Ordonnance du 5 juin 2023

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182-20230605-ORD-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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5 JUIN 2023
ORDONNANCE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
___________
ALLEGATIONS OF GENOCIDE UNDER THE CONVENTION ON THE PREVENTION AND PUNISHMENT OF THE CRIME OF GENOCIDE (UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION)
5 JUNE 2023
ORDER
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-24
I. INTRODUCTION 25-32
II. CONFORMITÉ DES DÉCLARATIONS D’INTERVENTION AUX EXIGENCES ÉNONCÉES À L’ARTICLE 82 DU RÈGLEMENT DE LA COUR 33-40
III. OBJECTIONS DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT L’ENSEMBLE DES DÉCLARATIONS D’INTERVENTION 41-85
A. Objection fondée sur l’intention qui sous-tendrait les déclarations d’intervention 42-46
B. Objection fondée sur une atteinte alléguée à l’égalité des Parties et à la bonne administration de la justice 47-53
C. Objection fondée sur un abus de procédure allégué 54-60
D. Objection fondée sur l’irrecevabilité alléguée des déclarations d’intervention au stade des exceptions préliminaires 61-71
E. Objection fondée sur l’argument selon lequel les déclarations d’intervention présupposent la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête de l’Ukraine 72-76
F. Objection fondée sur l’argument selon lequel l’intervention ne peut avoir trait à l’interprétation de clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide 77-81
G. Objection selon laquelle les déclarations d’intervention sortent du cadre de l’interprétation de la convention sur le génocide 82-85
IV. OBJECTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT LA DÉCLARATION CONJOINTE D’INTERVENTION DU CANADA ET DES PAYS-BAS 86-89
V. OBJECTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT LA DÉCLARATION D’INTERVENTION DES ÉTATS-UNIS 90-98
VI. CONCLUSION 99-101
DISPOSITIF 102
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2023
2023
5 juin
Rôle général
no 182
5 juin 2023
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
RECEVABILITÉ DES DÉCLARATIONS D’INTERVENTION
ORDONNANCE
Présents : M. BENNOUNA, juge, faisant fonction de président ; MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. TOMKA, ABRAHAM, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, SALAM, IWASAWA, NOLTE, MME CHARLESWORTH, M. BRANT juges ; M. DAUDET, juge ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 48 et 63 de son Statut et les articles 82, 83, 84 et 86 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
1. Le 26 février 2022, l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie au sujet d’« un différend … concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide » (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention »).
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2. Dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et sur l’article IX de la convention sur le génocide.
3. En même temps que la requête, l’Ukraine, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, a présenté une demande en indication de mesures conservatoires.
4. Le greffier a immédiatement donné communication à la Fédération de Russie de la requête, conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour, et de la demande en indication de mesures conservatoires, conformément au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement de la Cour. Le greffier a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt par l’Ukraine de cette requête et de cette demande.
5. En outre, par lettre en date du 2 mars 2022, le greffier a informé tous les États admis à ester devant la Cour du dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires.
6. En application du paragraphe 3 de l’article 40 du Statut de la Cour, le greffier a par la suite informé les États Membres de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise du Secrétaire général, ainsi que tout autre État admis à ester devant la Cour, du dépôt de la requête par transmission du texte bilingue imprimé de celle-ci.
7. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de nationalité ukrainienne, l’Ukraine s’est prévalue du droit que lui confère le paragraphe 2 de l’article 31 du Statut de la Cour de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire ; elle a désigné M. Yves Daudet.
8. Par lettres en date du 1er mars 2022, le greffier a fait connaître aux Parties que la Cour, conformément au paragraphe 3 de l’article 74 de son Règlement, avait fixé aux 7 et 8 mars 2022 les dates de la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires. Par lettre en date du 5 mars 2022, l’ambassadeur de la Fédération de Russie auprès du Royaume des Pays-Bas a indiqué que son gouvernement avait décidé de ne pas participer à la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires.
9. Une audience publique, à laquelle la Fédération de Russie n’a pas participé, s’est tenue le 7 mars 2022. Par lettre en date du même jour, reçue au Greffe peu après la clôture de l’audience, l’ambassadeur de la Fédération de Russie auprès du Royaume des Pays-Bas a transmis un document exposant « la position de la Fédération de Russie en ce qui concerne l’incompétence de la Cour en [l’]affaire ».
10. Par ordonnance en date du 16 mars 2022, la Cour a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
« 1) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ;
2) La Fédération de Russie doit veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son
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appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées au point 1) ci-dessus ;
3) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. »
11. Sur les instructions données par la Cour conformément au paragraphe 1 de l’article 43 de son Règlement, le greffier a adressé aux États parties à la convention sur le génocide la notification prévue au paragraphe 1 de l’article 63 du Statut. En outre, en application des dispositions du paragraphe 3 de l’article 69 du Règlement, il a adressé la notification prévue au paragraphe 3 de l’article 34 du Statut à l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise de son Secrétaire général.
12. Par ordonnance en date du 23 mars 2022, la Cour a fixé au 23 septembre 2022 et au 23 mars 2023, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt du mémoire de l’Ukraine et du contre-mémoire de la Fédération de Russie. L’Ukraine a déposé son mémoire le 1er juillet 2022.
13. Le 21 juillet 2022, la République de Lettonie (ci-après la « Lettonie ») a déposé au Greffe de la Cour une déclaration d’intervention fondée sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour. Par la suite, des déclarations d’intervention fondées sur la même disposition ont été déposées par la République de Lituanie (ci-après la « Lituanie ») le 22 juillet 2022, la Nouvelle-Zélande le 28 juillet 2022, et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (ci-après le « Royaume-Uni ») le 5 août 2022. En application du paragraphe 1 de l’article 83 du Règlement de la Cour, le greffier a immédiatement transmis une copie certifiée conforme de chacune des déclarations d’intervention à l’Ukraine et à la Fédération de Russie, qui ont été informées que la Cour avait fixé au 15 septembre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’observations écrites sur ces déclarations. Conformément au paragraphe 2 de ce même article, le greffier a également transmis copie des déclarations au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ainsi qu’aux États admis à ester devant la Cour.
14. Par lettre en date du 18 août 2022, la Fédération de Russie a prié la Cour de reporter l’échéance prévue pour le dépôt d’observations écrites sur les déclarations d’intervention susmentionnées à une date qui serait postérieure à l’expiration du délai pour le dépôt des exceptions préliminaires visé au paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour et qui, de préférence, ne serait pas antérieure au 17 octobre 2022. La Fédération de Russie a aussi demandé à bénéficier d’un délai d’au moins deux mois pour présenter des observations écrites sur toutes nouvelles déclarations d’intervention. Après avoir consulté l’Ukraine, qui s’est opposée à la demande, la Cour a décidé de reporter au 17 octobre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt des observations écrites sur les déclarations de la Lettonie, de la Lituanie, de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni, initialement fixée au 15 septembre 2022.
15. Des déclarations d’intervention fondées sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour ont été déposées par la République fédérale d’Allemagne (ci-après l’« Allemagne ») le 5 septembre 2022, les États-Unis d’Amérique (ci-après les « États-Unis ») le 7 septembre 2022, le Royaume de Suède (ci-après la « Suède ») le 9 septembre 2022, la Roumanie le 13 septembre 2022, la République française (ci-après la « France ») le 13 septembre 2022, la République de Pologne (ci-après la « Pologne ») le 15 septembre 2022, et la République italienne (ci-après l’« Italie »)
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le 15 septembre 2022. En application du paragraphe 1 de l’article 83 du Règlement de la Cour, le greffier a immédiatement transmis une copie certifiée conforme de chacune des déclarations d’intervention à l’Ukraine et à la Fédération de Russie, qui ont été informées que la Cour avait fixé au 17 octobre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’observations écrites sur ces déclarations. Conformément au paragraphe 2 de ce même article, le greffier a également transmis copie des déclarations au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ainsi qu’aux États admis à ester devant la Cour.
