Résumé de l'arrêt du 2 février 2024

Document Number
182-20240202-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2024/3
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2024/3
Le 2 février 2024
Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 États intervenants) Résumé de l’arrêt du 2 février 2024
HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE (PAR. 1-28)
La Cour commence par rappeler que, le 26 février 2022, l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie au sujet d’« un différend … concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide » (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention »). Dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et sur l’article IX de la convention sur le génocide.
L’Ukraine a déposé son mémoire le 1er juillet 2022. Le 3 octobre 2022, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête.
Entre le 21 juillet et le 15 décembre 2022, 33 États ont déposé des déclarations d’intervention fondées sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour. La Fédération de Russie a contesté la recevabilité de toutes ces déclarations. Par ordonnance en date du 5 juin 2023, la Cour a dit que les déclarations d’intervention présentées au titre de l’article 63 du Statut par 32 États étaient recevables au stade des exceptions préliminaires en ce qu’elles avaient trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention sur le génocide pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour.
I. CONTEXTE GÉNÉRAL (PAR. 29-37)
La Cour rappelle que, au printemps 2014, un conflit armé a éclaté dans la région du Donbas, en Ukraine orientale, entre les forces armées ukrainiennes et des forces liées à deux entités se désignant comme la « République populaire de Donetsk » (RPD) et la « République populaire de Louhansk » (RPL). Malgré les efforts déployés pour parvenir à un règlement pacifique, le conflit armé s’est poursuivi entre 2014 et 2022.
Le 21 février 2022, la Fédération de Russie a officiellement reconnu la RPD et la RPL comme États indépendants. Dans une allocution prononcée le même jour, le président de la Fédération de Russie a notamment déclaré que cette décision avait été prise eu égard à des attaques persistantes menées contre les communautés du Donbas et au « génocide, auxquels d[evai]ent faire face près de
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4 millions de personnes ». Le 22 février 2022, la Fédération de Russie a conclu ce qu’elle présente comme deux « traités d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle », l’un avec la RPD et l’autre avec la RPL. Le même jour, celles-ci ont demandé l’assistance militaire de la Fédération de Russie au titre de ces « traités ». Le 24 février 2022, à 6 heures (heure de Moscou), le président de la Fédération de Russie a déclaré avoir pris la décision de mener une « opération militaire spéciale » en Ukraine, affirmant notamment que l’« objectif [de celle-ci était] de protéger les gens qui, huit années durant, ont subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui ». L’« opération militaire spéciale » a été lancée tôt dans la matinée de ce même jour.
Le 26 février 2022, le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine a publié une déclaration dénonçant « les allégations fausses et insultantes de génocide invoquées par la Russie comme prétexte pour son agression militaire illégale contre l’Ukraine ». Le même jour, quelques heures après la publication de cette déclaration, l’Ukraine a déposé sa requête devant la Cour.
La Cour rappelle que la Fédération de Russie a soulevé six exceptions préliminaires, faisant valoir que : 1) la Cour n’a pas compétence car, au moment du dépôt de la requête, aucun différend n’opposait les Parties en ce qui concerne la convention sur le génocide (première exception préliminaire) ; 2) la Cour n’est pas compétente ratione materiae (deuxième exception préliminaire) ; 3) l’Ukraine a formulé des demandes nouvelles dans son mémoire et celles-ci devraient être jugées irrecevables (troisième exception préliminaire) ; 4) les demandes de l’Ukraine sont irrecevables, car l’arrêt éventuel de la Cour n’aurait aucun effet pratique (quatrième exception préliminaire) ; 5) la demande de l’Ukraine tendant à ce qu’il soit déclaré que celle-ci n’a pas violé les obligations qui lui incombent au titre de la convention est irrecevable (cinquième exception préliminaire) ; et 6) la requête de l’Ukraine est irrecevable au motif qu’elle constitue un abus de procédure (sixième exception préliminaire).
II. L’EXISTENCE ET L’OBJET DU DIFFÉREND (PAR. 38-57)
A. L’existence du différend (première exception préliminaire) (par. 38-52)
La Cour explique qu’il lui appartient de rechercher s’il existait, à la date d’introduction de la requête, un différend entre les Parties correspondant à l’objet de la requête qui lui a été soumise. La Cour commence par rappeler sa jurisprudence constante concernant cette condition avant d’en examiner l’application au cas d’espèce.
La Cour considère qu’il existait, à la date de l’introduction de la requête, un désaccord sur la question de savoir si un génocide attribuable à l’Ukraine avait été commis, ou était en cours, dans la partie orientale de son territoire. Plusieurs organes de la Fédération de Russie, ayant qualité pour représenter cet État dans les relations internationales, ont été les auteurs de déclarations selon lesquelles des actes de l’Ukraine étaient constitutifs d’un génocide dont les victimes étaient les habitants russophones du Donbas. C’est ainsi que le président de la Fédération de Russie a déclaré, dans son allocution du 21 février 2022 concomitante à la reconnaissance par cet État des « républiques » de Donetsk et de Louhansk, que « 4 millions de personnes » habitant la région orientale de l’Ukraine étaient victimes d’un « génocide ». Le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès des Nations Unies, défendant le 23 février 2022 devant l’Assemblée générale la reconnaissance des deux « républiques » en cause, a affirmé que les habitants de la région du Donbas étaient victimes d’un « génocide manifeste ». Dans son discours du 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a affirmé que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » était « de protéger les gens qui, huit années durant, ont subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui ».
