Réponse écrite de la Somalie à la question posée par M. le juge Bennouna à la fin de l'audience tenue le 16 mars 2021

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161-20210322-OTH-03-00-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
Lettre en date du 22 mars 2021 adressée au greffier
par l’agent de la Somalie
[Traduction]
Me référant à l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie
c. Kenya), j’ai l’honneur de donner suite à votre lettre (n° 154773) en date du 16 mars 2021, par
laquelle vous me transmettiez le texte de la question posée le même jour à la République fédérale de
Somalie par M. le juge Bennouna.
Question
«Je souhaiterais que la délégation somalienne clarifie sa position au sujet de
l’affirmation du Kenya, dans son contre-mémoire, selon laquelle la borne nº 29 à
Dar Es Salam, qui représente le terminus de la frontière terrestre entre les deux Parties,
doit être reliée «dans une direction sud-est, jusqu’à la limite des eaux territoriales, le
long d’une ligne droite à angle droit de l’orientation générale de la côte à Dar Es Salam,
laissant les îlots de Diua Damasciaca en territoire italien», ceci conformément à la
description générale de la frontière prévue dans l’accord de 1927 (voir à ce sujet le
contre-mémoire, aux paragraphes 33 à 35).
Ma question est donc la suivante : Est-ce que, selon la Somalie, cet accord de
1927 établit la ligne de délimitation de la mer territoriale entre les deux Parties et, si tel
est le cas, quelle serait la limite extérieure de cette ligne ?»
Réponse
1. La Somalie sait gré à M. le juge Bennouna de sa question et se félicite de l’occasion qui lui
est donnée d’exposer son interprétation de l’accord de 1927 entre l’Italie et le Royaume-Uni ainsi
que sa position sur la pertinence de cet accord en l’espèce.
2. L’accord de 1927 rend compte de l’entente des deux Parties, la Somalie et le Kenya, sur
l’emplacement du dernier tronçon, le plus méridional, de la frontière terrestre entre les deux Etats.
3. La Somalie et le Kenya conviennent que la dernière borne, désignée dans l’accord comme
borne no 29, est située en un point dont les coordonnées géographiques sont 1° 39' 43,30" S et
41° 33' 33,49" E1. Ils conviennent en outre que, conformément à l’accord, le dernier tronçon de la
frontière terrestre s’étend à partir de la borne no 29 dans une direction sud-est «le long d’une ligne
droite à angle droit de l’orientation générale de la côte à Dar es Salam»2. La Somalie a représenté
l’emplacement de la frontière terrestre entre la borne no 29 et son point terminal sur le littoral de
l’océan Indien à la figure 4.4 de son mémoire, laquelle a été projetée à l’écran pendant la plaidoirie
de M. Reichler le 16 mars et se trouve à l’onglet 53 du dossier des juges établi par la Somalie. Elle
1 Réplique de la Somalie (ci-après «RS»), par. 3.50 ; contre-mémoire de la République du Kenya (ci-après
«CMK»), par. 30.
2 CMK, par. 33 ; RS, par. 3.53. Voir l’accord entre l’Italie et le Royaume-Uni dans lequel sont consignées les
décisions de la commission mise en place en vertu de l’article 12 du traité entre Sa Majesté Britannique et Sa Majesté le
roi d’Italie, signé à Londres le 15 juillet 1924, pour régir certaines questions concernant les frontières de leurs territoires
respectifs en Afrique de l’Est (17 décembre 1927), annexe I, première partie. Mémoire de la Somalie (ci-après «MS»),
vol. III, annexe 3.
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ne considère pas que les Parties soient en désaccord à propos de l’emplacement de ce dernier tronçon
de la frontière terrestre.
