Arrêt du 1er décembre 2022

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162-20221201-JUD-01-00-EN
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1 DECEMBER 2022 JUDGMENT DISPUTE OVER THE STATUS AND USE OF THE WATERS OF THE SILALA (CHILE v. BOLIVIA) ___________ DIFFÉREND CONCERNANT LE STATUT ET L’UTILISATION DES EAUX DU SILALA (CHILI c. BOLIVIE) 1er DÉCEMBRE 2022 ARRÊT TABLE DES MATIÈRES Paragraphes QUALITÉS 1-27 I. CONTEXTE GÉNÉRAL 28-38 II. EXISTENCE ET PORTÉE DU DIFFÉREND : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES 39-49 III. DEMANDES DU CHILI 50-129 1. Conclusion a) : le système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international régi par le droit international coutumier 50-59 2. Conclusion b) : le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du système hydrographique du Silala 60-65 3. Conclusion c) : le droit du Chili d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du système hydrographique du Silala 66-76 4. Conclusion d) : l’obligation de la Bolivie de prévenir et limiter les dommages résultant des activités qu’elle mène à proximité du système hydrographique du Silala 77-86 5. Conclusion e) : l’obligation de la Bolivie de notification et de consultation pour les mesures susceptibles d’avoir un impact préjudiciable sur le système hydrographique du Silala 87-129 A. Cadre juridique applicable 92-102 B. Seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notification et de consultation en droit international coutumier 103-118 C. Question du respect par la Bolivie de l’obligation coutumière de notification et de consultation 119-129 IV. DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA BOLIVIE 130-162 1. Recevabilité des demandes reconventionnelles 130-137 2. Première demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage artificiels installés sur son territoire 138-147 3. Deuxième demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été «artificiellement» aménagé, amélioré ou créé sur son territoire 148-155 - ii - 4. Troisième demande reconventionnelle : nécessité alléguée de conclure un accord pour la fourniture ultérieure au Chili de l’«écoulement amélioré» du Silala 156-162 DISPOSITIF 163 ___________ COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE ANNÉE 2022 2022 1er décembre Rôle général no 162 1er décembre 2022 DIFFÉREND CONCERNANT LE STATUT ET L’UTILISATION DES EAUX DU SILALA (CHILI c. BOLIVIE) Géographie du Silala — Concessions accordées par les Parties pour l’utilisation des eaux du Silala — Travaux de chenalisation effectués en territoire bolivien — Question du statut du Silala et du caractère de ses eaux devenue un sujet de mésentente à partir de 1999 — Echec des tentatives visant à trouver un accord bilatéral — Décision du Chili de demander à la Cour de statuer. * Compétence de la Cour en vertu de l’article XXXI du Pacte de Bogotá — Existence d’un différend étant une condition à l’exercice par la Cour de la compétence conférée par cette disposition — Différend devant persister au moment où la Cour statue — Evénements postérieurs à l’introduction d’une requête pouvant priver celle-ci de son objet — Cour devant rechercher si certaines demandes sont devenues sans objet — Parties sollicitant chacune un jugement déclaratoire de la Cour — Cour n’étant pas appelée à rendre un jugement déclaratoire si elle constate que les parties sont parvenues à un accord sur la substance d’une demande principale ou d’une demande reconventionnelle — Cour prenant note d’un tel accord et concluant que ladite demande principale ou reconventionnelle est devenue sans objet — Cour ne se prononçant pas sur une situation hypothétique qui pourrait se produire dans l’avenir. * * - 2 - Demandes du Chili. Conclusion a) : système hydrographique du Silala étant un cours d’eau international régi par le droit international. Droits et obligations respectifs des Parties étant régis par le droit international coutumier — Chili affirmant que les eaux du Silala constituent un cours d’eau international et sont régies dans leur globalité par les règles du droit international coutumier relatives aux cours d’eau internationaux — Bolivie affirmant dans ses écritures que les règles internationales coutumières régissant les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ne s’appliquent pas à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala — Convergence des positions des Parties au cours de la procédure — Bolivie convenant pendant les audiences que les eaux du Silala constituent dans leur globalité un cours d’eau international au sens du droit international coutumier, ce droit s’appliquant aux eaux «s’écoulant naturellement» aussi bien qu’à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala — Parties s’accordant sur le statut juridique du système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international et sur l’applicabilité à toutes ses eaux du droit international coutumier relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation — Demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale a) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * Conclusion b) : Chili ayant droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du système hydrographique du Silala. Demande du Chili s’étant heurtée à l’opposition catégorique de la Bolivie au début de la procédure — Parties s’étant finalement accordées sur l’applicabilité du principe de l’utilisation équitable et raisonnable à la globalité des eaux du Silala — Parties convenant être toutes deux en droit de faire une utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala — Cour n’ayant pas à traiter une hypothétique divergence de vues au sujet d’une utilisation future de ces eaux — Demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale b) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * Conclusion c) : Chili étant en droit d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du système hydrographique du Silala. Demande du Chili concernant l’écoulement «artificiellement amélioré» du Silala s’étant initialement heurtée à l’opposition catégorique de la Bolivie — Parties convenant à présent que le Chili a droit à l’utilisation d’une part équitable et raisonnable des eaux du Silala, que leur écoulement ait un caractère ou une origine «naturels» ou «artificiels» — Bolivie ne prétendant pas dans la présente procédure que le Chili doive la dédommager des utilisations passées des eaux du Silala — Chili ne réclamant pas un droit acquis sur le débit et le volume actuels des eaux — Chili - 3 - ayant déclaré qu’il relève des pouvoirs souverains de la Bolivie de démanteler les chenaux et de restaurer les zones humides sur son territoire — Demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale c) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * Conclusion d) : Bolivie ayant l’obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice que causent au Chili ses activités à proximité du système hydrographique du Silala. Parties convenant être tenues par une obligation coutumière de prévention des dommages transfrontières importants — Pareille obligation pouvant recouvrir le devoir de donner notification et de procéder à l’échange d’informations, et le devoir de réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement — Bolivie soutenant dans ses écritures que l’obligation de prévenir les dommages transfrontières importants ne s’applique qu’aux eaux du Silala s’écoulant naturellement — Bolivie reconnaissant au cours des audiences que ladite obligation s’applique aux eaux du Silala dans leur globalité — Parties s’accordant sur le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de prévenir les dommages transfrontières — Demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale d) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * Conclusion e) : Bolivie ayant une obligation de notification et de consultation pour les mesures susceptibles d’avoir un impact préjudiciable sur le système hydrographique du Silala. Désaccord concernant la portée de l’obligation de notification et de consultation, son seuil de mise en oeuvre et la question de savoir si la Bolivie a respecté ladite obligation — Silala étant un cours d’eau international soumis dans sa globalité au droit international coutumier — Droit de l’Etat riverain, en vertu du droit international coutumier, à une part équitable et raisonnable des ressources d’un cours d’eau international — Obligation correspondante de ne pas outrepasser ce droit en privant les autres Etats riverains d’un droit équivalent à une utilisation et à une participation raisonnables — Obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir tout dommage important aux autres Etats riverains — Obligations procédurales de coopérer, de notifier et de consulter constituant un complément important des obligations de fond — Obligation de l’Etat riverain, en vertu du droit international coutumier, de donner notification à l’autre Etat riverain et de le consulter pour toute activité projetée risquant de lui causer un dommage important — Question du respect par la Bolivie de l’obligation de notification et de consultation — Chili n’ayant pas démontré un quelconque risque de dommage important lié aux mesures projetées ou mises en oeuvre par la Bolivie — Bolivie n’ayant pas manqué à l’obligation de notification et de consultation — Demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale e) étant rejetée. * * - 4 - Demandes reconventionnelles de la Bolivie. Recevabilité des demandes reconventionnelles de la Bolivie. Conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour — Demande reconventionnelle devant relever de la compétence de la Cour et être en connexité directe avec l’objet de la demande de l’autre partie — Cour ayant compétence pour connaître des demandes reconventionnelles de la Bolivie sur le fondement de l’article XXXI du Pacte de Bogotá — Demandes reconventionnelles en connexité directe avec l’objet des demandes principales — Demandes reconventionnelles n’étant pas simplement des moyens de défense aux conclusions du Chili mais aussi des demandes distinctes — Demandes reconventionnelles de la Bolivie étant recevables. * * Première demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage artificiels installés sur son territoire. Parties s’accordant sur le fait que la Bolivie a le droit souverain de construire, maintenir ou démanteler toutes infrastructures sur son territoire — Pareil droit devant s’exercer conformément aux règles applicables du droit international coutumier — Bolivie pouvant se prévaloir de l’acceptation par le Chili de son droit de démanteler les chenaux — Absence de désaccord quant au droit de la Bolivie de démanteler les installations sur son territoire — Cour ne pouvant se prononcer que sur un différend qui subsiste au moment où elle statue — Demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale a) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * Deuxième demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été «artificiellement» aménagé, amélioré ou créé sur son territoire. Bolivie ne revendiquant plus un droit de décider des conditions et modalités de la fourniture des eaux du Silala s’écoulant artificiellement — Bolivie ne prétendant pas davantage que toute utilisation de ces eaux par le Chili est subordonnée à son propre consentement — Bolivie demandant à la Cour de déclarer que le Chili n’a pas un droit acquis au maintien de la situation actuelle — Chili déclarant qu’il ne réclame pas un tel «droit acquis» — Chili reconnaissant qu’une quelconque réduction de l’écoulement des eaux du Silala vers son territoire par suite du démantèlement des infrastructures n’emporterait pas en soi manquement par la Bolivie à ses obligations au regard du droit international coutumier — Demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale b) étant devenue sans objet — Cour n’étant dès lors pas appelée à y statuer. * - 5 - Troisième demande reconventionnelle : nécessité alléguée d’un accord entre les Parties pour la fourniture ultérieure au Chili de l’«écoulement amélioré» du Silala. Bolivie invitant la Cour à formuler une opinion sur une situation future et hypothétique — Cour n’étant pas appelée à se prononcer sur des situations hypothétiques — Cour ne pouvant se prononcer qu’à l’occasion de cas concrets dans lesquels il existe, au moment elle statue, un litige réel entre les parties — Demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale c) étant rejetée. ARRÊT Présents : MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON, SALAM, IWASAWA, NOLTE, MME CHARLESWORTH, juges ; MM. DAUDET, SIMMA, juges ad hoc ; M. GAUTIER, greffier. En l’affaire relative au différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala, entre la République du Chili, représentée par S. Exc. Mme Ximena Fuentes Torrijo, vice-ministre des affaires étrangères de la République du Chili, professeure de droit international public à l’Université du Chili, comme agente, conseil et avocate ; Mme Carolina Valdivia Torres, ancienne vice-ministre des affaires étrangères de la République du Chili, comme coagente ; S. Exc. Mme Antonia Urrejola Noguera, ministre des affaires étrangères de la République du Chili, S. Exc. M. Hernán Salinas Burgos, ambassadeur de la République du Chili auprès du Royaume des Pays-Bas, comme autorités nationales ; M. Alan Boyle, professeur émérite de droit international public à l’Université d’Edimbourg, avocat, Essex Court Chambers, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Mme Laurence Boisson de Chazournes, professeure à l’Université de Genève (droit international et organisation internationale), membre de l’Institut de droit international, - 6 - Mme Johanna Klein Kranenberg, conseillère juridique et coordinatrice générale, ministère des affaires étrangères de la République du Chili, M. Stephen McCaffrey, professeur de droit international, titulaire de la chaire Carol Olson à la McGeorge School of Law, Université du Pacifique, ancien président de la Commission du droit international, M. Samuel Wordsworth, KC, avocat, Essex Court Chambers, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, membre du barreau de Paris, comme conseils et avocats ; Mme Mariana Durney, professeure et doyenne du département de droit international, Pontificia Universidad Católica de Chile, M. Andrés Jana Linetzky, professeur de droit civil à l’Université du Chili, Mme Mara Tignino, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève, spécialiste juridique principale de la plateforme pour le droit international de l’eau douce, Geneva Water Hub, M. Claudio Troncoso Repetto, professeur et doyen du département de droit international à l’Université du Chili, M. Luis Winter Igualt, ancien ambassadeur de la République du Chili, professeur de droit international, Pontificia Universidad Católica de Valparaíso et Universidad de Los Andes, comme conseils ; Mme Lorraine Aboagye, avocate, Essex Court Chambers, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Mme Justine Bendel, maître de conférences en droit à l’Université d’Exeter, chargée de recherche pour le programme Marie Curie de l’Université de Copenhague, Mme Marguerite de Chaisemartin, doctorante en droit à la McGeorge School of Law, Université du Pacifique, Mme Valeria Chiappini Koscina, conseillère juridique, direction nationale des frontières et des limites de l’Etat, ministère des affaires étrangères de la République du Chili, Mme María Trinidad Cruz Valdés, conseillère juridique, direction nationale des frontières et des limites de l’Etat, ministère des affaires étrangères de la République du Chili, M. Riley Denoon, doctorant en droit à la McGeorge School of Law, Université du Pacifique, membre des barreaux des provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, M. Marcelo Meza Peñafiel, conseiller juridique, direction nationale des frontières et des limites de l’Etat, ministère des affaires étrangères de la République du Chili, Mme Beatriz Pais Alderete, conseillère juridique, direction nationale des frontières et des limites de l’Etat, ministère des affaires étrangères de la République du Chili, comme conseillers juridiques ; - 7 - M. Coalter G. Lathrop, conseiller spécial au cabinet Sovereign Geographic, membre du barreau de l’Etat de Caroline du Nord, comme conseiller scientifique ; M. Jaime Moscoso Valenzuela, premier conseiller, ambassade de la République du Chili au Royaume des Pays-Bas, M. Hassán Zeran Ruiz-Clavijo, premier secrétaire, ambassade de la République du Chili au Royaume des Pays-Bas, Mme María Fernanda Vila Pierart, première secrétaire, ambassade de la République du Chili au Royaume des Pays-Bas, M. Diego García González, deuxième secrétaire, ambassade de la République du Chili au Royaume des Pays-Bas, Mme Josephine Schiphorst, assistante exécutive de l’ambassadeur, ambassade de la République du Chili au Royaume des Pays-Bas, Mme Devon Burkhalter, Farm Press Creative, M. David Swanson, Swanson Land Surveying, comme conseillers assistants, et l’Etat plurinational de Bolivie, représenté par S. Exc. M. Roberto Calzadilla Sarmiento, ambassadeur de l’Etat plurinational de Bolivie auprès du Royaume des Pays-Bas, comme agent ; S. Exc. M. Rogelio Mayta Mayta, ministre des affaires étrangères de l’Etat plurinational de Bolivie, M. Freddy Mamani Laura, président de la chambre des députés de l’Etat plurinational de Bolivie, Mme Trinidad Rocha Robles, présidente de la commission de politique internationale de la chambre des sénateurs de l’Etat plurinational de Bolivie, M. Antonio Colque Gabriel, président de la commission de politique internationale et de