Exposé écrit de la France

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169-20180227-WRI-03-00-EN
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
REQUETE POUR AVIS CONSULTATIF
EFFETS JURIDIQUES DE LA SEPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS DE MAURICE EN 1965
EXPOSE ECRIT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE
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1. La Cour internationale de Justice a été saisie le 28 juin 2017 d’une demande d’avis consultatif soumise par l’Assemblée générale des Nations Unies relative aux Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965.
2. Les deux questions suivantes ont été soumises à l’avis de la Cour :
« a) Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ? »
« b) Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne ? »1.
3. La demande d’avis consultatif a été notifiée par lettres en date du 28 juin 2017 à tous les Etats admis à ester devant la Cour, conformément au paragraphe 1 de l’article 66 du Statut. Dans son ordonnance en date du 14 juillet 2017, la Cour a décidé que « l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres, qui sont susceptibles de fournir des renseignements sur la question soumise à la Cour pour avis consultatif, pourront le faire dans les délais fixés par la présente ordonnance » et a fixé au 30 janvier 2018 la date d’expiration du délai dans lequel des exposés écrits sur la question pourront être présentés à la Cour conformément au paragraphe 2 de l’article 66 du Statut. Le présent exposé écrit est soumis par la République française en vertu de cette ordonnance.
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4. Dans le dernier avis consultatif qu’elle a rendu, le 1er février 2012, la Cour a rappelé en termes clairs les limites qui encadrent son pouvoir en matière consultative :
« L’article 65 du Statut indique clairement que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de répondre ou non à une demande d’avis consultatif : ‘La Cour peut donner un avis
1 Requête pour avis consultatif (questions soumises par la résolution 71/292 du 22 juin 2017 de l’Assemblée générale des Nations Unies).
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consultatif sur toute question juridique…’ Ce pouvoir discrétionnaire existe pour de bonnes raisons. Lorsqu’elle l’exerce, la Cour doit tenir compte de sa double qualité d’organe principal de l’Organisation des Nations Unies et d’instance judiciaire. (…) La Cour et sa devancière ont souligné que, en exerçant leur compétence consultative, elles devaient préserver leur intégrité en tant qu’instances judiciaires. Ainsi, dès 1923, la Cour permanente de Justice internationale, reconnaissant qu’il lui était loisible de rejeter une demande d’avis consultatif, a formulé une importante déclaration de principe : ‘La Cour, étant une Cour de Justice, ne peut pas se départir des règles essentielles qui dirigent son activité de tribunal, même lorsqu’elle donne des avis consultatifs’ (Statut de la Carélie orientale, avis consultatif, 1923, C.P.J.I. série B no 5, p. 29 ; pour la dernière déclaration en date sur ce point, voir Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 415-416, par. 29, et les sources invoquées dans cet avis) »2.
5. Aussi la Cour a-t-elle « l’obligation de s’assurer, chaque fois qu’elle est saisie d’une demande d’avis, de l’opportunité d’exercer sa fonction judiciaire » en s’assurant qu’il n’existe pas de « raisons décisives » qui feraient obstacle à l’exercice d’une telle fonction3.
6. En juin 2017, la France a exposé les motifs pour lesquelles elle a estimé devoir s’abstenir lors du vote de la résolution soumettant la demande d’avis consultatif à la Cour. Selon la France,
« La situation qui est à l’origine du projet de résolution A/71/L.73 présenté par le Groupe des États d’Afrique est un différend bilatéral, dont nous ne pouvons que souhaiter le règlement. Nous avons d’ailleurs appelé, depuis plusieurs mois, nos amis britanniques et mauriciens à parvenir à un tel règlement par la voie de la négociation. Nous regrettons qu’ils n’y soient pas encore parvenus, mais nous estimons que les possibilités offertes par la négociation n’ont sans doute pas été épuisées.