4. Comme l’a relevé à juste titre M. le juge Bennouna, l’accord de 1927 prévoit que la ligne
droite entre la borne no 29 et la côte se poursuit «jusqu’à la limite des eaux territoriales». Bien que le
traité ne dise rien de la distance entre le littoral et cette «limite», le Kenya souligne dans son
contre-mémoire que cette distance s’entend de 3 milles marins3, ce dont la Somalie ne disconvient
pas. Rien n’indique que l’Italie ou le Royaume-Uni aient jamais revendiqué une mer territoriale
supérieure à 3 milles marins pour la Somalie (à l’époque le Somaliland italien) ou le Kenya.
5. Se pose donc la question de savoir quelle incidence a éventuellement l’accord de 1927 sur
la délimitation de la frontière maritime entre la Somalie et le Kenya. Là encore, la Somalie et le
Kenya sont du même avis : cet accord n’en a aucune4.
6. Ni la Somalie ni le Kenya n’ont jamais, depuis leur indépendance et à un quelconque
moment par la suite, prétendu que la frontière maritime dans la mer territoriale suit une ligne
perpendiculaire à la côte à Dar es Salam, sur quelque distance que ce soit. Aucune des Parties ne
convient qu’une telle ligne constitue une frontière maritime. Ni l’une ni l’autre n’accepte ni ne
soutient que l’accord de 1927 les lie en ce qui concerne la frontière maritime, quelle que soit la
distance.
7. Au contraire, comme l’a expliqué M. Sands dans sa plaidoirie du 15 mars, la Somalie,
depuis qu’elle a défini pour la première fois une frontière maritime avec le Kenya, affirme que cette
frontière suit une ligne d’équidistance qui part de la côte à Dar es Salam5. Le Kenya, pour sa part,
affirme que la frontière suit un parallèle de latitude partant de ce point, alors que, par sa législation,
il a aussi affirmé l’existence d’une frontière fixée selon le principe d’équidistance, au moins dans la
mer territoriale6.
8. Etant donné qu’aucune des Parties n’accepte, ou n’a jamais accepté, que la frontière dans la
mer territoriale soit formée par une ligne prolongeant la frontière terrestre dans la mer à angle droit
de la côte à Dar es Salam, et qu’aucune n’a demandé à la Cour d’adopter une telle frontière, la
Somalie est d’avis que cette disposition de l’accord de 1927 n’a aucune incidence sur la présente
procédure.
9. La seconde partie de la question de M. le juge Bennouna part de l’hypothèse que l’accord
de 1927 établit une ligne de délimitation entre les Parties dans la mer territoriale, et vise à savoir
jusqu’où s’étend cette ligne. Comme indiqué ci-dessus, la Somalie ne convient pas qu’une
quelconque ligne de délimitation maritime, liant les Parties à la présente procédure, ait été établie en
1927 ou à tout autre moment par la suite. Dans cette hypothèse, toutefois, elle considère qu’une telle
ligne ne pourrait en aucun cas s’étendre au-delà de 3 milles marins. Il semble que ce soit aussi l’avis
3 CMK, par. 29 et 34.
4 Voir RS, par. 3.53-3.61 ; appendice 2 de la demande du Kenya en date du 22 février 2021, par. 363-368.
5 CR 2021/02, par. 54-55.
6 CR2021/02, par. 31. Voir République du Kenya, loi no 2 sur les eaux territoriales (16 mai 1972), par. 2 4).
MS, vol. III, annexe 16 ; République du Kenya, chapitre 371, loi de 1989 sur les espaces maritimes (25 mai 1989), par. 3 4).
MS, vol. III, annexe 20.
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du Kenya7. En effet, ni l’Italie ni le Royaume-Uni ne revendiquaient une mer territoriale supérieure
à 3 milles marins pour la Somalie ou le Kenya en 1927, et rien n’indique qu’ils l’aient fait par la
suite. Après l’indépendance, ni la Somalie ni le Kenya n’ont jamais revendiqué une telle ligne en tant
que limite de la mer territoriale, et encore moins prétendu l’étendre au-delà de 3 milles marins8.
