Audience publique de la Chambre tenue le mardi 16 avril 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre

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075-19910416-ORA-01-00-BI
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Number (Press Release, Order, etc)
1991/2
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C 4/CR 91/2
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
YEAR 1991
Public sitting of the Chamber
held on Tuesday 16 April 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace,
Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding
in the case concerning the Land, Island and Maritime Frontier Dispute
(El Salvador/Honduras: Nicaragua intervening)
__________________
VERBATIM RECORD
___________________
ANNEE l991
Audience publique de la Chambre
tenue le mardi 16 avril 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre
en l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime
(El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant))
_______________
COMPTE RENDU
_________________
- 2 -
Present:
Judge Sette-Camara, President of the Chamber
Judges Sir Robert Jennings, President of the Court
Oda, Vice-President of the Court
Judges ad hoc Valticos
Torres Bernárdez
Registrar Valencia-Ospina
___________
- 3 -
Présents :
M. Sette-Camara, président de la Chambre
Sir Robert Jennings, Président de la Cour
M. Oda, Vice-Président de la Cour, juges
M. Valticos
M. Torres Bernárdez, juges ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier
___________
- 4 -
The Government of El Salvador is represented by:
Dr. Alfredo Martínez Moreno,
as Agent and Counsel;
H. E. Mr. Roberto Arturo Castrillo, Ambassador,
as Co-Agent;
and
H. E. Dr. José Manuel Pacas Castro, Minister for Foreign Relations,
as Counsel and Advocate.
Lic. Berta Celina Quinteros, Director General of the Boundaries'
Office,
as Counsel;
Assisted by
Prof. Dr. Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of Public
International Law at the University of Uruguay, former Judge and
President of the International Court of Justice; former President
and Member of the International Law Commission,
Mr. Keith Highet, Adjunct Professor of International Law at The
Fletcher School of Law and Diplomacy and Member of the Bars of
New York and the District of Columbia,
Mr. Elihu Lauterpacht C.B.E., Q.C., Director of the Research Centre
for International Law, University of Cambridge, Fellow of Trinity
College, Cambridge,
Prof. Prosper Weil, Professor Emeritus at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Dr. Francisco Roberto Lima, Professor of Constitutional and
Administrative Law; former Vice-President of the Republic and
former Ambassador to the United States of America.
Dr. David Escobar Galindo, Professor of Law, Vice-Rector of the
University "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador)
as Counsel and Advocates;
and
Dr. Francisco José Chavarría,
Lic. Santiago Elías Castro,
Lic. Solange Langer,
Lic. Ana María de Martínez,
- 5 -
Le Gouvernement d'El Salavador est représenté par :
S. Exc. M. Alfredo Martínez Moreno
comme agent et conseil;
S. Exc. M. Roberto Arturo Castrillo, Ambassadeur,
comme coagent;
S. Exc. M. José Manuel Pacas Castro, ministre des affaires
étrangères,
comme conseil et avocat;
Mme Berta Celina Quinteros, directeur général du Bureau des
frontières,
comme conseil;
assistés de :
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international
public à l'Université de l'Uruguay, ancien juge et ancien
Président de la Cour internationale de Justice; ancien président
et ancien membre de la Commission du droit international,
M. Keith Highet, professeur adjoint de droit international à la
Fletcher School de droit et diplomatie et membre des barreaux de
New York et du District de Columbia,
M. Elihu Lauterpacht, C.B.E., Q.C., directeur du centre de recherche
en droit international, Université de Cambridge, Fellow de Trinity
College, Cambridge,
M. Prosper Weil, professeur émérite à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Francisco Roberto Lima, professeur de droit constitutionnel et
administratif; ancien vice-président de la République et ancien
ambassadeur aux Etats-Unis d'Amérique,
M. David Escobar Galindo, professeur de droit, vice-recteur de
l'Université "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador),
comme conseils et avocats;
ainsi que :
M. Francisco José Chavarría,
M. Santiago Elías Castro,
Mme Solange Langer,
Mme Ana María de Martínez,
- 6 -
Mr. Anthony J. Oakley,
Lic. Ana Elizabeth Villata,
as Counsellors.
The Government of Honduras is represented by:
H.E. Mr. R. Valladares Soto, Ambassador of Honduras to the
Netherlands,
as Agent;
H.E. Mr. Pedro Pineda Madrid, Chairman of the Sovereignty and
Frontier Commission,
as Co-Agent;
Mr. Daniel Bardonnet, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Derek W. Bowett, Whewell Professor of International Law,
University of Cambridge,
Mr. René-Jean Dupuy, Professor at the Collège de France,
Mr. Pierre-Marie Dupuy, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Julio González Campos, Professor of International Law,
Universidad Autónoma de Madrid,
Mr. Luis Ignacio Sánchez Rodriguez, Professor of International Law,
Universidad Complutense de Madrid,
Mr. Alejandro Nieto, Professor of Public Law, Universidad
Complutense de Madrid,
Mr. Paul De Visscher, Professor Emeritus at the Université de
Louvain,
as Advocates and Counsel;
H.E. Mr. Max Velásquez, Ambassador of Honduras to the United Kingdom,
Mr. Arnulfo Pineda López, Secretary-General of the Sovereignty and
Frontier Commission,
Mr. Arias de Saavedra y Muguelar, Minister, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
Mr. Gerardo Martínez Blanco, Director of Documentation, Sovereignty
and Frontier Commission,
Mrs. Salomé Castellanos, Minister-Counsellor, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
- 7 -
M. Anthony J. Oakley,
Mme Ana Elizabeth Villata,
comme conseillers.
Le Gouvernement du Honduras est représenté par :
S. Exc. M. R. Valladares Soto, ambassadeur du Honduras à La Haye,
comme agent;
S. Exc. M. Pedro Pineda Madrid, président de la Commission de
Souveraineté et des frontières,
comme coagent;
M. Daniel Bardonnet, professeur à l'Université de droit, d'économie
et de sciences sociales de Paris,
M. Derek W. Bowett, professeur de droit international à l'Université
de Cambridge, Chaire Whewell,
M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Julio González Campos, professeur de droit international à
l'Université autonome de Madrid,
M. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, professeur de droit international
à l'Université Complutense de Madrid,
M. Alejandro Nieto, professeur de droit public à l'Université
Complutense de Madrid,
M. Paul de Visscher, professeur émérite à l'Université catholique de
Louvain,
comme avocats-conseils;
S. Exc. M. Max Velásquez, ambassadeur du Honduras à Londres,
M. Arnulfo Pineda López, secrétaire général de la Commission de
Souveraineté et de frontières,
M. Arias de Saavedra y Muguelar, ministre de l'ambassade du Honduras
à La Haye,
M. Gerardo Martínez Blanco, directeur de documentation de la
Commission de Souveraineté et de frontières,
Mme Salomé Castellanos, ministre-conseiller de l'ambassade du
Honduras à La Haye,
- 8 -
Mr. Richard Meese, Legal Advisor, Partner in Frère Cholmeley, Paris,
as Counsel;
Mr. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mrs. Olmeda Rivera,
Mr. Raul Andino,
Mr. Miguel Tosta Appel
Mr. Mario Felipe Martínez,
Mrs. Lourdes Corrales,
as Members of the Sovereignty and Frontier Commission.
- 9 -
M. Richard Meese, conseil juridique, associé du cabinet Frère
Cholmeley, Paris,
comme conseils;
M. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mme Olmeda Rivera,
M. Raul Andino,
M. Miguel Tosta Appel,
M. Mario Felipe Martínez,
Mme Lourdes Corrales,
comme membres de la Commission de Souveraineté et des frontières.
- 10 -
The PRESIDENT: Please be seated. The sitting is resumed; I give the floor to Professor Paul
De Visscher to continue his speech.
M. DE VISSCHER : Merci Monsieur le Président. Vous vous souvenez que hier midi je
m'étais arrêté à un tableau assez général de la jurisprudence, renvoyant pour le surplus,
[essentiellement] au premier volume de notre mémoire.
Je me suis arrêté là, estimant qu'il résulte indubitablement de ces précédents que l'Uti
possidetis juris se démontre sur base des titres coloniaux, des titres qui, en 1821, délimitaient les
provinces de l'ancien empire des Indes, sauf bien sûr pour l'arbitre à s'en écarter lorsqu'une
disposition expresse du compromis d'arbitrage l'y autorisait. Le principe de l'Uti possidetis n'est
évidemment pas un principe de jus cogens;
les parties établissent leur compromis à leur guise et confient en conséquence les pouvoirs qu'ils
veulent à l'arbitre qu'ils ont choisi.
La Chambre de la Cour aura remarqué que, pour ébranler ce qui nous paraît une évidence sur
base de l'ensemble de la jurisprudence, la République du Salvador a cru pouvoir se réclamer -
comme nous l'avions fait d'ailleurs aussi - de la sentence prononcée le 23 janvier 1933 entre le
Guatémala et le Honduras par le tribunal présidé par le Chief Justice Charles Evans Hughes. C'est
peut-être le moment de dire que, - "donnez-moi une ligne d'un auteur et je le ferai pendre", puisque
la partie adverse retient la seule phrase: "Uti possidetis se réfère indubitablement à la possession".
Et de là on conclut, sans autre examen, que ce ne sont donc pas les titres coloniaux mais la
possession effective qui est décisive. ["Uti possidetis undoubtly refers to possession."]
[Et bien,] Avec tout le respect que je porte à mes honorables adversaires, je crois pouvoir dire
qu'une telle lecture, qui est proposée à la Chambre, est radicalement inexacte.
Elle l'est d'abord parce qu'elle néglige l'article 5 du compromis conclu dans cette célèbre
affaire; "Les Hautes Parties Contractantes sont convenues que la seule ligne qui peut être établie de
jure entre les parties est celle de l'Uti possidetis de 1821." Et, sous réserve de ce, que dira à ce sujet
mon collègue le Professeur Nieto, je dois également rappeler que la lecture de la sentence Hughes
- 11 -
proposée par la République du Salvador est également inexacte en ce qu'elle omet de rappeler que le
même article 5 du compromis avait expressément permis au tribunal lorsqu'il constaterait que des
empiétements se seraient produits au-delà de la ligne de l'Uti possidetis : "de modifier, comme il le
jugerait convenable, la ligne de l'Uti possidetis de 1821 et d'accorder telle compensation territoriale
ou autre qu'il estimerait équitable qu'une partie paye à l'autre". Ceci est très précis, très net; le
compromis qui liait le tribunal présidé par Charles Evans Hughes permettait de sortir de l'application
du droit strict et de se référer à l'équité, ce qui n'est pas le cas dans l'affaire qui vous est soumise
aujourd'hui. Et c'est avec la plus grande netteté que le tribunal présidé par Charles Evans Hughes a
relevé cette circonstance en disant: "par la disposition du traité, quant à la ligne de l'Uti possidetis de
1821, le tribunal n'est pas requis de faire l'impossible" (p. 1352), ajoutant que cette clause "ne doit
pourtant pas être interprétée comme autorisant le tribunal à fixer la frontière définitive selon une
conception 'idéaliste'", ont dit les traducteurs; "idealistic - Je ne sais pas si la traduction est tout à
fait exacte; ne serait-ce pas plutôt "subjective", "fantaisiste", ou "personnelle"; Je laisse le choix à la
Chambre entre les deux interprétations; une conception idéaliste ne me paraît pas particulièrement
indiquée.
Au sujet du contrôle administratif, le tribunal Hughes a relevé que le contrôle administratif
auquel il lui était permis de recourir devait être acquis "avant la date de l'indépendance", ce qui
permet dans ce cas de supposer, par une sorte de présomption, que "ce contrôle se fondait sur la
volonté de la Couronne d'Espagne" (p. 1324). Il est en outre précisé que le tribunal devra examiner
"si la possession par une partie a été acquise de bonne foi, sans empiétement sur le droit de l'autre
partie" (p. 1352). Et nous trouvons ici l'écho de la formule du préteur romain qui, parlant de la
possession, dit qu'elle doit être acquise nec vi, nec clam, nec precario. Le juge se réfère donc
expressément aux termes de la formule du préteur romain.
L'insistance avec laquelle l'arbitre Hughes a souligné que, pour constituer le critère de l'Uti
possidetis juris, le contrôle devait exister avant l'indépendance, mérite vraiment d'être soulignée.
Dans les extraits de la sentence Hughes que nous avons reproduits aux pages 140 et 141 du
volume 1 de notre mémoire, c'est à quatre reprises que figurent les mots "avant l'indépendance"
- 12 -
accolés chaque fois aux mots "contrôle administratif". Ces mots prennent ainsi tout leur sens
puisque, avant l'indépendance, tout contrôle, quel qu'il soit, était nécessairement exercé dans tout
l'empire des Indes par la volonté du roi, et que s'il était établi en fait par une autorité coloniale, il
devait être présumé avoir été institué avec l'accord exprès, tacite, avec la tolérance de la couronne
d'Espagne, faute de quoi, dit l'arbitre, il s'agirait d'une "pure usurpation".
Ainsi une lecture attentive de la sentence Hughes n'affaiblit pas la doctrine de l'Uti possidetis
juris. Elle en fournit une interprétation souple, une interprétation raisonnable pour les cas où il
n'existerait pas de document probant de souveraineté ou de juridiction. Et ainsi, cette sentence fait
écho à la sentence prononcée en 1922 par le Conseil fédéral Suisse dans l'affaire de la frontière entre
la Colombie et le Venezuela.
