Opinion dissidente de Mme la juge Xue

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182-20230605-ORD-01-03-EN
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OPINION DISSIDENTE DE MME LA JUGE XUE
[Traduction]
1. À mon grand regret, je ne peux me rallier à la conclusion de la majorité selon laquelle les déclarations d’intervention sont recevables au présent stade des exceptions préliminaires. Les questions de compétence et de recevabilité entrent dans le cadre de la fonction judiciaire de la Cour, et il revient à celle-ci de déterminer si elle a ou non compétence en l’espèce. Je pense en outre que, lorsqu’elle a affaire à un nombre aussi considérable d’États déclarants, la Cour doit, pour garantir la bonne administration de la justice, se soucier du principe de l’égalité des parties. Il en est ainsi tant pour la présente affaire que pour la pratique judiciaire de la Cour en général. Comme j’y suis tenue par le Statut, j’expliquerai ci-après les raisons de ma position.
I. LA PORTÉE DE L’ARTICLE 63
2. L’article 63 du Statut est libellé comme suit :
« 1. Lorsqu’il s’agit de l’interprétation d’une convention à laquelle ont participé d’autres États que les parties en litige, le Greffier les avertit sans délai.
2. Chacun d’eux a le droit d’intervenir au procès et, s’il exerce cette faculté, l’interprétation contenue dans la sentence est également obligatoire à son égard. »
3. En outre, l’article 82 du Règlement de la Cour énonce en détail les conditions requises pour la présentation d’une déclaration d’intervention fondée sur l’article 63 du Statut. Je conviens avec la majorité que toutes les déclarations déposées en la présente affaire, à l’exception de celle soumise par les États-Unis, satisfont à ces exigences. La Cour doit néanmoins rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, chaque déclaration a effectivement pour objet l’interprétation de la convention en cause et constitue donc « une véritable intervention » (Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 77). Comme la Cour l’a dit dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine,
« l’intervention au titre de l’article 63 du Statut se limite à la présentation d’observations au sujet de l’interprétation de la convention concernée et ne permet pas à l’intervenant, qui n’acquiert pas la qualité de partie au différend, d’aborder quelque autre aspect que ce soit de l’affaire dont est saisie la Cour » (Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18).
4. Dans la présente affaire, après que la défenderesse a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête, la procédure a été scindée en deux phases : celle de la compétence et celle du fond. Dans la phase en cours, la Cour recherche si sa compétence en l’espèce peut être fondée sur l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention ») et si la requête introduite par l’Ukraine contre la Fédération de Russie est recevable. Dans l’affirmative, l’affaire se poursuivra alors jusqu’à la seconde phase.
5. Bien que, dans leurs déclarations, tous les États déclarants se réfèrent à l’article IX de la convention sur le génocide, il reste à déterminer si une intervention fondée sur l’article 63 peut porter sur des questions de compétence et, partant, si un État intervenant peut être admis à participer aux audiences sur les exceptions préliminaires.
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6. Il est vrai que l’article 63 ne fait aucune distinction quant au type de dispositions dont l’interprétation peut faire l’objet de l’intervention d’un État partie. On pourrait également faire valoir que l’article IX est l’une des dispositions de la convention sur le génocide qu’il est loisible aux États parties d’interpréter. Il appartient toutefois à la Cour de statuer sur la recevabilité des déclarations d’intervention, de sorte que, bien que ces États aient le « droit » d’intervenir, il échoit à la Cour de dire comment ce droit doit être exercé au procès. Par le passé, lorsqu’un État partie a demandé à intervenir sur le fondement de l’article 63, la Cour a refusé de faire droit à sa demande tant que la question de la compétence n’avait pas été tranchée. Cette approche est justifiée, ainsi qu’il sera exposé ci-dessous.
7. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, El Salvador avait déposé, pendant la phase juridictionnelle, une déclaration d’intervention fondée sur l’article 63 dans laquelle il soutenait, entre autres arguments relatifs au différend entre les parties, que la Cour n’avait pas compétence en l’espèce. La Cour a observé que la déclaration d’intervention d’El Salvador « port[ait] en fait aussi sur des questions, y compris l’interprétation de conventions, qui présuppos[aient] que la Cour [avait] compétence pour connaître du différend » entre les parties et que la requête du Nicaragua était recevable (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 216, par. 2, les italiques sont de moi). La Cour a donc décidé de ne pas tenir d’audience sur l’intervention d’El Salvador et jugé que « la déclaration d’intervention de la République d’El Salvador [était] irrecevable en ce qu’elle se rapport[ait] à la phase en cours de l’instance introduite par le Nicaragua contre les États-Unis d’Amérique » (ibid., point ii) du dispositif, les italiques sont de moi).
8. Dans la présente ordonnance, la Cour se réfère elle aussi à la décision rendue en 1984 dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires et estime que si El Salvador a vu sa déclaration rejetée, c’est parce qu’il n’y avait indiqué aucune disposition d’une convention, quelle qu’elle soit, dont l’interprétation aurait été en cause au stade de la compétence (ordonnance, par. 65). Malgré tout le respect que je porte à la majorité, je dois avouer que mon interprétation de cette décision diffère de la sienne. Tout d’abord, dans sa déclaration d’intervention, El Salvador renvoyait bien à l’article 36 du Statut, sur lequel le Nicaragua entendait fonder la compétence de la Cour, ainsi qu’à d’autres instruments juridiques dont il estimait que l’interprétation était en cause au stade juridictionnel de l’instance (C.I.J. Mémoires, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention de la République d’El Salvador, 15 août 1984, vol. II, p. 456-457, par. XIV ; voir également : la lettre en date du 10 septembre 1984 adressée au greffier par El Salvador, ibid., p. 461-462). Ensuite, il ne s’agissait pas là du motif invoqué par la Cour dans son ordonnance, mais de l’avis exprimé par certains juges dans leur opinion conjointe, où ils expliquaient ne pas souscrire pour autant à la décision de la Cour de ne pas entendre El Salvador (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, opinion conjointe des juges Ruda, Mosler, Ago, Jennings et de Lacharrière, p. 219, par. 3). Pour saisir pleinement la décision rendue par la Cour en 1984, il faut s’intéresser également aux opinions des autres juges, lesquelles apportent un éclairage supplémentaire sur les considérations judiciaires qui ont guidé la Cour.
9. Le juge Nagendra Singh a ainsi fait observer, dans l’exposé de sa position individuelle, que la déclaration d’El Salvador portait en fait sur le fond de la procédure. À l’appui de l’ordonnance de la Cour, il a déclaré ce qui suit :
« [S]i El Salvador était entendu au cours de la phase préliminaire actuelle, des arguments seraient inévitablement présentés au sujet du fond, aspect qui ne concerne que la deuxième phase de l’instance, une fois établie la compétence de la Cour pour
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connaître du différend. Par suite, si la demande d’audition d’El Salvador avait été retenue à ce stade, il en serait résulté pratiquement deux séries d’audiences sur le fond, ce qu’aucun tribunal ne saurait accepter vu la confusion générale qui s’ensuivrait, et qui serait inopportune et insoutenable. » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil1984, opinion individuelle du juge Singh, p. 218.)
10. L’analyse du juge Nagendra Singh était juste et convaincante. L’inquiétude que lui inspirait la perspective d’une double série d’audiences consacrées aux observations des intervenants sur le fond mérite d’être prise en considération en la présente espèce. À mon grand regret, la Cour a trop facilement écarté cet aspect important.
11. Comme l’illustrent les exemples ci-dessous, les déclarations d’intervention déposées en la présente affaire, même celles qui visent expressément l’interprétation de l’article IX, concernent toutes le fond de l’affaire. Selon le paragraphe 3 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, dès l’instant où la défenderesse soulève des exceptions d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête, la procédure sur le fond est suspendue. En outre, les pièces de procédure déposées par les parties sont limitées aux points ayant trait aux questions préliminaires. Pour la Cour, l’arrêt qu’elle rend sur les questions de compétence et de recevabilité ne préjuge en rien le fond. C’est pour cette même raison qu’il ne devrait pas être permis à un intervenant d’aborder le fond de l’affaire au stade des exceptions préliminaires. Cette politique judiciaire, dont dépend la bonne administration de la justice par la Cour, est le propre d’un système de règlement des différends internationaux fondé sur le principe du consentement.