L’Ukraine a constamment rejeté les accusations selon lesquelles un génocide serait commis sur son territoire. Les autorités ukrainiennes avaient déjà, dans les années précédant le déclenchement de l’« opération militaire spéciale », dénoncé les activités du « comité d’enquête » de la Fédération
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de Russie chargé notamment d’enquêter sur des actes allégués de génocide qui auraient été commis dans la région du Donbas, comme ne reposant sur aucune base sérieuse. Dans ce contexte, le procureur général de l’Ukraine a engagé, dès 2014, des poursuites pénales à l’encontre de certains responsables russes membres de ce comité. À la suite du déclenchement de l’« opération militaire spéciale » le 24 février 2022, le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine a publié une déclaration dénonçant « les allégations fausses et insultantes de génocide invoquées par la Russie ». La Fédération de Russie ne pouvait donc pas ignorer que le demandeur rejetait catégoriquement les allégations selon lesquelles il aurait commis un génocide.
En outre, l’Ukraine a dénoncé l’utilisation par la Fédération de Russie des allégations de génocide à son encontre comme un prétexte pour justifier une « agression illégale » (déclaration susmentionnée du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine). Même si cette déclaration précédait de peu l’introduction de l’instance, il est clair que la Fédération de Russie savait au moment de cette introduction que l’Ukraine s’opposait manifestement à ses vues et lui reprochait d’agir illégalement en utilisant la convention comme prétexte pour justifier ses actions à l’encontre de l’Ukraine. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que l’Ukraine pouvait la saisir sans attendre davantage.
La Cour conclut qu’il existait, à la date de la requête, un différend entre les Parties, portant sur la question de savoir si un génocide attribuable à l’Ukraine avait été commis dans la région du Donbas et sur la licéité des actions que la Fédération de Russie aurait entreprises sur la base d’une telle accusation. Elle considère donc que la première exception préliminaire de la Fédération de Russie doit être rejetée.
B. Les deux aspects du différend (par. 53-57)
La Cour est d’avis que le différend soumis par l’Ukraine comporte deux aspects qui se distinguent par des caractéristiques essentielles, et qu’elle estime, en conséquence, devoir examiner séparément et successivement.
Le premier aspect du différend est constitué par la demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour déclare que la demanderesse n’a pas commis de génocide, contrairement aux allégations de la défenderesse. Par une telle demande, l’Ukraine ne cherche pas à invoquer la responsabilité internationale de la Fédération de Russie à raison d’un fait internationalement illicite qui serait attribuable à cette dernière ; elle cherche à faire constater judiciairement qu’elle n’a pas commis elle-même les actes illicites que la Fédération de Russie, de façon mensongère selon elle, lui a imputés par des déclarations publiques.
Le second aspect du différend est constitué par les demandes de l’Ukraine visant à faire constater par la Cour que la Fédération de Russie s’est comportée de manière illicite au regard de la convention sur le génocide. Force est pour la Cour de constater que ce second aspect du différend est d’une nature fondamentalement distincte de celle du premier. L’Ukraine vise à invoquer la responsabilité internationale de la Fédération de Russie, en lui imputant des comportements internationalement illicites. C’est de ce second aspect du différend que relèvent les demandes de réparation qu’a présentées l’Ukraine.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour aborde successivement les deux aspects du différend tel qu’elle vient de les décrire, et pour chacun d’entre eux examine, en tant que de besoin, les questions de compétence et de recevabilité que soulèvent les exceptions préliminaires de la Fédération de Russie.
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III. LE PREMIER ASPECT DU DIFFÉREND : LE CHEF DE CONCLUSIONS DE L’UKRAINE SELON LEQUEL AUCUN GÉNOCIDE ATTRIBUABLE À LA DEMANDERESSE N’A ÉTÉ COMMIS DANS LA RÉGION DU DONBAS (PAR. 58-118)
La Cour commence par relever que, au cours de la procédure orale, la Fédération de Russie a déclaré que sa deuxième exception préliminaire, par laquelle elle soutient que les demandes de l’Ukraine doivent être rejetées car la Cour n’est pas compétente ratione materiae au titre de l’article IX de la convention sur le génocide, ne concernait pas le premier aspect du différend. La Cour l’examine donc en relation avec le second aspect de celui-ci, dans la partie IV du présent arrêt. La Cour ajoute qu’elle n’aperçoit aucune raison de mettre en cause sa compétence pour connaître du premier aspect du différend.
La Cour en vient ensuite aux quatre dernières exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie.
A. Introduction de nouvelles demandes (troisième exception préliminaire) (par. 60-72)
Par sa troisième exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient que la demande présentée par l’Ukraine dans le mémoire diffère manifestement de celle exposée dans la requête, de sorte qu’elle est irrecevable.
La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie en matière de demandes additionnelles ou modifiées formulées en cours d’instance, en précisant notamment que celles-ci sont irrecevables dès lors qu’elles sont de nature à modifier l’objet du différend initialement porté devant la Cour selon les termes de la requête.
En l’espèce, tant le chef de conclusions que l’Ukraine formule au point a) de sa requête que celui, modifié, qu’elle présente au point b) de son mémoire concernent les mêmes allégations de génocide avancées par la défenderesse. La Cour est d’avis que le chef de conclusions modifié que l’Ukraine formule au point b) du mémoire ne fait que préciser celui présenté dans sa requête et ne transforme donc pas l’objet du différend initialement porté devant elle selon les termes de la requête. En conséquence, la Cour estime que le premier aspect du différend est défini par la suite selon les termes du chef de conclusions formulé au point b) du mémoire de l’Ukraine : la question est de savoir s’il y a « d[es ]élément[s] crédible[s] prouvant que l’Ukraine est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk ».
