Déclaration de M. le juge Abraham

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182-20230605-ORD-01-02-FR
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE ABRAHAM
Absence d’intérêt juridique du chef des États-Unis d’Amérique  Question de la portée du paragraphe 2 de l’article 63 du Statut  Effet obligatoire pour les intervenants ne pouvant aller au-delà de l’effet obligatoire pour les parties à l’instance  Principe de l’autorité de la chose jugée (article 59 du Statut)  Cas de l’interprétation en tant qu’élément du raisonnement à distinguer du cas où le point d’interprétation constitue l’objet du différend  Paragraphe 2 de l’article 63 ne produisant ses pleins effets que dans ce dernier cas  Caractère douteux de la force obligatoire pour les intervenants de l’interprétation de la convention que la Cour sera amenée à retenir dans la présente instance.
1. Par la présente ordonnance, la Cour dénie aux États-Unis le droit d’intervenir dans la procédure, au titre de l’article 63 du Statut, au stade actuel, lequel concerne exclusivement l’examen des exceptions préliminaires soulevées par la Russie à l’encontre de la requête de l’Ukraine. La raison en est que les États-Unis ayant formulé, lorsqu’ils sont devenus État partie à la convention sur le génocide, une réserve visant à exclure l’effet à leur égard de la clause compromissoire de l’article IX de la convention, ils n’ont aucun intérêt juridique dans l’interprétation de cette disposition, qui est celle que la Cour est appelée à interpréter pour les besoins de l’examen des exceptions préliminaires.
Je suis d’accord.
2. Mais, au passage, la Cour effleure  sans la trancher  dans la motivation de son ordonnance une question de droit délicate, qui est celle du sens et de la portée du paragraphe 2 de l’article 63 du Statut, aux termes duquel si un État exerce son droit d’intervenir dans une affaire qui met en cause l’interprétation d’une convention multilatérale à laquelle il est partie, « l’interprétation contenue dans la sentence est également obligatoire à son égard ».
Je voudrais, ci-après, présenter brièvement quelques réflexions sur le sens de cette disposition, qui à mes yeux est tout sauf claire, et sur les effets qu’elle est susceptible de produire dans le contexte de la présente procédure.
3. L’interprétation d’un traité « contenue dans la sentence »  réservons pour le moment la question de savoir si cette formule vise seulement le dispositif ou également les motifs de l’arrêt  ne peut produire d’effet obligatoire à l’égard de l’intervenant que si et dans la mesure où elle produit un tel effet à l’égard des parties à l’instance elles-mêmes. Tel doit être le point de départ de toute réflexion sur le sens et la portée du paragraphe 2 de l’article 63.
En effet, toute interprétation de cette disposition qui aboutirait à faire peser sur l’intervenant une obligation (en ce qui concerne l’interprétation du traité en cause) allant au-delà de celles qui s’imposent aux parties à l’instance se heurterait à deux objections insurmontables. D’abord, elle conduirait à un résultat « manifestement absurde ou déraisonnable », pour paraphraser la convention de Vienne sur le droit des traités. On ne voit vraiment pas pourquoi un arrêt produirait, sous un rapport quelconque, et surtout celui de l’interprétation de la règle de droit, un effet juridiquement contraignant plus étendu à l’égard d’un intervenant qu’à l’égard d’une partie à l’instance. Ensuite, la lettre même de la disposition qui nous occupe interdit de la comprendre comme faisant peser sur l’intervenant une obligation qui ne s’imposerait pas aux parties. En disposant que « l’interprétation … est également obligatoire à [l’]égard [de l’intervenant] », le paragraphe 2 de l’article 63 postule que l’interprétation dont il s’agit (celle qui est « contenue dans la sentence ») est aussi et d’abord obligatoire pour les parties à l’instance.
