OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC KOROMA
[Traduction]
1. Malgré le respect que j’ai pour mes confrères, je ne peux qu’être en désaccord avec les conclusions auxquelles est parvenue la majorité d’entre eux à ce stade de la procédure. À mon sens, la Cour n’aurait pas dû permettre la poursuite de la présente instance au-delà des exceptions préliminaires, dont le principal objectif est de faire obstacle à une décision sur le fond s’il y a incompétence ou irrecevabilité. La présente phase de la procédure a pour objet de déterminer si la Cour peut connaître de la requête dont elle est saisie (c’est-à-dire établir sa compétence) et si celle-ci est recevable.
2. La requête introductive d’instance en l’espèce porte sur des violations alléguées de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en date du 21 décembre 1965 (ci-après, la « CIEDR »), à laquelle la demanderesse et le défendeur sont parties.
3. La demanderesse fonde la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut et invoque l’article 22 de la CIEDR, laquelle a pour objet et but l’élimination de la discrimination raciale. Au paragraphe 32 de l’arrêt, la Cour constate que les Parties ont, depuis des décennies, des revendications concurrentes sur le territoire du Haut-Karabakh/Garabagh, qui donnent lieu à des hostilités armées depuis les années 1990. De nouveaux affrontements armés ont éclaté entre les Parties en septembre 2020, dans la semaine du 12 septembre 2022 et en septembre 2023.
4. L’Arménie a introduit l’instance au titre de la CIEDR le 16 septembre 2021, à la suite des hostilités armées qui ont opposé les deux Parties en 2020, alléguant que l’Azerbaïdjan avait violé plusieurs dispositions de la CIEDR en ayant mis en oeuvre pendant des décennies une politique d’État de discrimination raciale (les italiques sont de moi). Comme il a été dit plus haut, l’Arménie invoque le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut conjointement avec l’article 22 de la CIEDR comme fondement de la compétence. L’Azerbaïdjan a soulevé deux exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour, faisant valoir, entre autres, que certaines demandes de l’Arménie n’entrent pas dans le champ d’application de la convention et ne peuvent donc justifier que l’article 22 de cet instrument soit invoqué comme titre de compétence. Selon lui, le comportement que lui reproche l’Arménie est tout au plus le reflet d’un non-respect du droit international humanitaire et de l’animosité générale qui règne entre les ressortissants de deux États engagés dans un conflit armé, et non d’une intention de discrimination motivée par l’origine raciale ou ethnique des victimes qui serait susceptible de relever de la CIEDR. Le défendeur affirme en outre que « le simple fait que les peuples de deux États en guerre soient, et c’est fréquent, majoritairement d’origines ethniques différentes ne transforme pas, sans autre facteur, chaque acte de guerre en une distinction “fondée sur” l’origine ethnique » et qu’une allégation de violation de la CIEDR doit être corroborée par une preuve spécifique de discrimination raciale et non pas de discrimination fondée sur la nationalité actuelle, laquelle n’entre pas dans le champ d’application de la convention. Le défendeur priait par conséquent la Cour de déclarer que, pour ce motif, elle n’a pas compétence et que la requête est irrecevable.
5. La Cour a néanmoins conclu qu’elle a compétence pour connaître des demandes que l’Arménie présente contre l’Azerbaïdjan au titre de la CIEDR (par. 104). Il semble cependant qu’en parvenant à une telle conclusion, elle se soit écartée de sa jurisprudence. Dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), la Cour avait dit qu’un différend doit porter sur l’objet du
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traité concerné
1. Elle avait ajouté qu’il lui incombe avant toute chose de « s’assurer de l’objet véritable du différend, de l’objet et du but de la demande », et que « le différend porté devant [elle] ne peut être isolé de la situation dont il est issu et des faits survenus depuis dont il a pu subir l’influence »2.
6. Comme l’admet la majorité, le véritable différend qui sous-tend la requête en l’espèce concerne le statut du territoire du Haut-Karabakh/Garabagh, mais le titre de compétence est tiré de la CIEDR. Il ne suffit pas d’invoquer la clause compromissoire de la CIEDR pour transformer un différend concernant le statut du territoire du Haut-Karabakh/Garabagh en différend concernant la discrimination raciale. En outre, ainsi qu’il ressort d’une décision antérieure de la Cour, un différend portant sur des faits allégués de recours à la force et d’atteinte à l’intégrité territoriale d’un État ne devient pas un différend portant sur la discrimination raciale simplement parce que la clause compromissoire de la CIEDR est invoquée comme titre de compétence. Dans cette affaire-là, la Cour avait conclu à raison selon moi qu’elle n’avait pas compétence, même si le motif était qu’il n’avait pas été satisfait à la condition de négociation préalable3. La convention n’envisage pas non plus les situations de conflit armé : son but est d’éliminer la discrimination raciale dans le sillage de la décolonisation.