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la troisième exception préliminaire de la Fédération de Russie, visant à contester la recevabilité du chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) du paragraphe 178 du mémoire en raison de l’introduction de demandes additionnelles ou modifiées, doit être rejetée.
B. Absence d’effet pratique de l’arrêt (quatrième exception préliminaire) (par. 73-80)
Par sa quatrième exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient qu’un arrêt éventuel de la Cour sur les conclusions de l’Ukraine serait dépourvu de tout effet pratique.
La Cour rappelle que, même lorsqu’elle estime qu’elle a compétence, elle n’est pas obligée dans tous les cas d’exercer cette compétence puisqu’il y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire dont la Cour, en tant que tribunal, doit toujours tenir compte. La Cour a dit que son arrêt devait avoir des conséquences pratiques en ce sens qu’il devait pouvoir affecter les droits
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ou obligations juridiques existants des parties, dissipant ainsi toute incertitude dans leurs relations juridiques. La Cour n’a pas pour fonction de fournir une base d’action politique alors qu’aucune question juridique concernant des droits effectifs n’est en jeu. En conséquence, la Cour ne peut statuer au fond sur la demande si elle considère que tout arrêt qu’elle pourrait prononcer serait sans objet.
La demanderesse prie la Cour de « dire et juger qu’il n’y a pas d’élément crédible prouvant que l’Ukraine est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk ». La Cour relève qu’il ressort clairement de sa jurisprudence et de celle de sa devancière, qu’elle peut, dans des cas appropriés, prononcer un jugement déclaratoire. Un jugement déclaratoire est destiné à faire reconnaître une situation de droit une fois pour toutes et avec effet obligatoire entre les parties, en sorte que la situation juridique ainsi fixée ne puisse plus être mise en discussion, pour ce qui est des conséquences juridiques qui en découlent.
La Cour observe que le premier aspect du différend entre les Parties implique un désaccord sur un point de fait ainsi que sur l’interprétation, l’application ou l’exécution de leurs droits et obligations au regard de la convention sur le génocide. Un jugement déclaratoire sur la question de savoir s’il existe des éléments crédibles prouvant que l’Ukraine est responsable de la commission d’un génocide en violation des obligations lui incombant au titre de la convention aurait pour effet d’établir clairement si la demanderesse a agi conformément aux obligations auxquelles elle est tenue par l’article premier de cet instrument.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la quatrième exception préliminaire de la Fédération de Russie, visant à contester la recevabilité du chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) du paragraphe 178 du mémoire au motif que l’arrêt au fond serait dépourvu d’effet pratique, doit être rejetée.
C. Irrecevabilité d’une demande tendant à ce qu’il soit déclaré que la demanderesse n’a pas manqué à ses obligations (cinquième exception préliminaire) (par. 81-109)
Par sa cinquième exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient que le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) du paragraphe 178 du mémoire, qu’elle qualifie de « demande inversée en constatation de conformité » (reverse compliance request), est irrecevable. La Cour examine les cinq arguments avancés par la défenderesse à l’appui de cette exception.
Premièrement, la Fédération de Russie soutient que les « demandes inversées en constatation de conformité » sont extrêmement rares dans le domaine du règlement des différends interétatiques et sont actuellement réservées à l’Organisation mondiale du commerce (« OMC »), dont les pratiques ne sont pas directement transposables à la Cour. La Cour considère que ces pratiques ne lui sont d’aucune aide pour apprécier la recevabilité de la demande de l’Ukraine, étant donné qu’elles sont fondées sur des dispositions particulières de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du Commerce.
Deuxièmement, la Fédération de Russie avance que l’article IX n’était pas destiné à générer des « demandes inversées en constatation de conformité ». La Cour constate que l’article IX autorise clairement un État qui invoque la responsabilité d’un autre État en matière de génocide à soumettre le différend à la Cour. La question est celle de savoir si l’article IX exclut la possibilité pour un État de chercher à faire déclarer qu’il n’est pas responsable de la commission d’un génocide en violation de ses obligations au titre de la convention. La Cour rappelle qu’elle a considéré que le membre de phrase « y compris [les différends] relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide » était une particularité de l’article IX, soulignant que conformément au texte anglais de la convention, la responsabilité visée était la responsabilité pour « génocide » (le texte français se lisant
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« responsabilité en matière de génocide »), et non la simple responsabilité pour « ne pas avoir prévenu ou puni le génocide ». La Cour a également relevé l’inclusion exceptionnelle du terme supplémentaire « exécution » à l’article IX. En outre, l’article IX précise que les différends « relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention comprennent ceux « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide » et prévoit qu’« une partie au différend » peut soumettre celui-ci à la Cour (les italiques sont de la Cour). À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’article IX n’exclut pas la possibilité pour un État de chercher à faire déclarer qu’il n’est pas responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention.
Troisièmement, la défenderesse avance que la jurisprudence de la Cour montre que celle-ci n’a jamais jugé recevable de « demande inversée en constatation de conformité ». La Cour examine les arrêts qu’elle a rendus dans l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique) et celle relative aux Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), avant d’affirmer que ces deux affaires ne permettent pas de conclure qu’elle ait jamais accueilli ou rejeté, dans sa jurisprudence, une demande tendant à ce qu’il fût déclaré que le demandeur n’avait pas violé les obligations qui lui incombaient au titre d’un traité.