16. Le 17 octobre 2022, dans le délai fixé par la Cour (voir les paragraphes 14 et 15 ci-dessus), l’Ukraine et la Fédération de Russie ont déposé des observations écrites sur les déclarations d’intervention présentées par la Lettonie, la Lituanie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les États-Unis, la Suède, la Roumanie, la France, la Pologne et l’Italie. Le greffier a immédiatement transmis à chacune des Parties copie des observations de l’autre et copie des observations des deux Parties aux États déclarants susmentionnés.
17. Des déclarations d’intervention fondées sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour ont été déposées par le Royaume du Danemark (ci-après le « Danemark ») le 16 septembre 2022, l’Irlande le 19 septembre 2022, la République de Finlande (ci-après la « Finlande ») le 21 septembre 2022, la République d’Estonie (ci-après l’« Estonie ») le 22 septembre 2022, le Royaume d’Espagne (ci-après l’« Espagne ») le 29 septembre 2022, l’Australie le 30 septembre 2022, la République portugaise (ci-après le « Portugal ») le 7 octobre 2022, la République d’Autriche (ci-après l’« Autriche ») le 12 octobre 2022, le Grand-Duché de Luxembourg (ci-après le « Luxembourg ») le 13 octobre 2022, et la République hellénique (ci-après la « Grèce ») le 13 octobre 2022. En application du paragraphe 1 de l’article 83 du Règlement de la Cour, le greffier a immédiatement transmis une copie certifiée conforme de chacune des déclarations d’intervention à l’Ukraine et à la Fédération de Russie, qui ont été informées que la Cour avait fixé au 15 novembre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’observations écrites sur ces déclarations. Conformément au paragraphe 2 de ce même article, le greffier a également transmis copie des déclarations au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ainsi qu’aux États admis à ester devant la Cour.
L’Ukraine et la Fédération de Russie ont présenté des observations écrites dans le délai ainsi fixé. Le greffier a immédiatement transmis à chacune des Parties copie des observations de l’autre et copie des observations des deux Parties au Danemark, à l’Irlande, à la Finlande, à l’Estonie, à l’Espagne, à l’Australie, au Portugal, à l’Autriche, au Luxembourg et à la Grèce.
18. Le 3 octobre 2022, dans le délai prescrit par le paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête. En conséquence, par ordonnance du 7 octobre 2022, la Cour, ayant noté que la procédure sur le fond était suspendue en vertu des dispositions du paragraphe 3 de l’article 79bis de son Règlement, a fixé au 3 février 2023 la date d’expiration du délai dans lequel l’Ukraine pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie. L’Ukraine a déposé son exposé écrit dans le délai ainsi fixé.
19. La République de Croatie (ci-après la « Croatie ») et la République tchèque ont déposé des déclarations d’intervention fondées sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour le 19 octobre 2022 et le 31 octobre 2022, respectivement. En application du paragraphe 1 de l’article 83 du Règlement de la Cour, le greffier a immédiatement transmis une copie certifiée conforme de chacune des déclarations d’intervention à l’Ukraine et à la Fédération de Russie, qui ont été informées
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que la Cour avait fixé au 16 décembre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’observations écrites sur ces déclarations. Conformément au paragraphe 2 de ce même article, le greffier a également transmis copie des déclarations au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ainsi qu’aux États admis à ester devant la Cour.
L’Ukraine et la Fédération de Russie ont présenté des observations écrites dans le délai ainsi fixé. Le greffier a immédiatement transmis à chacune des Parties copie des observations de l’autre et copie des observations des deux Parties à la Croatie et à la République tchèque.
20. Par lettres en date du 31 octobre 2022, la Cour a informé les États parties à la convention sur le génocide que, compte tenu du nombre de déclarations qui avaient été déposées en l’affaire, elle estimait qu’il serait dans l’intérêt de la bonne administration de la justice et de l’économie procédurale que tout État souhaitant se prévaloir du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut de la Cour déposât sa déclaration au plus tard le 15 décembre 2022.
21. Des déclarations d’intervention fondées sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour ont été déposées par la République de Bulgarie (ci-après la « Bulgarie ») le 18 novembre 2022, la République de Malte (ci-après « Malte ») le 24 novembre 2022, le Royaume de Norvège (ci-après la « Norvège ») le 24 novembre 2022, le Royaume de Belgique (ci-après la « Belgique ») le 6 décembre 2022, le Canada et le Royaume des Pays-Bas (ci-après les « Pays-Bas »), conjointement, le 7 décembre 2022, la République slovaque (ci-après la « Slovaquie ») le 7 décembre 2022, la République de Slovénie (ci-après la « Slovénie ») le 7 décembre 2022, la République de Chypre (ci-après « Chypre ») le 13 décembre 2022, et la Principauté du Liechtenstein (ci-après le « Liechtenstein ») le 15 décembre 2022. En application du paragraphe 1 de l’article 83 du Règlement de la Cour, le greffier a immédiatement transmis une copie certifiée conforme de chacune des déclarations d’intervention à l’Ukraine et à la Fédération de Russie, qui ont été informées que la Cour avait fixé au 30 janvier 2023 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’observations écrites sur ces déclarations. Conformément au paragraphe 2 de ce même article, le greffier a également transmis copie des déclarations au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ainsi qu’aux États admis à ester devant la Cour.
L’Ukraine et la Fédération de Russie ont présenté des observations écrites dans le délai ainsi fixé. Le greffier a immédiatement transmis à chacune des Parties copie des observations de l’autre et copie des observations des deux Parties à la Bulgarie, à Malte, à la Norvège, à la Belgique, au Canada, aux Pays-Bas, à la Slovaquie, à la Slovénie, à Chypre et au Liechtenstein.
22. Par lettres en date du 31 janvier 2023, le greffier a informé les Parties et les États déclarants que, la Fédération de Russie ayant fait objection à la recevabilité des déclarations d’intervention, la Cour devait, conformément au paragraphe 2 de l’article 84 de son Règlement, entendre les Parties ainsi que les États désireux d’intervenir sur la recevabilité des déclarations d’intervention, et avait décidé à cet égard de procéder par voie écrite. Le greffier a en outre indiqué que la Cour avait fixé au 13 février 2023 la date d’expiration du délai dans lequel les États désireux d’intervenir pourraient fournir leurs observations écrites sur la recevabilité de leurs déclarations et au 13 mars 2023 celle du délai dans lequel l’Ukraine et la Fédération de Russie pourraient communiquer leurs observations écrites sur la recevabilité desdites déclarations.
Les États désireux d’intervenir ont présenté des observations écrites dans le délai ainsi fixé et le greffier en a immédiatement transmis copie aux Parties.
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23. Par lettre en date du 27 février 2023, la Fédération de Russie a prié la Cour de reporter au 24 avril 2023 la date d’expiration du délai, initialement fixée au 13 mars 2023, dans lequel les Parties devaient soumettre leurs observations écrites sur la recevabilité des déclarations d’intervention. Par lettre en date du 3 mars 2023, l’Ukraine s’est opposée à ce report. Par lettres en date du 7 mars 2023, les Parties et les États désireux d’intervenir ont été informés que la Cour avait prorogé au 24 mars 2023 la date d’expiration du délai dans lequel les Parties pourraient déposer leurs observations écrites sur la recevabilité des déclarations d’intervention. L’Ukraine et la Fédération de Russie ont présenté des observations écrites dans le délai ainsi prorogé par la Cour. Dans ses observations écrites, la Fédération de Russie a prié la Cour de tenir des audiences sur la recevabilité des déclarations d’intervention. Le 27 mars 2023, le greffier a transmis à chacune des Parties copie des observations de l’autre et copie des observations des deux Parties aux États désireux d’intervenir. Il a également rappelé aux Parties et aux États désireux d’intervenir que la Cour avait déjà décidé de les entendre sur la question de la recevabilité des déclarations d’intervention au moyen d’une procédure écrite, décision qui leur avait été dûment communiquée par lettres en date du 31 janvier 2023, et que la Cour ne pouvait donc accéder à la demande de la Fédération de Russie tendant à ce qu’elle tienne des audiences sur cette question.
