Opinion individuelle de M. le juge Iwasawa

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180-20241112-JUD-01-02-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE IWASAWA
[Traduction]
Nécessité pour la Cour d’interpréter au regard de sa jurisprudence globale les critères utilisés pour établir sa compétence ratione materiae et déterminer si les demandes entrent dans le champ d’application du traité  Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Cour ayant conclu que l’établissement de sa compétence ratione materiae exigeait l’existence démontrée d’un « rapport raisonnable » entre le traité et les griefs du demandeur  Dans la présente instance, demanderesse faisant valoir que ses griefs sont « à tout le moins » « susceptibles » de constituer des violations des obligations découlant de la CIEDR  Utilisation par la Cour du terme « susceptible de » ne devant pas être comprise comme impliquant qu’il y a compétence ratione materiae dès lors qu’il y a la moindre possibilité que les faits, s’ils sont avérés, sont « susceptibles » de constituer des violations des obligations découlant du traité.
1. L’on considère généralement que c’est dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (1996) que la Cour a énoncé pour la première fois avec précision le critère qui lui sert à déterminer si elle a compétence ratione materiae pour connaître d’un différend. Dans cette affaire, la Cour a dit qu’elle devait rechercher « si les violations du traité … alléguées par [le demandeur] entr[ai]ent ou non dans les prévisions » dudit traité (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 810, par. 16). Par la suite, elle a formulé ce critère comme suit : la compétence ratione materiae est établie si les faits dont le demandeur tire grief « entrent dans les prévisions » du traité concerné (Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 23, par. 36 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 584, par. 57 ; Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 31-32, par. 75). La Cour a dit en des termes similaires que, pour déterminer si elle a compétence ratione materiae, elle doit examiner si les demandes « entrent dans le champ d’application » du traité (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 94, par. 72).
2. Dans certaines affaires, la Cour a employé les formulations suivantes : les faits dont il est tiré grief a) sont-ils « susceptibles » d’entrer dans les prévisions du traité ? (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 315-316, par. 69-70, et p. 319, par. 85) ; b) sont-ils « susceptibles » de porter atteinte à la jouissance de certains droits protégés par le traité ? (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 596, par. 96) ; c) sont-ils « susceptibles » d’entrer dans le champ d’application du traité ? (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-109, par. 111-112) ; et d) sont-ils « susceptibles » de constituer des violations des obligations découlant du traité ? (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ;32 États intervenants), exceptions préliminaires, arrêt du 2 février 2024, par. 136).
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3. Dans la présente instance, le défendeur affirme que « [l]es parties sont d’accord que le critère, au stade de la compétence, est d’établir si les faits dont il est tiré grief sont “susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la convention” » (CR 2024/17, p. 36, par. 5 (Wordsworth) ; CR 2024/19, p. 23, par. 24 (Wordsworth) ; voir aussi CR 2024/17, p. 46, par. 5 (Boisson de Chazournes)). La demanderesse donne de ce critère une interprétation sensiblement équivalente (CR 2024/18, p. 29-30, par. 12 (d’Argent)).
4. Le critère susmentionné doit être compris au regard de la jurisprudence globale de la Cour et appliqué de manière cohérente avec cette jurisprudence. La Cour et sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale, se sont penchées en maintes occasions sur la question de savoir si les griefs du demandeur entraient dans le champ d’application du traité concerné. Dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, la Cour permanente a fait observer qu’elle ne pouvait « se contenter d’une conclusion provisoire sur le point de savoir si le différend rel[evait] des dispositions du Mandat » (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 16). Dans l’affaire Ambatielos, la Cour de céans a estimé qu’elle devait déterminer si les arguments du demandeur étaient « de caractère suffisamment plausible » pour permettre de conclure que la réclamation était fondée sur le traité en question. Elle a souligné qu’« [i]l ne suffit pas que » le demandeur « établisse un rapport lointain entre les faits de la réclamation et le traité ». Elle a expliqué qu’on peut raisonnablement conclure qu’une réclamation est fondée sur le traité si le demandeur donne de celui-ci « une interprétation défendable » (Ambatielos (Grèce c. Royaume-Uni), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 18). Dans l’affaire de l’Interhandel, la Cour a jugé que les motifs invoqués par le demandeur devaient « être pertinents » au regard de l’instance (Interhandel (Suisse c. États‑Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1959, p. 24). Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, elle a dit que le demandeur devait « prouver l’existence d’un rapport raisonnable entre [l]e traité et les demandes … présentées » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 427, par. 81). Ainsi, même s’il a été précisé plus clairement à cette occasion, le critère énoncé dans l’affaire des Plates-formes pétrolières n’était pas totalement nouveau ; il doit être interprété à la lumière des précédents susmentionnés.
5. En l’espèce, la demanderesse insiste à plusieurs reprises sur le terme « susceptible » pour expliquer le critère d’établissement de la compétence ratione materiae, et fait valoir que les faits dont elle tire grief sont, « au minimum » ou « à tout le moins », « susceptibles » de constituer des violations des obligations découlant de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après, la « CIEDR ») (exposé écrit de la République d’Arménie sur les exceptions préliminaires de la République d’Azerbaïdjan, par. 5, 10, 44 et 60-61 ; CR 2024/18, p. 14, par. 17 (Kirakosyan) ; p. 36, par. 8 et 10, p. 42, par. 26, p. 43, par. 32 (Murphy) ; p. 46, par. 9, p. 48, par. 20, p. 51, par. 28, p. 52, par. 29-30 (Macdonald) ; p. 59, par. 8, p. 60, par. 10, p. 62, par. 16, p. 64, par. 20 (Klingler) ; p. 70, par. 5, et p. 73, par. 17 (Sicilianos) ; CR 2024/20, p. 24, par. 15, p. 28, par. 24 (Murphy) ; et p. 43, par. 4 (Kirakosyan)).