Quatrièmement, la défenderesse avance que le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) est incompatible avec la fonction judiciaire de la Cour. La Fédération de Russie soutient que, en statuant sur ledit chef, la Cour agirait comme un organisme provisoire d’établissement des faits alors que des enquêtes pénales sont en cours. Selon la Cour, pour répondre au chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b), il lui faudrait établir les faits au vu des éléments de preuve présentés par les Parties, avant d’appliquer les dispositions de la convention sur le génocide aux faits qu’elle aura jugés établis. La Cour considère que l’établissement des faits au vu des éléments de preuve présentés et l’application des dispositions de la convention sur le génocide à ceux qu’elle juge avérés fait partie intégrante de sa fonction judiciaire. En conséquence, la Cour conclut que les raisons avancées par la défenderesse ne peuvent étayer son argument selon lequel le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) est incompatible avec la fonction judiciaire de la Cour.
Cinquièmement, la défenderesse avance que le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) est contraire aux principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties. À l’appui de cet argument, la Fédération de Russie, se référant au principe de l’autorité de la chose jugée, soutient que, si la Cour y fait droit, la demande de l’Ukraine peut exonérer cette dernière de toute responsabilité en empêchant la défenderesse et d’autres États d’exercer ultérieurement leur droit d’invoquer la responsabilité de la demanderesse au regard de la convention sur le génocide. La Cour estime cependant qu’elle n’a pas à examiner des questions qui pourraient se poser dans l’hypothèse où, après qu’un arrêt sur le fond aurait été rendu en l’espèce, la Fédération de Russie déciderait d’introduire une instance contre l’Ukraine invoquant la responsabilité de celle-ci pour la commission d’un génocide en violation de ses obligations au titre de la convention sur le génocide. Le contenu de l’arrêt au fond n’est pas connu à l’avance, de même que la teneur des demandes que la Fédération de Russie pourrait formuler si elle décidait de saisir la Cour. Il n’appartient pas à la Cour de se perdre en conjectures sur ces questions. Il lui suffit de faire observer que, dès lors qu’un différend est réglé par elle sous la forme d’un arrêt, il est possible qu’une demande ultérieure soit couverte par l’effet de chose jugée de cet arrêt. En soi, cette éventualité ne permet toutefois pas de conclure que le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) est contraire aux principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties.
Ayant examiné les cinq arguments de la Fédération de Russie, la Cour explique ensuite que, pour apprécier la recevabilité de la demande contenue dans le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) de son mémoire, la Cour tient compte des circonstances dans lesquelles une telle demande a été formulée. Elle rappelle que, en l’espèce, l’Ukraine cherche à faire constater qu’elle n’a pas violé ses obligations au titre de la convention dans le contexte d’un conflit armé entre les Parties. Les mesures, illicites selon la demanderesse, que la défenderesse a prises en Ukraine et
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contre celle-ci l’ont été dans le but déclaré de prévenir ou de punir un génocide qui aurait été commis dans la région du Donbas. Dans un contexte aussi particulier, la Cour reconnaît l’intérêt juridique que l’Ukraine a, au regard de la convention sur le génocide, de régler le différend relatif au chef de conclusions qu’elle a formulé au point b). Un arrêt de la Cour ayant trait au chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) clarifiera les droits et obligations que les Parties tiennent de la convention sur le génocide, notamment la question de savoir si l’Ukraine a agi conformément aux obligations qui lui incombent au regard de l’article premier de la convention.
La Cour considère donc que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la demande de l’Ukraine tendant à faire constater qu’elle n’a pas violé les obligations qui lui incombent en vertu de la convention est recevable. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la cinquième exception préliminaire de la Fédération de Russie doit être rejetée.
D. Abus de procédure (sixième exception préliminaire) (par. 110-118)
Par sa sixième exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient que la requête de l’Ukraine est irrecevable car elle constitue un abus de procédure.
La Cour rappelle que seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier qu’elle rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable. Il doit y avoir des éléments attestant clairement que le comportement du demandeur procède d’un abus de procédure. Un abus de procédure se rapporte à la procédure engagée devant une cour ou un tribunal et a trait à la question de savoir si un État a détourné la procédure à un tel point que sa demande devrait être rejetée dès la phase préliminaire.
Le premier argument de la défenderesse selon lequel l’Ukraine a introduit de nouvelles demandes dans son mémoire est identique à celui avancé dans sa troisième exception préliminaire. La Cour indique avoir déjà conclu que celle-ci devait être rejetée relativement au premier aspect du différend. En conséquence, la Cour ne saurait accueillir le premier argument avancé par la défenderesse.
La Cour rappelle qu’elle n’a pas à s’interroger sur les motivations d’ordre politique qui peuvent amener un État, à un moment donné ou dans des circonstances déterminées, à choisir le règlement judiciaire. La Cour n’est donc pas convaincue par le deuxième argument avancé par la défenderesse concernant le moment choisi pour le dépôt de la requête de l’Ukraine.
Quant au troisième argument de la défenderesse selon lequel la manière dont l’Ukraine aurait rallié des États afin d’organiser une intervention massive constituait un abus de procédure, la Cour relève que, à l’appui de cet argument, la Fédération de Russie invoque exclusivement le comportement et les déclarations des États intervenants. La défenderesse n’a produit aucun élément de preuve relatif à l’abus de procédure prétendument commis par l’Ukraine. La Cour ne considère pas que l’Ukraine, qui a établi une base de compétence valable, devrait voir sa demande rejetée à ce stade préliminaire sans qu’il soit clairement démontré que son comportement en rapport avec les interventions procède d’un abus de procédure. Pour cette raison, la Cour ne juge pas convaincant le troisième argument avancé par la défenderesse.
