont
41 o
TPIY, Le procureur c. Radislav Krstic, affaire n IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, par. 138.
42Affaire Akayesu, jugement, par. 545. - 32 -
procuré des armes, des instruments ou tout autre moyen pour servir à la commission
43
d’une infraction, tout en sachant qu’ils devaient y servir.»
222. Certes, la complicité peut être exécutée par divers actes, mais le requérant dans ses
écritures, une fois encore, n’a p as identifié un seul acte qui pourrait constituer la complicité et qui
aurait été commis par des personnes dont les actes pourraient engager ou être imputés à la
Serbie-et-Monténégro. Par ailleurs, le requérant n’a pas identifié l’auteur principal du crime à qui
la Serbie-et-Monténégro aurait apporté le concours en tant que complice.
iv)Les faits relatifs à la participation des Serbes à l’un des actes de l’article 3 de la convention
sur le génocide
223. Après avoir examiné les différents él éments constituant les diverses formes du
génocide, nous allons analyser les faits allégué s par le requérant pour c onclure que ceux-ci ne
constituent en aucun cas le génocide.
224. Le requérant n’indique pas les moyens que la Serbie-et-Monténégro aurait utilisés pour
commettre le génocide allégué. Toutefois, nous avons tenté d’identifier, sous toutes réserves parce
que c’est un travail difficile, les éléments cont enus dans les écritures du requérant qui seraient,
selon l’opinion de ce dernier, susceptibles de const ituer le génocide allégué. Il faut vraiment
rentrer dans le détail et c’est donc ces éléments que nous allons examiner.
225. Faute de trouver un plan, de mettre en évidence même une présomption de plan
génocidaire de la République de Serbie-et-Monténégro, le requéran t va s’attacher à de grandes
idées. L’idée principale du requérant est que l’idée de la Grande Serbie a servi de fondement
idéologique au génocide. Alors qu’est-ce que c’est que cette idée de la Grande Serbie qui aurait
contenu en germe le fondement idéologique du génocide comme Mein Kampf l’aurait contenu pour
les faits de Nuremberg ? Le requérant essaie de présenter la Bosnie-Herzégovine comme une terre
de tolérance à laquelle les Serbes auraient apporté le nationalisme et le conflit armé. Et finalement,
pour pouvoir lier la Serbie-et-Monténégro au confli t, qui je vous l’ai dit cent fois est une guerre
civile, le requérant s’efforce de conférer à l’armée yougoslave un rôle que celle-ci n’a jamais eu.
43 o
TPIR, Le procureur c. Jean-Paul Akayesu, affaire n ICTR-96-4, jugement, 2 septembre 1998, par. 536. - 33 -
226. Alors afin de démontrer que la démarc he du requérant est totalement erronée, nous
allons démonter un par un les éléments que nous avons pu identifier et que nous venons de
mentionner.
a) L’idée de la Grande Serbie
227. L’idée de la Grande Serbie, le pacte idéo logique. De quoi parlons-nous ? L’idée de la
Grande Serbie est premièrement incorrectement présentée par le requérant et deuxièmement cette
idée n’a jamais été suivie par les dirigeants serbes. Elle n’a été ni le motif ni l’objectif de la guerre
menée en Bosnie-Herzégovine.
228. Le requérant considère que la Serbie-et-Monténégro a utilisé l’idée de la Grande Serbie
afin de mobiliser l’opinion publique et de ju stifier sa prétendue camp agne militaire (mémoire,
par. 2.3.3.1). A l’appui de sa thèse, le requérant avance que l’idéologie de la Grande Serbie serait
e
née au XIX siècle à une époque où la Serbie était encore une partie de l’Empire ottoman sous la
domination turque.
229. Le défendeur est forcé de répondre brièveme nt à des accusations totalement inexactes.
Au XIX esiècle lorsque, selon le requérant, l’idée de la Grande Serbie serait née, la Serbie n’était
pas encore un Etat indépendant, elle était en plein combat pour son indépendance, précisément
contre l’Empire ottoman, qui régnait sur la Serbie-et-Monténégro, mais aussi sur la
Bosnie-Herzégovine, sur la Macédoine et sur une partie de la Croatie actuelle. S’agissant des
autres Etats, qui sont devenus les Etats de la Yougos lavie, la Slovénie et la Croatie faisaient alors
partie de l’Empire austro-hongrois. Dans l’émergence des nationalités au XIX esiècle,
effectivement, pour se libérer à la fois du joug de ces deux puissances, l’Empire ottoman et
l’Empire austro-hongrois, les Slaves du sud simultanément aussi bien en Serbie qu’en Slovénie et
qu’en Croatie ont inventé le panslavisme, l’union des peuples slaves du sud. Et cette idéologie que
l’on reproche aujourd’hui à la Serbie curieuseme nt n’est pas née tant en Serbie qu’en Croatie
d’abord, et en Slovénie ensuite. Il s’agi ssait d’une forme d’émancipation de l’Empire
austro-hongrois à une époque où l’Europe, et l’Eur ope tout entière d’ailleurs, était agitée par
l’émergence des nationalismes. - 34 -
230. Les citations auxquelles le requérant se réfère et qui datent de cette époque, et
notamment les textes de Garasanin (mémoire, par. 2. 3.1.2), ne sont pas du tout de la volonté de
créer la Grande Serbie au sens d’une sorte d’empire serbe, mais bien de la volonté d’un peuple, en
l’occurrence du peuple serbe, de se libérer de l’occupation ottomane. Et les mêmes préoccupations
se trouvent à la même époque, je vous le disais, en Croatie, où le grand mouvement panslave avec
le mouvement illyrien, c’est le courant politique pr incipal et son fondateur, Ljudevit Gaj, avaient
pour projet justement l’union de tous les Slaves du sud vivant sur les territoires des Balkans en un
seul et même Etat 44. C’est d’ailleurs en grande partie pour cela que nous avons eu la première
guerre mondiale et qu’au traité de Versailles a été créée la Yougoslavie.
231. Et c’est en réaction à ce courant unificateur que la propagande austro-hongroise au
e
début du XX siècle inventa la notion de «Grande Serb ie», c’est-à-dire l’idée d’une sorte de
domination des Serbes sur les Slaves du sud qui aiderait à l’indépendance des provinces croates et
slovènes. L’Empire austro-hongrois était, à l’é poque, en concurrence en effet avec ce petit pays
émergent, qui était la Serbie, et e lle était en concurrence notamment ⎯ nous le savons bien, c’est
notre histoire commune ⎯ pour le contrôle de la Bosnie-H erzégovine qui glissait des mains de
l’Empire ottoman.
232. Alors, en qualifiant les aspirations ser bes dans les Balkans de Grande Serbie, les
Austro-Hongrois tentaient simplement de faire un parallèle avec la politi que d’expansion russe,
qu’ils appelaient à l’époque la politique d’expansion «Grand russe». Et cela leur permettait de
transformer la moindre revendication serbe en agression expansionniste.
