Opinon individuelle de M. le juge ad hoc Guillaume

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161-20211012-JUD-01-06-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC GUILLAUME
1. La Cour a estimé que, contrairement à ce que plaidait le Kenya, la frontière maritime entre le Kenya et la Somalie ne longe pas un parallèle de latitude. Elle a fixé le point de départ de cette frontière conformément aux accords conclus entre l’Italie et le Royaume-Uni en 1927 et 1933. Puis elle a délimité la mer territoriale en retenant en fait la perpendiculaire à l’orientation générale des côtes adoptée dans ces mêmes accords. En ce qui concerne la zone économique exclusive (ci-après la «ZEE») et le plateau continental au-delà de 200 milles marins, la Cour n’a pas retenu la ligne d’équidistance avancée par la Somalie. En vue de parvenir à un résultat équitable, elle a ajusté cette ligne de manière significative au profit du Kenya. Elle a enfin rejeté les conclusions de la Somalie visant à la condamnation du Kenya pour activités illicites dans la zone en litige. Je souscris à ces décisions, mais suis en désaccord sur certains points avec le raisonnement adopté par la Cour et j’estime nécessaire de faire part ici de mes divergences.
2. La Somalie demandait à la Cour de procéder à la délimitation de ses espaces maritimes avec le Kenya. Les deux Etats sont parties à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la «CNUDM»). La délimitation doit par suite être opérée conformément aux articles 15, 74 et 83 de cette convention. A défaut d’accord entre les Parties, s’appliquent les règles posées par ces articles tels qu’interprétés par la jurisprudence. La Cour se devait donc dans un premier temps de rechercher s’il existait des accords entre le Kenya et la Somalie concernant tout ou partie de leur frontière maritime.
I. Existe-t-il un accord tacite entre les Parties sur une délimitation selon un parallèle de latitude ?
3. Le Kenya le prétend. Il expose qu’il a fixé la limite septentrionale de ses espaces maritimes au parallèle 1°39'43,2'' de latitude sud. Il soutient que la Somalie a accepté cette limite par voie d’acquiescement. Telle serait donc la frontière. La Somalie le nie sur trois terrains. Elle expose :
a) qu’une frontière maritime ne saurait être fixée par acquiescement1 ;
b) qu’en tout état de cause la Somalie n’a pas acquiescé aux prétentions unilatérales du Kenya2 ;
c) qu’enfin le Kenya a lui-même reconnu que sa frontière n’avait jamais été fixée3.
4. C’est à juste titre que la Cour a écarté le premier argument. Le droit international n’est pas formaliste. Il reconnaît la possibilité de transfert de souveraineté territoriale ou de fixation de frontières par accord tacite ou par acquiescement, comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire Pedra Branca/Pulau Batu Puteh ayant opposé la Malaisie à Singapour4. Selon cet arrêt, l’accord tacite découle du comportement convergent des parties. Quant à l’acquiescement, il résulte de l’absence de réaction d’un Etat face aux positions prises par un autre Etat. La distinction n’est pas toujours aisée à opérer et la Cour elle-même a évité dans cet arrêt de prendre parti sur le terrain à
1 Réplique de la Somalie, vol. I, par. 1.11.
2 Ibid., par. 2.12.
3 Ibid., par. 2.29.
4 Souveraineté sur Pedra Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge (Malaisie/Singapour), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 50, par. 120-121 ; voir aussi l’opinion dissidente commune de MM. les juges Simma et Abraham, ibid., p. 117, par. 3.
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retenir. Aussi bien acquiescement et accord tacite traduisent-ils tous deux le consentement des Etats intéressés. Dans les deux cas, à travers des processus différents, ceux-ci manifestent leur accord.
La Somalie expose cependant que les articles 15, 74 et 83 de la CNUDM prévoient la délimitation des espaces maritimes par voie d’accord. Elle reconnaît que ces accords peuvent être exprès ou tacites, mais soutient que la CNUDM exclut la délimitation par voie d’acquiescement. Mais on voit mal pourquoi les auteurs de la CNUDM auraient recommandé aux Etats de fixer leurs frontières maritimes par voie d’accord, tout en excluant que la solution agréée puisse être le fruit de l’acquiescement de l’une des parties aux positions de l’autre. A l’évidence ils souhaitaient que les Etats consentent à des solutions mutuellement acceptables quelles qu’en soient les modalités. Le terme «accord» dans la convention doit être compris comme couvrant toute solution résultant du consentement des parties.