La défenderesse n’a donc pas démontré qu’il existait des circonstances exceptionnelles qui justifieraient de rejeter la demande de l’Ukraine pour abus de procédure. En conséquence, la Cour conclut que la sixième exception préliminaire de la Fédération de Russie, visant à contester la recevabilité du chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) du paragraphe 178 du mémoire, doit être rejetée.
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IV. LE SECOND ASPECT DU DIFFÉREND : LES CONCLUSIONS DE L’UKRAINE RELATIVES À LA COMPATIBILITÉ AVEC LA CONVENTION DES ACTIONS DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE (PAR. 119-148)
La Cour note que, aux points c) et d) du paragraphe 178 de son mémoire, l’Ukraine lui demande « c) de dire et juger que l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie recourt depuis le 24 février 2022 en Ukraine et contre celle-ci emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide », et « d) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues “République populaire de Donetsk” et “République populaire de Louhansk”, le 21 février 2022, emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ». Ces conclusions diffèrent dans leur formulation de celles qui figurent dans la requête, dans laquelle l’Ukraine demandait à la Cour de dire « que la Fédération de Russie ne saurait licitement prendre, au titre de la convention sur le génocide, quelque action que ce soit en Ukraine ou contre celle-ci visant à prévenir ou à punir un prétendu génocide, sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été perpétré dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk », de déclarer que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, des deux « prétendues » républiques était « fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouv[ait] donc aucune justification dans la convention sur le génocide », et de faire une déclaration similaire à propos de l’« opération militaire spéciale » mise en oeuvre par la Fédération de Russie à partir du 24 février 2022 (points b), c) et d) du paragraphe 30 de la requête).
La Cour estime qu’elle doit d’abord examiner la question de la recevabilité des conclusions figurant dans le mémoire. À la lumière de la réponse à cette question, la Cour examinera ensuite si les conclusions qui relèvent du second aspect du différend ressortissent à sa compétence ratione materiae.
A. Introduction de demandes nouvelles (troisième exception préliminaire) (par. 121-130)
Selon la Fédération de Russie, les conclusions figurant aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine sont irrecevables, car elles diffèrent des demandes contenues dans la requête au point de les rendre méconnaissables et de modifier la nature du différend soumis à la Cour.
La Cour constate qu’il n’y a pas identité entre le libellé des demandes présentées par l’Ukraine dans sa requête et de celles qui sont formulées dans le mémoire. Aucune des demandes contenues dans la requête ne se réfère spécifiquement aux articles premier et IV de la convention. On n’y trouve pas non plus l’affirmation explicite que la Fédération de Russie aurait violé ses obligations au titre de la convention. En revanche, les conclusions figurant à la fin du mémoire contiennent l’allégation explicite que les actions de la Fédération de Russie « emportent violation » de la convention et précisent que, selon le point de vue de l’Ukraine, les dispositions violées sont celles des articles premier et IV de la convention. La Cour rappelle cependant qu’une différence de formulation n’est pas par elle-même décisive. Ce qu’il convient de rechercher, c’est si la demande telle qu’elle est nouvellement formulée a pour effet de transformer l’objet du différend initialement porté devant la Cour selon les termes de la requête.
À cet égard, la Cour relève qu’au point b) du paragraphe 30 de la requête l’Ukraine soutenait que la Fédération de Russie ne pouvait « licitement » entreprendre quelque action que ce soit sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été commis. Aux paragraphes 26 et 29, il était également allégué que les actions de la Fédération de Russie étaient incompatibles avec la convention et violaient les droits de l’Ukraine. En affirmant que la Fédération de Russie avait agi de manière illicite en mettant en oeuvre des actions incompatibles avec la convention qui violaient les droits de l’Ukraine, la demanderesse mettait en cause, dès la requête introductive, la conformité du comportement de la Fédération de Russie aux obligations découlant de la convention et soulevait la question de la responsabilité de la défenderesse à l’égard de la demanderesse dont les droits avaient
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été prétendument violés. Enfin, en présentant aux points e) et f) des conclusions de sa requête des demandes de réparation, l’Ukraine mettait nécessairement en cause la licéité des actions entreprises par la Fédération de Russie.
Selon la Cour, il résulte donc de ce qui précède que dès l’introduction de l’instance l’Ukraine ne se bornait pas à demander à la Cour de déclarer qu’elle n’avait pas commis de génocide, mais cherchait aussi à obtenir le constat que les actions de la Fédération de Russie étaient incompatibles avec ses obligations au titre de la convention. Il est vrai que les conclusions figurant à la fin de la requête n’étaient pas dépourvues d’une certaine ambiguïté. Il est vrai aussi que, si l’article premier de la convention était mentionné dans la requête à plusieurs reprises, l’article IV ne l’était pas. Mais, de l’avis de la Cour, les conclusions du mémoire précisent et clarifient les demandes de l’Ukraine sans dénaturer l’objet du différend tel qu’il était soumis à la Cour par la requête introductive d’instance. La Cour conclut que les conclusions formulées aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire sont recevables, et que, à cet égard, la troisième exception préliminaire soulevée par la défenderesse n’est pas fondée et doit être rejetée.
