Déclaration d'intervention de la Lettonie

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182-20220719-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE) DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DE LETTONIE EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE 19 juillet 2022 [Traduction du Greffe] A. Intervention fondée sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour internationale de Justice A Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice (ci-après la «Cour»), la soussignée, dûment autorisée par le Gouvernement de la République de Lettonie (ci-après la «Lettonie»), déclare ce qui suit : 1. Au nom de la Lettonie, j’ai l’honneur de soumettre à la Cour, en vertu du droit établi au paragraphe 2 de l’article 63 de son Statut, une déclaration d’intervention (ci-après la «déclaration») en l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (ci-après l’«instance»). 2. Selon le paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour, un Etat qui désire se prévaloir du droit d’intervention que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut doit déposer une déclaration, laquelle «précise l’affaire et la convention qu’elle concerne et contient : a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme partie à la convention ; b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause ; c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ; d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés». 3. Ces éléments sont précisés à la suite des observations liminaires concernant l’intérêt que l’affaire présente pour la Lettonie et le droit de celle-ci d’intervenir dans l’instance. B. Observations liminaires 4. La Lettonie procédera dans un premier temps à une présentation de l’instance puis traitera de son intervention fondée sur l’article 63 du Statut. Elle examinera enfin le droit d’intervenir sur des questions de compétence. i) Instance introduite par l’Ukraine contre la Fédération de Russie 5. Le 26 février 2022, l’Ukraine a déposé une requête introductive d’instance (ci-après la «requête de l’Ukraine»)1 contre la Fédération de Russie (ci-après la «Russie») au sujet du différend qui l’oppose à cette dernière concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la 1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (requête introductive d’instance, 26 février 2022), https://www.icj-cij.org/public/ files/case-related/182/182-20220227-APP-01-00-BI.pdf, par. 1. Toutes les adresses URL citées dans le présent document ont été consultées à la date de dépôt de la déclaration. - 2 - convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»)2. 6. Dans sa requête, l’Ukraine soutient que : «2. [L]a Fédération de Russie a soutenu de façon mensongère que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk, a usé de ce prétexte pour reconnaître les prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», puis a annoncé et lancé une «opération militaire spéciale» contre l’Ukraine, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir de prétendus actes de génocide dénués de tout fondement factuel. Sur la base de cette allégation mensongère, la Russie mène à présent une invasion militaire de l’Ukraine engendrant des violations graves et généralisées des droits de l’homme de la population ukrainienne. 3. L’Ukraine conteste catégoriquement que de tels actes de génocide aient eu lieu, et soumet la présente requête afin d’établir que la Russie ne dispose d’aucune base juridique valable pour entreprendre la moindre action contre l’Etat ukrainien et sur son territoire à des fins de prévention et de répression de prétendus actes de génocide.»3 7. Dans la section V de sa requête, l’Ukraine prie la Cour : «a) de dire et juger que, contrairement à ce que prétend la Fédération de Russie, aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ; b) de dire et juger que la Fédération de Russie ne saurait licitement prendre, au titre de la convention sur le génocide, quelque action que ce soit en Ukraine ou contre celle-ci visant à prévenir ou à punir un prétendu génocide, sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été perpétré dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ; c) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ; d) de dire et juger que l’«opération militaire spéciale» annoncée et mise en oeuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ; e) d’exiger de la Fédération de Russie qu’elle fournisse des assurances et garanties de non-répétition en ce qui concerne la prise par elle de toute mesure illicite en Ukraine et contre celle-ci, notamment l’emploi de la force, en se fondant sur son allégation mensongère de génocide ; 2 Ibid., par. 2 ; convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (adoptée le 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 78, p. 277. 3 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 2-3. - 3 - f) d’ordonner la réparation intégrale de tout dommage causé par la Fédération de Russie par suite de toute action fondée sur son allégation mensongère de génocide.»4 8. Le 26 février également, l’Ukraine a présenté à la Cour une demande en indication de mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut et des articles 73 à 75 du Règlement de la Cour (ci-après la «demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine»)5. Par ordonnance du 16 mars 2022 (ci-après l’«ordonnance»), la Cour a fait droit à la demande de l’Ukraine et indiqué les mesures suivantes : «1) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ; 2) La Fédération de Russie doit veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées au point 1) ci-dessus ; 3) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.»6 9. A la date de la présente déclaration, la Russie ne s’était pas conformée à l’ordonnance7. ii) Intervention de la Lettonie fondée sur l’article 63 du Statut de la Cour 10. Par lettre en date du 30 mars 2022, le greffier de la Cour a, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut, averti la Lettonie, en tant que partie à la convention sur le génocide, que celle-ci était invoquée dans la requête de l’Ukraine «à la fois comme base de compétence de la Cour et à l’appui des demandes de l’Ukraine au fond». Dans sa lettre, le greffier relevait également que : «[L’Ukraine] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire figurant à l’article IX de la convention, prie la Cour de déclarer qu’elle ne commet pas de génocide, tel que défini aux articles II et III de la convention, et soulève des questions sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée à l’article premier de la convention. Il semble, dès lors, 4 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 30. 5 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (demande en indication de mesures conservatoires, 26 février 2022), https://www.icjcij. org/public/files/case-related/182/182-20220227-WRI-01-00-FR.pdf. 6 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (ordonnance du 16 mars 2022), https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/182/ 182-20220316-ORD-01-00-FR.pdf. 7 «Déclaration conjointe  Démarche engagée par l’Ukraine contre la Fédération de Russie devant la Cour internationale de Justice» (13 juillet 2022), https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/ukraine/evenements/article/ declaration-conjointe-demarche-engagee-par-l-ukraine-contre-la-federation-de. - 4 - que l’interprétation de [la] convention [sur le génocide] pourrait être en cause en l’affaire.»8 11. Par la présente déclaration, la Lettonie entend se prévaloir du droit que lui confère l’article 63 du Statut9. L’objet de ce droit «est de permettre à un Etat tiers au procès, mais partie à une convention dont l’interprétation est en cause dans celui-ci, de présenter à la Cour ses observations sur l’interprétation de ladite convention»10. La présentation d’une telle déclaration confère ipso facto à l’Etat dont elle émane la qualité d’intervenant dès lors «que la déclaration considérée entre dans les prévisions de l’article 63»11. «[L]a Cour doit en conséquence s’assurer que tel est le cas avant d’accueillir une déclaration d’intervention comme recevable»12. Toutefois, la Cour «n’a pas, lorsqu’elle est destinataire d’une «déclaration» d’intervention fondée sur l’article 63 du Statut, à rechercher si l’Etat qui en est l’auteur possède «un intérêt d’ordre juridique» qui est «pour lui en cause» dans la procédure principale»13. 