Déclaration de M. le juge Gevorgian, vice-président

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182-20230605-ORD-01-01-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GEVORGIAN, VICE-PRÉSIDENT
[Traduction]
Intervention massive créant d’importantes tensions entre le droit que confère l’article 63 du Statut de la Cour et la bonne administration de la justice — Article 63 du Statut ne laissant pas le pouvoir discrétionnaire de rejeter des déclarations d’intervention lorsque les exigences formelles sont satisfaites — Plusieurs déclarations traitant de questions sans rapport avec l’interprétation de la convention sur le génocide.
1. J’ai voté en faveur de l’ordonnance que la Cour a rendue ce jour, par laquelle celle-ci a jugé recevables 31 des 32 déclarations d’intervention présentées à ce stade de la procédure. J’ai voté en ce sens, parce que, en vertu de l’article 63 de son Statut, la Cour ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire de rejeter des interventions lorsque toutes les exigences formelles sont satisfaites. Néanmoins, je demeure vivement préoccupé par l’utilisation qui est faite de l’intervention en l’espèce et par l’incidence que ce mécanisme pourrait avoir par la suite sur l’égalité des Parties. En outre, je tiens à souligner qu’un grand nombre de déclarations d’intervention traitent de questions qui dépassent l’interprétation de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide ») et contournent ainsi la portée autorisée par l’article 63 du Statut.
I. Effet des interventions sur la bonne administration de la justice et l’égalité des Parties
2. Il ne fait aucun doute que les États intervenants en la présente instance agissent en « concertation »1 pour poursuivre leurs intérêts politiques communs. Toutefois, je reconnais aussi que l’intervention fondée sur l’article 63 du Statut constitue un droit conféré à chaque État partie et que ce droit ne saurait être restreint en raison des mobiles politiques sous-jacents d’un État. De fait, la Cour a dit par le passé qu’elle n’avait aucun « pouvoir discrétionnaire lui permettant d’accepter ou de rejeter une requête à fin d’intervention pour de simples raisons d’opportunité »2. Je tiens cependant à exprimer mes inquiétudes quant à l’utilisation de pareille stratégie judiciaire et à l’incidence de celle-ci sur la bonne administration de la justice et l’égalité des Parties en l’espèce.
3. Dans sa décision de ce jour, la Cour se fonde sur l’ordonnance qu’elle a rendue en l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon) (ci-après l’« affaire relative à la Chasse à la baleine »), dans laquelle elle a jugé, à propos de la tentative de la Nouvelle-Zélande d’intervenir en soutien à l’Australie, qu’une intervention fondée sur l’article 63 du Statut « ne p[ouvait] pas compromettre l’égalité entre les Parties au différend »3. Toutefois, les circonstances de la présente espèce sont tout à fait différentes. D’une part, contrairement au Japon dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine, la Fédération de Russie s’est expressément opposée à la recevabilité des déclarations d’intervention. D’autre part, alors que la décision dans ladite instance ne concernait qu’une seule intervention, un nombre sans précédent de pas moins de 32 déclarations d’intervention ont été déposées par 33 États en la présente espèce. Ces déclarations contiennent des observations
1 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, déclaration du juge Owada, p. 12, par. 5.
2 Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1981, p. 12, par. 17 ; Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), requête du Honduras à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 434, par. 36. Même si cette déclaration de la Cour concernait des tentatives d’intervention fondées sur l’article 62 du Statut de la Cour, il en va de même a fortiori pour celles fondées sur l’article 63.
3 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18.
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ayant pour objet exclusif de soutenir l’Ukraine et ses positions. Il en résulte que les vues de la demanderesse sont considérablement amplifiées et que la défenderesse — la Fédération de Russie — est amenée à se défendre contre 33 exposés écrits (celui de l’Ukraine et ceux des intervenants) à la fois. Cette inégalité pourrait encore être exacerbée dans le cadre de la future procédure orale.
4. Dans ces conditions, il existe une tension inhérente entre un droit expressément conféré par le Statut — celui d’intervenir en vertu de l’article 63 — et un principe qui n’est pas énoncé explicitement, mais que le Statut reflète néanmoins de manière générale, à savoir la bonne administration de la justice, qui inclut le principe de l’égalité des parties à un différend4. Ce principe a en effet été reconnu comme « fondamental »5 pour la Cour et constitue un principe général de droit sous-jacent à tous types de procédure judiciaire ou arbitrale6.