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24. Mme Donoghue, présidente de la Cour, a estimé qu’il n’était pas opportun pour elle, en tant que ressortissante de l’un des États désireux d’intervenir, d’exercer la présidence dans la procédure relative à la recevabilité des déclarations d’intervention déposées en vertu de l’article 63 du Statut. Le paragraphe 1 de l’article 13 du Règlement de la Cour dispose que, lorsque le Président est empêché d’exercer la présidence, celle-ci est assurée par le Vice-Président ou, à défaut, par le juge doyen. Selon le paragraphe 1 de l’article 32 du Règlement de la Cour, M. Gevorgian, vice-président, n’était pas en mesure, en tant que ressortissant de l’une des Parties à l’affaire, d’en présider quelque phase que ce soit. Chacun d’entre eux étant ressortissant d’un État désireux d’intervenir, MM. Tomka et Abraham, juges doyens, se sont abstenus d’exercer la présidence aux fins de la procédure relative à la recevabilité des déclarations d’intervention. Suivant l’ordre de préséance, c’est donc à M. le juge Bennouna qu’il est revenu de l’assurer dans cette procédure.
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I. INTRODUCTION
25. L’article 63 du Statut de la Cour est ainsi libellé :
« 1. Lorsqu’il s’agit de l’interprétation d’une convention à laquelle ont participé d’autres États que les parties en litige, le Greffier les avertit sans délai.
2. Chacun d’eux a le droit d’intervenir au procès et, s’il exerce cette faculté, l’interprétation contenue dans la sentence est également obligatoire à son égard. »
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26. La Cour rappelle que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut, qui est une procédure incidente, concerne l’exercice d’un droit par un État partie à une convention dont l’interprétation est en cause devant la Cour (Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 5, par. 7 ; Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 76 ; Vapeur Wimbledon, arrêts, 1923, C.P.J.I. série A no 1, p. 12).
27. L’objet de l’intervention au titre de l’article 63 du Statut est limité à l’interprétation de la convention en cause. Dans ce contexte, la Cour n’a pas à rechercher si l’État qui désire intervenir possède « un intérêt d’ordre juridique » qui est « pour lui en cause » dans la procédure principale, comme elle est tenue de le faire quand elle est saisie d’une requête à fin d’intervention au titre de l’article 62 du Statut. L’intérêt juridique que possède l’État déclarant dans l’interprétation de la convention est présumé en raison de sa qualité de partie à celle-ci.
28. Lorsqu’une déclaration d’intervention est déposée, la Cour doit s’assurer qu’elle entre dans les prévisions de l’article 63 du Statut et qu’elle satisfait aux exigences prévues par l’article 82 du Règlement (Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 5-6, par. 8 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 216 ; Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 76-77).
29. Dans la présente affaire, les déclarations d’intervention portent sur l’interprétation de dispositions de la convention sur le génocide relatives à la compétence de la Cour et, dans certains cas, de dispositions qui concernent le fond de l’affaire.
30. Les États désireux d’intervenir, ainsi que l’Ukraine, soutiennent que les déclarations d’intervention sont recevables, dans la mesure où elles satisfont pleinement aux exigences énoncées à l’article 63 du Statut et à l’article 82 du Règlement de la Cour.
31. La Fédération de Russie, pour sa part, considère que les déclarations sont irrecevables. Elle soulève un certain nombre d’objections qui sont dirigées contre l’ensemble des déclarations, ou contre certaines d’entre elles seulement, à savoir la déclaration conjointe du Canada et des Pays-Bas et celle des États-Unis.
32. Bien que les déclarations d’intervention aient été présentées séparément, la Cour, conformément au principe de bonne administration de la justice, statuera sur leur recevabilité par une même ordonnance.
II. CONFORMITÉ DES DÉCLARATIONS D’INTERVENTION AUX EXIGENCES ÉNONCÉES À L’ARTICLE 82 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
33. La Cour examinera d’abord le point de savoir si les déclarations d’intervention sont conformes aux exigences énoncées à l’article 82 de son Règlement.
34. La Cour rappelle que, selon le paragraphe 1 de l’article 82 du Règlement, un État qui désire se prévaloir du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut dépose à cet effet une
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déclaration, signée comme il est indiqué au paragraphe 3 de l’article 38 du Règlement, par l’agent de cet État ou le représentant diplomatique de celui-ci dans le pays où la Cour a son siège, ou par une autre personne dûment autorisée. Le paragraphe 1 de l’article 82 du Règlement dispose en outre qu’une déclaration d’intervention est déposée le plus tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure orale. La Cour constate que toutes les déclarations d’intervention respectent les exigences susmentionnées.
35. Aux termes du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement, la déclaration d’intervention déposée au titre de l’article 63 du Statut doit contenir :
« a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’État déclarant se considère comme partie à la convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés. »
36. Pour ce qui est de l’exigence énoncée à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement, la Cour constate que toutes les déclarations d’intervention présentées en l’espèce précisent la date à laquelle l’État déclarant a déposé son instrument de ratification, d’adhésion ou de succession à la convention sur le génocide, établissant ainsi la base sur laquelle l’État déclarant se considère comme partie à la convention sur le génocide.
37. S’agissant des dispositions qu’il convient d’indiquer selon l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement, la Cour relève que toutes les déclarations d’intervention déposées se réfèrent à l’article IX de la convention sur le génocide comme étant une disposition dont l’interprétation est en cause en l’espèce. La Cour relève que, dans leurs déclarations, l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, l’Espagne, la Grèce, Malte, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie limitent leurs interventions à l’interprétation de l’article IX. Quant aux autres déclarations, elles se réfèrent, en plus de l’article IX, à d’autres articles de la convention dont les États estiment que l’interprétation est en cause en l’espèce, notamment aux articles premier, II, III, IV et VIII. La Cour conclut que toutes ces déclarations, qui concernent au moins une disposition de la convention sur le génocide, satisfont à l’exigence visée à l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement.
38. Pour ce qui est de l’exigence énoncée à l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement, selon laquelle une déclaration d’intervention doit contenir un exposé de l’interprétation que l’État déclarant donne des dispositions en cause, la Cour constate que toutes les déclarations d’intervention déposées en l’espèce contiennent l’exposé en question, relatif aux dispositions indiquées.
39. Enfin, la Cour en vient à l’exigence formulée à l’alinéa d) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement, selon laquelle une déclaration d’intervention contient un bordereau des documents à l’appui, lesquels y sont annexés. La Cour relève que la déclaration déposée par l’Autriche ne contient pas de « bordereau des documents à l’appui », mais que de tels documents, clairement présentés comme étant fournis à l’appui de la déclaration, sont néanmoins annexés à celle-ci. Elle estime donc que l’Autriche a respecté l’exigence énoncée à l’alinéa d) du paragraphe 2 de l’article 82 du
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Règlement. Quant à la déclaration d’intervention déposée par la Lituanie, la Cour note que cette dernière mentionne l’alinéa d) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement et indique qu’« à ce stade sa déclaration d’intervention s’appuie uniquement sur des documents facilement accessibles » et qu’« elle n’a pas de document particulier à soumettre à l’appui de sa déclaration ». Dans ces conditions, la Cour estime que, en se référant à des documents facilement accessibles, la Lituanie a respecté l’exigence énoncée à l’alinéa d) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement. La Cour constate que toutes les autres déclarations déposées en l’espèce contiennent un bordereau des documents à l’appui, lesquels y sont annexés. La Cour conclut en conséquence que toutes les déclarations d’intervention déposées en l’espèce sont conformes à l’exigence énoncée à la disposition susvisée.
40. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les déclarations d’intervention déposées en l’espèce satisfont à l’ensemble des exigences de l’article 82 de son Règlement. Elle examinera, dans la section qui suit, les objections soulevées par la Fédération de Russie relatives à la recevabilité de l’ensemble des déclarations d’intervention présentées au titre de l’article 63 du Statut (section III), avant de se pencher sur les objections visant spécifiquement la déclaration conjointe du Canada et des Pays-Bas (section IV) et la déclaration des États-Unis (section V).
III. OBJECTIONS DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT L’ENSEMBLE DES DÉCLARATIONS D’INTERVENTION
41. La Cour examinera à présent les objections soulevées par la Fédération de Russie concernant l’ensemble des déclarations d’intervention.
A. Objection fondée sur l’intention qui sous-tendrait les déclarations d’intervention
42. La Fédération de Russie soutient que les déclarations d’intervention ne sont pas « véritables » car les interventions n’ont pas pour objet réel d’interpréter la convention sur le génocide, mais de permettre aux États déclarants d’épouser la cause de l’Ukraine et de devenir ainsi des codemandeurs de facto. Rappelant les décisions rendues par la Cour dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon) (déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 3) et l’affaire Haya de la Torre (Colombie c. Pérou) (arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 71), la Fédération de Russie fait valoir que, conformément à l’article 63 du Statut, il doit s’agir d’une « véritable » déclaration d’intervention. À cet égard, elle affirme que la Cour doit examiner le texte de la déclaration et le contexte dans lequel celle-ci a été déposée afin de s’assurer que l’intention réelle qui sous-tend l’intervention est de présenter des observations sur l’interprétation de la convention en cause. Selon la Fédération de Russie, il ressort des circonstances de l’espèce que l’intention réelle des États déclarants n’est pas d’exprimer leurs propres vues sur l’interprétation des dispositions pertinentes de la convention sur le génocide, mais de prendre parti pour l’Ukraine et de la défendre dans la présente procédure.
43. L’Ukraine et les États déclarants soutiennent que les déclarations d’intervention portent sur l’interprétation de dispositions pertinentes de la convention sur le génocide et que les intentions des États déclarants sont dépourvues de pertinence aux fins de la recevabilité desdites déclarations.
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44. La Cour rappelle que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut permet à un État tiers au procès, qui est partie à une convention dont l’interprétation est en cause dans celui-ci, de présenter à la Cour ses observations sur l’interprétation de ladite convention. Lorsqu’elle se prononce sur la recevabilité d’une déclaration d’intervention, la Cour doit seulement rechercher si la déclaration considérée a trait à l’interprétation d’une convention en cause dans l’instance en cours (Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 77 ; Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 5-6, par. 8). Ainsi, dans l’affaire Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), la Cour a seulement recherché si la déclaration d’intervention de Cuba avait trait à l’interprétation d’une convention en cause dans cette instance. Elle en a conclu que, pour l’essentiel, cette déclaration portait sur des questions déjà tranchées avec force de chose jugée dans une procédure antérieure, et pour cette raison qu’elle ne remplissait pas les conditions d’une véritable intervention (arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 77). La Cour estime que la question de savoir quelles sont les motivations d’un État pour déposer une déclaration d’intervention est dépourvue de pertinence aux fins de la recevabilité de celle-ci.
45. En outre, s’il est vrai que bon nombre d’États déclarants expriment des vues similaires quant à l’interprétation des dispositions de la convention sur le génocide, proches de celles de l’Ukraine, il n’y a pas lieu d’en conclure que les déclarations sont, de ce fait, irrecevables, étant donné que le Règlement de la Cour permet à chaque État d’indiquer les dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause et d’exposer sa position à ce sujet.
46. La Cour conclut en conséquence que l’objection à la recevabilité fondée sur l’intention qui sous-tendrait les déclarations d’intervention ne peut être retenue.
B. Objection fondée sur une atteinte alléguée à l’égalité des Parties et à la bonne administration de la justice
47. La Fédération de Russie soutient que le fait de permettre aux États déclarants d’intervenir compromettrait l’égalité des Parties et la bonne administration de la justice. Elle allègue que les États désireux d’intervenir se rangent aux côtés de l’Ukraine, dont ils épousent la cause, et que, si leurs déclarations d’intervention sont jugées recevables, elle se verra contrainte de répondre non seulement aux arguments avancés par l’Ukraine, mais encore à ceux des trente-trois États déclarants agissant comme codemandeurs de facto. Selon la Fédération de Russie, l’Ukraine et les États déclarants doivent être considérés comme des « parties faisant cause commune » au sens du paragraphe 5 de l’article 31 du Statut. La Fédération de Russie se dit en outre inquiète de ce que sept des seize juges siégeant en l’affaire (dont la présidente de la Cour) sont ressortissants d’États « qui ont annoncé leur intention d’intervenir pour soutenir l’Ukraine dans la présente instance ».
48. Selon l’Ukraine et les États déclarants, la recevabilité des déclarations d’intervention ne porterait pas atteinte à l’égalité des Parties ou à la bonne administration de la justice, puisqu’il s’agit seulement, pour l’État intervenant, de présenter des observations au sujet de l’interprétation de la convention concernée, sans être partie à l’instance. Ils considèrent, de même, que le fait que certains juges siégeant en l’affaire aient la nationalité d’un État désireux d’intervenir ne compromet pas l’égalité des Parties.
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49. La Cour rappelle que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut a une portée limitée, en ce sens que l’État intervenant peut seulement présenter des observations au sujet de l’interprétation de la convention concernée et qu’il n’acquiert pas la qualité de partie à l’instance. C’est pourquoi la Cour, dans l’ordonnance qu’elle a rendue en l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), a conclu qu’une telle intervention ne compromettait pas l’égalité entre les parties au différend (déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18).
50. La Cour ne saurait limiter le nombre d’États intervenants en l’espèce, puisque cela porterait atteinte au droit d’intervenir que l’article 63 du Statut confère aux États.
51. La Cour observe que le fait que certains juges siégeant en l’affaire aient la nationalité d’un État désireux d’intervenir ne peut pas compromettre l’égalité des Parties, puisque les États intervenants n’acquièrent pas la qualité de parties à l’instance. En tout état de cause, les juges sont tous tenus par leur devoir d’impartialité.
52. Enfin, la Cour a pris note des préoccupations de la Fédération de Russie. Il incombe à la Cour d’organiser la procédure de manière à garantir l’égalité des parties et la bonne administration de la justice. Au cas où des déclarations d’intervention seraient jugées recevables à ce stade, la Cour veillera à ce que chaque Partie ait la possibilité et le temps nécessaire pour répondre, de façon équitable, aux observations des États intervenants.
53. La Cour conclut, en conséquence, que le fait d’accueillir les déclarations d’intervention en l’espèce n’est pas susceptible de porter atteinte aux principes de l’égalité des parties ou de la bonne administration de la justice, et que l’objection soulevée par la Fédération de Russie à cet égard ne peut être retenue.
