Déclaration d'intervention de la Belgique

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182-20221207-WRI-01-00-FR
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Incidental Proceedings
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
DECLARATION D'INTERVENTION DU ROYAUME DE
BELGIQUE
INTERVENTION EN VERTU DE L'ARTICLE 63 DU STATUT DE LA
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
2 DECEMBRE 2022
en l'affaire
ALLEGATIONS DE GENOCIDE AU TITRE DE LA
CONVENTION POUR LA PREVENTION ET LA REPRESSION
DU CRIME DE GENOCIDE
(UKRAINE C. FEDERATION DE RUSSIE)
INTERVENTION EN VERTU DE L'ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE
A Monsieur le Greffier de la Cour internationale de Justice ( ci-après « la Cour » ), le soussigné,
dûment autorisé par le Gouvernement du Royaume de Belgique ( ci-après « la Belgique » ),
déclare ce qui suit :
1. Au nom de la Belgique, j'ai l'honneur de soumettre à la Cour, en vertu du droit établi au
paragraphe 2 de l'article 63 du Statut de la Cour (ci-après « le Statut»), une déclaration
d'intervention en l'affaire relative aux Allégations de génocide au titre de la Convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie).
2. Selon le paragraphe 2 de l'article 82 du Règlement de la Cour (ci-après« le Règlement»),
un État qui désire se prévaloir du droit d'intervention que lui confère l'article 63 du Statut
doit préciser l'affaire et la convention qu'elle concerne. La déclaration doit contenir:
« a) des renseignements spécifiant sur quelle base l'État déclarant se considère comme
partie à la convention;
b) l'indication des dispositions de la convention dont il estime que l'interprétation est
en cause;
c) un exposé de l'interprétation qu'il donne de ces dispositions;
d) un bordereau des documents à l'appui, qui sont annexés. »
3. Ces éléments seront abordés dans l'ordre ci-dessous. La Belgique entend également faire
certaines observations liminaires.
OB SER V A TI ONS LIMINAIRES
4. Le 26 février 2022, l'Ukraine a engagé une procédure contre la Fédération de Russie (ciaprès
« la Russie») à raison d'un différend concernant l'interprétation, l'application ou
l'exécution de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide1 (ci-après« la Convention sur le génocide» ou« la Convention »).2
5. Dans sa requête introductive d'instance, l'Ukraine vise à établir que la Russie« ne dispose
d'aucune base juridique valable pour entreprendre la moindre action contre l'État
1 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, signée à Paris, le 9 décembre 1948, Nations
Unies, Recueil des Traités, vol. 78, p. 277 ( entrée en vigueur le 12 janvier 1951 ).
2 Requête introductive d'instance déposée au Greffe de la Cour le 26 février 2022 en l'affaire relative aux
Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie) (ci-après« la requête »).
2
ukrainien et sur son territoire à des fins de prévention et de répression de prétendus actes
de génocide ».3
6. La Cour a rendu son ordonnance en indication de mesures conservatoires4 le 16 mars 2022,
précisant que :
(1) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu'elle
a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l'Ukraine;
(2) La Fédération de Russie doit veiller à ce qu'aucune des unités militaires ou unités
armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni
aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa
direction, ne commette d'actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées au
point 1) ci-dessus;
(3) Les deux Parties doivent s'abstenir de tout acte qui risquerait d'aggraver ou d'étendre
le différend dont la Cour est saisie ou d'en rendre le règlement plus difficile.
7. Le 30 mars 2022, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l'article 63 du Statut, le Greffier a
averti le Gouvernement belge, en tant que partie à la Convention, que, par la requête de
l'Ukraine, la Convention sur le génocide« est invoquée à la fois comme fondement de la
compétence de la Cour et à l'appui des demandes de l'Ukraine au fond». Le Greffier a
également noté que l'Ukraine
« entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire figurant à l'article
LY de la Convention, prie la Cour de déclarer qu'elle ne commet pas de génocide, tel que
défini aie, articles II et III de la Convention, et soulève des questions sur la portée de
l'obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée à l'article premier de la
Convention. Il semble, dès lors, que l 'inte1prétation de cette Convention pourrait être en
cause en! 'affaire. »5
8. La présente déclaration de la Belgique est fondée sur le paragraphe 2 de l'article 63 du
Statut. Comme la Cour l'a reconnu à plusieurs reprises6, cette disposition reconnaît aux
parties à une convention dont l'interprétation est en cause« le droit d'intervenir au procès ».
Puisqu'il s'agit d'une procédure incidente qui constitue l'exercice d'un droit, la Cour a
précisé, dans son ordonnance du 6 février 2013 dans l'affaire Chasse à la baleine dans
l'Antarctique (Australie c. Japon), qu'elle
3 Requête de l'Ukraine, point 3.
4 Une telle ordonnance est juridiquement contraignante : LaGrand (Allemagne c. États-Unis d'Amérique), arrêt,
C.I.J. Recueil 2001, pp. 502-506, paragraphes 102 à 109.
5 Lettre du Greffier de la Cour du 30 mars 2022 ; voir annexe A.
6 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), requête àjin d'intervention, arrêt, C.J.J. Recueil 2011
(JI), p. 434, paragraphe 36; Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), requête à fin d'intervention,
arrêt, C.J.J. Recueil 1981, p. 13, paragraphe 21; Chasse à la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon),
déclaration d'intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance, C.J.J. Recueil 2013, p. 5, paragraphe 7.