233. Or, nulle part la Bosnie-Herzégovine, dans son mémoire, n’établit sérieusement que
cette doctrine ancienne, qui a d’ailleurs donné ses fru its, je vous le rappelle, par la création de la
Yougoslavie, aurait été la politique extérieure de la Fédération yougoslave réduite à la
Serbie-et-Monténégro! Car les événements dont nous parlons aujourd’hui, c’est exactement le
contraire de la Grande Serbie. C’est la fin du rêve panslave, c’est la fin du rêve des Slaves du sud,
c’est exactement le contraire.
44Misha Glenny, Balkans 1804-1899, Nationalisme, War and the Great Powers , Granta Books, London, 2000,
p. 43. - 35 -
234. Durant toute cette période on n’assiste pas à une expansion serbe, mais, au contraire, on
assiste à un rétrécissement du territoire d’influen ce serbe partout contesté, y compris dans les
limites mêmes de la République de Serbie, c’est-à-dire au Kosovo, et dans la limite de la
Fédération, puisqu’une partie des Monténégrins souhaite également faire sécession. Les camps de
réfugiés, venant de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo, fleurissent
malheureusement toujours aujourd’hui en Serb ie, accroissant les difficultés économiques d’un
territoire et d’une population qui ne trouve plus ni les mêmes ressources, ni les mêmes marchés et
dont les voies de communication sont largement amputées.
235. La Serbie-et-Monténégro n’a jamais déclar é la guerre à la Bosnie. De surcroît, elle a
toujours gardé ses frontières avec la Bosnie-Herzégovine, notamment sur la Drina, à la différence
de la Croatie qui, au sud du pays, a supprimé toute la frontière avec la Bosnie-Herzégovine,
peuplée dans cette région majoritairement par les Croates.
Je vous remercie. Je vous demanderai une pause.
The PRESIDENT: Thank you, Maître de Roux. The Court will now rise for 15 minutes.
The Court adjourned from 11.30 to 11.45 a.m.
The PRESIDENT: Please be seated. Maître de Roux.
M. de ROUX : Merci, Madame le président.
b) La tolérance de la Bosnie-Herzégovine
236. Je voudrais en venir maintenant à la présentation que fait le requérant de la
Bosnie-Herzégovine puisque sa thèse serait que ce pa ys aurait été un havre de tolérance et que la
Serbie aurait apporté d’abord le trouble, ensuite la terreur et l’horreur. Une telle affirmation n’est
pas simplement inexacte. Je dirais tout d’abord qu’elle n’est pas admissible. Il n’est pas très
admissible de vanter cette terre superbe mais qui n’ est certainement pas une terre de tolérance. Le
requérant se fonde sur le fait que l’Empire ottoma n aurait été tolérant vis-à-vis des Juifs espagnols
au XV esiècle (mémoire, par. 2.1.0.2). On ne peut pas dire, en tous les cas, que l’Empire ottoman - 36 -
ait toujours fait preuve de la même tolérance vis- à-vis des Serbes chaque fois qu’une manifestation
d’indépendance entraînait une répression.
237. Mais parler de tolérance entre les di fférents peuples de Bosnie-Herzégovine n’est pas
e
tout à fait admissible aujourd’hui si l’on regarde ce qui s’y est passé, non pas au XV siècle, mais
dans un passé très récent, et qui explique malheureusement largement la tragédie d’aujourd’hui. La
Bosnie-Herzégovine a été le théâtre des pires atro cités commises contre les peuples juif, serbe et
tzigane pendant la dernière guerre. En effet, ce territoire faisait partie du nouvel Etat indépendant
croate, créé par l’Allemagne nazie et qui en ét ait devenu un satellite efficace, dont le régime
fasciste d’AntePalevic est absolument notoire --il suffit de relire Malaparte pour savoir ce qui
s’est passé dans ces terres de terreur pendant ces années noires. Et les Bosniaques étaient
considérés, à l’époque, comme la fine fleur de ce peuple croate et disposaient de forces militaires
puissantes qui se sont livrées à des atrocités sans mesure contre la résistance serbe, notamment dans
les régions de Krajina et celle de Bosnie orientale.
238. La plus célèbre unité militaire, la divisi on Handjar, a semé la terre ur parmi les Serbes.
Et le présidentIzetbegovic, ou plutôt celui qui devint le président de la Bosnie-Herzégovine
en1990, celui qui a voulu la Bosnie indépendant e et souveraine, était à l’époque membre de
l’association de la jeunesse musulmane, une organi sation créée dans plusieurs pays, qui ne brillait
45
pas alors par sa tolérance .
239. Finalement, le mémoire du requérant dém ontre bien son appréciation singulière de la
tolérance entre les peuples de Bosnie-Herzégovine. Puisque au jourd’hui encore dans cette
audience, il exclut complètement la composante serbe en l’accusant, entre autres, de vouloir
détruire le peuple, le territoire et la culture de la Bosnie-Herzégovine (mémoire, par.2.1.0.6).
Comment le peuple serbe de Bosnie pourrait vouloir dé truire le peuple, le territoire et la culture
auxquels il appartient? En effet, si un Etat de Bosnie-Herzégovine existe aujourd’hui, si un
peuple, un territoire et une culture de la Bosnie -Herzégovine existent, ils ne peuvent pas exister
sans l’élément serbe. Ce dernier est indispensable, comme l’élément croate et l’élément musulman,
pour constituer la Bosnie-Herzégovine, son peuple, son territoire, sa culture.
45
Wikipedia, The free encyclopedia, www.wikipedia.org/wiki/Alija. - 37 -
c) La montée des nationalismes
240. Revenons à la montée des nationalismes, à la Yougoslavie et à sa dissolution. Le
requérant affirme que le maréchalTito aurait supprimé le nationalisme serbe après la deuxième
guerre mondiale (mémoire, par. 2.3.1.3.). Nationalisme serbe qui apparaît partout comme étant une
sorte de diable. Certes, la dernière Constitution de la Yougoslavie du maréchal Tito n’était pas très
favorable aux Serbes, car de toutes les Républiques yougoslaves seule la Serbie comportait des
provinces autonomes. Certes, après la deuxième guerre mondiale, le maréchalTito s’est montré
particulièrement dur dans la répression contre les Serbes, qui n’étaient pas forcément nationalistes,
mais qui s’opposaient certainemen t à l’instauration d’un régime communiste en Yougoslavie.
Leurs dirigeants ont été systématiquement éliminés ou envoyés dans les camps et leur chef, le
généralMihailovic, héros de la guerre de lib ération, compagnon du généraldeGaulle, a été
exécuté. Cependant, le maréchalTito a eu bien plus de mal à supprimer les sentiments
nationalistes slovènes, musulmans et surtout croates. Nous ne parlerons pas des nombreux attentats
commis par les nationalistes croat es à l’encontre des diplomates yougoslaves dans le monde entier
pendant toute la durée de la Yougoslavie titiste, mais cette opposition armée croate a toujours
existé et les événements de1990 démontrent bien que Tito n’a jamais réussi à supprimer le
nationalisme croate tel qu’il s’était exprimé en 1971 lors du célèbre printemps croate, qui n’eut
qu’un temps d’ailleurs comme beaucoup de printemps à l’est de l’Europe. Bien que ces faits aient
une valeur tout à fait limitée pour notre affaire, il faut rappeler que, comme Tim Judah a noté dans
46
son livre , les événements de1990 démontrent que ce qui s’est passé en1971 était la répétition
générale de ce qui allait se passer en 1990. Le requérant passe complètement ces faits sous silence.