Dans ce contexte, nous ne sommes pas convaincus que l’adoption d’une demande d’avis consultatif de la Cour internationale de Justice serait de nature à faciliter un tel règlement. Un litige de souveraineté entre États, comme c’est le cas en l’espèce, devrait, au demeurant, se régler en respectant le principe de consentement des États à être jugés. Nous devons tous être attentifs au respect de ce principe que la Cour internationale de Justice a qualifié de principe fondamental. C’est la raison pour laquelle la délégation française n’est pas en mesure de voter pour le projet de résolution dont nous sommes saisis. Nous formons, toutefois, le voeu que les parties au différend poursuivront leurs efforts en vue d’un règlement négocié. Nous espérons
2 Jugement N° 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail sur requête contre le Fonds international de Développement agricole, avis consultatif du 1er février 2012, CIJ Recueil 2012, pp. 24-25, pars. 33-34.
3 CIJ, avis consultatif du 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, CIJ Recueil 2004, p. 157, par. 45.
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donc que, dans un avenir proche, les parties parviendront à une solution agréée dans leur intérêt et celui de leurs partenaires et amis, dont la France fait partie »4.
7. La Cour a rappelé en maintes occasions le principe fondamental selon lequel « [i]l est bien établi en droit international qu’aucun Etat ne saurait être obligé de soumettre un différend avec d’autres Etats (…) à n’importe quel procédé de solution pacifique, sans son consentement »5. Il en résulte qu’en matière consultative,
« le défaut de consentement d’un Etat intéressé peut, dans certaines circonstances, rendre le prononcé d’un avis consultatif incompatible avec le caractère judiciaire de la Cour. Tel serait le cas si les faits montraient qu’accepter de répondre aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant »6.
8. L’application de ce principe requiert de déterminer l’objet réel de la demande d’avis. Comme la Cour l’a souligné dans le passé, il lui incombe de reformuler la question qui lui est posée « lorsqu’elle a constaté, en examinant le contexte de la demande, que celle-ci ne mettait pas en évidence les ‘points de droit ... véritablement ... en jeu’ (Interprétation de l’accord du 25 mars 1951 entre l’OMS et l’Egypte, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1980, p. 89, par. 35) »7. Dès lors que l’objet réel de la demande d’avis est un différend bilatéral et que les points de droit véritablement en jeu touchent à l’interprétation ou l’application des engagements bilatéraux, la Cour ne peut y répondre sans porter atteinte au principe du consentement à la juridiction.
9. Lors du débat relatif au vote de la résolution portant demande d’avis, plusieurs Etats ont exprimé l’opinion selon laquelle la résolution soumettant à la Cour la demande d’avis consultatif, parce qu’elle concerne en réalité un différend bilatéral, contourne le principe du consentement à la juridiction8. A cet égard, un Etat a notamment souligné lors dudit débat que
« À notre sens, le différend entre Maurice et le Royaume-Uni est un différend à caractère bilatéral. Nous nous réjouissons que les deux parties soient disposées à
4 A/71/PV.88, 88ème séance plénière, 22 juin 2017, pp. 17-18 (M. Delattre, France).
5 CPJI, avis du 23 juillet 1923, Statut de la Carélie orientale, p. 27 de l’arrêt.
6 CIJ, avis du 16 octobre 1975, Sahara occidental, CIJ Recueil 1975, p. 25, par. 33 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis du 9 juillet 2004, CIJ Recueil 2004, p. 158, par. 47.
7 Avis sur la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, CIJ Recueil 2010, p. 423, par. 50.
8 V. A/71/PV.88, p. 12 (Royaume-Uni) ; p. 14 (Etats-Unis) ; p. 21 (Canada).
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régler ce problème par la voie pacifique, comme le prévoit la Charte des Nations Unies. Nous prenons note toutefois que l’une des parties au différend a expressément refusé d’impliquer la Cour internationale de Justice dans cette question, ce qui est conforme au Statut de la Cour »9.