12. La Lettonie exposera ses vues sur les questions d’interprétation de la convention sur le génocide qui sont en cause en l’espèce, conformément aux déclarations précitées de la Cour concernant la portée du droit d’intervention visé au paragraphe 2 de l’article 63 du Statut. En se prévalant de ce droit, la Lettonie n’entend pas devenir partie à l’instance, mais accepte que «l’interprétation [de la convention sur le génocide] contenue dans la sentence [sera] également obligatoire à son égard». Dans son intervention, elle se limitera aux questions d’interprétation de la convention et ne traitera pas de son application. 13. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 82 du Règlement de la Cour, tout Etat souhaitant se prévaloir du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut doit déposer sa déclaration «le plus tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure orale». Aussi la Lettonie a-t-elle déposé la présente déclaration dès qu’elle a raisonnablement pu le faire, bien avant la procédure orale et après avoir informé la Cour, par lettre en date du 6 avril 2022, de son intention d’intervenir14. 14. Consciente de l’attachement historique de la Cour à sa mission d’administration de la justice et fidèle à son devoir d’assister celle-ci dans sa tâche, la Lettonie désire participer utilement à l’instance. Si la Cour décidait de lui reconnaître le droit d’intervenir, la Lettonie souhaiterait, en application du paragraphe 1 de l’article 85 du Règlement de la Cour, recevoir copie de l’ensemble des pièces de procédure et documents y annexés déposés par l’Ukraine et la Russie. 8 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (Lettre en date du 30 mars 2022 adressée à l’ambassade de Lettonie aux Pays-Bas par le Greffier de la Cour internationale de Justice) (ci-après la «lettre du greffier»). 9 Haya de la Torre (Colombie/Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 71, p. 76 ; voir également Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, p. 5, par. 7 (qui fournit d’autres références). 10 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013 (voir la note de bas de page 9 ci-dessus), p. 5, par. 7. 11 Ibid., p. 5, par. 8. 12 Ibid., p. 5, par. 8. 13 Ibid., p. 5, par. 7. 14 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (Lettre en date du 6 avril 2022 adressée au Greffier de la Cour internationale de Justice par le ministre des affaires étrangères de la Lettonie). - 5 - iii) Droit d’intervention de la Lettonie pour traiter de questions de compétence 15. La Lettonie souhaite intervenir afin de présenter ses conclusions sur l’interprétation de la convention sur le génocide concernant des questions relatives au fond ainsi qu’à la compétence. Dans la présente sous-section, elle expliquera pourquoi une intervention fondée sur l’article 63 et portant sur des questions de compétence est, en principe, tout aussi recevable qu’une intervention portant sur des questions de fond. 16. Premièrement, le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut exige que «l’interprétation d’une convention à laquelle ont participé d’autres Etats que les parties en litige» soit en cause. Aucune distinction n’est faite entre les dispositions de la convention qui pourraient servir à fonder la compétence de la Cour et celles qui concernent le fond de l’affaire. 17. Deuxièmement, pour apprécier sa compétence, la Cour est régulièrement amenée à interpréter les dispositions de traités, qu’il s’agisse de dispositions relatives à la compétence (telles que l’article IX de la convention sur le génocide, en l’instance) ou, le cas échéant, de dispositions de fond15. Il serait curieux d’introduire une distinction qui exclurait du champ de l’article 63 du Statut des questions d’interprétation aussi importantes, surtout en l’absence de tout fondement textuel16. 18. Troisièmement, l’interprétation proposée semble également conforme à la pratique de la Cour consistant à informer (en donnant au greffier des instructions en ce sens, conformément au paragraphe 1 de l’article 43 du Règlement de la Cour) les Etats parties à une convention que le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut pourrait trouver à s’appliquer, et ce avant d’avoir formellement établi sa compétence. Par exemple, en l’espèce, le greffier a indiqué dans sa lettre que «[la demanderesse] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire figurant à l’article IX de la convention … et soulève des questions sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée à l’article premier de la convention». En réponse, la Lettonie donne dans la présente déclaration son interprétation des questions de compétence que soulèvent les articles IX et premier. 19. Quatrièmement, la lecture conjointe de l’ordonnance et des déclarations et de l’opinion individuelle qui y sont jointes révèle des divergences d’appréciation quant à l’importante question 15 Voir, au cours des cinq dernières années, Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2017, p. 3, par. 121-133 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 292, par. 42-47 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 7, par. 45-46, 57-58, 62-65, 70, 78-79, 90-92 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 558, par. 33-37 ; Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 455, par. 61-101 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, https://www.icjcij. org/public/files/case-related/172/172-20210204-JUD-01-00-FR.pdf, p. 95-106, par. 74-105. 16 Rosenne’s Law and Practice of the International Court: 1920-2015, Volume III Procedure (sous la dir. de Malcolm N. Shaw QC, 5e éd. 2016), p. 1533 («une telle interprétation, d’une manière générale, fait violence aux termes spécifiques de l’article 63 du Statut»). - 6 - de la compétence prima facie de la Cour pour connaître de l’instance17. La Lettonie se propose donc d’intervenir sur la question de l’interprétation des articles IX et premier de la convention sur le génocide, ce qui pourrait aider la Cour à établir sa compétence. 20. L’interprétation que fait la Lettonie de l’article 63 du Statut rejoint la pratique de la Cour, telle qu’elle ressort notamment de la décision de rejet de la requête à fin d’intervention fondée sur le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut déposée par El Salvador dans la phase juridictionnelle de l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique)18. Premièrement, ni la Cour ni les juges dans leurs opinions individuelles ou dissidentes en l’affaire n’ont avancé l’idée que l’article 63 ne saurait, en principe, s’appliquer aux questions de compétence. Cette question n’a été expressément traitée que par M. le juge Schwebel, dans l’analyse approfondie qui l’a amené à conclure que «l’intervention pendant la phase juridictionnelle de l’instance [fait] partie du droit que l’article 63 confère aux Etats»19. D’éminents publicistes ont exprimé des vues similaires20. Deuxièmement, c’est notamment parce que la Cour et ses membres ont estimé que la déclaration d’intervention d’El Salvador dans cette affaire portait essentiellement, voire exclusivement, sur le fond qu’ils ont décidé de rejeter cette requête21. A l’inverse, la demande d’intervention de la Lettonie en la présente instance porte sur des questions relatives à la compétence de la Cour au regard des articles IX et premier de la convention sur le génocide. Dans la mesure où elle est pertinente en l’instance, la pratique antérieure de la Cour confirme la recevabilité d’interventions concernant des questions de compétence présentées à bon escient au titre de l’article 63. 