Note : Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel.
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE
EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE
9 décembre 2022
[Traduction du Greffe]
DÉCLARATION D’INTERVENTION DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE
EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
A Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice, le soussigné, dûment autorisé par
la République de Chypre, déclare ce qui suit :
1. Au nom de la République de Chypre, j’ai l’honneur de soumettre à la Cour, en vertu du
paragraphe 2 de l’article 63 de son Statut, une déclaration d’intervention en l’affaire relative à des
Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Ukraine c. Fédération de Russie).
2. Selon le paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour, un Etat qui désire se prévaloir
du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut doit déposer une déclaration qui précise
le nom de l’agent, l’affaire et la convention qu’elle concerne, et qui contient :
a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme partie à la
convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés.
3. Les éléments ci-dessus font l’objet des sections II à V de la présente déclaration, tandis que
sa section I contient des observations liminaires précisant l’affaire et la convention que ladite
déclaration concerne et un bref historique de la procédure. La conclusion figure dans la section VI.
I. OBSERVATIONS LIMINAIRES
4. L’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide soulève des questions d’interprétation portant sur des
dispositions essentielles de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»), et notamment sur la détermination de
la portée exacte de la clause compromissoire figurant à son article IX et de l’obligation de prévenir
et punir le crime de génocide consacrée à son article premier.
5. Le 26 février 2022, l’Ukraine a saisi la Cour par une requête introductive d’instance contre
la Fédération de Russie au titre du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et de l’article IX
de la convention sur le génocide. Dans cette requête, elle soutient qu’
«[u]n différend relatif à l’interprétation et à l’application de la convention sur le
génocide s’est … fait jour, puisque l’Ukraine et la Russie ont des vues opposées sur la
question de savoir si un génocide a été perpétré sur le sol ukrainien et si l’article premier
de la convention peut fonder l’emploi de la force armée par la Russie contre l’Ukraine
pour «prévenir et punir» ce génocide allégué»1.
1 Requête introductive d’instance du 26 février 2022, par. 11.
Le même jour, l’Ukraine a déposé une demande en indication de mesures conservatoires en
application de l’article 41 du Statut de la Cour.
6. Le 7 mars 2022, la Fédération de Russie a déposé un document (avec annexes) exposant sa
position sur la prétendue «incompétence» de la Cour en l’affaire. Dans ce document, elle soutenait
que l’Ukraine
«cherch[ait] à soumettre à la Cour les questions de la licéité de l’emploi de la force par
la Russie en Ukraine et de la reconnaissance par la Russie des Républiques populaires
de Donetsk et de Louhansk en invoquant à cet effet la convention de 1948 pour la
prévention et la répression du crime de génocide»2.
Elle y faisait valoir que la requête introductive d’instance et la demande en indication de mesures
conservatoires dépassaient toutes les deux le champ d’application de la convention et donc la
compétence de la Cour, et priait celle-ci de s’abstenir d’indiquer des mesures conservatoires et de
radier l’affaire de son rôle3.
7. Le 16 mars 2022, la Cour a rendu une ordonnance sur la demande en indication de mesures
conservatoires, dans laquelle elle prescrivait les mesures à prendre en l’espèce4.
8. Le 30 mars 2022, le greffier de la Cour, agissant sur les instructions de la Cour et
conformément au paragraphe 1 de l’article 63 du Statut de celle-ci, a notifié à la République de
Chypre que, dans la requête de l’Ukraine, la convention sur le génocide «[était] invoquée à la fois
comme base de compétence de la Cour et à l’appui des demandes de l’Ukraine au fond»5.
9. Le 31 octobre 2022, le greffier de la Cour a fait savoir qu’«il serait dans l’intérêt de la bonne
administration de la justice et de l’économie procédurale» que tout Etat «souhaitant se prévaloir du
droit d’intervention que lui confère l’article 63» du Statut dépose sa déclaration «au plus tard le
jeudi 15 décembre 2022».
10. Par la présente déclaration, la République de Chypre se prévaut du droit d’intervention que
lui confère l’article 63 du Statut de la Cour. L’affaire dont est saisie la Cour soulève des questions
d’une importance extrême pour l’interprétation des obligations découlant de la convention sur le
génocide, obligations dont la Cour a établi qu’elles sont erga omnes partes6. En conséquence, tous
les Etats parties à la convention ont un intérêt à ce que les dispositions pertinentes de la convention
soient interprétées comme il se doit.