12. En pratique, la juridiction de la Cour peut procéder d’un traité multilatéral sur le règlement des litiges, tels que le traité américain de règlement pacifique de 1948 (dénommé officiellement « pacte de Bogotá ») et la convention européenne de 1957 pour le règlement pacifique des différends, qui fixent les procédures de règlement pacifique des différends entre les États parties ainsi que les conditions à remplir pour y recourir. En général, lorsque le demandeur ou les parties à l’instance invoquent un tel traité, la Cour, conformément au paragraphe 1 de l’article 43 de son Statut, en avise les États parties, lesquels sont fondés à exercer leur droit de donner leur interprétation du traité, et ce, même pendant la phase préliminaire, lorsqu’une exception d’incompétence est soulevée. Les traités de ce type ne s’apparentent manifestement pas à une clause compromissoire, telle que celle qui est ici en cause, puisque les dispositions relatives aux procédures et aux modalités de règlement des différends sont leur objet même. Ces dispositions ne concernent pas les droits et obligations particuliers en cause sur le fond. Les États parties peuvent intervenir pour donner leur interprétation des dispositions du traité en question sans nécessairement toucher au fond de l’affaire dont la Cour est saisie. Il n’en va pas ainsi de l’article IX de la convention sur le génocide.
II. LA QUESTION DE LA COMPÉTENCE EN L’ESPÈCE
13. La raison pour laquelle la faculté d’intervenir au titre de l’article 63 doit être limitée à la phase du fond tient largement à la nature de la compétence de la Cour. Tout d’abord, la question de la compétence n’est pas seulement procédurale. Ainsi qu’il a été souligné,
« bien souvent, la question de savoir si et dans quelle mesure la Cour a compétence revêt tout autant, sinon plus, d’importance politique que la décision sur le fond. Le fait qu’un défendeur soulève une question de compétence … trahit souvent l’absence d’accord politique pour que la Cour statue sur l’affaire. Ce ne sont pas là de simples
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questions techniques. » (Shabtai Rosenne, The Law and Practice of the International Court, 1920-2005 (Brill 2006), vol. II, Jurisdiction, p. 803.)
Tant que la Cour ne s’est pas déclarée compétente, aucune base juridique ne lui permet d’examiner le fond de l’instance dont elle est saisie.
14. En outre, pour déterminer si elle a compétence ratione materiae pour connaître de l’affaire, la Cour n’appréhende pas la question de la juridiction de manière abstraite. Comme elle l’a fait observer dans l’affaire Nottebohm, « [l]a Cour n’entend pas s’attacher à déterminer le sens qu’a le terme “juridiction” en général. Dans le cas présent, il lui faut déterminer la portée et le sens » du titre de compétence invoqué (Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 121-122). En d’autres termes, la Cour doit apprécier l’étendue de sa compétence à la lumière des circonstances concrètes de chaque cas d’espèce. L’article IX de la convention sur le génocide prévoit la compétence de la Cour et précise qu’elle s’étend au règlement « [d]es différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ». Il arrive fréquemment que les parties aient des vues divergentes sur la question de la compétence de la Cour ou de la recevabilité de la requête. La Cour doit se prononcer tout d’abord, à la demande d’une partie ou d’office, sur la question de savoir s’il existe un différend relevant de sa compétence ratione materiae, c’est-à-dire qui entre dans le cadre de la fonction judiciaire. C’est pourquoi il est inhabituel qu’une clause compromissoire fasse l’objet d’une déclaration d’intervention fondée sur l’article 63. Pour ce qui est de la question de la compétence de la Cour en la présente affaire, l’interprétation de l’article IX ne saurait se faire hors de contexte, sans tenir aucun compte de celle des articles de fond et des faits de l’espèce. Certains des États déclarants le reconnaissent également. Chypre affirme ainsi que
« [l’]interprétation de la clause compromissoire qu’il contient ne saurait se faire dans l’abstrait, sans évoquer (et par conséquent interpréter) les dispositions de la convention qui ont trait au fond …
La juste interprétation des articles premier, II, III, VIII et IX pourrait donc être en cause en l’espèce, y compris au stade de la compétence. » (Déclaration d’intervention de Chypre, par. 16-17.)
