Opinon individuelle de M. le juge Abraham

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161-20211012-JUD-01-02-EN
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161-20211012-JUD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE ABRAHAM
1. J’adhère à la plupart des conclusions auxquelles est parvenue la Cour dans le présent arrêt.
2. Je suis d’avis que, comme la Cour le constate au paragraphe 89 de l’arrêt, la Somalie n’a pas acquiescé à la frontière maritime revendiquée par le Kenya, le long du parallèle, et qu’il n’existe pas, par suite, de frontière déjà convenue entre les Parties. En conséquence, j’ai voté en faveur du point 1 du dispositif, qui affirme l’absence d’accord tacite entre les Parties à cet égard.
3. Puisque c’est donc à la Cour qu’il appartenait de procéder elle-même à la délimitation des espaces maritimes relevant respectivement de la Somalie et du Kenya, elle s’y est employée, à mon avis correctement sur la plupart des points.
4. Je n’ai rien à objecter à la manière dont la Cour a fixé le point de départ de la frontière maritime (aux paragraphes 93 à 98). Je n’ai pas non plus de désaccord quant à la section de l’arrêt consacrée à la délimitation de la mer territoriale (paragraphes 99 à 118). J’approuve le tracé de la ligne médiane dont les coordonnées sont indiquées au paragraphe 117 et qui est représentée sur le croquis no 5. En conséquence, j’ai voté en faveur des points 2 et 3 du dispositif.
5. En ce qui concerne la délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental en deçà des 200 milles marins, j’approuve pleinement la Cour d’avoir appliqué la méthode dite «en trois étapes», désormais bien établie en jurisprudence, réaffirmant à cette occasion que si ladite méthode n’est pas obligatoire, elle est néanmoins de règle sauf s’il existe des facteurs spécifiques rendant son application inappropriée dans un cas déterminé  de tels facteurs n’existant pas en l’espèce.
6. Quant à la manière dont la Cour applique au cas d’espèce la méthode en trois étapes, je n’ai aucune critique à émettre en ce qui concerne la première et la troisième étapes. La construction de la ligne d’équidistance provisoire (paragraphes 142 à 146) n’encourt aucun reproche à mes yeux, et j’approuve les coordonnées de cette ligne telles qu’indiquées au paragraphe 146 et son tracé représenté sur le croquis no 9. J’admets aussi que la ligne de délimitation retenue par la Cour, après ajustement de la ligne d’équidistance provisoire, n’est pas invalidée par le test final visant à vérifier l’absence de disproportion, en ce qu’elle n’entraîne pas de «disproportion marquée» entre le rapport des longueurs des côtes pertinentes respectives des Parties et le rapport des espaces attribués à chacune d’elles dans la zone pertinente.
7. Mon désaccord porte sur la deuxième étape du processus, celle dont l’objet est de rechercher s’il existe des facteurs exigeant un ajustement de la ligne d’équidistance provisoire, et, si la réponse est affirmative, de procéder à l’ajustement approprié compte tenu des circonstances pertinentes (paragraphes 147 à 174). C’est en raison de mon désaccord sur le choix, comme frontière maritime, de la «ligne ajustée» telle qu’elle est figurée sur le croquis no 11, que j’ai dû, à regret, voter contre le point 4 du dispositif, qui décide du tracé de la frontière maritime unique en deçà des 200 milles marins, et, par voie de conséquence, contre le point 5, qui prolonge cette frontière au-delà des 200 milles marins, le long de la même ligne géodésique, pour délimiter le plateau continental.
8. Avant d’expliquer les raisons de mon désaccord, j’indiquerai brièvement que la manière dont l’arrêt traite les questions spécifiques de droit et de fait qui se rapportent à la détermination de la frontière entre les Parties sur le plateau continental au-delà des 200 milles marins n’appelle aucune
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objection de ma part, et que j’approuve également le rejet par la Cour (ainsi que les motifs sur lesquels ce rejet est fondé) des conclusions de la Somalie tendant à ce que la Cour déclare que la responsabilité internationale du Kenya est engagée du fait de la violation par ce dernier de certaines obligations internationales (raison pour laquelle j’ai voté en faveur du point 6 du dispositif).
9. Ainsi donc, mon seul désaccord avec l’arrêt  mais il porte sur une question substantielle  concerne l’examen par la Cour des circonstances justifiant  ou non  l’ajustement de la ligne d’équidistance provisoire, examen qui occupe les paragraphes 147 à 174 et constitue la deuxième étape de la méthode traditionnelle.