C. Objection fondée sur un abus de procédure allégué
54. La Fédération de Russie soutient que les déclarations d’intervention sont irrecevables car elles constituent un abus de procédure. Elle avance, en particulier, que les États déclarants utilisent la procédure d’intervention d’une manière tout à fait étrangère à sa finalité, et ceci dans l’objectif de nuire à la Fédération de Russie. Elle rappelle que plusieurs États ont déposé une déclaration d’intervention après avoir publiquement indiqué leur intention d’appuyer la thèse de l’Ukraine devant la Cour, parfois même « à la demande expresse de la partie ukrainienne ». Par conséquent, la Fédération de Russie considère que ces États ne cherchent pas à présenter à la Cour, en toute bonne foi, leurs positions quant à la juste interprétation de la convention sur le génocide. Les déclarations d’intervention qu’ils ont déposées serviraient au contraire une stratégie collective consistant à soutenir la demanderesse contre la défenderesse.
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55. La Cour observe que cette objection a été soulevée pour la première fois dans les observations écrites de la Fédération de Russie sur la recevabilité des déclarations d’intervention déposées le 24 mars 2023 (voir le paragraphe 23 ci-dessus), auxquelles ni l’Ukraine ni les États désireux d’intervenir n’ont eu la possibilité de répondre. Cependant, la Cour estime que l’Ukraine et les États désireux d’intervenir n’ont subi aucun préjudice de ce fait.
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56. La Cour rappelle qu’« [u]n abus de procédure se rapporte à la procédure engagée devant une cour ou un tribunal », et en particulier à la question de savoir si un État a détourné la procédure à un tel point que sa demande devrait être rejetée, de ce fait, dès la phase préliminaire (voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 336, par. 150).
57. La Cour a observé que seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier qu’elle rejette, pour abus de procédure, une demande fondée sur une base de compétence valable (ibid. ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 49 ; Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 36, par. 93 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 42-43, par. 113). De même, la Cour estime qu’une déclaration d’intervention ne pourrait être jugée irrecevable pour abus de procédure que dans des circonstances exceptionnelles.
58. S’agissant des allégations d’abus de procédure formulées par la Fédération de Russie sur la base de déclarations publiques dans lesquelles les États déclarants ont affirmé agir en soutien de l’Ukraine, la Cour a déjà conclu plus haut qu’il ne lui appartient pas, au moment d’examiner la recevabilité d’une déclaration d’intervention fondée sur l’article 63 du Statut, de s’interroger sur la motivation ou l’intention de l’État déclarant, mais de rechercher si la déclaration d’intervention a trait à l’interprétation de la convention en question (voir le paragraphe 44 ci-dessus).
59. La Cour considère qu’il n’existe pas, dans le cas d’espèce, de circonstances exceptionnelles de nature à rendre irrecevables les déclarations d’intervention.
60. La Cour conclut en conséquence que l’objection à la recevabilité opposée par la Fédération de Russie pour abus de procédure ne peut être retenue.
D. Objection fondée sur l’irrecevabilité alléguée des déclarations d’intervention au stade des exceptions préliminaires
61. La Fédération de Russie soutient que les déclarations d’intervention ne sont pas recevables au stade actuel de la procédure car la Cour doit d’abord statuer sur les exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité de la requête de l’Ukraine. La Fédération de Russie avance que la pratique de la Cour va à l’encontre de la recevabilité de déclarations d’intervention avant qu’il ait été statué sur les exceptions préliminaires. Sur ce point, elle mentionne en particulier : l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), dans laquelle la Cour a jugé la déclaration d’intervention d’El Salvador irrecevable au stade de la procédure sur la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête introductive d’instance ; les affaires des Essais nucléaires (Australie c. France et Nouvelle-Zélande c. France), dans lesquelles la Cour a ajourné l’examen des requêtes à fin d’intervention soumises par Fidji au titre de l’article 62 du Statut en attendant d’avoir examiné la question de sa compétence et celle de la recevabilité des requêtes introductives d’instance ; et l’affaire relative à la Demande d’examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l’arrêt rendu par la Cour le 20 décembre 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France) (Nouvelle-Zélande c. France), dans laquelle la Cour n’a pas traité les déclarations d’intervention avant de s’être prononcée sur la recevabilité de la demande initiale d’examen de la situation présentée par la Nouvelle-Zélande.
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La Fédération de Russie fait encore valoir que, faute pour la Cour de s’être prononcée sur l’existence d’un différend en l’espèce, l’objet de celui-ci et les dispositions de la convention susceptibles d’être en cause, les États déclarants ne peuvent pas démontrer que leur intervention porterait sur l’interprétation de dispositions contestées.
62. L’Ukraine et les États déclarants soutiennent que les déclarations d’intervention sont recevables au stade des exceptions préliminaires et que la Cour n’a pas à établir au préalable l’existence et l’objet du différend qui oppose les Parties. Ils soulignent que le Statut et le Règlement de la Cour ne restreignent pas l’intervention à certaines phases de la procédure, et qu’il ne ressort pas de la pratique de la Cour qu’il convient de se prononcer tout d’abord sur les exceptions préliminaires avant de décider de la recevabilité des déclarations d’intervention.
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63. La Cour fait observer que l’article 63 du Statut et l’article 82 du Règlement ne limitent pas le droit d’intervention à une phase particulière de la procédure, ni à un certain type de disposition d’une convention. Ainsi, l’article 63 du Statut dispose que le droit d’intervenir existe « [l]orsqu’il s’agit de l’interprétation d’une convention à laquelle ont participé d’autres États que les parties en litige ». Il en résulte qu’un État peut intervenir au stade des exceptions préliminaires relativement à des dispositions ayant une incidence sur la question de la compétence de la Cour.
64. Selon la Cour, il ne résulte pas des décisions citées par la Fédération de Russie que les déclarations d’intervention sont, par principe, irrecevables dans la phase des exceptions préliminaires.
65. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), El Salvador, dans sa déclaration d’intervention, n’a indiqué aucune disposition d’une convention, quelle qu’elle soit, dont l’interprétation aurait été, selon lui, en cause au stade de la procédure sur la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête introductive d’instance (voir la déclaration d’intervention de la République d’El Salvador, déposée le 15 août 1984). En outre, cette déclaration se référait à des conventions qui ne pouvaient concerner que le fond de l’affaire. C’est dans ces conditions que la Cour a décidé que la déclaration d’intervention d’El Salvador était irrecevable au stade de la procédure sur la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête introductive d’instance (déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 216).
66. Dans les affaires des Essais nucléaires (Australie c. France et Nouvelle-Zélande c. France), les requêtes à fin d’intervention déposées par Fidji au titre de l’article 62 du Statut concernaient exclusivement le fond des affaires (voir les deux requêtes à fin d’intervention soumises par le Gouvernement de Fidji les 16 et 18 mai 1973). La Cour a donc jugé que les requêtes soumises par Fidji, de par leur nature même, présupposaient que la Cour était compétente pour connaître des affaires et que les requêtes introductives d’instance de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande étaient recevables. Elle a donc reporté l’examen des requêtes de Fidji à un stade ultérieur (Essais nucléaires (Australie c. France), requête à fin d’intervention, ordonnance du 12 juillet 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 321 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), requête à fin d’intervention, ordonnance du 12 juillet 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 325).
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67. Enfin, dans l’affaire relative à la Demande d’examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l’arrêt rendu par la Cour le 20 décembre 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France) (Nouvelle-Zélande c. France), la Cour a écarté la demande de la Nouvelle-Zélande tendant à ce que la situation soit examinée conformément à un arrêt rendu précédemment. Par conséquent, elle a écarté les procédures incidentes relatives à cette demande, dont les requêtes et déclarations à fin d’intervention présentées au titre des articles 62 et 63 du Statut (ordonnance du 22 septembre 1995, C.I.J. Recueil 1995, p. 306-307, par. 67-68).