17 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 34-47 ; ibid., déclaration de M. le vice-président Gevorgian, https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/182/182-20220316-ORD-01-01-EN.pdf, par. 2-10 ; ibid., déclaration de M. le juge Bennouna, https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/182/182-20220316-ORD-01-02- FR.pdf, par. 2-11 ; ibid., déclaration de Mme la juge Xue, https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/182/182- 20220316-ORD-01-03-EN.pdf, par. 2. 18 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 215. 19 Ibid., opinion dissidente de M. Schwebel, p. 223, 235-236. 20 Thirlway H., The Law and Procedure of the International Court of Justice: Fifty Years of Jurisprudence, vol. I, OUP 2013, p. 1031 ; Miron A. et Chinkin C., «Article 63», in Zimmermann A., Tams C.J., Oellers-Frahm K. et Tomuschat C. (sous la dir. de), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, 3e éd., OUP 2019, p. 1741, par. 46 : «Rien dans le Statut de la Cour ni dans ses travaux préparatoires ne semble permettre de rejeter une intervention visant à contester la compétence de la Cour ou la recevabilité de l’affaire. Au contraire, plusieurs arguments plaident en faveur de la possibilité pour un Etat tiers de déposer une requête à fin d’intervention au stade de la compétence et de la recevabilité, du moins en vertu de l’article 63. Le fait que l’article 63 énonce pour seule restriction «[l]orsqu’il s’agit de l’interprétation d’une convention …» suppose que cette disposition s’applique à toutes les phases de l’affaire. L’article 63 ne distingue pas entre différents types de dispositions conventionnelles ou de traités. Il a pour objet de permettre aux parties à une convention multilatérale de soumettre à la Cour leur interprétation de ladite convention dans une instance à laquelle elles ne sont pas parties.» (Notes de bas de page omises). 21 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984 (voir la note de bas de page 18 ci-dessus), p. 216, par. 2 («la déclaration d’intervention de la République d’El Salvador, qui se rapporte à la phase en cours de la procédure, porte en fait aussi sur des questions, y compris l’interprétation de conventions, qui présupposent que la Cour a compétence pour connaître du différend») ; ibid., opinion individuelle de M. Singh, p. 218 («Il est expliqué au paragraphe 2 de l’ordonnance de la Cour que la déclaration d’El Salvador paraît porter en fait sur le fond de la procédure  opinion que je partage et qui a déterminé l’attitude de la Cour.») (les italiques sont dans l’original) ; opinion conjointe de MM. Ruda, Mosler, Ago, sir Robert Jennings et M. de Lacharrière, p. 219, par. 3 («[nous n’avons pas] découvert, dans les communications écrites adressées par cet Etat à la Cour, l’indication nécessaire de la ou des dispositions particulières considérées par lui comme étant en cause dans la phase juridictionnelle de l’affaire») ; opinion individuelle de M. Oda, p. 220, par. 2 («$la déclaration d’intervention … paraissait porter surtout sur le fond de l’affaire»). - 7 - C. Affaire en laquelle est déposée la déclaration et convention concernée 21. La présente déclaration se rapporte à l’instance qui concerne l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention sur le génocide. 22. En tant que partie à la convention sur le génocide, la Lettonie considère que l’interprétation que la Cour pourrait en donner dans son arrêt présente pour elle un intérêt direct. C’est pourquoi elle entend exercer le droit d’intervention que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut. Son intervention a donc trait aux questions d’interprétation de la convention sur le génocide qui se posent en l’instance, notamment en ce qui concerne les articles premier, II, III, VIII et IX de la convention. La Lettonie se réserve le droit de compléter la présente déclaration si d’autres dispositions de la convention sur le génocide sont spécifiquement mises en cause en l’instance. D. Base sur laquelle la Lettonie est partie à la convention sur le génocide 23. Le 14 avril 1992, la Lettonie a déposé son instrument de ratification de la convention sur le génocide auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, conformément à l’article XI de la convention. Le 13 juillet 1992, date d’effet de cet instrument, elle est devenue partie contractante à la convention sur le génocide, en application de l’article XIII. E. Dispositions de la convention sur le génocide qui sont en cause en l’instance 24. Les dispositions de la convention sur le génocide qui sont en cause en l’instance sont ses articles premier, II, III, VIII et IX. Après avoir rappelé le texte de ces dispositions, la Lettonie analysera celles qui ont trait à la compétence de la Cour, puis celles qui concernent le fond de l’affaire. i) Texte des dispositions en cause de la convention sur le génocide 25. Article premier : «Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre[,] est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.» 26. Article II : «Dans la présente Convention le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.» - 8 - 27. Article III : «Seront punis les actes suivants : a) Le génocide ; b) L’entente en vue de commettre le génocide ; c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) La tentative de génocide ; e) La complicité dans le génocide.» 28. Article VIII : «Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III.» 29. Article IX : «Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une Partie au différend.» ii) Dispositions en cause de la convention qui concernent la compétence de la Cour 30. Dans sa requête, l’Ukraine soutient ce qui suit : «Il existe, entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, un différend au sens de l’article IX concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [L]’Ukraine et la Russie ont des vues opposées sur la question de savoir si un génocide a été perpétré sur le sol ukrainien et si l’article premier de la convention peut fonder l’emploi de la force armée par la Russie contre l’Ukraine pour «prévenir et punir» ce génocide allégué.»22 31. Premièrement, l’article IX de la convention est en cause dès lors que «[la demanderesse] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire» énoncée dans cet article23. L’ordonnance24, les déclarations ou l’opinion individuelle de juges25 et les écritures des Parties26 22 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 7-11. 23 Lettre du greffier (voir la note de bas de page 8 ci-dessus). 24 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 48. - 9 - expriment des vues distinctes sur l’importante question d’interprétation relative à l’étendue de la compétence que l’article IX confère à la Cour  à savoir, si le différend concerne «l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la convention sur le génocide. La Cour27, les juges dans leurs déclarations28 et l’Ukraine29 se sont également exprimés sur l’importante question d’interprétation consistant à déterminer si l’article IX couvre les revendications de non-violation. 32. Deuxièmement, l’article premier de la convention est en cause dès lors que «[la demanderesse] … soulève des questions sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée»30 par cet article. La Cour31, les juges dans leurs déclarations32 et les Parties33 se sont exprimés sur l’importante question d’interprétation visant à déterminer si l’article premier de la convention sur le génocide interdit toute allégation abusive de génocide. 