La solution retenue par la jurisprudence pour les espaces terrestres5 vaut donc pour les espaces maritimes, comme la Cour l’a d’ailleurs jugé dans l’affaire du Golfe du Maine6. Les limites de ces espaces peuvent résulter du silence gardé par un Etat face aux positions d’un autre Etat.
5. Encore faut-il en l’espèce que les faits permettent d’aboutir à la conclusion que par un long silence la Somalie a acquiescé au parallèle de latitude retenu par le Kenya. Les faits doivent à cet égard être clairs et «dépourvu[s] d’ambiguïté»7.
Qu’en est-il ? Le Kenya expose qu’à plusieurs reprises il a proclamé que sa frontière maritime avec la Somalie était constituée par un parallèle de latitude. Ces proclamations auraient été notifiées à la Somalie qui aurait dû réagir et ne l’aurait pas fait pendant trente-cinq ans. Elle aurait ainsi accepté cette ligne comme frontière. Cet acquiescement serait confirmé par la conduite des Parties. La Somalie le nie.
6. Les faits, côté kenyan, sont les suivants :
a) Le Kenya a porté sa mer territoriale à 12 milles marins par proclamation présidentielle du 13 juin 19698. La loi du 16 mai 1972 a précisé en son article premier, paragraphe 4, que : «[s]ur la côte adjacente aux Etats voisins, la mer territoriale s’étend jusqu’à une ligne médiane»9.
b) Par proclamation présidentielle du 28 février 1979, le Kenya s’est doté d’une ZEE de 200 milles marins. La proclamation précise que «la zone économique exclusive du Kenya est délimitée comme suit : … au nord, la frontière maritime avec la République de Somalie longe vers l’est le parallèle passant au sud de l’île de Diua Damasciaca, à savoir le parallèle 1° 38' de latitude sud»10.
5 Dans le même sens, voir Ile de Palmas (Pays-Bas/Etats-Unis d’Amérique), sentence, 4 avril 1928, Revue générale de droit international public, t. XLII, 1935, p. 164. Voir aussi Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 24-30. Voir enfin, en ce qui concerne l’île de Meanguera, Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 577, par. 364.
6 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 305, par. 130.
7 Souveraineté sur Pedra Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge (Malaisie/Singapour), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 51, par. 122 ; voir aussi p. 50-51, par. 120 et suiv.
8 Contre-mémoire du Kenya (ci-après «CMK»), vol. II, annexe 1.
9 Mémoire de la Somalie (ci-après «MS»), vol. III, annexe 16. En anglais, la disposition se lit : «On the coastline adjacent to neighbouring States the breadth of the territorial sea shall extend to [the] Median Line».
10 MS, vol. III, annexe 19, article 1 b). En anglais, la disposition se lit : «the Exclusive Economic Zone of Kenya shall … in respect of its northern territorial waters boundary with [the] Somali Republic be on eastern latitude South of Diua Damasciaca Island being latitude 1° 38' South».
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c) La loi sur les espaces maritimes du 25 août 1989 dispose en son article 3, paragraphe 4, que : «[s]ur la côte adjacente aux Etats voisins, les eaux territoriales s’étendront jusqu’à» la ligne d’équidistance11. Elle ajoute en son article 4, paragraphe 4, que : «[a]u nord, la frontière de la zone économique exclusive avec la Somalie sera délimitée par avis ministériel publié dans le Journal Officiel conformément à un accord entre le Kenya et la Somalie fondé sur le droit international»12.
d) Par proclamation présidentielle du 9 juin 2005, le Kenya a précisé que «la zone économique exclusive du Kenya est délimitée … [à] la frontière nord des eaux territoriales avec la République de Somalie, vers l’est, par le parallèle de latitude sud 1° 39' passant au sud de l’île Diua Damasciaca». Deux tableaux joints précisent vers le large les coordonnées de la mer territoriale et de la ZEE13.
e) Le 6 mai 2009, le Kenya a présenté à la commission chargée de fixer les limites extérieures du plateau continental au-delà de 200 milles marins une demande en vue de la fixation de ces limites. Selon les coordonnées fournies et la carte jointe, la frontière maritime avec la Somalie se poursuivait au-delà de 200 milles marins sur le parallèle de latitude retenu pour la ZEE14.