10. La Cour a estimé qu’un ajustement de la ligne d’équidistance provisoire par un déplacement de cette ligne vers le nord  donc au bénéfice du Kenya  était justifié par la concavité de l’ensemble du littoral de l’Afrique de l’Est, de la Somalie jusqu’à la Tanzanie. Du fait de cette concavité, le Kenya, situé au centre de ce littoral, serait désavantagé si une ligne d’équidistance stricte était utilisée pour établir les frontières maritimes. Plus précisément, si des lignes d’équidistance étaient retenues comme frontières maritimes entre le Kenya et la Somalie d’une part, entre le Kenya et la Tanzanie d’autre part, il en résulterait un effet d’amputation au détriment du Kenya. Le croquis no 10 est destiné à illustrer cette situation, en montrant que «[l]a ligne d’équidistance provisoire tracée entre la Somalie et le Kenya rétrécit progressivement la projection côtière de ce dernier, réduisant ainsi grandement ses droits maritimes en deçà de 200 milles marins» (paragraphe 169), et ce même si l’on ne tient pas compte de la frontière convenue par voie de traité entre le Kenya et la Tanzanie suivant le parallèle de latitude.
11. Je ne suis pas convaincu.
J’observe d’abord que la Cour, pour déceler une concavité provoquant un effet d’amputation justifiant un ajustement de la ligne d’équidistance, est obligée de s’éloigner significativement des côtes pertinentes, en adoptant une approche que l’on pourrait qualifier de «macrogéographique», c’est-à-dire en examinant la concavité du littoral «dans un contexte géographique plus large» que celui des Etats en cause (paragraphe 164). Or, dans l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), la Cour s’est exprimée dans les termes suivants, qui sont à mes yeux on ne peut plus clairs :
«La Cour ne conteste pas que la concavité des côtes puisse constituer une circonstance pertinente pour la délimitation, ainsi qu’elle l’a estimé dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord ou comme l’a estimé le tribunal arbitral dans l’affaire de la Délimitation de la frontière maritime Guinée/Guinée-Bissau, que le Cameroun invoque. La Cour rappelle néanmoins qu’il ne peut en aller ainsi que lorsque cette concavité existe dans le secteur à délimiter.» (Arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 445, par. 297.)
Il est difficile, dans la présente affaire, de prétendre que la concavité du littoral existe «dans le secteur à délimiter». Si l’on considère les côtes pertinentes de la Somalie et du Kenya, telles qu’elles apparaissent, par exemple, sur le croquis no 8 qui suit le paragraphe 141 de l’arrêt, elles ne font apparaître aucune concavité particulière, ce que d’ailleurs l’arrêt reconnaît.
Pour tenter de parer l’objection tirée du précédent Cameroun c. Nigéria, qu’il mentionne (quoiqu’il n’en fasse qu’une citation incomplète), l’arrêt souligne «le contexte particulier de cette affaire» (paragraphe 164), mais l’explication qu’il fournit à cet égard n’est guère convaincante.
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12. J’admets qu’il est raisonnable, dans certaines affaires, de tenir compte non seulement de la configuration des côtes des deux Etats parties à l’instance, mais aussi de celle des côtes d’un Etat tiers (ou de plusieurs Etats tiers) lorsqu’il est manifeste que ces côtes peuvent avoir, par les projections qu’elles génèrent, des effets importants sur l’équité de la délimitation à opérer entre les deux Etats directement concernés. Tel est le cas lorsque trois Etats limitrophes bordent un littoral concave, le pays situé au centre, pris en étau entre les deux autres, se trouvant privé d’une grande partie de ses espaces maritimes par l’application stricte de la méthode de l’équidistance. En pareille hypothèse, même si l’affaire soumise à la décision judiciaire ou arbitrale n’oppose que deux des trois Etats en cause, il serait difficile au juge ou à l’arbitre de ne pas tenir compte de la configuration des côtes du troisième Etat. La Cour a raison, à cet égard, de citer les précédents constitués par les affaires Bangladesh/Myanmar et Bangladesh c. Inde, jugées respectivement par le Tribunal international du droit de la mer et un tribunal arbitral (paragraphe 166 de l’arrêt).
13. Mais même si l’on accepte de s’éloigner des côtes directement pertinentes pour prendre une vue générale de la région, en englobant d’un même regard l’ensemble du littoral allant de la Somalie au nord à la Tanzanie, voire au Mozambique, au sud, il saute aux yeux que la situation du Kenya, qui est plus ou moins au centre de cet ensemble, ne présente aucune analogie avec celle du Bangladesh enclavé entre l’Inde et le Myanmar au fond d’un golfe profondément incurvé, ou avec celle des côtes allemandes situées entre les côtes danoises et les côtes néerlandaises, telles que la Cour les a considérées ensemble dans l’affaire du Plateau continental de la mer du Nord.
Dans la présente affaire, aucune concavité significative n’apparaît dans la configuration des côtes somaliennes au nord du Kenya, ni dans la manière dont les côtes somaliennes et kényanes se prolongent dans une direction générale qui est à peu près la même. Ce sont les côtes de la Tanzanie, et elles seules, situées au sud, qui sont marquées par une certaine concavité.