Enfin, une lecture complète de la sentence Hughes prouve que si le tribunal a effectivement
fait appel à la possession, et plus exactement, au contrôle administratif, c'est parce qu'il a considéré
que le Honduras dans cette affaire ne pouvait pas produire de titres coloniaux probants - et sur ce
point, l'arbitre juge souverainement. Cela était particulièrement vrai lorsqu'il s'est agi d'adjuger le
territoire d'Omoa où aucune des deux parties ne pouvait produire de titres valables et où le tribunal
déclara: "Encore une fois, dans ce cas, les circonstances postérieures qui ont été invoquées doivent
être prises en considération en fixant la frontière définitive entre les deux Républiques, selon ce que
requièrent l'équité et la justice1
."
C'est pour le même motif qu'après avoir vainement fouillé les titres espagnols, les constitutions
des deux parties, et enfin après avoir examiné l'effectivité, le tribunal en vient à conclure qu'il doit
statuer "conformément à l'équité et à la justice".
C'est en prenant conscience de toutes ces limites que le tribunal s'est imposées à lui-même,
spécialement en rattachant le contrôle à la volonté du roi d'Espagne ou à un acquiescement de sa
part, que nous nous croyons autorisés à dire que le membre de phrase qui nous est opposé - The
expression Uti possidetis undoubtly refers to possession - ne revêt pas la portée que le Salvador a
voulu lui conférer.
- 13 -
__________
1
RSA II, p. 1341.
- 14 -
Ce membre de phrase est lié à l'interprétation du compromis, et [lié] à l'interprétation du seul traité
de 1930; la manière dont le tribunal en a fait état témoigne une fois de plus de la prééminence que
revêtaient dans sa pensée les titres coloniaux émanant de la Couronne d'Espagne pour autant qu'ils
existent, et pour autant qu'ils soient probants.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, le Honduras soutient que l'article 26 du traité
général de paix a établi à l'intention, non pas de la commission mixte, mais à l'intention de la Cour en
tant qu'organe judiciaire, une hiérarchie entre la preuve de la souveraineté fondée sur les titres
coloniaux et la preuve éventuelle par l'effectivité d'occupation.
Et je m'appuie pour ce dire sur le mémoire même du Salvador qui, aux chapitres 7.16, et 7.18,
écrit :
"L'article 26 du traité de paix a fait place aux autres moyens de preuves,
arguments et raisons de caractère juridique en tant que moyens subsidiaires ou
complémentaires, de manière à pallier les lacunes de la documentation en certains
secteurs de la frontière."
Le Salvador semble aujourd'hui contester ce qu'il a écrit dans son mémoire, et on vous
démontrera, comment, à propos de chaque secteur contesté, la Partie adverse invoque tantôt un titre
et tantôt la possession, selon que l'un ou l'autre de ces moyens de preuve lui est le plus favorable.
Il est permis de s'étonner de cette attitude, alors que la question des rapports entre titres et
effectivité a été élucidée, sur un plan plus général, par l'arrêt prononcé le 22 décembre 1986 par la
Chambre de la Cour dans l'affaire Burkina Faso/Mali.
- 15 -
Dans ce dernier arrêt, la Cour a opportunément souligné au paragraphe 23 que
"le premier élément du principe de l'uti possidetis juris ... mis en relief par le génitif juris
accorde au titre juridique la prééminence sur la possession effective comme base de
souveraineté1
".
Dans cette phrase lapidaire, voilà très exactement résumée la position de la République du
Honduras, comme elle l'a d'ailleurs toujours été dans le passé.
L'arrêt prononcé dans l'affaire Burkina Faso/Mali n'est pas seulement important parce qu'il a,
d'entrée de jeu, privilégié le titre par rapport aux occupations de fait et qu'il a élargi au plan universel
de toute succession d'Etat, la portée du principe de l'uti possidetis juris, jusqu'alors considéré comme
un principe propre aux Etats d'Amérique issus du démembrement de l'empire espagnol des Indes.
Cet arrêt présente aussi un intérêt capital par les directives qu'il fournit au juge international
pour résoudre les conflits concrets de souveraineté, selon que titres et effectivités sont isolés,
concordants ou contradictoires. Je me permets ici de citer le paragraphe 13 de l'arrêt de 1986
(p. 586) qui se lit comme suit :
"Dans le cas [dit la Chambre de la Cour] où le fait correspond exactement au droit, où
une administration effective s'ajoute à l'uti possidetis juris, l''effectivité' n'intervient en réalité
que pour confirmer l'exercice du droit né d'un titre juridique.
Dans le cas où le fait ne correspond pas au droit, où le territoire objet du différend est
administré effectivement par un Etat autre que celui qui possède le titre juridique, il y a lieu de
préférer le titre [faute de quoi il y a pure usurpation].
Dans l'éventualité où l''effectivité' ne coexiste avec aucun titre juridique, elle doit
inévitablement être prise en considération.

__________
1
C.I.J. Recueil 1986, p. 565, par. 23.
- 16 -
Il est enfin des cas où le titre juridique n'est pas de nature à faire apparaître de façon
précise l'étendue territoriale sur laquelle il porte. Les 'effectivités' peuvent alors jouer un rôle
essentiel pour indiquer comment le titre est interprété dans la pratique1
."
Nous avons constaté que ce passage de l'arrêt prononcé dans l'affaire Burkina Faso/Mali a
également été invoqué par le Salvador au chapitre 3.12 de son mémoire et nous nous en réjouissons,
car ce passage est pleinement conforme à la position traditionnelle du Honduras.
Nous nous en réjouissons, mais néanmoins avec une certaine méfiance, car la manière
concrète dont le Salvador a administré ses propres preuves s'écarte assez sensiblement des directives
contenues dans l'arrêt Burkina Faso/Mali, ce qui sera prouvé ultérieurement par certains de mes
collègues.
*
* *
Pour en terminer maintenant avec le droit applicable à la solution du différend relatif à la
frontière terrestre, il me reste à souligner qu'il est un autre point de divergence entre les Parties dans
la matière de l'administration des preuves. Ce point a trait à la nature et à l'origine des documents et
des titres dont chaque partie peut valablement faire état. Cette querelle concerne essentiellement les
titres de terres ou "titulos ejidales".
Quels sont les titres datant de la période coloniale qui sont de nature à prouver les limites de
juridiction des anciennes provinces ? Les concessions de terres faites à des populations locales
peuvent-elles ou non être considérées comme limites de juridiction ? La Chambre de la
_________
1
Contre-mémoire du Honduras, annexes, vol. II, p. 1 à 62.
- 17 -
Cour dispose déjà pour s'éclairer sur ce point de deux consultations, l'une produite par le Salvador et
émanant du professeur Lopez Rodo1
, l'autre émanant du professeur Nieto2
, qui l'a délivrée au
Honduras.
Comme ce problème soulève une série de questions très délicates de droit colonial espagnol
dans lesquelles je ne me sens, en aucune manière, versé, il sera traité avec beaucoup plus d'autorité
que je ne pourrais le faire par mon collègue, M. Nieto.
Et ceci me permet, pour en terminer, d'aborder le problème du droit applicable au différend
insulaire.
*
* *
Lorsqu'on s'interroge sur la question du droit applicable au statut juridique des îles de
Meanguera et de Meanguerita, les seules qui, selon nous, font l'objet d'une contestation, il convient
d'abord de rappeler que nous nous trouvons ici devant un problème de succession d'Etats et non pas
devant un problème d'acquisition originaire de territoire par découverte ou par occupation. Le cas
des îles Meanguera et Meanguerita n'a rien à voir avec le cas de l'île de Clipperton3
où précisément il
s'agissait là d'un problème de découverte et d'occupation.
La Partie adverse a entretenu sur ce point une certaine équivoque en privilégiant l'occupation
par rapport aux titres.
__________
1
Réplique d'El Salvador, Annexes, vol. II, ann. 48.
2
Contre-mémoire du Honduras, Annexes, vol. II, p. 1 à 62.
3
Sentence du roi d'Italie Victor Emmanuel du 28 janvier 1931 (RSA, II, 1108).
- 18 -
Selon la thèse défendue par le Honduras, votre Chambre adoptera, je pense, comme point de
départ la constatation évidente et non contestée d'ailleurs qu'en 1821 toutes les îles du golfe de
Fonseca, découvertes ou non découvertes, habitées ou non habitées, relevaient incontestablement de
la souveraineté de l'Espagne et devaient donc être ultérieurement rattachées à une ancienne province
du domaine espagnol. La vertu propre d'ailleurs de l'uti possidetis juris consiste à admettre la
transmission de plano, automatique, de ces îles aux nouveaux Etats républicains, sans imposer à ces
nouveaux Etats ni l'obligation de faire la preuve de la découverte de ces îles par l'Espagne, ni celle de
leur occupation effective. Le principe de l'uti possidetis juris conçu à l'origine pour faire échec à un
retour en force d'un colonialisme quelconque a précisément cette vertu de réduire à une question de
succession d'Etats entre l'Espagne et un Etat républicain ce qui, dans une autre hypothèse, aurait pu
être considéré comme un problème d'acquisition originaire de territoires sans maîtres. Mais le
postulat sur lequel repose le principe de l'uti possidetis juris est précisément la négation de tout vide
juridique, de toute terra nullius dont l'existence aurait pu aiguiser les appétits de conquête, ou de
reconquête d'un Etat étranger. Seule compte la filiation de chacun des Etats républicains par rapport
à une province déterminée de la mère patrie.
Est-ce à dire que la possession de fait n'ait aucun rôle à jouer en la matière ? Certainement
non car le principe de l'uti possidetis juris suppose qu'il existe un titre établissant la filiation entre un
Etat et une ancienne province de l'empire espagnol, que ce titre soit suffisamment clair pour ne pas
soulever de doute sérieux dans l'esprit du juge ou de l'arbitre, ce qui vous sera démontré quant à nous
par les orateurs suivants.
Que le principe de l'uti possidetis juris puisse servir à déterminer l'appartenance en
souveraineté d'une île, c'est ce que l'on peut affirmer en prenant connaissance de la jurisprudence et
spécialement de la sentence prononcée par la reine Isabelle II d'Espagne dans l'affaire de l'Ile d'Aves
qui opposait le Royaume des Pays-Bas à la République du Venezuela1
. Cette sentence est
commentée dans le volume II de notre réplique, aux pages 905-907. Elle est importante, cette
sentence, parce
__________
- 19 -
1
Recueil La Pradelle et Politis, II, p. 412.
- 20 -
qu'elle rappelle que s'agissant d'une acquisition de territoire disputé, le principe de l'uti possidetis
juris joue, même à défaut de toute occupation effective, au profit des Etats successeurs de l'Espagne,
dès l'instant où le territoire inoccupé au temps de la colonisation se trouvait, en vertu d'un titre
colonial, localisé à l'intérieur des limites de la province ou de l'audience à laquelle elle avait succédé.
Tel était précisément le cas de l'île d'Aves qui, selon le Recueil des Indes, relevait de l'audience de
Caracas. Ce point a été souligné avec force par le commentateur anonyme de cette sentence dans le
fameux Recueil Lapradelle et Politis où il est écrit :
"Quel serait le sort des peuples d'Amérique, épars sur des territoires très vastes, si on
leur niait la propriété de tout ce qui n'est pas peuplé1
."
La sentence prononcée en 1900 par le président de la République française, Emile Loubet,
dans le différend frontalier entre la Colombie et le Costa Rica et que nous avons citée à la page 907
du volume II de notre réplique témoigne également de l'applicabilité du principe de l'uti possidetis
juris aux îles, même éloignées des côtes.
En faisant état de ces précédents, et en vous demandant de bien vouloir vous référer pour plus
de détails à nos écritures, nous croyons avoir démontré que la primauté des titres coloniaux sur les
occupations de fait et sur les considérations de convenance et d'opportunité, s'applique par identité de
motifs aux successions insulaires comme aux délimitations de frontières terrestres.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, me voici arrivé au terme de ma plaidoirie et je
vous avouerai que j'éprouve quelque scrupule à avoir traité mon sujet d'une manière que j'ai voulu
claire mais qui a dû
__________
1
Ibid., p. 406.
- 21 -
vous paraître très élémentaire. Mais la vérité est qu'à mon avis, les problèmes de principes que j'ai
voulu aborder ne peuvent sembler complexes ou obscurs que si l'on suit la partie adverse dans tous
les méandres de ses raisonnements. Et ces raisonnements se caractérisent par un [l'éclectisme,]
étrange éclectisme dans le choix des arguments. Pour les besoins de la cause, on choisit certaines
sentences arbitrales, on en néglige d'autres. Titres et effectivités sont, selon les poches concernées,
mis en avant. Souveraineté et propriété sont systématiquement confondues. Mes collègues qui
prendront la parole après moi mettront toutes ces incohérences, toutes ces contradictions
systématiquement en lumière et ils le feront avec beaucoup plus de compétence que je n'aurais pu le
faire. Mais peut-être convenait-il, comme j'ai tenté de le faire, de dégager dès le départ, les lignes de
force de la position du Honduras. C'est ce que j'ai tenté de faire et je vous suis reconnaissant,
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, de m'avoir écouté avec tant de patience et tant
d'attention. Merci.
The PRESIDENT: I thank Professor Paul De Visscher and before I give the floor to
Professor Nieto to proceed with the Honduras pleading on the whole of the general questions I give
the floor to the Minister for Foreign Affairs of El Salvador, His Excellency José Manuel Pacas
Castro, who has expressed his willingness to address the Chamber.