33. Troisièmement, l’article premier (pris conjointement avec les articles VIII et IX) est également en cause dès lors que se pose la question de savoir s’il autorise l’emploi unilatéral de la force aux fins de la prévention ou de la répression d’un génocide allégué, point sur lequel la Cour34, les juges dans leurs déclarations35 et l’Ukraine ont exprimé des vues distinctes36. 34. Aussi la juste interprétation des articles IX, I et VIII de la convention sur le génocide est-elle en cause en l’instance. 25 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration de M. le vice-président Gevorgian (voir la note de bas de page 17 cidessus), par. 9 ; déclaration de Mme la juge Xue (voir la note de bas de page 17 ci-dessus), par. 9 ; ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus) ; opinion individuelle de M. le juge Robinson, https://www.icj-cij.org/public/files/caserelated/ 182/182-20220316-ORD-01-04-EN.pdf, par. 30. 26 Voir requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 6-7 ; Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue «incompétence» de la Cour en l’affaire», 7 mars 2022), https://www.icj-cij.org/en/case/182/jurisdiction-admissibility (ci-après la «lettre de la Russie»), par. 7-11, 21. 27 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 48. 28 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration de M. le vice-président Gevorgian (voir la note de bas de page 17 cidessus), par. 8 ; implicitement, déclaration de M. le juge Bennouna (voir la note de bas de page 17 ci-dessus), par. 2. 29 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 30 a). 30 Lettre du greffier (voir la note de bas de page 8 ci-dessus). 31 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 45. 32 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration de M. le juge Bennouna (voir la note de bas de page 17 ci-dessus), par. 5. 33 Voir requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 8, 9 et 24 ; lettre de la Russie (voir la note de bas de page 26 ci-dessus), par. 11. 34 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 45. 35 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration de M. le vice-président Gevorgian (voir la note de bas de page 17 cidessus), par 5 ; déclaration de M. le juge Bennouna (voir la note de bas de page 17 ci-dessus), par. 11 ; déclaration de Mme la juge Xue (voir la note de bas de page 17 ci-dessus), par. 2. 36 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 9. - 10 - iii) Dispositions en cause de la convention qui concernent le fond de l’affaire 35. Les articles premier, II, III et VIII de la convention sur le génocide sont en cause en l’instance, l’Ukraine les ayant expressément invoqués à l’appui de ses prétentions37. 36. Premièrement, l’argument tiré de la véracité des allégations de la Russie selon lesquelles l’Ukraine aurait commis un génocide doit être apprécié à la lumière de l’article premier38. Les Parties se sont exprimées sur l’interprétation de l’obligation de s’abstenir de toute allégation abusive de génocide39. L’article premier, interprété conjointement avec les articles II et III, est également susceptible d’être pertinent pour déterminer la portée et le contenu de la notion de génocide40. 37. Deuxièmement, l’examen du grief de l’Ukraine relatif au recours illicite et unilatéral de la Russie à la force aux fins de la prévention et de la répression du crime de génocide doit être mené à la lumière de l’article premier, pris conjointement avec l’article VIII. A cet égard, la Cour41 et les Parties se sont exprimées sur l’interprétation de la portée et de la teneur de l’obligation ainsi énoncée42. F. Interprétation proposée par la Lettonie des dispositions en cause de la convention sur le génocide 38. La Lettonie examinera d’abord l’article IX de la convention sur le génocide, qu’elle propose d’interpréter comme couvrant les revendications de non-violation, puis son article premier, qu’elle interprète conjointement avec d’autres dispositions comme interdisant toute allégation abusive de génocide. Elle expliquera ensuite pourquoi il convient d’interpréter l’article premier, conjointement avec d’autres dispositions, comme n’autorisant pas l’emploi unilatéral, par ailleurs illicite, de la force afin de prévenir et de punir le crime de génocide. La Lettonie conclura par un résumé de l’interprétation proposée des dispositions susvisées, laquelle a trait tant à la compétence de la Cour qu’au fond de l’affaire. 39. L’analyse présentée par la Lettonie s’appuie sur les principes d’interprétation des traités établis par la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne») car, même si celle-ci n’est pas applicable en tant que telle en l’instance, «il est constant que les articles 31 et 32 de cet instrument reflètent des règles de droit international coutumier»43. 37 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 26, al. a)-c). 38 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 37-42. 39 Voir requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 27 et 28 ; lettre de la Russie (voir la note de bas de page 26 ci-dessus), par. 20-21. 40 Requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 26. 41 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 56. 42 Voir requête de l’Ukraine (voir la note de bas de page 1 ci-dessus), par. 27 et 28 ; lettre de la Russie (voir la note de bas de page 26 ci-dessus), par. 11. 43 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021 (voir la note de bas de page 15 ci-dessus), p. 95, par. 75. - 11 - i) L’article IX de la convention sur le génocide couvre les revendications de non-violation 40. La Lettonie soutient que l’article IX de la convention sur le génocide est rédigé en termes généraux et couvre ce qui a été qualifié de «revendications de non-violation»44. Elle avancera deux arguments pour étayer son interprétation de l’article IX : 1) l’article IX est rédigé en termes généraux ; 2) l’article IX couvre les revendications de non-violation. 41. Premièrement, l’article IX de la convention sur le génocide est rédigé en termes généraux. L’article IX et la clause classique de règlement des différends que la Cour applique généralement dans sa pratique judiciaire, qui donnent compétence à la Cour pour connaître des différends relatifs à l’interprétation et à l’application des traités concernés45, se distinguent à double titre. Ainsi, l’article IX a pour première particularité «l’ajout du terme «exécution» dans la disposition prévoyant la compétence de la Cour à l’égard des différends relatifs à l’«interprétation» et à l’«application» de la Convention»46. La seconde «réside dans le membre de phrase «y compris [les différends] relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III», qui a déjà conduit la Cour à retenir une interprétation large de la convention47. 42. Deuxièmement, la formulation générale de l’article IX de la convention sur le génocide couvre les revendications de non-violation. La compétence que l’article IX confère à la Cour couvre tout différend dans lequel un Etat en accuse un autre d’avoir commis un génocide48. Elle couvre également les différends dans lesquels un Etat visé par des allégations de génocide formulées par un autre Etat intente une action contre ce dernier afin d’obtenir de la Cour une déclaration «négative» confirmant que ces allégations sont dénuées de tout fondement juridique et factuel. A l’évidence, pareille démarche soulève des questions quant à «l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris [s’agissant de différends] relatifs à la responsabilité d’un Etat». Elle permettrait également à la Cour de remplir une fonction importante en confirmant qu’un Etat a satisfait (ou non) à ses obligations. 43. La Cour a déjà eu à connaître de revendications de non-violation dans sa pratique. Dans l’affaire relative aux Droits des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique), par exemple, la France avait saisi la Cour à l’effet que celle-ci déclare que le système de contrôle par licences en cause était «conforme au régime économique applicable au Maroc selon les conventions qui li[ai]ent la France et les Etats-Unis»49. Si elle a rejeté à 44 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration de M. le vice-président Gevorgian (voir la note de bas de page 17 cidessus), par. 8. 