Il surévalue le nationalisme serbe, il tente de diminuer les autres nationalismes, qui en réalité
étaient bien plus présents dans la Yougoslavie communiste que le nationalisme serbe, et qui ont
conduit justement à l’éclatement de la Yougoslavie.
241. S’agissant des événements récents, le requérant tente d’apporter la preuve d’un
nationalisme serbe et de la volonté de créer la Gr ande Serbie en se servant d’un document dont on
s’est beaucoup servi pendant ces années noires, qui est le mémorandum de l’Académie serbe des
46Tim Judah, The Serbs, History, Myth and the Destruction of Yugoslavia , Yale Nota Bene Bookedition,
2000, p. 146. - 38 -
sciences (mémoire, par.2.3.1.3). Ce texte est célèbre pour la manipulation dont il a été l’objet
pendant toute la guerre civile. En effet, il ne s’agit pas d’un texte politique ni d’un texte du
Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro. Il s’agit d’un texte collectif de l’Académie des
sciences serbe, qui n’était que la réaction à la montée du nationalisme prin cipalement en Slovénie
et en Croatie, puisque c’est là que les événements commencèrent ⎯n’oubliez pas que les
événements ont commencé par la révolte slovène puis par la demande d’indépendance croate. Par
ailleurs, ce texte n’est qu’une réflexion sur le propre territoire de la Serbie.
242. Le requérant, de façon tr ès générale, vise les discours de SlobodanMilosevic. Il est
difficile de polémiquer aujourd’hui sur ces discour s puisque l’ancien président est mort avant
l’issue de son procès et sans que l’on sache quell e aurait été l’issue de ce dernier. Disons
simplement qu’en1991, Slobodan Milosevic, cadre du régime communiste, s’est efforcé de
conserver la Yougoslavie dans ses frontières et da ns son régime politique et qu’il a échoué. La
Constitution de la Yougoslavie était extrêmement complexe. Le maréchal Tito avait bien boulonné
les choses si je puis dire. Elle autorisait certes les peuples à s’autodéterminer et à faire
sécession ⎯les peuples fondateurs. Mais ce dr oit n’était pas reconnu aux républiques
constituantes. Et c’est toute cette ambiguïté c onstitutionnelle qui conduisit les Serbes de Bosnie à
s’opposer à la sécession de la république tout en tière puisque ce droit de sécession appartenait au
peuple, et nous avons bien vu que nous allions justement rentrer dans une guerre de sécession. Les
Serbes protestent donc contre la sécession de la république tout entière, qui n’était pas la sécession
d’un peuple, comme d’ailleurs il proteste contre la sécession croate puisque, constitutionnellement
et juridiquement, les deux peuples fondateurs de la Croatie étaient les Serbes et les Croates. Nous
y reviendrons, personne n’a demandé son avis au peuple serbe.
243. Mais surtout, le requérant oublie qu’à cette époque les discours nationalistes n’étaient
pas une spécialité serbe. Bien avant les années quatre-vingt-dix, les Croates ont commencé, c’est
probablement une vieille tradition, à revendiquer la pure race croate. Ainsi, le président Tudjman
déclarait publiquement ⎯ et cela est resté célèbre ⎯ lors de sa campagne électorale en 1989 qu’il
remerciait Dieu que son épouse ne soit ni Juive ni Serbe !
244. La célèbre déclaration islamique écrite par le président Izetbegovic également en 1971
⎯ quel printemps ! ⎯ exprime sa volonté de créer un Etat islamique unissant toutes les terres - 39 -
musulmanes. Il demande la création d’une vaste communauté musulmane: «la réalisation de
l’Islam dans tous les domaines de la vie privée des pa rticuliers, dans la famille et dans la société,
par la renaissance de la pensée religieuse islamique et la création d’une communauté islamique
unique, du Maroc à l’Indonésie.» Et il ajoute :
«Il n’y a pas de paix ni de coexistence entre la religion islamique et les
institutions sociales et politiques non isla miques. Ayant le droit de gouverner
lui-même son monde, l’Islam exclut clairement le droit et la possibilité de la mise en
Œuvre d’une idéologie étrangère sur son territo ire. Il n’y a donc pas de principe de
gouvernement laïc et l’Etat doit être l’expr ession et le soutien de concepts moraux de
la religion.»
On peut bien entendu comprendre ces propos, mais l’on peut aussi comprendre l’inquiétude des
catholiques et des orthodoxes habitués à vivre justement dans un Etat laïc.
245. Dans ce contexte, les discours de Slobodan Milosevic, auxquels le requérant se réfère et
qui s’adressaient, eux, aux Serbes de Serbie, peuvent sembler bien modérés. Ils ne contiennent en
tous les cas aucune intention génocidaire.
246. S’agissant des autres discours, cités par le requérant, ils n’ont pas été prononcés par des
dirigeants de Serbie-et-Monténégro, ils ont été prononcés par des Serbes de Bosnie, qui étaient des
belligérants, et ils peuvent difficilement être imputés à la Serbie-et-Monténégro, puisqu’ils émanent
de personnalités n’appartenant pas du tout au même parti que celui qui était au pouvoir à Belgrade.
Ces discours des Serbes de Bosnie étaient prononcés dans une situ ation de conflit qui fut d’abord
politique avant d’être militaire. Oh certes, il sont souvent très excessifs! Mais ils reflètent
malheureusement la situation qui existait à l’ époque en Bosnie-Herzé govine. Par ailleurs,
s’agissant des discours de Brdjanin, pour lesquels il a été condamné et auquel le requérant se réfère
et qui ont été jugés comme incitant à la persécution, il faut préciser que Brdjanin, a bien été
condamné, non pas pour génocide mais bien pour ce cr ime d’inciter à la persécution, ce qui n’est
pas la même chose. Et je voudrais simplement rappeler que Brdjanin n’av ait rien à voir avec la
Serbie-et-Monténégro, il était un Serbe de Bosnie, né en Bosnie, dont les parents d’ailleurs avaient
été tués lors de la deuxième guerre mondiale, just ement par les forces croates. Brdjanin est donc
bien un pur ressortissant de Bosnie-Herzégovine, plongé dans malheureuse histoire de ce pays. - 40 -
d) La naissance du conflit armé
247. Les actes de guerre, qualifiés de génocide par la Partie demanderesse ⎯ la
Bosnie-Herzégovine ⎯, ont été commis sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine dans le cadre
d’un conflit opposant, à partir de 1992, trois entit és clairement définies: une entité croate, une
entité musulmane et une entité serbe. Ces trois entités correspondaient à ce que
constitutionnellement, juridiquement, on appelait en Yougoslavie les trois peuples fondateurs de
l’Etat. Conformément à la Constitution, je vous le rappelle, ces trois peuples fondateurs avaient le
droit chacun, constitutionnellement, en tant que peuple, à l’autodétermination. Plus tard, le conflit
va se compliquer et se durcir pui sque le parti d’Izetbegovic, on en a déjà parlé, va se fractionner
avec l’affaire de Bihac que nous avons déjà examinée.