H.E. Mr. PACAS CASTRO: Thank you very much, Mr. President, distinguished Members
of the Chamber. On behalf of the Government and the people of El Salvador, it is a great privilege
and honour for me to address the Chamber, in my official capacity as Minister for Foreign Relations,
at the outset of the Oral Proceedings in the case concerning the Land, Island and Maritime Frontier
Dispute between my country and Honduras, and in which Nicaragua has been allowed to express its
views.
- 22 -
I would also like to say how pleasing it is to us that both Judge Sir Robert Jennings and
Judge Shigeru Oda have been honoured by the full Court in their recent election as President and
Vice-President, respectively.
El Salvador has always respected the principles and norms of international law. Our foreign
policy has long maintained a strong tradition of support for the pacific settlement of disputes. In this
context, we have agreed with Honduras to plead before you for decision our frontier dispute and our
disagreement concerning other rights that have not been resolved my mutual agreement.
Our country therefore appears, formally, for the first time, before this high Tribunal, in
defense of its legitimate rights which - it is hoped - will be recognized and affirmed by your final
judgment. For that purpose, serious and extensive research has been conducted by us - in particular
in the General Archives of the Indies [Archivo general de Indias] and the General Archives of
Central America [Archivo General de Centro America], in search of the best documentary evidence
to support the defense of our legitimate rights.
It was with a similar approach that we have framed our written pleadings in this case, so as to
place before you clearly and unequivocally the rights that we seek to have recognized. Naturally, we
shall continue to do so in the current phase of the proceedings.
Mr. President and distinguished Members of the Chamber: we would also like to state that in
spite of our being, territorially, the smallest and by far the most densely populated country of Central
America, the positions we have adanced before you are no evidence of any intention to carry out a
policy that is in the slightest respect intended to impinge on the rights of our neighbours - especially
those of Honduras.
To the contrary: we have always been, and hope always to remain, highly respectful of the
rights of our neighbours. Therefore, our presence here is in response to the necessity of defending
and protecting the legitimate rights of the Salvadorian people over the land and island territory of
El Salvador, and the waters of the Gulf of Fonseca, and the maritime spaces, that our ours - and
have always been - ours.
Thus, we have no intention of expanding El Salvador by virtue of these proceedings.
- 23 -
Similarly, however we have no intention of permitting El Salvador to be contracted - or of
surrendering any of our own historical rights. El Salvador only seeks to have justice done, and to
establish and defend her historical entitlement.
In this effort, we reaffirm the trust that we have always held in this high Tribunal. We have
every confidence that your decision will be based upon law, will be just, and will contribute to
improvement of our relations with our neighbour Honduras with whom we would like to work in a
harmonious and fraternal manner for a better future and for the benefit of our respective people.
Your ultimate decision in this case will make a vital and permanent contribution to those desires.
Thank you very much.
The PRESIDENT: I thank the distinguished Minister for Foreign Affairs of El Salvador and I
give the floor to Professor Nieto to proceed with the Honduras pleading.
M. Alejandro NIETO : Monsieur le Président, Messieurs les Juges, c'est pour moi un grand
honneur que de paraître devant vous, en tant qu'avocat et conseil du Gouvernement du Honduras
dans le cadre de cette première partie de plaidoirie consacrée aux questions générales du présent
litige.
Je voudrais ajouter, Monsieur le Président, que mon intervention est marquée au coin du plus
profond respect et de la plus grande humilité. En premier lieu parce que je m'adresse à une instance
qui dit le droit aux Etats dans leurs rapports mutuels et donne son avis juridique aux organisations
internationales, moi qui ne suis qu'un professeur de droit public, plus exactement de droit
administratif, et ne s'occupe habituellent que d'un seul Etat et de son ordre juridique, d'un point de
vue au demeurant intérieur à l'organisation étatique. De plus, je comparais aux côtés de personnes
qui, tant sur ma droite, que sur ma gauche, sont davantage familiarisées que moi non seulement avec
les litiges internationaux mais également avec les usages de la procédure judiciaire propre à cette
Cour.
Je vous demande donc dès à présent toute votre indulgence. Je voudrais cependant souligner
- 24 -
que dans ma plaidoirie je ne soulèverai pas de problèmes relevant du droit international étant donné
que je me référerai au droit espagnol et notamment au droit espagnol applicable en Amérique
centrale jusqu'en 1821. D'autre part, je m'engage à être aussi succinct que possible, comme l'exige le
Règlement de la Cour et enfin, avec votre permission, je ne citerai aucune des références
bibliographiques sur lesquelles repose mon exposé puisqu'elles figureront dans le texte de mon
intervention qui sera remise au Greffe de la Cour.
EXPOSITION
La Chambre va déterminer le moment venu quelles sont les frontières qui séparent le
Honduras d'El Salvador conformément à la situation qui prévalait en 1821 (uti possidetis juris). A
cet effet, la Chambre aura à examiner l'une après l'autre toutes les frontières contestées. Cela est
essentiel au prononcé de l'arrêt et les Parties exposeront jour après jour leurs analyses détaillées cas
par cas. Ce n'est cependant pas ce à quoi tend ma propre intervention qui se bornera à l'étude de
certaines questions qui sont communes à l'ensemble des différends terrestres et qui, comme il est
logique, doivent être traitées au préalable.
Ainsi, du fait que tous les différends terrestres se rapportent à des "ejidos" de communautés
indiennes, nous nous trouvons amenés à analyser ce que sont exactement ces "ejidos" : une institution
très peu connue jusqu'à récemment et à laquelle j'ai eu à consacrer une monographie dans le cadre
d'une consultation demandée par le Gouvernement du Honduras et qui figure en annexe à la
documentation de ce litige. La première partie de mon intervention comprendra un bref condensé
systématique de cette question où je reprendrai en le résumant ce qui a déjà été dit dans le
contre-mémoire et la réplique du Honduras et je répondrai également à certains malentendus
introduits par la partie adverse, encore qu'il faille souligner qu'El Salvador a accepté dans leurs
grandes lignes les positions exprimées sur cette question par le Honduras.
La deuxième partie de mon intervention traite d'une question de procédure qu'il convient
également d'aborder au préalable. Il se trouve en effet que dans son contre-mémoire et sa réplique,
El Salvador a mis en doute la valeur probante des documents fournis, reléguant à un second plan
- 25 -
ceux qui sont favorables au Honduras. Une question sur laquelle, comme on peut l'imaginer, il est
indispensable de faire la lumière sans plus tarder, étant donné qu'elle détermine toutes les autres.
En troisième lieu, enfin, j'aborderai une question de fond, soulevée par El Salvador et qui,
comme les précédentes, intéresse l'ensemble des litiges et doit être élucidée au préalable. En fin de
compte, la Chambre va devoir, sur la base de la documentation disponible, reconstituer les limites
des provinces telles qu'elles existaient en 1821 pour en déduire les limites des Etats en 1991. Or
El Salvador soutient que cette reconstruction doit se faire sur la base de ce qu'il appelle le contrôle
administratif. Autrement dit, ce qui incomberait véritablement à cette Chambre, du point de vue bien
entendu d'El Salvador, ce ne serait pas de vérifier par où passaient les limites des provinces en 1821
mais de préciser sur quelles terres les provinces de San Miguel et de San Salvador exerçaient un
contrôle administratif de manière à en déduire le tracé des frontières. Ou, ce qui revient au même, à
l'encontre du raisonnement traditionnel qui veut que le prius constitue les frontières et le posterius
représente le contrôle administratif que chaque autorité exerce dans le cadre de son propre ressort,
El Salvador soutient que le prius est le contrôle administratif et que, c'est à travers lui que l'on
aboutit à la détermination des limites et des frontières. Le tout accompagné de la remarque selon
laquelle ce contrôle administratif se fait jour et nous est révélé dans les titres des "ejidos". Un point
de vue que le Honduras ne partage pas, dans la mesure où il considère que le contrôle administratif
par El Salvador n'est absolument pas attesté et que, même s'il l'était, il ne revêtirait pas l'importance
juridique que la partie adverse prétend.
Mon intention est donc, si la Cour veut bien faire preuve de patience à mon égard, de faire la
lumière sur ces trois questions préalables puis, une fois cette tâche accomplie, mes éminents
collègues pourront procéder à l'analyse détaillée, cas par cas, de chacune des zones terrestres
contestées. D'ailleurs, pour les deux premières parties, je parlerai tout au plus une heure et quart et
pour l'exposition de la troisième partie j'aurai besoin à peu près d'une autre heure et quart.
- 26 -
PREMIERE PARTIE : LES "EJIDOS"
1. Consultation de Nieto
Il est curieux de constater le peu d'intérêt que les juristes espagnols ont montré pour les
"ejidos" - qu'ils soient castillans ou indiens - et également la carence des textes normatifs en la
matière. A l'occasion de la consultation que j'ai eue à élaborer à la demande du Gouvernement du
Honduras il y a deux ans sur cette question et qui a été versée au dossier, j'ai pu vérifier ce
phénomène qui m'a amené, pour la quasi-totalité de ma tâche, à faire oeuvre de pionnier. Mais ce
qui importe ici c'est qu'en recherchant les origines réelles, normatives et doctrinales, de ce concept,
aussi bien en Castille qu'aux Indes, j'ai pu, sans que puisse subsister aucun doute, rattacher ces
"ejidos" aux biens communaux (comme je l'avais déjà noté en "Bienes comunales"1964 pp. 399-403,
remarquant une proximité sémantique frappante dans le titre III du livre sixiéme de la recopilation
des lois des Indes; on parle plusieurs fois des biens des communautés et des biens communs des
Indiens quand on parle des "ejidos") et je me suis permis aussi de proposer une typologie
systématique de leurs variantes indiennes les plus importantes : "ejidos" de peuplement, "ejidos" de
reduction et "ejidos" de composition. Typologie qui, du fait même de son importance primordiale
pour la solution de la question qui nous occupe et compte tenu qu'elle fait constamment l'objet de
références dans les écrits d'El Salvador, mérite ici une explication, ne serait-ce que brève : A) Les
"ejidos" de peuplement sont ceux concédés (par la Couronne, comme c'est toujours le cas) aux
"pobladores" (colons) castillans comme assise physique et économique de leurs établissements. Au
demeurant, ces "ejidos" ne sont pas en cause ici, étant donné qu'ils ne figurent pas dans les secteurs
contestés.
B) Les "ejidos" de réduction sous variante de "resguardos" sont ceux concédés aux
communautés indiennes pour faciliter une implantation stable de ces communautés. Ces terres,
attribuées gratuitement, je repète, gratuitement, permettaient d'éliminer le nomadisme que la
Couronne, pour des raisons politiques et religieuses, souhaitait voir disparaître. Tous les "ejidos"
primitifs ou originels sont de ce type.
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C) Les "ejidos" de composition représentent un phénomène légèrement postérieur qui, après
avoir commencé à entrer dans la pratique à la fin du XVIe
siècle, s'est généralisé au XVIIIe
siècle.
Au moyen de la procédure de composition, la Couronne légitime contre paiement une situation de
fait. Une opération qui peut s'effectuer - pour des raisons économiques de promotion de la propriété,
mais surtout pour atténuer le dénuement du Trésor - en faveur de particuliers ou de communautés.
Les cas de figure les plus importants sont les suivants :
- il n'existe pas de titre originel, de sorte que la composition légitime purement et simplement
des situations de fait;
- il existe un titre originel mais qui ne porte pas sur la totalité de la surface réellement
occupée : la composition légitime la différence au moyen de la novation et de l'élargissement du titre
originel; en d'autres termes (et pour ce qui intéresse notre affaire) la communauté indienne a occupé
des terres au-delà des limites de son "ejido" de réduction et sollicite l'acquisition en pleine propriété
de la partie annexée, moyennant bien entendu le paiement d'une somme : l'"ejido de reducción"
(concédé à titre gratuit) se transforme ainsi en un "ejido de composición" (concédé à titre onéreux);
- et enfin il existe un titre originel, mais dont la validité est douteuse ou qui, avec le temps,
s'est détérioré, de sorte que le titulaire est disposé à payer ("composer") pour réaffirmer la validité du
titre d'origine douteux. Une opération facilitée par la faiblesse du prix à payer étant donné qu'en cas
de "composición" - surtout lorsqu'il s'agit de communautés indiennes - ce prix est de loin inférieur à
celui de l'achat-vente. C'est ainsi que - comme dans le cas de figure précédent - l'"ejido de
reducción" se transforme en un "ejido de composición".
Quelles qu'aient été leurs manifestations, le fait est que dès le XVIIIe
siècle (et à fortiori
en 1821) l'immense majorité des "ejidos" d'Amérique centrale s'étaient transformés en "ejidos de
composición", parachevant ainsi la révolution agraire que les monarques éclairés avaient mis en
oeuvre tant aux Indes qu'en Europe. (Voir F. de Solana: Tierra y Socíedad en el Reino de
Guatemala", Guatemala, 1977).
Le caractère juridique de ces deux types d'"ejidos" - "de réducción" et "de composición" - n'est
pas le même et dans la consultation susmentionnée je crois avoir démontré que :
- 28 -
les "ejidos" de réduction sont de même nature que ce que nous appelons aujourd'hui les "biens
communaux", c'est-à-dire qu'ils sont de propriété ou de titularisation partagée entre la communauté
des habitants et la personne juridique que représente la municipalité. Alors que les "ejidos" de
composition correspondent à ce que nous appelons de nos jours les "bienes vecinales" (c'est-à-dire
biens propriété de la communauté des habitants, seulement de la communauté des habitants), ont un
caractère privé et appartiennent à un propriétaire unique - la communauté des habitants (pas des
titres partagés) selon le mode de propriété solidaire (gesammte Hand) à la germanique et non le
mode de propriété en quote-parts à la romaine.