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4. L’on se trouve donc renvoyé à la question de savoir si, et dans quels cas, l’interprétation d’une convention multilatérale retenue par la Cour dans un arrêt produit des effets juridiquement contraignants à l’égard des parties à l’instance, abstraction faite de l’éventuelle intervention d’un État tiers. C’est seulement dans la mesure où la réponse à la question qui précède est affirmative, et dans les cas où elle l’est, que l’effet obligatoire prévu au paragraphe 2 de l’article 63 pourra se produire.
5. La question du caractère obligatoire, à l’égard des parties, de l’interprétation d’un traité  ou de toute autre règle de droit  que la Cour adopte dans un arrêt n’est pas toujours facile à résoudre dans chaque cas particulier. Mais les principes qui doivent guider la réponse sont à mon avis solidement établis et permettent d’aboutir à une conclusion certaine dans la plupart des cas.
6. Remarquons au préalable que la réponse à la question que nous nous posons n’est pas à rechercher dans le paragraphe 2 de l’article 63 lui-même. Ce n’est pas l’objet de cette disposition que de définir ou de modifier le caractère obligatoire d’une interprétation à l’égard des parties à l’instance. Elle postule qu’un tel caractère obligatoire existe, au moins dans certains cas, mais elle ne le crée pas.
7. La réponse est plutôt à rechercher dans les principes généraux de droit, et notamment le principe de l’autorité de la chose jugée. Ce principe est exprimé (« reflété », a écrit la Cour en 2016) en particulier à l’article 59 du Statut, qui dispose que « [l]a décision de la Cour n’est obligatoire que pour les parties en litige et dans le cas qui a été décidé ». Comme l’a écrit la Cour dans son arrêt de 2016 statuant sur les exceptions préliminaires dans l’affaire de la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie),
« [l]a décision de la Cour est contenue dans le dispositif de l’arrêt. Cependant, afin de préciser ce qui est couvert par l’autorité de la chose jugée, il peut s’avérer nécessaire de déterminer le sens du dispositif par référence aux motifs de l’arrêt en question. » (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 126, par. 61).
Il en résulte que lorsque la Cour, pour trancher un différend relatif à une situation particulière (par exemple la question de savoir si le défendeur a méconnu telle de ses obligations conventionnelles en agissant de telle manière dans telle circonstance), interprète la disposition du traité qui est la source de l’obligation en cause dans les motifs de son arrêt, cette interprétation n’est pas en elle-même obligatoire pour les parties à l’instance. Elle ne constitue qu’un élément du raisonnement qui, combiné à d’autres, conduit la Cour à adopter le dispositif par lequel elle décide, c’est-à-dire se prononce sur les conclusions des parties dont elle a été saisie. C’est ce dispositif qui est revêtu de l’autorité de la chose jugée.
8. Cela ne signifie évidemment pas que l’interprétation du traité retenue par la Cour dans les motifs de son arrêt soit dépourvue d’importance, et cela pour deux raisons principales. D’une part, parce qu’il peut être nécessaire de se référer aux motifs pour préciser la portée du dispositif, comme la Cour l’a justement rappelé en 2016. D’autre part, et surtout, parce que l’interprétation du traité, une fois adoptée par la Cour dans une affaire, deviendra un élément de sa jurisprudence, et sera donc revêtue de l’autorité spécifique qui s’attache à la jurisprudence. Mais l’autorité de la jurisprudence ne doit surtout pas être confondue avec l’autorité de la chose jugée : elles sont de nature radicalement différente. La jurisprudence de la Cour tire son autorité du simple fait que, une fois établie, il y a lieu de présumer qu’elle sera appliquée dans les affaires ultérieures, opposant les mêmes parties ou d’autres parties  indifféremment , à moins que la Cour ne décide de la modifier, ce qu’elle ne fera que si elle aperçoit des raisons impérieuses de le faire, comme elle l’a affirmé à plusieurs reprises. Il n’est jamais interdit à un État de plaider devant la Cour, quant à l’interprétation d’une
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convention, dans un sens opposé à la jurisprudence (quoique je ne puisse guère le recommander). Ce n’est pas le caractère obligatoire de l’interprétation précédemment retenue dans un arrêt de la Cour qui empêche les parties à une instance de plaider dans le sens d’une interprétation différente (puisqu’un tel caractère obligatoire n’existe pas, sous réserve de ce que je dirai dans un instant), c’est la prudence de conseils avisés. Et cela est vrai aussi bien pour les États qui étaient parties à l’affaire à l’occasion de laquelle la Cour a rendu son arrêt contenant l’interprétation en cause, que pour les États tiers. Tous ont intérêt à insérer leurs arguments dans la ligne de la jurisprudence de la Cour ; aucun n’y est tenu.