45 Voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 292 (voir la note de bas de page 15 ci-dessus), par. 44-45 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 7, par. 29 (voir la note de bas de page 15 ci-dessus) ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 558 (voir la note de bas de page 15 ci-dessus), par. 34 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021 p. 94 (voir la note de bas de page 15 ci-dessus), par. 72. 46 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 168. 47 Ibid., p. 114, par. 169. 48 Ibid. 49 Droits des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 182. - 12 - l’unanimité les conclusions présentées par la France sur le fond, la Cour, pas plus que les juges dans leur opinion dissidente (ni même les Etats-Unis), n’a à aucun moment laissé entendre que le fait d’avoir sollicité une revendication de non-violation posait un problème en droit50. Il importe en outre de noter que la Cour a procédé au même type d’analyse de l’interprétation et de l’application des traités que dans d’autres affaires examinées au regard de dispositions classiques relatives au règlement des différends, conformément à l’interprétation exposée plus haut. 44. Il résulte de l’interprétation proposée par la Lettonie de l’article IX de la convention sur le génocide que, lorsqu’un différend naît des accusations de génocide formulées par un Etat contre un autre Etat, la Cour est compétente pour connaître de tout recours formé par celui-ci à l’effet qu’elle déclare que ces accusations ne sont fondées ni en droit ni en fait. ii) L’article premier de la convention sur le génocide interdit les allégations de génocide abusives 45. La Lettonie soutient qu’aucune partie à la convention ne devrait être autorisée à faire des allégations abusives de génocide. De telles allégations risquent en effet d’amoindrir le caractère de gravité exceptionnelle du crime de génocide et l’opprobre qui accable cette atteinte aux «principes de morale les plus élémentaires»51, ce qui serait contraire à l’objet et au but de la convention. L’interprétation de l’article premier par la Lettonie repose sur trois points : 1) les obligations énoncées à l’article premier doivent être exécutées et interprétées de bonne foi ; 2) il est abusif et contraire à la lettre et à l’esprit de la convention de déterminer de manière unilatérale et infondée qu’une situation constitue un génocide ; 3) la convention fournit des orientations concernant les moyens légaux que les parties peuvent utiliser pour prévenir et punir le génocide. 46. Premièrement, les obligations énoncées à l’article premier doivent être exécutées et interprétées «de façon raisonnable et de telle sorte que [le] but [de la convention] puisse être atteint»52. Or il ne serait pas raisonnable de permettre à une partie contractante de formuler des allégations de génocide abusives et de dénaturer les termes de la convention. En effet, une telle pratique serait contraire aux objectifs moraux et humanitaires fondamentaux que la convention entend protéger. L’interprétation de bonne foi sert donc de garde-fou contre tout détournement des termes et des institutions de la convention. En tant qu’«un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques», la bonne foi est aussi directement liée à la «confiance réciproque [qui] est une condition inhérente de la coopération internationale»53. Cette condition est particulièrement importante dans le contexte de la convention, étant donné qu’il s’agit d’un instrument vis-à-vis duquel les Etats contractants «n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention»54. 47. Deuxièmement, l’allégation unilatérale et infondée qu’une situation constitue un génocide est abusive et contraire à la lettre et à l’esprit de la convention. Un génocide implique que 50 Droits des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 182-184. 51 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23. 52 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 78, par. 142. 53 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46. 54 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951 (voir la note de bas de page 51 ci-dessus), p. 23. - 13 - soit apportée la preuve d’un élément intentionnel (dolus specialis), à savoir l’«intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel»55. Comme l’a fait remarquer la Cour, «les allégations formulées contre un Etat qui comprennent des accusations d’une exceptionnelle gravité doivent être prouvées par des éléments ayant pleine force probante … La Cour doit être pleinement convaincue qu’ont été clairement avérées les allégations formulées au cours de l’instance selon lesquelles le crime de génocide ou les autres actes énumérés à l’article III ont été commis.»56 Compte tenu de la nature de ces obligations et du niveau de preuve exigé en matière de génocide, les parties contractantes à la convention sur le génocide s’appuient souvent sur les résultats d’enquêtes indépendantes57 et sur des informations échangées par l’intermédiaire de mécanismes de coopération internationaux58 et régionaux avant de qualifier une situation de génocide et de prendre quelque mesure que ce soit en application de l’article premier59. Les bonnes pratiques relatives à la mise en oeuvre de la convention privilégient la coopération dans le cadre des dispositifs internationaux en place et le renforcement de la collaboration entre eux60. 48. Troisièmement, la convention donne des orientations concernant les moyens juridiques que les parties contractantes peuvent utiliser pour prévenir et punir le génocide. La juste interprétation de l’article premier à cet égard nécessite la prise en considération d’autres parties de la convention, dont les «articles VIII et IX, ainsi que son préambule»61, et l’article VI.  Une partie contractante peut s’acquitter de son obligation de poursuivre des auteurs présumés de génocide en saisissant un tribunal pénal national ou international62. Par exemple, la Cour pénale internationale (ci-après la «CPI») est parfaitement qualifiée pour enquêter sur le crime de génocide, le poursuivre et le punir. Les Etats parties au Statut de Rome de la CPI peuvent déférer au procureur de la CPI une situation dans laquelle un génocide ou tout autre acte cité à l’article III aurait été commis63. Même un Etat non partie au Statut de Rome peut reconnaître la 55 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article II. 56 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209, (voir la note de bas de page 46 ci-dessus) ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 74, par. 178. 57 Par exemple, la détermination unilatérale par les Etats-Unis d’un génocide allégué au Darfour était fondée sur les conclusions du projet de documentation des atrocités commises au Darfour (Darfur Atrocities Documentation Project, DADP), une enquête menée par des experts indépendants ; voir la déclaration prononcée devant la commission des relations étrangères du Sénat par Colin Powell, «The Crisis in Darfur» (9 septembre 2004), https://2001-2009.state.gov/ secretary/former/powell/remarks/36042.htm. 58 Par exemple, la Gambie a communiqué ses allégations au Myanmar avant d’entamer une procédure devant la Cour et s’est appuyée entre autres sur les rapports de la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 3, par. 28. 59 Nations Unies, rapport du Secrétaire général : promouvoir la prévention des atrocités : travaux du Bureau de la prévention du génocide et de la responsabilité de protéger, 3 mai 2021, doc. A/75/863–S/2021/424, par. 21-27. 60 Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, «Résolution 43/29 : Prévention du génocide», 29 juin 2020, doc. A/HRC/RES/43/29, par. 10-11. 