3
«n'a pas, lorsqu'elle est destinataire d'une «déclaration» d'intervention fondée sur
l'article 63 du Statut, à rechercher si l'État qui en est l'auteur possède« un intérêt d'ordre
juridique » qui est« pour lui en cause » dans la procédure principale, comme elle est tenue
de le faire quand elle est saisie d'une« requête» la priant d'autoriser une intervention au
titre de l'article 62 du Statut; que, dans les cas relevant de l'article 63 du Statut, l'objet
limité de l'intervention est de permettre à un État tiers au procès, mais partie à une
convention dont l'interprétation est en cause dans celui-ci, de présenter à la Cour ses
observations sur l'interprétation de ladite convention ». 7
9. Pour la Belgique, la Convention sur le génocide constitue un instrument essentiel pour
prévenir et réprimer le crime de génocide. Tout acte commis dans l'intention de détruire, en
tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, constitue un crime du
droit des gens. De plus, l'interdiction du génocide est une norme reconnue comme étant de
jus cogens en droit intemational.8 Comme statué par la Cour dans son arrêt du
22 juillet 2022 dans l'affaire Gambie c. Myanmar, les droits et obligations consacrés par la
Convention sont dûs à la communauté internationale dans son ensemble :
« Tous les États parties à la Convention sur le génocide ont donc, en souscrivant aux
obligations contenues dans cet instrument, un intérêt commun à veiller à ce que le génocide
soit prévenu, réprimé et puni. Ainsi que la Cour l'a précisé, un tel intérêt commun implique
que les obligations en cause sont dues par tout État partie à tous les autres États parties au
traité en question ; ce sont des obligations erga omnes partes, en ce sens que, quelle que
soit l 'qffaire, chaque État partie a un intérêt à ce qu'elles soient respectées.»9
La Belgique considère que l'exercice, dans la présente affaire, du droit d'intervenir tel que
prévu par l'article 63 du Statut permet aux États parties à la Convention de réaffirmer leur
engagement collectif à respecter les droits et obligations contenus dans cette Convention, et
de réaffirmer le rôle essentiel de la Cour.
10. La Belgique est consciente du fait que, dans l'ordonnance de l'affaire Chasse à la baleine
dans l'Antarctique (Australie c. Japon), la Cour a souligné que
« l'intervention au titre de l'article 63 du Statut se limite à la présentation d'observations
au sz(iet de l'interprétation de la convention concernée et ne permet pas à l'intervenant, qui
n'acquiert pas la qualité de partie au différend, d'aborder quelque autre aspect que ce soit
de l'affaire dont est saisie la Cour ». 10
11. La Belgique se limitera donc à exposer ses vues sur des dispositions de la Convention dont
l'interprétation apparaît en cause dans la présente affaire. Ceci est conforme à l'objet de
l'article 63 du Statut, qui est de promouvoir l'unité dans la compréhension des conventions
7 Chasse à la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d'inte111ention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance, C.I.J. Recueil 2013, p. 5, paragraphe 7.
8 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c.
Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 31, paragraphe 64; Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt,
C.1.J. Recueil 2007, pp. 110-111, paragraphes 161 à 162.
9 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanma,),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 36, paragraphe 107.
1° Chasse à la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d'inte111ention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, paragraphe 18.
4
multilatérales et de prévenir des différends entre États au sujet de l'interprétation et de
l'application de ces conventions. 11
La Belgique exposera ses points de vue conformément aux règles d'interprétation des traités
telles que contenues aux articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
qui, comme la Cour l'a souligné dans de nombreuses affaires, reflètent également le droit
international coutumier. 12
12. Dans l'ordonnance de l'affaire Chasse à la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon)
précitée, la Cour a indiqué
« qu'il ne suffit pas que l'intervention au titre de l'article 63 du Statut soit de droit pour
que la présentation d'une « déclaration » à cet effet confère ipso facto à l'État dont elle
émane la qualité d'intervenant; qu'un tel droit à intervenir n'existe en effet que pour autant
que la déclaration considérée entre dans les prévisions de l'article 63 ; et que la Cour doit
en conséquences 'assurer que tel est le cas avant d'accueillir une déclaration d'intervention
comme recevable [ ... }; et qu'il lui incombe également de vérifier que les conditions
énoncées à l'article 82 du Règlement sont réunies ». 13
13. La Belgique précise qu'elle ne cherche pas à devenir partie à la procédure.
14. La Belgique souhaite assurer la Cour que l'intervention a été déposée à la date la plus proche
raisonnablement possible pour la Belgique, conformément à l'article 82 du Règlement.
BASE SUR LAQUELLE LA BELGIQUE EST PARTIE A LA CONVENTION
15. La Belgique a signé la Convention le 12 décembre 1949 conformément au premier alinéa
de l'article XI de la Convention. Elle a déposé son instrument de ratification à la Convention
sur le génocide conformément à l'article XI, deuxième alinéa, de la Convention, auprès du
11 G.N. Barrie, "Third-paity state intervention in disputes before the International Comt of Justice: a reassessment
of Articles 62 and 63 of the ICJ Statute", The Comparative and International Law Journal of Southern Africa,
2020, vol. 53(1), p. 1, p. 12: "The object of Article 63 is to promote unity in the understanding of multilateral
conventions and to prevent disputes between states about the interpretation and application of such conventions. "
12 Voy. récemment Application de la convention intemationale sur l'élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 95,
paragraphe 75 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et
de la convention intemationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c.
Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 598, paragraphe 106; Immunités
et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 ([), pp.
320-321, paragraphe 91; Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie audelà
de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2016, p. 116, paragraphe 33; Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Gambie c. lvfyanma,~, exceptions préliminaires, arrêt du 22juillet 2022, p. 31, paragraphe 87.
13 Chasse à la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d'intervention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance, C.I.J. Recueil 2013, pp. 5-6, paragraphe 8, avec référence aux affaires Haya de la Torre (Colombie
c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, pp. 76-77 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d'Amérique), déclaration d'inten,ention, ordonnance, C.I.J. Recueil 1984, p.
215.
5
Secrétaire général des Nations Unies, agissant en sa qualité de dépositaire, le
5 septembre 1951. Elle n'a émis aucune réserve à son égard.
DISPOSITIONS DE LA CONVENTION EN CAUSE
16. Les questions soulevées dans la présente affaire portent sur l'interprétation correcte des
articles I, VIII et IX de la Convention sur le génocide. La présente intervention porte sur
lesdits articles dans la mesure où ils concernent la compétence de la Cour. Dans le même
temps, la Belgique se réserve le droit de compléter la présente déclaration et la portée de
ses observations dans la mesure où des questions supplémentaires concernant
l'interprétation de l'une quelconque des dispositions de la Convention sur le génocide se
poseraient, ou à la suite de la prise de connaissance par la Belgique des pièces de procédure
et documents qui y sont annexés, conformément au paragraphe 1 de l'article 86 du
Règlement.
DECLARATION SUR L'INTERPRETATION DES DISPOSITIONS EN CAUSE
ARTICLE I
17. L'article Ide la Convention est libellé comme suit:
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix
ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à
punir. »
18. Selon l'article I, tous les États parties sont tenus de prévenir et de punir le crime de génocide.
La Belgique rappelle que la Cour a souligné que dans l'accomplissement de leur obligation
de prévention du crime de génocide, les Parties contractantes ne peuvent déployer leurs
actions que dans les limites de ce que leur permet la légalité internationale.14 En outre,
l'accomplissement de l'obligation prévue à l'article Ide la Convention doit se faire de bonne
foi (a1ticle 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). L'obligation d'exécuter
un traité de bonne foi s'agrège nécessairement à celui-ci et doit être prise en considération
dans tout litige relatif à son interprétation ou son application. Comme l'a observé la Cour,
le principe de bonne foi« oblige les Parties à appliquer [un traité] de façon raisonnable et
de telle sorte que son but puisse être atteint ». 15 L'interprétation de bonne foi constitue donc
une garantie contre l'utilisation abusive des termes et des institutions de la Convention. En
tant qu' « un des principes de base qui président à la création et l'exécution d'obligations
14 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-ivfonténégro), arrêt, C.I.J Recueil 2007, p. 221, paragraphe 430 ; Allégations de génocide au titre de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie),
ordonnance du 16 mars 2022, paragraphe 57.
15 Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.1.J Recueil 1997, p. 79, paragraphe 142.
6
juridiques », la bonne foi est aussi directement liée à la « confiance réciproque [qui] est
une condition inhérente de la coopération internationale » .16
19. Ainsi que la Cour l'a rappelé dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires
rendue dans la présente affaire,
« l'article premier ne précise pas quels types de mesures une partie contractante peut
prendre pour s'acquitter de cette obligation [de prévenir et de punir le génocide}. Les
parties contractantes doivent toutefois exécuter cette obligation de bonne foi, en tenant
compte d'autres parties de la Convention, en particulier ses articles VIII et IX, ainsi que
son préambule ».17
20. De l'avis de la Belgique, l'obligation de prévenir implique que chaque État partie doit
évaluer l'existence d'un génocide ou d'un risque sérieux de génocide avant de prendre des
mesures en vertu de l'article 1.18 Cette évaluation doit être justifiée par des éléments de
preuve substantiels« ayant pleine force probante ».19 Un aspect essentiel de cette obligation
de prévention» est l'obligation de« due diligence» à l'égard d'un génocide potentiel.20 La
Cour a qualifié la« due diligence » comme étant« d'une importance cruciale ».21
21. Il est important de noter que le Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies a appelé
tous les États,
« afin de prévenir de nouveaux génocides, à coopérer, notamment dans le cadre du système
des Nations Unies, afin de renforcer la collaboration voulue entre les dispositifs en place
qui contribuent à détecter rapidement et à prévenir les violations massives, graves et
systématiques des droits de l'homme qui, s'il n '.Y est pas mis fin, pourraient conduire à un
génocide ». 22
Il est donc de bonne pratique de s'appuyer sur les résultats d'enquêtes indépendantes
menées sous les auspices des Nations Unies23 avant de qualifier une situation de génocide
et de prendre toute autre mesure en vertu de la Convention.
16 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, paragraphe 46.
17 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022, paragraphe 56.
18 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, pp. 221-222, paragraphes 430-431.
19 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-1\;fonténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 129, paragraphe 209.
20 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-Aionténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 221, paragraphe 430.
21 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 221, paragraphe 430.
22 Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies, Résolution 43/29 : Prévention du génocide (29 juin 2020),
UN Doc A/HRC/RES/43/29, paragraphe 11.
23 Par exemple, la Gambie s'est appuyée sur les rappo1is de la Mission internationale indépendante d'établissement
des faits sur le Myanmar établie par le Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies avant de saisir la Cour;
pour plus de détails, voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanma,), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, pp. 25-27, paragraphes 65-69.