248. Alors, le référendum du 29 février 1992 sur la Bosnie-Herzégovine, ne portait pas sur le
choix des peuples fondateurs en tant que tels, ma is sur un Etat gommant ces peuples constituant et
c’est pour cela que la proclamation de l’indépendanc e de la Bosnie-Herzégovi ne en tant que telle,
fut précédée par la proclamation de la Republika Srpska, c’est-à-dire la République serbe de Bosnie
qui, anticipant l’indépendance de la Bosnie-Herzé govine de la Fédération yougoslave, se détachait
de celle-ci. Nous pouvons débattr e sur les raisons de cet acte de s Serbes de Bosnie, mais comme
nous pouvons débattre d’ailleurs su r les raisons qui ont amené les Croates et les Musulmans à la
décision de tenir un référendum d’i ndépendance contre la volonté expr imée de la partie serbe, qui
faisait, je vous le rappelle, le tiers de la population. Ce réfé rendum organisé par le Gouvernement
central de la Bosnie-Herzégovine était, à l’éviden ce, contraire à la Constitution de l’Etat, puisque
pour un tel référendum il ne suffisait pas que la ma jorité de la population vote, il fallait que les
troispeuples constitutifs manifestent leur accord, je vous rappelle que nous étions dans la même
situation lors de la proclamation de l’indépendance de la Croatie. Or, aucun accord n’a été trouvé
sur ce point. La proclamation de la Republika Srpska n’a été que la réponse à la décision
d’indépendance du Gouvernement central de Bo snie-Herzégovine. Cette proclamation de la
Republika Srpska, n’a été que la dernière tenta tive du peuple serbe d’empêcher le référendum et
par cette même occasion, d’empêcher la guerre en Bosnie.
249. Il s’ensuivit de cette situation, une guerre civile dont l’objectif était la séparation, la
sécession des territoires comme d’ailleurs venait d’être séparé, sous la pression internationale, le - 41 -
territoire de la Yougoslavie. Madame le président , Messieurs, le paradoxe de cette histoire c’est
que, alors que la communauté internationale acceptait tous les nationalismes yougoslaves, acceptait
la disparition de ce grand Etat européen, a poussé en même temps à le reconstituer en petit.
Comment séparer de la Yougoslavie ⎯de la République fédérale ⎯ les Serbes, les Croates, les
Musulmans et brusquement presser à ce que ces trois mêmes peuples qui viennent de décider de se
séparer du grand Etat panslave vivent ensemble sans arrière-pensée dans un Etat beaucoup plus
petit mais présentant exactement les mêmes caractè res que la Yougoslavie. Je pense que là, il y a
une interrogation qui n’est pas une interrogation juridique, qui est une interrogation historique mais
que nous devons avoir à l’esprit, le problème de s nationalités et la question des minorités se
posaient dans des termes comparables dans les deux cas.
250. Les frontières administratives de la Yougoslavie créées arbitrairement sous le régime du
maréchal Tito en 1945, ne respectaient pas l es entités nationales ayant constitué la Yougoslavie
en 1918.
251. La disparition de la première Yougosla vie en 1941, par la constitution d’un Etat
croato-bosniaque, à l’initiative du pouvoir national socialiste allemand et l’extermination des
Serbes de ce territoire de 1941 à 1945, avait évid emment rendu extrêmement complexe et sensible
la question des nationalités que le centralisme démocratique du parti communiste désormais au
pouvoir régla à sa manière, pendant quarante-cinq ans. Cependant, les mouvements nationalistes
n’ont jamais été éteints en Yougoslavie, notamment le mouvement croate.
252. La volonté d’indépendance de la Slové nie d’abord, de la Croatie ensuite, la
proclamation, le 25 juin 1991 de cette indépendance, sont le point de départ du conflit yougoslave
au nom du nationalisme des peuples ayant composé la république fédérale.
253. Le but de guerre de l’indépendance croate était justement un territoire croate unifié ne
comportant plus de minorité serbe importante, ou en d’autres termes, ne comportant plus de
deuxième peuple constituant. Le conflit en Croatie existait depuis l’été 1990, et il s’est amplifié
en1991. La nouvelle C onstitution croate a aboli tous les dr oits particuliers dont les Serbes
jouissaient en tant que peuple constitutif de la République de Croatie et les a alors réduits à l’état de
minorité, auquel aucun droit n’était plus garanti. Les Serbes de Croatie n’ont pas eu besoin, je vous
l’assure, des Serbes de Serbie pour se souvenir de le ur tragédie vécue dans l’Etat indépendant de - 42 -
Croatie pendant la deuxième guerre mondiale. Or , ce qui fut le plus choquant pour eux, c’est
qu’en1991, la Croatie adoptait à nouveau les mê mes symboles et la même monnaie que ceux au
nom desquels les centaines de milliers de Serbes en Croatie et en Bosnie ont été envoyés dans des
camps de concentration ou exterminés. Je vous rappelle qu’en 1990 et en 1991, heureusement ce
temps est passé, les croix gammées étaient en vente libre sur la place de la République, la place
centrale de Zagreb, et les acheteu rs ne manquaient pas. Et pa ssant des paroles aux actes, les
employés d’origine serbe des fabriques, des usin es, des commerces étaient massivement licenciés,
tandis que l’on débaptisait les rues.
254. L’on pouvait craindre qu’il en soit de mê me en Bosnie-Herzégovine si les Serbes
étaient réduits à être une simple minorité.
255. Dès lors, les Serbes, peut-être à tort d’ailleurs, pouvaient se sentir en danger s’ils
devaient constituer une simple mi norité dans la nouvelle république , d’autant que les épurations
ethniques brutales dans les Balkans étaient une l ongue tradition ayant culminé durant la deuxième
guerre mondiale, laissant aux Serbes de Croatie et de Bosnie un goût amer, puisqu’ils avaient été
chassés et massacrés systématiquement par le régime d’Ante Pavelic, dont quand même,
Franjo Tudjman disait : «qu’il était l’expression historique du peuple Croate».
256. Ce n’est donc pas pour rien qu’en 1991 l es belligérants de cette nouvelle guerre civile
qualifient leurs adversaires de la façon dont ils se nommaient déjà durant la deuxième guerre
mondiale, chacun reprend ses vieux mots de propaga nde que l’on croyait usés : les oustachis pour
les Croato-Musulmans, les tchetniks pour les Serb es. Seuls ont disparu les «partisans» avec
l’effondrement du régime communiste. Ils étaient, en effet, la seule composante multiethnique du
conflit de la deuxième guerre mondiale !