61 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 56. 62 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article VI. 63 Statut de Rome de la Cour pénale internationale (adopté le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 2187, p. [169], article 14, par. 1. - 14 - compétence de la CPI pour juger des crimes particuliers, dont celui de génocide, qui se seraient produits sur son territoire64.  Une partie contractante ayant des raisons de penser qu’un génocide ou tout autre acte cité à l’article III s’est produit ou risque de se produire peut faire appel aux organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin qu’ils prennent les mesures coercitives qu’ils jugent nécessaires65. L’article VIII de la convention renvoie à un cadre général de coopération dans lequel les obligations de prévention et de répression peuvent être exécutées, et sert de point de référence quant aux moyens auxquels doivent recourir les Etats parties pour s’acquitter de ces obligations. Si l’article premier était interprété comme autorisant une partie contractante à qualifier une situation de génocide de manière unilatérale et abusive et à agir en conséquence, l’article VIII serait redondant (effet utile). Cela serait contraire au «principe bien établi d’interprétation des traités selon lequel il faut conférer aux mots un effet utile»66.  Comme exposé dans la sous-section précédente, une partie contractante peut, en vertu de l’article IX, soumettre à la Cour des différends «relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III»67. Compte tenu de sa portée et du fait qu’il «n’exclut aucune forme de responsabilité d’Etat», l’article IX s’applique à tout différend relatif à l’exécution ou à la non-exécution des obligations prévues par la convention, y compris celles énoncées à l’article premier68. La Cour est bien placée pour déterminer si un génocide ou tout autre acte cité à l’article III a été commis et elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires. Par conséquent, une partie contractante qui sait ou a des raisons de soupçonner qu’un génocide ou tout autre acte cité à l’article III s’est produit ou est sur le point de se produire peut intenter une action en justice contre l’auteur présumé. Il importe de noter que, mise à part la condition habituelle de l’existence d’un différend, la convention sur le génocide ne prévoit pas de conditions procédurales préalables, telles que l’obligation de négocier ou celle d’avoir d’abord recours à un autre moyen de règlement dudit différend. Des considérations relatives à l’effet utile, semblables à celles exposées précédemment à propos de l’article VIII, s’appliquent également à l’interprétation de l’article premier à la lumière de l’article IX. 49. Les moyens de prévention et de répression du génocide décrits ci-dessus concordent avec «l’esprit et les fins des Nations Unies» et la nécessité d’une «coopération internationale», deux éléments qui sont expressément mentionnés dans le préambule de la convention69. L’interprétation 64 Statut de Rome de la Cour pénale internationale (adopté le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 2187, p. 169, article 12, par. 3. 65 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article VIII. 66 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 125, par. 133 ; voir également Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 25, par. 51 (et autres références). 67 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article IX. 68 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 32. 69 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), préambule. - 15 - ici défendue est confirmée par les travaux préparatoires de la convention70. A l’inverse, il serait incohérent avec l’objet de la convention de permettre à une partie contractante de formuler des allégations de génocide abusives et d’employer des moyens de prévention et de répression qui ne sont pas eux-mêmes compatibles avec l’esprit et les fins des Nations Unies. iii) La convention sur le génocide n’autorise pas le recours unilatéral, par ailleurs illicite, à la force comme moyen de prévention et de répression du génocide 50. La Lettonie soutient que la convention sur le génocide n’autorise pas le recours unilatéral, par ailleurs illicite, à la force comme moyen de prévention et de répression du génocide. Elle avance quatre arguments en ce sens : 1) la convention n’autorise pas un recours à la force qui serait par ailleurs illicite au regard du droit international applicable ; 2) les moyens d’exécuter l’obligation de prévention et de répression du génocide qui ne sont pas prévus par la convention ne peuvent inclure l’usage illicite de la force ; 3) la convention interdit le recours unilatéral, par ailleurs illicite, à la force comme moyen de prévention et de répression du génocide, et 4) pour déterminer le contenu de la règle interdisant l’usage unilatéral illicite de la force comme moyen de prévention et de répression du génocide, il faut tenir compte des autres règles pertinentes du droit international. 51. Premièrement, la convention sur le génocide n’autorise pas un recours à la force qui serait par ailleurs illicite au regard du droit international applicable. Elle n’autorise pas expressément le recours à la force. En effet, aucune de ses dispositions habilitantes ne fait référence à l’usage de la force. Le silence du texte sur ce point contraste avec le niveau de détail des dispositions de la convention autorisant un comportement particulier des parties, par exemple en ce qui concerne le jugement des personnes accusées de génocide71, leur extradition72 et la soumission des différends à la Cour73. Aucune règle permettant de déroger à un principe de droit international aussi important que celui de l’interdiction du recours à la force n’est non plus implicite dans la convention74. La Cour a déclaré que «chaque Etat ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale» lorsqu’il s’acquitte de l’obligation de prévention du génocide que lui impose la convention75, ce qui est généralement reconnu comme signifiant que la 70 Voir Nations Unies, Conseil économique et social, «observations des gouvernements sur le projet de convention préparé par le Secrétaire général et communications d’organisations non gouvernementales», 30 janvier 1948, doc. E/623 (déclaration du Venezuela) ; Nations Unies, Conseil économique et social, Comité ad hoc sur le génocide, «Summary Record of the Seventh Meeting held on 12 April 1948», 20 avril 1948, doc. E/AC.25/SR.7 (déclaration de la Pologne) ; Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, Sixième Commission, comptes-rendus analytiques des séances, 21 septembre-10 décembre 1948, en particulier doc. A/C.6/SR.96 (déclaration de l’Union des Républiques socialistes soviétiques) ; doc. A/C.6/SR.98 (déclaration de l’Union des Républiques socialistes soviétiques) ; doc. A/C.6/SR.109 (déclaration des Etats-Unis d’Amérique) et doc. A/C.6/SR.109 (déclaration de l’Uruguay). 71 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article VI. 72 Ibid., article VII. 73 Ibid., article IX. 74 Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (Etats-Unis d’Amérique c. Italie), arrêt, C.I.J. Recueil 1989 p. 15, par. 50 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 182, par. 41. 75 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), (voir la note de bas de page 46 ci-dessus), p. 221, par. 430 ; ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 57. - 16 - convention n’autorise pas un recours par ailleurs illicite à la force76. La Lettonie souscrit à l’argument, avancé dans l’ordonnance, qu’«il est douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre Etat, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué»77. 