En conséquence, la Cour examine la question de sa compétence ratione materiae pour connaître du second aspect du différend sur la base des conclusions de la demanderesse telles que formulées aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire.
B. Compétence ratione materiae de la Cour au titre de la convention sur le génocide (deuxième exception préliminaire) (par. 131-148)
La Fédération de Russie soutient que la Cour n’est pas compétente ratione materiae pour connaître des demandes figurant aux points c) et d) des conclusions présentées par l’Ukraine au terme de son mémoire. En effet, selon la défenderesse, ces demandes échappent au champ d’application ratione materiae de la convention sur le génocide et, par suite, elles ne relèvent pas de sa clause compromissoire.
La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, lorsqu’elle est saisie, sur la base d’une clause compromissoire d’un traité, par un État qui invoque la responsabilité internationale d’un autre État partie en raison de la méconnaissance par ce dernier des obligations résultant du traité, il ne suffit pas, pour que la Cour soit compétente, que le demandeur allègue la violation du traité tandis que le défendeur la conteste. Il s’agit de rechercher si les actions ou les omissions dont le demandeur fait grief au défendeur entrent dans le champ d’application du traité dont la violation est alléguée, c’est-à-dire si les faits en cause, à les supposer établis, sont susceptibles de constituer des violations des obligations découlant du traité. Une telle recherche peut impliquer, dans une certaine mesure, que la Cour procède à une interprétation des dispositions dont la violation est alléguée, et qui définissent le champ d’application du traité.
En l’espèce, les actes dont l’Ukraine tire grief consistent, en substance, en ce que la Fédération de Russie aurait accusé mensongèrement la demanderesse de commettre un génocide et invoqué de mauvaise foi la convention afin de justifier, de manière abusive, ses actions, notamment militaires, qui outrepassent les limites de la légalité internationale. Ces actes constituent, selon l’Ukraine, des violations d’obligations découlant de la convention. Plus précisément, les obligations prétendument violées sont celles énoncées aux articles premier et IV de la convention.
La Cour considère que, à supposer même que les actes dont l’Ukraine tire grief à l’égard de la Fédération de Russie soient complètement établis  ce qu’il ne lui appartient pas de décider à ce stade , ils ne constitueraient pas une violation des obligations au titre des articles premier et IV. L’Ukraine ne soutient pas que la Fédération de Russie se serait abstenue de prendre quelque mesure que ce soit qui aurait eu pour objet de prévenir un génocide ou de punir les personnes qui auraient commis un tel génocide. Tout au contraire, la demanderesse soutient que le génocide invoqué par la Fédération de Russie n’a pas eu lieu et que son invocation a été faite de mauvaise foi. C’est l’objet
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du premier aspect de son action judiciaire que de demander à la Cour de constater qu’il n’existe aucun élément crédible prouvant qu’elle aurait commis un tel génocide. Dans ces conditions, on ne voit pas comment le comportement de la Fédération de Russie mis en cause par l’Ukraine pourrait constituer une méconnaissance, par la défenderesse, de ses obligations de prévenir le génocide et d’en punir les auteurs.
Il est vrai que l’Ukraine tente de démontrer que les actes de la Fédération de Russie qu’elle incrimine constitueraient des violations des obligations découlant des articles premier et IV de la convention en s’appuyant sur deux motifs : le premier est que la Fédération de Russie invoque la convention de mauvaise foi et met en oeuvre ses obligations au titre de la convention de manière abusive ; le second est que les mesures qu’elle a adoptées en invoquant la convention outrepassent les limites permises par la légalité internationale.
La Cour observe qu’il n’est pas contestable que « [t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi » (article 26 de la convention de Vienne sur le droit des traités, reflétant le droit international coutumier). Plus généralement, la Cour a eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises que le principe de la bonne foi est un principe bien établi du droit international et l’un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques. Toutefois, elle a aussi indiqué que le principe de la bonne foi n’est pas en soi une source d’obligation quand il n’en existerait pas autrement. Ce qui importe aux fins d’établir la compétence ratione materiae de la Cour lorsqu’elle est saisie d’une requête alléguant la violation par le défendeur d’une obligation découlant d’un traité, c’est de savoir si l’État défendeur peut avoir méconnu une obligation spécifique s’imposant à lui et si la violation alléguée entre dans le champ de la compétence de la Cour. En l’espèce, quand bien même la Fédération de Russie aurait été de mauvaise foi en alléguant un génocide que l’Ukraine n’a pas commis et en prenant certaines mesures contre l’Ukraine sur la base d’un tel prétexte  ce que la défenderesse conteste  cela ne constituerait pas en soi la violation d’obligations au titre des articles premier et IV de la convention. Il n’est pas plus convaincant de tirer argument de l’« abus de droit » ou, comme l’a dit parfois l’Ukraine, de l’« abus de la convention » qui caractériserait le comportement de la défenderesse. Il n’est certainement pas conforme au principe de la bonne foi d’invoquer de manière abusive un traité, en prétendant qu’il existe une situation concrète entrant dans son champ d’application quand ce n’est manifestement pas le cas, ou en en donnant une interprétation volontairement incorrecte à seule fin de justifier une action déterminée. Toutefois, si une telle invocation abusive a pour conséquence que les arguments qui s’appuient sur elle devront être écartés, il n’en résulte pas pour autant qu’elle constitue par elle-même une violation du traité. En l’espèce, même s’il était démontré que la Fédération de Russie a invoqué de manière abusive la convention (ce qui n’est pas établi à ce stade), il n’en résulterait pas qu’elle ait violé ses obligations au titre de la convention, et en particulier qu’elle ait méconnu les obligations de prévenir et de punir découlant des articles premier et IV.