257. Ainsi donc, le démembrement de la Yougoslavie, accepté sinon encouragé par la
communauté internationale, devait nécessairement conduire à une sanglante séparation des peuples
composant les nations dont on encourageait par ai lleurs l’émergence. Si l’indépendance des
peuples conduit à la création de nations, encore fa ut-il qu’elles trouvent un territoire cohérent pour
les abriter et que les minorités qui s’y trouvent puissent être tolérées, sinon protégées. - 43 -
258. Lorsqu’un territoire est chargé par l’hist oire de l’antagonisme de ses peuples, que cet
antagonisme tire une partie de ses racines dans l’in tolérance religieuse, il apparaît que la violence
de la guerre peut être extrême, puisque c’est le prix du contrôle du territoire.
259. Il est évident qu’au nationalisme croate , qu’au nationalisme bosniaque s’est opposé un
nationalisme bosno-serbe qui a conduit à la création d’une entité séparée et à la conquête par cette
entité de la plus grande étendue possible de territoire.
260. La Bosnie, multiethnique et multicultu relle, tant souhaitée par la communauté
internationale, n’a résisté ni au poids de l’hist oire, ni aux programmes des partis communistes au
pouvoir, celui du parti nationaliste musulman (le SDA) n’échappant pas à la règle. Et il faut relire
ces programmes de ces trois partis, à ce point anta gonistes qu’il est évident qu’ils ne pouvaient
cohabiter dans une assemblée démocratique comme nous en connaissons dans nos pays. Chacun
disposait de ses milices armées, d’ autant plus facilement que la défense de la Yougoslavie reposait
depuis Tito justement sur une organisation milita ire territoriale armée et autonome, formée en
cellules de crise, dirigée depuis 1948 contre l’envahisseur. Cet armement du territoire au niveau de
chaque municipalité, de quelque peuple qu’elle appartienne, rendait évidemment à chacun les
moyens d’une guerre terrible puisque l’on pouvait se battre de village à village et j’allais dire de
voisin à voisin.
261. C’est donc bien une guerre civile qui écl ate dans cette Bosnie, reconnue certes par la
communauté internationale, mais qui contient troi s peuples ne souhaitant plus partager un destin
commun. Comment pouvait-on en effet réussir ici ce qui venait d’échouer ailleurs, comment réunir
des peuples que l’on venait justement de séparer? En 1991, 17% de la population de
Bosnie-Herzégovine est croate, 43,5 % est musulmane et 31,5 % est serbe.
262. La Yougoslavie, désormais limitée à la Serbie et au Monténégro, non seulement ne
prend pas part à cette guerre, mais va s’éloigne r assez rapidement de la Republika Srpska jusqu’à
lui infliger des sanctions après 1994 à cause de son refus du plan de paix proposé par les
anglo-américains. Souvenez-vous qu’une délégation du plus haut niveau de Belgrade, menée par le
président Milosevic lui-même, est venue à Pale devant le Parlement des Serbes de Bosnie pour
tenter de les convaincre de ratifier l’accord anglo-américain organisant le partage de la
Bosnie-Herzégovine. Rappelez-vous que le Parlement serbe de la Republika Srpska, que l’on vous - 44 -
a décrit comme étant aux bottes de Belgrade, re fusa, probablement à tort mais certainement de
haut, cette solution qui était une solution de paix et de bon sens et, immédiatement après, le
gouvernement de Belgrade prit des mesures d’embargo, notamment le long de la rivière Drina pour
isoler davantage la Republika Srpska et l’amener à accepter une solution internationale.
263. Alors, que les Serbes de Bosnie aient s ouhaité se rapprocher de ce qu’ils considéraient
comme leur mère patrie, et qu’ils considèrent pe ut-être encore comme leur mère patrie, est une
évidence, mais que le gouvernement de Belgrade ait mené une guerre contre la Bosnie en se
servant de la minorité serbe est tout simplement une contrevérité.
e) Le rôle de la JNA
264. Pour affirmer cette contrevérité on a beau coup parlé du rôle de l’ armée fédérale de la
Yougoslavie socialiste à laquelle le requérant se réfère dans son mémoire (par. 2.3.3.2) mais le rôle
de l’armée fédérale de la Yougoslavie n’a été fina lement qu’une conséquence de la sécession de la
Slovénie et de la Croatie. L’armée fédérale a été amenée, après les combats d’ailleurs, à se retirer
de la Slovénie, en perdant en Slovénie ses officier s et ses éléments slovènes. Elle a été ensuite
amenée à se retirer de la Croatie après les comb ats, en perdant en Croatie ses officiers et ses
éléments croates, et d’une certaine façon effectivement elle s’est serbisée, mais il est absurde
d’affirmer que l’objectif de cette réorganisati on forcée était la prise de la Bosnie-Herzégovine
comme l’affirme le requérant. L’augmentation d es troupes en Bosnie-Herzégovine n’a d’abord été
que la conséquence du retrait des troupes de la Slovénie et de la Croatie. Regardez une carte, il n’y
avait pas d’autre chemin pour se retirer, la Croatie ét ait en guerre et, alors, la Bosnie était toujours
membre de la République fédéra le de Yougoslavie. A l’époque l’armée fédérale était l’armée
régulière et légale de la Bosnie -Herzégovine au même titre qu’elle ét ait l’armée régulière et légale
de la Serbie. L’armée nationale yougoslave, retirée de la Slovénie et de la Croatie, s’est installée
fin 1991, début 1992 en Bosnie-Herzégovine. Elle s’en est retirée le 19 mai 1992, comme suite à
l’indépendance de la Bosnie, proclamée le 6 avril 1992.
265. Cependant les choses ne se sont passées très fa cilement et, là encore, je vais faire appel
à un témoin oculaire, le général MacKenzie, qui ét ait sur place à Sarajevo lors de la retraite de
l’armée fédérale. Cette armée a été la cible pr ivilégiée des forces musulmanes qui étaient déjà - 45 -
organisée en forces de défense territoriales, comme d’ailleurs la totalité du territoire. Et le
général MacKenzie rapporte dans son livre Peacekeeper : «On or about April12, they [Muslim
Territorial Defence] had been ordered to block the JNA’s barracks, occupy its weapons depots and
communications centres and attack JNA soldiers a nd their families with the objective of driving
them from Bosnia.» 47 Le général MacKenzie continue la description des événements encore plus
violents qui ont eu lieu le 3 mai 1992 :
«The heaviest shooting was about fifty metres away. I could see TDF
[Territorial Defence Forces] soldiers s ticking their rifles through the windows of
civilian cars that were part of the convoy and shooting the occupants … we saw blood
splattered over the windscreens of some of the cars. When we reached a crowd of
some twenty TDF [Territorial Defence For ces] soldiers, we realized that they had
driven a car across the road to split the convoy in half. The JNA soldiers were sitting
helplessly in the back of their trucks, the TDF were demanding that they throw out
their weapons and military equipment. To make the point one of the TDF soldiers
who had two grenades hanging from his teeth, was threatening to throw a third into the
back of the truck full of JNA soldiers if they didn’t hurry up and surrender their
weapons. Weapons and kit wer48flying out the back of the truck and landing all
around the TDF soldiers.»
