OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE YUSUF
[Traduction]
Désaccord avec le rejet de la seconde exception préliminaire d’incompétence ratione materiae — Comportement allégué ne remplissant pas les conditions d’un grief au regard de la CIEDR — Absence de différenciation attestée sur le fondement de motifs prohibés — Nulle référence à un élément de comparaison — Nulle vérification que les personnes ou groupes concernés aient été privés de leurs droits ou désavantagés — Aucune disposition de la CIEDR ne semblant entrer en jeu — Objectifs et intégrité de la CIEDR compromis par la décision de la majorité — Risque de favoriser une compréhension erronée de la compétence de la Cour — En particulier par des parties cherchant à faire entrer leurs demandes dans le cadre de la CIEDR en l’absence d’autres titres de compétence — Regret que la Cour n’ait pas mis un terme à un tel recours abusif à la CIEDR.
I. INTRODUCTION
1. Je ne souscris pas à la décision de la majorité de rejeter la seconde exception préliminaire de l’Azerbaïdjan relative à la compétence ratione materiae de la Cour dans la présente affaire. Selon moi, l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ci-après, la « CIEDR » ou la « convention ») ne peut pas fonder la compétence pour la plupart des demandes de l’Arménie en l’espèce. Comme je l’ai fait observer dans une déclaration à un stade antérieur de l’affaire, « [u]ne tendance regrettable semble s’être développée, selon laquelle tout État qui ne parvient pas à trouver une base valable de compétence de la Cour pour ses revendications, mais qui souhaite néanmoins porter une affaire devant elle, tente [de faire entrer] ces revendications [dans le cadre] de la CIEDR »1 ou, j’ajouterais, d’autres conventions qui n’ont guère à voir avec le véritable différend entre les parties. La présente instance est typique de cette tendance. La Cour aurait dû saisir cette occasion qui lui était donnée de condamner la pratique consistant à utiliser la CIEDR comme un « fourre-tout » à des fins juridictionnelles, et retenir les exceptions préliminaires de l’Azerbaïdjan.
II. CONTEXTE
2. La seconde exception préliminaire soulevée par l’Azerbaïdjan à la compétence conférée à la Cour par l’article 22 de la CIEDR concerne les demandes de l’Arménie relatives : a) aux manquements allégués de l’Azerbaïdjan à ses obligations au regard du paragraphe 1 de l’article 2, de l’alinéa a) de l’article 4 et de l’alinéa b) de l’article 5 de la convention, à raison de faits discriminatoires de meurtre, de torture et de traitement inhumain commis contre des combattants et des civils arméniens pendant le conflit armé entre les deux États ; b) aux manquements allégués de l’Azerbaïdjan à ses obligations au regard de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la convention, à raison de la détention arbitraire et discriminatoire de personnes d’origine ethnique arménienne pendant le conflit armé ; et c) aux manquements allégués de l’Azerbaïdjan à ses obligations découlant également de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la CIEDR, à raison de disparitions forcées ayant visé de manière discriminatoire des personnes d’origine ethnique arménienne pendant ce même conflit.
3. Par une lettre datée du 5 avril 2024, l’Azerbaïdjan, se référant à la souplesse des conditions requises pour établir la compétence de la Cour à ce stade de l’affaire et affirmant servir « l’intérêt de
1 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, C.I.J. Recueil 2023 (I), déclaration du juge Yusuf, p. 31, par. 3.
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la conduite efficace de la procédure », a informé la Cour qu’il abandonnait certains volets des exceptions préliminaires qu’il avait soulevées à l’égard des demandes de l’Arménie. Il s’agissait de celles visant les allégations de violations du paragraphe 1 de l’article 2, de l’alinéa a) de l’article 4 et de l’alinéa b) de l’article 5 de la CIEDR à raison de mauvais traitements infligés à des civils d’origine ethnique arménienne pendant le conflit armé. L’Azerbaïdjan se référait en particulier aux allégations « que l’Arménie a[vait] particularisées en produisant des preuves précises qui témoigneraient d’un comportement répréhensible “susceptible” de relever de la CIEDR ». Il précisait cependant dans sa lettre qu’il entendait maintenir le reste de ses exceptions pour les demandes formulées à la section I du chapitre 3 de la partie VI du mémoire de l’Arménie, notamment celles concernant des allégations de mauvais traitements infligés à des membres des forces armées arméniennes pendant la phase des hostilités actives ainsi que le reste des demandes présentées par l’Arménie au titre de la convention relativement à des allégations de mauvais traitements infligés à des civils d’origine ethnique arménienne pendant la phase des hostilités actives « au sujet desquelles l’Arménie n’a[vait] produit aucune preuve précise étayant un comportement supposément répréhensible sur la base de l’origine nationale ou ethnique ».