Au total, le Kenya a jusqu’en 2005 retenu la ligne médiane comme ligne de délimitation de ses eaux territoriales avec la Somalie. Il a proclamé en 1979 que la limite septentrionale de sa ZEE suivait le parallèle de latitude. Toutefois sa loi de 1989 renvoyait cette délimitation à un accord à intervenir avec la Somalie. A partir de 2009 le Kenya a enfin retenu le parallèle de latitude pour ce qui est du plateau continental au-delà de 200 milles marins.
7. Il n’est pas contesté que les deux proclamations de 1979 et 2005 ont été transmises par le Kenya au Secrétariat général des Nations Unies et communiquées par ce dernier à tous les Etats membres de l’Organisation. Elles ont en outre été publiées par le Secrétariat et placées sur le site Internet de l’Organisation15.
8. La Somalie a-t-elle réagi face aux décisions kenyanes ? Elle le prétend en invoquant notamment sa propre législation. Celle-ci se présente comme suit :
a) Par loi du 10 septembre 1972, la Somalie a fixé la largeur de sa mer territoriale à 200 milles marins16.
11 MS, vol. III, annexe 20. En anglais, la disposition se lit :
«On the coastline adjacent to neighbouring states, the breadth of the territorial waters shall extend to every point of which is equidistant from the nearest points on the baselines from which the breadth of the territorial waters of each of respective states is measured.»
12 Ibid. En anglais, la disposition se lit : «The northern boundary of the exclusive economic zone with Somalia shall be delimited by notice in the Gazette by the Minister pursuant to an agreement between Kenya and Somalia on the basis of international law.»
13 Ibid., annexe 21. En anglais, la disposition se lit : «The Exclusive Economic Zone of Kenya shall ... [i]n respect of its northern territorial waters boundary with Somali Republic be on eastern latitude South of Diua Damascia[ca] Island being latitude 1° 39' 34'' degree south».
14 Ibid., annexe 59.
15 CMK, vol. II, annexes 20 et 65 ; MS, vol. III, annexe 56.
16 MS, vol. III, annexe 9, art. 1.
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b) Par loi de 1988-198917, la Somalie a ramené sa mer territoriale à 12 milles marins, a proclamé une ZEE de 200 milles marins et s’est reconnu un plateau continental pouvant éventuellement se prolonger au-delà. L’article 4 de cette loi dispose :
«En l’absence de traité international, la République démocratique de Somalie considèrera que ses frontières maritimes avec la République de Djibouti d’une part et la République du Kenya d’autre part suivent chacune une ligne droite s’étendant vers le large, tel qu’indiqué sur les croquis joints.»18
Ces croquis n’ont pas été communiqués à la Cour par la Somalie.
Les Parties divergent sur l’interprétation à donner à ce texte. La Somalie prétend que la ligne droite qu’il mentionne est la ligne d’équidistance. Le Kenya avance qu’il s’agit du parallèle de latitude. Il est regrettable que les croquis annexés à la loi n’aient pas été produits par la Somalie. En l’absence de ce document essentiel, on en est réduit à des conjectures. Il me paraît très probable que la ligne droite tracée sur la carte n’était pas la ligne d’équidistance. En effet on comprendrait mal dans ce cas pourquoi cette ligne est mentionnée expressément pour la délimitation avec le Yémen et ne l’est pas pour la délimitation avec la Somalie. Mais en l’absence de carte, nous n’avons aucune certitude.
c) Par une proclamation présidentielle du 30 juin 2014, la Somalie a réaffirmé ses droits sur sa ZEE. Cette proclamation précise en son article 4 que, dans tous les cas où la ZEE de la Somalie est contiguë ou opposée à la ZEE d’un autre Etat côtier, la Somalie «est prête à entrer en négociation avec l’Etat côtier concerné en vue de délimiter leur ZEE»19.
d) A partir d’août 2009, la Somalie a évoqué à plusieurs reprises la ligne d’équidistance comme devant gouverner la délimitation de ses espaces maritimes avec le Kenya et notamment de son plateau continental au-delà de 200 milles marins20.