5. Je sais que la Cour a pris au sérieux les objections de la défenderesse et qu’elle a admis la nécessité d’organiser la procédure de manière à garantir à la fois « l’égalité des parties et la bonne administration de la justice »7. Si elle apaise certaines de mes craintes, cette déclaration ne les dissipe pas totalement pour autant. À cet égard, je rappellerai les vues du juge Owada, qui s’est exprimé ainsi :
« [L]a Cour, si elle l’estime nécessaire eu égard aux circonstances propres à l’affaire, est fondée à examiner proprio motu la question de savoir si une telle intervention est conforme aux principes qui sous-tendent la bonne administration de la justice, notamment celui de l’égalité entre les Parties à l’instance dont elle est saisie. … [L]a Cour … peut … juger la déclaration irrecevable si elle estime que l’intervention compromettrait indûment les principes fondamentaux à la base de sa compétence ou l’équité de la procédure. »8
6. Je ne prétends pas que la Cour aurait dû juger irrecevables d’emblée les 32 déclarations d’intervention déposées en la présente espèce. Je pense cependant qu’elle aurait pu rechercher plus avant en quoi la recevabilité des déclarations était susceptible de porter atteinte à l’égalité des parties et si ce principe pouvait en théorie être compromis au point que la bonne administration de la justice nécessiterait le rejet de déclarations d’intervention par ailleurs recevables.
7. Je relève également que la défenderesse est d’avis que la stratégie de l’intervention massive poursuivie par les États intervenants est constitutive d’un « abus de procédure »9. Dans son ordonnance, la Cour a estimé qu’une déclaration d’intervention « ne pou[vait] être jugée irrecevable pour abus de procédure que dans des circonstances exceptionnelles »10. Si, à mon sens, les
4 Jugements du Tribunal administratif de l’OIT sur requêtes contre l’UNESCO, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1956, p. 86.
5 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 26, par. 31.
6 Voir, par exemple, Robert Kolb, “General Principles of Procedural Law” in Andreas Zimmermann et al. (sous la dir. de), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (3e éd., Oxford University Press, 2019), p. 969 ; Malcom Shaw, Rosenne’s Law and Practice of the International Court: 1920-2015, vol. III (Brill/Nijhoff 2016), p. 1079.
7 Ordonnance, par. 52.
8 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, déclaration du juge Owada, p. 11, par. 1.
9 Observations écrites de la Fédération de Russie sur la recevabilité des déclarations d’intervention déposées le 24 mars 2023, par. 64-74.
10 Ordonnance, par. 57.
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circonstances de l’espèce sont bel et bien « exceptionnelles », la Cour n’a jamais accueilli un argument reposant sur une allégation d’abus de procédure. Je comprends donc la réticence de la Cour à ouvrir la boîte de Pandore, compte tenu du précédent qui pourrait en découler.
II. Contournement de la portée autorisée des interventions fondées sur l’article 63
8. Enfin, je tiens à souligner que l’intervention fondée sur l’article 63 est limitée à l’interprétation des dispositions en cause au stade pertinent de la procédure, en l’occurrence l’article IX de la convention sur le génocide. Il est regrettable que plusieurs déclarations contiennent des observations qui vont au-delà de cette portée limitée et formulent des prétentions concernant, notamment, l’existence d’un différend entre les Parties11 ou le respect, par la défenderesse, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires que la Cour a rendue en mars 202212. D’autres États ont mis leur déclaration à profit pour exprimer leurs vues sur les faits de l’espèce ou pour formuler des déclarations politiques et des allégations juridiques contre la Fédération de Russie13.
9. À cet égard, je me félicite de la décision de la Cour de « ne [pas] examiner[] » ces observations14. Toutefois, le fait que ces déclarations aient été présentées en masse et qu’elles aient été rendues accessibles au public, notamment sur le site Internet de la Cour, fait peser de fortes pressions politiques visant à inciter les juges à statuer dans un sens particulier. Je crains qu’une telle stratégie risque par conséquent de compromettre l’administration équitable et impartiale de la justice par la Cour.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
___________
11 Voir, par exemple : déclaration de l’Allemagne, par. 30 ; déclaration du Liechtenstein, par. 18 ; déclaration du Portugal, par. 31.
12 Voir, par exemple : déclaration de l’Estonie, par. 10 ; déclaration de l’Espagne, par. 8 ; déclaration de l’Irlande, par. 8.
13 Voir, par exemple : déclaration de la Lituanie, par. 16 ; déclaration de la Nouvelle-Zélande, par. 11.
14 Ordonnance, par. 84.

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