6. Il importe de rappeler dans quels contextes la Cour a employé les termes « susceptible de » aux fins de l’établissement de sa compétence ratione materiae. Dans les affaires relatives aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis) et à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ;32 États intervenants), elle a eu recours à cette expression pour souligner que les faits allégués, même s’ils étaient avérés, ne pouvaient pas constituer une violation du traité concerné. Dans Guinée équatoriale c. France, la Cour a interprété les dispositions de la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, en particulier les articles 6 et 15, et a conclu qu’elles ne concernaient pas
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les violations alléguées par la demanderesse, dont les demandes n’étaient donc pas « susceptibles » de relever de la convention (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 328, par. 117). Dans Qatar c. Émirats arabes unis, la Cour a considéré que l’expression « origine nationale » figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR n’englobait pas la nationalité actuelle et que, par conséquent, les mesures dont le Qatar tirait grief n’étaient pas « susceptibles » d’être constitutives de discrimination raciale, ni par leur but ni par leur effet (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 106, par. 105, et p. 108-109, par. 111-112). Dans Ukraine c. Fédération de Russie, la demanderesse reprochait à la défenderesse d’avoir agi de mauvaise foi en invoquant abusivement la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide pour justifier ses actions. La Cour a conclu que, à supposer même qu’ils fussent intégralement établis, les faits reprochés à la défenderesse n’étaient pas susceptibles de constituer une violation par cette dernière de ses obligations au titre des articles premier et IV de la convention, qui portent sur la prévention et la répression des actes de génocide (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ;32 États intervenants), exceptions préliminaires, arrêt du 2 février 2024, par. 137-139).
7. L’utilisation par la Cour du terme « susceptible de » aux fins de l’établissement de sa compétence ratione materiae ne saurait être comprise comme impliquant qu’il y a compétence dès lors qu’il y a la moindre possibilité que les faits, s’ils sont avérés, sont « susceptibles » de constituer des violations des obligations découlant du traité. Au contraire, il doit y avoir « un rapport raisonnable » entre le traité et les griefs du demandeur (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 427, par. 81)1.
8. La Cour a traité la question de savoir si les faits dont elle était saisie devaient être « plausibles » pour relever de sa compétence ratione materiae dans l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie). Dans cette instance, la défenderesse faisait valoir qu’il ne suffisait pas à la demanderesse d’établir un rapport lointain entre les faits de la réclamation et le traité en question. Selon elle, la demanderesse devait convaincre la Cour de la « plausibilité » des demandes qu’elle présentait au titre du traité (exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, p. 12-37 ; CR 2019/9, p. 20-25, par. 1-22 (Wordsworth) ; p. 66-69, par. 2-13 (Forteau) ; CR 2019/11, p. 12-18, par. 1-22 (Wordsworth) ; p. 48-53, par. 2-9 (Forteau)). En réponse, la demanderesse arguait que la question de la « plausibilité » était propre au contexte des mesures conservatoires, et que la défenderesse interprétait erronément la relation entre les mesures conservatoires et les exceptions préliminaires (exposé écrit de l’Ukraine sur les exceptions préliminaires de la Russie, p. 16-18 ; CR 2019/10, p. 20-23, par. 12-23 (Thouvenin)). La Cour n’a pas retenu l’argument de la défenderesse. Il appert qu’elle n’était pas disposée à accepter que la « plausibilité » soit une condition à l’établissement de sa compétence ratione materiae car il s’agit séparément d’une condition à l’indication de mesures conservatoires. Dans son opinion dissidente, le juge Skotnikov a estimé que l’arrêt « laiss[ait] quasiment entendre qu’il suffit qu’un demandeur affirme qu’il existe un lien, aussi ténu ou artificiel soit-il, entre ses allégations factuelles et le traité qu’il invoque pour convaincre la
1 Voir Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), opinion individuelle du juge Shahabuddeen, p. 824-827 (qui dit préférer les critères utilisés par la Cour dans l’affaire Ambatielos et dans celles de l’Interhandel et des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci) ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), déclaration du juge Gaja, p. 52, par. 1 (il fallait à la Cour « établir » si la thèse de la demanderesse « était plausible ») ; voir aussi Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Azerbaïdjan c. Arménie), exceptions préliminaires, arrêt du 12 novembre 2024, opinion individuelle du juge Iwasawa, par. 11-15).
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Cour que l’instrument en cause lui donne compétence ratione materiae pour connaître de l’affaire »
2. À mon sens, la Cour n’a pas considéré « qu’il suffit qu’un demandeur affirme qu’il existe un lien, aussi ténu ou artificiel soit-il », entre les faits de la demande et le traité en question, pour établir sa compétence ratione materiae. Elle a simplement dit qu’« [à] ce stade de la procédure, point n’est généralement besoin pour [elle] de procéder à un examen des actes illicites allégués ou de la plausibilité des griefs », et que sa tâche est plutôt « d’examiner les points de droit et de fait ayant trait à l’exception d’incompétence soulevée » (ibid., p. 584, par. 58, les italiques sont de moi).
(Signé) IWASAWA Yuji.
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2 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), opinion dissidente du juge Skotnikov, p. 669, par. 14.

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