7. Il importe de souligner à cet égard que l’on ne peut juger les actions d’un État que si celui-ci y consent et dans le respect des règles du traité pertinent auquel il est partie. L’article 22 de la CIEDR ne confère compétence à la Cour que pour interpréter et appliquer la convention aux différends qui naissent en lien avec les dispositions de celle-ci. L’article 22 ne doit pas être interprété et appliqué comme une clause compromissoire universelle pour régler tous les différends de droit international général ; c’est une clause qui vise à protéger l’objet et le but du traité qui la contient. Dans la présente espèce, la compétence conférée par le traité est destinée à servir l’élimination de la discrimination raciale. Il n’existe pas en droit international d’équivalent du formalisme propre au common law dont l’ancien concept des « forms of action » consistait à avoir des modèles généraux pour chaque forme de plainte. Et l’article 22 de la convention n’a certainement pas été conçu à cette fin.
8. Dans l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie dans laquelle l’article 22 de la CIEDR était invoqué comme titre de compétence, la Cour a conclu qu’elle n’avait pas compétence au seul motif « qu’il n’a[vait] été satisfait à aucune des conditions énoncées [audit] article 22 », considérant, puisqu’une condition procédurale préalable n’avait pas été remplie, qu’il n’était pas justifié dans les circonstances de l’espèce qu’elle exerce sa compétence. La même condition préalable ne semble pas non plus avoir été remplie dans la présente instance. Non seulement un différend porté devant la Cour au titre de l’article 22 de la CIEDR doit concerner l’objet de la convention c’est la condition préalable de fond mais l’évaluation judiciaire de la condition procédurale de négociation préalable suppose en outre un impératif judiciaire, c’est-à-dire qu’il est nécessaire d’examiner si les tentatives de négociation avaient pour but de trouver un accord au sujet du différend ou s’il s’agissait d’une formalité pour que la Cour puisse être saisie du différend. En procédant à cette évaluation, il aurait fallu examiner avec attention la situation ayant initialement motivé la requête ainsi que les faits survenus entretemps qui ont pu l’influencer. C’était d’autant plus nécessaire que les Parties n’avaient plus de relations diplomatiques depuis plus de 30 ans et que des hostilités armées les opposaient périodiquement. La durée des négociations aurait dû être appréciée à la lumière de ce contexte.
1 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 467, par. 31.
2 Ibid.
3 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 140, par. 184.
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9. En outre, il aurait fallu garder à l’esprit, tout au long de la procédure préliminaire, l’objectif des exceptions préliminaires, qui est de contester la compétence de la Cour pour statuer sur la requête ainsi que la recevabilité de cette dernière, pour éviter non seulement de rendre une décision qui touche au fond mais aussi de discuter du fond, et servir ainsi l’intérêt qu’a la justice de ne pas tirer de conclusions prématurées.
10. De surcroît, la fonction de la Cour au stade des exceptions préliminaires est de trancher les questions objectives de sa compétence et de la recevabilité de la requête. Sa décision ne saurait être fondée principalement sur le langage ou les termes dans lesquels le demandeur formule le différend (la description qu’il en donne), ce qui relève du fond. Au contraire, la Cour doit déterminer si l’existence du lien juridictionnel avec la convention invoquée a été établie. Comme elle l’a rappelé à maintes reprises, une clause compromissoire n’existe que dans les limites que celle-ci définit4.
11. Enfin, il me semble que si une approche moins polémique avait été suivie, nonobstant les allégations de « faits discriminatoires » de meurtre, de « torture » et d’autres actes analogues, la Cour aurait pu parvenir à une conclusion différente quant à l’exercice de sa compétence en l’espèce et, même à supposer qu’elle se soit déclarée compétente, elle aurait dû juger la requête irrecevable pour des raisons d’opportunité judiciaire, au vu des exposés tant écrits qu’oraux qui lui ont été présentés.
(Signé) Abdul G. KOROMA.
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4 Ibid., p. 124, par. 131.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Koroma