protection des migrants de la chambre des députés de l’Etat plurinational de Bolivie, S. Exc. M. Freddy Mamani Machaca, vice-ministre des affaires étrangères de l’Etat plurinational de Bolivie, M. Marcelo Bracamonte Dávalos, conseiller général du ministre des affaires étrangères de l’Etat plurinational de Bolivie, comme autorités nationales ; - 8 - M. Alain Pellet, professeur émérite de l’Université Paris Nanterre, ancien président de la Commission du droit international, président de l’Institut de droit international, M. Rodman R. Bundy, ancien avocat à la cour d’appel de Paris, membre du barreau de l’Etat de New York, associé au cabinet Squire Patton Boggs LLC (Singapour), M. Mathias Forteau, professeur à l’Université Paris Nanterre, membre de la Commission du droit international, M. Gabriel Eckstein, professeur de droit à l’Université A&M du Texas, membre des barreaux de l’Etat de New York et du District de Columbia, comme conseils et avocats ; M. Emerson Calderón Guzmán, professeur de droit international public à l’Université supérieure de San Andrés, secrétaire général du bureau stratégique de reconnaissance des prétentions maritimes, du Silala et des ressources hydriques internationales (DIREMAR), M. Francesco Sindico, professeur associé de droit international de l’environnement à la faculté de droit de l’Université de Strathclyde, Glasgow, président du groupe de spécialistes du droit relatif au changement climatique, Commission mondiale sur le droit de l’environnement de l’UICN, Mme Laura Movilla Pateiro, professeure associée de droit international public à l’Université de Vigo, M. Edgardo Sobenes, consultant en droit international (ESILA), Mme Héloïse Bajer-Pellet, membre du barreau de Paris, M. Alvin Yap, avocat et solicitor à la Cour suprême de Singapour, avocat, cabinet Squire Patton Boggs LLP (Singapour), M. Ysam Soualhi, chercheur au Centre Jean Bodin, Université d’Angers, comme conseils ; Mme Alejandra Salinas Quiroga, DIREMAR, Mme Fabiola Cruz Morena, ambassade de l’Etat plurinational de Bolivie au Royaume des Pays-Bas, comme assistantes techniques, LA COUR, ainsi composée, après délibéré en chambre du conseil, rend l’arrêt suivant : - 9 - 1. Le 6 juin 2016, le Gouvernement de la République du Chili (ci-après le «Chili») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre l’Etat plurinational de Bolivie (ci-après la «Bolivie») au sujet d’un différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala. 2. Dans sa requête, le Chili entendait fonder la compétence de la Cour sur l’article XXXI du traité américain de règlement pacifique des différends signé le 30 avril 1948, officiellement dénommé le «pacte de Bogotá» aux termes de son article LX (et ainsi désigné ci-après). 3. Le greffier a immédiatement communiqué la requête au Gouvernement bolivien, conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour ; il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de cette requête par le Chili. 4. En outre, par lettres en date du 20 juin 2016, le greffier en a également informé tous les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies. 5. Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut de la Cour, le greffier a ensuite informé les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise du Secrétaire général, en leur transmettant le texte bilingue imprimé de la requête. 6. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, celles-ci se sont prévalues chacune du droit que leur confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de la Cour de désigner un juge ad hoc pour siéger en l’affaire. Le Chili a choisi M. Bruno Simma et la Bolivie, M. Yves Daudet. 7. Par ordonnance en date du 1er juillet 2016, la Cour a fixé au 3 juillet 2017 et au 3 juillet 2018, respectivement, la date d’expiration du délai pour le dépôt d’un mémoire par le Chili et d’un contre-mémoire par la Bolivie. Le Chili a déposé son mémoire dans le délai ainsi fixé. 8. Par communication en date du 10 juillet 2017, le Gouvernement de la République du Pérou, se référant au paragraphe 1 de l’article 53 du Règlement de la Cour, a demandé à recevoir copie des pièces de procédure et documents y annexés en l’affaire. Après avoir consulté les Parties conformément à cette même disposition, le président de la Cour a décidé d’accéder à cette demande. Le greffier a dûment fait connaître cette décision au Gouvernement péruvien et aux Parties. 9. Par ordonnance en date du 23 mai 2018, à la demande de la Bolivie, la Cour a reporté au 3 septembre 2018 la date d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire. La Bolivie a déposé son contre-mémoire dans le délai ainsi prorogé. Au chapitre 6, se référant à l’article 80 du Règlement, elle a présenté trois demandes reconventionnelles. 10. Au cours d’une réunion que le président de la Cour a tenue avec les représentants des Parties le 17 octobre 2018, le Chili a indiqué qu’il n’entendait pas contester la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Bolivie et que, à son sens, la tenue d’un second tour d’écritures ne se justifiait pas. La Bolivie a fait savoir qu’elle estimait ce second tour nécessaire afin que les deux Parties puissent traiter comme il se devait les questions de fait et de droit soulevées en l’affaire, notamment celles qui sous-tendaient les demandes reconventionnelles. - 10 - 11. Par ordonnance en date du 15 novembre 2018, la Cour a décidé que, en l’absence de contestation par le Chili de la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Bolivie, elle n’avait pas besoin, à ce stade, de se prononcer définitivement sur la question de savoir si les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement avaient été remplies. Elle a en outre jugé nécessaire un second tour d’écritures, limitées aux demandes reconventionnelles de la défenderesse. Par cette même ordonnance, elle a donc prescrit la présentation d’une réplique par le Chili et d’une duplique par la Bolivie, et fixé au 15 février 2019 et au 15 mai 2019, respectivement, la date d’expiration du délai pour le dépôt de ces pièces de procédure. Celles-ci ont été déposées dans les délais ainsi fixés. 12. Par ordonnance en date du 18 juin 2019, la Cour a autorisé le dépôt, par le Chili, d’une pièce de procédure additionnelle portant exclusivement sur les demandes reconventionnelles de la Bolivie et a fixé au 18 septembre 2019 la date d’expiration du délai pour le dépôt de cette pièce, qui a été déposée par le Chili dans le délai ainsi prescrit. 13. Par lettre en date du 5 novembre 2018, le Chili a demandé que la Bolivie mette à disposition certaines données numériques sur lesquelles s’appuyaient le rapport technique et les conclusions figurant dans l’annexe 17 de son contre-mémoire. Par cette même lettre, il a également demandé communication de certains documents mentionnés aux annexes 17 et 18 du contre-mémoire qui n’étaient pas accessibles au public et que la Bolivie n’avait pas produits avec sa pièce de procédure. Par lettre en date du 27 mai 2019, le Chili a en outre demandé communication des données numériques mentionnées à l’annexe 25 de la duplique. Au cours de plusieurs échanges de correspondance, la Bolivie a fourni au Chili les documents et données numériques requis. 14. Par lettre en date du 3 septembre 2019, la Bolivie a demandé au Chili de fournir certains documents auxquels il était fait référence à l’appendice A de l’annexe II du volume 4 et à l’annexe 55 du volume 3 du mémoire. Le Chili a fourni 11 des documents demandés, indiquant que deux autres n’avaient pas été trouvés. 15. Par lettres en date du 15 octobre 2021, le greffier a fait savoir aux Parties que la Cour avait décidé de tenir des audiences du 1er au 14 avril 2022. Un calendrier détaillé de la procédure orale leur était communiqué sous couvert de cette lettre. Les Parties ont également été informées que, par décision de la Cour, chacune était priée de citer au cours des audiences les experts dont elle avait annexé les rapports à ses écritures, et de fournir, avant le 14 janvier 2022, un exposé écrit résumant lesdits rapports. Il a été précisé aux Parties qu’elles devaient limiter le contenu de cet exposé à une synthèse des conclusions déjà formulées dans les rapports, et présenter les points sur lesquels elles estimaient s’accorder tout en mettant en avant les questions qui continuaient de diviser les experts. Les Parties ont également été informées qu’aucun autre commentaire ou observation présenté par écrit sur les exposés écrits ne serait accepté. 16. Par ces mêmes lettres, le greffier a communiqué aux Parties les informations suivantes concernant la procédure d’audition des experts à l’audience : après avoir fait la déclaration solennelle prévue à l’article 64 du Règlement de la Cour, chaque expert serait invité, par la Partie le présentant, à confirmer son exposé écrit — lequel tiendrait ainsi lieu d’interrogatoire principal. L’autre Partie aurait ensuite la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire sur la teneur dudit exposé ou des rapports antérieurs de l’expert. L’interrogatoire complémentaire serait limité aux questions soulevées lors du contre-interrogatoire. Pendant le contre-interrogatoire et l’interrogatoire complémentaire, chaque question serait adressée collectivement au groupe des experts interrogés, auxquels il appartiendrait de décider lequel d’entre eux y répondrait. Enfin, les juges auraient aussi la possibilité de poser des questions. - 11 - 17. Le Chili et la Bolivie ont déposé, dans les délais fixés par la Cour (voir le paragraphe 15 ci-dessus), les exposés écrits résumant les rapports des experts. L’exposé écrit des experts désignés par le Chili a été rédigé par MM. Howard Wheater et Denis Peach, et celui des experts désignés par la Bolivie, par MM. Roar A. Jensen, Torsten V. Jacobsen et Michael M. Gabora au nom du DHI (anciennement dénommé «Dansk Hydraulisk Institut» (institut danois d’hydraulique)). 18. Par lettres en date du 15 février 2022, le greffier a informé les Parties qu’en raison des restrictions liées à la pandémie de COVID-19, la Cour avait décidé de tenir les audiences sous forme hybride, conformément au paragraphe 2 de l’article 59 de son Règlement et suivant les directives à l’intention des parties concernant l’organisation d’audiences par liaison vidéo, adoptées le 13 juillet 2020. Un calendrier révisé des audiences leur a été communiqué ultérieurement. 19. Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 de son Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires des pièces de procédure et des documents y annexés, en ce compris les exposés écrits des experts, seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale. 20. Les audiences publiques sous forme hybride se sont tenues les 1er, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 13 et 14 avril 2022. Pendant la procédure orale, certains juges étaient présents dans la grande salle de justice tandis que d’autres y participaient par liaison vidéo, ce qui leur permettait de voir et d’entendre les intervenants et de voir également toutes les pièces présentées. Huit représentants au maximum de chaque Partie étaient autorisés à suivre les audiences dans la grande salle de justice, les autres membres de la délégation pouvant le faire à distance dans une autre salle du Palais de la Paix, mise à leur disposition à cette fin, ou par liaison vidéo de tout autre lieu de leur choix. Les experts cités par les Parties étaient physiquement présents à l’audience. 21. Au cours desdites audiences, ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses : Pour le Chili : S. Exc. Mme Ximena Fuentes Torrijo, M. Alan Boyle, Mme Laurence Boisson de Chazournes, Mme Johanna Klein Kranenberg, M. Stephen McCaffrey, M. Samuel Wordsworth. Pour la Bolivie : S. Exc. M. Roberto Calzadilla Sarmiento, M. Alain Pellet, M. Rodman R. Bundy, M. Mathias Forteau, M. Gabriel Eckstein. 22. Les experts cités par les Parties ont été entendus au cours de deux audiences publiques, conformément à l’article 65 du Règlement de la Cour. A l’audience tenue le 7 avril 2022 après-midi, le Chili a ainsi cité MM. Howard Wheater et Denis Peach, et à celle tenue le 8 avril 2022 après-midi, la Bolivie a cité MM. Roar A. Jensen, Torsten V. Jacobsen et Michael M. Gabora. Les experts ont répondu à un contre-interrogatoire et à un interrogatoire complémentaire menés par les conseils des Parties. Des membres de la Cour ont posé des questions aux experts du Chili et de la Bolivie, qui y ont répondu oralement. - 12 - 23. Au cours des audiences, un membre de la Cour a également posé au Chili une question à laquelle celui-ci a répondu par écrit, conformément au paragraphe 4 de l’article 61 du Règlement. Comme le prévoit l’article 72 du Règlement, la Bolivie a présenté des observations sur la réponse écrite du Chili. 24. Pendant la procédure orale, par lettre en date du 5 avril 2022, l’agente du Chili, se référant à l’article 56 du Règlement de la Cour et à l’instruction de procédure IX, a requis le versement au dossier d’un document désigné «projet d’accord de 2019», ainsi que de la lettre qui l’accompagnait, adressée par la vice-ministre des affaires étrangères du Chili à son homologue de la Bolivie. Conformément au paragraphe 1 de l’article 56 du Règlement, copie dudit document et de sa lettre d’accompagnement a été communiquée à l’autre Partie, qui a été invitée à faire part à la Cour des observations qu’elle souhaiterait formuler concernant la production de ce document. Par lettre en date du 6 avril 2022, l’agent de la Bolivie a informé la Cour que son gouvernement ne «s’oppos[ait] pas» à la demande du Chili. Par lettres également datées du 6 avril 2022, le greffier a fait savoir aux Parties qu’en l’absence d’objection de la Bolivie à la production du document susmentionné, celui-ci avait été versé au dossier de l’affaire. * 25. Dans sa requête, le Chili a formulé les demandes suivantes : «Sur la base de l’exposé des faits et des moyens qui précède, et tout en se réservant le droit de modifier les conclusions ci-après, le Chili prie la Cour de dire et juger que : a) le système hydrographique du Silala, parties souterraines comprises, est un cours d’eau international, dont l’utilisation est régie par le droit international coutumier ; b) le Chili est en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du système hydrographique du Silala, conformément au droit international coutumier ; c) le Chili, selon le critère d’utilisation équitable et raisonnable, est en droit d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala ; d) la Bolivie est tenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et les autres formes de préjudice que causent au Chili les activités qu’elle mène à proximité du Silala ; e) la Bolivie est tenue de coopérer et de notifier au Chili en temps utile les mesures projetées qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur des ressources en eau partagées, de procéder à l’échange de données et d’informations, et de réaliser au besoin une évaluation de l’impact sur l’environnement, afin de permettre au Chili d’apprécier les effets éventuels de telles mesures, autant d’obligations auxquelles la Bolivie a manqué.» - 13 - 26. Au cours de la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties : Au nom du Gouvernement du Chili, dans le mémoire : «Par conséquent, le Chili prie la Cour de dire et juger que : a) le système hydrographique du Silala, parties souterraines comprises, est un cours d’eau international, dont l’utilisation est régie par le droit international coutumier ; b) le Chili est en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du système hydrographique du Silala, conformément au droit international coutumier ; c) le Chili, selon le critère d’utilisation équitable et raisonnable, est en droit d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala ; d) la Bolivie est tenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice que causent au Chili les activités qu’elle mène à proximité du Silala ; e) la Bolivie est tenue de coopérer et de notifier au Chili en temps utile les mesures projetées qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur des ressources en eau partagées, de procéder à l’échange de données et d’informations, et de réaliser au besoin une évaluation de l’impact sur l’environnement, afin de permettre au Chili d’apprécier les effets éventuels de telles mesures. Les obligations auxquelles la Bolivie a manqué à ce jour sont celle de consulter le Chili et celle de lui donner notification pour ce qui concerne les activités susceptibles d’avoir une incidence sur les eaux du Silala ou l’utilisation qui en est faite par le Chili.» dans la réplique et dans la pièce additionnelle : «S’agissant des demandes reconventionnelles présentées par l’Etat plurinational de Bolivie, le Chili prie la Cour de dire et juger que : a) La Cour n’est pas compétente pour connaître de la demande reconventionnelle a) de la Bolivie ou, à titre subsidiaire, la demande reconventionnelle a) de la Bolivie est sans objet, ou rejetée pour autre motif ; b) Les demandes reconventionnelles b) et c) de la Bolivie sont rejetées.» Au nom du Gouvernement de la Bolivie, dans le contre-mémoire : «1. La Bolivie prie la Cour de rejeter les demandes et conclusions du Chili et de dire et juger que : a) les eaux des sources de Silala font partie d’un cours d’eau artificiellement amélioré ; b) les règles du droit international coutumier relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux ne s’appliquent pas aux eaux s’écoulant artificiellement du Silala ; - 14 - c) la Bolivie et le Chili sont tous deux en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux s’écoulant naturellement du Silala, conformément au droit international coutumier ; d) l’utilisation que fait actuellement le Chili des eaux s’écoulant naturellement du Silala ne préjuge pas du droit de la Bolivie à une utilisation équitable et raisonnable de ces eaux ; e) la Bolivie et le Chili sont tous deux tenus de prendre toutes les mesures appropriées pour ne pas causer de dommages transfrontières importants à l’environnement sur le site du Silala ; f) la Bolivie et le Chili sont tous deux tenus de coopérer et de notifier à l’autre, en temps utile, les mesures projetées qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable important sur les eaux s’écoulant naturellement du Silala, et de procéder à l’échange de données et d’informations et de réaliser au besoin des évaluations de l’impact sur l’environnement ; g) la Bolivie n’a pas manqué à son obligation de consulter le Chili et de lui donner notification pour ce qui concerne les activités susceptibles d’avoir une incidence sur les eaux s’écoulant naturellement du Silala ou sur l’utilisation légitime qui en est faite par le Chili. 