9. Au total, il apparaît que :
a) Le Kenya n’a revendiqué le parallèle de latitude pour la mer territoriale qu’en 2005. Il l’a fait de manière implicite dans le tableau des coordonnées annexé à la proclamation. La Somalie a fait objection à cette position en 2009. Le silence de la Somalie pendant quatre ans sur la proclamation ainsi formulée ne saurait valoir acquiescement.
b) Le Kenya a revendiqué en 2009 ce même parallèle pour le plateau continental au-delà de 200 milles marins. La Somalie a immédiatement objecté. Elle n’a donc jamais acquiescé.
c) Pour ce qui est de la ZEE, l’hésitation est permise. En effet le Kenya a revendiqué le parallèle en 1979 et 2005 par proclamations présidentielles diffusées à tous les Etats Membres des Nations Unies et la Somalie n’a objecté qu’en 2009. Mais on peut se demander si, dans une matière d’une telle importance, une diffusion de ce type suffit pour conduire à un accord tacite
17 La loi de 1988 a fait l’objet d’une décision de promulgation du président du 26 janvier 1989. MS, vol. III, annexe 11.
18 MS, vol. III, annexe 10. En anglais, la disposition se lit :
«If there is no multilateral treaty, the Somali Democratic Republic shall consider that the border between the Somali Democratic Republic and the Republic of Djibouti and the Republic of Kenya is a straight line toward the sea from the land as indicated on the enclosed charts.»
19 MS, vol. III, annexe 14, par. 4. Cette disposition se lit en anglais : «the Somali Republic is prepared to enter into negotiations with the coastal State concerned with a view to delimiting their respective Exclusive Economic Zones».
20 Lettre datée du 19 août 2009 (MS, vol. III, annexe 37) ; comptes rendus de la négociation de 2014 (MS, vol. III, annexes 31 et 32).
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par voie d’acquiescement ou si une notification directe des prétentions nationales à l’Etat voisin n’est pas nécessaire. On doit également noter qu’avant 2018 le Kenya, tant dans ses négociations avec la Somalie que devant la Cour, ne s’est jamais prévalu de l’acquiescement de la Somalie et s’est comporté comme si la frontière de la ZEE restait à fixer.
C’est pour ces motifs que je me suis en définitive rallié à la solution adoptée sur ce point par la Cour.
II. Les accords entre l’Italie et le Royaume-Uni de 1927 et 1933 délimitent-ils la mer territoriale ?
10. Les anciennes puissances coloniales, l’Italie et le Royaume-Uni, avaient conclu en 1924, 1927 et 1933 trois accords fixant leur frontière. Le Kenya et la Somalie sont liés par ces accords en tant qu’Etats successeurs. La Cour en a jugé ainsi (arrêt, paragraphe 98). Aucun doute n’était d’ailleurs permis à cet égard, compte tenu des articles 11 et 12 de la convention de Vienne de 1978 sur la succession d’Etats en matière de traités21, de l’application en Afrique de la règle de l’uti possidetis juris consacrée par diverses décisions de l’Organisation de l’unité africaine22 et de la jurisprudence de la Cour23 et des tribunaux arbitraux24.
11. Il appartenait donc à la Cour de rechercher si l’accord de 1927/1933 fixait le point de départ de la frontière maritime et le tracé de cette frontière dans tout ou partie de la mer territoriale.
12. L’accord de 1933 donne force obligatoire aux conclusions auxquelles les fonctionnaires des Parties étaient parvenus en 1927. Il fixe avec une extrême précision le tracé de la frontière terrestre de borne en borne et le reproduit à cet effet sur une carte. Il dispose en outre qu’à partir de la dernière borne, BP 29, au point dénommé Dar Es Salam, la frontière va «in a south-easterly direction, to the limit of territorial waters in a straight line at right angles to the general trend of the coastline at Dar Es Salam, leaving the islets of Diua Damasciaca in Italian territory»25.
13. Cette disposition permet de fixer le point de départ de la frontière maritime. Celui-ci, contrairement à ce que soutient le Kenya, ne saurait être la borne BP 29 à l’intérieur des terres. Aussi bien la frontière terrestre se poursuit-elle à partir de cette borne sur le court segment de 41 mètres environ qui la sépare de la mer. Elle le fait selon une ligne droite perpendiculaire à la direction
21 La Cour, dans l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros, a reconnu un caractère coutumier à l’article 12 de la convention (Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 72, par. 123). La même conclusion s’impose a fortiori en ce qui concerne l’article 11 selon lequel «une succession d’Etats ne porte pas atteinte en tant que telle … [à] une frontière établie par un traité».
22 L’Union africaine s’est à plusieurs reprises exprimée en faveur du respect des frontières existant au moment de l’accession à l’indépendance (résolution AHG/Res. 16(I) du 21 juillet 1964 et art. 4, par. b), de l’acte constitutif de l’Union africaine du 11 juin 2000). La Cour, dans l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), a précisé que l’uti possidetis est «un principe d’ordre général nécessairement lié à la décolonisation où qu’elle se produise». Par suite, les déclarations de l’Union africaine ont sur ce point une «valeur déclaratoire et non pas constitutive» (Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 23-24).