4. L’arrêt relève à juste titre au paragraphe 73 que
« les Parties admettent toutes deux qu’un comportement qui peut être incompatible avec le droit international humanitaire peut en même temps mettre en jeu des obligations découlant de la CIEDR, dès lors que ce comportement remplit les conditions aux fins de la formulation d’un grief au titre de la convention ».
Ainsi, la principale question qui divise les Parties à ce stade de l’établissement de la compétence, et qui aurait dû être résolue par la Cour, n’est pas celle de l’applicabilité de la CIEDR dans les situations de conflit armé en général, comme l’arrêt semble le sous-entendre (voir les paragraphes 74-77). La question est plutôt celle de savoir si le comportement dont se plaint l’Arménie en l’espèce entre dans les prévisions de la CIEDR. Ce comportement ne peut faire jouer la convention que s’il s’accompagne d’une discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier et, partant, qu’il « remplit les conditions aux fins de la formulation d’un grief au titre de la convention » comme il est dit au paragraphe 73 précédemment cité. C’est là, à mon sens, que l’arrêt omet de s’intéresser aux conditions qui doivent être remplies pour qu’une plainte pour violation alléguée des obligations découlant de la CIEDR puisse entrer dans le champ d’application de celle-ci, et qu’il omet d’appliquer le critère qu’il énonce lui-même (voir les paragraphes 73 et 78) comme condition à la formulation d’un grief au titre de la CIEDR.
III. LES CONDITIONS REQUISES POUR QU’UN GRIEF DONNÉ RELÈVE DE LA CIEDR
5. La Cour sait bien quelles sont ces conditions. Celles-ci sont énoncées au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. Elles auraient dû être strictement appliquées dans la présente instance. Le paragraphe 1 de l’article premier définit comme suit la discrimination raciale :
« [L]’expression “discrimination raciale” vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. »
Dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, la Cour a fait observer que la discrimination raciale telle que prohibée comporte deux éléments. En premier lieu, la « “distinction, exclusion, restriction ou préférence” doit être “fondée sur” l’un des motifs prohibés, à savoir “la race, la couleur,
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l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique” ». En second lieu, elle devrait avoir « pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme »
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6. Ainsi, premièrement, il doit y avoir une distinction ou une différenciation entre des individus ou groupes d’individus, fondée sur un motif prohibé ; et, deuxièmement, cette distinction doit avoir pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance ou l’exercice, par ces individus, des droits de l’homme ou des libertés fondamentales dans les mêmes conditions que d’autres ; en d’autres termes, la distinction doit placer ces individus dans une position défavorable ou désavantageuse en comparaison de celle d’autres individus. C’est donc à la lumière de ces deux conditions qu’il faut examiner les griefs de l’Arménie pour déterminer s’ils entrent dans le champ d’application de la CIEDR. Or, regrettablement, l’arrêt ne recherche pas si les manquements supposés de l’Azerbaïdjan aux dispositions de la CIEDR, tels qu’allégués par l’Arménie, remplissent ces deux conditions fondamentales : a) s’agit-il d’une différenciation fondée sur des motifs prohibés, tels que l’origine nationale ou ethnique ? et b) cette différenciation a-t-elle pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre les droits de l’homme de certains individus ou groupes d’individus, par comparaison avec d’autres ?