2. S’agissant de ses demandes reconventionnelles, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que : a) la Bolivie détient la souveraineté sur les canaux artificiels et les installations de drainage du Silala qui sont situés sur son territoire et a le droit de décider si ceux-ci doivent être maintenus et selon quelles modalités ; b) la Bolivie détient la souveraineté sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été artificiellement aménagé, amélioré ou créé sur son territoire, et le Chili n’a pas droit à cet écoulement artificiel ; c) toute fourniture, par la Bolivie au Chili, d’eaux s’écoulant artificiellement du Silala, ainsi que les conditions et modalités d’une telle fourniture, notamment la redevance à verser, sont soumises à la conclusion d’un accord avec la Bolivie. 3. Les présentes conclusions sont sans préjudice de toute autre demande que la Bolivie pourrait formuler concernant les eaux du Silala.» dans la duplique : «En ce qui concerne ses demandes reconventionnelles, l’Etat plurinational de Bolivie prie la Cour de dire et juger que : a) la Bolivie détient la souveraineté sur les canaux artificiels et les installations de drainage du Silala qui sont situés sur son territoire et a le droit de décider si ceux-ci doivent être maintenus et selon quelles modalités ; b) la Bolivie détient la souveraineté sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été artificiellement aménagé, amélioré ou créé sur son territoire, et le Chili n’a pas droit à cet écoulement artificiel ; - 15 - c) toute fourniture, par la Bolivie au Chili, d’eaux s’écoulant artificiellement du Silala, ainsi que les conditions et modalités d’une telle fourniture, notamment la redevance à verser, sont soumises à la conclusion d’un accord avec la Bolivie.» 27. Au cours de la procédure orale, les conclusions finales ci-après ont été présentées par les Parties : Au nom du Gouvernement du Chili, à l’audience du 11 avril 2022, sur les demandes du Chili : «Le Chili prie la Cour de dire et juger que : a) le système hydrographique du Silala, parties souterraines comprises, est un cours d’eau international, dont l’utilisation est régie par le droit international coutumier ; b) le Chili est en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du système hydrographique du Silala, conformément au droit international coutumier ; c) le Chili, selon le critère d’utilisation équitable et raisonnable, est en droit d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala ; d) la Bolivie est tenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et les autres formes de préjudice que causent au Chili les activités qu’elle mène à proximité du Silala ; e) la Bolivie est tenue de coopérer et de notifier au Chili en temps utile les mesures projetées qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur des ressources en eau partagées, de procéder à l’échange de données et d’informations, et de réaliser au besoin une évaluation de l’impact sur l’environnement, afin de permettre au Chili d’apprécier les effets éventuels de telles mesures. Les obligations auxquelles la Bolivie a manqué à ce jour sont celle de donner notification au Chili et celle de le consulter pour ce qui concerne les activités susceptibles d’avoir une incidence sur les eaux du Silala ou l’utilisation qui en est faite par le Chili.» à l’audience du 14 avril 2022, sur les demandes reconventionnelles de la Bolivie : «[L]a République du Chili prie la Cour de dire et juger que : a) dans la mesure où la Bolivie revendique la souveraineté sur les chenaux et les installations de drainage du système hydrographique du Silala qui sont situés sur son territoire, ainsi que le droit de prendre toute décision concernant leur maintien, la Cour n’a pas compétence pour connaître de la demande reconventionnelle a) de la Bolivie ou, à titre subsidiaire, ladite demande reconventionnelle est sans objet ; dans la mesure où la Bolivie revendique le droit de démanteler les chenaux situés sur son territoire sans avoir à s’acquitter pleinement des obligations qui lui incombent en droit international coutumier, la demande reconventionnelle a) de la Bolivie est rejetée ; b) les demandes reconventionnelles b) et c) de la Bolivie sont rejetées.» - 16 - Au nom du Gouvernement de la Bolivie, à l’audience du 13 avril 2022, sur les demandes du Chili et ses propres demandes reconventionnelles : «[L]a Bolivie prie la Cour de 1) Rejeter l’ensemble des demandes du Chili. 2) Si la Cour devait considérer qu’un différend subsiste entre les Parties, de dire et juger que : a) Les eaux du Silala constituent un cours d’eau international dont l’écoulement de surface a été artificiellement amélioré ; b) Conformément aux règles du droit international coutumier relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux qui s’appliquent au Silala, la Bolivie et le Chili sont tous deux en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du Silala ; c) L’utilisation que fait actuellement le Chili des eaux du Silala est sans préjudice du droit de la Bolivie d’utiliser ces eaux de manière équitable et raisonnable ; d) La Bolivie et le Chili sont tous deux tenus de prendre toutes les mesures appropriées pour ne pas causer de dommages transfrontières importants au Silala ; e) La Bolivie et le Chili sont tous deux tenus de coopérer, de se consulter et de se notifier mutuellement toute activité susceptible de causer un dommage transfrontière important, dès lors qu’un tel risque est confirmé par une évaluation de l’impact sur l’environnement ; f) La Bolivie n’a manqué à aucune obligation à l’égard du Chili en ce qui concerne les eaux du Silala.» «[L]a Bolivie prie la Cour de dire et juger que : a) La Bolivie détient la souveraineté sur les canaux artificiels et les installations de drainage du Silala qui sont situés sur son territoire et a le droit de décider si ceux-ci doivent être maintenus et selon quelles modalités ; b) La Bolivie détient la souveraineté sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été artificiellement aménagé, amélioré ou créé sur son territoire, et le Chili n’a pas de droit acquis sur cet écoulement artificiel ; c) Toute demande du Chili à la Bolivie concernant la fourniture de l’écoulement artificiellement amélioré du Silala, ainsi que les conditions et modalités d’une telle fourniture, notamment la redevance à verser, sont soumises à la conclusion d’un accord avec la Bolivie.» * * * - 17 - I. CONTEXTE GÉNÉRAL 28. Le Silala prend sa source en territoire bolivien. Ses eaux proviennent de sources souterraines des zones humides Sud (Orientales) et Nord (Cajones), situées dans le département bolivien de Potosí, à une distance de quelque 0,5 à 3 kilomètres au nord-est de la frontière commune avec le Chili, à environ 4300 mètres d’altitude (voir le croquis ci-dessous). Ces zones humides andines de haute altitude, également appelées bofedales, se trouvent dans une région aride qui borde le désert d’Atacama. S’écoulant le long de la pente topographique naturelle de la Bolivie au Chili, le Silala, dont les eaux sont à la fois superficielles et souterraines, traverse la frontière entre les deux pays. En territoire chilien, il continue de couler en direction du sud-ouest dans la région d’Antofagasta avant de se jeter dans le San Pedro à environ 6 kilomètres de la frontière. 29. Au fil des ans, les deux Parties ont accordé des concessions pour l’utilisation des eaux du Silala. Cette utilisation a commencé en 1906, lorsque la compagnie ferroviaire «Antofagasta (Chili) and Bolivia Railway Company Limited» (ou «FCAB», d’après l’acronyme de son nom espagnol Ferrocarril de Antofagasta a Bolivia) a obtenu du Gouvernement chilien une concession lui permettant d’exploiter les eaux du Silala pour accroître l’approvisionnement en eau potable de la ville portuaire chilienne d’Antofagasta. Deux ans plus tard, en 1908, la FCAB a également obtenu du Gouvernement bolivien un droit d’usage pour alimenter les moteurs à vapeur des locomotives de la ligne Antofagasta-La Paz. En 1909, elle a construit une prise d’eau (prise d’eau no 1) en territoire bolivien, à environ 600 mètres de la frontière. En 1910, la conduite reliant la prise d’eau no 1 aux réservoirs d’eau de la FCAB situés au Chili a été officiellement mise en service. En 1928, la FCAB a construit des chenaux en Bolivie. Selon le Chili, c’était pour des raisons sanitaires, afin d’empêcher la reproduction d’insectes susceptibles de contaminer l’eau potable. Selon la Bolivie, cette chenalisation visait à capter artificiellement l’eau des sources et des bofedales alentour pour améliorer l’écoulement de surface du Silala qui entrait au Chili. En 1942, une deuxième prise d’eau et une deuxième conduite ont été construites en territoire chilien, à environ 40 mètres de la frontière internationale. 30. Le 7 mai 1996, le ministre des affaires étrangères de la Bolivie a publié un communiqué de presse en réponse à des articles parus dans la presse bolivienne qui prétendaient que le Chili avait détourné les eaux de la «rivière frontalière Silala». Dans ce communiqué de presse, le ministre déclarait que, selon un rapport technique sur le caractère international du Silala établi par la commission nationale sur la souveraineté et les frontières, le Silala était une rivière qui prenait sa source en territoire bolivien puis s’écoulait en territoire chilien. Le ministre indiquait aussi qu’il n’y avait pas de «détournement des eaux», comme l’avaient confirmé les travaux effectués sur le terrain par la commission mixte des frontières en 1992, en 1993 et en 1994. Il ajoutait qu’il inscrirait cependant la question à l’ordre du jour des discussions bilatérales entre les deux pays «étant donné que les eaux du Silala [étaient] utilisées depuis plus d’un siècle par le Chili», aux dépens de la Bolivie. 31. Le 14 mai 1997, le préfet du département de Potosí a révoqué et annulé, par l’arrêté no 71/97, la concession accordée à la FCAB en 1908 pour exploiter les eaux de source du Silala, au motif que cette concession avait perdu son objet, sa raison d’être et son but, les locomotives à vapeur n’étant plus utilisées, et que la société concessionnaire n’existait plus en tant que «personne morale en activité sur le territoire bolivien». Selon le décret suprême no 24660 du 20 juin 1997, qui élève l’arrêté susmentionné au rang de décret suprême présidentiel, il était «prouvé que lesdites eaux [étaient] indûment utilisées en dehors du droit d’usage accordé, au préjudice des intérêts de la nation et en violation évidente des articles 136 et 137 de la constitution politique de l’Etat». 22° 03’ S 22° 00’ S 21° 57’ S 68°03’ W 68°00’ W 67°57’ W PERU r i v i è r e S i l a l a Cajones zone humide zone humide Orientales Croquis du contexte géographique général N Ce croquis a été établi à seule n d’illustration Projection traverse universelle de Mercator, zone 19s Datum WGS84 0 1 2 3 4km B O L I V I E C H I L I Quebrada Cabana rivière San Pedro B O L I V I E C H I L I PÉROU Zone cartographiée PARAGUAY - 18 - - 19 - 32. Dès 1999, la question du statut du Silala et du caractère de ses eaux était devenue un sujet de mésentente entre les Parties. En particulier, le 3 septembre 1999, le ministère bolivien des affaires étrangères a adressé au consulat général du Chili à La Paz une note diplomatique dans laquelle il affirmait que, bien que la Bolivie eût révoqué en 1997 la concession qu’elle avait accordée en 1908 à la FCAB pour exploiter les eaux de source du Silala, la société concessionnaire continuait d’utiliser ces eaux. Le ministère rappelait qu’il s’agissait d’une question relevant de la sphère privée et, partant, de la juridiction de la Bolivie. Il ajoutait que les eaux du Silala provenaient de sources entièrement situées en territoire bolivien qui créaient des zones humides, d’où elles étaient captées et canalisées au moyen d’ouvrages artificiels, «formant un système qui ne présent[ait] aucune des caractéristiques d’une rivière, ni, à plus forte raison, d’un cours d’eau international successif». 33. Le Gouvernement chilien a répondu à cette communication par deux notes diplomatiques adressées au ministère des affaires étrangères de la Bolivie. Dans une note verbale datée du 15 septembre 1999, le ministère chilien des affaires étrangères déclarait être en désaccord avec l’affirmation que le Silala «n’a aucune des caractéristiques d’une rivière» et relevait que jusqu’alors «le Gouvernement bolivien n’avait jamais officiellement nié le fait que le Silala est une rivière qui répond naturellement à la définition de ce terme en droit international». Le ministère insistait en outre sur le fait que tout appel d’offres lancé par la direction bolivienne des ressources hydriques devait tenir compte «de la nature binationale de cette ressource partagée et des droits du Chili en sa qualité de souverain sur le cours inférieur». Dans une note verbale datée du 14 octobre 1999, le consulat général du Chili à La Paz se disait préoccupé par le fait que «la direction bolivienne des ressources hydriques persistait à mener à bien une procédure d’appel d’offres public concernant les eaux du Silala, au mépris des principes clairs de droit international [protégeant] les droits et intérêts légitimes de la République du Chili à l’égard de ces ressources». 34. Le ministère bolivien des affaires étrangères a répondu aux communications susmentionnées par une note diplomatique datée du 16 novembre 1999, dans laquelle il réaffirmait que, selon lui, les eaux du Silala étaient gouvernées par l’ordre juridique bolivien conformément au «plein exercice de la souveraineté territoriale [reconnue par] les règles et principes du droit international». Pour le ministère, les eaux du Silala «naiss[ai]ent en territoire bolivien, et seraient utilisées dans ce même territoire», n’étaient les ouvrages de chenalisation mis en place par la société concessionnaire dans le cadre de la concession de 1908 accordée par la Bolivie. 35. En avril 2000, la Bolivie a accordé à une société bolivienne, DUCTEC, une concession autorisant la commercialisation des eaux du Silala. Cette société a par la suite essayé de facturer à deux sociétés chiliennes l’utilisation qu’elles faisaient des eaux du Silala en territoire chilien. Le Chili a contesté la concession au motif que celle-ci méconnaissait le caractère international du Silala ainsi que ses propres droits sur le cours d’eau. 36. Jusqu’en 2010, les deux Parties ont tenté de trouver un accord bilatéral sur «la «gestion rationnelle et durable» des eaux du Silala». Au cours de cette période, elles ont instauré un groupe de travail bilatéral sur la question du Silala, chargé de conduire des études techniques et scientifiques conjointes afin de déterminer la nature, l’origine et le débit des eaux du Silala. Deux projets d’accord ont été élaborés en 2009 mais n’ont jamais été signés. - 20 - 37. Le Chili indique qu’il a décidé de demander à la Cour de statuer sur «le caractère de cours d’eau international du Silala et sur ses [propres] droits en qualité d’Etat riverain» à la suite de plusieurs déclarations faites en 2016 par le président bolivien, M. Evo Morales, qui l’accusait d’exploiter illicitement les eaux du Silala sans dédommager la Bolivie, déclarait que le Silala n’était «pas un cours d’eau international» et annonçait son intention de porter ce litige devant la Cour. Le Chili a ainsi saisi la Cour d’une instance contre la Bolivie le 6 juin 2016 (voir le paragraphe 1 ci-dessus). 