Opinon individuelle de Mme la juge Donoghue, présidente

Document Number
161-20211012-JUD-01-01-EN
Parent Document Number
161-20211012-JUD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE DONOGHUE, PRÉSIDENTE
[Traduction]
Raisons de mon vote en faveur du point 5) du dispositif de l’arrêt  Parties considérant l’une et l’autre que la Cour disposait d’informations suffisantes pour délimiter le plateau continental étendu  Cour ne disposant cependant que de peu d’éléments concernant un tel plateau  Méthode qui permet de parvenir à une délimitation équitable des zones en deçà de 200 milles marins ne permettant pas nécessairement d’obtenir une délimitation équitable du plateau continental étendu.
1. J’ai voté en faveur du point 5) du dispositif de l’arrêt, aux termes duquel la frontière maritime se poursuit au-delà de 200 milles marins jusqu’à ce qu’elle atteigne la limite extérieure du plateau continental ou la zone où les droits d’Etats tiers sont susceptibles d’être affectés. Je joins à l’arrêt le présent exposé de mon opinion individuelle afin d’indiquer les raisons pour lesquelles j’ai voté en ce sens et d’expliquer pourquoi je l’ai fait avec réticence.
2. Ainsi que la Cour l’a relevé, les deux Parties l’avaient priée de délimiter le plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale (le «plateau continental étendu»). Chacune l’avait invitée à le faire en prolongeant la frontière qu’elle proposait  une ligne d’équidistance pour la Somalie et le parallèle pour le Kenya. La Cour pouvait raisonnablement supposer que les Parties lui avaient demandé de procéder à cette délimitation en ayant conscience de ce qu’une frontière maritime fixée par elle ne suit pas nécessairement le tracé proposé par une partie.
3. De même, chacune des Parties avait parfaitement conscience du bien-fondé comme des éventuelles faiblesses de la demande qu’elle avait soumise à la Commission des limites du plateau continental (la «Commission des limites»). Aucune d’elles n’a mis en doute le droit de l’autre à un plateau continental étendu ni sa position selon laquelle, en certains endroits de la zone de chevauchement des revendications, ce droit s’étendait jusqu’à la limite des 350 milles marins fixée au paragraphe 5 de l’article 76 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (la «CNUDM»). Tout semblait donc indiquer que les deux Parties considéraient que la Cour disposait d’informations suffisantes pour parvenir à une délimitation équitable du plateau continental étendu. C’est sur cette base que je suis arrivée à la conclusion qu’il convenait de procéder à la délimitation de cette zone en la présente espèce.
4. Mon hésitation quant à la décision d’effectuer cette délimitation est due au fait que la Cour ne disposait que de peu d’éléments concernant l’existence, la forme, l’étendue et la continuité d’un éventuel plateau continental étendu susceptible de relever des Parties. La Cour n’était pas bien placée pour déterminer, même approximativement, une éventuelle zone de chevauchement des droits et, partant, pour parvenir à une délimitation équitable d’une telle zone.
5. Pour dissiper toute ambiguïté, je précise que mes doutes quant à la décision de la Cour de délimiter le plateau continental étendu ne découlent pas de considérations de procédure. Le fait que la Commission des limites n’ait pas encore formulé de recommandation sur les limites extérieures du plateau continental des deux Etats ne fait pas obstacle en soi à une délimitation équitable du plateau continental étendu.
- 2 -
6. La présente affaire est entièrement différente d’autres affaires dans lesquelles un tribunal a délimité le plateau continental étendu de deux Etats. Dans l’affaire de la Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), le Tribunal international du droit de la mer (le «TIDM») a ainsi relevé que des «preuves scientifiques non contestées» établissaient «la présence d’une épaisse couche de roches sédimentaires sur pratiquement l’intégralité des fonds marins du golfe du Bengale, y compris des zones relevant du Bangladesh et du Myanmar» (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 115, par. 445-446). Le tribunal constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM aux fins de l’Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale entre le Bangladesh et l’Inde a pris note du raisonnement du TIDM et de la délimitation maritime entre le Bangladesh et le Myanmar pour conclure que le Bangladesh et l’Inde avaient tous les deux des droits à un plateau continental étendu (Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 138, par. 457-458).
7. Dans l’affaire Ghana/Côte d’Ivoire, la Chambre spéciale du TIDM avait l’avantage de pouvoir se reposer sur une recommandation favorable de la Commission des limites pour ce qui est du Ghana. Elle a observé que la situation géologique de la Côte d’Ivoire était «identique» à celle du Ghana (Délimitation de la frontière maritime dans l’océan Atlantique (Ghana/Côte d’Ivoire), arrêt, TIDM Recueil 2017, p. 136, par. 491).
8. En la présente espèce, la Cour ne disposait pas d’éléments de preuve comparables concernant l’existence, l’étendue, la forme et la continuité d’un éventuel plateau continental étendu relevant de l’une ou l’autre des Parties. Celles-ci lui avaient présenté les résumés des demandes qu’elles avaient soumises à la Commission des limites (mais non les demandes elles-mêmes). Or, les demandes soumises par les Etats à la Commission sont des déclarations unilatérales tendant à étendre au maximum la zone du plateau continental à laquelle ils peuvent prétendre. Il ne peut être tenu pour acquis que la Commission adoptera la demande soumise par un Etat.
9. Mes doutes quant à la décision de la Cour de délimiter le plateau continental étendu ne viennent pas du tracé spécifique de la frontière que celle-ci a retenu. Le manque d’informations sur une éventuelle zone de chevauchement des droits serait problématique dans tous les cas de figure, que la frontière ait suivi le parallèle, comme le proposait le Kenya, qu’elle ait suivi la ligne d’équidistance, comme le préconisait la Somalie, ou qu’elle suive la ligne d’équidistance ajustée déterminée par l’arrêt.
10. Je formulerai également une brève observation sur la méthode qu’il convient de suivre pour délimiter le plateau continental étendu.
11. S’agissant des espaces situés en deçà de 200 milles marins, l’élément déterminant d’une délimitation équitable est normalement la configuration des côtes des deux Etats (représentée par des points de base lorsque la méthode suivie est celle de l’équidistance). La zone de chevauchement des droits est déterminée sur la base de la projection vers le large de la côte pertinente de chaque partie, étant entendu que la côte «doit, pour être considérée comme pertinente …, générer des projections qui chevauchent celles de la côte de la partie adverse» (Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 97-98, par. 99). Une ligne d’équidistance construite à partir de points de base situés sur les côtes des parties offre une première indication de ce que pourrait être une répartition équitable de la zone de chevauchement, sous réserve d’ajustements si des circonstances spéciales ou pertinentes le justifient.
- 3 -
12. Au-delà de 200 milles marins depuis les côtes adjacentes de deux Etats, en revanche, une zone de chevauchement des droits n’est pas déterminée par la configuration desdites côtes, mais par application des critères géomorphologiques et géologiques visés à l’article 76 de la CNUDM. La configuration des côtes ne devient pertinente aux fins du droit d’un Etat à un plateau continental étendu que s’il a été établi (sur la base des critères visés au paragraphe 4 de l’article 76 de la CNUDM) que le rebord externe de la marge continentale de cet Etat se situe à une distance pouvant aller jusqu’à 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale, lorsque le droit de l’Etat considéré est limité par la restriction à 350 milles marins prévue au paragraphe 5 de l’article 76 de la CNUDM.
13. Dans une délimitation entre deux Etats dont les côtes sont adjacentes, il est facile, et donc tentant, de prolonger la ligne de délimitation au-delà de la limite des 200 milles marins en utilisant une flèche pour en indiquer la direction. Cependant, étant donné que le fondement juridique du droit à un plateau continental étendu est entièrement différent de celui des droits en deçà de 200 milles marins, l’on ne saurait présumer qu’une ligne assurant une délimitation équitable des zones en deçà de 200 milles marins assurera également une délimitation équitable des zones de chevauchement du plateau continental étendu de deux Etats.
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
___________