14. Il est vrai que ce n’est pas la concavité des côtes en elle-même qui constitue le motif déterminant de l’ajustement de la ligne d’équidistance auquel procède la Cour, mais l’effet d’«amputation» qui en résulterait au détriment du Kenya. Mais la jurisprudence est claire et constante en ce sens qu’un effet d’amputation ne suffit pas par lui-même à justifier le déplacement de la ligne d’équidistance provisoire ; cela se comprend aisément, dès lors que toute délimitation entre deux Etats dont les projections maritimes se chevauchent crée inévitablement un effet d’amputation au détriment de l’un d’entre eux, et le plus souvent des deux à la fois.
C’est seulement lorsque l’effet d’amputation est «grave» ou «important» qu’il y a lieu de le corriger  ou de l’atténuer  par un ajustement de la ligne d’équidistance, comme cela résulte de la jurisprudence citée à bon droit par la Cour au paragraphe 170 de l’arrêt.
15. Je doute fort que le critère de «gravité» soit satisfait en l’espèce. Le croquis no 10, qui montre ce que seraient les espaces maritimes dévolus au Kenya si ses frontières maritimes étaient fixées, au nord comme au sud, selon la méthode de l’équidistance, ne fait apparaître selon moi aucune amputation suffisamment grave pour justifier un ajustement de l’ampleur de celui que retient la Cour, qui aboutit à déplacer vers le nord la ligne d’équidistance entre la Somalie et le Kenya à proportion d’environ un tiers de la distance qui sépare cette ligne du parallèle revendiqué par le Kenya, sans fondement juridique valide, comme frontière agréée. En outre, il est flagrant que l’effet d’amputation que subit le Kenya résulte pour l’essentiel de la configuration de ses côtes rapportées à celles de la Tanzanie au sud, et en particulier de la présence de l’île tanzanienne de Pemba que mentionne la Cour au paragraphe 168 de l’arrêt. La Somalie se trouve ainsi privée d’une partie de ses droits maritimes pour une cause qui ne devrait être normalement pertinente que dans le contexte de la délimitation de la frontière maritime entre deux autres Etats.
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Les circonstances de la cause ne justifiaient pas, selon moi, l’ajustement auquel la Cour a procédé, si même un quelconque déplacement de la ligne d’équidistance était justifié, et je ne peux pas donner mon adhésion à la solution qu’elle a adoptée.
(Signé) Ronny ABRAHAM.
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SEPARATE OPINION OF JUDGE ABRAHAM
[Translation]
1. I agree with most of the conclusions reached by the Court in the
present Judgment.
2. I am of the opinion that, as the Court notes in paragraph 89 of the
Judgment, Somalia has not acquiesced to the maritime boundary claimed
by Kenya along the parallel of latitude and that, consequently, there is no
boundary that has already been agreed between the Parties. I therefore
voted in favour of subparagraph 1 of the operative clause, which states
that there is no tacit agreement between the Parties in this regard.
3. Since it was thus for the Court itself to delimit the maritime areas
belonging respectively to Somalia and Kenya, it proceeded to do so, in
my view correctly on the majority of points.
4. I have no objection to the manner in which the Court fixed the starting-point
of the maritime boundary (in paragraphs 93 to 98). Nor do I disagree
with the section of the Judgment concerning the delimitation of the
territorial sea (paras. 99-118). I agree with the course of the median line,
whose co-ordinates
are given in paragraph 117 and which is depicted in
sketch-map No. 5 (p. 249). I therefore voted in favour of subparagraphs
2 and 3 of the operative clause.
5. As regards the delimitation of the exclusive economic zone and the
continental shelf within 200 nautical miles, I fully agree with the Court
applying the “three-stage” methodology which is now well established in
the jurisprudence, reaffirming on this occasion that while this method is
not mandatory, it is nonetheless applied as a rule unless there are specific
factors rendering it inappropriate in a given case — there being no such
factors in this instance.
6. As for the manner in which the Court applies the three-stage
methodology
in this case, I have no criticism to make with regard to the
first and third stages. The construction of the provisional equidistance
line (paras. 142-146) is beyond reproach in my view, and I agree with the
co‑ordinates of that line as indicated in paragraph 146 and its course as
depicted in sketch-map No. 9 (p. 261). I also accept that the delimitation
line adopted by the Court, after adjustment of the provisional equidistance
line, is not invalidated by the final disproportionality test, since it
does not lead to any “significant disproportionality” between the ratio of
the lengths of the Parties’ respective relevant coasts and the ratio of the
relevant areas attributed to each of them.
7. Where I disagree is on the second stage of the process, the purpose
of which is to ascertain whether there are factors requiring an adjustment

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