Il en résulte que :
Les "ejidos" de réduction qui sont l'équivalent indien des biens communaux castillans, font
l'objet d'une titularisation partagée et ils ont un caractère de propriété publique. Ou plus exactement
encore, ces biens étaient déclarés biens communs dans les lois des Partidas du XIIIe
siècle que les
lois municipales des XIXe
et XXe
siècles ont considérés de domaines privés des municipalités jusqu'à
la loi municipale de 1985.
Par contre, les "ejidos" de composition sont l'équivalent indien des "montes vecinales"
espagnols, leur propriétaire unique est la communauté indienne et ils ont caractère de propriété
privée.
Il va de soi, bien entendu, que cette typologie d'ordre juridique est oeuvre du droit
contemporain. Aux XVIIe
et XVIIIe
siècles, ces problèmes n'effleuraient même pas l'esprit des
juristes et n'étaient posés en aucune manière dans la législation. Il serait donc inutile de chercher des
témoignages dans ce domaine auprès des auteurs de l'époque. Il s'agit d'une typologie propre à la fin
du XIXe
siècle et qui n'a connu son plein développement que tard au XXe
siècle de par l'intervention
de la Cour suprême d'Espagne.
Pour être encore plus précis on peut dire que la thèse de la titularisation partagée, des biens
communaux - et donc des "ejidos de reducción" - est exposée pour la première fois dans l'ouvrage
déjà cité de Nieto ("Bienes comunales", 1964, p. 263 et suivantes) et a par la suite été reprise
intégralement par la Cour suprême espagnole dans plusieurs sentences ("Montes de Toledo", 1991,
- 29 -
pp. 145 et suivantes), et par toute la doctrine espagnole sans exception.
La thèse de la propriété privée de type germanique (zur gesammte Hand) des équivalents
péninsulaires des "ejidos de composición" indiens est théorisée aussi pour la première fois dans
l'ouvrage de Nieto "Bienes comunales" (p. 409 et suiv.) puis, de manière plus détaillée, dans l'oeuvre
également déjà citée de "Montes de Toledo" (p. 91 et suiv.), en conformité avec la jurisprudence de
la Cour suprême espagnole, c'est-à-dire que c'est une oeuvre de la Cour suprême espagnole
systématisée par l'auteur cité.
Dans les derniers ouvrages de Nieto (et je sollicite toute l'indulgence de Messieurs les Juges
pour ces "autocitations" réitérées mais inévitables étant donné qu'il s'agit là de la seule source d'une
certaine importance existant en Espagne et que les thèses de cet auteur ont été acceptées in totum,
comme je viens de le dire. par toute la doctrine ultérieure et surtout par toute la jurisprudence de la
Cour suprême espagnole), dans les derniers ouvrages de Nieto, on trouvera un exposé détaillé de tout
ce qui est affirmé ici. Qu'il soit bien clair néanmoins que tout cela représente en fait un phénomène
universel ramené, ici, à un cas national. En ce qui concerne l'Europe, il suffit de rappeler, pour le
lecteur français, que l'on est en train de parler de la "maîtrise foncière villageoise" bien connue et à
laquelle la société Jean Bodin a consacré récemment six volumes de ses recueils. Les passages
relatifs à la France, à l'Italie et à l'Espagne ont été publiés dans le volume 43 de 1984.
S'agissant de l'Angleterre, il est tout aussi indispensable de se référer à la "Village
Community" qui fut, depuis Maine, un objet d'étude des plus populaires dans la deuxième moitié du
XIXe
siècle de la part d'historiens qui ne se sont pas bornés aux îles mais ont étendu leurs
observations aux cinq continents, comme ce fut le cas de Maine lui-même ("Village Communities in
the East and West", 1871) ou de Gomme ("The Village Community", 1890). Une institution en voie
d'extinction au XIXe
siècle et qui disparaît pratiquement avec la Enclosure Act de 1845.
2. Critique du Professeur López-Rodó
L'importance de tout ce qui vient d'être dit (et qui sera développé par la suite) n'a pas échappé
aux Parties à ce litige qui dans leurs écrits ultérieurs ont centré leurs débats sur cette question.
Leurs débats terrestres, bien entendu. En outre, le Gouvernement d'El Salvador a demandé, en son
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temps, au professeur espagnol López-Rodó d'évaluer les thèses exposées par Nieto, dans une
consultation dont je souhaiterais traiter maintenant sommairement. Les objections fondamentales
que l'on trouve dans cette consultation vis-à-vis de la position de Nieto (et qui sont reprises par la
suite dans le contre-mémoire d'El Salvador) sont les suivantes :
1. "Les types décrits par Nieto n'existent même pas, c'est-à-dire qu'il n'existe pas d''ejidos de
composición' car ceux-ci ne reposent sur aucune base normative." Une objection que l'on ne peut
pas prendre au sérieux étant donné le nombre et la force des textes cités sur ce point dans la
consultation de Nieto. Cela est d'autant plus vrai que López-Rodó lui-même doit reconnaître
finalement (p. 17) qu'en fait ces "ejidos de composición" existent mais qu'à son avis ils n'ont pas été
généralisés. C'est la différence finale, la généralisation.
2. "Nieto ne démontre pas que les 'ejidos' frontaliers relevant du différend actuel soient du type
de composition." Effectivement Nieto ne le démontre pas et n'a pas cherché à le démontrer étant
donné que sa consultation a un caractère général, doctrinal. Mais dans les écrits soumis par le
Honduras à cette Cour, une preuve formelle est apportée en la matière, comme il le sera rappelé par
la suite dans d'autres interventions des représentants de ce pays.
3. "C'est un anachronisme que de parler de domaine public à propos d''ejidos' indiens."
Effectivement ce le serait s'il en était ainsi. Les "ejidos de reducción" sont en effet des biens du
domaine public dans la perspective actuelle, et non pas dans la perspective du XVIe
siècle, époque où
de toute évidence ce concept n'existait pas. Le fait est trop connu pour que l'on perde son temps à
élucider la question. Dans le cadre de sa consultation, Nieto, au demeurant, fait un exposé
(p. 70-75) sur l'introduction du concept de domaine public tout d'abord en France puis en Espagne
avant d'en arriver aux pays sud-américains ayant subi l'influence juridique espagnole.
4. "Le régime juridique que Nieto attribue aux 'ejidos de composición' est une invention
personnelle de sa part, dit le professeur López-Rodó, étant donné qu'il n'apparaît pas dans la
législation de l'époque." Effectivement, il n'apparaît pas dans la législation de l'époque. Les lois - ni
celles du XVIIIe
siècle, ni celles d'aujourd'hui - ne s'intéressent (sauf exceptions) au caractère
juridique des questions qu'elles réglementent : c'est l'affaire de la doctrine et, le cas échéant, de la
- 31 -
jurisprudence. Et de toute façon, c'est là un problème contemporain dans la mesure où il s'agit d'une
préoccupation récente qui répond à une structure juridiquement mentale précise. Le droit européen
continental (et à son image le droit centraméricain) opère, comme il est bien connu, de la manière
suivante : les phénomènes réels se réduisent ou se synthétisent en concepts abstraits (propriété,
contrat, etc.) auxquels s'attribue un régime juridique global puis, lorsque surgit un différend
individualisé, on applique à ce différend le régime abstrait pré-établi. Il est bien connu que d'autres
systèmes juridiques opèrent de manière différente et que d'autres juristes sont dans un état d'esprit
différent. Mais, en Amérique centrale comme en Espagne, il est indispensable d'inscrire les
phénomènes réels individuels dans un concept abstrait et c'est ce qui a été fait avec les "ejidos"
controversés, que l'on a intégrés dans le concept d'"ejidos de composición", qui se sont vus par la
suite attribuer un régime juridique global. Puis une fois cela fait, le différend se résout par déduction
à partir de ce caractère abstrait et de ce régime juridique général.
3. Brève réflexion anticipée sur le caractère de "composition" des
"ejidos" contestés
Comme on vient de le montrer, l'opinion personnelle exprimée par López-Rodó et la position
officielle d'El Salvador visent à échapper aux conséquences inexorables du caractère de
"composition" des "ejidos" en litige selon deux approches argumentaires : la première consiste à nier
purement et simplement l'existence des "ejidos de composición"; encore qu'il s'agit là d'un argument
tellement insoutenable que l'on finit par le nuancer en reconnaissant l'existence de ces "ejidos" même
si l'on nie leur généralisation. La deuxième approche consiste à affirmer que Nieto n'a pas démontré
que les "ejidos" contestés sont de "composition". Ce qui est vrai, puisque ce n'était pas l'objet de sa
consultation. Cette preuve sera dûment apportée par les représentants du Honduras lors des séances
ultérieures lorsqu'ils analyseront en détail, un par un, les titres de chaque "ejido". Ceci dit, vu la
simplicité de cette démonstration, et étant donné qu'elle peut se faire en un rien de temps, je ne peux
résister à la tentation d'y procéder brièvement dès à présent, sans préjudice de ce qui pourra en être
dit par la suite, afin que la Cour puisse se livrer, en toute sécurité, à la réflexion et au travail voulu
sur cette hypothèse, tout en constatant le manque de fondement de la position de la Partie adverse.
Comme on le sait, le caractère essentiel des "ejidos de composición" est que les terres sont
- 32 -
acquises à titre onéreux ("composer" en espagnol équivaut à "régler" : du point de vue juridique, la
"composition" est un règlement contre versement d'une somme et, dans le cas des biens immeubles,
elle équivaut à un contrat d'achat-vente à prix réduit. (Et c'est à noter au surplus que le titre 12 du
livre 4 de la Recompilation des lois des Indes s'intitule "Des ventes et des compositions des terres").
Maintenant, sans entrer davantage dans le détail, voyons les prix pour lesquels il y a eu
"composition" ou acquisition, selon ce qui est stipulé dans chacun des titres, des "ejidos" sur lesquels
le Salvador prétend faire valoir ses droits dans ce litige:
- Dans le titre des terres de Dulce Nombre de la Palma, il est signalé que les 28 "caballerías"
de terrain ont été acquises "pour une composition modérée", ce qui est admis expressément dans le
contre mémoire d'El Salvador (p. 69, para. 3.46).
- Dans le titre des terres de la communauté indigène d'Arcatao, de 1724, il est indiqué sans
équivoque possible que 88 "tostones" - la monnaie de l'époque - ont été versés à la "Real Hacienda".
- Dans le titre des terres des communautés indigènes de Perquin et Arambala est consigné le
prix de 8 "tostones" pour chacune des "caballerías" concédées.
- Dans le titre des terres des Amates, du XVIIIe
siècle, concédées à un particulier, le prix de la
"composition" avec la couronne a été de 52 "tostones".
- Et pour ce qui est du titre des terres de la Montaña de Tepanguisir, au bénéfice de la
communauté de Citalá, même s'il est vrai que le prix payé n'y figure pas, il est indiqué dans la
requête de la communauté des indiens de ce village, en date du 10 février 1776, que les demandeurs
étaient disposés "à composer ces terres de Tepanguisir avec Sa Majesté le roi".
Cette brève référence suffit et il n'y a pas lieu d'insister sur ce point étant donné que personne
n'a jamais contesté le fait que les "ejidos" de réduction (comme c'est le cas de nos jours du domaine
public) ne peuvent à aucun moment faire l'objet d'un achat-vente ni d'une quelconque transaction.
Lorsqu'intervient un paiement, nous quittons les "ejidos" publics de réduction et entrons dans un
autre monde, celui des "ejidos" de composition et, de manière générale, celui des biens de
propriété privée.
A ce stade, et pour en terminer avec cette première partie de mon intervention, il convient
- 33 -
d'expliquer les raisons qui ont amené le Gouvernement du Honduras à faire procéder à une étude
théorique approfondie sur les "ejidos" et d'expliquer également les conséquences directes que peut
avoir sur notre différend l'aboutissement de cette recherche.
L'étude théorique s'imposait : en effet, les doutes en matière de frontières correspondaient à
des "ejidos" de communautés indiennes; or, on ne savait pas avec certitude ce qu'étaient ces "ejidos",
tout au moins en Amérique Centrale (compte tenu, comme on l'a déjà souligné du manque d'intérêt
pur cette modalité de propriété de la part des historiens et aussi du silence à peu près total de
réglementation dans les lois indiennes. A noter par exemple que dans l'index officiel de la
Recompilation des lois des Indes ne figure pas le mot "ejido"). A peu près tout ce que l'on savait
d'eux avec certitude était qu'ils provenaient des anciennes terres de la Couronne ("tierras realengas",
c'est-à dire acquises par la Couronne à titre de conquête), que le Monarque avait concédées à une
communauté d'indiens et on ne comprenait pas pourquoi leur acquisition avait supposé le versement
d'une somme étant donné que l'on donnait pour entendu que les cessions de terres de la Couronne
devaient être gratuites. On ne comprenait pas davantage - ce qui pourtant est indéniable - pour quelle
raison ce terrain se trouvait fréquemment loin du noyau de population alors que l'on donnait
également pour entendu qu'il devait précisément s'agir de terrains contigus à celui-ci. Aussi, sachant
que toutes ces données pourtant si simples restaient obscures à l'époque, peut-on imaginer
l'ignorance qui régnait quant à leur nature et à leur régime juridique? Dans ces circonstances, on
n'était évidemment pas en mesure d'aborder sérieusement le différend.