23 Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, C.P.J.I. série A/B, n°46, p. 145 ; voir aussi C.P.J.I., série A, no 24, p. 17 ; Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), C.I.J. Recueil 1962, p. 6 à 38 ; Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 72, par. 123.
24 Délimitation de la frontière maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal (Guinée-Bissau/Sénégal), sentence du 31 juillet 1989, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. XX, p. 178, par. 62 et suiv.
25 MS, vol. III, annexe 4, Exchange of Notes between His Majesty’s Government in the United Kingdom and the Italian Government regarding the Boundary between Kenya and Italian Somaliland (22 Nov. 1933), Appendix I, First Part.
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générale des côtes. Le point de départ de la frontière maritime se situe donc à l’intersection de cette ligne et de la côte, comme l’a jugé à bon droit la Cour.
14. Dans les eaux territoriales, la frontière doit suivre la même direction. En effet, il résulte de l’accord de 1927/1933 que depuis la borne BP 29, la frontière se poursuit dans cette direction jusqu’à la limite des eaux territoriales. L’accord ajoute que du fait de cette délimitation les îlots de Diua Damasciaca seront en territoire italien, confirmant que la frontière ainsi fixée va bien jusqu’à la limite extérieure des eaux territoriales.
15. En réponse à une question posée par un juge lors des audiences, la Somalie a cependant fait valoir qu’aucune des Parties «n’accepte ou n’a jamais accepté que la frontière dans la mer territoriale suive» la ligne de l’accord de 1927/1933. Elle en déduisait que cette ligne ne saurait être retenue. Le Kenya a, quant à lui, fait état dans son contre-mémoire de l’accord de 1927/1933 pour la délimitation de la mer territoriale26. Il n’a pas commenté la réponse donnée par la Somalie à la question posée à l’audience.
16. La Cour a constaté «qu’aucune des Parties ne lui demande de confirmer l’existence de quelque segment d’une frontière maritime ou de délimiter la frontière dans la mer territoriale sur la base de l’arrangement conventionnel de 1927/1933» (arrêt, paragraphe 109). Elle a ajouté qu’aucune des Parties ne s’est référée à cet accord dans sa législation ou lors des négociations de 2014. Elle en a conclu «qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si l’arrangement conventionnel de 1927/1933 avait pour objet de délimiter la frontière dans la mer territoriale» (ibid.).
17. Je ne saurai souscrire à ce raisonnement. Un traité demeure en vigueur tant qu’il n’a pas été abrogé. Tant qu’il est en vigueur, le juge est tenu de l’appliquer et de l’interpréter. Les conclusions de la Somalie posaient en réalité la question de savoir si, par accord tacite, les deux Parties avaient abrogé la disposition litigieuse en tant qu’elle vise la mer territoriale, tout en conservant cette même disposition pour la fixation du dernier segment de la frontière terrestre et du point de départ de la frontière maritime. Mais un accord tacite ne saurait être aisément établi, ainsi que la Cour l’a d’ailleurs rappelé en ce qui concerne le parallèle de latitude revendiqué par le Kenya (paragraphe 52). Or en l’espèce rien n’établit qu’un tel accord soit intervenu et il n’est même pas soutenu qu’il en ait été ainsi.
Dans ces conditions, la Cour se devait, me semble-t-il, d’appliquer l’accord de 1927/1933 non seulement pour la fixation du point de départ de la frontière maritime, mais encore pour le tracé de cette frontière dans la mer territoriale. Elle ne pouvait s’en dispenser.
18. Reste un problème délicat : les eaux territoriales à l’époque de l’accord étaient généralement larges de 3 milles marins. Elles sont aujourd’hui de 12 milles. La ligne fixée par l’accord doit-elle s’arrêter à 3 milles ou aller jusqu’à 12 milles ?
26 CMK, vol. I, par. 34.
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Tout dépend de la commune intention des parties lors de la conclusion de l’accord27. Mais en l’espèce les travaux préparatoires sont muets. En pareil cas la Cour procède à une distinction selon que les termes employés ont ou non un caractère générique.