68. La Cour n’estime pas devoir se prononcer sur l’existence et la portée du différend entre les Parties avant de statuer sur la recevabilité des déclarations d’intervention. L’article 63 du Statut confère aux États un droit d’intervenir lorsque l’interprétation d’une convention multilatérale est en cause, et l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour dispose qu’un État désireux d’intervenir doit indiquer les « dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause ». Si l’interprétation de certaines dispositions est en cause au stade des exceptions préliminaires, les États seront admis à intervenir à ce stade pour présenter leur interprétation à leur égard.
69. En l’espèce, l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention sur le génocide concernant la compétence ratione materiae de la Cour est en cause au stade actuel de la procédure. En effet, dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur l’article IX de la convention sur le génocide (voir le paragraphe 2 ci-dessus). La Fédération de Russie a déposé par la suite des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête (voir le paragraphe 18 ci-dessus) et elle a indiqué, dans ses observations écrites sur la recevabilité des déclarations d’intervention, que la compétence ratione materiae de la Cour figurait parmi les questions soulevées dans ses exceptions préliminaires.
70. La Cour estime que toutes les déclarations d’intervention ont trait, du moins en partie, à certaines dispositions de la convention sur le génocide dont l’interprétation est en cause à ce stade de la procédure.
71. La Cour conclut, en conséquence, que l’objection fondée sur l’irrecevabilité alléguée des déclarations d’intervention au stade des exceptions préliminaires ne peut être retenue.
E. Objection fondée sur l’argument selon lequel les déclarations d’intervention présupposent la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête de l’Ukraine
72. La Fédération de Russie avance que, même si elles portent apparemment, en tout ou en partie, sur des questions de compétence, les déclarations d’intervention abordent en réalité des points qui présupposent que la Cour est compétente ou que la requête de l’Ukraine est recevable. Selon la défenderesse, si la Cour autorise les États déclarants à intervenir à ce stade, elle préjugera en substance des exceptions préliminaires. S’appuyant sur le rejet, par la Cour, de la déclaration d’intervention d’El Salvador en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), la Fédération de Russie soutient que la présence, dans une déclaration d’intervention, d’arguments relatifs au fond, ou qui présupposent que la Cour est compétente, rend ladite déclaration entièrement irrecevable au stade de la compétence.
73. Selon l’Ukraine et les États déclarants, les déclarations d’intervention ne présupposent ni la compétence de la Cour ni la recevabilité de la requête. Ils soulignent que ces déclarations ont trait
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à l’interprétation de la clause compromissoire énoncée à l’article IX de la convention. Ils ajoutent qu’une déclaration d’intervention qui englobe des questions relatives à la compétence et au fond n’est pas nécessairement irrecevable dans son intégralité.
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74. La Cour a déjà dit que les déclarations d’intervention peuvent être recevables au stade des exceptions préliminaires (voir la section III.D ci-dessus). Elle est d’avis que l’interprétation des dispositions relatives à sa compétence, telles que la clause compromissoire et les dispositions qui sont pertinentes aux fins de la détermination de la compétence ratione materiae dans une affaire donnée, peut être en cause dans la phase des exceptions préliminaires et constituer ainsi l’objet d’une intervention à ce stade. En revanche, la Cour ne saurait prendre en considération, au stade des exceptions préliminaires, les observations sur l’interprétation des dispositions de la convention relatives au fond de l’affaire. Lorsqu’une déclaration d’intervention porte en même temps sur la compétence de la Cour et sur le fond de l’affaire, la Cour ne prendra en compte, au stade des exceptions préliminaires, que les éléments pertinents aux fins de la compétence.
75. La Cour conclut, en conséquence, que les déclarations d’intervention sont recevables au stade actuel de la procédure en ce qu’elles portent sur l’interprétation des dispositions relatives à sa compétence.
76. Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour ne peut retenir l’objection soulevée par la Fédération de Russie.
F. Objection fondée sur l’argument selon lequel l’intervention ne peut avoir trait à l’interprétation de clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide
77. La Fédération de Russie soutient que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut ne peut avoir trait à l’interprétation de clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide, car cette disposition, qui ne porte pas sur un droit substantiel, ne saurait constituer l’objet d’un différend. Elle considère que, sous prétexte d’interpréter l’article IX de la convention, les États déclarants « défendent l’idée qu’il existe un différend dans la présente affaire » ou formulent des observations quant à la portée de celui-ci, ces questions relevant pourtant de l’application d’un traité, et non de son interprétation. La Fédération de Russie fait valoir que, en tout état de cause, nul ne peut affirmer que l’interprétation de l’article IX de la convention est en cause tant que l’on n’a pas dépassé le stade de la compétence, et que le simple fait que des exceptions préliminaires aient été soulevées n’atteste pas l’existence d’un différend concernant l’interprétation de cet article. Elle soutient en outre qu’il ressort des travaux préparatoires de l’article 63 (notamment du rapport établi par le représentant de la France à l’intention du Conseil de la Société des Nations sur le projet de Statut de la Cour permanente de Justice internationale) et de l’arrêt rendu en l’affaire Haya de la Torre (Colombie c. Pérou) que l’article 63 ne prévoit pas d’interventions en ce qui concerne des clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide, ces interventions étant limitées aux dispositions de fond.
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78. Selon l’Ukraine et les États déclarants, il résulte de l’article 63 du Statut et l’article 82 du Règlement de la Cour que l’intervention au titre de ces dispositions peut avoir trait à l’interprétation de toute disposition d’une convention en cause, y compris des clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide.
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79. La Cour a déjà conclu que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut peut concerner toute disposition dont l’interprétation est en cause au stade pertinent de la procédure. En particulier, des clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide peuvent constituer l’objet d’une intervention fondée sur l’article 63 du Statut, et pareille intervention peut être jugée recevable au stade des exceptions préliminaires (voir la section III.D ci-dessus). De l’avis de la Cour, l’interprétation de l’article IX est en cause à ce stade de la procédure et les États déclarants sont en droit de présenter leur interprétation de cette disposition.
80. La Cour considère que l’extrait des travaux préparatoires de l’article 63 du Statut de la Cour permanente de Justice internationale cité par la Fédération de Russie ne révèle pas l’intention d’exclure l’interprétation des clauses compromissoires du champ des interventions, mais indique seulement que
« [l]es observations à l’avant-projet de La Haye présentées par l’un de nos collègues attirent l’attention sur le cas suivant : il pourrait se produire qu’un cas qui a l’air peu important en lui-même soit soumis à la juridiction de la Cour et que la Cour prenne au sujet de ce cas une décision énonçant certains principes de droit international qui, s’ils étaient appliqués à d’autres pays, modifieraient complètement les principes de droit traditionnel dans ce pays et qui, par là, pourraient avoir des conséquences graves. On s’est demandé si, en vue d’une telle hypothèse, il ne devrait pas être donné aux États non parties en cause le droit d’intervenir au procès dans l’intérêt de l’harmonieux développement du droit et d’exercer autrement après la clôture du procès, dans le même intérêt, une influence sur le futur développement du droit. » (Société des Nations, Cour permanente de Justice internationale, Documents au sujet des mesures prises par le Conseil de la Société des Nations aux termes de l’article 14 du Pacte et de l’adoption par l’Assemblée du Statut de la Cour permanente (1921), p. 50.)
De plus, l’exigence qu’une intervention fondée sur l’article 63 se rapporte à l’objet de l’instance (Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 76) ne signifie pas que le droit d’intervenir se limite aux dispositions de fond de la convention en cause.