11. En ce qui concerne plus spécifiquement la République de Chypre, celle-ci a un intérêt, qui
est de donner son avis sur la juste interprétation non seulement de la clause compromissoire figurant
2 Document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue «incompétence» de la
Cour en l’affaire, 7 mars 2022, par. 4.
3 Ibid., par. 23 et 24.
4 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022 sur la demande en indication de mesures conservatoires,
par. 86.
5 Voir l’annexe A de la présente déclaration.
6 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107.
à l’article IX de la convention, mais encore de l’obligation de prévenir et punir prévue à
l’article premier qui, comme on l’expliquera au paragraphe 14 ci-dessous, constitue en partie le point
de départ de l’activation de la clause compromissoire en l’espèce. Etat de dimensions modestes, la
République de Chypre fait reposer sa sécurité sur l’ordre mondial fondé sur des règles qui a en son
coeur la Charte des Nations Unies et le respect du droit international. Compte tenu de son histoire
relativement brève mais tumultueuse, il est d’une importance vitale pour la République de Chypre
que les dispositions des conventions et traités ne soient pas dénaturées pour justifier l’emploi de la
force contre leurs parties, mais correctement interprétées par les Etats et, en dernier ressort, par la
Cour lorsqu’ils définissent les paramètres desdites dispositions selon le droit international.
12. En se prévalant du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut de la Cour, la
République de Chypre accepte comme également obligatoire à son égard l’interprétation que
contiendra l’arrêt que la Cour rendra en l’espèce. Elle offrira toute l’aide possible à la Cour, si celle-ci
devait plus tard juger utile, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice, de joindre la
présente déclaration à d’autres déclarations similaires émanant d’autres Etats en vue des stades
ultérieurs de la procédure.
II. LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE EST PARTIE À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
13. La République de Chypre a déposé le 29 mars 1982 son instrument d’adhésion à la
convention sur le génocide auprès du dépositaire, conformément à l’article XI de la convention. En
conséquence, la convention est entrée en vigueur pour elle le 27 juin 1982, conformément à son
article XIII7.
III. DISPOSITIONS DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
QUI SONT EN CAUSE EN L’ESPÈCE
14. Dans sa requête, l’Ukraine soutient qu’un différend s’est fait jour entre elle-même et la
Fédération de Russie «sur la question de savoir si un génocide a été perpétré sur le sol ukrainien et
si l’article premier de la convention peut fonder l’emploi de la force armée par la Russie contre
l’Ukraine pour «prévenir et punir» ce génocide allégué»8. Il s’ensuit, selon l’Ukraine, que la Cour a
compétence en application de l’article IX de la convention9.
15. Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, l’Ukraine précise qu’il existe
entre elle et la Fédération de Russie un différend «d’ordre factuel» sur la question de savoir si un
génocide, tel que défini à l’article II de la convention sur le génocide, est en cours ou a été commis
dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk10, ainsi qu’un différend «juridique» sur la
question de savoir si,
«en conséquence de son affirmation unilatérale selon laquelle un génocide serait en
cours, la Russie dispose d’un quelconque fondement juridique justifiant l’engagement
7 C.N.101.1982.TREATIES-3 (Notification dépositaire) «Adhésion de Chypre», annexe B de la présente
déclaration.
8 Requête introductive d’instance du 26 février 2022, par. 11.
9 Ibid., par. 12.
10 Demande en indication de mesures conservatoires du 26 février 2022, par. 11.
d’une action militaire contre l’Etat ukrainien et sur son territoire pour prévenir et punir
un génocide en vertu de l’article premier de la convention sur le génocide»11.
16. Ce sont donc au moins trois dispositions qui sont en cause en l’espèce, à savoir les
articles IX, II et premier de la convention. Les articles III (mentionné dans l’article IX) et VIII
(mentionné par l’Ukraine dans sa demande12) pourraient cependant être eux aussi concernés. Tel est
déjà le cas avec l’article IX, puisqu’il faut l’interpréter aux fins d’établir la compétence.