La clarification du concept d'"ejido" a pu se faire cependant avec une certaine facilité lorsque
l'on a réussi à établir sa relation avec les institutions équivalentes du droit castillan. Pourquoi les
"ejidos" américains devaient-ils être différents des métropolitains? Le terme "ejido" est aussi courant
en Amérique qu'en Espagne. Le droit castillan est un droit qui s'est constitué au fur et à mesure des
conquêtes territoriales : tout d'abord dans la Péninsule face aux maures, puis dans l'Atlantique, aux
iles Canaries et enfin outre-mer, face aux indiens. D'une conquête à l'autre il n'y a pas eu solution de
continuité. Les institutions juridiques et économiques castillanes se sont étendues aux nouveaux
territoires et y ont pris racine le plus naturellement du monde et en ne présentant que des
- 34 -
particularités non essentielles.
Alors, une fois établie l'identité entre les "ejidos" indiens et leur parallèle castillan, l'objectif
était atteint. En effet, s'il est vrai que les "ejidos" indiens n'étaient dotés d'aucun régime juridique
précis, le fait est que cela était pratiquement inutile, étant donné qu'on peut parfaitement leur
appliquer le régime des biens castillans correspondants; et c'est ce qui s'est passé jusqu'à
l'indépendance. En conséquence, si la Cour admet la justesse de cette thèse, le problème sera résolu,
et elle pourra prononcer son arrêt en toute sécurité étant donné qu'elle ne sera pas amenée à
appliquer au Honduras et au Salvador par analogie un droit étranger (le droit espagnol) mais qu'elle
appliquera le droit qui en 1821 était en vigueur dans les provinces des Indes. Comme le précise la loi
2
e
du titre 1er du livre deuxième de la Recompilación de Leyes de Indias, et ce texte est essentiel :
"Dans tous les cas, affaires, et litiges qui ne sont pas réglés par les lois de cette Recompilation des
lois des Indes, les lois du royaume de Castille seront appliquées." ("En todos los casos, negocios y
pleitos en que no estuviere decidido ni declarado lo que se debe proveer por las leyes de esta
Recopilación . . . se guarden las leyes de nuestro Reino de Castilla")
Nous en arrivons ainsi à la conclusion pratique de notre raisonnement : si les "ejidos" en litige
sont des "ejidos de composición" et si les "ejidos de composición" (à l'instar des "bienes vecinales"
castillans) sont des biens privés, ils n'auront aucun effet sur la détermination des limites provinciales
de la même manière et pour la même raison que n'intervient nullement à cette fin la propriété privée
d'un colon castillan, comme je l'exposerai en détail dans la troisième partie de ma plaidoirie.
La situation juridique est si claire qu'il est inutile d'insister davantage sur ce point.
- 35 -
DEUXIEME PARTIE : VALEUR PROBANTE DES DOCUMENTS PRODUITS
1. Introduction
Avant d'aborder la question de fond, il faut encore clarifier auparavant, et comme je l'avais
déjà annoncé, une question de procédure : si le différend doit être résolu conformément au principe
de l'uti possidetis juris de 1821, il est évident que cette situation doit faire l'objet d'une preuve
documentaire et, à cet effet, les Parties ont soumis à la Cour divers dossiers. Mais jusqu'à quel point
tous les documents ainsi fournis sont-ils recevables et quelle est la valeur probante de chacun d'entre
eux ? Une question sur laquelle le Honduras et El Salvador ont exprimé des opinions contraires.
D'un côté, El Salvador affirme que seuls ont valeur probante les titres apportés par ces pays
en matière d'"ejidos" - étant donné qu'il s'agit là des seuls "titres officiels formels" - et, plus
précisément encore, ce qu'il appelle le "dispositif" de ces titres.
Le Honduras, quant à lui, soutient que les limites des anciennes provinces coloniales peuvent
être fixées en recourant à un quelconque moyen de preuve, même si en fait - et pour des raisons
chronologiques évidentes - tout se fonde sur des documents. Ceci dit, à la différence d'El Salvador,
le Honduras affirme que : 1) les titres des "ejidos" ne sont pas les seuls documents ayant valeur de
preuve du point de vue de la procédure; 2) que ceux produits par la partie adverse ne sont pas les
seuls "titres officiels formels" et que cette catégorie n'est pas davantage valable; et 3) que leur
soi-disant "dispositif" n'est pas non plus le seul qui ait force probante étant donné que ce dispositif
n'existe même pas formellement.
2. La thèse d'El Salvador
L'avis d'El Salvador se résume comme suit : Primo, seuls ont valeur probante aux fins du
présent litige les "titres officiels formels", c'est-à-dire les titres d'"ejidos" soumis par El Salvador
lui-même et l'on doit faire abstraction, dans l'idée qu'elle n'a aucune valeur, du reste de la
documentation fournie par le Honduras. Secundo, dans les corps des titres d'"ejidos", seules ont
force probante les déclarations formulées dans leur dispositif, c'est-à-dire là où sont arrêtées les
limites de l'"ejidos", abstraction devant être faite de la documentation qui accompagne ce titre (titres
antérieurs, dossier de la procédure qui a amené à la délivrance du titre, etc.). Tertio, il ressort sans
- 36 -
ambiguïté de ce qui précède que les limites établies dans le titre de l'"ejidos" sont les limites
provinciales coloniales, dans la mesure où ce sont elles qui établissent l'uti possidetis juris.
Les arguments invoqués à l'appui de cette position sont au nombre de deux :
Premièrement : la décision du Tribunal arbitral du 23 janvier 1933 rendue dans le litige de
frontières entre le Guatemala et le Honduras (Guatemala-Honduras Special Boundary Tribunal:
Opinion and Award: Washington D.C., 1933). Il y est déclaré en effet que :
"A partir de la deuxième moitié du XVIIIe
siècle, les cessions de terrains au Guatemala
ont été effectuées par des juges délégués et spécialement nommés par le 'Capitán general' dans
les différentes provinces, sous réserve de confirmation de la part de la 'Audiencia' au nom du
gouvernement central du royaume... Par le biais de ces concessions foncières, on peut
reconstituer la zone sur laquelle chacune des entités coloniales et chacun des Etats qui leur ont
succédé ont assis leur autorité."
Et de fait, une partie de la frontière contestée a été établie sur la base de ces titres d'"ejidos".
Deuxièmement : au cas où ce qui précède laisserait subsister un doute, l'argument capital qui
justifie l'interprétation d'El Salvador se trouve à l'article 26 du traité de paix de 1980 qui, comme on
le sait bien, se lit comme suit dans la version française :
"S'agissant de la délimitation de la ligne frontière dans les zones contestées, la
commission mixte fondera ses travaux sur les documents éablis par la couronne d'Espagne ou
tout autre autorité espagnole séculière ou ecclésiastique, durant l'époque coloniale, qui
indiquent les ressorts ou les limites de territoires ou de localités."
Voyons donc la thèse du Honduras.
3. La thèse du Honduras
Du point de vue du Honduras, la position d'El Salvador est inacceptable et il est très facile
d'en faire ressortir la fragilité. A cette fin, je développerai mon exposé dans l'ordre suivant : A) En
premier lieu, j'essaierai de démontrer, d'une part qu'il n'est pas correct d'affirmer, comme le fait
El Salvador, que seuls ont force de preuve les "titulos ejidales" et, d'autre part que leur force
probante n'est même pas supérieure à celle des autres documents produits. B) En deuxième lieu,
j'analyserai la force probante du contenu des documents produits. C) Et en troisième lieu, je traiterai
brièvement de la typologie descriptive des limites, qui ressort des documents à la disposition de la
Cour.
- 37 -
A) Documents dont la force probante est admise ou doit être admise
Comme on vient de le souligner, El Salvador prétend exclure de la preuve la plus grande partie
de la documentation versée au dossier par le Honduras en se fondant pour cela sur la sentence rendue
dans le différend frontalier entre le Guatemala et le Honduras en 1933, ainsi que sur l'article 26 du
traité général de paix de 1980. En fait, cette exclusion est arbitraire et on ne peut en aucune manière
se fonder sur la sentence ni sur le traité en question.
De prime abord, on peut dire qu'il ne sert à rien de rechercher un appui dans la Sentence
rendue dans l'affaire du différend frontalier entre le Guatemala et le Honduras de 1933, étant
donné qu'on y utilise non seulement des "titulos ejidales", mais également de nombreuses autres
sortes de documents, ce qui ressort à l'évidence du passage où il est dit que :
"pour vérifier l'appui en faveur du contrôle administratif au sujet duquel le roi d'Espagne a
nécessairement dû faire connaître sa volonté, nous sommes libres de nous référer à toutes les
manifestations de cette volonté - cédulas royales, ordonnances royales, lois et décrets et
également, en l'absence de lois ou de cédulas royales, à toute conduite indiquant une
acceptation royale de points de vue coloniaux en matière d'autorité administrative..."
Cette décision, en définitive (si on la lit et la cite intégralement) non seulement a recours et donne
une force probante à des documents autres que des "titulos ejidales", mais elle admet même la
possibilité que soient fournis et pris en compte des "déclarations d'historiens et d'autres sources
dignes de foi et ainsi que des cartes authentifiées".
Voilà qui est logique et juridiquement correct. La sentence ne s'en est absolument pas tenue
aux "instruments publics d'attribution de terres du domaine public", comme le soutient El Salvador
en se fondant sur une citation impliquant une déclaration d'intention indubitablement malheureuse.
En effet, si la sentence avait dû s'en tenir exclusivement à ces documents, pas un seul n'aurait pu être
produit étant donné que, comme il est bien connu, en 1821 le domaine public n'existait ni en Espagne
ni en Amérique. C'est une invention postérieure.
Il en va de même d'autres litiges frontaliers en Amérique centrale, pour lesquels on a
également eu recours à la documentation coloniale prise en son sens large et non dans le sens
singulièrement restreint défendu par El Salvador. Ce fut le cas du différend entre la Colombie et le
Venezuela de 1891, entre la Colombie et le Costa Rica de 1900 et enfin entre le Honduras et le
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Nicaragua de 1906.
Or si le différend frontalier entre le Guatemala et le Honduras de 1933 ne peut donner caution
à la thèse salvadorienne, l'article 26 du traité général de paix de 1980 le peut encore moins, attendu
que l'interprétation que l'on en donne à cette fin est totalement inacceptable.
Cette interprétation suppose en effet dès le départ une littéralité incompatible avec l'intention
incontestable des parties de se fonder sur le principe général de l'uti possidetis juris. Cet article 26
doit donc être pris dans son sens positif : la volonté de déterminer la situation de 1821; et non pas
dans un sens restrictif : l'énumération limitative des instruments qui permet d'aboutir à cette
détermination souhaitée de l'uti possidetis juris.
Mais de toute façon, même dans la perspective d'une littéralité absolue qu'a choisie
El Salvador, même dans cette hypothèse, ses conclusions, telles qu'il les expose, sont incorrectes. Il
suffit à cet égard d'analyser la méthode herméneutique que ce pays a suivie : dans la grande tradition
de l'exégèse scolastique, on souligne certains mots du texte d'abord dans la consultation puis dans la
réplique, mots qui font l'objet de gloses intéressées et partiales dans l'idée que seuls les "titulos
ejidales" soumis par la République d'El Salvador constituent des moyens de preuve, lesquels de toute
façon l'emportent sur ceux soumis par le Honduras. Très bien ! Dans le cadre de cette méthode de
glose textuelle - que nous acceptons ici à des fins dialectiques -, il convient de souligner ce qui suit :
Primo : Le choix exclusif de "titulos ejidales" présentés comme seuls titres valides se révèle
arbitraire pour les raisons suivantes :
- L'article 26 parle de documents et non pas de titres; le titre est évidemment un document,
mais il existe de nombreux documents qui ne sont pas des "titulos ejidales"; pourquoi exclure les
documents qui n'incluent pas de "titulos ejidales" ? Pourquoi ne pas admettre, par exemple, une
sentence de la "Real Audiencia" du Guatemala dans laquelle, à propos d'une propriété particulière,
était faite, dans la description du périmètre de cette propriété, une référence incontestable à des
limites provinciales ? C'est un exemple; pourquoi ne pas l'exclure ?
- L'allusion expresse à des autorités civiles ou ecclésiastiques corrobore notre réfutation, étant
donné que par définition une autorité ecclésiastique ne peut concéder de "titulos ejidales", ce qui ne
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l'empêche néanmoins pas d'être expressément citée dans l'article 26. Comment les documents
émanant d'une telle autorité ecclésiastique visés dans le traité pourraient-ils n'avoir, comme le
soutient El Salvador, aucune force probante ?
Secondo : La seule condition à laquelle sont soumis les documents de l'époque pour qu'ils
puissent avoir force probante est qu'ils aient été otorgados (délivrés) par une autorité espagnole,
c'est-à-dire qu'il ne s'agisse pas de documents privés ou souscrits par ou entre des personnes privées.
C'est la seule condition. Cette restriction introduite dans le traité de 1980 est vraiment surprenante;
mais vu qu'elle ne fait aucun doute, on ne peut que l'accepter. Et nous l'acceptons. Ceci dit, dans le
droit espagnol de l'époque (exactement comme dans le droit actuel), la délivrance ("el otorgamiento")
d'un document de la part d'une autorité publique ne suppose pas nécessairement l'expression de la
volonté de cette autorité. Par cette délivrance, l'autorité qui délivre, outre le fait qu'elle exprime par
la même occasion sa volonté, prend acte d'événements connus d'elle-même ou d'autrui ou bien de
manifestations de la volonté d'autrui. Pour comprendre cela, il suffit de se souvenir qu'en droit
espagnol les notaires, par exemple, délivrent leurs actes et, comme on le sait bien, le notaire très
fréquemment se borne à enregistrer les déclarations des parties ou des témoins ou consigne sa propre
connaissance de certains faits. Ainsi compris, un document délivré par une autorité espagnole a une
portée qui dépasse notoirement celle des "titulos ejidales" (qui constituent une de ses manifestations
les plus restreintes) et englobe tous les documents souscrits par un fonctionnaire espagnol, qu'ils
aient été rédigés par lui ou bien par d'autres, mais bénéficient de la garantie de sa signature;
n'oublions pas que le notaire ne rédige pas nécessairement en droit espagnol les documents qu'il
délivre, lesquels peuvent être régigés par d'autres, même si c'est lui qui les signe.