Bilingual Content

286
84
SEPARATE OPINION
OF PRESIDENT DONOGHUE
Reasons for vote in favour of subparagraph (5) of the dispositive paragraph of
the Judgment — Both Parties consider that the Court has sufficient information to
delimit the outer continental shelf — However, Court has scant evidence regarding
any outer continental shelf — Methodology that achieves an equitable delimitation
of the 200‑nautical‑mile zones does not necessarily result in equitable delimitation
of the outer continental shelf.
1. I have voted in favour of subparagraph (5) of the dispositive paragraph
of the Judgment, pursuant to which the maritime boundary continues
beyond 200 nautical miles until it reaches the outer limits of the
continental shelf or the area where the rights of third States may be
affected. I submit this opinion in order to indicate the reasons why I have
cast this vote and why I do so with reluctance.
2. As the Court notes, both Parties have asked the Court to delimit the
continental shelf beyond 200 nautical miles from the baselines from which
the breadth of the territorial sea is measured (the “outer continental shelf”).
Each Party has proposed that the Court do so by extending the boundary
line that it proposes — an equidistance line on the part of Somalia and the
parallel of latitude on the part of Kenya. The Court can reasonably assume
that each Party has called upon the Court to delimit the outer continental
shelf in full awareness of the fact that a maritime boundary established by
the Court need not follow the course proposed by a party.
3. Each Party also has a comprehensive appreciation of the strength,
and potential weaknesses, of its own submission to the Commission on the
Limits of the Continental Shelf (the “CLCS” or “the Commission”).
Neither
Party has questioned the other Party’s entitlement to outer continental
shelf or the other Party’s claim that, in certain parts of the area
in which the Parties’ claims overlap, such entitlement extends to the
350-nautical‑mile
constraint set out in Article 76, paragraph 5, of the United
Nations Convention on the Law of the Sea (“UNCLOS”). All indications,
therefore, are that both Parties consider that the Court has sufficient information
to arrive at an equitable delimitation of the outer continental
shelf. It is on this basis that I have reached the conclusion that the Court
should delimit the outer continental shelf in this case.
4. My hesitancy about the Court’s decision to delimit the outer continental
shelf in this case stems from the fact that the Court has scant evidence
regarding the existence, shape, extent and continuity of any outer
continental shelf that might appertain to the Parties. The Court is not

Document file FR
Document Long Title

Opinon individuelle de Mme la juge Donoghue, présidente

Links