81. En conséquence, la Cour ne peut retenir l’objection soulevée par la Fédération de Russie à cet égard.
G. Objection selon laquelle les déclarations d’intervention sortent du cadre de l’interprétation de la convention sur le génocide
82. La Fédération de Russie avance que les déclarations d’intervention devraient être jugées irrecevables car elles cherchent à traiter de questions sans rapport avec l’interprétation de la convention sur le génocide, et que les accueillir comme recevables préjugerait de questions relatives à la compétence ratione materiae de la Cour. Elle soutient en particulier que les déclarations font
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mention de l’existence d’un différend entre les Parties, alors qu’il s’agit là d’une question de preuve qu’il convient de trancher en tenant compte des faits de l’espèce. De même, la Fédération de Russie affirme que les déclarations ne devraient pas aborder la question de savoir si un génocide s’est produit en Ukraine, cette question relevant du fond. Selon elle, les autres éléments des déclarations qui sortent du cadre de l’interprétation de la convention sur le génocide concernent des règles de droit international relatives à la doctrine de l’abus de droit, à l’emploi de la force, au jus in bello, aux crimes de guerre, à l’intégrité territoriale et à l’acquisition de territoires, ainsi que des violations alléguées, par la Fédération de Russie, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour. La Fédération de Russie conclut que les déclarations devraient à tout le moins être jugées irrecevables au stade de la compétence ou qu’il devrait être sursis à leur examen jusqu’à ce que la Cour ait établi la portée de sa compétence ratione materiae.
83. L’Ukraine et les États déclarants considèrent que les déclarations d’intervention ne traitent que de questions d’interprétation de la convention sur le génocide. En particulier, si les déclarations renvoient parfois à des règles et principes de droit international ne figurant pas dans la convention sur le génocide, c’est uniquement dans le contexte de l’interprétation des dispositions de cet instrument.
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84. La Cour a déjà souligné que l’intervention au titre de l’article 63 du Statut est limitée à l’interprétation des dispositions en cause au stade pertinent de la procédure. Elle estime que les déclarations d’intervention considérées concernent, de façon générale, l’interprétation des dispositions de la convention sur le génocide. Toutefois, dans la mesure où certaines déclarations traitent également d’autres questions, telles que l’existence d’un différend entre les Parties, les éléments de preuve, les faits ou l’application de la convention en l’espèce, la Cour ne les examinera pas. En outre, bien que certaines des déclarations renvoient aussi à d’autres règles et principes de droit international, en dehors de la convention sur le génocide, la Cour n’examinera ces références que dans la mesure où elles ont trait à l’interprétation des dispositions de la convention, conformément à la règle coutumière d’interprétation qui trouve son expression à l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités.
85. En conséquence, la Cour ne peut retenir l’objection soulevée par la Fédération de Russie à cet égard.
IV. OBJECTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT LA DÉCLARATION CONJOINTE D’INTERVENTION DU CANADA ET DES PAYS-BAS
86. La Fédération de Russie soulève une objection additionnelle concernant la recevabilité de la déclaration conjointe d’intervention du Canada et des Pays-Bas. Elle allègue que cette déclaration est irrecevable car les déclarations conjointes d’intervention ne sont prévues ni par le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut ni par l’article 82 du Règlement de la Cour, ces deux dispositions mentionnant l’intervention d’un État au singulier.
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87. L’Ukraine, le Canada et les Pays-Bas affirment que rien ne fait obstacle au dépôt d’une déclaration conjointe d’intervention au titre de l’article 63 du Statut.
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88. La Cour considère que rien dans le Statut ou le Règlement n’empêche des États de présenter une déclaration conjointe d’intervention. Si le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut et l’article 82 du Règlement de la Cour font mention du droit d’un État de déposer une déclaration d’intervention, l’emploi du singulier générique signifie simplement que chaque État partie à la convention en cause peut intervenir dans la procédure, mais n’interdit pas auxdits États de présenter une déclaration conjointe. En réalité, la présentation conjointe de positions communes peut aller dans le sens d’une bonne administration de la justice.
89. La Cour ne peut donc retenir l’objection soulevée par la Fédération de Russie à cet égard.
V. OBJECTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONCERNANT LA DÉCLARATION D’INTERVENTION DES ÉTATS-UNIS
90. La Fédération de Russie soulève une objection additionnelle concernant la recevabilité de la déclaration d’intervention des États-Unis, affirmant qu’elle est irrecevable du fait de la réserve que ces derniers ont formulée à l’article IX de la convention sur le génocide. La Fédération de Russie avance trois arguments à l’appui de cette objection. Premièrement, elle soutient que le terme « convention » qui figure à l’article 63 du Statut doit s’entendre d’une convention dont les dispositions soumises à interprétation et la clause compromissoire donnant compétence à la Cour sont en vigueur entre l’État désireux d’intervenir et les parties à l’instance. Il en serait ainsi parce qu’un État ayant formulé une réserve à une clause compromissoire d’un traité s’est de fait « prémuni » contre tout effet d’une interprétation judiciaire du traité par la Cour et, partant, n’a pas d’intérêt particulier à protéger au moyen de l’article 63 du Statut. Deuxièmement, la Fédération de Russie affirme que cet article suppose l’existence d’un lien juridictionnel entre les parties à l’instance principale et l’État demandant à intervenir, lien qui n’existe pas lorsque ledit État a formulé une réserve à la clause compromissoire. Troisièmement, la Fédération de Russie estime que l’intervention au titre de l’article 63 doit se conformer au principe de réciprocité, et qu’un État qui ne peut être attrait devant la Cour par un autre État en tant que défendeur ne devrait pas être autorisé à intervenir contre cet État.
91. Les États-Unis estiment que la réserve qu’ils ont formulée à l’article IX de la convention sur le génocide est sans effet sur le droit d’intervenir que leur confère l’article 63 du Statut. Ils considèrent que la Fédération de Russie tente d’ajouter des conditions aux exigences de l’article 63 et, en conséquence, que les arguments qu’elle avance devraient être rejetés. D’une part, les États-Unis affirment que l’exigence relative à un « intérêt particulier » invoquée par la Fédération de Russie ne figure pas dans le libellé de l’article 63, selon lequel l’intérêt d’un État partie dans l’interprétation d’un traité ne dépend pas du fait qu’il ait ou non accepté la compétence de la Cour. Les États-Unis affirment que, dans le cas où leur déclaration d’intervention serait jugée recevable, l’interprétation des dispositions de la convention que donnera la Cour en l’espèce sera obligatoire à leur égard en vertu du paragraphe 2 de l’article 63. Ils ajoutent qu’il en ira ainsi, qu’un autre État puisse ou non invoquer la compétence de la Cour dans une future affaire qui les concernerait. D’autre part, selon les États-Unis, l’article 63 du Statut n’impose pas l’existence d’un « lien juridictionnel » entre les parties et l’État désireux d’intervenir, étant donné que ni le texte de cette disposition ni la pratique
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de la Cour ni l’historique de la rédaction de l’article 63 ne font ressortir une telle exigence. Enfin, les États-Unis soutiennent que c’est à tort que la Fédération de Russie invoque le principe de réciprocité, en pratiquant un amalgame entre l’intervention au titre de l’article 63 et la qualité de partie à l’instance.
92. L’Ukraine considère que le fait que les États-Unis maintiennent une réserve à l’article IX de la convention sur le génocide n’a pas d’incidence sur le droit de cet État d’intervenir au titre de l’article 63 du Statut.
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93. La Cour a déjà conclu que les déclarations d’intervention peuvent être recevables au stade actuel de la procédure en ce qu’elles ont trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention sur le génocide pertinentes aux fins de la détermination de sa compétence ratione materiae (voir les sections III.D et III.F ci-dessus). Toutefois, elle doit à présent rechercher si la réserve que les États-Unis ont formulée à l’article IX de la convention rend la déclaration d’intervention de cet État irrecevable pour autant qu’elle se rapporte au stade actuel de la procédure.