The PRESIDENT: Professor Nieto, if you do not mind, the Chamber will take a short break
now and then you will resume your intervention in 15 minutes.
L'audience est suspendue de 11 h 40 à 12 heures.
M. Alejandro NIETO : Il y a quelques minutes, Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
- 40 -
j'ai expliqué pourquoi à mon avis la position d'El Salvador sur le sujet de la valeur probante des
documents n'était pas convaincante. Avec votre permission, je continue avec un troisième argument.
Tertio. Les considérations qui ont précédé nous permettent également de démontrer la force
probante de tout document autorisé indépendamment de son destinataire. En vérité, la distinction
établie par El Salvador, et qui pour lui est fondamentale, entre documents formels ('titulos
ejidales" des communautés indiennes) et documents non formels (les autres) manque totalement
d'assise logique et juridique. Pour El Salvador, les documents formels sont uniquement les titres
"ejidales" des communautés indiennes, mais la valeur d'un document se mesure en fonction du
fonctionnaire signataire et, le cas échéant, de sa nature et de son contenu, jamais en fonction du
destinataire. Nous nous trouvons de toute évidence en présence d'un prétexte visant à disqualifier les
documents soumis par le Honduras, étant donné que ces documents - affublés de la dénomination
pittoresque de "officiels et formels" se trouvent être ceux produits par El Salvador, seulement par
El Salvador. A noter, en outre, que l'article 26 du traité de 1980 ne fait mention à aucun moment de
documents "officiels" ou "formels" mais de "documents délivrés par l'autorité". C'est la terminologie
officielle. Autorité qui, au demeurant, trouve sa plus haute manifestation dans la "Real Audiencia"
de Guatemala, dotée d'une juridiction supérieure commune aux provinces et qui à l'heure actuelle
constituent les Etats du Honduras et d'El Salvador : il ne s'agit donc pas en réalité d'une autorité
propre à une province donnée.
En peu de mots : les "documents officiels formels" auxquels se réfère El Salvador sont une
création de ce pays dépourvue de toute assise juridique, ce qui entraîne l'effondrement de toute
l'argumentation qui repose sur lesdits documents.
B) Force probante du contenu des documents
Les considérations précédentes nous ont permis de voir quels documents sont recevables par
la Cour comme moyens de preuve et avec quel rang de prééminence. Voyons maintenant jusqu'à
quel point a valeur probante la totalité ou uniquement une partie de ce contenu.
La thèse d'El Salvador, à cet égard, nous est déjà connue : seul à valeur de preuve le
"dispositif", c'est-à-dire les déclarations qu'effectue l'autorité qui délivre le document en arrêtant les
- 41 -
limites provinciales. Une thèse que l'on ne peut accepter ni du point de vue logico-historique ni du
point de vue grammatical ou légal.
Du point de vue logique, il est évident qu'El Salvador demande l'impossible, étant donné que
lesdits documents n'existent pas et ne peuvent pas avoir existé. S'ils avaient jamais existé, la
présente cause n'aurait jamais été plaidée car les limites seraient déjà connues des Parties. Et ils
n'existent pas pour la simple raison qu'ils n'ont pas pu exister attendu que - comme je l'ai démontré
en son temps dans la consultation (p. 94-95) - les autorités espagnoles des Indes n'ont jamais eu
compétence pour arrêter des limites provinciales, cette compétence étant expressément réservée au
Monarque et au Conseil des Indes.
A noter en outre qu'à l'article 26, le sujet grammatical de l'action d'indiquer des limites n'est
pas les autorités qui délivrent les documents (qui, comme nous l'avons vu, ne peuvent le faire) mais
bien les documents eux-mêmes. La particule "que" ("que señalen") a valeur de complément
circonstanciel de lieu davantage que de pronom sujet et équivaut à "donde" ("où"), c'est-à-dire, qu'il
y a lieu de lire : "documentos donde se señalen - o donde aparezcan señalados - limites" (documents
où sont indiqués - ou bien où apparaissent indiquées - des limites). Ceci est à mon avis la lecture
correcte grammaticalement du paragraphe en question. Or, si cela est vrai, où peut-on trouver dans
un document une indication de limite ? Le droit de la procédure et le droit notarial nous donnent la
réponse. Le contenu d'un document peut avoir un caractère "dispositif" ou testimonial. Le document
à caractère dispositif est celui qui inclut une déclaration juridique et constitutive un acte de volonté
transactionnelle ou d'un autre type. C'est dans ce sens que nous répétons que la Cour ne peut être
saisie de documents de ce genre, du fait qu'ils n'existent pas et ne peuvent avoir existé. Et cela
El Salvador le sait, ce qui l'amène à chercher à remplacer ces documents en établissant des limites
juridictionnelles par d'autres indiquant des limites d'"ejidos" qui, comme nous en ferons la
démonstration rigoureuse plus avant, ne sont pas équivalentes.
Dans la partie dite "testimoniale" d'un document public, le fonctionnaire signataire consigne
les connaissances ou l'avis de tiers qui comparaissent (lesquels déclarent verbalement ou produisent
des documents qui sont repris dans le document principal) ou bien ses propres connaissances fondées
- 42 -
sur ses perceptions directes qu'il exprime ou rapporte en fonction de son propre avis Et c'est donc là
que l'on peut trouver une indication de limites, encore qu'il faille préciser que la présence du
fonctionnaire qui signe le document public atteste le fait consigné, non pas sa véracité ou son
authenticité. Autrement dit, jusqu'à preuve du contraire, il faut admettre comme démontré que le
témoin Titius a déclaré que le fleuve Niger constituait la limite provinciale ou que l'arpenteur
Sulpitius a consigné que c'était le mont Albus qui l'était. Mais cela ne veut pas dire que ces
déclarations soient authentiques et véridiques. C'est quelque chose qu'il incombe à la Cour de
déterminer, en partant de la réalité du fait déclaré.
Ce qui nous permet de comprendre maintenant la portée de l'expression "tomando como base"
("fondant ses travaux sur") employée dans le traité et qui de toute évidence signifie que les
documents seront pris en compte et qu'il sera statué en se fondant sur eux; mais, manifestement, ces
documents n'ont pas valeur contraignante pour la Cour et, celle-ci, une fois pris en compte un
document (ou une partie de ce document), peut soit accepter son contenu - et déclarer que l'on y
trouve établi l'uti possidetis juris - soit le rejeter.
L'importance aux fins du présent litige de ce que nous sommes en train d'exposer est manifeste
étant donné qu'à défaut de documents à caractère "dispositif", nous disposons d'abondantes
déclarations testimoniales, au vu desquelles (en "se fondant sur" lesquelles) la Cour aura à se
prononcer. Concrètement et pour citer les cas les plus fréquents : tout au long de la procédure suivie
pour l'établissement d'un quelconque "título ejidal" de composition (catégorie de titres dont nous
sommes en train de traiter, n'en déplaise à El Salvador), il a fallu prendre les déclarations des
témoins et des experts (des arpenteurs qui ont le statut de fonctionnaire) et d'autres fonctionnaires
judiciaires (procureurs par exemple) ou administratifs qui ont établi des rapports. Eh bien, dans ces
témoignages et ces rapports, la déclaration de limite juridictionnelle sans être primordiale (compte
tenu des intérêts de l'époque) avait quelque importance aux fins d'identification et c'est pourquoi,
occasionnellement, on y procédait. Ce que demande le Honduras c'est que la Cour fonde ses travaux
sur ces documents, qu'elle les prenne en compte - dans la totalité de leur contenu - indépendamment
du fait qu'elle reconnaisse par la suite la véracité de ces témoignages ou de ces déclarations ou, qu'au
- 43 -
contraire elle les rejette comme faux, douteux ou peu convaincants. Le moment venu, la valeur de
chacune de ces pièces sera pesée, lorsque sera exposée cas par cas la situation de chacune des zones
litigieuses.
En arrivant à ce point du débat, je suis assailli par la crainte d'avoir fait perdre un temps
précieux à la Chambre en réfutant de manière aussi exhaustive une affirmation qui peut-être ne
méritait pas un tel effort, étant donné la faiblesse qui est la sienne. En effet, qu'est-ce donc ce que la
partie adverse appelle le "dispositif" avec indication de limites des "títulos ejidales" ? Cette structure
n'est pas conforme à la mentalité des XVIIe
et XVIIIe
siècles, ce qui explique pourquoi les documents
de l'époque dans leur partie finale se bornent à renvoyer au contenu ou corps du document,
normalement à un arpentage et c'est précisément dans cet arpentage qu'apparaissent les
témoignages sur les points frontaliers, qu'El Salvador cherche à tout prix à éliminer, tout en
utilisant des raisonnements qui, du fait même de leur extrême subtilité, finissent par être
rudimentaires.
Quoi qu'il en soit, l'aboutissement définitif de ces raisonnements est que l'approche suggérée
par El Salvador en matière de procédure n'est pas viable. Pour la partie adverse, tout semble très
simple sur ce plan : tout d'abord on choisissait certains documents donnés en fonction exclusivement
de leur force probante et à l'intérieur de ces documents on utilisait uniquement leur dispositif. Mais
nous venons de voir que cette stratégie n'est pas viable et qu'il n'y a aucune raison pour exclure (sous
prétexte de détails formels) la force probante des documents donnés d'autant que la preuve peut se
trouver en un quelconque endroit de son contenu et non pas seulement dans ce qu'El Salvador appelle
le dispositif et qui n'existe pas.
C) Typologie des descriptions de limites
Pour comprendre tout ce qui vient d'être énoncé - c'est-à-dire, pour se rendre compte du
caractère irréaliste des efforts auxquels se livre la partie adverse sur le plan de la procédure pour
discréditer "à priori" une bonne partie des documents apportés par le Honduras - il suffit de voir les
diverses manières dont sont mentionnées dans la documentation les limites des anciennes provinces et
qui, bien évidemment, n'ont rien à voir avec ce qu'est d'ordinaire l'objet d'un "titre officiel formel".
- 44 -
Les choses auraient peut-être dû être comme le dit El Salvador, mais le fait est qu'il n'en a pas été
ainsi et que c'est de là que provient précisément le présent contentieux. Autrement dit : de la
documentation dont est saisie la Cour (et pas seulement des "títulos ejidales", comme il est naturel) il
ressort divers cas de délimitation en fonction des diverses références qui sont faites aux limites
provinciales, à savoir :
a) On y mentionne expressément les limites des provinces en fonction
d'un accident du terrain (rivière, montagne, chemin) dont on affirme qu'il se situe dans une
province donnée. C'est là le cas le plus simple : si la Cour reconnaît la valeur de ladite
déclaration et que l'accident de terrain est identifiable à l'heure actuelle, le problème est résolu.
b) On indique expressément qu'un terrain fait partie d'une province
donnée. Cas simple dans la mesure où la Cour accepte cette déclaration et que l'identification
du terrain et de ses limites soit réalisable de nos jours. Il y a une troisième possibilité.
c) Les documents ne se réfèrent pas de manière expresse à des limites
provinciales mais signalent qu'elles ont été arpentées par un fonctionnaire délégué par une
autorité provinciale. C'est le cas le plus difficile, mais nous y reviendrons. Ceci dit
- comme nous l'avons déjà souligné - cette plaidoirie ne vise pas à traiter de cas concrets, ce
sera l'objet d'autres plaidoiries ultérieures où sera analysée, cas par cas, la situation de
chacune des zones litigieuses.
Il va de soi bien entendu que ces descriptions et ces indications de territoires municipaux, ne
sont très souvent ni tout à fait claires ni tout à fait convaincantes. Mais il ne pourrait pas en être
autrement, étant donné que si la situation était claire, aucun différend n'aurait dû surgir. En fait,
après toutes ces années, voire tous ces siècles, on n'a pas pu trouver d'autres documents qui soient
plus satisfaisants et la Cour est contrainte de statuer sur la base des documents dont elle dispose. En
fin de compte, la situation n'a rien de nouveau et la question se posait déjà à l'époque coloniale
comme il ressort de la "Recopilación" des lois des Indes, où la première loi du titre 1 du livre I
signale que "des doutes ont surgi quant aux limites et aux territoires de certaines de nos provinces",
ce qui explique que des lois spéciales visant à apporter les éclaircissements voulus aient été
- 45 -
promulguées.
"Y porque uno de los medios con que más se facilita el buen gobierno, es la
distinción de los términos y territorios . . . (ordenarnos y mandarnos) que guarden y
observen los límites de sus jurisdicciones, según les estuvieren señalados por leyes de
este libro, títulos de sus oficios, provisiones del Gobierno superior de las Provincias
o por uso y costumbre legítimamente introducidos."
Mais comme malheureusement aucune loi n'a été promulguée sur la délimitation des provinces
du Honduras et d'El Salvador, il faut s'en tenir, pour résoudre le conflit qui se présente, aux critères
énoncés dans ladite loi, à savoir :
1
e
- Les lois de la "Recopilación" (qui ne nous sont d'aucune aide,
attendu qu'il n'en existe pas d'appliquable à notre cas).