38. Comme il a été dit précédemment (voir le paragraphe 24), au cours de la procédure orale, le Chili a produit un nouveau document, appelé «projet d’accord de 2019», qu’il avait soumis à la Bolivie en juin 2019 comme nouvelle proposition pour mettre un terme au différend relatif au Silala. Selon le Chili, la Bolivie n’a pas répondu à cette proposition. II. EXISTENCE ET PORTÉE DU DIFFÉREND : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES 39. La Cour doit tout d’abord déterminer si elle est compétente pour connaître des demandes principales et des demandes reconventionnelles des Parties et, dans l’affirmative, s’il y a des raisons qui l’empêchent d’exercer sa compétence en tout ou en partie. Le Chili entend fonder cette compétence sur l’article XXXI du pacte de Bogotá. Cette disposition se lit comme suit : «Conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice, les Hautes Parties Contractantes en ce qui concerne tout autre Etat américain déclarent reconnaître comme obligatoire de plein droit, et sans convention spéciale tant que le présent Traité restera en vigueur, la juridiction de la Cour sur tous les différends d’ordre juridique surgissant entre elles et ayant pour objet : a) [l]’interprétation d’un traité ; b) [t]oute question de droit international ; c) [l]’existence de tout fait qui, s’il était établi, constituerait la violation d’un engagement international ; d) [l]a nature ou l’étendue de la réparation qui découle de la rupture d’un engagement international.» L’existence d’un différend est une condition à l’exercice par la Cour de la compétence qu’elle tient de l’article XXXI du pacte de Bogotá. Un différend est «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts» entre des parties (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11). Pour que la Cour ait compétence, «[e]n principe, le différend doit exister au moment où la requête [lui] est soumise» (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 422, par. 46). Les premières pièces de procédure écrite des Parties ont montré que celles-ci étaient en désaccord sur de nombreux points de droit et de fait (voir les sections III et IV). Les Parties n’ont pas contesté que l’article XXXI du pacte de Bogotá confère compétence à la Cour pour connaître du différend qui les oppose, si ce n’est que le Chili estime que cette compétence ne s’étend pas à la première demande reconventionnelle de la Bolivie. Hormis cette objection, qui sera examinée ci-après (voir la section IV), la Cour tient pour établi qu’elle a compétence pour statuer sur le différend entre les Parties. - 21 - 40. La Cour note que certaines positions des Parties ont considérablement évolué en cours d’instance. Chacune des Parties affirme désormais que des demandes principales ou des demandes reconventionnelles de l’autre sont devenues sans objet ou portent sur des questions hypothétiques et doivent, par conséquent, être rejetées. La Cour fera quelques observations d’ordre général sur ces assertions avant d’examiner les demandes principales et les demandes reconventionnelles des Parties. 41. La Cour rappelle que, même si elle établit sa compétence, «[i]l y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire dont [elle], en tant que tribunal, doit toujours tenir compte» (Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 29 ; voir aussi Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2013, p. 69, par. 45). La Cour a souligné que «[l]e différend dont [elle] a été saisie doit … persister au moment où elle statue» et qu’«il n’y a rien à juger» si l’objet d’une demande a manifestement disparu (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 271-272, par. 55 et 59). Elle a ainsi «déjà affirmé à plusieurs reprises que des événements postérieurs à l’introduction d’une requête pouvaient priver celle-ci de son objet» (Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 14, par. 32 ; voir aussi Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 95, par. 66). Une telle situation peut conduire la Cour à décider de «prononcer un non-lieu» (Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 12-13, par. 26 ; voir aussi Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 467-468, par. 88). 42. La Cour a dit «qu’elle ne peut statuer au fond sur la demande» lorsqu’elle considère que «toute décision judiciaire [serait] sans objet» (Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 38). Elle fait observer que sa tâche ne se limite pas à déterminer si un différend a disparu dans sa totalité. La portée d’un différend dont elle est saisie est circonscrite par les demandes que lui soumettent les parties. C’est pourquoi, en l’espèce, elle doit aussi rechercher si des demandes données sont devenues sans objet à la suite d’une convergence des positions des Parties ou d’un accord entre celles-ci, ou pour quelque autre raison. 43. Pour ce faire, la Cour évaluera avec attention si, et dans quelle mesure, les conclusions finales des Parties continuent de refléter un différend entre celles-ci. Elle n’a pas le pouvoir de «se substituer [aux parties] pour … formuler de nouvelles [conclusions] sur la [seule] base des … thèses avancées et faits allégués» (Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 35). Cependant, elle «est en droit et … a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire» (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29). Afin de mener à bien cette tâche, la Cour prend en considération non seulement les conclusions, mais aussi, entre autres, la requête et tous les arguments avancés par les Parties au cours de la procédure écrite et orale (voir ibid., p. 263, par. 30-31). La Cour interprétera donc les conclusions afin d’en saisir la substance et déterminer si elles reflètent un différend entre les Parties. 44. Chaque Partie soutient que certaines conclusions de l’autre, tout en montrant des points de convergence entre leurs positions respectives, restent vagues, ambiguës ou conditionnelles et ne peuvent par conséquent être considérées comme exprimant un accord mutuel. Chacune a donc prié la Cour de rendre un jugement déclaratoire au sujet de certaines demandes, soulignant la nécessité d’une sécurité juridique dans ses relations avec l’autre. Le demandeur a insisté sur le fait qu’un jugement déclaratoire était nécessaire pour empêcher la défenderesse de changer à l’avenir sa position quant au droit applicable aux cours d’eau internationaux et au Silala. - 22 - 45. La Cour relève «qu’il ressort clairement de [s]a jurisprudence … et de [celle de] sa devancière [qu’elle] «peut, dans des cas appropriés, prononcer un jugement déclaratoire»» (Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 662, par. 49, citant Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 37). La Cour rappelle en outre qu’un jugement déclaratoire vise «à faire reconnaître une situation de droit une fois pour toutes et avec effet obligatoire entre les Parties, en sorte que la situation juridique ainsi fixée ne puisse plus être mise en discussion, pour ce qui est des conséquences juridiques qui en découlent» (Interprétation des arrêts nos 7 et 8 (usine de Chorzów), arrêt no 11, 1927, C.P.J.I. série A no 13, p. 20). 46. Son rôle dans une affaire contentieuse étant de résoudre des différends existants, la Cour ne doit pas, en principe, donner acte dans le dispositif d’un arrêt des points sur lesquels elle constate un accord entre les parties (voir Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2013, p. 71-73, par. 53-59). La Cour doit présumer que les parties sont de bonne foi lorsqu’elles font des déclarations devant elle. Elle examine ces déclarations avec attention. Si elle constate que les parties sont parvenues à un accord sur la substance d’une demande principale ou d’une demande reconventionnelle, la Cour prend note de cet accord dans son arrêt et conclut que ladite demande principale ou reconventionnelle est devenue sans objet. En pareil cas, il n’y a pas lieu de rendre un jugement déclaratoire. 47. La Cour relève que nombre de conclusions en l’espèce sont étroitement liées entre elles. Qu’il ait été conclu à l’absence d’objet d’une demande principale ou reconventionnelle donnée ne l’empêche pas de traiter certaines questions qui sont pertinentes pour celle-ci lorsqu’elle examine les autres demandes principales ou reconventionnelles sur lesquelles elle doit encore se prononcer. 48. La Cour rappelle en outre que sa fonction est «de dire le droit, mais [qu’]elle ne peut rendre des arrêts qu’à l’occasion de cas concrets dans lesquels il existe, au moment du jugement, un litige réel impliquant un conflit d’intérêts juridiques entre les parties» (Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 33-34 ; Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 138, par. 123). Elle réaffirme qu’il ne lui incombe pas «de déterminer le droit applicable en fonction d’une situation hypothétique» (ibid.). En particulier, elle a fait observer qu’elle ne se prononçait pas «sur une situation hypothétique qui pourrait se produire dans l’avenir» (Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 32, par. 73). 49. La Cour examinera les demandes principales et les demandes reconventionnelles des Parties à la lumière des considérations qui précèdent. - 23 - III. DEMANDES DU CHILI 1. Conclusion a) : le système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international régi par le droit international coutumier 50. Dans sa conclusion a), le Chili prie la Cour de dire et juger que «le système hydrographique du Silala, parties souterraines comprises, est un cours d’eau international, dont l’utilisation est régie par le droit international coutumier». Il affirme que la définition du terme «cours d’eau international», figurant aux alinéas a) et b) de l’article 2 de la convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation (ci-après la «convention de 1997»), reflète le droit international coutumier, et que les eaux du Silala, que leur écoulement soit «naturel» ou «artificiel», ont le caractère de cours d’eau international. Le Chili soutient en outre que les règles du droit international coutumier régissant les cours d’eau internationaux s’appliquent aux eaux du Silala dans leur globalité. 51. Le Chili a maintenu inchangée sa position concernant la conclusion a) tout au long de la procédure. Même s’il convient que «la Bolivie a tardivement reconnu» que cette conclusion «était vrai[e] dans une certaine mesure», le Chili soutient que les Parties restent en désaccord à son sujet. * 52. La position de la Bolivie s’agissant de la conclusion a) du Chili a évolué en cours d’instance. Dans son contre-mémoire, la Bolivie priait la Cour de dire et juger que «a) les eaux du Silala f[aisaien]t partie d’un cours d’eau artificiellement amélioré[, et que] b) les règles du droit international coutumier relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux ne s’appliqu[ai]ent pas aux eaux s’écoulant artificiellement du Silala». Elle contestait que, comme l’affirmait le Chili, le Silala eût, dans sa globalité, un caractère de cours d’eau international au sens du droit international coutumier. Elle contestait également que la définition du terme «cours d’eau international» énoncée à l’article 2 de la convention de 1997, qui reflète le droit international coutumier, s’appliquât aux portions des eaux du Silala dont l’écoulement avait été artificiellement amélioré. La Bolivie faisait en outre valoir que les règles du droit international coutumier régissant les cours d’eau internationaux ne s’appliquent qu’à l’écoulement naturel des cours d’eau. 53. Pendant la procédure orale, la Bolivie a admis — se référant aux conclusions des experts désignés par chaque Partie — que les eaux du Silala, y compris celles dont l’écoulement avait été artificiellement amélioré, avaient un caractère de cours d’eau international. Elle reconnaît aussi à présent que les règles du droit international coutumier régissant les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation s’appliquent à la globalité des eaux du Silala. Elle conclut que le différend opposant les Parties au sujet de la conclusion a) du Chili a disparu au fil de la procédure orale. C’est pourquoi, dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour de rejeter la conclusion a) du Chili pour absence de différend et, «[s]i la Cour devait considérer qu’un différend subsiste entre les Parties, de dire et juger que : a) [l]es eaux du Silala constituent un cours d’eau international dont l’écoulement de surface a été artificiellement amélioré». * * - 24 - 54. La Cour relève tout d’abord que ni le Chili ni la Bolivie n’est partie à la convention de 1997 ou à un quelconque traité régissant les utilisations à des fins autres que la navigation des eaux du Silala. Il s’ensuit que, dans la présente affaire, les droits et obligations respectifs des Parties sont régis par le droit international coutumier. 55. La Cour note que la conclusion a) du Chili contient les propositions juridiques que les eaux du Silala constituent un cours d’eau international au sens du droit international coutumier, et que les règles du droit international coutumier relatives aux cours d’eau internationaux s’appliquent à ces eaux dans leur globalité. Elle observe que la position juridique initialement adoptée par la Bolivie dans son contre-mémoire s’opposait catégoriquement aux deux propositions juridiques avancées par le Chili. En particulier, pour la Bolivie, les règles internationales coutumières régissant les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ne s’appliquaient pas à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala. 56. La Cour observe que les positions des Parties concernant le statut juridique des eaux du Silala et les règles applicables en droit international coutumier ont convergé au cours de la procédure. Pendant les audiences, la Bolivie a convenu à plusieurs reprises que, comme l’affirme le Chili, les eaux du Silala — malgré l’«amélioration artificielle» de l’écoulement de surface — constituent dans leur globalité un cours d’eau international au sens du droit international coutumier et a déclaré que, par conséquent, le droit international coutumier s’applique aux eaux «s’écoulant naturellement» aussi bien qu’à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala. 57. La Cour note que la Bolivie, tout en reconnaissant aux eaux du Silala le statut de cours d’eau international, considère que l’article 2 de la convention de 1997 ne reflète pas le droit international coutumier. Elle note également que, selon la Bolivie, il convient, pour appliquer aux eaux du Silala les règles coutumières relatives aux cours d’eau internationaux, de tenir compte des «caractéristiques uniques» de ces eaux, notamment le fait que l’écoulement de surface soit en partie «artificiellement amélioré». Dans ses conclusions finales, la Bolivie prie donc la Cour de rejeter la demande du Chili ou, à défaut, de dire que l’écoulement de surface du Silala a été «artificiellement amélioré». 58. La Cour n’estime pas nécessaire, pour déterminer si la Bolivie souscrit à la position du Chili quant au statut juridique du Silala en tant que cours d’eau international au sens du droit international coutumier, que la Bolivie ait admis que la définition énoncée à l’article 2 de la convention de 1997 reflète le droit international coutumier. En outre, nonobstant son insistance à prêter une pertinence aux «caractéristiques uniques» des eaux du Silala dans l’application à ces dernières des règles du droit international coutumier, la Bolivie n’en a pas moins accepté sans équivoque l’idée que le droit international coutumier relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation s’applique à l’ensemble des eaux du Silala. A cet égard, la Cour relève que la Bolivie, commentant la réponse du Chili à une question posée par un juge au cours des audiences, a confirmé le «caractère de cours d’eau international qu’a le Silala indépendamment de ses particularités indéniablement uniques, qui n’ont aucune incidence sur les règles coutumières existantes», et souligné qu’elle n’avait «assorti d’aucune condition ou restriction son acceptation de l’application du droit coutumier». La Cour note que la Bolivie a accepté sur le fond la conclusion a) du Chili. - 25 - 59. Etant donné que les Parties s’accordent sur le statut juridique du système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international et sur l’applicabilité, à toutes ses eaux, du droit international coutumier relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, la Cour conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer. 2. Conclusion b) : le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du système hydrographique du Silala 60. Dans sa conclusion b), le Chili prie la Cour de dire et juger qu’«[il] est en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du système hydrographique du Silala, conformément au droit international coutumier». Il soutient que le fait que l’écoulement du Silala soit en partie «artificiellement amélioré» n’a pas d’incidence sur son droit d’utiliser les eaux du Silala selon le principe de l’utilisation équitable et raisonnable. 61. Le Chili a maintenu inchangée sa position concernant la conclusion b) tout au long de la procédure. Au soutien de cette conclusion finale, il confirme que la Bolivie est elle aussi en droit de faire une utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala. Le Chili maintient n’avoir jamais contesté ce droit à la Bolivie, contrairement à ce que prétend celle-ci. Le Chili soumet cette conclusion b) à la Cour pour que soit assurée la sécurité juridique entre les deux Etats. * 62. S’agissant de la conclusion b) du Chili, la position de la Bolivie a quant à elle évolué en cours d’instance. Dans son contre-mémoire, la défenderesse affirmait que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable ne s’appliquait qu’aux eaux du Silala «s’écoulant naturellement». Elle soutenait en outre que l’utilisation par le Chili des eaux du Silala «s’écoulant artificiellement» était subordonnée à son consentement. Elle soulignait que, s’agissant de «l’écoulement naturel» du Silala, les deux Parties étaient en droit de faire de ces eaux l’utilisation équitable et raisonnable prévue par le droit international coutumier, et que la demande du Chili devait être rejetée en ce qu’elle ne concernait que les droits du Chili en méconnaissant ceux de la Bolivie. 