7
22. L'interprétation correcte de l'article Ide la Convention est donc qu'un État prétendant agir
est soumis à l'obligation de « due diligence» de recueillir de telles preuves auprès de
sources indépendantes avant de prendre toute autre mesure en application de l'article I.
23. La portée de l'obligation de« prévenir» est encore précisée par le dernier considérant du
préambule de la Convention sur le génocide, qui met l'accent sur la nécessité d'une
« coopération internationale». En outre, en vertu de l'article VIII de la Convention, les
États peuvent demander aux organes compétents de l'ONU d'agir, et l'article IX prévoit un
règlement judiciaire. Tout cela plaide en faveur d'une obligation d'employer d'abord des
moyens multilatéraux et pacifiques pour prévenir le génocide avant de prendre des mesures
unilatérales en dernier recours. Cette lecture coïncide également avec l'article 2,
paragraphe 3, de la Charte des Nations Unies, qui contient une obligation générale pour les
États de « régle[r] leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle
manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en
danger ». La Belgique souligne à cet égard que tous les États parties se sont engagés à
supprimer le génocide dans le monde entier pour le bien de l'humanité et non pour protéger
leurs propres intérêts.
24. Il découle de l'obligation de procéder à une évaluation de bonne foi de l'existence d'un
génocide ou d'un risque sérieux de génocide que, lorsqu'un État n'a pas procédé à une telle
évaluation, il ne peut invoquer l'obligation de «prévenir» le génocide prévue à l'article I
de la Convention pour justifier son compmiement. Ainsi, une Partie contractante ne saurait
invoquer l'article I de la Convention pour rendre licite un comportement qui serait
autrement illégal en droit international si elle n'a pas établi, sur une base objective et à la
suite d'une évaluation de bonne foi de tous les éléments de preuve substantiels provenant
de sources indépendantes, qu'un génocide est en train de se produire ou qu'il existe un
risque sérieux qu'un génocide se produise.
25. En ce qui concerne l'obligation de «punir» figurant à l'article I de la Convention, la
Belgique soutient qu'elle vise l'adoption et la mise en oeuvre de toutes les mesures
législatives nécessaires et notamment des sanctions pénales efficaces frappant les personnes
coupables de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III. Ceci
est confirmé par les miicles IV à VII de la Convention. En d'autres termes, un État devrait
utiliser son droit pénal interne ou coopérer, s'il échet, aux enquêtes pénales internationales
menées devant une Cour pénale internationale compétente pour réprimer le crime de
génocide commis par des personnes physiques et ne pas s'engager clans tout autre type de
mesures, en particulier le recours à la force armée contre un Etat.
ARTICLE VIII
26. L'article VIII de la Convention sur le génocide est formulé comme suit:
« Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que
ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu'ils jugent
8
appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou del 'un quelconque
des autres actes énumérés à l'article III. »
27. L'article VIII prévoit que les États parties peuvent demander aux organes compétents des
Nations Unies de prendre des mesures en vertu de la Charte pour la prévention et la
répression des actes de génocide. Le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale sont tous
deux des « organes compétents » qui peuvent prendre des mesures collectives (soit par une
résolution de l'Assemblée générale, soit par une action coercitive décidée ou autorisée par
le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte). Avec le droit de saisir la Cour
en vertu de l'article IX de la Convention, la possibilité de faire appel aux organes
compétents des Nations Unies en vertu de l'article VIII reflète la conception de la
Convention, qui favorise les mesures collectives et institutionnelles pour prévenir et
réprimer les actes de génocide. La Cour a estimé que« l'article VIII peut être considéré
comme ayant trait à la prévention et à la répression du génocide au 'niveau politique et
non plus sous l'angle de la responsabilité juridique' ».24
28. La Belgique rappelle que la prévention et la répression du crime de génocide concernent la
communauté internationale dans son ensemble.25 Conformément aux articles 31 à 33 de la
Convention de Vienne sur le droit des traités, elle rappelle que l'interprétation correcte de
l'article VIII de la Convention exige que ladite disposition soit lue dans son contexte, en
particulier conjointement avec l'article I. L'objet et le but de l'article VIII sont de souligner
la préférence de l'exécution collective sur l'exécution unilatérale. Par conséquent, la légalité
de toute mesure préventive unilatérale extraterritoriale est subordonnée à la saisine
préalable des organes compétents des Nations Unies conformément à l'article VIII et à
l'absence d'action de ces organes conformément à la Charte. Toute mesure préventive
unilatérale de ce type doit être conforme aux exigences de l'article I telles qu'elles ont été
exposées ci-dessus.
ARTICLE IX
29. L'article IX de la Convention sur le génocide dispose comme suit:
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l'interprétation, l'application ou
l'exécution de la présente convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d'un État
24 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22jui11et 2022, p. 31, paragraphe 88, citant Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her::égovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J
Recueil 2007(1), p. 109, paragraphe 159.
25 Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J
Recueil 1951, p. 23; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanma,), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 36, paragraphe 107 ; Questions
concernant 1 'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J Recueil 2012 (Il), pp. 449-
450, paragraphes 68-70.