10. Il est vrai que l’existence d’un différend bilatéral ne suffit pas, à elle seule, à empêcher la Cour d’exercer sa compétence consultative. Dans l’affaire du Sahara occidental, la Cour a ainsi estimé pouvoir répondre à la demande d’avis après avoir constaté « qu’existait certes une controverse juridique, mais une controverse qui avait surgi lors des débats de l’Assemblée générale et au sujet de problèmes traités par celle-ci. Cette controverse n’était pas née indépendamment, dans le cadre de relations bilatérales »10. De même, dans l’affaire du Mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour a jugé que répondre à un avis demandé « à l’égard d’une question qui intéresse tout particulièrement les Nations Unies, et qui s’inscrit dans un cadre bien plus large que celui d’un différend bilatéral (…) n’aurait pas pour effet de tourner le principe du consentement au règlement judiciaire »11.
11. Dans la présente affaire, s’il ne fait pas de doute que la question de la décolonisation de Maurice a été inscrite en son temps à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies et que celle-ci en a débattu pendant plusieurs années, le fait est, comme l’indique le mémoire explicatif accompagnant la demande d’inscription de la demande d’avis consultatif à l’ordre du jour de l’Assemblée générale, que les résolutions de l’Assemblée générale spécifiquement consacrées au processus de décolonisation de Maurice ont été adoptées entre 1965 et 1967, soit il y a plus de 50 ans12. Elles ont été adoptées par ailleurs avant l’accès à l’indépendance de Maurice, en 1968 et son admission la même année aux Nations Unies13. Lors des débats au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale sur sa demande d’admission, aucune réserve n’a été émise quant au processus d’accès à l’indépendance de Maurice14. Un des Etats participant au débat a souligné à cette occasion que « Maurice est devenue indépendante à la suite d’un processus démocratique et grâce à un accord librement
9 A/71/PV.88, p. 19 (Allemagne). V. dans le même sens les positions exprimées par le Mexique, la Nouvelle-Zélande et la Suède (ibid., p. 20).
10 CIJ, avis du 16 octobre 1975, Sahara occidental, CIJ Recueil 1975, p. 25, par. 34.
11 Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis du 9 juillet 2004, CIJ Recueil 2004, p. 159, par. 50.
12 A/71/142, 14 juillet 2016, Annexe, mémoire explicatif, par. 4.
13 Maurice a été admise aux Nations Unies par la résolution 2371 (XXII) du 24 avril 1968 de l’Assemblée générale.
14 V. Dossier documentaire établi par le Secrétariat, Partie II, section B, Document 261, procès-verbal de la 1414ème séance du Conseil de sécurité, 18 avril 1968 ; et Document 264, procès-verbal de la 1643ème séance plénière de l’Assemblée générale, 24 avril 1968.
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négocié entre les représentants de son peuple et le gouvernement du Royaume-Uni »15. Depuis lors, l’Assemblée générale n’a pris aucune position sur la décolonisation de Maurice, comme en témoigne le dossier documentaire établi par le Secrétariat.
12. Cet élément explique pourquoi la demande d’avis consultatif a été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée générale sous un intitulé qui ne concerne spécifiquement ni Maurice, ni la décolonisation, à savoir « le titre F (Promotion de la justice et du droit international) »16.
13. Dans les procédures consultatives antérieures, la Cour a toujours pris soin de vérifier, en cas de doute sur ce point, que l’organe soumettant une demande d’avis consultatif avait exercé des fonctions qui lui sont propres, à l’égard de la situation sous examen, dans les années ayant précédé la demande d’avis17. En l’espèce, aucune résolution n’a été adoptée par l’Assemblée générale en ce qui concerne le processus de décolonisation de Maurice depuis que cet Etat a accédé à l’indépendance il y a près de 50 ans.