9. Ce que j’ai dit dans les paragraphes qui précèdent concerne l’hypothèse dans laquelle l’interprétation par la Cour d’un traité est faite de manière incidente, dans les motifs d’un arrêt, aux fins de parvenir à un dispositif qui se prononce sur des conclusions relatives à une situation particulière (situation qui forme l’objet du différend soumis à la Cour). Mais cela ne concerne pas une hypothèse distincte : celle, qui peut parfaitement se produire, dans laquelle l’interprétation d’un traité constitue l’objet même du différend soumis à la Cour. En pareil cas, puisque ce qui est demandé à la Cour est de résoudre directement une divergence d’interprétation qui oppose les parties, l’interprétation retenue figurera normalement dans le dispositif de l’arrêt, et elle sera revêtue non seulement, à l’égard de tous, de l’autorité de la jurisprudence, mais aussi, à l’égard des parties à l’instance, de l’autorité de la chose jugée. C’est alors qu’entre en jeu le paragraphe 2 de l’article 63 : si le traité interprété lie d’autres États que les parties à l’instance, et qu’un de ces autres États a exercé son droit d’intervenir, l’interprétation que contient l’arrêt, obligatoire pour les parties, le sera aussi pour l’intervenant.
10. En somme, la règle qu’énonce le paragraphe 2 de l’article 63 produit ses pleins effets dans les cas où l’objet même de la saisine de la Cour est d’obtenir une interprétation d’un traité multilatéral (et seulement dans ceux-là).
11. Une telle conclusion n’est pas surprenante si l’on veut bien se reporter aux circonstances historiques dans lesquelles a été conçue la disposition en cause.
Elle trouve son origine dans l’article 84 de la convention de La Haye du 18 octobre 1907 pour le règlement pacifique des conflits internationaux, lui-même repris de l’article 56 de la convention du 28 juillet 1899. Le texte est demeuré à peu près inchangé, et il a été inséré à l’article 63 du Statut de la Cour permanente de Justice internationale, puis à l’article 63 du Statut de la Cour actuelle.
Le contexte d’origine permet d’en mieux comprendre l’inspiration. L’arbitrage interétatique, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avait pour objet, dans un nombre significatif de cas, de faire trancher par l’arbitre un différend portant sur l’interprétation d’un traité, de telle sorte qu’il n’était pas rare que cette interprétation constituât l’objet même de la sentence et figurât dans son dispositif. On trouve d’ailleurs encore quelques exemples de telles affaires dans la jurisprudence de la Cour permanente : entre autres, dans l’affaire relative à l’Interprétation du paragraphe 4 de l’annexe suivant l’article 179 du traité de Neuilly, le dispositif de l’arrêt rendu le 12 septembre 1924 expose l’interprétation de la disposition en litige que la Cour tient pour exacte. Des affaires de ce genre étaient souvent  mais pas nécessairement  portées devant l’organe arbitral ou la Cour par voie de compromis. La question d’interprétation pouvait aussi bien porter sur un accord bilatéral que sur un traité multilatéral (comme dans l’affaire relative à l’Interprétation du paragraphe 4 de l’annexe suivant l’article 179 du traité de Neuilly précitée). Par ailleurs, il est évident que la juridiction arbitrale offre moins d’assurance que la juridiction permanente en termes de cohérence et de constance de la jurisprudence : on comprend donc que, dans un contexte marqué par l’exclusivité du mode arbitral de règlement obligatoire des différends, les concepteurs initiaux du mécanisme de l’intervention aux fins de l’interprétation d’un traité multilatéral aient été particulièrement soucieux de prévenir le risque sérieux d’un manque d’unité dans l’interprétation d’un tel traité, résultant d’une
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possible contrariété entre les sentences arbitrales, combinée à l’effet relatif de chacune d’entre elles. Tout cela explique bien l’idée de rendre l’interprétation adoptée par la sentence ou l’arrêt, qui, dans des affaires dont c’est l’objet même, est sans nul doute obligatoire pour les deux parties à l’instance, également obligatoire pour les intervenants. Ainsi, l’interprétation arbitrale ou judiciaire, incorporée en quelque sorte au traité interprété, s’imposera sinon à toutes les parties à celui-ci, du moins au plus grand nombre possible d’entre elles.