Or c’est précisément là ce qui nous occupe aujourd’hui, puisqu’il convient de déterminer s’il est judiciairement opportun, au stade actuel de l’instance, de permettre à un État intervenant de donner son sentiment sur la question de savoir si les actes dont la demanderesse tire grief relèvent de la compétence de la Cour, avant même que celle-ci ait statué sur la question de la juridiction.
15. Enfin, une intervention fondée sur l’article 63 doit, par nature, être neutre et objective, l’intervenant n’ayant pas la qualité de partie à l’instance. Lorsqu’il expose son interprétation des dispositions de la convention, l’intervenant doit s’abstenir de prendre fait et cause pour l’une ou l’autre des parties au différend. Je doute fort que des interventions déposées au stade des exceptions préliminaires et portant sur des questions de compétence et de recevabilité puissent être empreintes d’objectivité.
16. Pour contester la compétence de la Cour, la défenderesse soutient notamment qu’aucun différend au titre de la convention sur le génocide n’oppose les Parties. La Cour doit d’emblée rechercher s’il existe entre les Parties un différend susceptible d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide et si, par suite, le différend est de ceux dont elle est compétente pour connaître ratione materiae par application de l’article IX (Licéité de l’emploi de la force
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(Yougoslavie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 372, par. 25 ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 838, par. 33). Il semble que l’existence d’un différend en tant que condition préalable à l’établissement de la compétence soit une question judiciaire qu’il appartient non pas aux parties mais à la Cour elle-même de trancher (Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 450, par. 37). En l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie, la Cour a dit qu’il « [lui r]est[ait], pour déterminer si elle [avait] compétence pour connaître de l’affaire sur la base de l’article IX de la convention sur le génocide, à vérifier s’il exist[ait] entre les Parties un différend entrant dans les prévisions de cette disposition » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614, par. 27, les italiques sont de moi). La question de l’existence d’un différend sort donc du champ de l’intervention portant sur l’interprétation des dispositions de l’article IX.
17. De nombreux États traitent dans leurs déclarations d’intervention de la question de l’existence d’un différend entre les Parties. Ils soutiennent qu’il existe, entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, un différend qui entre dans le champ d’application de l’article IX de la convention sur le génocide. Le Liechtenstein affirme ainsi qu’« il existe en l’espèce un différend entre l’Ukraine et la Fédération de Russie non seulement prima facie, mais aussi ratione materiae » (déclaration d’intervention du Liechtenstein, par. 18). Dans la même veine, « [l]a République portugaise considère … qu’il existe, entre les Parties à la présente affaire, un différend relatif à l’application, l’interprétation et l’exécution de la convention sur le génocide, et que la Cour a compétence pour en connaître au titre de l’article IX de la convention » (déclaration d’intervention du Portugal, par. 31). L’Allemagne estime que « [l]es Parties sont … en désaccord sur la licéité du comportement de l’État demandeur, qui est englobé par le terme “différend” » et que
« lorsque, comme en l’espèce, l’objet d’une requête porte sur la question de savoir si certains actes, tels que des allégations de génocide et des opérations militaires entreprises dans le but déclaré de prévenir et de réprimer celui-ci, sont conformes à la convention sur le génocide, ce différend relève directement de l’article IX de la convention » (déclaration d’intervention de l’Allemagne, par. 30 et 36 ; pour d’autres exemples, voir : déclarations d’intervention de la Bulgarie, par. 21 ; de la République tchèque, par. 26 ; et de la Lituanie, par. 16).
18. En outre, dans leurs écritures, certains États déclarants font ouvertement fi de la distinction entre la compétence et le fond pour traiter à la fois de « points liminaires et du fond de l’affaire », même après que la Cour a suspendu la procédure sur le fond (déclaration d’intervention conjointe du Canada et des Pays-Bas, par. 9 ; voir également : déclarations d’intervention du Luxembourg, par. 19-46 ; et de la Norvège, par. 13-33). De fait, il est manifeste que les arguments de plusieurs d’entre eux sortent largement du cadre de l’interprétation de la convention sur le génocide et traitent directement du fond.