94. La Cour relève que les États-Unis ont assorti l’article IX de la convention sur le génocide de la réserve ci-après, qui est actuellement en vigueur :
« En ce qui concerne l’article IX de la Convention, pour qu’un différend auquel les États-Unis sont parties puisse être soumis à la juridiction de la Cour internationale de Justice en vertu de cet article, le consentement exprès des États-Unis est nécessaire dans chaque cas. »
La Cour a conclu que cette réserve « a[vait] pour effet d’exclure cet article des dispositions de la convention en vigueur » entre les États-Unis et une autre partie à un différend (Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 924, par. 24). En conséquence, en vertu de cette réserve, les États-Unis ne sont pas liés par l’article IX de la convention.
95. La Cour considère que les États-Unis ne peuvent intervenir dans le cadre de l’interprétation de l’article IX de la convention, alors qu’ils ne sont pas liés par cette disposition. En effet, la réserve des États-Unis exclut l’effet juridique de cet article à leur égard. Par conséquent, l’intérêt juridique qu’ils sont présumés avoir dans l’interprétation de la convention sur le génocide, en tant que partie à celle-ci, n’est pas présent en ce qui concerne l’article IX. En outre, par leur déclaration selon laquelle ils « reconnaissent que, puisqu’ils se prévalent du droit d’intervenir prévu à l’article 63 du Statut, l’interprétation de la convention que contiendra l’arrêt qui sera rendu en l’espèce sera également obligatoire à leur égard », les États-Unis ne peuvent remédier au fait qu’ils ont formulé une réserve à l’article IX de la convention, lequel n’entraîne donc aucune obligation à leur égard.
96. Selon la Cour, la déclaration d’intervention des États-Unis, dans la mesure où elle a trait à l’interprétation de l’article IX, n’entre pas dans les prévisions de l’article 63 du Statut, qui permet aux États parties à une convention d’intervenir dans une affaire au sujet de l’interprétation d’une de ses dispositions en cause devant la Cour, étant entendu qu’ils sont liés par la disposition en question.
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Ainsi, lorsqu’un État demande à intervenir au titre de l’article 63, mais qu’il n’est pas lié par une disposition de la convention en raison d’une réserve, sa déclaration fondée sur ledit article ne peut être considérée comme recevable pour ce qui est de l’interprétation de cette disposition. Par conséquent, la Cour conclut que la déclaration des États-Unis est irrecevable dans la mesure où elle a trait à l’article IX de la convention sur le génocide.
97. La Cour relève que les États-Unis demandent également à intervenir pour exposer leur interprétation d’autres dispositions de la convention susceptibles d’être en cause à ce stade de la procédure, notamment de dispositions qui pourraient être pertinentes aux fins de la détermination de la portée de sa compétence ratione materiae en l’espèce. La Cour souligne que, au stade des exceptions préliminaires, l’interprétation de toute autre disposition de la convention ne peut être pertinente que dans la mesure où celle-ci a trait à l’interprétation de l’article IX et à l’établissement de la compétence ratione materiae de la Cour au titre de celui-ci. Les États-Unis ayant formulé une réserve à cet article, la Cour estime qu’ils ne peuvent pas intervenir à ce stade pour exposer leur interprétation d’autres dispositions de la convention qui seraient pertinentes aux fins de la compétence ratione materiae qu’elle tient de l’article IX.
98. La Cour conclut que la déclaration d’intervention des États-Unis est irrecevable dans la mesure où elle a trait au stade de la procédure sur les exceptions préliminaires. Elle retient l’objection soulevée par la Fédération de Russie en ce qu’elle a trait à cette phase.
VI. CONCLUSION
99. La Cour conclut que les déclarations d’intervention déposées en l’affaire, à l’exception de celle présentée par les États-Unis, sont recevables au stade des exceptions préliminaires en ce qu’elles ont trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention sur le génocide pertinentes aux fins de la détermination de sa compétence ratione materiae en l’espèce. En conséquence, la Cour ne prendra en considération, à ce stade, aucun des éléments présentés dans les observations écrites ou orales par les États déclarants qui sortirait du cadre ainsi fixé.
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100. La Cour rappelle en outre que l’article 86 de son Règlement dispose ce qui suit :
« 1. Si une intervention fondée sur l’article 63 du Statut est déclarée recevable, l’État intervenant reçoit copie des pièces de procédure et des documents annexés et a le droit de présenter, dans un délai fixé par la Cour ou, si elle ne siège pas, par le Président, des observations écrites sur l’objet de l’intervention.
2. Ces observations sont communiquées aux parties et à tout autre État autorisé à intervenir. L’État intervenant a le droit de présenter au cours de la procédure orale des observations sur l’objet de l’intervention. »
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101. Conformément à cette disposition, les États dont les déclarations d’intervention sont recevables au stade actuel recevront copie du mémoire de l’Ukraine, des exceptions préliminaires de la Fédération de Russie et de l’exposé écrit de l’Ukraine sur ces exceptions préliminaires. En outre, la Cour fixera le délai dans lequel les États déclarants pourront déposer leurs observations écrites sur l’objet de leur intervention telle qu’elle a été déclarée recevable au stade actuel.
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102. Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par quatorze voix contre une,
Dit que les déclarations d’intervention présentées au titre de l’article 63 du Statut par la République fédérale d’Allemagne, l’Australie, la République d’Autriche, le Royaume de Belgique, la République de Bulgarie, le Canada et le Royaume des Pays-Bas, la République de Chypre, la République de Croatie, le Royaume du Danemark, le Royaume d’Espagne, la République d’Estonie, la République de Finlande, la République française, la République hellénique, l’Irlande, la République italienne, la République de Lettonie, la Principauté du Liechtenstein, la République de Lituanie, le Grand-Duché de Luxembourg, la République de Malte, le Royaume de Norvège, la Nouvelle-Zélande, la République de Pologne, la République portugaise, la Roumanie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, la République slovaque, la République de Slovénie, le Royaume de Suède et la République tchèque sont recevables au stade des exceptions préliminaires en ce qu’elles ont trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour ;
POUR : M. Bennouna, juge, faisant fonction de président ; Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge ;
2) À l’unanimité,
Dit que la déclaration d’intervention présentée au titre de l’article 63 du Statut par les États-Unis d’Amérique est irrecevable dans la mesure où elle a trait au stade des exceptions préliminaires ;
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3) Par quatorze voix contre une,
Fixe au 5 juillet 2023 la date d’expiration du délai pour le dépôt, par les États dont les déclarations d’intervention ont été jugées recevables au stade des exceptions préliminaires, des observations écrites prévues au paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement de la Cour.
POUR : M. Bennouna, juge, faisant fonction de président ; Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le cinq juin deux mille vingt-trois, en trente-six exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de l’Ukraine, au Gouvernement de la Fédération de Russie et aux Gouvernements de la République fédérale d’Allemagne, de l’Australie, de la République d’Autriche, du Royaume de Belgique, de la République de Bulgarie, du Canada, de la République de Chypre, de la République de Croatie, du Royaume du Danemark, du Royaume d’Espagne, de la République d’Estonie, des États-Unis d’Amérique, de la République de Finlande, de la République française, de la République hellénique, de l’Irlande, de la République italienne, de la République de Lettonie, de la Principauté du Liechtenstein, de la République de Lituanie, du Grand-Duché de Luxembourg, de la République de Malte, du Royaume de Norvège, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume des Pays-Bas, de la République de Pologne, de la République portugaise, de la Roumanie, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de la République slovaque, de la République de Slovénie, du Royaume de Suède et de la République tchèque.
Le juge faisant fonction de président,
(Signé) Mohamed BENNOUNA.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
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M. le juge GEVORGIAN, vice-président, joint une déclaration à l’ordonnance ; M. le juge ABRAHAM joint une déclaration à l’ordonnance ; Mme la juge XUE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge BHANDARI joint une déclaration à l’ordonnance.
(Paraphé) M.B.
(Paraphé) Ph.G.
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Recevabilité des déclarations d'intervention

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Ordonnance du 5 juin 2023

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