12. Le contentieux interétatique d’aujourd’hui est d’une nature assez profondément différente de celle qui caractérisait les affaires portées devant les organes de règlement des différends il y a plus d’un siècle.
Cela tient en grande partie au fait que l’objet des traités multilatéraux a changé. Ils tendent de moins en moins à régler directement des situations particulières, mais visent, beaucoup plus souvent, à énoncer des règles de caractère abstrait et général, susceptibles d’application dans un nombre indéterminé de situations concrètes ultérieures. La convention sur le génocide en est un exemple.
En conséquence, sans avoir nécessairement disparu, les affaires dans lesquelles il est demandé au juge d’interpréter directement un traité sont devenues rares. Le plus souvent, la Cour est conduite à interpréter de manière incidente des traités multilatéraux que l’on pourrait qualifier (approximativement) de « législatifs », dans les motifs de son arrêt, afin de parvenir à une décision portant sur une situation particulière et formulée dans le dispositif. En pareil cas, l’article 59 du Statut interdit de faire produire à l’interprétation en elle-même un effet obligatoire.
13. J’admets qu’il peut ne pas être toujours évident de déterminer si l’on se trouve dans l’un ou l’autre des deux cas décrits ci-avant. En particulier, je ne suis pas sûr que le critère doive être recherché nécessairement et exclusivement dans le point de savoir si l’interprétation est seulement exposée dans les motifs ou également insérée dans le dispositif  un critère purement formel étant rarement infaillible. Mais on sait que, dans la distinction entre catégories juridiques, il y a presque toujours des « zones grises » ou des cas incertains : cela ne justifie pas pour autant que l’on s’affranchisse des principes les plus solidement établis, tels que celui suivant lequel l’arrêt n’est obligatoire que « dans le cas qui a été décidé ».
14. Revenons au cas d’espèce. Les États-Unis, espérant répondre ainsi à l’objection de la Russie tirée de leur réserve à l’article IX de la convention, ont déclaré que, s’ils étaient admis à intervenir, ils seraient de toute façon liés par l’interprétation de la convention retenue par la Cour, en vertu du paragraphe 2 de l’article 63.
La Cour leur répond (paragraphe 95 de l’ordonnance) que, par une telle déclaration, ils « ne peuvent remédier au fait qu’ils ont formulé une réserve à l’article IX de la convention, lequel n’entraîne donc aucune obligation à leur égard ». C’est juste. Elle aurait pu ajouter qu’une interprétation ne peut pas lier un État si elle porte sur une disposition qui elle-même ne lie pas l’État en cause. Enfin, elle aurait pu aussi ajouter selon moi  mais pouvait certainement se dispenser de le faire  que, compte tenu de la nature de l’affaire portée devant la Cour, il est fort douteux que l’interprétation qu’elle donnera de la convention sur le génocide dans les motifs de l’arrêt qu’elle rendra sur les exceptions préliminaires et, s’il y a lieu, de l’arrêt au fond, soit revêtue à l’égard de l’un quelconque des intervenants du caractère obligatoire mentionné au paragraphe 2 de l’article 63.
(Signé) Ronny ABRAHAM.
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