63. Au cours de la procédure orale, la Bolivie a admis que le droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala s’appliquait à la globalité des eaux. Selon elle, s’il y a un différend entre les Parties au sujet de la conclusion b) du Chili, celui-ci ne concerne plus que la «nuance» qu’elle apporte en affirmant que les deux Parties ont droit à cette utilisation équitable et raisonnable. Sur ce fondement, dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour, «[s]i [elle] devait considérer qu’un différend subsiste entre les Parties, de dire et juger que : … [c]onformément aux règles du droit international coutumier relatif à l’utilisation des cours d’eau internationaux qui s’appliquent au Silala, la Bolivie et le Chili sont tous deux en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux du Silala». * * - 26 - 64. La Cour fait observer que, lorsque le Chili a introduit la présente instance, sa demande concernant son droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala, en ce compris l’«écoulement naturel» et l’écoulement «artificiellement amélioré», s’est heurtée à l’opposition catégorique de la Bolivie. Au cours de la procédure, cependant, il est devenu évident que les Parties s’accordaient sur le fait que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable s’applique à la globalité des eaux du Silala, que leur écoulement soit «naturel» ou «artificiel». Les Parties conviennent également qu’elles sont toutes deux en droit de faire des eaux du Silala l’utilisation équitable et raisonnable prévue par le droit international coutumier. Il n’appartient pas à la Cour de traiter une éventuelle divergence de vues au sujet d’une utilisation future de ces eaux qui est entièrement hypothétique (voir les paragraphes 44 et 48 ci-dessus). 65. Pour ces raisons, la Cour constate que les Parties s’accordent sur la conclusion b) du Chili. En conséquence, elle conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer. 3. Conclusion c) : le droit du Chili d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du système hydrographique du Silala 66. Dans sa conclusion c), le Chili prie la Cour de dire et juger que «le Chili, selon le critère d’utilisation équitable et raisonnable, est en droit d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala». Il affirme que son usage passé et présent des eaux du Silala est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable. Relevant que la Bolivie n’exerce pas son droit équivalent d’utiliser ces eaux, il argue que toute l’utilisation qu’il a faite et qu’il fait, en sa qualité d’Etat riverain d’aval, des eaux qui franchissent la frontière entre les deux pays est équitable et raisonnable à l’égard de la Bolivie. 67. Le Chili a maintenu sa conclusion c) inchangée tout au long de la procédure. Il prie la Cour de dire que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable s’applique à toutes les eaux du Silala et ne laisse pas place à un droit de demander une redevance pour des utilisations passées ou futures. En réponse à l’interprétation de sa conclusion c) faite par la Bolivie, qui y voit la revendication d’un droit au maintien du «débit et … volume actuels des eaux», il souligne que cette interprétation ne correspond pas à sa demande. Le Chili relève qu’il ne prie pas la Cour de consacrer un droit acquis, un droit de maintenir le statu quo ou un titre à un certain volume d’eau, mais cherche plutôt à obtenir une déclaration disant que l’utilisation qu’il fait actuellement des eaux est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable, sans préjudice de l’un quelconque des droits de la Bolivie et de l’utilisation future de ces eaux par les deux Etats. Il fait aussi observer que la Bolivie a «pris acte» de ce qu’il avait indiqué ne pas «demande[r] … à la Cour de préjuger ce que pourrait être une utilisation équitable et raisonnable du Silala à l’avenir, ni, en aucune manière, de figer l’exploitation et l’utilisation futures des eaux du Silala par l’un ou l’autre Etat». Le Chili maintient néanmoins que la déclaration susmentionnée qu’il demande à la Cour, compte tenu des revirements de la Bolivie, serait gage de sécurité juridique dans les relations entre les Parties. * - 27 - 68. La position de la Bolivie s’agissant de la conclusion c) du Chili a évolué en cours d’instance. Dans son contre-mémoire, la Bolivie priait la Cour de dire et juger que «la Bolivie et le Chili [étaient] tous deux en droit d’utiliser de manière équitable et raisonnable les eaux s’écoulant naturellement du Silala, conformément au droit international coutumier», et que «l’utilisation que fai[sait] actuellement le Chili des eaux s’écoulant naturellement du Silala ne préjuge[ait] pas du droit de la Bolivie à une utilisation équitable et raisonnable de ces eaux». Elle soulignait que toute utilisation des eaux du Silala par le Chili était limitée par les droits exclusifs qu’elle détient sur celles qui s’écoulent artificiellement. Elle faisait également valoir que, selon la lecture qu’elle faisait de sa conclusion c), le Chili attendait de la Cour qu’elle dît qu’il avait un droit au maintien du débit et du volume actuels des eaux s’écoulant de la Bolivie vers le Chili et que ceux-ci ne devraient pas être modifiés à l’avenir. Pour la Bolivie, une telle prétention serait incompatible avec son droit égal d’avoir elle aussi une part équitable et raisonnable des eaux du Silala qui s’écoulent naturellement, ainsi qu’avec ses droits exclusifs sur celles qui s’écoulent artificiellement. 69. Au cours des plaidoiries, la Bolivie est convenue que le droit à une utilisation équitable et raisonnable s’applique aux eaux du Silala dans leur globalité (voir le paragraphe 63 ci-dessus). Elle prétend maintenant que, pour déterminer son propre droit de faire à l’avenir une utilisation équitable et raisonnable du Silala, il convient de prendre en considération l’utilisation qu’a faite antérieurement le Chili de tout l’écoulement. La Bolivie appelle en outre l’attention sur l’ambiguïté de la formulation de la conclusion c) du Chili et sur ce qu’elle estime être des contradictions dans les déclarations faites par les représentants du Chili au cours des audiences au sujet de l’interprétation à donner de cette conclusion. Selon elle, on ne voit donc pas bien si le Chili est prêt à assumer sans condition les risques concomitants d’un possible démantèlement des chenaux et installations (voir le paragraphe 27 ci-dessus), quelle que soit la réduction de l’écoulement de surface du Silala ainsi causée. Sur ce fondement, la Bolivie, dans ses conclusions finales, prie la Cour, «si [elle] devait considérer qu’un différend subsiste entre les Parties, de dire et juger que : … l’utilisation que fait actuellement le Chili des eaux du Silala est sans préjudice du droit de la Bolivie d’utiliser ces eaux de manière équitable et raisonnable». * * 70. La Cour note que, lorsque la présente instance a été introduite, la Bolivie s’est dite catégoriquement opposée, s’agissant de l’écoulement qu’elle décrit comme étant «artificiellement amélioré», à la prétention du Chili d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala. 71. Au vu des déclarations faites par la Bolivie pendant les audiences, la Cour note également que les Parties conviennent que le Chili a droit à l’utilisation d’une part équitable et raisonnable des eaux du Silala, que leur écoulement ait un caractère ou une origine «naturels» ou «artificiels» (voir le paragraphe 69 ci-dessus). En outre, la Bolivie ne prétend pas dans la présente procédure que le Chili doit la dédommager pour les utilisations faites des eaux du Silala par le passé. 72. La Cour relève que le Chili, par la formulation de sa conclusion c), n’indique pas clairement s’il la prie seulement de dire que l’utilisation qu’il fait actuellement des eaux du Silala est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable ou s’il lui demande de déclarer en outre qu’il a le droit de bénéficier des mêmes débit d’écoulement et volume des eaux à l’avenir. Elle prend - 28 - note à cet égard de plusieurs déclarations faites par le Chili au cours des dernières phases de la procédure, dans lesquelles celui-ci a souligné que sa conclusion c) visait simplement à obtenir une déclaration à l’effet de dire que l’utilisation actuelle des eaux du Silala est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable et que son droit à toute utilisation future est sans préjudice des utilisations de la Bolivie. Le Chili a en outre souligné en diverses occasions que son droit à une utilisation équitable et raisonnable ne serait pas en soi compromis par la réduction de l’écoulement consécutive au démantèlement des chenaux et installations. 73. La Cour considère que la clarification apportée par ces déclarations n’est pas incompatible avec les références, dans les écritures et plaidoiries du Chili, à l’obligation générale de la Bolivie de ne pas manquer aux obligations lui incombant en droit international coutumier, si celle-ci devait décider de démanteler les chenaux. De l’avis de la Cour, ces références n’apportent pas de précision sur le fond aux déclarations du Chili, mais rappellent simplement l’obligation générale qu’ont les Etats d’agir dans le respect de leurs obligations en droit international. 74. En ce qui concerne l’affirmation de la Bolivie, selon qui l’utilisation des eaux du Silala faite par le Chili est sans préjudice des utilisations qu’elle-même pourra en faire à l’avenir, la Cour réaffirme qu’il n’y a pas d’opposition de vues quant à un droit correspondant de la Bolivie à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala, puisque le Chili ne conteste pas la proposition de la Bolivie à cet égard (voir les paragraphes 61 et 64 ci-dessus). 75. Pour ces raisons, la Cour constate que les Parties en sont venues, au cours de la procédure, à s’accorder sur la conclusion c) du Chili. Elle prend note à ce sujet des déclarations faites par le Chili montrant qu’il n’est plus contesté qu’il relève entièrement des pouvoirs souverains de la Bolivie de démanteler les chenaux et de restaurer les zones humides sur son territoire, d’une manière qui soit conforme au droit international. 76. Etant donné que les Parties s’accordent sur la conclusion c) du Chili, la Cour conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale c) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer. 4. Conclusion d) : l’obligation de la Bolivie de prévenir et limiter les dommages résultant des activités qu’elle mène à proximité du système hydrographique du Silala 77. Dans sa conclusion d), le Chili prie la Cour de dire et juger que «la Bolivie est tenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice que causent au Chili les activités qu’elle mène à proximité du Silala». Il fait valoir que «la Bolivie a l’obligation de coopérer à l’utilisation des eaux du système hydrographique du Silala au Chili et de prévenir tout dommage transfrontière à cet égard». Il affirme que «[l]es Etats qui partagent un cours d’eau international ont l’obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour ne pas causer de dommage important à d’autres Etats du cours d’eau. Cette règle du droit international est codifiée à l’article 7 de la convention de 1997.» Le Chili souligne aussi qu’il «ne demande pas à la Cour de préciser exactement les mesures que la Bolivie doit prendre pour donner plein effet à l’article 7 de la convention de 1997. Il la prie en revanche de réaffirmer que la Bolivie est tenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice que causent au Chili les activités qu’elle mène à proximité du Silala.» - 29 - 78. Le Chili a maintenu sa conclusion d) inchangée tout au long de la procédure. Pendant les plaidoiries, il a réaffirmé sa position selon laquelle les deux Parties sont liées par l’obligation de prévenir les dommages transfrontières importants. Selon lui, cette obligation recouvre le devoir de donner notification et de procéder à l’échange d’informations, et le devoir de réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement. * 79. La position de la Bolivie s’agissant de la conclusion d) du Chili a évolué en cours d’instance. Dans son contre-mémoire, la Bolivie soutenait que le droit des cours d’eau internationaux, notamment l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières importants codifiée à l’article 7 de la convention de 1997, ne s’appliquait qu’aux eaux du Silala qui s’écoulent naturellement. Au cours des audiences, elle a reconnu que l’obligation de ne pas causer de dommages transfrontières importants s’applique à toutes les eaux du Silala, qu’elles constituent un écoulement naturel ou un écoulement artificiellement amélioré. 80. La Bolivie maintient sa position que le principe de ne causer «aucun dommage important» (no significant harm) vise seulement les dommages environnementaux importants et ne consiste pas, comme l’avance le Chili, «à «prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice» sans autre précision». Elle souligne aussi que chacune des deux Parties a une obligation de comportement lui imposant de ne pas causer de dommages importants à l’autre Etat riverain. Selon elle, cette obligation implique qu’un Etat riverain doit réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement s’il considère qu’il existe un risque de dommages importants. Si ce risque est confirmé, l’Etat doit, selon la Bolivie, en donner notification à l’autre partie. 81. Sur ce fondement, la Bolivie soutient maintenant qu’il n’existe plus de différend au sujet de la conclusion d). Dans sa conclusion finale, elle prie la Cour, «si [elle] devait considérer qu’un différend subsiste entre les Parties, de dire et juger que : … [l]a Bolivie et le Chili sont tous deux tenus de prendre toutes les mesures appropriées pour ne pas causer de dommages transfrontières importants au Silala». * * 82. La Cour note que, lorsque la présente instance a été introduite, la Bolivie se disait catégoriquement opposée à la demande formulée dans la conclusion d) du Chili au sujet de l’applicabilité à l’écoulement «artificiellement amélioré» du Silala de l’obligation de prévenir les dommages transfrontières. 83. La Cour observe que les Parties conviennent être tenues par l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières. En outre, les Parties sont maintenant d’accord sur le fait que cette obligation s’applique aux eaux du Silala, que celles-ci constituent un écoulement naturel ou un écoulement «artificiellement amélioré». Elles conviennent également que l’obligation de prévenir les dommages transfrontières est une obligation de comportement et non une obligation de résultat, et qu’elle peut exiger la notification à d’autres Etats riverains et l’échange d’informations avec ceux-ci ainsi que la réalisation d’une évaluation de l’impact sur l’environnement. - 30 - 84. Il est moins évident que les Parties s’accordent sur le seuil de mise en oeuvre de l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières. La Bolivie insiste sur le fait que l’obligation de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir les dommages transfrontières ne s’applique qu’au risque de dommages «importants» ou «significatifs» (significant harm). Certaines déclarations faites par le Chili pourraient être comprises comme suggérant un seuil plus bas. Ainsi, dans sa requête, le Chili a fait valoir que la Bolivie avait une «obligation de coopérer … et de prévenir tout dommage transfrontière». De plus, il a affirmé à maintes reprises, y compris dans sa conclusion finale d), que la Bolivie avait l’obligation de «prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice». 85. Lorsqu’elle apprécie si, et dans quelle mesure, les conclusions finales des parties continuent de refléter le différend qui les oppose, la Cour peut interpréter ces conclusions, en tenant compte de la requête dans son ensemble et des arguments que celles-ci lui ont soumis (voir le paragraphe 43 ci-dessus ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 263, par. 30-31). Elle relève que le Chili a parfois fait référence à l’obligation de prévenir tout dommage transfrontière, sans préciser qu’une telle obligation se limite aux dommages transfrontières importants. Cependant, le Chili a aussi employé à de nombreuses reprises le terme «dommages importants» ou «significatifs» (significant harm) pour définir le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de prévention, tant dans ses écritures que dans ses plaidoiries. La Cour relève de surcroît que, pas plus dans les unes que dans les autres, le Chili ne lui a demandé de retenir un seuil moins élevé que celui des «dommages significatifs». Elle estime que les variations dans la terminologie employée par le Chili ne sauraient être interprétées, en l’absence d’indications contraires plus précises, comme l’expression d’un désaccord de fond avec le seuil des «dommages transfrontières importants» défendu par la Bolivie et auquel le Chili lui-même se réfère à maintes reprises, notamment lorsqu’il renvoie à l’article 7 de la convention de 1997. 86. Pour ces raisons, la Cour considère que les Parties en sont venues, au cours de la procédure, à s’accorder sur le fond de la conclusion d) du Chili. Par conséquent, elle conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale d) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer. 5. Conclusion e) : l’obligation de la Bolivie de notification et de consultation pour les mesures susceptibles d’avoir un impact préjudiciable sur le système hydrographique du Silala 87. Dans sa conclusion e), le Chili prie la Cour de dire et juger que la Bolivie est tenue de coopérer et de lui notifier en temps utile les mesures projetées qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur des ressources en eaux partagées, de procéder à l’échange de données et d’informations et de réaliser au besoin une évaluation de l’impact sur l’environnement, afin de permettre au Chili d’apprécier les effets éventuels de telles mesures. Il prie également la Cour de dire et juger que la Bolivie n’a pas respecté à ce jour l’obligation de lui donner notification et de le consulter pour ce qui concerne les activités susceptibles d’avoir une incidence sur les eaux du Silala ou l’utilisation qui en est faite par le Chili. 