19. Certains États déclarants soutiennent, par exemple, que la Fédération de Russie a violé l’article premier de la convention sur le génocide ou l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022. L’Irlande affirme ainsi que « la Fédération de Russie n’a pas respecté l’ordonnance [en indication de mesures conservatoires] rendue par la Cour » (déclaration d’intervention de l’Irlande, par. 8). L’Espagne fait valoir que « la Fédération de Russie ne s’est pas conformée aux prescriptions de l’ordonnance, a intensifié et étendu ses opérations militaires sur le territoire de l’Ukraine et a ainsi aggravé le différend dont la Cour est saisie » (déclaration d’intervention de l’Espagne, par. 8 ; pour d’autres exemples, voir également : les
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déclarations d’intervention de la Lettonie, par. 9 ; de Malte, par. 8 ; de la Pologne, par. 8 ; de la Slovaquie, par. 10 ; de la Slovénie, par. 8 ; et de la Suède, par. 10).
20. Certains États déclarants traitent du caractère de jus cogens des obligations qui découlent de la convention ou du principe de non-recours à la force que consacre le droit international (voir, par exemple : déclarations d’intervention de la Belgique, par. 9 ; de l’Estonie, par. 13 ; de la Grèce, par. 14 ; de la Norvège, par. 30 ; et de la Roumanie, par. 43). Certains n’hésitent pas à formuler des déclarations politiques, accusant la Fédération de Russie de « mener une guerre d’agression contre l’Ukraine » (observations écrites de la Norvège sur la recevabilité de la déclaration d’intervention déposée par le Gouvernement de la Norvège en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour, par. 16 ; pour d’autres exemples, voir : déclarations d’intervention de la Lituanie, par. 16 et 20 ; de la Nouvelle-Zélande, par. 11 ; et de la Pologne, par. 36).
21. Certains États déclarants rappellent que les obligations internationales doivent être exécutées de bonne foi et reprochent à la défenderesse « de graves détournements de la convention [sur le génocide] » et un abus de droit (par exemple, déclarations d’intervention de la France, par. 21 ; de la Roumanie, par. 18 ; du Royaume-Uni, par. 54 ; et de l’Allemagne, par. 40).
22. Il semble que, ce faisant, les États déclarants ne s’expriment pas sur l’interprétation de la convention, comme le prévoit l’article 63, mais interviennent en tant que parties au différend.
23. Il me faut souligner que, pour les raisons indiquées ci-dessus, je comprends et approuve pleinement la décision de la Cour de ne pas examiner les arguments présentés par les États intervenants quant à l’existence d’un différend entre les Parties, aux éléments de preuve, aux faits, à l’application de la convention en l’espèce, ou aux règles et principes de droit international qui ne concernent pas l’interprétation de la convention sur le génocide (ordonnance, par. 84). Cette position montre que la Cour a elle aussi conscience des vices qui entachent ces déclarations, tels que je viens de les exposer. Toutefois, cette précaution ne suffit pas, selon moi, à empêcher les États intervenants de traiter d’autres aspects de l’affaire, puisqu’il leur reste permis, de fait, de présenter des arguments de fond, que la Cour entende ou non les examiner.
24. Les États déclarants ne cachent pas le but de leurs interventions, puisque presque tous ont clairement fait savoir qu’ils cherchaient à obtenir de la Cour deux décisions. Ils lui demandent d’abord de prononcer un « jugement déclaratoire négatif » à l’effet de se reconnaître compétente pour constater l’absence de génocide attribuable à l’Ukraine, de sorte qu’elle puisse conclure que l’allégation de génocide formulée par la Fédération de Russie est dénuée de fondement. Ils la prient ensuite de dire que la convention sur le génocide ne saurait ni permettre ni prescrire aux États — voire qu’elle leur interdit — de recourir à la force pour prévenir et réprimer les actes de génocide, et, partant, que la Fédération de Russie a agi contrairement aux obligations que lui impose cet instrument.
25. En premier lieu, le « remède » sollicité par les États déclarants n’est pas l’objet légitime de l’intervention. Ensuite, certaines de ces questions sont de celles qui ne peuvent être soulevées que par les Parties ou, plus précisément, par la demanderesse dans ses écritures. Il s’agit de questions de fond qu’il appartient à la Cour d’examiner et d’apprécier conformément aux dispositions de la convention, sur la base de faits et d’éléments de preuve ; elles ne relèvent pas de l’interprétation de la convention et ne sont pas susceptibles de règlement judiciaire au stade actuel de la procédure.