9
en matière de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III,
seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d'une partie au différend. »
30. La Belgique soutient respectueusement que l'article IX rend la Cour compétente pour
connaître des différends entre les parties à la Convention. La notion de « différend » est
établie de longue date dans la jurisprudence de la Cour et de son prédécesseur, la Cour
permanente. La Belgique appuie l'interprétation large conférée à ce terme en droit
international public, telle que réaffirmée très récemment par la Cour. En effet, dans son arrêt
du 22 juillet 2022 dans l'affaire Gambie c. Myanmar, la Cour a réitéré que
« [c]onformément à la jurisprudence constante de la Cour, un différend est« un désaccord
sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou
d'intérêts » entre les parties [ ... ]. Pour qu'un différend existe, « [i]l faut démontrer que la
réclamation de l'une des parties se heurte à l'opposition manifeste de l'autre » [ .. .]. Les
points de vue des deux parties quant à l'exécution ou à la non-exécution de certaines
obligations internationales doivent être nettement opposés ».26
31. En premier lieu, comme il avait déjà été statué par la Cour permanente dans son arrêt dans
l'affaire Concessions Jvfavrommatis Palestine en 1924, il doit s'agir d'« un désaccord sur
un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou
d'intérêts entre deux personnes ».27 Pour la présente Cour, pour qu'il existe un différend, il
faut « démontrer que la réclamation de l'une des parties se heurte à l'opposition manifeste
de ! 'autre ». 28 Il existe un différend entre des États « lorsque leurs points de vue quant à
l'exécution ou à la non-exécution de certaines obligations internationales sont nettement
opposés ».29 De plus, ainsi qu'il résulte de l'arrêt de la Cour du 22juillet 2022 dans l'affaire
précitée, « dans le cas où le défendeur s'est abstenu de répondre aux réclamations du
demandeur, il est possible d'inférer de ce silence, dans certaines circonstances, qu'il rejette
celles-ci et que, par suite, un différend existe à la date de la requête. »30 Pour qu'un
différend existe, la Cour a précisé dans le même arrêt, dans le contexte de la Convention sur
26 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. il;fyanmm),
exceptions préliminaires, arrêt du 22juillet 2022, p. 25, paragraphe 63.
27 Concessions il;favrommatis Palestine, arrêt n° 2, 1924, C.P.J.I., série A, n° 2, p. 11. Voir entre autres Question
de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la
côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 116,
paragraphe 124.
28 Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (!), p. 85, paragraphe 30;
Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 18, paragraphe
24 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002) (République démocratique du Congo c.
Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.J.J. Recueil 2006, p. 40, paragraphe 90 ; Affaires du Sud-Ouest
africain (Éthiopie c. Afrique du Sud; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.J.J. Recueil
1962, p. 328.
29 Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance, C.I.J. Recueil 2018, p. 414, paragraphe 18;
Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
mesures conservatoires, ordonnance, C.I.J. Recueil 2017, p. 115, paragraphe 22 ; Violations alléguées de droits
souverains et d'espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.J.J. Recueil 2016, p. 26, paragraphe 50 ; Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la
Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatij; C. I. J. Recueil 1950, p. 74.
30 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. 1\;fyanmm),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 27, paragraphe 71.
10
le génocide, qu' « elle n'estime cependant pas qu'une référence particulière à un traité ou
à ses dispositions soit requise ». 31 Toutefois, elle y a réitéré sa jurisprudence selon laquelle
«[s]'il n'est pas nécessaire qu'un État mentionne expressément, dans ses échanges avec
l'autre État, un traité particulier pour être ensuite admis à invoquer ledit traité devant la
Cour [. .. }, il doit néanmoins s'être référé assez clairement à l'objet du traité pour que
l'État contre lequel il formule un grief puisse savoir qu'un différend existe ou peut exister
à cet égard».32
De plus, il est de jurisprudence constante de la Cour que « [l] 'existence d'un différend
international demande à être établie objectivement par elle ». 33 Pour se prononcer, la Cour
a statué qu'elle« doits 'attacher aux faits. Ils 'agit d'une question de fond, non de forme. »34
32. Le terme « différend» étant amplement clair, la Belgique tient à se concentrer sur
l'interprétation des autres parties de l'article IX de la Convention, à savoir que les différends
doivent être « relatifs à l'interprétation, l'application ou l'exécution de la présente
Convention ». La Belgique soutient quel 'article IX constitue une clause juridictionnelle très
large, permettant à la Cour de statuer sur tous différends entre les parties contractantes
concernant l'interprétation, l'application ou l'exécution de toutes les dispositions de la
Convention, y compris l'article IX lui-même, et tous les droits et obligations contenus dans
la Convention.35
33. Eu égard à l'article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, le sens ordinaire
de l'expression« relatifs à l'interprétation, l'application ou l'exécution de la Convention»
peut être divisé en deux sous-catégories.
34. Le premier point ( « relatifs à ») établit un lien entre le litige et la Convention. Dans son
arrêt du 3 février 2015 en l'affaire opposant la Croatie à la Serbie, la Cour a considéré que
31 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanma,),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 27, paragraphe 72.
32 Ibid.; Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (!), p. 85,
paragraphe 30.
33 Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012
(Il), p. 442, paragraphe 46; Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (1),
p. 85, paragraphe 30; Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 100, paragraphe 22;
Questions d'inte,prétation et d'application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l'incident aérien
de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 17, paragraphe 22; Questions d'inte,prétation et d'application de la convention de i'vfontréal de 1971 résultant
del 'incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d'Amérique), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1998, pp. 122-123, paragraphe 21 ; Inte1prétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie,
la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C. I. J. Recueil 1950, p. 74.
34 Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (!), p. 85, paragraphe 30;
Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012
(Il), p. 442, paragraphe 46.