52. Deuxièmement, les moyens d’exécuter l’obligation de prévention et de répression du génocide non prévus par la convention ne peuvent inclure un recours à la force qui serait par ailleurs illicite au regard du droit international applicable78. Dans son ordonnance, la Cour fait observer que «[l]’article premier ne précise pas quels types de mesures une partie contractante peut prendre pour s’acquitter de cette obligation»79, et rappelle que la saisine des organes compétents de l’Organisation des Nations Unies80 et la soumission des différends à la Cour sont des mesures autorisées pour prévenir et punir le génocide81. La Cour relève également qu’il existe «d’autres moyens … [tels que] des discussions bilatérales ou des échanges de vues dans le cadre d’une organisation régionale»82. Pour la Lettonie, ces règles de la Charte des Nations Unies relatives aux moyens pacifiques de règlement des différends internationaux présentent un intérêt juridique pour l’interprétation de la convention conformément à l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne83. Les principes d’efficacité et de bonne foi en matière d’interprétation des traités excluent que l’éventail de mesures innovantes et ambitieuses (pour l’époque) énoncées dans la convention et la Charte soit complété par le recours illicite à la force. 53. Troisièmement, la convention n’autorise pas un recours par ailleurs illicite à la force comme moyen de prévention et de répression du génocide. L’équilibre atteint dans la convention entre les moyens de prévention et de répression du génocide, exposé ci-dessus, est cohérent avec une interdiction incontestable des autres moyens contraires à l’esprit et aux fins de la Charte des Nations Unies (consistant notamment à «réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix»84). Cette interprétation repose sur le sens ordinaire de l’article premier («le génocide … est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir») qui, lorsqu’il est interprété de bonne foi, suppose l’interdiction du «crime international suprême»85 comme moyen de mettre 76 Tams CJ., Berster L. et Schiffbauer B. (sous la dir. de), Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide: A Commentary (Beck/Hart/Nomos 2014), p. 51 ; de Hoogh A., «Jus Cogens and the Use of Armed Force», in Weller M. (sous la dir. de), The Oxford Handbook on the Use of Force in International Law, OUP 2015, p. 1161, 1185 («absence de justification du recours à la force armée dans la convention sur le génocide») ; O’Keefe R., International Criminal Law, OUP 2015, p. 344-5 ; Mettraux G., International Crimes: Law and Practice, Volume I: Genocide, OUP 2019, p. 96 («le devoir de prévention [du génocide] ne vise pas à prévoir une exception aux … principes généraux régissant le recours licite à la force»). 77 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), p. 13, par. 59. 78 S’il est manqué à cette obligation, les Etats peuvent s’appuyer sur les règles coutumières secondaires applicables pour faire en sorte que la responsabilité de l’Etat soit mise en oeuvre ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020 (voir la note de bas de page 58 ci-dessus), p. 17, par. 41 ; Nations Unies, projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, volume II, deuxième partie, doc. A/CN.4/SER.A/2001/Add.1 (Part 2), p. 30-31, articles 48 à 54. Ces règles n’autorisent pas non plus le recours par ailleurs illicite à la force, ibid., article 50, par. 1 a). 79 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), p. 13, par. 56. 80 Convention sur le génocide (voir la note de bas de page 2 ci-dessus), article VIII. 81 Ibid., article IX. 82 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 57. 83 Ibid. par. 58 ; Charte des Nations Unies (adoptée le 26 juin 1945, entrée en vigueur le 24 octobre 1945), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1, p. XVI, articles 1 et 33, par. 1. 84 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 58. 85 Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, [14 novembre 1945]-1er octobre 1946, jugement, reproduit dans A.J.I.L., vol. 41 (1947), p. 172, 186. - 17 - en oeuvre la convention86. Elle s’appuie également sur l’interprétation des «mesures [qu’]une partie contractante peut prendre pour s’acquitter de cette obligation», prévue à l’article premier87, conformément aux règles pertinentes du droit international relatif à l’emploi de la force88 relevant du jus cogens89. Par conséquent, la compétence que l’article IX de la convention confère à la Cour autorise celle-ci, en tant que de besoin, à déterminer si une action présentée comme visant à prévenir ou à punir le crime de génocide constituait ou non un usage illicite de la force90. 54. Quatrièmement, pour déterminer le contenu de la règle interdisant l’usage unilatéral illicite de la force comme moyen de prévention et de répression du génocide, il faut tenir compte des autres règles pertinentes du droit international. Conformément à l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne, la question de savoir si une action présentée comme visant à prévenir ou à punir un génocide constituait ou non un recours illicite à la force doit être tranchée au regard du droit international applicable en la matière, à savoir les dispositions de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier relatif au recours à la force91. La Lettonie propose ainsi une interprétation conforme à l’approche suivie dans l’ordonnance92, qu’elle considère comme juste. iv) Résumé de l’interprétation faite par la Lettonie de la convention sur le génocide 55. L’interprétation de la Lettonie s’articule autour de trois points principaux. Premièrement l’article IX de la convention sur le génocide est formulé dans des termes généraux recouvrant l’«exécution» des obligations prévues par la convention, ainsi que les revendications de nonviolation. Deuxièmement, l’article premier de la convention sur le génocide, interprété conjointement avec d’autres dispositions de la convention, dont les articles VIII et IX et le préambule, interdit les allégations de génocide abusives. Troisièmement, l’article premier de la convention sur le génocide, interprété conjointement avec d’autres dispositions de la convention, n’autorise pas l’usage, par ailleurs illicite, de la force comme moyen de prévention et de répression du génocide. G. Documents à l’appui de la déclaration 56. On trouvera ci-dessous un bordereau des documents à l’appui de la présente déclaration, qui sont annexés : a) lettre en date du 30 mars 2022 adressée aux Etats parties à la convention sur le génocide (à l’exception de l’Ukraine et de la Fédération de Russie) par le greffier de la Cour internationale de Justice ; 86 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), (voir la note de bas de page 46 ci-dessus), p. 111, par. 163. 87 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 56. 88 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003 (voir la note de bas de page 74 ci-dessus), p. 182-183, par. 41-42. 89 Nations Unies, Commission du droit international, projet de conclusions sur la détermination et les conséquences juridiques des normes impératives du droit international général (jus cogens), https://legal.un.org/docs/?symbol=A/CN. 4/L.967, projet de conclusion 20, projet d’annexe a), 2022. 90 Pour paraphraser la Cour dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats- Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003 (voir la note de bas de page 74 ci-dessus), p. 182, par. 42. 