L’accord de 1927/1933 vise les eaux territoriales sans en mentionner la largeur. Or, à l’époque, si la Grande-Bretagne était fermement attachée à la limite des 3 milles, cette limite était déjà contestée, notamment par l’Italie28. Dès lors les négociateurs ne pouvaient ignorer que la largeur des «eaux territoriales» était susceptible d’évolution. A mon sentiment, il convient de tenir compte de l’évolution survenue depuis 1933 et de retenir la limite de 12 milles marins.
Ainsi la frontière des Parties dans les eaux territoriales suit jusqu’à 12 milles marins une ligne droite orientée sud-est perpendiculaire à l’orientation générale de la côte à Dar Es Salam conformément à l’accord de 1927/1933.
19. La Cour a adopté une ligne de délimitation qui coïncide pratiquement avec cette ligne conventionnelle. Mais elle est parvenue à ce résultat en traçant une ligne médiane conformément à l’article 15 de la CNUDM. Elle a constaté cependant que cette ligne médiane correspondait de très près à la ligne définie dans l’accord de 1927/1933 (arrêt, paragraphe 118).
20. Je suis de ce fait en accord avec les coordonnées retenues par la Cour et ai par suite voté en faveur du point 3 du dispositif. En revanche je ne saurai souscrire aux motifs adoptés. Conformément à l’article 15 de la CNUDM, la Cour aurait dû rechercher d’abord si un accord existait entre les Parties, puis conclure qu’il existait un tel accord et l’appliquer.
(Signé) Gilbert GUILLAUME.
___________
27 Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 242-244, par. 63-71. Dans certains cas, la Cour a retenu le sens originel des termes (voir Droits des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique) et Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie)). Dans d’autres cas, la Cour a retenu le sens évolutif (voir Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie) et Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua)).
28 D. P. O’Connell, The International Law of the Sea, vol. I, 1982, p. 165.

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC GUILLAUME
1. La Cour a estimé que, contrairement à ce que plaidait le Kenya, la
frontière maritime entre le Kenya et la Somalie ne longe pas un parallèle de
latitude. Elle a fixé le point de départ de cette frontière conformément aux
accords conclus entre l’Italie et le Royaume‑Uni en 1927 et 1933. Puis elle a
délimité la mer territoriale en retenant en fait la perpendiculaire à l’orientation
générale des côtes adoptée dans ces mêmes accords. En ce qui concerne
la zone économique exclusive (ci‑après la « ZEE ») et le plateau continental
au-
delà de 200 milles marins, la Cour n’a pas retenu la ligne d’équidistance
avancée par la Somalie. En vue de parvenir à un résultat équitable, elle a
ajusté cette ligne de manière significative au profit du Kenya. Elle a enfin
rejeté les conclusions de la Somalie visant à la condamnation du Kenya pour
activités illicites dans la zone en litige. Je souscris à ces décisions, mais suis
en désaccord sur certains points avec le raisonnement adopté par la Cour et
j’estime nécessaire de faire part ici de mes divergences.
2. La Somalie demandait à la Cour de procéder à la délimitation de ses
espaces maritimes avec le Kenya. Les deux Etats sont parties à la convention
des Nations Unies sur le droit de la mer (ci‑après la « CNUDM »). La
délimitation doit par suite être opérée conformément aux articles 15, 74
et 83 de cette convention. A défaut d’accord entre les Parties, s’appliquent
les règles posées par ces articles tels qu’interprétés par la jurisprudence.
La Cour se devait donc dans un premier temps de rechercher s’il existait
des accords entre le Kenya et la Somalie concernant tout ou partie de leur
frontière maritime.
I. Existe-t-il un accord tacite entre les Parties
sur une délimitation selon un parallèle de latitude ?
3. Le Kenya le prétend. Il expose qu’il a fixé la limite septentrionale de
ses espaces maritimes au parallèle 1° 39ʹ 43,2ʺ de latitude sud. Il soutient
que la Somalie a accepté cette limite par voie d’acquiescement. Telle serait
donc la frontière. La Somalie le nie sur trois terrains. Elle expose :
a) qu’une frontière maritime ne saurait être fixée par acquiescement 1 ;
b) qu’en tout état de cause la Somalie n’a pas acquiescé aux prétentions
unilatérales du Kenya 2 ;
c) qu’enfin le Kenya a lui-
même reconnu que sa frontière n’avait jamais
été fixée 3.
1 Réplique de la Somalie, vol. I, par. 1.11.
2 Ibid., par. 2.12.
3 Ibid., par. 2.29.

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