35 Voy. C.J. Tams, "Atticle IX", in C.J. Tams, L. Berster et B. Schiffbauer (réd.), Convention on the prevention
and punishment of the crime of genocide. A commentmy, Beck/Hait, 2014, p. 312, paragraphe 44: "As no
particular aspect of the Convention is excluded, this suggests that al! rights and obligations enshrined in the
Convention canform the subject of inter-state litigation: if is the 'present Convention' in ifs entirety that is referred
ta."
11
pour que sa compétence soit établie sur le fondement de l'article IX, il faut que le différend
« concerne l'interprétation, l'application ou l'exécution de la Convention», ou encore qu'il
« se rapporte à des obligations énoncées par la Convention elle-même ». 36
35. Il apparaît ainsi que le différend, tel qu'entendu à l'article IX, doit concerner, ou se rapporter
à, une obligation issue de la Convention.
36. Le deuxième point(« interprétation, application ou exécution de la Convention») englobe
de nombreux scénarios différents, d'autant que l'article IX inclut tous les différends
« relatifs à la responsabilité d'un État en matière de génocide». La Cour a confirmé que
l'article IX n'exclut aucune forme de responsabilité d'État.37 Comme l'illustrent également
les paragraphes suivants, cela indique que la compétence de la Cour n'est pas limitée au cas
où un Etat allègue qu'un autre Etat a commis le crime de génocide.
37. En outre, comme l'a observé le professeur Kolb, l'article IX de la Convention est « un
modèle de clarté et de simplicité, ouvrant le plus largement possible la saisine de la
Cour ».38 L'expression« y compris » suggère le caractère non-exhaustif des catégories de
différends pouvant entrer dans le champ de l'article IX.39 Plus spécifiquement, il peut y
avoir un différend sur l'interprétation, l'application ou le respect de la Convention lorsqu'un
État allègue qu'un autre État a commis un génocide.40
38. Alors que ce scénario de responsabilité (alléguée) pour des actes de génocide constitue un
type important de litige relatif à « l 'inte1prétation, ! 'application ou ! 'exécution » de la
Convention, il n'est pas le seul. Par exemple, dans l'affaire Gambie c. Nfyanmar, la
demanderesse a affirmé que le défendeur n'était pas seulement responsable d'actes interdits
en vertu de l'article III, mais qu'il violait également les obligations qui lui incombent en
vertu de la Convention en ne prévenant pas le génocide, en violation de l'article I, et en ne
punissant pas le génocide, en violation des articles I, IV et V.41 Dans cet exemple, un État
allègue qu'un autre État ne respecte pas ses obligations de « prévenir » et de «punir» le
génocide, en accordant l'impunité aux actes de génocide commis sur son territoire. Des
différends peuvent dès lors également naître au sujet de la « non-action » en tant que
violation des obligations substantielles prévues aux articles I, IV et V.
39. Par conséquent, le sens ordinaire de l'article IX de la Convention indique clairement qu'il
n'est pas nécessaire d'établir des actes de génocide pour affirmer la compétence de la Cour.
La Cour est compétente pour la question de savoir si des actes de génocide ont été ou sont
36 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt,
C.IJ Recueil 2015, p. 47, paragraphe. 89.
37 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie Her=égovine c.
Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.1.J Recueil 1996, p. 616, paragraphe 32.
38 R. Kolb, « The compromissory clause of the Convention", in P. Gaeta (réd.), The UN Genocide Convention. A
Commenta,y, Oxford University Press, 2009, p. 407, p. 420.
39 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.J.J Recueil 2007, p. 114, paragraphe 169.
40 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.IJ Rerneil 2007, pp. 108-114, paragraphes 155-169, et pp. 118-119, paragraphe
179.
41 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. lvfyanma,~,
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 12, paragraphe 24, points (1) (c), d) et (e).
12
commis ou non.42 Il en résulte qu'elle est également compétente pour déclarer l'absence de
génocide. En particulier, la compétence de la Cour s'étend aux différends d'interprétation
de savoir si l'emploi de la force dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu
génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de l'obligation de« prévenir et de
punir» énoncée à l'article Ide la Convention.43
40. Le contexte de la phrase « relatifs à ... » confirme cette lecture. Comme confirmé par la
Cour dans Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) :
«L'expression« y compris » semble confirmer que les différends relatifs à la responsabilité
des parties contractantes pour génocide ou tout autre acte énuméré à l'article III
s'inscrivent dans un ensemble plus large de différends relatifs à l'interprétation, à
l'application ou à l'exécution de la Convention. »44
41. En outre, les termes de l'article IX n'impliquent pas non plus de restriction quant à la
configuration contentieuse. L'article IX n'impose notamment pas que l'État requérant soit
forcément celui qui allègue l'existence d'un génocide attribuable à un autre État partie, dont
il chercherait à engager la responsabilité. L'expression « à la requête d'une partie au
différend» ne préjuge nullement de la position de chaque partie au différend devant la Cour,
demandeur ou défendeur.
42. Ainsi, le contexte de l'expression« relatifs à» dans l'miicle IX de la Convention confirme
que la compétence de la Cour va au-delà des différends entre États sur la responsabilité
d'actes génocidaires allégués, et couvre également les différends entre États concernant
l'absence de génocide.