10. L’affaire Guyana c. Suriname est riche d’enseignements sur ce point. En 1799, les autorités
coloniales avaient défini la rive occidentale de la rivière Corentyne comme frontière entre «le
Suriname et Berbice, une colonie alors située dans la partie orientale du Guyana moderne»9. En 1936,
une commission mixte des frontières a déterminé que, étant donné que l’ensemble du fleuve relevait
de la souveraineté néerlandaise, le Suriname devait contrôler l’accès au fleuve par l’océan Atlantique
au nord10. Pour faciliter la mise en oeuvre de cette décision, les deux parties ont accepté que la
frontière dans la mer territoriale 􀁿 alors de 3 milles marins 􀁿 suive une ligne de 10 degrés partant
de la dernière borne frontière la plus proche de la côte11. Le traité qui concrétisait cet accord n’a
jamais été signé, très probablement en raison du déclenchement de la seconde guerre mondiale, mais
les puissances coloniales ont respecté et fait respecter cette frontière, y compris dans la mer
territoriale, pendant 30 ans12.
11. Au cours de la procédure arbitrale, le Suriname (aujourd’hui indépendant) a fait valoir que
la ligne de 10 degrés devait constituer la frontière maritime sur toute la longueur de la mer territoriale,
qui s’étend aujourd’hui sur 12 milles marins, car les parties avaient dans le passé accepté cette ligne
et la commission mixte des frontières n’avait pas précisé l’étendue de la mer territoriale13. Le
Guyana, qui soutenait que la frontière devait suivre une «ligne d’équidistance historique», n’était pas
d’accord. Il a affirmé que, même si le premier tronçon de la frontière suivait une ligne à 10 degrés,
il ne devait le faire que sur 3 milles marins, après quoi il devait rejoindre une ligne d’équidistance
par le chemin le plus court14.
12. Le tribunal arbitral a décidé à l’unanimité que, bien qu’il n’y ait pas de traité contraignant
entre les Parties, il existait un «arrangement historique à caractère singulier» prévoyant que la
frontière devait suivre une ligne de 10 degrés à partir de la dernière borne frontière, mais seulement
sur 3 milles marins15. Il a rejeté l’argument du Suriname, selon qui l’élargissement de la mer
territoriale de 3 à 12 milles marins nécessitait un prolongement de la ligne de 10 degrés jusqu’à la
nouvelle limite16, et a conclu que les circonstances qui avaient conduit à l’adoption de cette ligne ne
justifiaient pas qu’elle fût prolongée au-delà de 3 milles marins17.
7 Voir CMK, par. 28, 29, 33, 35, 335.
8 Ibid., par 335.
9 Arbitrage relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Guyana et le Suriname, sentence du
17 septembre 2007, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXX, p. 1 (ci-après «Guyana c. Suriname»), par. 137.
10 Ibid., par. 137.
11 Ibid., par. 138.
12 Ibid., par. 139 et 299.
13 Ibid., par. 286.
14 Ibid., par. 288 et 289.
15 Ibid., par. 307 et 323.
16 Ibid., par. 310 et 311.
17 Ibid., par. 314 et 315.
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13. Le tribunal arbitral a en outre décidé que, au-delà de 3 milles marins, la frontière devait
suivre une ligne d’équidistance dans toute la ZEE et le plateau continental jusqu’à la limite des
200 milles marins revendiquée par les deux parties. Il a ensuite tracé une ligne diagonale pour relier
l’extrémité en mer de la ligne de 10 degrés (à 3 milles marins) à la ligne d’équidistance par le chemin
le plus court18. C’est ce que montre la carte figurant à l’appendice 1.