14. Dans l’affaire du Sahara occidental, la Cour a tenu à souligner par ailleurs que l’Assemblée générale n’avait
« pas eu pour but de porter devant la Cour, sous la forme d’une requête pour avis consultatif, un différend ou une controverse juridique, afin d’exercer, plus tard, sur la base de l’avis rendu par la Cour, ses pouvoirs et ses fonctions en vue de régler pacifiquement ce différend ou cette controverse. L’objet de la requête est tout autre : il s’agit d’obtenir de la Cour un avis consultatif que l’Assemblée générale estime utile pour pouvoir exercer comme il convient ses fonctions relatives à la décolonisation du territoire »18.
15. Par contraste, dans le cas présent, la proposition de demande d’avis a été justifiée en mettant l’accent sur l’objectif que constitue le règlement d’un différend bilatéral :
« Compte tenu du rôle actif qu’elle a vocation à jouer dans le processus de décolonisation, l’Assemblée générale a toujours une responsabilité en ce qui concerne l’achèvement de la décolonisation de Maurice. Afin de s’en acquitter, le meilleur
15 V. Dossier documentaire établi par le Secrétariat, Document 261, procès-verbal de la 1414ème séance du Conseil de sécurité, 18 avril 1968, p. 3, par. 32 (Danemark).
16 A/71/142, 14 juillet 2016, p. 1. Le choix de ce point d’ordre du jour ne paraît pas compatible avec l’affirmation de Maurice selon laquelle l’avis sollicité de la Cour permettrait à l’Assemblée générale « de s’acquitter de ses fonctions en vertu des Chapitres XI à XIII de la Charte des Nations Unies » (A/71/PV.88, p. 8).
17 V. ainsi CIJ, Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis du 22 juillet 2010, CIJ Recueil 2010, p. 421-422, par. 45.
18 CIJ, avis du 16 octobre 1975, CIJ Recueil 1975, pp. 26-27, par. 39.
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moyen dont elle dispose est d’engager des consultations, des négociations et d’autres initiatives avec les États directement concernés par la question de l’archipel des Chagos, dans le but de résoudre ce différend de façon pacifique et ordonnée »19.
16. Ces termes confirment que l’objet réel de la demande d’avis est de parvenir au règlement d’un différend qui oppose les parties concernées.
17. Ledit différend est relatif à une série d’accords bilatéraux conclus relativement à l’archipel des Chagos, engagements confirmés récemment par une sentence arbitrale rendue le 18 mars 201520 ainsi que par une décision de la Cour européenne des droits de l’homme en date du 11 décembre 201221. La question de l’archipel des Chagos est ainsi régie par des engagements particuliers entre les parties intéressées, et par des décisions dotées de l’autorité de la chose jugée.
19. Dans ces circonstances, il apparait ainsi que l’objet réel de la demande d’avis soumise à la Cour est le règlement d’un différend bilatéral opposant les Etats concernés à propos d’engagements souscrits par eux relativement à l’archipel des Chagos et que l’absence de consentement des deux Etats à en saisir la Cour par la voie contentieuse devrait conduire la Cour à décliner la présente demande d’avis consultatif. Le respect du « principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant » s’impose tout particulièrement pour éviter que la procédure consultative ne soit utilisée, ce qui n’est pas sa fonction, comme voie de recours subsidiaire en cas d’absence de consentement à la juridiction d’une des parties au différend.
20. La France réitère son voeu que les deux parties poursuivent leurs efforts en vue d’un règlement négocié des questions pendantes entre elles. La France réserve par ailleurs sa position à l’égard de toute autre question de compétence, de recevabilité ou de fond qui pourrait relever ou se poser dans le cadre de la présente procédure consultative.
19 A/71/142, 14 juillet 2016, Annexe, mémoire explicatif, par. 7.
20 Arbitrage relatif à la Chagos Marine Protected Area (www.pca-cpa.org).
21 Chagos Islanders against the United Kindgom, n° 35662/04, décision du 11 décembre 2012, spécialement §§ 77-83.

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