Quant à l’argument de la demanderesse tiré de ce que les actions entreprises par la Fédération de Russie sur la base de son allégation fallacieuse de génocide outrepasseraient les limites de la légalité internationale, il soulève des questions qui, de l’avis de la Cour, n’entrent pas dans le champ d’application ratione materiae de la convention. L’Ukraine et certains des États intervenants s’appuient à cet égard sur le dictum figurant au paragraphe 430 de l’arrêt au fond rendu en l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). La Cour y a indiqué que l’obligation de prévenir le génocide impose aux États parties de « mettre en oeuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide », tout en ajoutant qu’« il est clair que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale ». Mais il ne résulte pas de ce qui précède que, si un État entend mettre en oeuvre l’obligation de prévention que lui impose la convention au moyen d’une action qui méconnaît la légalité internationale, cette action constitue par elle-même une violation de la convention. La Cour n’a pas entendu, par son prononcé de 2007, interpréter la convention comme incorporant des règles de droit international qui lui sont étrangères, notamment celles qui régissent le recours à la force. Elle a entendu préciser qu’un État ne saurait être tenu, en vertu de la convention, d’agir en
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méconnaissance d’autres règles de droit international. Pas davantage un État ne saurait se prévaloir de l’obligation de prévention que lui impose la convention pour outrepasser les limites que fixe à son action, par ailleurs, le droit international. Les limites dont il s’agit ne sont pas définies par la convention elle-même, mais par d’autres règles du droit international. Ainsi, en l’espèce, à supposer — pour les besoins du raisonnement — qu’en reconnaissant la RPD et la RPL et en déclenchant l’« opération militaire spéciale », la Fédération de Russie ait entendu mettre en oeuvre ses obligations au titre de la convention, et que les actions en cause soient contraires au droit international, ce n’est pas la convention que la Fédération de Russie aurait violée, ce sont les règles pertinentes du droit international applicables à la reconnaissance des États et à l’emploi de la force. Ces questions ne sont pas régies par la convention sur le génocide, et la Cour n’est pas compétente pour en connaître dans la présente affaire.
En conclusion, les actes dont l’Ukraine tire grief aux points c) et d) des conclusions du mémoire, de quelque point de vue qu’on les considère, ne sont pas susceptibles de constituer des violations des dispositions de la convention qui sont invoquées par l’Ukraine. Ces actes n’entrent pas dans les prévisions de la convention, et par suite les conclusions c) et d), qui constituent le second aspect du différend porté devant la Cour par l’Ukraine, ne relèvent pas de la clause compromissoire de l’article IX. Il suit de là que la deuxième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie doit être accueillie.
Compte tenu de la conclusion qui précède, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’examiner les autres exceptions soulevées par la défenderesse en tant qu’elles se rapportent au second aspect du différend.
CONCLUSIONS (PAR. 149-150)
En résumé, la Cour considère que la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie, selon laquelle les conclusions figurant aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ne relèvent pas de la compétence ratione materiae de la Cour, doit être accueillie.
En revanche, la Cour estime devoir rejeter : la première exception préliminaire, tirée de ce que la Cour ne serait pas compétente pour connaître de l’ensemble des conclusions de l’Ukraine en raison de la prétendue inexistence d’un différend ; la troisième exception préliminaire, tirée de l’irrecevabilité des conclusions présentées dans le mémoire au motif que ces conclusions seraient nouvelles et transformeraient l’objet du différend ; la quatrième exception préliminaire, fondée sur l’irrecevabilité des conclusions de l’Ukraine en raison de la prétendue absence d’effet pratique d’un arrêt au fond ; la cinquième exception préliminaire, fondée sur l’irrecevabilité d’une demande tendant à ce qu’il soit déclaré que la demanderesse n’a pas violé ses obligations au titre de la convention ; la sixième exception préliminaire, fondée sur l’irrecevabilité de la requête au motif qu’elle constituerait un abus de procédure.
Il résulte de ce qui précède que les conclusions figurant aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine échappent à la compétence de la Cour et que celle-ci ne saurait en connaître au fond, tandis que le chef de conclusions présenté au point b) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ressortit à la compétence de la Cour et que la demande y figurant est recevable. Au prochain stade de la procédure, la Cour examinera donc cette demande sur le fond.
La Cour rappelle, comme elle a eu à plusieurs reprises l’occasion de le faire dans le passé, qu’il existe une distinction fondamentale entre la question de l’acceptation de sa juridiction par les États et la conformité des actes de ceux-ci au droit international. Les États sont toujours tenus de se conformer aux obligations qui sont les leurs en vertu de la Charte des Nations Unies et des autres règles du droit international. Qu’ils aient ou non consenti à la juridiction de la Cour, les États demeurent responsables des actes contraires au droit international qui pourraient leur être attribués.
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DISPOSITIF (PAR. 151)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par quinze voix contre une,
Rejette la première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ;
2) Par douze voix contre quatre,
Retient la deuxième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie qui se rapporte aux conclusions figurant aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ;
POUR : M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Xue, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Donoghue, présidente ; Mme Sebutinde, M. Robinson, Mme Charlesworth, juges ;
3) Par quinze voix contre une,
Rejette la troisième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie relativement au chef de conclusions figurant au point b) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ;
4) Par quatorze voix contre deux,
Rejette la troisième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie relativement aux conclusions figurant aux points c) et d) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ;
POUR : MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ;
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5) Par quatorze voix contre deux,
Rejette la quatrième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; M. Bennouna, juge ;
6) Par treize voix contre trois,
Rejette la cinquième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, juges ;
7) Par quinze voix contre une,
Rejette la sixième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ;
8) Par quinze voix contre une,
Dit qu’elle a compétence, sur la base de l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour connaître du chef de conclusions figurant au point b) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ;
9) Par treize voix contre trois,
Dit que le chef de conclusions figurant au point b) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine est recevable.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, juges.