7. En outre, la condition qui veut que l’exercice de droits soit détruit ou compromis ou que les individus ou groupes d’individus concernés soient placés dans une situation désavantageuse par rapport à d’autres, ce qui suppose de procéder à une comparaison, est ignorée dans l’arrêt. Or, on ne voit pas comment un comportement donné pourrait relever des dispositions de la CIEDR en l’absence d’élément de comparaison, sans lequel une discrimination ne peut exister en pratique. La distinction ou exclusion doit non seulement être fondée sur un motif prohibé, mais également constituer un déni ou une privation de droits par comparaison avec d’autres. Autrement, il n’y a pas de discrimination, seulement une violation des droits de l’homme. C’est le fait de différencier des individus sur la base de motifs prohibés et de détruire ou compromettre leurs droits, par comparaison avec d’autres, qui distingue la discrimination raciale ou ethnique d’autres violations des droits de l’homme. Si ces conditions ne sont pas remplies, l’on ne peut pas dire qu’il y a discrimination raciale ou ethnique au sens de la CIEDR. L’exigence d’un élément de comparaison, qui est au coeur de l’applicabilité des dispositions de la CIEDR à un grief donné, n’est pas prise en considération ni appliquée dans le présent arrêt.
IV. LE CONTEXTE DES ALLÉGATIONS ET GRIEFS DE L’ARMÉNIE
8. Il importe de rappeler que la plupart des allégations et griefs formulés par l’Arménie concernent des faits qui se sont produits soit au cours des hostilités actives qui ont opposé les Parties pendant ou immédiatement après la « deuxième guerre du Haut-Karabakh/Garabagh » (ci-après, le « conflit de 2020 »), soit au cours du conflit armé qui les avait opposées antérieurement en 2016. Le contexte dans lequel auraient eu lieu des faits discriminatoires de meurtre, de torture, de détention ou de disparition forcée est donc celui d’un conflit armé actif entre les deux pays voisins, qui a duré au moins 30 ans. L’Arménie affirme qu’au cours des affrontements armés survenus entre les forces armées des deux États en 2016 ainsi que pendant le conflit de 2020, l’Azerbaïdjan a commis des atrocités, dont des meurtres et des mutilations de dépouilles, contre des civils et des militaires d’origine ethnique arménienne, actes qui étaient selon elle de « claires manifestations de haine raciale »3. L’Arménie se réfère en particulier aux affrontements de 2016, alléguant qu’au cours des offensives militaires que l’Azerbaïdjan a menées dans le « Haut-Karabakh/Garabagh » et qui lui ont
2 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), arrêt du 31 janvier 2024, par. 195 (les italiques sont de moi).
3 Mémoire de l’Arménie, par. 6.84.
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permis de prendre le contrôle de certaines parties de la région, des civils et des militaires d’origine ethnique arménienne ont été torturés et tués, et leurs dépouilles ont été mutilées
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9. Compte tenu du contexte décrit ci-dessus, la question se pose de savoir si ces actes allégués doivent être considérés comme de graves violations du droit international humanitaire, ou si, nonobstant le contexte dans lequel ils auraient été commis, ils relèveraient également de la CIEDR du fait que les personnes concernées étaient d’origines nationales et ethniques différentes. Comme il a été souligné plus haut, un comportement attribué à un État qui est susceptible d’emporter violation du droit international humanitaire peut aussi faire jouer la CIEDR s’il s’accompagne d’une différenciation fondée sur des motifs prohibés dont le but ou l’effet est de priver certaines personnes de la jouissance ou de l’exercice des droits de l’homme dans les mêmes conditions que d’autres. C’est pourquoi le critère qu’aurait dû appliquer la Cour, dans les circonstances de l’espèce, pour déterminer si le comportement dénoncé par l’Arménie pourrait aussi relever de la CIEDR est celui décrit précédemment (par. 5-7), qui repose sur les deux conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
10. Il est assez intéressant de lire, au paragraphe 78, que la Cour « doit rechercher si les faits spécifiques dont l’Arménie tire grief sont susceptibles d’attester un traitement discriminatoire fondé sur l’origine nationale ou ethnique arménienne des victimes ». Cela nous porte en effet à croire que la Cour, dans l’analyse des arguments des Parties à laquelle elle procède ensuite, appliquera un critère reposant sur les conditions susmentionnées, de manière à pouvoir déterminer si les faits allégués par l’Arménie entrent dans le champ d’application de la CIEDR. Or, l’arrêt ne contient pas une telle évaluation des actes précis dont se plaint l’Arménie. C’est extrêmement regrettable.