2
e
- Les titres des charges des autorités (qui ne nous apportent rien
non plus, étant donné que ceux que nous connaissons ne jettent aucune lumière sur notre
affaire).
3
e
- Les ordonnances du gouvernement supérieur des provinces (dans la
mesure où elles "clarifient" les limites étant donné que, comme nous le savons, elles ne sont
pas constitutives). Nous disposons de quelques exemplaires de ces ordonnances émanant de la
"Real Audiencia" de Guatemala où figurent, comme déjà expliqué, des données qui
aujourd'hui peuvent éclairer la Cour.
4
e
- Et enfin, les us et coutumes légitimement établis dans la
terminologie de la loi des Indes, et sur lesquels nous disposons de références citées en
abondance dans les documents soumis à la Cour, et qui constituent l'assise la plus solide de la
position du Honduras. En effet, la réalité veut que la ligne frontière qui sépare les anciennes
provinces qui sont aujourd'hui les Républiques du Honduras et d'El Salvador comporte des
tronçons sur lesquels on manque totalement de références officielles constitutives. D'où la
nécessité, en ces "points noirs", de reconstruire la frontière au moyen de références indirectes
et, naturellement, non constitutives. La frontière ne pouvait être fixée, comme nous le savons,
que par le monarque (et son conseil); mais les fonctionnaires, les colons, et les indiens savaient
normalement par où elle passait, et cette connaissance transparaît dans le document soumis :
- 46 -
une autorité, un arpenteur, un témoin (espagnol, créole ou indien), apparaissent de temps à
autre dans les documents pour affirmer qu'un accident géographique donné marque la limite,
ou se trouve dans une certaine province, ou bien qu'un terrain se trouve dans une province
contiguë à l'autre.
En vérité, ces témoignages ne sont absolument pas concluants. Mais il faut dire que s'il y en
avait d'autres meilleurs, il n'y aurait pas de différend. La Cour doit travailler, faute de mieux, sur la
base de ce qui est disponible dans la documentation, quelqu'insatisfaisant que cela soit. Et elle doit le
faire du fait même que la "Recopilación" des lois des Indes accorde de la valeur à ce critère
subsidiaire des us et coutumes. Nous croyons que le Honduras soumet des preuves documentaires
suffisantes pour éclairer jusqu'au dernier mètre des points noirs de la frontière. D'où les efforts d'El
Salvador, qui s'est rendu compte de cette situation, pour exclure cette documentation sous le prétexte
qu'elle n'est ni officielle ni formelle. Mais enfin, je le répète pour la dernière fois, si ces "titulos
formales oficiales", titres formels officiels existaient, il n'y aurait ni doute ni litige ; mais comme ils
n'existent pas, la Cour doit statuer d'après les preuves - aussi pauvres et informelles qu'elles puissent
paraître à première vue - dont elle dispose.
Monsieur le Président, Messieurs les juges, avec votre permission je passe à la troisième
partie, c'est-à-dire à la question de fond.
- 47 -
III. LA QUESTION DE FOND
Lorsque la Cour, fondant ses travaux sur la documentation disponible dûment évaluée, aura
fixé les limites géographiques qui divisaient les provinces à l'époque coloniale, nous pourrons
considérer le différend comme ayant été résolu conformément aux dispositions du traité général de
paix de 1980. Ceci dit El Salvador, arrivé à ce stade, soulève une nouvelle question en affirmant que
dans certains cas donnés, les limites provinciales sont modifiées automatiquement, à savoir :
lorsqu'une communauté indienne obtient la concession ou l'élargissement d'un "ejido" de composition
situé de l'autre côté de la frontière, alors la frontière de la province est modifiée et englobe tout
l'"ejido" afin d'éviter qu'un même "ejido" ne se trouve partagé entre deux provinces, étant donné que
par définition - par définition d'El Salvador, bien entendu - un "ejido" ne peut se trouver que dans
une seule province. Et c'est à l'éclaircissement de ce point que je vais consacrer cette troisième et
dernière partie de mon exposé.
En d'autres termes, lorsqu'un "ejido" s'étend physiquement sur deux anciennes provinces
coloniales de sorte qu'une partie se trouve dans la province où se situe l'habitat urbain - le noyau
principal de population -, tandis qu'une autre partie occupe des prés, des champs et des monts situés
dans la province contiguë, c'est alors que se pose le dilemme auquel nous avons à faire face dans
l'affaire qui nous occupe. On peut en effet alors comprendre que :
Ou bien tout l'"ejido" appartient à la même province, ce qui fait que le noyau principal
absorbe au plan juridique la partie située dans la province contiguë : il existe une unité
juridictionnelle pour l'ensemble de l'"ejido" qui donne la prééminence au noyau principal (c'est la
thèse d'El Salvador).
Ou bien, l'existence de l'"ejido" n'influe pas sur les limites provinciales qui sont maintenues
indépendamment du fait qu'elles traversent un même "ejido". L'"ejido" s'étend purement et
simplement sur plusieurs provinces (thèse du Honduras).
Après un siècle de discussions, il incombe à la Chambre de la Cour de résoudre ce dilemme en
se prononçant en faveur d'une option ou de l'autre.
- 48 -
3. La thèse du Honduras
Elle est axée sur le principe de la non-identité des frontières politico-administratives
territoriales et des limites foncières. Principe de la non-identité des frontières et des propriétés.
A. La réalité universelle
Il est un fait que dans la majeure partie des pays du monde existent des municipalité politiques
et des communautés d'habitants qui occupent des espaces de l'autre côté de la limite ou de la
frontière. Pour ne pas distraire l'attention de la Cour en citant des cas parfaitement connus en droit
international et qui ferons l'objet, lors d'une autre séance, de l'exposé autorisé, celui de
M. Daniel Bardonnet - je me bornerai à faire une très brève allusion à ce qui se passe en Espagne -
dans les Pyrénées, m'en tenant donc à la promesse de ne pas sortir du cadre du droit espagnol. Les
municipalités françaises et l'Espagne ont des droits traditionnels (reconnus dans des traités
internationaux) qui leur permettent de faire paître leur bétail dans des prairies qui se trouvent de
l'autre côté de la frontière. Et ce droit pourrait d'une certaine manière autoriser à penser que ces
prairies doivent faire partie du territoire de l'autre Etat. C'est-à-dire qu'on sépare soigneusement les
droits privés, même s'ils sont collectifs et attribués à des communautés et des municipalités, et la
souveraineté de l'Etat.
Par ailleurs on connaît également en Espagne le droit dit de "alera foral", qui permet aux
éleveurs d'une commune de mener paître leur bétail sur les terres de la commune contiguë, qu'elles
soient espagnoles ou françaises. (Voir Victor Fairén : "La alera foral", 1951 et "Facerias
internacionales pirenaicas", 1956.) J'insiste néanmoins sur le fait qu'il ne s'agit que de simples
exemples qui pourraient être multipliés à l'infini si l'on voulait utiliser le matériel d'autres pays.
L'importance que ce qui vient d'être expliqué revêt pour l'affaire qui nous concerne tient à ce
qui suit : le fait que les habitants d'une commune, d'une province ou d'un royaume aient des droits
privés sur des terrains situés dans une autre commune, province ou royaume relève d'une pratique
remontant à des temps immémoriaux et qui a une valeur juridique dans la mesure où il s'agit sans
aucun doute d'une coutume ou d'un usage au sens strictement juridique. Or, nous savons déjà que,
conformément à la Recopilacion des lois des Indes, faute d'autres données qui permettent de
- 49 -
déterminer les limites interprovinciales, on peut s'en remettre aux usages en vigueur. Il y a même
mieux : non seulement l'usage mais également les lois historiques castillanes ont reconnu à maintes
reprises le droit des habitants d'une commune à étendre leurs activités au-delà des limites de leur
terre. Voyons ces questions. Laissons la tradition universelle; allons à la tradition historique
espagnole.
B. La tradition historique espagnole
a) Un phénomène habituel : le fractionnement d'un termino (c'est-à-dire pour simplifier, territoire
d'un municipe) entre diverses provinces
Tout d'abord, disons que l'existence est attestée (comme le reconnaît El Salvador lui-même)
d'"ejidos" qui s'étendent sur deux provinces et à aucun moment (ni dans la documentation, ni dans la
législation de l'époque) n'est mise en doute la normalité de ce phénomène et il n'y a pas davantage le
moindre indice qui permette de supposer une modification des limites provinciales. Cette théorie est
le fruit, si l'on peut dire, de l'imagination d'El Salvador et ne repose sur aucune donnée historique.
Le cas d'un même territoire municipal, communal, divisé par une ligne juridictionnelle
(c'est-à-dire le cas d'un termino qui s'étend sur deux provinces limitrophes) est un phénomène
habituel aussi bien autrefois qu'à l'heure actuelle. Lorsque les Rois catholiques, le
30 septembre 1494 ("Novísima Recopilación", V.1.2), ont créé les deux chancelleries de Valladolid
et de Grenade, ils eurent à tracer à cette fin une frontière de délimitation juridictionnelle qui, comme
cela était inévitable, coupait en deux certaines communes. Eh bien, face à ce problème, il n'est pas
venu à l'esprit des monarques de modifier pour autant les communes anciennes mais, considérant que
la situation était absolument normale, ils ont déclaré - dans la loi cinquième, titre premier, livre
deuxième de la Novísima Recopilación - que lorsque "les villes et les bourgs se trouvant dans l'une
desdites régions possèdent des lieux de leurs terminos dans l'autre région", les procès qui en étaient
issus seraient examinés par la chancellerie où se trouve le noyau de population. Pour les monarques
espagnols donc, c'est absolument normal et incontestable, l'existence de villes qui, se trouvant dans
une région, possèdent des lieux de leurs terres dans une autre.
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b) L'expérience espagnole de 1833
Pendant les mêmes années où les pays d'Amérique centrale obtenaient leur indépendance, en
Espagne métropolitaine s'effectuait une réorganisation provinciale (et il est dommage qu'elle n'ait pas
eu lieu dix années auparavant, car dans ce cas son application à l'Amérique aurait fait que notre
affaire n'aurait pas existé). Le décret du 30 novembre 1833 "fait procéder à la division territoriale
des provinces espagnoles", qui s'effectue selon deux critères différents.
A. Dans certains cas, les divisions historiques antérieures sont intégralement respectées. Un
exemple en est donné par la province d'Alava, qui est décrite comme suit : "Est limitrophe au nord
avec celle de Vizcaya, à l'est avec celle de Navarre, au sud avec celle de Rioja et à l'ouest avec celle
de Burgos". L'application de cette formule permet d'éviter les problèmes que nous débattons en ce
moment; mais elle présente l'inconvénient d'entraîner une discordance géographique, étant donné
qu'une province historique peut couper arbitrairement une chaîne de montagnes, une rivière ou une
plaine.
B. Il résulte de ce qui précède que dans d'autres cas c'est par contre le critère géographique qui
l'emporte et la province est définie en fonction d'accidents précis du terrain. Voyons ce qui se passe
par exemple dans le cas de la province de La Corogne :
"A l'ouest et au nord ses limites sont constituées par la côte de l'océan depuis
l'embouchure de la rivière Ulla jusqu'au cap de Vares. La limite à l'est commence à cet
endroit et se poursuit jusqu'au sud le long de la ligne de partage des eaux des rivières Mera et
Sor par la cordillière de la Faladora jusqu'au mont Cajado... Elle coupe la route allant de
Madrid à La Corogne non loin de Leguaria, en un endroit signalé comme se trouvant à huit
lieues de distance de cette ville, remonte jusqu'aux hauteurs de la Coba de la Serpe, passe
ensuite par le défilé de Las Pias, etc."
Il va de soi que dans ces conditions, il ne peut y avoir aucune confusion sur le plan géographique;
mais, d'un autre côté, et étant donné que les anciens territoires municipaux demeurent inaltérables, il
est évident que certaines communes, qui auparavant se situaient dans une seule province, vont
dorénavant se trouver divisées.
Quelle a donc été la solution espagnole en 1833 ? Le législateur se trouvait confronté à un
dilemme : ou bien il admettait ce fractionnement d'une commune, et attribuait à chaque province ce
qui lui revenait d'un point de vue géographique (c'est-à-dire que la même commune se trouvait dans
- 51 -
deux provinces) ou bien reléguant à un second plan le critère géographique, il établissait que la partie
d'une commune qui se trouvait hors de la province où se situait son noyau de population serait
englobée dans cette province. La première solution était de toute évidence la plus facile mais elle
présentait l'inconvénient de fractionner les communes entre deux provinces. Alors que la seconde
solution présentait, elle, l'inconvénient d'effacer les limites géographiques qui sont les seules claires.
Les choses étant ce qu'elles sont, la solution adoptée fut mixte, juridiquement irréprochable et
politiquement habile : on a distingué les terrains selon qu'ils étaient l'objet d'une relation juridique
publique ou privée. Dans le premier cas, l'unité de la commune était rétablie puisque l'on englobait
la partie qui relevait de l'autre province dans la province où se trouvait le noyau de population
comme le stipule l'article 3.1 du décret précité :
"Si un village situé à l'extrémité d'une province a une partie de son territoire à l'intérieur
des limites de la province limitrophe, ce territoire appartiendra à la province où se trouve
située l'agglomération (le noyau de l'habitat urbain), même si la ligne divisoire générale paraît
les séparer."