Voilà ce qui s’est passé à Sarajevo lors de l’évacuation de l’armée fédérale.
266. Après avoir perdu ses officiers et ses éléments slovènes, puis ses officiers et ses
éléments croates, puis ses officiers et ses élémen ts bosniaques, il est évident que l’armée fédérale
est devenue beaucoup plus homogène, beaucoup plus serbe. Ainsi, Tihomir Blaskic, un Croate de
Bosnie, officier, a rejoint comme colonel, puis général, les rangs de l’armée croate de Bosnie, Sefer
Halilovic, un Musulman de Serbie, a rejoint comme général les rangs de l’armée musulmane
d’Alija Izetbegovic. Et, contrairement au géné ral Ratko Mladic, qui est certes un Serbe, mais
originaire de Bosnie-Herzégovine, Sefer Halilovi c n’est pas de Bosnie-Herzégovine. Il vient
également de Serbie.
267. S’agissant de l’armement des Serbes auque l le requérant se réfère dans son mémoire
(par.2.3.4), cet armement a eu lieu au même titr e que l’armement de toute la population de la
Bosnie-Herzégovine, y compris des Croates et des Bosniaques. D’ailleurs, le général
Sefer Halilovic, le chef d’état-major de l’armée de la Bosnie-Herzégovine, qui a écrit un livre très
47
Général Lewis Mackenzie Peacekeepers, publié à Vancouver/Toronto, Douglas & McIntyre, 1993, p. 156.
48Général Lewis Mackenzie Peacekeepers, publié à Vancouver/Toronto, Douglas & McIntyre, 1993, p. 168. - 46 -
précis qui s’appelle La stratégie astucieuse , explique comment les Musulmans étaient armés,
comment ils ont été s’entraîner en Croatie et co mment ils se sont organisés en ligue patriotique,
devenue plus tard l’armée de la Bosnie-Herzégovine. Tous ces évén ements, qui sont en effet les
préparatifs de la guerre ⎯la ligue patriotique était créée bien avant le commencement de la
guerre ⎯ ont eu lieu en 1991, donc à l’époque où la Bosnie-Herzégovine était encore un Etat
fédéral yougoslave. Cependant, le mémoire du requérant met en avant l’armement des Serbes et
tend à cacher que l’armement de la population ét ait un phénomène général en Bosnie-Herzégovine
dans les années quatre-vingt-dix.
268. L’armée fédérale s’est retirée de la Bosnie lorsque celle-ci a proclamé son
indépendance. Le défendeur ne niera pas qu’une partie de cette armée stationnée en Bosnie est
restée en Bosnie en tant que membre de la Republika Srpska. Cepe ndant, contrairement aux
allégations du requérant (mémoire, par. 2.3.6.1), l’armée fédérale ne s’est pas transformée en armée
de la Republika Srpska. Il est important de dire que dans la Yougos lavie qui venait de se
dissoudre, les gens avaient certes la nationalité yougoslave fédérale, mais chaque personne avait
également et obligatoirement la nationalité de l’une des républiqu es qui composaient la
Yougoslavie fédérale. Les militaires qui sont devenus membres de l’armée de la Republika Srpska
avaient la nationalité de la Bosnie et tout simpleme nt ils sont restés dans la république qui était la
leur, puisqu’ils n’étaient pas des citoyens serbes mais qu’ils étaient les membres d’un des peuples
fondateurs de la Bosnie.
269. Et toute l’analyse du requérant sur l’organi sation et le fonctionnement de l’armée de la
Republika Srpska (mémoire, par. 2.3.6.6-2.3.6.7) est erronée, car cette analyse omet le fait le plus
important de cette armée. En effet, si le général Mladic, originaire de Bosnie, en a bien été nommé
commandant en chef, il a été nommé commandant en chef non par le gouvernement de Belgrade
mais par le commandant suprême de l’armée de la Republika Srpska qui était Radovan Karadzic.
Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose, on voit bien comment le lien entre les officiers
d’origine bosno-serbe restés sur place dans la Repub lika Srpska s’est coupé, de la même façon que
s’est coupé le lien des officiers d’origine croate ou slovène ou bosni aque avec l’armée fédérale. Il
est donc clair qu’on ne peut prétendre, parce que les éléments de l’armée fédérale sont devenus à - 47 -
cause de leur origine l’armée de la Republika Srps ka, que l’armée de la Republika Srpska était aux
ordres de Belgrade; elle était aux ordres du général Mladic et du président Radovan Karadzic.
270. En aucun cas, ces actes ne peuvent constituer une complicité de génocide car, pour cette
dernière, il faut encore que le génocide soit commi s, et à l’époque de cette scission de l’armée,
aucun acte de guerre sur le territoire de la Bosn ie n’avait été encore commis à l’exception de ceux
que j’ai cités et qui se passaient à Sarajevo.
f) Le plan stratégique
271. Alors le requérant se réfère fréquemme nt aux objectifs stratégiques des Serbes en
Bosnie ou des Serbes de Bosnie afin de démontrer l’existence d’un plan génocidaire qui lierait les
Serbes de Bosnie à la Serbie-et-Monténégro.
272. L’Assemblée du peuple serbe de Bosnie a adopté, le 12 mai 1992, effectivement des
objectifs stratégiques qui n’étaient pas dissimulés, qui ne faisaient pas l’objet d’un plan dissimulé
puisqu’ils ont été tout simplement publiés dans le Journal officiel de la Republika Srpska. Le
requérant a cité à plusieurs repr ises les objectifs stratégiques du pe uple serbe de Bosnie. Je vais
donc les répéter :
1. Establish State borders separating the Serbian people from the other two ethnic communities.
2. Set up corridor between Semberija and Krajina.
3. Estalish a corridor in the Drina Valley, that is eliminate the Drina as a border separating Serbian
States.
4. Estalish a border on the Una and Neretva Rivers.
5. Divide the city of Sarajevo into Serbian and Bosnian Muslim parts and establish effective State
authorities in both parts.
6. Ensure access to the sea for the Republika Srpska.
273. Notez d’abord que, dans ces objectifs stratégiques, il n’y a pas l’élimination du peuple
bosniaque musulman. Il y a une volonté de séparation, il n’y a pas une volonté de destruction
puisque l’on parle de diviser la ville de Sarajevo entre les Serbes et les Musulmans bosniaques et
établir des autorités étatiques de chaque côté. Donc, nous somm es bien dans ce que je vous dis
depuis le début de mes explications, nous sommes bien dans la logique de sécession de territoires et - 48 -
de sécession de peuples, et non pas dans une logiqu e d’extermination. On ne peut donc pas se
servir des buts de guerre ainsi clairement exprim és pour prouver une volonté génocidaire qui plus
est de la Serbie-et-Monténégro qui évidemment n’ est pas partie aux buts de guerre de la Republika
Srpska. Ces principes sont certes contraires à l’intangibilité des frontiè res et à l’intégrité
territoriale d’un Etat qui vient d’être interna tionalement reconnu. Ce programme politique, vous
pouvez dire qu’il est contraire au droit international mais, en aucun cas, ces objectifs ne constituent
l’appel au génocide, ils ne sont pas génocidaires.