L’interprétation de la clause compromissoire qu’il contient ne saurait se faire dans l’abstrait, sans
évoquer (et par conséquent interpréter) les dispositions de la convention qui ont trait au fond. Bien
entendu,
«la Cour doit … fonder sa compétence sur la clause compromissoire … Mais la
conclusion sur ce point ne saurait procéder purement et simplement de quelques
impressions. La Cour ne peut établir l’existence d’un différend relatif à l’interprétation
et à l’application [d’un] traité … qu’en interprétant les articles qu’[une partie] prétend
avoir été violés [par une autre partie].»13
17. La juste interprétation des articles premier, II, III, VIII et IX pourrait donc être en cause
en l’espèce, y compris au stade de la compétence. Dans la section suivante de la présente déclaration,
la République de Chypre limitera ses observations à l’interprétation des articles premier et IX. Elle
se réserve toutefois le droit de modifier ou compléter la présente déclaration au cours des exposés
écrits et oraux et en déposant une autre déclaration auprès de la Cour.
IV. EXPOSÉ DE L’INTERPRÉTATION QUE DONNE LA RÉPUBLIQUE
DE CHYPRE DES DISPOSITIONS EN CAUSE
18. Dans cet exposé de l’interprétation qu’elle donne des dispositions en cause, la République
de Chypre est guidée par la règle générale d’interprétation énoncée à l’article 31 de la convention de
Vienne sur le droit des traités, dont la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’elle reflète le droit
international coutumier14.
1. Article IX
19. L’article IX, qui contient la clause compromissoire de la convention, se lit comme suit :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une Partie au différend.»
11 Ibid.
12 Demande en indication de mesures conservatoires du 26 février 2022, par. 11.
13 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), opinion individuelle de la juge Higgins, p. 855, par. 29.
14 Voir, par exemple, Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 1059, par. 18.
20. Pour que la Cour puisse exercer sa juridiction «à la requête d’une Partie au différend», il
faut donc qu’il existe entre les parties à la convention sur le génocide un différend qui soit «relatif à
l’interprétation, l’application ou l’exécution» de cette convention.
21. La jurisprudence de la Cour sur la question de l’existence d’un différend est abondante.
Selon l’arrêt de la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire des Concessions
Mavrommatis, «[u]n différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction,
une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts» entre des parties15. La Cour internationale de
Justice a précisé que, pour établir l’existence d’un différend, «[i]l faut démontrer que la réclamation
de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre»16 et démontrer également «que le
défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se
heurtaient à l’«opposition manifeste» du demandeur»17. L’existence d’un différend doit être «établie
objectivement» par la Cour18.
22. Le différend doit être «relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la
convention sur le génocide. La condition que le différend soit «relatif à» (plutôt que «concerne» ou
«découle de») l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention est un premier indice
que les parties entendaient que la clause compromissoire de l’article IX fût de large portée. Cela est
confirmé par l’ajout inhabituel du terme «exécution» aux termes «interprétation» et «application»,
ainsi que par cette «particularité» de l’article IX que constitue l’expression «y compris», qui lui
permet de mentionner à titre indicatif les différends relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière
de génocide19.
23. Cette large portée de l’article IX doit être considérée comme englobant ce qu’on a pu
appeler les «revendications de non-violation»20. Si un Etat partie à la convention peut affirmer qu’un
autre Etat partie viole la convention et ainsi saisir la Cour sur le fondement de l’article IX (en
supposant que son affirmation se heurte à une opposition manifeste, c’est-à-dire qu’il existe un
différend), un Etat partie accusé de violer la convention et qui s’oppose manifestement à cette
accusation doit pouvoir faire valoir le même droit. Cet Etat doit avoir la faculté de demander à la
Cour d’établir que les accusations de violation de la convention formulées contre lui sont infondées.
Il doit se voir accorder la possibilité de «laver son honneur», et c’est précisément cette possibilité
que lui donne l’article IX.
24. Cette interprétation est confirmée par le fait que la clause compromissoire permet à l’une
des parties au différend de porter celui-ci devant la Cour, et non pas, par exemple, à la seule partie
qui allègue une violation de la convention. La partie visée par une telle allégation a le même droit
que l’autre partie de porter ce différend devant la Cour sur le fondement de l’article IX.
15 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
16 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
17 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850,
par. 41.
18 Ibid., p. 849, par. 39.
19 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 169.
20 Expression employée par le vice-président Gevorgian dans la déclaration qu’il a jointe à l’ordonnance du 16 mars
2022 sur la demande en indication de mesures conservatoires, par. 8.