43. Enfin, l'objet et le but du traité apportent un soutien additionnel à l'interprétation large de
l'article IX de la Convention. Dans son avis consultatif Réserves à la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide de 1951, la Cour a déclaré:
« Les fins d'une telle convention doivent également être retenues. La Convention a été
manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas
concevoir une convention qui offi'irait à un plus haut degré ce double caractère, pzdsqu 'elle
vise d'une part à sauvegarder l'existence même de certains groupes humains, d'autre part
à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. Dans une telle
convention, les États contractants n'ont pas d'intérêts propres ; ils ont seulement tous et
chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d'être
de la convention. Il en résulte que l'on ne saurait, pour une convention de ce type, parler
d'avantages ou de désavantages individuels des États, non plus que d'un exact équilibre
contractuel à maintenir entre les droits et les charges. La considération des fins supérieures
42 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022, p. 10, paragraphe 43; Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. lvfyanma1), ordonnance, C.l.J
Recueil 2020, p. 14, paragraphe 30.
43 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022, p. 10, paragraphe 45.
44 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Her=égovine c.
Serbie-et-1vfonténégro), arrêt, C.l.J Recueil 2007, p. 114, paragraphe 169.
13
de la Convention est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure
de toutes les dispositions qu'elle renferme. »45
44. La Cour a récemment réaffirmé ces principes et noté que « [t]ous les États parties à la
Convention sur le génocide ont donc, en souscrivant aux obligations contenues dans cet
instrument, un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et
puni. »46
45. L'objet de la Convention, qui est de protéger les principes les plus élémentaires de la
moralité, interdit également toute possibilité pour un État partie d'abuser de ses dispositions
à d'autres fins. La crédibilité de la Convention en tant qu'instrument universel visant à
interdire le crime le plus odieux de génocide serait compromise si un État partie pouvait
abuser de son autorité sans que la victime d'un tel abus puisse se tourner vers la Cour.
L'objet de la Convention plaide donc avec force en faveur d'une lecture de l'article IX,
selon laquelle les différends relatifs à l'interprétation, l'application et l'exécution de la
Convention comprennent les différends relatifs à l'utilisation abusive de l'autorité de la
Convention pour justifier l'action d'un État vis-à-vis d'un autre État partie à la Convention.
46. En conclusion, il ressort du sens ordinaire de l'article IX de la Convention, de son contexte
et de l'objet et du but de l'ensemble de la Convention qu'un différend relatif à des actes
accomplis par un État contre un autre État sur la base de fausses allégations de génocide
relève de la notion de « différend entre Parties contractantes relatif à l 'inte1prétation, à
l'application ou à l'exécution de la présente Convention ». En conséquence, la Cour est
compétente pour déclarer l'absence de génocide. Cette interprétation concernant la
compétence de la Cour confirme que la compétence de la Cour s'étend aux différends
concernant le recours unilatéral à la force armée dans le but déclaré de prévenir et de punir
un génocide présumé.
DOCUMENTS À L'APPUI DE LA DÉCLARATION
47. Liste des documents à l'appui de la présente déclaration, documents qui sont joints aux
présentes:
(A) Lettre de Monsieur le Greffier de la Cour internationale de Justice au Représentant
permanent du Royaume de Belgique auprès des institutions internationales à La Haye
en date du 30 mars 2022;
(B) Extrait du Recueil des Traités des Nations Unies de 1951 attestant la déposition de
l'instrument de ratification par la Belgique de la Convention au 5 septembre 1951.
45 Rése,ws à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J.
Recueil 1951, p. 15, p. 23.
46 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. 1vfyanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22juillet 2022, p. 36, paragraphe 107.
14
CONCLUSION
48. Sur la base des informations exposées ci-dessus, la Belgique entend se prévaloir de son droit
d'intervention que lui confère l'article 63, paragraphe 2, du Statut, en tant que partie à la
Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, dont l'interprétation est
en cause dans la présente affaire portée devant la Cour par l'Ukraine à l'encontre de la
Fédération de Russie.
49. Le Gouvernement du Royaume de Belgique a désigné en qualité d'agents :
Monsieur Piet HEIRBAUT, Jurisconsulte, Directeur général des Affaires juridiques du
Service Public Fédéral des Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au
développement
Monsieur William ROELANTS de STAPPERS, Ambassadeur, Représentant
permanent du Royaume de Belgique auprès des institutions internationales à La Haye
50. Le Greffier de la Cour peut acheminer toute communication relative à la présente affaire à
l'adresse suivante:
Représentation permanente du Royaume de Belgique auprès des institutions
internationales à La Haye
Johan van Oldenbarneveltlaan 11
2582 NE La Haye
Pays-Bas
Respectueusement,
c::::::::
Piet HEIRBAUT
Bruxelles, le 2 décembre 2022
Agent du Gouvernement, Jurisconsulte, Directeur général des Affaires juridiques du Service
Public Fédéral Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au développement.
15
156413
ANNEXE A
COUR INTERNATIONALE
DE JUSTICE
INTERNATIONAL COURT
OF JUSTICE
Le 30 mars 2022
J'ai l'honneur de me référer à ma lettre (n° 156253) en date du 2 mars 20.22, par laquelle j'ai
porté à la connaissance de votre Gouvernement que l'Ukraine a, le 26 février 2022, déposé au Greffe
de la Cour internationale de Justice une requête introduisant une instance contre la Fédération de
Russie en l'affaire relative à des Allégations de génocide nu titre de ln convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie). Une copie de la requête était
jointe à cette lettre. Le texte de ladite requête est également disponible sur le site Internet de la Cour
(www.icj-cij.org).