14. Si la Cour était tentée d’adopter une approche similaire en l’espèce 􀁿 en dépit de la
position commune des Parties, pour qui l’accord de 1927 ne devrait avoir aucune incidence sur la
délimitation de leur frontière maritime dans la mer territoriale 􀁿 il faudrait alors aussi relier
l’extrémité de la ligne perpendiculaire de 3 milles marins à la ligne d’équidistance, pour autant que
la Cour convienne avec la Somalie que l’équidistance constitue une solution équitable dans les
circonstances de l’espèce. L’appendice 2 présente une illustration de ce cas de figure, étant entendu
qu’il ne s’agit pas de la solution que la Somalie recherche ou estime être justifiée. La Somalie, pour
le dire clairement, est convaincue que la totalité de la frontière devrait être fondée sur l’équidistance.
15. Pour surplus de droit, il existe une affaire dans laquelle un tribunal arbitral divisé a jugé
que la limite du plateau continental convenue par la France et le Portugal en 1960 pour leurs colonies
respectives, le Sénégal et la Guinée-Bissau, devait être étendue conformément à la notion actuelle de
plateau continental. Cette question est devenue centrale dans l’arbitrage entre le Sénégal et la
Guinée-Bissau près de trois décennies plus tard. Le tribunal arbitral a déterminé que l’accord de 1960
délimitait le «plateau continental entre les Parties dans toute l’étendue de la définition actuelle de cet
espace maritime»19. Il a considéré que l’accord comportait un «critère dynamique» permettant de
déterminer la largeur du plateau, à savoir «une conception dynamique du plateau continental, puisque
sa limite extérieure était fonction du développement de la technologie et, par conséquent, susceptible
de se déplacer de plus en plus vers le large»20. Toutefois, ces mêmes éléments ne justifiaient pas une
extension des limites de la mer territoriale et de la zone contiguë, telles que définies dans l’accord de
1960, car celles-ci ne faisaient pas l’objet de la même «conception dynamique» que le plateau
continental21.
16. La Cour a par la suite confirmé la validité de la sentence arbitrale, sans traiter les questions
de fond22. Dans l’affaire Guyana c. Suriname, le tribunal arbitral a examiné la sentence rendue en
18 Guyana c. Suriname, par. 323. Voir aussi Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria
(Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C. I. J. Recueil 2002, p. 303, par. 307
(«La Cour constate cependant que le point G, qui a été défini par les deux Parties dans la déclaration
de Maroua du 1er juin 1975, n’est pas situé sur la ligne d’équidistance entre le Cameroun et le Nigéria, mais
à l’est de cette ligne. Le Cameroun est par conséquent en droit de demander que du point G la limite des
zones maritimes relevant respectivement de chacune des Parties rejoigne la ligne d’équidistance … La Cour
considère donc qu’à partir du point G la ligne de délimitation doit rejoindre directement la ligne
d’équidistance au point de coordonnées 8° 21' 20" de longitude est et 4° 17' 00" de latitude nord qui sera
appelé X. La limite des zones maritimes relevant respectivement du Cameroun et du Nigéria se poursuivra
donc au-delà du point G en suivant une ligne en direction de l’ouest, jusqu’à ce qu’elle atteigne le point X
aux coordonnées sus-indiquées. Cette limite s’infléchira au point X et se prolongera vers le sud le long de
la ligne d’équidistance.»).
19 Affaire de la délimitation de la frontière maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal, sentence du 31 juillet
1989, RSA, vol. XX, par. 85.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Voir Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 1991, p. 53, par. 69.
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l’affaire Guinée Bissau/Sénégal et a déterminé que ce précédent n’était pas pertinent pour la limite
de la mer territoriale23.
17. La Somalie remercie de nouveau M. le juge Bennouna de sa question et espère que cette
réponse sera jugée satisfaisante.
Veuillez agréer, etc.
___________
23 Guyana c. Suriname, par. 311.
APPENDICE 1

APPENDICE 2

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Réponse écrite de la Somalie à la question posée par M. le juge Bennouna à la fin de l’audience tenue le 16 mars 2021

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