25. La situation dans le cas d’espèce confirme encore l’interprétation exposée dans le
paragraphe qui précède. En effet, dans la présente affaire, l’allégation de génocide, qui est contestée,
sert à justifier le recours à la force pour répondre à l’infraction alléguée, c’est-à-dire pour faire subir
à l’accusé un acte illicite. Il va de soi qu’un Etat partie devrait, comme on l’a dit plus haut, pouvoir
«laver son honneur» lorsqu’une allégation qu’il conteste est formulée contre lui, mais le fait que
certaines allégations puissent servir ensuite à justifier d’autres mesures, y compris l’emploi de la
force, confère une importance toute particulière à ce droit de formuler une «revendication de
non-violation». Si la clause compromissoire ne pouvait pas être invoquée pour saisir la Cour de ce
genre de questions, son efficacité serait gravement compromise.
2. Article premier
26. En l’espèce, l’Ukraine ne cherche pas seulement à réfuter une allégation de responsabilité
en matière de génocide (ce qu’elle a appelé un «différend d’ordre factuel» dans sa demande en
indication de mesures conservatoires). Elle cherche aussi à obtenir que la Cour déclare que l’assertion
unilatérale de la Fédération de Russie, selon qui un génocide est en cours, n’offre à celle-ci aucun
«fondement juridique justifiant l’engagement d’une action militaire contre l’Etat ukrainien et sur son
territoire pour prévenir et punir un génocide en vertu de l’article premier de la convention»21.
27. L’article premier de la convention établit pour les Etats parties une obligation
(engagement) de prévenir et punir le crime de génocide : «Les Parties contractantes confirment que
le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des
gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.»
28. Ce que recouvre cette obligation (ou engagement) de prévention est de la plus haute
importance pour l’interprétation de la disposition en cause. Heureusement, la Cour a déclaré sans
ambiguïté que «l’obligation dont il s’agit est une obligation de comportement et non de résultat»22,
qui impose aux Etats de «mettre en oeuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition
en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide»23. Et la Cour a précisé qu’il était «clair
que chaque Etat ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité
internationale»24.
29. En conséquence, et même si l’accusation de génocide devait être prouvée (ce qui, selon la
Cour, exigerait que soient présentés des éléments ayant pleine force probante)25, l’article premier
n’autoriserait pas un Etat partie à la convention à prendre des mesures qui ne seraient pas autrement
permises en droit international. Et s’il est vrai que les contre-mesures sont autorisées pour répondre
à un fait internationalement illicite, ces contre-mesures ne sauraient en aucun cas impliquer l’emploi
de la force armée en violation de la Charte des Nations Unies26. Quelles que soient les «mesures»
qu’un Etat puisse prendre en vue de prévenir un génocide, celles-ci doivent s’inscrire dans les limites
21 Demande en indication de mesures conservatoires du 26 février 2022, par. 11.
22 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 129, par. 209.
26 Voir l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 50 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, Annuaire de
la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, et le commentaire, p. 141, par. 4-5.
de ce que permet la légalité internationale, et en particulier le paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte
des Nations Unies.
30. Cela est d’autant plus le cas que l’article VIII de la convention rappelle aux Etats parties
qu’ils peuvent
«saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent,
conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour
la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres
actes énumérés à l’article III».
Cette disposition a été conçue pour sauvegarder le système de sécurité collective mis en place par la
Charte, dont [l’article 1] réaffirme l’obligation de réaliser la «coopération internationale».
31. L’interprétation avancée dans les paragraphes qui précèdent est en harmonie avec la
jurisprudence de la Cour concernant la protection des droits de l’homme prévue par les traités, et
plus généralement le recours à la force en réponse à des faits perçus comme illicites. Dans l’affaire
des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a déclaré sans
ambiguïté que «l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le
respect [des] droits [de l’homme]»27. Et dans sa toute première affaire contentieuse, elle a pu dire ce
qui suit de l’intervention forcée :
«Le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé par [la Cour] que comme
la manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux
abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de
l’organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international.
L’intervention est peut-être moins acceptable encore dans la forme particulière qu’elle
présenterait ici, puisque, réservée par la nature des choses aux Etats les plus puissants,
elle pourrait aisément conduire à fausser l’administration de la justice internationale
elle-même.»28
32. En ce qui concerne l’obligation (engagement) de punir, il ressort clairement d’une
interprétation systématique de la convention que celle-ci impose aux Etats parties d’incriminer le
génocide dans leur droit interne et de punir en conséquence les personnes convaincues de génocide.