88. La Bolivie, pour sa part, affirme n’avoir manqué à aucune obligation à l’égard du Chili en ce qui concerne les eaux du Silala, car le droit international coutumier ne reconnaît des obligations de coopérer, de donner notification et de se consulter que pour les activités «susceptible[s] de causer un dommage transfrontière important, dès lors qu’un tel risque est confirmé par une évaluation de - 31 - l’impact sur l’environnement». Elle soutient également que le Chili n’a pas établi qu’elle ait manqué, comme il lui en fait grief, à son obligation de notifier et de consulter s’agissant de mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable important sur les eaux du Silala, aucune des activités «très modestes» sur lesquelles il fonde sa demande n’ayant donné lieu à un quelconque risque de dommage. * * 89. La Cour constate qu’il existe un désaccord, en droit et en fait, entre les Parties au sujet de la demande e) du Chili. Ce désaccord concerne d’abord la portée de l’obligation de notification et de consultation prévue par le droit international coutumier régissant l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ainsi que son seuil de mise en oeuvre. Il porte ensuite sur la question de savoir si la Bolivie a respecté ladite obligation relativement à certaines mesures qu’elle projetait ou a mises en oeuvre. 90. A l’appui de leurs positions quant aux règles pertinentes de droit international coutumier, les deux Parties se réfèrent à la convention de 1997. Elles se réfèrent également au projet d’articles sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation adopté par la Commission du droit international (ci-après la «CDI» ou la «Commission») en 1994 (ci-après le «projet d’articles de la CDI») qui a servi de base à la convention de 1997, ainsi qu’aux commentaires de la CDI y relatifs. La Cour relève sur ce point que les deux Parties s’accordent à considérer que nombre des dispositions de la convention de 1997 reflètent le droit international coutumier. Leurs avis divergent toutefois sur la question de savoir s’il en est ainsi notamment de certaines autres dispositions, y compris celles relatives à des obligations procédurales, en particulier l’obligation de notification et de consultation. 91. La Cour, avant de se pencher sur la question du respect de l’obligation de notification et de consultation dans le contexte particulier de la présente affaire, commencera par rappeler le cadre juridique dans lequel cette obligation s’inscrit, ainsi que les règles et les principes du droit international coutumier qui guident la détermination des obligations procédurales auxquelles sont soumises les Parties à la présente affaire en tant qu’Etats riverains du Silala. A. Cadre juridique applicable 92. La Cour relève que les obligations coutumières relatives aux cours d’eau internationaux ne s’imposent aux Etats riverains du Silala que si celui-ci est effectivement un cours d’eau international. Elle rappelle à cet égard que, même si les Parties s’accordent à reconnaître que le Silala est un cours d’eau international (voir le paragraphe 59), la Bolivie n’a pas expressément admis que la définition de «cours d’eau international» figurant à l’article 2 de la convention de 1997 reflète le droit international coutumier (voir le paragraphe 57), contrairement à ce qu’affirme pour sa part le Chili. 93. La Cour considère que les modifications qui augmentent l’écoulement de surface des eaux d’un cours d’eau n’ont aucune incidence sur sa qualification comme cours d’eau international. - 32 - 94. La Cour note sur ce point que les experts désignés par chaque Partie s’accordent pour dire que les eaux du Silala, qu’elles soient de surface ou souterraines, constituent un ensemble s’écoulant de la Bolivie vers le Chili et aboutissant à un point d’arrivée commun. Il ne fait pas de doute que le Silala est un cours d’eau international et, en tant que tel, soumis dans sa globalité au droit international coutumier, comme en conviennent maintenant les Parties. 95. La Cour souligne par ailleurs que le concept de cours d’eau international en droit international coutumier n’empêche pas la prise en considération des particularités de chaque cours d’eau international dans l’application des principes coutumiers. Ces particularités de chaque cours d’eau, tels les éléments qui figurent dans la liste non exhaustive de l’article 6 de la convention de 1997, font partie des «facteurs et circonstances pertinents» dont il doit être tenu compte dans la détermination et l’appréciation de l’utilisation équitable et raisonnable du cours d’eau international en droit international coutumier. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus (voir le paragraphe 74), les Parties conviennent qu’elles ont toutes les deux, en vertu du droit international coutumier, le même droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala. 96. La jurisprudence de la Cour et de sa devancière indique qu’un cours d’eau international constitue une ressource partagée sur laquelle les Etats riverains ont un droit commun. Déjà en 1929, la Cour permanente de Justice internationale, à propos de la navigation sur l’Oder, déclarait qu’il existe une communauté d’intérêts sur un cours d’eau international qui constitue «la base d’une communauté de droit» (Juridiction territoriale de la Commission internationale de l’Oder, arrêt no 16, 1929, C.P.J.I. série A no 23, p. 27). Plus récemment, la Cour a appliqué ce principe aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et fait observer qu’il avait été renforcé par le développement moderne du droit international, comme en témoignait l’adoption de la convention de 1997 (Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 56, par. 85). 97. En vertu du droit international coutumier, chaque Etat riverain a un droit fondamental à une part équitable et raisonnable des ressources d’un cours d’eau international (voir ibid., p. 54, par. 78). Cela implique à la fois un droit et une obligation pour tous les Etats riverains d’un cours d’eau international : chacun a à la fois un droit à l’utilisation et à la participation équitables et raisonnables et l’obligation de ne pas outrepasser ce droit en privant les autres Etats riverains de leur droit équivalent à une utilisation et à une participation raisonnables. Cela correspond à «la nécessité de concilier les intérêts variés des Etats riverains dans un contexte transfrontière et, en particulier, dans l’utilisation d’une ressource naturelle partagée» (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 74, par. 177). En l’espèce, en vertu du droit international coutumier, les Parties ont à la fois le droit à une utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala en tant que cours d’eau international, et l’obligation, lorsqu’elles utilisent ce cours d’eau international, de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir tout dommage important à l’autre Partie. 98. La Cour souligne également que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des eaux d’un cours d’eau international ne s’applique pas de façon abstraite ou statique mais par une comparaison des situations et des usages des eaux du cours d’eau par les Etats concernés à un moment donné. - 33 - 99. La Cour rappelle qu’il existe, en droit international général, une «obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres Etats» (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22). «En effet, l’Etat est tenu de mettre en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour éviter que les activités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre Etat», dans les contextes transfrontières et s’agissant en particulier d’une ressource partagée (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 55-56, par. 101, citant Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 242, par. 29 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 706, par. 104). 100. La Cour a en outre souligné que les obligations susmentionnées sont accompagnées et complétées par des obligations de nature procédurale plus circonscrites et précises, qui facilitent la mise en oeuvre des obligations de fond auxquelles sont tenus les Etats riverains en vertu du droit international coutumier (voir Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 49, par. 77). Ainsi qu’elle a déjà eu l’occasion de l’indiquer, ce n’est en effet qu’ «en coopérant que les Etats concernés peuvent gérer en commun les risques de dommage à l’environnement qui pourraient être générés par les projets initiés par l’un ou l’autre d’entre eux, de manière à prévenir les dommages en question, à travers la mise en oeuvre des obligations tant de nature procédurale que de fond» (ibid.). 101. C’est pourquoi la Cour considère que les obligations de coopérer, de notifier et de consulter constituent un complément important des obligations de fond de chacun des Etats riverains. Selon elle, «[c]es obligations s’avèrent d’autant plus indispensables lorsqu’il s’agit», comme dans le cas de la rivière Silala en l’espèce, «d’une ressource partagée qui ne peut être protégée que par le biais d’une coopération étroite et continue entre les riverains» (ibid., p. 51, par. 81). 102. La Cour souligne à nouveau que les Parties ne divergent pas sur la nature coutumière des obligations de fond susmentionnées et leur application au Silala. Ce qui les oppose, c’est le champ des obligations procédurales, ainsi que leur applicabilité dans les circonstances de la présente affaire. Les Parties divergent notamment sur le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notification et de consultation, et sur le point de savoir si la Bolivie a manqué à cette obligation. B. Seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notification et de consultation en droit international coutumier 103. Selon le Chili, les obligations relatives à l’échange d’informations et à la notification préalable prévues aux articles 11 et 12 de la convention de 1997 reflètent le droit international coutumier, et sont des concrétisations de l’obligation générale de coopérer formulée à l’article 8 de ladite convention. - 34 - 104. Le Chili soutient que l’article 11 de la convention de 1997 énonce une obligation générale de fournir des renseignements sur les mesures projetées qui n’est pas liée à un risque de dommage, mais s’applique à toute mesure projetée pouvant avoir des effets éventuels, positifs aussi bien que négatifs, sur l’état d’un cours d’eau international. 105. En ce qui concerne l’article 12 de la convention, le Chili affirme, en s’appuyant sur le commentaire de la CDI à l’article 12 du projet d’articles, que le critère des «effets négatifs significatifs», et non pas celui qu’il considère plus rigoureux des «dommages significatifs» (significant harm) visé à l’article 7, est le seuil de mise en oeuvre de l’obligation coutumière de notification reflétée à l’article 12 de la convention de 1997. * 106. La Bolivie, pour sa part, affirme que seul l’article 12 de la convention de 1997 reflète le droit international coutumier. Elle argue que rien dans les travaux préparatoires de l’article 11 ou dans les commentaires de la CDI ne permet de soutenir que cet article ait une valeur coutumière et fait valoir que le Chili n’a pas davantage cité la moindre pratique ou opinio juris soutenant la prétention que l’article 11 est le reflet du droit international coutumier. 107. La Bolivie conteste également que l’article 11 impose des obligations autonomes, arguant que cette disposition est une «disposition extrêmement générale», un «chapeau» pour ce qui suit. 108. S’agissant de l’article 12 de la convention, la Bolivie reconnaît que la CDI a indiqué dans son commentaire que le seuil qu’établit le critère des «effets négatifs significatifs» est censé être inférieur aux «dommages significatifs» (significant harm) visés à l’article 7, mais elle souligne que les deux obligations concernées ne sont mises en oeuvre que dans le cas où l’activité en question risque d’avoir un effet négatif. La Bolivie rappelle également la jurisprudence de la Cour au sujet de la nature et la portée de l’obligation de notification et de consultation pour soutenir que, si l’activité visée ne donne pas lieu à un risque de dommage transfrontière important, l’Etat concerné n’a aucune obligation de réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement, ni de donner notification aux autres Etats riverains ou de les consulter. * * 109. Les Parties sont en désaccord sur l’interprétation de l’article 11 de la convention de 1997 ainsi que sur le point de savoir si cet article reflète le droit international coutumier. Cet article 11 est ainsi rédigé : «Les Etats du cours d’eau échangent des renseignements, se consultent et, si nécessaire, négocient au sujet des effets éventuels des mesures projetées sur l’état d’un cours d’eau international.» 110. La Cour rappelle que le droit applicable dans la présente affaire est le droit international coutumier. Dès lors, l’obligation d’échanger des informations concernant les mesures projetées contenue dans l’article 11 de la convention de 1997 ne s’impose aux Parties que dans la mesure où elle reflète le droit international coutumier. - 35 - 111. Contrairement au commentaire relatif à certaines autres dispositions du projet d’articles de la CDI, celui de l’article 11 (qui deviendra par la suite l’article 11 de la convention de 1997) ne se réfère à aucune pratique étatique ni à des précédents jurisprudentiels permettant d’indiquer le caractère coutumier de cette disposition. La Commission indique simplement que des exemples d’instruments et de décisions «énonçant une obligation analogue à celle que définit l’article 11» seront trouvés dans le commentaire de l’article 12 (CDI, projet d’articles sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international (ACDI), 1994, vol. II, deuxième partie, p. 117, paragraphe 5 du commentaire de l’article 11). Dès lors, la Commission ne semblait pas considérer que l’article 11 du projet d’articles de la CDI reflétait une obligation de droit international coutumier. En l’absence de pratique générale et d’opinio juris appuyant cette thèse, la Cour ne peut conclure que l’article 11 serait le reflet du droit international coutumier. Point n’est donc besoin pour elle de rechercher l’interprétation à donner à l’article 11 qui s’applique entre les Etats parties à la convention de 1997. 112. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour ne peut accepter l’argument du Chili selon lequel l’article 11 de la convention de 1997 reflèterait une obligation générale de droit international coutumier d’échanger avec d’autres Etats riverains des informations concernant toute mesure projetée pouvant avoir des effets éventuels, positifs aussi bien que négatifs, sur l’état d’un cours d’eau international. 113. En ce qui concerne l’article 12 de la convention de 1997, la Cour note que les Parties, tout en s’accordant à le considérer comme reflétant le droit international coutumier, sont en désaccord quant à son interprétation. Cet article 12 se lit comme suit : «Avant qu’un Etat du cours d’eau mette en oeuvre ou permette que soient mises en oeuvre des mesures projetées susceptibles d’avoir des effets négatifs significatifs pour les autres Etats du cours d’eau, il en donne notification à ces derniers en temps utile. La notification est accompagnée des données techniques et informations disponibles, y compris, le cas échéant, les résultats de l’étude d’impact sur l’environnement, afin de mettre les Etats auxquels elle est adressée à même d’évaluer les effets éventuels des mesures projetées.» 114. La Cour observe que le contenu de cet article correspond dans une large mesure à sa jurisprudence relative aux obligations procédurales qui pèsent sur les Etats en vertu du droit international coutumier en matière de dommage transfrontière, y compris dans le cadre de la gestion des ressources partagées. La Cour a en effet indiqué dans sa jurisprudence qu’il existe, dans certaines circonstances, une obligation de notification et de consultation à l’égard des autres Etats riverains concernés. Elle a souligné que cette obligation coutumière est mise en oeuvre lorsqu’il existe «un risque de dommage transfrontière important» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 707, par. 104). La Cour rappelle qu’elle a, dans cet arrêt, précisé les étapes et la démarche qui devraient être suivies par un Etat entendant mener un projet sur une ressource partagée ou à proximité de celle-ci, ou de manière générale susceptible d’avoir un effet transfrontière important. L’Etat concerné «doit, avant d’entreprendre une activité pouvant avoir un impact préjudiciable sur l’environnement d’un autre Etat, vérifier s’il existe un risque de dommage transfrontière important, ce qui déclencherait l’obligation de réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - 36 - Si l’évaluation de l’impact sur l’environnement confirme l’existence d’un risque de dommage transfrontière important, l’Etat d’origine est tenu, conformément à son obligation de diligence due, d’informer et de consulter de bonne foi l’Etat susceptible d’être affecté, lorsque cela est nécessaire aux fins de définir les mesures propres à prévenir ou réduire ce risque.» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 706-707, par. 104.) 115. La Cour est consciente des différences entre les formulations utilisées à l’article 12 de la convention de 1997 et celles de sa propre jurisprudence s’agissant du seuil de mise en oeuvre de l’obligation coutumière de notifier et de consulter, ainsi que s’agissant du devoir de faire une évaluation de l’impact sur l’environnement. La convention évoque notamment des «mesures projetées susceptibles d’avoir des effets négatifs significatifs pour les autres Etats du cours d’eau», tandis que la Cour s’est référée à «un risque de dommage transfrontière important». La Cour note également que la CDI n’indique pas spécifiquement dans son commentaire à quel degré de dommage correspond le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notifier figurant à l’article 12 du projet d’articles. La Commission indique simplement dans son commentaire de cette disposition que «[l]e seuil qu’établit ce critère est censé être inférieur aux «dommages significatifs» visés à l’article 7. Un «effet négatif significatif» peut donc ne pas atteindre le niveau du «dommage significatif» au sens de l’article 7.» (CDI, projet d’articles sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et commentaires y relatifs, ACDI, 1994, vol. II, deuxième partie, p. 117, paragraphe 2 du commentaire de l’article 12.) 116. La Cour relève que, bien que les exigences en matière de notification et de consultation énoncées dans sa jurisprudence et dans l’article 12 de la convention de 1997 ne soient pas formulées de façon parfaitement identique, les deux formulations suggèrent que le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notifier et de consulter suppose que les mesures projetées ou mises en oeuvre soient de nature à produire des effets préjudiciables d’une certaine ampleur. 117. La Cour considère que l’article 12 de la convention de 1997 ne reflète pas une règle de droit international coutumier concernant les cours d’eau internationaux qui serait plus exigeante que l’obligation générale de notifier et de consulter telle qu’elle ressort de sa jurisprudence. 118. Elle conclut par conséquent que chaque Etat riverain est tenu en vertu du droit international coutumier de donner notification à l’autre Etat riverain et de le consulter pour toute activité projetée comportant un risque de dommage important pour ce dernier. C. Question du respect par la Bolivie de l’obligation coutumière de notification et de consultation 119. Ayant conclu que le droit international coutumier impose à chaque Partie une obligation de notification et de consultation pour toute activité projetée comportant un risque de dommage important à l’autre Partie, la Cour déterminera maintenant si le comportement de la Bolivie a été conforme au droit international coutumier, compte tenu de la demande du Chili à cet égard. * * - 37 - 120. Le Chili soutient que, en violation de l’obligation à laquelle elle est tenue, la Bolivie a constamment refusé de lui fournir les informations requises sur certaines mesures projetées ou mises en oeuvre concernant les eaux du Silala. 121. Afin d’étayer le grief qu’il fait à la Bolivie de n’avoir pas respecté les obligations coutumières relatives à l’échange d’informations et à la notification préalable, le Chili cite l’octroi par la Bolivie d’une concession en 1999 à une société privée bolivienne, DUCTEC, en vue de commercialiser l’eau prélevée du Silala. Selon lui, la défenderesse n’a pas répondu à une note diplomatique du Chili qui l’invitait à engager un dialogue bilatéral pour «convenir d’un cadre de coopération et d’utilisation équitable» des eaux du Silala. Le Chili fait également état de deux notes diplomatiques par lesquelles il sollicitait de la Bolivie qu’elle lui transmette des informations sur plusieurs projets annoncés à la presse en 2012 par le gouverneur du département de Potosí et prévus dans la région du Silala, notamment la construction d’une ferme piscicole, d’un barrage et d’une usine d’embouteillage d’eau minérale. Il affirme que, en réponse, la Bolivie a refusé de lui transmettre les renseignements demandés au prétexte que les eaux du Silala, d’après elle, ne constituaient pas un cours d’eau international. Plus récemment, en 2017, en réponse à une nouvelle demande d’informations du Chili sur la construction d’un poste militaire et de dix maisons près du cours d’eau, la Bolivie a refusé, selon le Chili, de fournir les informations requises en indiquant qu’il n’existait pas de danger que ces «modestes infrastructures» provoquent une pollution ou dégradent la qualité de l’eau du Silala, d’une part, parce que les maisons n’étaient pas habitées et, d’autre part, s’agissant du poste militaire, parce que des équipements appropriés garantissant la préservation et la conservation des eaux avaient été mis en place. 122. Le Chili dit prendre note de ce que, selon la Bolivie, «aucune des activités très restreintes menées par [elle] n’a engendré de risque de dommage transfrontière et encore moins de dommage important». Il soutient toutefois que la mise en oeuvre de l’obligation d’échanger des informations concernant les mesures projetées n’est pas liée à un risque de dommage mais est une application de l’obligation générale de coopérer ainsi que du devoir de diligence en matière de protection de l’environnement. * 123. La Bolivie ne conteste pas la description que fait le Chili des événements et des échanges diplomatiques entre les Parties. Elle affirme néanmoins avoir respecté toutes les obligations procédurales relatives aux mesures projetées s’agissant du Silala, conformément au droit international coutumier. Elle fait valoir que celui-ci limite l’obligation de notification et de consultation aux cas où une évaluation de l’impact sur environnement confirme qu’il existe un risque de dommage transfrontière significatif. La Bolivie assure que les projets en question ne présentaient aucun risque de dommage important et que par conséquent elle n’était pas tenue de donner notification au Chili ou de le consulter. 124. La Bolivie relève au sujet des projets évoqués par le Chili qu’aucun d’entre eux n’a pu constituer une quelconque menace de pollution ou d’autre préjudice. Selon la Bolivie, la DUCTEC n’a entrepris aucune démarche pour utiliser les eaux du Silala ; l’idée de construire un petit barrage ou une usine d’embouteillage d’eau minérale est restée sans lendemain ; le projet de ferme piscicole - 38 - a été abandonné ; et les dix «petites» habitations n’ont jamais été occupées. Pour ce qui est du poste militaire, qu’elle qualifie de «très modeste», la défenderesse indique avoir mis en oeuvre des mesures pour empêcher toute pollution, comme elle en a donné l’assurance au Chili. La Bolivie remarque par ailleurs que le Chili n’a jamais prétendu, encore moins apporté la preuve, que les activités menées par elle lui aient jamais causé un quelconque préjudice, encore moins un préjudice important. * * 125. La Cour appréciera le respect par la Bolivie de l’obligation de notifier et de consulter au regard de ses conclusions qui précèdent quant au contenu de cette obligation coutumière et du seuil de sa mise en oeuvre. Ainsi qu’elle l’a établi ci-dessus, l’Etat riverain est tenu de donner notification aux autres Etats riverains et de les consulter pour toute activité projetée comportant un risque de dommage transfrontière important. 126. Dès lors, la Cour n’aurait besoin d’examiner la question de savoir si la Bolivie a fait une évaluation objective des circonstances et du risque d’existence d’un dommage transfrontière important conformément au droit coutumier que s’il était prouvé que l’un quelconque des projets mis en oeuvre par la Bolivie à proximité du Silala comportait un risque de dommage important pour le Chili. Cela pourrait être le cas si, par leur nature même ou par leur envergure, et au vu du contexte dans lequel elles doivent être réalisées, certaines mesures projetées comportent un risque de dommage transfrontière important (voir Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 720-721, par. 155). 127. Or, tel n’est pas le cas des mesures dont il est fait grief à la défenderesse. Le Chili n’a pas démontré et n’a même guère allégué un quelconque risque de dommage, encore moins un dommage important, lié aux mesures projetées ou mises en oeuvre par la Bolivie. La Cour note que la Bolivie a apporté un certain nombre de précisions factuelles relatives aux mesures projetées, sans contestation de la part du Chili. Ainsi, en ce qui concerne le projet d’utilisation des eaux par la compagnie bolivienne DUCTEC, aucune démarche n’a été entreprise à cette fin. Les projets de construction d’une ferme piscicole, d’un barrage et d’une usine d’embouteillage d’eau minérale sont tous restés sans suite. Pour ce qui est des dix habitations effectivement construites, la Bolivie a affirmé, sans être contredite par le Chili, que celles-ci n’ont jamais été occupées. Seul le poste militaire avait été effectivement construit et mis en service. La Bolivie a indiqué à cet égard qu’il s’agissait d’une installation modeste et pour laquelle elle avait pris toutes les mesures nécessaires pour éviter la pollution du Silala et de ses eaux. Le Chili n’a ni allégué le contraire, ni prétendu qu’une quelconque mesure projetée ou mise en oeuvre fût susceptible de causer le moindre risque de dommage au Chili. 128. Pour ces motifs, la Cour conclut que la Bolivie n’a pas manqué à l’obligation de notifier et de consulter qui lui incombe en vertu du droit international coutumier, et que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale e) doit par conséquent être rejetée. - 39 - 129. Nonobstant la conclusion qui précède, la Cour prend note de la disposition de la Bolivie à continuer à coopérer avec le Chili en vue d’assurer à chacune des Parties une utilisation équitable et raisonnable du Silala et de ses eaux. La Cour invite par conséquent les Parties à garder à l’esprit la nécessité de mener de façon permanente des consultations dans un esprit de coopération, afin de veiller au respect de leurs droits respectifs et à la protection et préservation du Silala ainsi que de son environnement. IV. DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA BOLIVIE 1. Recevabilité des demandes reconventionnelles 130. Dans son contre-mémoire, la Bolivie a formulé trois demandes reconventionnelles (voir le paragraphe 26 ci-dessus). La Cour, dans son ordonnance du 15 novembre 2018, n’a pas estimé devoir se prononcer définitivement à ce stade sur la question de savoir si les demandes reconventionnelles de la Bolivie satisfaisaient aux conditions énoncées dans son Règlement, et a renvoyé la question à une phase ultérieure (Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala (Chili c. Bolivie), ordonnance du 15 novembre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 705). La Cour vérifiera donc, avant de se pencher sur le fond, que ces demandes remplissent les conditions de son Règlement. 131. Le paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement dispose que «[l]a Cour ne peut connaître d’une demande reconventionnelle que si celle-ci relève de sa compétence et est en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse». La Cour a jugé auparavant que ces deux conditions se rapportent à «la recevabilité d’une demande reconventionnelle comme telle» et a précisé que le terme «recevabilité» devait être compris «comme couvrant à la fois la condition de compétence et celle de connexité directe» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 208, par. 20). 132. La Bolivie affirme que ses demandes reconventionnelles satisfont aux conditions du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour. Elle soutient que toutes les demandes reconventionnelles formulées relèvent de la compétence de la Cour et présentent un lien de connexité avec les demandes principales conformément au Règlement et à la jurisprudence de la Cour. 133. La Cour rappelle que le Chili a indiqué, par une lettre adressée au Greffe, puis par la voie de son représentant lors d’une réunion du président de la Cour avec les agents des Parties, qu’il n’entendait pas contester la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Bolivie (Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala (Chili c. Bolivie), ordonnance du 15 novembre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 704-705). 134. La Cour note que le Chili ne conteste pas que les demandes reconventionnelles relèvent de la compétence de la Cour. Elle observe également que la Bolivie, tout comme le Chili, fonde cette compétence sur l’article XXXI du pacte de Bogotá. La Cour observe que les demandes reconventionnelles visent des droits que la Bolivie affirme tenir du droit international coutumier applicable aux cours d’eau internationaux et relèvent par conséquent de «[t]oute question de droit international» pour laquelle elle a compétence en vertu de l’article XXXI du pacte de Bogotá. - 40 - 135. La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence, il lui appartient «d’apprécier souverainement, compte tenu des particularités de chaque espèce, si le lien qui doit rattacher la demande reconventionnelle à la demande principale est suffisant ; et que, en règle générale, le degré de connexité entre ces demandes doit être évalué aussi bien en fait qu’en droit» (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 204-205, par. 37). 136. La Cour estime que, en l’espèce, les demandes reconventionnelles sont en connexité directe avec l’objet des demandes principales, en fait comme en droit. Il ressort en effet des conclusions des Parties que leurs demandes s’inscrivent dans un même ensemble de faits. De même, les demandes respectives des deux Parties relèvent de la détermination et de l’application des règles coutumières dans les relations juridiques entre les deux Etats s’agissant du Silala. La Cour est également d’avis que les demandes reconventionnelles de la Bolivie ne sont pas simplement des moyens de défense aux conclusions du Chili, mais formulent aussi des demandes distinctes (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27). 137. La Cour conclut en conséquence que les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement ont été remplies et qu’elle peut examiner au fond les demandes reconventionnelles formulées par la Bolivie. 2. Première demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage artificiels installés sur son territoire 138. Dans sa première demande reconventionnelle, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que la Bolivie détient la souveraineté sur les canaux artificiels et les installations de drainage du Silala situés sur son territoire et a le droit de décider si ceux-ci doivent être maintenus et selon quelles modalités. Elle ajoute que cette demande ne devrait pas être controversée, d’une part parce qu’une telle souveraineté est clairement reconnue en droit international et dans la jurisprudence de la Cour, et d’autre part parce que le Chili ne conteste pas, sur le principe, que la Bolivie possède de tels droits souverains. 139. La Bolivie indique toutefois que le Chili laisse planer quelques doutes sur son acceptation inconditionnelle du droit souverain de la Bolivie sur les infrastructures du Silala, et c’est ce qui explique son maintien de cette demande reconventionnelle. La Bolivie souligne à cet effet qu’à rebours de la formulation de ses conclusions finales, le Chili continue à laisser entendre que les droits souverains de la Bolivie sur ces infrastructures seraient soumis à un certain nombre de conditions. Les conditions posées par le Chili viseraient, selon la Bolivie, à garantir implicitement au demandeur un «droit acquis» à l’utilisation actuelle qu’il fait des eaux du Silala. Si le Chili venait à admettre sans conditions le droit souverain de la Bolivie à maintenir ou à démanteler les infrastructures rattachées au Silala, alors la Cour devrait, selon la Bolivie, constater formellement qu’il n’y a plus de différend entre les Parties sur la première demande reconventionnelle. * - 41 - 140. En réponse à cette demande reconventionnelle de la Bolivie, le Chili affirme qu’il a toujours reconnu à la Bolivie la souveraineté sur les chenaux situés sur son territoire et ne conteste par conséquent pas le droit de la Bolivie de procéder à leur démantèlement. Aucun différend n’oppose, à son avis, les Parties sur ces deux points. Le Chili argue que, même si la Cour venait à considérer qu’un différend existait au moment où la Bolivie a introduit sa demande reconventionnelle, les échanges d’écritures entre les Parties dans la présente affaire ont rendu cette demande reconventionnelle sans objet. 141. En outre, le Chili se défend de toute revendication d’un quelconque «droit acquis» sur les eaux du Silala. Il précise à cet effet que, lorsqu’il affirme que l’exercice des droits souverains de la Bolivie, notamment celui de démanteler les chenaux, doit se faire en accord avec les principes de droit international coutumier applicables aux cours d’eau internationaux, il n’impose pas une condition mais rappelle le droit. Si cette demande reconventionnelle revenait pour la Bolivie à réclamer le bénéfice de la prérogative de ne pas être liée par le droit international au respect duquel elle est tenue en cas de démantèlement des canaux, alors, selon le Chili, cette demande devrait être rejetée. * * 142. La Cour a déjà indiqué qu’elle devait, comme pour les demandes principales, «établir qu’il existe un différend entre les parties intéressant l’objet des demandes reconventionnelles» (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 15 novembre 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 311, par. 70). Les positions des Parties ayant considérablement évolué tout au long de la présente instance, comme elle l’a indiqué précédemment, la Cour doit s’assurer que la première demande reconventionnelle n’est pas devenue sans objet (voir le paragraphe 42 ci-dessus). 