274. Ces objectifs stratégiques ont été analysés lo rs de plusieurs affair es devant le Tribunal
pour l’ex-Yougoslavie, et notamment dans les affaires Brdjanin, Galic, Stakic, mais dans aucune de
ces affaires ce plan stratégique, dont il a été déba ttu très longuement, n’a jamais été qualifié de
génocidaire et dans aucune de ces affaires, le s personnes qui ont participé à la création de ces
objectifs stratégiques, c’était le cas de Brdjanin ou de leur exécution, ce fût le cas de Stakic et de
Galic, n’ont été condamnés pour génocide.
275. S’agissant de Srebrenica, le requéra nt se réfère à l’objecti1, c’est-à-dire
l’établissement de la frontière entre le peupl e serbe et les autres communautés ethniques en
Bosnie-Herzégovine et à l’objectif 3: l’élimination de la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et
la Serbie sur la rivière Drina af in d’établir l’intention génocidai re qui a provoqué la tragédie de
Srebrenica en 1995. La Chambre d’appel du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a jugé les événements
à Srebrenica à plusieurs reprises en acceptant l’argument du procureur selon lequel, puisque c’est la
seule décision pour génocide, et donc ce point est important, par ce que le pr ocureur fait partir le
point de départ de l’intention gé nocidaire dans cette affaire, et il dit: «a firm plan to kill the
49
Muslim men of Srebrenica was formed as early as 12July1995» . Ainsi, les juges du Tribunal
pour l’ex-Yougoslavie, dans la seu le affaire où ils ont utilisé, dans les conditions que je vous ai
dites, la notion de complicité de génocide, ils ont fait courir l’intention génocidaire à partir du
12 juillet 1995 et dont le plan stratégique des Serbes de Bosnie échappe tout à fait à cette intention
génocidaire telle qu’elle a été établie par le Tribunal.
49
Affaire Krstic, Chambre d’appel, jugement, 19 avril 2004, par. 93. - 49 -
276. Le requérant veut également faire croi re qu’une directive du commandement suprême
des forces armées de la Republika Srpska du 8 mars 1995 porte le plan génocidaire. Lors de la
plaidoirie du 28 février 2006, le requérant a cité une partie de cette directive: «Planned and
well-thought-out combat operations and they need to create an unbearable situation of total
insecurity with no hope of further survival or life for the inhabitants of both enclaves.» Le
requérant poursuit : «As a result of this directiv e General Ratko Mladic on 31 March 1995 issued a
o
Directive for Further Operative n 7/1, which further directive sp ecified the Drina Corps tasks.»
Lors de votre audience du 2mars2006, le pr ofesseur Franck se demandait «What could be the
more clear-cut intention of the genocidal intent to destroy on the part of the authorities in Pale.»
277. Or, les juges de la Chambre d’appe l du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie n’ont pas
partagé et ne partagent pas l’opinion que vous avez entendue du professeur Franck. Dans
l’affaire Krstic, la Chambre d’appel a jugé : «Directives 7 and 7.1 are insufficiently clear that there
was a genocidal intent on the part of the members of the Main Staff who issued them. Indeed the
Trial Chamber did not even find that those who i ssued Directive 7 and 7.1 had genocidal intent.» 50
Ce qui signifie clairement qu’après avoir examiné ces directives citées à charge, la Cour d’appel du
Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a considéré elle, qu’elle ne contenait aucune intention génocidaire.
278. Et c’est bien en toute connaissance de cause, que le Tribunal a écarté dans la
quasi-totalité des affaires le crime de génocide pour ne retenir que la complicité du général Krstic
et du général Blagojevic dans les affaires de Srebrenica, en faisant appel, je vous l’ai déjà dit, à une
notion de complicité qui n’est pas celle de la conven tion, mais qui est celle de l’article 7 du Statut
du Tribunal.
279. Dans toutes les autres affaires, le Tribuna l n’a pas établi le génocide. Or, par exemple,
dans l’affaire Brdjanin, justement, qui a été jugée pour les événements de Bosanska Krajina, et
dans laquelle le Tribunal s’est penc hé sur la politique exprimée et la politique réelle du parti serbe
sur les objectifs de cette politique, et notamment sur les objectifs stratégiques que l’on vous a
présentés comme un plan génocidaire, le Tribunal a considéré qu’il ne pouvait, sur la base de ce
plan, établir le génocide. Il ne l’a pas établi, ju stement, parce que le Tribunal affaire après affaire,
50
Affaire Krstic, Chambre d’appel, arrêt, 19 avril 2004, par. 90. - 50 -
tragédie après tragédie, a eu une image globale de cette guerre. Une imag e globale qui démontre
toute l’ampleur de la tragédie des peuples de la Bosnie-Herzégovine, une tragédie qui s’appelle la
guerre, une tragédie souvent criminelle mais qui n’est pas le génocide.
280. Et le meilleur exemple de la prise de pos ition du Tribunal au plan politique, au plan de
l’intention génocidaire politique, c’ est le jugement de Mme BiljanaPlavsic. MmeBiljana Plavsic
est probablement la personnalité po litique la plus importante jugée de la Republika Srpska, jugée
par le Tribunal. Elle a été membre de la prési dence de cette république, elle avait produit un grand
nombre d’écrits qui lui ont été reprochés, elle a été condamnée pour crime contre l’humanité. Mais
le Tribunal n’a pas trouvé que BiljanaPlavsic, accusée des crimes ayant eu lieu sur la totalité du
territoire de la Bosnie-Herzégovine sous le contrô le bosno-serbe, ait commis le crime de génocide.
Or, rappelez-vous la définition la plus haute donnée par le Secrétaire des NationsUnies sur la
définition du crime de génocide lorsqu’il est politique, il doit être imputé au plus haut exécutant, au
plus haut décideur. Mme Biljana Plavsic est un des plus hauts décideurs à avoir été condamné par
le Tribunal pour l’ensemble de la politique men ée par la Republika Srpska. Elle n’a pas été
condamnée pour génocide.
281. Donc, la thèse du requérant selon laquelle la multitude de crimes jugés et analysés
séparément constituerait le génocide n’est pas acceptable. Ce n’est pas le nombre de crimes, ce
n’est pas l’horreur du crime qui constituent le génoci de. Seule l’intention de détruire un groupe
national, ethnique, racial ou religieux en tout ou en partie peut élever un crime au rang de génocide.
Et c’est donc à cet élément moral, à cet élément intentionnel qu’il faut s’attacher.
282. Ayant déterminé l’élément matériel du crime de génocide et les formes que peut
prendre une participation à sa commission, il nous fa ut analyser cet élémen t particulier destiné à
distinguer le génocide de tout autre crime. Cet élément particulier, c’est l’intention spéciale requise
qui exige que le crime de génocide soit commis dans l’ intention de détruire en tout ou en partie un
groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel.