11. Au lieu d’analyser les deux conditions requises au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, l’arrêt se borne à dire au paragraphe 89 que
« [l]a Cour est d’avis que les faits allégués par l’Arménie sont susceptibles d’être constitutifs de discrimination à l’égard des membres des forces armées et des civils “sur le fond[ement]” [de] leur origine nationale ou ethnique arménienne, ayant pour but ou pour effet de porter atteinte à des droits protégés par le paragraphe 1 de l’article 2, l’alinéa a) de l’article 4 et l’alinéa b) de l’article 5 de la CIEDR ».
Où est le raisonnement ou l’analyse du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR qui a conduit à cette conclusion ? Où est l’élément de comparaison ? Où est la différenciation, par comparaison avec d’autres ?
12. L’un des arguments de l’Arménie est que la CIEDR s’applique à la situation d’un « militaire d’origine ethnique arménienne gisant blessé par terre, abattu de plusieurs balles dans la tête par un soldat azerbaïdjanais qui l’injurie en faisant référence à “son peuple” »5. Cet exemple visait peut-être à démontrer qu’une insulte proférée contre le « peuple » de quelqu’un sur le champ de bataille constitue une manifestation de discrimination raciale ou ethnique relevant de la CIEDR. Une insulte haineuse hurlée à un soldat ennemi sur le théâtre de guerre ne saurait toutefois être qualifiée d’acte entrant dans les prévisions de la CIEDR. Aussi ignoble ou haineux que puisse être le langage des soldats de deux camps opposés, il ne peut équivaloir, selon aucun critère ni dans aucune mesure, à une violation des dispositions de la CIEDR. En juger autrement reviendrait à interpréter et à concevoir la convention de manière erronée, et serait contraire non seulement aux objectifs mais aussi à la lettre et à l’esprit de cette importante convention multilatérale.
4 Ibid., par. 3.59 et 3.62-3.63.
5 CR 2024/18, p. 36, par. 10 (Murphy).
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V. LA NON-APPLICATION DES CONDITIONS REQUISES AU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE PREMIER DE LA CIEDR
A. Faits de meurtre, de torture et de traitement inhumain : violations alléguées du paragraphe 1 de l’article 2, de l’alinéa a) de l’article 4 et de l’alinéa b) de l’article 5 de la CIEDR
13. Bien que la Cour mentionne dans la partie générale de l’arrêt traitant de l’applicabilité de la CIEDR (par. 69-78) certains critères précis permettant de déterminer si les faits dont l’Arménie tire grief relèvent de la CIEDR (voir en particulier les paragraphes 73 et 78), elle n’applique pas ces critères par la suite et ne juge pas non plus nécessaire de vérifier le caractère discriminatoire des faits en cause pour établir si elle a compétence au titre de la CIEDR à l’égard du comportement spécifique allégué par l’Arménie. Il en est ainsi des faits allégués de meurtre, de torture et de traitement inhumain comme de ceux de détention arbitraire et de disparition forcée.
14. Les allégations que formule l’Arménie au sujet du comportement de l’Azerbaïdjan pendant le conflit de 2020, en particulier les meurtres, actes de torture et mauvais traitements qu’elle lui reproche d’avoir commis contre des militaires et des prisonniers de guerre d’origine ethnique arménienne, concernent une question principalement réglementée par le droit international humanitaire. Étant donné que l’Arménie et l’Azerbaïdjan étaient impliqués dans un conflit armé, et que leurs forces armées se composaient majoritairement de personnes d’origine ethnique arménienne et azérie, respectivement, l’on ne peut que présumer que les agissements des forces armées azerbaïdjanaises, y compris ceux qui pourraient s’apparenter à des violations du droit international humanitaire, auraient une incidence sur les personnes d’origine ethnique arménienne appartenant aux forces armées de l’Arménie. Une telle incidence, quelle que soit sa nature ou sa forme, ne peut être considérée comme entrant dans le champ d’application de la CIEDR, sauf si l’on peut démontrer que d’autres facteurs, correspondant aux conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, sont intervenus. Ce que les soldats de l’un ou l’autre camp subissent sur le champ de bataille n’est pas dû à leur origine nationale ou ethnique, mais au fait qu’ils combattent pour l’État dont ils sont ressortissants, et toute violation présumée des règles de la guerre relèverait du droit international humanitaire et non pas de la CIEDR.