143. La Cour constate au sujet de cette demande reconventionnelle que les Parties sont d’accord sur le fait que les canaux artificiels et les installations de drainage sont situés sur le territoire relevant de la souveraineté de la Bolivie. Les deux Etats conviennent également que, conformément au droit international, la Bolivie a le droit souverain de décider du devenir de ces infrastructures situées sur son territoire, qu’il s’agisse de les maintenir ou de les démanteler. 144. A cet égard, la Bolivie indique que, en invoquant le droit à l’utilisation équitable et raisonnable en relation avec cette demande reconventionnelle, le Chili semble considérer que l’effet du démantèlement des infrastructures sur le débit du Silala devrait être considéré comme une atteinte potentielle à son droit d’utiliser les eaux du Silala. Cela reviendrait, de l’avis de la Bolivie, à plaider un «droit acquis», signifiant que l’usage, ou tout usage, que le Chili pourrait faire de ces eaux à l’avenir pourrait être opposé au droit de la Bolivie de démanteler des installations artificielles. La Cour relève à cet effet que, dans ses écritures puis de nouveau lors de la procédure orale, le Chili a clairement affirmé qu’une réduction de l’écoulement de surface transfrontière résultant du démantèlement des chenaux en Bolivie, si elle se produisait, n’emporterait pas violation du droit international coutumier sauf si les obligations auxquelles la Bolivie a reconnu être soumise étaient mises en cause d’une manière ou d’une autre. - 42 - 145. En outre, le Chili a accepté les points suivants présentés par la Bolivie : la souveraineté de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage ; le droit souverain de la Bolivie de maintenir ou de démanteler ces chenaux et systèmes de drainage ; le droit souverain de la Bolivie de restaurer les zones humides ; et le fait que l’exercice de ces droits doit se faire dans le respect des obligations coutumières applicables en matière de dommages transfrontières importants. La Cour constate donc qu’il n’existe plus sur ces points de désaccord entre les Parties. 146. Comme relevé précédemment, les Parties s’accordent à considérer que le droit de la Bolivie de construire, maintenir ou démanteler toutes infrastructures sur son territoire doit s’exercer conformément aux règles applicables du droit international coutumier (voir le paragraphe 75). En particulier, la Bolivie a clairement indiqué, lors de la procédure orale, que son droit souverain sur ces infrastructures, et notamment celui de les démanteler, devait être exercé dans le respect des obligations coutumières applicables en matière de dommages transfrontières importants. Les Parties conviennent également que les règles applicables au Silala incluent notamment le droit à l’utilisation équitable et raisonnable par les Etats riverains, l’exercice de la diligence nécessaire afin de ne pas causer de dommages importants aux autres Etats du cours d’eau, et le respect de l’obligation générale de coopérer ainsi que de l’ensemble des obligations procédurales (voir les paragraphes 64, 85 et 102 ci-dessus). Il est possible que, à l’avenir, les Parties expriment des positions divergentes quant à la mise en oeuvre de ces obligations dans le contexte d’un éventuel démantèlement par la Bolivie des infrastructures installées sur le Silala. Cette possibilité ne change cependant rien au fait que le Chili ne conteste pas le droit qui fait l’objet de la première demande reconventionnelle, à savoir le droit que la Bolivie a de maintenir ou de procéder au démantèlement des chenaux situés sur son territoire. La Cour considère que la Bolivie peut se prévaloir de l’acceptation par le Chili de son droit de démanteler les chenaux. 147. Au regard de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existe pas de désaccord entre les Parties. De par sa fonction judiciaire, elle ne peut se prononcer que sur un différend qui subsiste au moment où elle rend son jugement (voir le paragraphe 42 ci-dessus). Par conséquent, la Cour constate que la demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer. 3. Deuxième demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été «artificiellement» aménagé, amélioré ou créé sur son territoire 148. Dans sa deuxième demande reconventionnelle telle que présentée dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que la Bolivie détient la souveraineté sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été artificiellement aménagé, amélioré ou créé sur son territoire, et que le Chili n’a pas de droit acquis sur cet écoulement artificiel. Elle avance ainsi que le Chili a bénéficié pendant des années sans contrepartie d’un écoulement artificiel généré par les infrastructures qu’elle a installées sur le Silala et ajoute qu’il n’a aucun droit acquis au maintien de cet écoulement. Le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala ne crée pas une obligation pour la Bolivie de maintenir les infrastructures sur son territoire et les écoulements que celles-ci «généreraient». 149. La Bolivie soutient que le Chili a admis toutes les prémisses sous-tendant sa deuxième demande reconventionnelle. Elle souligne qu’il lui a reconnu le droit souverain de maintenir ou de démanteler si elle le souhaite les infrastructures situées sur son territoire. Selon elle, le Chili convient également qu’un démantèlement de celles-ci pourrait avoir un impact sur l’écoulement «amélioré» - 43 - qui disparaîtrait, contrairement à l’écoulement de surface «naturel» et aux eaux souterraines. La Bolivie rappelle également que le Chili a indiqué à la fois qu’il ne réclamait pas un droit acquis sur l’écoulement des eaux produit par les chenaux, et qu’une réduction de cet écoulement par suite du démantèlement des chenaux n’emporterait pas en elle-même manquement par la Bolivie à ses obligations au regard du droit international coutumier. Pour la Bolivie, sa deuxième demande reconventionnelle est le corollaire logique de ces points d’accord avec le Chili. La Bolivie précise que ce qu’elle revendique dans cette demande reconventionnelle, c’est son droit souverain d’éliminer l’écoulement «amélioré» de surface, droit qui découle directement de son droit de démanteler les chenaux, sans que cela n’emporte violation du droit international. La Bolivie fait valoir qu’il n’existe plus de véritable différend entre les Parties à cet égard vu que le Chili a admis toutes les prémisses qui sous-tendent la deuxième demande reconventionnelle et qu’il doit par conséquent être fait droit à cette demande. * 150. En réponse à la deuxième demande reconventionnelle de la Bolivie, le Chili soutient que cette demande, bien qu’elle ait considérablement évolué, voire complètement changé tout au long de la présente procédure, demeure indéfendable en droit international. Il indique à cet effet que cette demande reste fondée sur la distinction inexistante en droit international coutumier entre «écoulement naturel» et «écoulement artificiel» des eaux d’un cours d’eau international, d’une part, et, d’autre part, sur l’affirmation que cet «écoulement artificiel» devrait échapper à l’application du droit des cours d’eau internationaux. 151. Le Chili souligne que la Bolivie fonde sa deuxième demande reconventionnelle sur l’interprétation qu’elle fait de la position qu’il exprime dans sa demande c), et qu’elle comprend à tort comme consistant pour le Chili à réclamer un droit acquis sur les eaux du Silala. Le Chili indique que cette interprétation est erronée et qu’il ne sollicite pas un tel droit. Il rappelle que le Silala est un cours d’eau international, soumis en tant que tel dans sa globalité au droit international coutumier. La Bolivie ne saurait donc, selon lui, revendiquer un droit souverain à l’égard d’une portion d’un cours d’eau international partagé qui, en tout état de cause, aboutirait au Chili sous forme d’eaux souterraines, exception faite des pertes minimes résultant de l’évaporation. * * 152. La Cour note que la formulation de cette demande reconventionnelle et la position de la Bolivie y relative ont considérablement changé tout au long de la procédure. Cela résulte notamment de l’évolution de ses vues et conclusions sur la nature du Silala. Ainsi qu’il a été relevé ci-dessus (voir le paragraphe 53), la Bolivie ne conteste plus le caractère de cours d’eau international du Silala et admet désormais que le droit international coutumier s’applique à la globalité de ses eaux. La Cour note également que la Bolivie ne prétend plus, comme elle le faisait dans ses écritures, qu’elle dispose d’un droit de décider des conditions et modalités de la fourniture des eaux du Silala «s’écoulant artificiellement» et que toute utilisation de ces eaux par le Chili est subordonnée à son propre consentement. Elle argue désormais que le Chili pourra continuer à bénéficier de façon équitable et raisonnable de l’écoulement, pour autant que celui-ci subsiste, résultant des installations et - 44 - chenalisations des sources du Silala. Ce que la Bolivie sollicite désormais dans cette demande reconventionnelle, c’est une déclaration selon laquelle le Chili n’a pas un «droit acquis» au maintien de la situation actuelle et que le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des écoulements de surface générés par les chenaux n’est pas un «droit pour l’avenir» qui lui permettrait de s’opposer au démantèlement de ces infrastructures ou à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du cours d’eau à laquelle la Bolivie peut prétendre en application du droit international coutumier. 153. La Cour fait observer que le terme «souveraineté» dans le sens que lui donne la Bolivie n’est pas différent en substance du «droit souverain» que le Chili reconnaît à la Bolivie sur les infrastructures installées en territoire bolivien. La Bolivie a précisé que, lorsqu’elle mentionne sa «souveraineté» à l’égard de l’«écoulement amélioré», elle veut dire que son droit sur les travaux de chenalisation et son droit de démanteler ces travaux, que le Chili ne conteste pas, lui permettent de décider si l’écoulement produit par ces ouvrages sera maintenu ou s’il cessera par suite de leur démantèlement. Selon la Bolivie, le droit réclamé n’est pas un droit autonome mais découle de celui qui lui est reconnu de maintenir ou démanteler toutes les installations sur son territoire. La Cour relève à ce sujet que le Chili a affirmé que ce droit de la Bolivie sur les infrastructures était «tout à fait incontestable», et qu’il n’y faisait pas objection. 154. La Cour fait observer également que la deuxième demande reconventionnelle, telle que présentée dans les conclusions finales de la Bolivie, repose sur la prémisse que le Chili réclame un «droit acquis» sur les écoulements actuels du Silala. Ainsi que la Cour l’a précédemment souligné, le Chili a clairement indiqué, d’une part qu’il ne réclamait pas un tel «droit acquis» (voir le paragraphe 67 ci-dessus), et d’autre part qu’il reconnaissait le droit souverain de la Bolivie de démanteler les infrastructures et qu’une réduction de l’écoulement des eaux du Silala vers le Chili consécutive à un tel démantèlement n’emporterait pas en elle-même manquement par la Bolivie à ses obligations en vertu du droit international coutumier (voir les paragraphes 75 et 147 ci-dessus). Par conséquent, la Cour conclut qu’il n’existe plus de désaccord entre les Parties sur ce point. 155. Au regard de ce qui précède, la Cour constate que, du fait de la convergence des vues des Parties sur la deuxième demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale b), celle-ci est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer. 4. Troisième demande reconventionnelle : nécessité alléguée de conclure un accord pour la fourniture ultérieure au Chili de l’«écoulement amélioré» du Silala 156. Dans sa troisième demande reconventionnelle telle que présentée dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que toute demande du Chili adressée à la Bolivie concernant la fourniture de l’écoulement artificiellement amélioré du Silala ainsi que les conditions et modalités d’une telle fourniture, notamment la redevance à verser, sont soumises à la conclusion d’un accord entre les deux Etats. Elle précise que cette demande reconventionnelle porte sur le cas où elle déciderait de démanteler les ouvrages de chenalisation sur le Silala, comme elle en a le droit, et que le Chili lui ferait savoir qu’il préférerait que ces ouvrages restent en place afin de continuer à recevoir l’écoulement de surface «amélioré» qu’ils produisent. La Bolivie affirme que, dans cette hypothèse, les conditions et modalités du maintien en exploitation de l’écoulement actuel, ainsi que la redevance qui lui est due à cet égard, devraient être convenues dans un accord négocié entre les deux Etats. - 45 - 157. La Bolivie reconnaît que, dans la présente instance, le Chili a déclaré ne pas s’opposer au démantèlement des ouvrages sur le Silala, mais elle souligne que cette position est nouvelle de la part du Chili et que celui-ci pourrait avoir un intérêt au maintien des chenaux. Elle prétend également que le droit international encourage dans de tels cas la conclusion d’accords. C’est dans cet esprit, selon elle, qu’a été conçue et présentée sa troisième demande reconventionnelle pour tenir compte des circonstances «particulières» et «extraordinaires» qui caractérisent les eaux d’amont sur son territoire, ainsi que des intérêts et des besoins des deux Parties. * 158. Le Chili affirme que la troisième demande reconventionnelle de la Bolivie repose sur un fondement juridique inexact. Il argue que la Bolivie continue à fonder cette troisième demande sur une prétendue souveraineté sur des «écoulements artificiels» qui n’existe pas en droit international. Il indique à cet égard que la Bolivie n’a aucune souveraineté sur une quelconque part de la rivière Silala et ne peut réclamer du Chili le paiement d’une redevance pour l’utilisation des eaux qui s’écoulent naturellement vers le territoire de ce dernier. 159. Le Chili estime également que la troisième demande reconventionnelle de la Bolivie repose sur un scénario d’avenir purement hypothétique et est dépourvue de tout fondement factuel. Selon le Chili, cette demande reconventionnelle repose sur une double hypothèse : que la Bolivie notifie au Chili le démantèlement des chenaux et que le Chili lui demande de conserver les chenaux existants. Le Chili souligne que ce scénario hypothétique ignore le fait qu’il a répété tout au long de la procédure qu’il encourage la Bolivie à démanteler les chenaux, qu’il considère que cette question relève exclusivement de la Bolivie et, enfin, qu’il s’est dit convaincu que ledit démantèlement ne modifiera pas de manière substantielle le débit du Silala. * * 160. Comme la Cour l’a déjà précisé (voir le paragraphe 48), il ne lui appartient pas de se prononcer sur des situations hypothétiques. Elle ne peut se prononcer qu’à l’occasion de cas concrets dans lesquels il existe, au moment du jugement, un litige réel entre les Parties. 161. Or, tel n’est pas le cas en ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle de la Bolivie. En effet, cette demande ne porte pas sur un différend réel entre les Parties, mais invite la Cour à formuler une opinion sur une situation future et hypothétique. 162. Pour ces motifs, la demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale c) doit être rejetée. * * * - 46 - 163. Par ces motifs, LA COUR, 1) Par quinze voix contre une, Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : Mme Charlesworth, juge ; 2) Par quinze voix contre une, Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : Mme Charlesworth, juge ; 3) Par quinze voix contre une, Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale c) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : Mme Charlesworth, juge ; 4) Par quatorze voix contre deux, Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale d) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : M. Robinson, Mme Charlesworth, juges ; 5) A l’unanimité, Rejette la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale e) ; - 47 - 6) Par quinze voix contre une, Dit que la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : Mme Charlesworth, juge ; 7) Par quinze voix contre une, Dit que la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ; POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ; CONTRE : Mme Charlesworth, juge ; 8) A l’unanimité, Rejette la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale c). Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le premier décembre deux mille vingt-deux, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République du Chili et au Gouvernement de l’Etat plurinational de Bolivie. La présidente, (Signé) Joan E. DONOGHUE. Le greffier, (Signé) Philippe GAUTIER. - 48 - M. le juge TOMKA et Mme la juge CHARLESWORTH joignent des déclarations à l’arrêt de la Cour ; M. le juge ad hoc SIMMA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle. (Paraphé) J.E.D. (Paraphé) Ph.G. ___________

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Fond, y compris les demandes reconventionnelles de la Bolivie

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Arrêt du 1er décembre 2022

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