Le paragraphe Ide l'article 63 du Statut de la Cour dispose que
«[l]orsqu ' il s'agit de l'interprétation d'une convention à laquelle ont participé d'autres
Etats que les parties en litige, le Greffier les avertit sans délai».
Le paragraphe I de l'article 43 du Règlement de la Cour précise en outre que
«[l]orsquc l' interprétation d'une convention à laquelle ont participé d'autres Etats que
les parties en litige peut être en cause ou sens de l' article 63, paragraphe 1, du Statut, ln
Cour examine quelles instructions donner au Greffier en la matière».
Sur les instructions de la Cour, qui m'ont été données conformément à cette dernière
disposition, j'ai l'honneur de notifier à votre Gouvernement ce qui suit.
Dans la requête susmentionnée, la convention de 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide») est invoquée à la fois comme base de
compétence de la Cour et à l'appui des demandes de l'Ukraine au fond. Plus précisément, celle-ci
entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire figurant à l' article IX de la
convention, prie la Cour de déclarer qu ' elle ne commet pas de génocide, tel que défini aux articles n
et Ill de la convention, et soulève des questions sur la portée de l'obligation de prévenir et de punir
le génocide consacrée à l'article premier de la convention. Il semble, dès lors, que l'interprétation de
cette convention pourrait être en cause en l'affaire.
./.
[Lettres aux Etats parties à la convention sur le génocide
(à l'exception de l'Ukraine et de ln Fédération de Russie)]
rala is de la Paix, Cnrncgicpkin 2
25 J 7 KJ La Haye. Pays-Bos
Téléphone : + 31 (0J 70 302 23 23 • Facs imilé : +3 J (0) 70 364 99 28
Sile lntcmt.:l : WW\\'. Îcj -cij.org
16
Pe nce Palace, Cnmcgieplcin 2
2517 KJ The l-lo.guc - Nctherlands
Telcphonc: + 31 (0) 70 302 23 23 • Tcl cf~" + 3 J (0) 70 364 99 28
Wcbsite: www.icj-cij.org
COUR INTERNATIONALE
DE JUSTICE
INTERNATIONAL COURT
OF JUSTICE
Votre pays figure sur la liste des parties à la convention sur le génocide. Aussi la présente lettre
doit-elle être regardée comme constituant la notification prévue au paragraphe 1 de l'article 63 du
Statut. J'ajoute que cette notification ne préjuge aucune question concernant l'application éventuelle
du paragraphe 2 de l'article 63 du Statut sur laquelle la Cour pourrait par la suite être appelée à se
prononcer en l'espèce.
Veuillez agréer, Excellence, les assurances de ma très haute considération.
Le Greffier de la Cour,
- 2 -
17
ANNEXEB
1951 Nations Unies - Recueil des Traités 295
No. 973. GENEVA CONVENTION
RELATIVE TO THE PROTECTION
. OF- CIVILIAN PERSONS IN TIME
OF WAR. SIGNED AT GENEVA,
ON 12 AUGUST 19491
RATIFICATION
Instrument deposited with the Swiss
Federa/ Council oo:
3 August 1951
NoRWAY
(To take effect on 3 February 1952.)
Certified statement re/at,'ng to the abovementioned
ratification was registered by
Swi't::erland on 30 August 1951.
No. 1021. CONVENTION ON THE
PREVENTION AND PUNISHMENT
OF THE CRIME OF GENOCIDE.
ADOPTED BY THE GENERAL
ASSEMBLY OF THE UNITED NATIONS
ON 9 DECEMBER 19483
RATIFICATION
Instrument deposited on:
S September 1951
Bl!LGIUM
(To take effect on 4 December 1951.}
1 United Nations, Treaty s~its, Vol. 75,
p. 287; Vol. 78, p. 368; Vol, 84, p. 416. Vot. 87,
p. 395; Vol. 91, p. 381, and Vol. 96, p. 326.
•·United Nations, Tr~aty Strits, Vol. 78,
p. 277; Vot. 91, p. 383, and Vol. 96, p. 327.
Vol. 100••
No 973. CONVENTION DE GEN:tVE
RELATIVE A LA PROTECTION
DES PERSONNES CIVILES EN
TEMPS DE GUERRE. SIG~E A
GEN:tVE, LE 12 AOÛT 19491
RATIFICATION
Instrument déposé auprès du Conseil
fédéra/ suisse le:
3 août 1951
Nonvilcl!
(Pour prendre effet le 3 février 1952.)
La déclaration certifiée relative à la rati,
ficatioo mentioonée ci-dessus a été enregistrée
par la Sui'sse le 30 août 1951.
N° 1021. CONVENTION POUR LA
PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION
DU CRIME DE GÉNOCIDE. ADOPTÉE
PAR L'ASSEMBLÉE GÉ~RALE
DES NATIONS UNIES LE
9 DÉCEMBRE 19482
RATIFICATION
Instrument déposé le:
5 septembre 1951
Bl!LGIQUB
(Pour prendre effet le 4 décembre 1951.)
• Nations Unies, Recueil de, Traitl1, vol. 1S,
p. 287; vol. 78, p. 368; vol. 84, p. 416; vol. 87,
p. 395; vol. 91, p. 381, et vol. 96, p. 326.
• Nations Unies, Recueil du Traitl,, vol. 78,
p. 277; vol. 91, p. 383, et vol. 96, p. 327.
18

Document file FR
Document Long Title

Déclaration d'intervention de la Belgique

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