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III. LE PRINCIPE DE L’ÉGALITÉ DES PARTIES
26. Je conviens avec la majorité que les objections que la défenderesse oppose à la recevabilité des déclarations d’intervention au motif que celles-ci servent un but politique et constituent un abus de procédure sont dénuées de fondement (observations écrites de la Fédération de Russie sur la recevabilité des déclarations d’intervention, 24 mars 2023, par. 15-45, 64-74). La Cour devrait toutefois accorder davantage d’attention au respect du principe de l’égalité des parties en l’espèce.
27. Dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine, un seul État avait demandé à intervenir, mais le lien étroit qui l’unissait à l’une des parties était déjà source d’inquiétude. Comme l’a observé le juge Owada,
« [i]l est regrettable de voir un État partie à une instance devant la Cour et un autre État cherchant à intervenir dans la même affaire au titre de l’article 63 du Statut se livrer à ce qui pourrait passer pour une concertation en vue de tirer avantage du Statut et du Règlement de la Cour pour promouvoir leur intérêt commun, et dont le communiqué de presse conjoint du 15 décembre 2010 constitue l’aveu pur et simple » (Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, déclaration du juge Owada, p. 12, par. 5).
28. La Cour s’intéresse rarement aux motivations qui conduisent un État à se présenter devant elle, que ce soit en tant que partie à un différend ou en tant que tiers intervenant dans le cadre d’une procédure incidente. Toutefois, en l’espèce, le nombre écrasant d’États déclarants qui se rangent tous aux côtés de l’une des Parties et plaident la même cause, dans le même but, ne doit pas être pris à la légère et considéré comme la norme en matière d’intervention au titre de l’article 63. La quasi-totalité de ces États figurent parmi ceux qui, de concert avec l’Union européenne, ont publié les « déclarations communes » en date des 20 mai et 13 juillet 2022, dans lesquelles ils expriment sans ambages leur intention de manifester leur soutien politique à l’Ukraine contre la Fédération de Russie en intervenant dans la présente instance, et d’examiner « toutes les options pour soutenir l’Ukraine dans sa requête devant la CIJ » (déclaration commune de 41 États et de l’Union européenne sur la requête de l’Ukraine contre la Russie devant la Cour internationale de Justice, 20 mai 2022 ; déclaration commune de 43 États et de l’Union européenne sur la requête de l’Ukraine contre la Russie devant la Cour internationale de Justice, 13 juillet 2022). Si leur droit d’intervenir en vertu de l’article 63 n’en est pas entamé, les États déclarants se livrent de fait, pour reprendre le terme employé par le juge Owada, à une « concertation » qui pourrait assurément leur permettre d’apporter un soutien politique considérable à la demanderesse tout en exerçant une pression politique sur la Cour pour qu’elle connaisse du différend.
29. La bonne administration de la justice et l’égalité des parties sont deux principes fondamentaux qui doivent guider la procédure judiciaire. Dans le cas d’espèce, la Cour, pour apprécier la recevabilité des déclarations d’intervention, ne doit pas perdre de vue le déséquilibre entre les Parties et l’incidence des interventions sur le déroulement de l’instance. Comme il a été exposé précédemment, limiter les interventions fondées sur l’article 63 aux dispositions substantielles examinées au stade du fond permettrait de veiller à ce que les États intervenants ne s’expriment pas sur le fond de l’affaire avant que la Cour ait établi sa compétence et déclaré la requête recevable. Cela éviterait d’accorder deux séries d’audiences aux intervenants afin de leur permettre de présenter leurs vues sur le fond. Une telle approche serait équitable à l’égard des deux Parties. En substance, cette position ne porterait nullement atteinte au droit d’intervenir que l’article 63 du Statut
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confère aux États parties. Je déplore que la présente décision ne tienne pas dûment compte de ces aspects. Comme il est souvent dit, il ne faut pas seulement que justice soit faite ; il faut encore qu’elle soit vue comme telle.
(Signé) XUE Hanqin.
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