En revanche, lorsqu'il s'agit de terrains sur lesquels la communauté des habitants exerce des
droits de caractère patrimonial privé, on attribue les parcelles en question à la province à laquelle
elles reviennent géographiquement, tout en respectant naturellement le droit des habitants à en jouir
hors de leur propre province. C'est ce que stipule l'article 5 : "La nouvelle division territoriale ne
portera pas préjudice au droit ... qu'ont les villages ou les particuliers de jouir de territoires contigus
aux leurs." Une situation qui explique maintenant le caractère détaillé de notre argumentation et de
notre démonstration en faveur de la nature privée des "ejidos" de composition qui, de ce fait même,
n'entraîne pas modification des limites juridictionnelles. De nos jours, les habitants de Bonapertus
(France) conservent le droit séculaire d'utiliser les pâturages de la "Valle de roncal" (Espagne). Il
n'est jamais pour autant venu à l'esprit de quiconque de prétendre que les frontières étatiques
devaient coïncider avec les droits patrimoniaux et des droits de pacage des communautés
frontalières. Le cas est à mon avis très clair.
On pourrait soutenir bien sûr que ce qui précède représente une formule utilisée en Espagne à
un moment donné mais qui n'est opposable ni au Honduras ni au Guatemala et, bien entendu, ne l'est
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pas davantage à la Cour. Cela ne fait pas de doute. Mais étant donné que le problème provient de
ce que la législation coloniale ne prévoyait pas de solution expresse à ce différend - de même que les
Etats successeurs de l'Espagne, à savoir le Honduras et El Salvador, n'ont pas davantage su arbitrer
le différend - le juriste évidemment se voit obligé de chercher des solutions étrangères aux règles
directement applicables et, dans son effort pour trouver ces solutions que pourrait-il faire de mieux
que de s'en tenir au droit espagnol lorsque celui-ci offre une solution qui n'est postérieure que de
10 ans à l'indépendance et qui avait été élaborée auparavant par des Cortes, par le Parlement de
Cadix de 1814 avant l'indépendance, auxquels siégeaient encore, avec égalité de droits, les
représentants américains. Je ne crois pas que cette application soit la conséquence de l'analogie. A
cette époque la culture juridique centraméricaine ne s'était absolument pas écartée de la culture
juridique et métropolitaine espagnole, ce qui permet d'affirmer que la formule exposée même si elle
n'est pas formellement contraignante dans le cas qui nous intéresse, a une valeur indicative qui en fait
la formule la plus convaincante.
C. L'approche théorique
Les arguments du Honduras ne s'arrêtent pas pour autant à la constatation de faits absolument
généralisés et constants au long de plusieurs siècles d'histoire castillane que je viens d'expliquer. Ces
pratiques non seulement sont sanctionnées (comme nous l'avons vu) par la législation, mais sont
corroborées par des raisonnements théoriques tirés de l'histoire du droit espagnol castillan et indien
(contre-mémoire du Honduras, vol. I, chap. V.4, p. 77 et suiv.).
La clef de l'ensemble du problème se trouve dans la distinction entre domimium et imperium,
ou si l'on veut entre domaine et juridiction qui est la terminologie moins précise mais plus étendue
qu'employait la législation indienne et qu'utilisent aussi les écrits d'El Salvador. ("Del dominio y de
la jurisdicción real de indias"est la tête du titre I du livre VI de la Recopilación de la Leyes de
Indias.)
Il est bien connu cependant qu'il n'y a rien d'aussi relatif et fuyant que les concepts de
dominium et de juridiction. Les études de droit comparé nous montrent que dans chaque pays et à
chaque époque, on a attribué à ces phénomènes un concept et un régime juridique différents. Mais
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cette diversité conceptuelle et légale traduit une simple superstructure mentale qui a agi sur des
réalités sociales étonnamment uniformes, à savoir : à un premier niveau les hommes, (pris
individuellement ou dans leurs communautés familiales ou sociales) ont le droit d'utiliser les sols et
de jouir économiquement de leurs produits et de leur revenu. Cette faculté - dans ses innombrables
variantes - se cristalise, dans la culture romaine, dans la forme-mère du dominium. Le droit de
propriété est réel, en ce qu'il implique une relation entre une personne et une chose.
Indépendamment de ce qui précède et à un second niveau, intervient la puissance attribuée non
pas à un individu ou à une communauté mais à un pouvoir, qui lui permet d'exercer une compétence
sur les personnes qui se trouvent dans un espace physique donné (prélèvement des impôts, levées
militaires, maintien de l'ordre publique et exercice de la justice). Voilà ce qui finalement est
recouvert par les termes imperium et juridiction. Il s'agit là de facultés à caractère rigoureusement
personnel, étant donné qu'elles s'exercent au sein d'une relation juridique entre personnes, même si
leur étendue se trouve être déterminée du fait qu'elle se situe dans un certain espace géographique.
C'est ainsi que chaque mètre carré de terrain se trouve assujetti à une double relation
juridique : l'une - directe - qui le lie au propriétaire (dominium) et l'autre - indirecte - qui le lie à tous
ceux qui se trouvent sur ce mètre carré vis-à-vis duquel ils disposent de la potestas imperii vel
jurisdictionis.
Si nous gardons présents à l'esprit ces deux niveaux, nous pouvons comprendre facilement un
phénomène aussi étendu que naturel : une même personne, si elle est propriétaire de terrains compris
dans diverses vice-royautés ou provinces, est assujettie à la juridiction de divers gouverneurs et
juges. Et si elle dispose d'un bien situé des deux côtés d'une limite provinciale, personne ne mettra en
doute que les autorités de chaque province exerceront leur pouvoir juridictionnel et leur imperium
sur la partie de la propriété qui relève d'elles - même si la propriété est d'un seul tenant et que le
propriétaire est une seule et même personne. Ce qui se produit aussi bien si le propriétaire est un
particulier que s'il s'agit d'une communauté familiale ou sociale. C'est pourquoi nous soutenons que
si un "ejido" s'étend sur deux provinces (question de fait), cette donnée n'influe pas le moins du
monde sur la division provinciale : "la propriété des biens fonciers n'a rien à voir avec la juridiction"
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(écrivait en 1577 l'espagnol Covarrubias, avec une expression heureuse que l'on peut lire dans
presque tous les manuels de droit public de tout le monde : "Practicarum Quaestionum Liber", I.
chap. I, Salamanque 1577. Il existe une traduction espagnole : "Textos jurídico-políticos", Madrid,
1957, p. 288-291).
En d'autres termes, le dominium est un droit (un droit spécifique de propriété) de nature
privée, dont l'objet, dans le cas d'une communauté, est le "término", alors que la juridiction est une
puissance, de nature publique, dont l'objet est le territoire. Territoire et "término" acquièrent dans
ce cas leur vrai sens, même si, très fréquemment, ils continuent de s'employer confusément.
Ces précisions conceptuelles permettent de faire toute la lumière sur les questions que nous
sommes en train d'analyser. En effet, si comme on l'a déjà démontré, les "ejidos" litigieux sont des
"ejidos" de composition et que ceux-ci sont de nature patrimoniale privée, il est évident que nous
nous trouvons sur un terrain qui n'a rien à voir avec le juridictionnel ou la souveraineté, attendu
que, de même qu'un citoyen salvadorien peut être propriétaire de terrains de souveraineté
hondurienne, il en sera de même d'"ejidos" de propriété privée (même collective) des
communautés d'indiens. Lorsqu'on établit la distinction voulue entre dominium et imperium, les
difficultés se dissipent d'elles mêmes. D'où précisément, le soin qu'a toujours pris le Honduras
d'insister en s'appuyant sur des références bibliographiques catégoriques, sur la nature privée de la
propriété des "ejidos" qui ne se convertissent pas en biens publics et encore moins en limites
juridictionnelles du simple fait que leurs titulaires sont des communautés d'indiens.
Du point de vue du droit espagnol, il n'y a pas l'ombre d'un doute. Et si l'on alléguait que ce
qui vaut pour l'Espagne ne vaut pas nécessairement pour El Salvador, il faudra répondre, que face
au silence des textes de droit castillan indien, la meilleure solution est celle que peut apporter le droit
espagnol du XIXe siècle et le droit espagnol actuel - tout au moins nous le répétons - dans la mesure
où n'apparaissent pas d'autres textes contemporains plus récents qui affirment le contraire.
Et plus que cela encore, je pense que le droit indien n'est absolument pas muet en la matière et
qu'il confirme la thèse hondurienne. Pour s'en assurer, il suffit d'examiner les "títulos ejidales" et les
dispositions réglementaires de procédure de composition aussi bien que les pratiques officielles
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d'arpentage et d'attribution des terres. Nous y voyons que le juge des terres et l'arpenteur, au
moment de déterminer les limites de l'"ejido", convoquent les riverains et les éventuels contradicteurs
pour qu'ils se présentent et présentent leurs titres de propriété. C'est-à-dire que le juge des terres et
l'arpenteur vont peser les droits invoqués par les communautés d'indiens par rapport au droit des
autres propriétaires particuliers. Il s'agit donc d'un conflit entre propriétés, entre propriétaires, et
absolument pas d'un conflit entre juridictions. Du moment qu'il s'agit seulement d'un conflit entre
propriétés, on fait intervenir dans la procédure les propriétaires des terres contiguës; alors que s'il
s'était agi d'un conflit entre juridictions - c'est-à-dire un dossier susceptible d'entraîner la
modification des limites provinciales - il aurait fallu convoquer les autorités des provinces contiguës
et de ce fait, le dossier aurait dû être instruit par une autorité supérieure aux unes et aux autres. Ce
qui met en évidence, dans une nouvelle perspective, l'absurdité de la thèse salvadorienne. En effet,
selon cette thèse, si de ce conflit de propriété que le juge des terres doit trancher sort gagnant un
particulier, la juridiction demeure immuable; tandis que, si ce sont les droits de la communauté des
indiens qui l'emportent, la juridiction est modifiée. Reconnaissons qu'en vérité cette manière de
raisonner non seulement va contre la législation positive mais heurte le sens juridique.
2. La thèse d'El Salvador
La thèse du Honduras que nous venons de rappeler, n'a jamais été contredite ni réfutée par
El Salvador qui s'est borné à exposer à plusieurs reprises sa propre thèse (mémoire,
chap. 4.III.4.12; réplique, première partie, chap. II, sec. III.2.23 et suiv.; contre-mémoire,
chap. II.I.2.6 et suiv.).
El Salvador reconnaît que la surface d'un même "ejido" indien peut se trouver en partie dans
une province coloniale et en partie dans une autre; il admet de même qu'il en est ainsi dans de
nombreuses situations concrètes dans le cadre de notre différend. Mais son interprétation est que
dans de tels cas, la limite provinciale d'origine disparaît et se confond avec la limite de l'"ejido" afin
que l'"ejido" ne se trouve pas divisé entre deux provinces. Et alors dans ce cas, laquelle des parties
l'emportera sur l'autre, c'est-à-dire quelle province absorbera la partie de la province limitrophe ?
Pour El Salvador, dans des circonstances pareilles, c'est la province coloniale où se trouve le
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noyau de population de la commune ou du village qui étend ses limites et absorbe la partie de
l'"ejido" qui se trouve dans la province limitrophe.
Cette thèse salvadorienne du "régime unitaire provincial des 'ejidos'" se fonde sur une
affirmation préalable : une province inclut le territoire sur lequel une autorité royale exerce son
pouvoir administratif. Ou, en d'autres termes, pour savoir si des terres se situent dans une province
ou dans une autre, nous ne devons pas nous fier aux limites frontalières signalées, mais devons nous
informer sur l'autorité qui exerce sur cette terre le "contrôle administratif". Et lorsque cette autorité
royale aura été identifiée, nous pourrons alors affirmer avec certitude quelle est la province à laquelle
appartiennent les terrains contestés. Ce sera celle où se trouve le siège de l'autorité qui intervient.
Or, comme il se trouve que les autorités royales de la province d'El Salvador sont celles qui exercent
le contrôle administratif sur la partie des "ejidos" qui se situe dans la province du Honduras, il faut
en conclure que cette intervention administrative s'est traduite par l'expulsion de la province du
Honduras de ses limites officielles primitives.
Cette position, à première vue surprenante, repose sur un argument des plus ingénieux : étant
donné qu'aucune autorité administrative ne peut intervenir hors de sa province, le fait que l'autorité
de la province où se trouve le "Cabildo" - le noyau de population - agit sur l'ensemble de l'"ejido",
démontre que l'"ejido" se trouve dans sa totalité dans le ressort de ladite province.
Argument logique renforcé par l'invocation d'un précédent dans lequel le critère de l'"autorité
administrative" ou du "contrôle administratif" a inspiré la sentence rendue dans le différend
frontalier entre le Guatemala et le Honduras :
"La seule possession de l'une et de l'autre de ces circonscriptions coloniales avant
l'indépendance, était celle qu'on pouvait lui reconnaître en vertu de l'autorité administrative
dont elle jouissait. En vertu de cela, la notion de l'uti possidetis de 1821 a nécessairement
trait au contrôle administratif fondé sur la volonté de la Couronne d'Espagne. Dans le but de
tracer la ligne de l'uti possidetis de 1821, nous devons établir l'existence de ce contrôle
administratif avec l'accord du monarque espagnol, il n'y a pas de doute qu'il s'agissait d'un
contrôle juridique et la ligne tracée en accord avec les limites d'un tel contrôle serait une ligne
juridique."
Je pense maintenant entrer dans la critique de la position d'El Salvador, si Monsieur le
Président le permet, ou faisons là une interruption jusqu'à demain.
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The PRESIDENT: Professor Nieto, since it is now after 1 o'clock, I think you should
continue your intervention tomorrow.
The sitting is adjourned until tomorrow at 10 o'clock.
The Chamber rose at 1.03 p.m.
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Audience publique de la Chambre tenue le mardi 16 avril 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre

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