283. Nous allons donc examiner la notion de l’intention génocidaire et son imputation
éventuelle à des individus qui auraient commis le génocide en Bosnie-Herzégovine et qui auraient
engagé la responsabilité de la Serbie-et-Monténégro.
284. Tout d’abord, les éléments tangibles de cette intention spéciale sont clairement : - 51 -
⎯ l’identification du groupe national, ethnique, racial ou religieux qui fait l’objet du plan
génocidaire (i));
⎯ la destruction totale ou partielle du groupe visé (ii)); et
⎯ finalement, le degré de l’intention génocidaire, en sa forme morale et psychologique (iii)).
i) Détermination du groupe national, ethnique, racial ou religieux
285. Le génocide n’est pas un acte criminel diri gé envers un individu, le génocide n’est pas,
non plus, dirigé contre un Etat, il est dirigé cont re un groupe défini selon les critères national,
ethnique, racial ou religieux. Le génocide constitu e la négation du droit d’existence spécifique
d’un groupe humain déterminé à partir des critères pr écis. En conséquence, le groupe doit être
exactement défini et avoir une existence propre qui lui est spécifique. Comme le TPIR a jugé dans
son jugement dans l’affaire Akayesu la victime du crime de génocide est le groupe lui-même 51.
Pour cette raison il appartient au requérant de bien définir le groupe objet du génocide or dans la
présente affaire, admettons qu’il est resté assez flou.
286. Certains auteurs reprochaient à la c onvention sur le génocide de ne pas définir
suffisamment ce qui est un groupe au terme de la c onvention. Le rapport Withaker affirmait que le
manque de clarté dans la définition du groupe ava it pour conséquence une e fficacité amoindrie de
la convention 52.
287. Aux fins de déterminer le plus préci sément possible la notion du groupe protégé aux
termes de la convention sur le génocide, il convient préalableme nt de dire que la liste de groupes
protégés, à savoir le groupe national, ethnique, racial ou religieux est une liste exhaustive. Le texte
de la convention doit être interprété conformément aux principes du droit pénal. Une interprétation
stricte s’impose. La liste des groupes déterminés dans l’article2 de la convention doit être
considérée comme exhaustive.
288. Il apparaît, à la lecture des travaux préparatoires de la convention 53, que le crime de
génocide a été conçu comme ne pouvant viser que des groupes «stables», constitués de façon
51
TPIR, affaire Akayesu, jugement, 2 septembre 1998, par. 521.
52UN Whitaker rapport sur le génocide, 1985, par. 30.
53Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, Sixième Commission, comptes rendus analytiques,
21 septembre-10 décembre 1948. - 52 -
permanente et auxquels on appa rtient par naissance, à l’excl usion des groupes plus «mouvants»,
qu’on rejoint, par exemple, par un engagement volontaire individuel, tels des groupes politiques ou
économiques.
289. Les travaux préparatoires de la conve ntion démontrent qu’un groupe politique est
spécifiquement exclu du cadre de la convention. Non retenus au stade du projet soumis à
l’Assemblée générale par le Secrétaire général en raison de leur «manque de permanence», les
groupes politiques avaient été inclus parmi les groupes protégés dans le projet du comité ad hoc, à
une très courte majorité en 1948 54 (Nations Unies, doc. E/794, 24 mai 1948, p. 13-14, version
anglaise). La référence aux groupes politiques fut cependant à nouveau rejetée dans le projet final
élaboré par la Sixième Commission de l’Assemblée générale 55.
290. Et cette position est confirmée par les statut s des juridictions internationales en charge
de juger le crime de génocide qui ont toutes repris textuellement la dispos ition de la convention,
sans en élargir la portée aux groupes politiques ou autres. La jurisprudence du Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie renforce cette in terprétation car dans l’affaire Jelisic, la Chambre de première
instance a jugé que «L’article 4 du Statut protèg e les victimes appartenant à un groupe national,
56
ethnique, racial ou religieux et exclut les membres de groupes politiques.»
291. S’agissant des concepts de nation, d’ethnie , de race et de religion, ces concepts ont fait
l’objet de nombreuses recherches. En l’état actue l du droit, il n’existe pas de définitions précises
généralement et universellement acceptées. Chac un des concepts doit être apprécié à la lumière
d’un contexte politique, social et culturel donné.
292. Dans l’affaire Akayesu, le Tribunal a toutefois dégagé un principe commun, applicable
aux quatre groupes, qui devra être satisfaisant pour qu’un groupe soit déterminé conformément aux
exigences de la convention. La Chambre de première instance a jugé :
«Ainsi, un critère commun aux quatre ordres de groupe protégés par la
convention sur le génocide est que l’appart enance à de tels groupes semblerait ne
54
Nations Unies, doc. E/794, 24 mai 1948, p. 13-14, version anglaise.
55
Nations Unies, doc. A/C.6/SR 69, p. 5.
56TPIY, Le procureur c. Jelisic, affaire n IT-95-10-T, jugement, 14 décembre 1999, par. 69. - 53 -
pouvoir être normalement remise en cause par ses membres, qui y appartiennent
57
d’office, par naissance, de façon continue et souvent irrémédiable.»
293. Le critère commun applicable à tous les groupes est bien clairement l’appartenance
d’office excluant toute volonté. La Chambre de première instance du TPIR a défini, dans cette
même affaire, les éléments constituant chacun d es groupes protégés en indiquant les critères que
chacun d’eux doit satisfaire afin de se trouver protégé par la convention sur le génocide.
294. Ainsi, la jurisprudence internationale a défini différents groupes mentionnés dans la
convention de la manière suivante :
⎯ le groupe national , défini sur la base de l’arrêt de cette Cour dans l’affaire Nottebohm
(Nottebohm, deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1955), a été déterminé comme un ensemble
de personnes considérées comme partageant un lien juridique basé sur une citoyenneté
commune, jointe à une réciprocité de droits et de devoirs;
⎯ le groupe ethnique comme un groupe dont les membres partagent une langue ou une culture
commune;
⎯ le groupe racial comme un groupe fondé sur les traits physiques héréditaires souvent identifiés
à une région géographique, indépendamment des f acteurs linguistiques, culturels, nationaux ou
religieux; et
⎯ le groupe religieux comme un groupe dont les membres partagent la même religion, confession
58
ou pratique du culte .
295. Dans le contexte de la présente affair e, il faut, donc détermin er le groupe national,
ethnique racial ou religieux, protégé par la convention sur le génocide que la Serbie-et-Monténégro
aurait cherché à détruire.
Si vous le voulez bien Madame le président, nous examinerons ce dernier point dans votre
audience de cet après-midi.
57
Affaire Akayesu, jugement, par. 511.
58Affaire Akayesu, jugement, p. 512-515. - 54 -
The PRESIDENT: Yes, certainly, Maître de Roux. Thank you.
The Court will now rise and we shall resume at 3 o’clock this afternoon.
The Court rose at 1 p.m.
___________
Audience publique tenue le mardi 15 mars 2006, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président