15. Des personnes d’origine ethnique arménienne ont pu subir des violations de leurs droits parce qu’elles étaient des combattants ennemis, mais cela ne fait pas ipso facto entrer en jeu la CIEDR du fait de leur origine ethnique ou nationale différente. Pour que la CIEDR soit concernée, il faut qu’il y ait une différenciation fondée sur des motifs prohibés qui entraîne la destruction des droits des personnes visées par comparaison avec d’autres. L’on peut difficilement considérer que des meurtres, actes de torture et mauvais traitements qui auraient été commis contre des combattants ou des prisonniers de guerre dans le contexte d’un conflit armé actif entre deux États emportent nécessairement violation de la CIEDR, ou qu’ils relèvent de son champ d’application, si les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article premier ne sont pas remplies. Pareils actes devraient être traités comme de graves violations du droit international humanitaire ou des droits de l’homme dans le contexte d’un conflit armé, mais pas comme des violations de la CIEDR, sauf s’il peut être démontré qu’ils s’accompagnaient d’un traitement discriminatoire fondé sur un motif prohibé.
16. Si, par exemple, on applique à une telle situation l’élément de comparaison du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, il devient manifeste que le dossier de l’affaire ne contient pas même un début d’indice que les militaires ou les prisonniers de guerre d’origine ethnique arménienne aient subi de la part de l’Azerbaïdjan un traitement moins favorable que d’autres détenteurs de droits se trouvant dans la même situation pendant le conflit. La question qui se pose est alors la suivante : en comparaison de qui y a-t-il eu discrimination dans un conflit armé qui impliquait les membres de deux groupes ethniques ? Avec quelles autres personnes y a-t-il eu
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différenciation ? Telles sont les sortes de questions qu’il aurait fallu traiter dans l’arrêt pour déterminer si les manquements allégués relèvent de la CIEDR.
17. Or, au lieu de se pencher sur ces questions ou d’appliquer le critère énoncé au paragraphe 73 de l’arrêt, la Cour dit ce qui suit au paragraphe 91 :
« La question de savoir si les éléments soumis par l’Arménie à l’appui de ses demandes suffisent à démontrer que les actes allégués de discrimination étaient effectivement fondés sur l’origine nationale ou ethnique des victimes est une question qui relève du fond et qui ne peut être tranchée au stade actuel de la procédure. »
Pour commencer, la recherche que la Cour elle-même, au paragraphe 78 de l’arrêt, dit être appelée à faire ne consistait pas à vérifier s’il y avait eu une démonstration « suffis[ante] » mais « si les faits spécifiques dont l’Arménie tire grief sont susceptibles d’attester un traitement discriminatoire fondé sur l’origine nationale ou ethnique arménienne des victimes ». Une démonstration « suffis[ante] » ne fait aucunement partie du critère précisé dans l’arrêt lui-même, et n’est pas non plus pertinente dans les circonstances de l’espèce. Ensuite, en disant cela, la Cour soulève une question qui exige une réponse : comment établit-elle sa compétence au regard de la CIEDR, et au vu de quels critères, si ce n’est en s’assurant que les conditions énoncées au paragraphe 73 de l’arrêt sont remplies ? En d’autres termes, les actes allégués répondent-ils aux conditions requises aux fins de la formulation d’un grief au titre de la CIEDR ? Telles sont les questions auxquelles il aurait fallu répondre dans l’arrêt. Que cet arrêt porte sur la compétence ne dispense pas la Cour d’analyser les conditions à respecter pour que des demandes soient valablement présentées au titre de la CIEDR et qu’elle puisse donc exercer sa compétence en vertu de la clause compromissoire de cette convention.
18. Enfin, il convient de rappeler, par exemple, que la Commission des réclamations entre l’Érythrée et l’Éthiopie avait conclu que l’Érythrée n’avait pas respecté l’égalité de traitement des prisonniers requise en droit international humanitaire, le traitement qu’elle avait réservé aux prisonniers de guerre tigréens étant « pire que celui d’autres » prisonniers de guerre6. Les arbitres dans cette affaire avaient eu recours à un élément de comparaison pour évaluer si l’Érythrée avait infligé un traitement discriminatoire à des prisonniers éthiopiens de différentes origines ethniques. La Cour aurait dû appliquer elle aussi un élément de comparaison, sans lequel des faits de discrimination raciale ou ethnique ne peuvent être présumés avoir eu lieu, même au stade de l’établissement de la compétence.