91 Pour paraphraser encore une fois la Cour dans ibid. 92 Ordonnance (voir la note de bas de page 6 ci-dessus), par. 58. - 18 - b) lettre en date du 6 avril 2022 adressée au greffier de la Cour internationale de Justice par l’ambassadrice de Lettonie aux Pays-Bas ; c) instrument d’adhésion du Gouvernement letton à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (24 mars 1992) et notification dépositaire sur l’adhésion de la Lettonie (4 juin 1992). H. Conclusion 57. Sur la base des informations exposées ci-dessus, la Lettonie se prévaut du droit d’intervention que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut. 58. Aux fins de la présente déclaration, la Lettonie a désigné la soussignée en qualité d’agente et S. Exc. Mme Aiga Liepiņa, ambassadrice de Lettonie auprès du Royaume des Pays-Bas, en qualité de coagente. Il est demandé que toutes les communications relatives à cette procédure soient adressées à l’ambassade de Lettonie aux Pays-Bas : Ambassade de Lettonie Koninginnegracht 27 2514 AB La Haye Pays-Bas L’agente de la République de Lettonie, (Signé) Kristīne LĪCE. ___________ ANNEXE A LETTRE EN DATE DU 30 MARS 2022 ADRESSÉE À L’AMBASSADRICE DE LETTONIE AUPRÈS DES PAYS-BAS PAR LE GREFFIER DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE INTERNATIONAL COURT OF JUSTICE 156413 Le 30 mars 2022 J'ai l'honneur de me referer A ma lettre (n° 156253) en date du 2 mars 2022, par laquelle j'ai porte A la connaissance de votre Gouvernement que l'Ukraine a, le 26 fevrier 2022, depose au Greffe de la Cour internationale de Justice une requete introduisant une instance contre la Federation de Russie en l'affaire relative A des Allegations de genocide au titre de la convention pour la prevention et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie). Une copie de la requete etait jointe a cette lettre. Le texte de ladite requete est egalement disponible sur le site Internet de la Cour (www.icj-cij.org). Le paragraphe 1 de l'article 63 du Statut de la Cour dispose que «[1]orsqu'il s'agit de 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres Etats que les parties en litige, le Greffier les avertit sans delai». Le paragraphe 1 de l'article 43 du Reglement de la Cour precise en outre que «[1]orsque 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres Etats que les parties en litige peut etre en cause au sens de l'article 63, paragraphe 1, du Statut, la Cour examine quelles instructions donner au Greffier en la matiere». Sur les instructions de la Cour, qui m'ont ete donnees conformement a cette derniere disposition, j'ai l'honneur de notifier a votre Gouvernement ce qui suit. Dans la requete susmentionnee, la convention de 1948 pour la prevention et la repression du crime de genocide (ci-apres la «convention sur le genocide») est invoquee A la fois comme base de competence de la Cour et a l'appui des demandes de l'Ukraine au fond. Plus precisement, celle-ci entend fonder la competence de la Cour sur la clause compromissoire figurant A l'article IX de la convention, prie la Cour de declarer qu'elle ne commet pas de genocide, tel que defini aux articles II et III de la convention, et souleve des questions sur la portee de l'obligation de prevenir et de punir le genocide consacree A Particle premier de la convention. Ii semble, des lors, que "'interpretation de cette convention pourrait etre en cause en l'affaire. ./. [Lettres aux Etats parties A la convention sur le genocide (A l'exception de l'Ukraine et de la Federation de Russie)] Palais de la Paix, Camegieplein 2 2517 KJ La Haye - Pays -Bas Telephone: +31 (0) 70 302 23 23 - Facsimile : +31 (0) 70 364 99 28 Site Internet : www.icj-cij.org Peace Palace, Carnegieplein 2 2517 KJ The Hague - Netherlands Telephone: +31(0) 70 302 23 23 - Telefax: +31(0) 70 364 99 28 Website: www.icj-cij.org COUR INTERNATIONALE INTERNATIONAL COURT DE JUSTICE OF JUSTICE Votre pays figure sur la liste des parties A la convention sur le genocide. Aussi la presente lettre doit-elle etre regardee comme constituant la notification prevue au paragraphe 1 de l'article 63 du Statut. J'ajoute que cette notification ne prejuge aucune question concernant l' application eventuelle du paragraphe 2 de Particle 63 du Statut sur laquelle la Cour pourrait par la suite etre appelee A se prononcer en l'espece. Veuillez agreer, Excellence, les assurances de ma tres haute consideration. Le Greffier de la Cour, Philippe Gautier - 2 - ANNEXE B LETTRE EN DATE DU 6 AVRIL 2022 ADRESSÉE AU GREFFIER DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE PAR L’AMBASSADRICE DE LA LETTONIE AUX PAYS-BAS TRADUCTION Latvijas Republikas vestniecTba Niderlandes Karaliste L'ambassude de la Rdpublupe de Lettonie CIILY PayS-Bas Koninginnegraeht 27, 2514 AB, 's-Gravenhage, Pays -Bas, telephone 31 (0) 70 306 5000, e-mail embassy.netherlandsmla.gov.lv, ‘ ‘ W.ro la.gov.ly La Haye, 6 avril 2022 Excellence, J'ai l'honneur de me referer a vos lettres n° 156253 du 2 mars 2022 et n° 15413 du 30 mars 2022 informant le Gouvemement de la Republique de Lettonie de l'instance introduite par l'Ukraine contre la Federation dc Russie le 26 fevrier 2022 concemant « un differend relatif a Pinterpretation, l'application et l'execution de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide de 1948» (la « Convention ») et de la demande de l'Ukraine, en vertu de Particle 41 du Statut de la Cour, tendant ace que des mesures conservatoires soient indiquees en l'espece. Je note que l'Ulcraine pretend que: « L'annonce et la mise en ceuvre, par la Federation de Russie, de mesures a son encontre et sur son territoire sous la forme d'une « operation militaire speciale » lane& le 24 fevrier 2022 sur le fondement d'un pretendu genocide, ainsi que la reconnaissance qui a precede cette operation, sont incompatibles avec la Convention et violent le droit de l'Ukraine de ne pas subir des actions illicites, notarrunent une attaque militaire, sous le pretexte parfaitement fallacieux de prevenir et de punir un genocide » S.E. Monsieur Philippe Gautier Greffier Cour internationale de Justice La Haye Allegations de genocide au litre de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie), Requete introdzictive d'instance chi 26 fevrier 2022, par. 26, https://www. icjcij. or$2,/publ les/case-related/ I 82/I 82 -20220227-APP -0 I -00-F _______ 1/2 TRADUCTION Je note egalement que l'ordonnance de la Cour sur la demande de definition de mesures conservatoires du 16 mars 2022 s'appuie sur les articles I, II, III, VIII et IX de la Convention aux fins de l'examen de l'existence de sa competence prima facie et de la plausibilite des droits invoques par PUIcraine2. II s'ensuit que Pinterpretation de la Convention peut etre en cause en l'espece. r ai ,Phonneur de vous informer que le Gouvemement de la Republique de Lettonie, en tant qu'Etat partie a la Convention, a un inter& direct dans Pinterpretation de celle-ci et a l'intention d'exercer son droit d'intervenir en l'affaire susmentionnee en vertu du paragraphe 2 de Particle 63 du Statut de la Cour. Veuillez accepter, Excellence, les assurances de ma haute consideration. Cordialement, Aiga Liepina Ambassador 2 Allegations de genocide au titre de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 26-28, 45, 48, 56-58 https://www. icj-cij.org/public/files/case-related/182/182-20220316-ORD-01-00-FR.pdf 2/2 ANNEXE C INSTRUMENT D’ADHÉSION DU GOUVERNEMENT LETTON À LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE EN DATE DU 24 MARS 1992 ET NOTIFICATION DÉPOSITAIRE EN DATE DU 4 JUIN 1992 [Traduction] Le ministre des affaires étrangères de la République de Lettonie présente ses compliments au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et a l’honneur de lui faire tenir ci-joint une déclaration du Conseil suprême de la République adoptée le 4 mai 1990, intitulée «Déclaration sur l’adhésion de la République de Lettonie aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme». Ce document proclame l’adhésion de la Lettonie aux instruments internationaux suivants : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12. Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, conformément à l’article 11. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les dispositions des conventions mentionnées ci-dessus seront respectées dans leur intégralité. Le ministre, (Signé) Jānis JURKĀNS. ___________

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Déclaration d'intervention de la Lettonie

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