C’est ce que dit expressément l’article V. De même, l’article IV dit clairement que «[l]es personnes
ayant commis le génocide … seront punies». Cela désigne nécessairement des individus. L’article VI
prévoit que les personnes accusées de génocide seront traduites devant les tribunaux compétents des
Etats parties (ou devant une cour criminelle internationale compétente à l’égard de certains ou de
l’ensemble des Etats parties). Enfin, l’article VII envisage les questions relatives à l’extradition,
laquelle concerne nécessairement, elle aussi, des individus et non des Etats. Il est par conséquent
hors de doute que l’article premier n’envisage nullement la «punition» des Etats. Cette conclusion
est encore corroborée, au-delà des dispositions de la convention elle-même, par le fait que même les
contre-mesures, qui constituent en général la réponse normale à des faits internationalement illicites,
ne peuvent pas avoir un caractère punitif, mais sont envisagées comme un moyen d’amener l’Etat
27 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond,
arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134, par. 268.
28 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 35.
responsable à s’acquitter des obligations qui lui incombent en vertu de la deuxième partie du projet
d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite29.
33. Pour résumer, la République de Chypre soutient que l’article IX de la convention est
d’application suffisamment large pour englober des «revendications de non-violation», c’est-à-dire
les demandes d’une partie tendant à ce que la Cour dise et juge que ladite partie n’a pas violé la
convention, lorsque cette position se heurte à l’opposition manifeste d’une autre partie. Cet article
est aussi d’application suffisamment large pour englober la demande d’une partie tendant à ce que
soit définie l’exacte portée de l’obligation de prévention visée à l’article premier de la convention.
En ce qui concerne cette dernière disposition, la République de Chypre soutient qu’une mesure
adoptée en réponse à une violation réelle ou supposée d’un traité ne saurait en aucun cas être licite si
elle implique l’emploi de la force armée en violation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des
Nations Unies. Cela vaut également pour ce qui est de déterminer la portée de l’obligation de prévenir
visée à l’article premier, comme la Cour l’a elle-même déclaré. Quant à l’obligation de punir visée à
l’article premier, la seule punition qu’elle envisage est l’engagement de poursuites et la
condamnation pénale des personnes convaincues de génocide.
V. BORDEREAU DES DOCUMENTS À L’APPUI ANNEXÉS À LA PRÉSENTE DÉCLARATION
34. La République de Chypre soumet les documents suivants à l’appui de sa déclaration :
a) Annexe A : Lettre datée du 30 mars 2022 adressée à la République de Chypre par le greffier de
la Cour en application du paragraphe 1 de l’article 63 du Statut de la Cour ;
b) Annexe B : Notification dépositaire de l’adhésion de la République de Chypre à la convention
sur le génocide, datée du 28 avril 1982.
VI. CONCLUSION
35. Pour les raisons exposées ci-dessus, la République de Chypre, exerçant le droit d’intervenir
au procès que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour, prie respectueusement
celle-ci de déclarer recevable la présente déclaration.
36. La République de Chypre se réserve le droit de modifier ou compléter la présente
déclaration au cours des exposés écrits et oraux et en déposant une autre déclaration auprès de la
Cour.
29 Voir le commentaire de l’article 49 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, Annuaire de la
Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 139, par. 1.
37. Le soussigné, Attorney General de la République de Chypre, intervient en qualité d’agent
aux fins de la présente déclaration. Le greffier de la Cour est respectueusement prié d’adresser toutes
communications à l’adresse suivante : Ambassade de la République de Chypre à La Haye,
15 Surinamestraat, 2585 GG La Haye, Pays-Bas.
L’agent du Gouvernement de la République de Chypre,
Attorney General de la République de Chypre,
(Signé) George L. SAVVIDES.
___________
ANNEXE A
LETTRE ADRESSÉE PAR LE GREFFIER AUX ETATS PARTIES À LA CONVENTION
SUR LE GÉNOCIDE EN APPLICATION DU PARAGRAPHE 1
DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
ANNEXE B
CONFIRMATION DU DÉPÔT DE L’INSTRUMENT D’ADHÉSION DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE
À LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
Déclaration d'intervention de Chypre