B. Faits de détention arbitraire et disparition forcée : violations alléguées de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la CIEDR
19. La non-application des conditions requises au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR est encore plus évidente ici. Il est très inhabituel qu’une décision sur la compétence se limite à résumer les vues des Parties sur des allégations de faits aussi graves que des détentions arbitraires ou des disparitions forcées motivées par l’origine nationale ou ethnique des personnes concernées, avant de renvoyer à ce qui a été dit précédemment au sujet d’allégations totalement différentes de faits de meurtre et de torture et conclure ainsi :
6 Voir Commission des réclamations entre l’Érythrée et l’Éthiopie (CREE), sentence partielle, prisonniers de guerre — réclamation de l’Éthiopie no 4, décision du 1er juillet 2003, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVI, par. 83 (les italiques sont de moi).
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« Sur le fondement de ce qui précède, et compte tenu notamment des raisons exposées aux paragraphes 90 à 94, la Cour est d’avis que les faits allégués par l’Arménie concernant la détention arbitraire et la disparition forcée de civils d’origine ethnique arménienne sont susceptibles de constituer un traitement discriminatoire “fondé[] sur” l’origine nationale ou ethnique arménienne ayant pour but ou pour effet de porter atteinte à des droits protégés par l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la CIEDR. Parmi ces faits figure le traitement qu’auraient subi des personnes d’origine ethnique arménienne résidant dans le Haut-Karabakh » (arrêt, par. 102).
20. Il n’y a aucune analyse des arguments des Parties, aucune analyse des conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, aucun raisonnement conduisant à une conclusion ; il n’y a qu’un renvoi à des passages antérieurs et la simple affirmation que les faits allégués par l’Arménie sont susceptibles de constituer un traitement discriminatoire. La Cour ne peut établir sa compétence ratione materiae sur la base de simples affirmations et énoncés généraux sans raisonnement ou justification juridiques. Les deux Parties à la présente instance sont en désaccord sur pratiquement tout, et la Cour, si elle veut que ses conclusions paraissent suffisamment convaincantes à l’une et l’autre, ainsi qu’à tous ceux qui s’intéressent à sa jurisprudence et à l’interprétation et à l’application qu’elle fait du droit, a l’obligation d’asseoir ces conclusions sur un fondement juridique solide. Dans la présente affaire, une telle analyse juridique est d’autant plus nécessaire qu’il y a une évidente tentative de faire entrer dans le champ d’application de la CIEDR des faits allégués sans aucun rapport avec ses dispositions. En omettant de procéder clairement à cette analyse, par l’application des conditions du paragraphe 1 de l’article premier de la convention, la Cour risque d’encourager la multiplication de semblables tentatives à l’avenir et de favoriser le recours abusif à sa compétence à des fins de propagande, en détournement de sa véritable mission de règlement des différends entre États à l’égard desquels elle a compétence afin de promouvoir la paix et la sécurité dans le monde.
VI. CONCLUSION
21. En concluant que la Cour a compétence au titre de la CIEDR, et que la convention est applicable à des faits de meurtre, de torture, de traitement inhumain, de détention arbitraire et de disparition forcée qui se seraient produits dans le contexte d’un conflit armé entre deux États, et le plus souvent sur le champ de bataille, sans avoir démontré que les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR étaient ne serait-ce que superficiellement remplies, la décision de la Cour compromet les objectifs et l’intégrité de la CIEDR. Elle ouvre les portes de la convention à toutes sortes de demandes qui n’ont rien à voir avec ses dispositions ou avec son objet et son but. Elle peut aussi amener à se méprendre sur l’exercice de la compétence de la Cour ceux qui essaient de porter devant cette dernière des affaires pour lesquelles il n’existe pas de titre de compétence valable. La Cour aurait dû, et aurait pu, éviter un résultat aussi insatisfaisant.
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
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Opinion dissidente de M. le juge Yusuf