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Mme la juge DONOGHUE, présidente, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge GEVORGIAN, vice-président, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge TOMKA joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ABRAHAM joint à l’arrêt l’exposé de son opinion partiellement dissidente ; M. le juge BENNOUNA joint une déclaration à l’arrêt ; Mme la juge SEBUTINDE et M. le juge ROBINSON joignent à l’arrêt l’exposé de leur opinion dissidente commune ; M. le juge IWASAWA et Mme la juge CHARLESWORTH joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; M. le juge BRANT joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ad hoc DAUDET joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle.
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Annexe au résumé 2024/3
Separate opinion of President Donoghue
In her separate opinion, President Donoghue explains her votes in relation to subparagraphs (2) and (4) of the operative part of the Judgment. She observes that, in the submissions in the Memorial, Ukraine reformulated its claims relating to the Russian Federation’s “special military operation” and the recognition of the independence of the “Donetsk People’s Republic” and the “Luhansk People’s Republic”. She considers that, in so doing, Ukraine expanded the scope of these claims and transformed the subject of the dispute originally brought before the Court. As a result, the Court should have declined to examine its jurisdiction ratione materiae on the basis of the submissions set out in the Memorial and should instead have done so on the basis of the claims as presented in the Application.
President Donoghue considers that the claims as presented in the Application call for the Court to decide whether the Russian Federation interpreted and applied the Convention in good faith. In the view of the President, thus formulated, the claims of Ukraine plainly fall within the scope ratione materiae of the Convention.
President Donoghue also calls attention to the limited scope of the Judgment. She notes that, in relation to the “special military operation” and the Russian Federation’s recognition of the independence of the “Donetsk People’s Republic” and the “Luhansk People’s Republic”, the Court decides only that it lacks jurisdiction under the Genocide Convention to address the claims of Ukraine. It does not decide whether the “special military operation” is consistent with the rights and obligations of the Russian Federation.
Finally, President Donoghue expresses regret that, as a result of the Judgment, the Court will address only the legality of Ukraine’s conduct when the case proceeds to the merits. If the Court had instead decided that it had jurisdiction ratione materiae in relation to both aspects of the dispute, it would have been in a position to examine the conduct of both Parties, and their respective interpretations and applications of the Convention, at the merits phase.
Dissenting opinion of Vice-President Gevorgian
In his dissenting opinion, Vice-President Gevorgian reiterates his principal position, as previously expressed in his declaration on the Court’s Order of 16 March 2022, that the present case constitutes an attempt by Ukraine to undermine the necessity of consent of all parties to judicial settlement. Accordingly, he was pleased to vote in favour of the Court’s decision to dismiss Ukraine’s main submissions on the ground that the Court lacks jurisdiction to consider them.
At the same time, the Vice-President points out that the Court has taken a very lenient approach towards the existence of a legal dispute at the time of the filing of Ukraine’s Application, and he dissents from the Court’s admission of Ukraine’s claims which seek a declaration by the Court that there is no evidence of genocide attributable to Ukraine in the Donbas. The Vice-President explains that it is incompatible with the judicial function of the Court if a State requests a declaration that no violation of an international legal obligation has occurred.
Finally, the Vice-President notes that the Court has failed to engage in substance with the Russian Federation’s preliminary objection based on an “abuse of process”. He stresses that the politically orchestrated mass interventions by third States in this case have compromised the sound administration of justice.
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Declaration of Judge Tomka
Judge Tomka’s declaration discusses Ukraine’s submission (b), which requests the Court to adjudge and declare that there is no credible evidence that Ukraine is responsible for committing genocide in violation of the Genocide Convention in the Donetsk and Luhansk oblasts of Ukraine. In the present Judgment, the Court finds that it has jurisdiction to pass upon this submission and that this submission is admissible. The case therefore proceeds to the merits, where the Court will hear the Parties on whether this submission is well founded. Judge Tomka agrees with these findings. He nonetheless wishes to offer two observations, specifically on the admissibility of Ukraine’s submission (b) and on the burden of proof.
Concerning the admissibility of Ukraine’s submission (b), Judge Tomka begins by noting that it constitutes a request for a declaratory judgment, the purpose of which is to ensure recognition of a situation at law, once and for all and with binding force as between the Parties, so that the legal position thus established cannot again be called in question in so far as the legal effects ensuing therefrom are concerned. In this regard, he notes that Ukraine’s submission for a declaratory judgment presents two unusual features. On the one hand, the submission put forward by the Applicant seeks a declaration by the Court that it  the Applicant  did not breach its obligations under the Genocide Convention. On the other hand, Ukraine seeks a declaration by the Court that is essentially negative in form, namely a declaration that Ukraine is not responsible for genocide in the Donetsk and Luhansk oblasts. While acknowledging that these two features make Ukraine’s submission a bit unusual, Judge Tomka considers, upon reflection, that the submission is admissible, and that it is in line with precedent and with the Court’s judicial function, which is to decide such disputes as are submitted to it. The Court and its predecessor, the Permanent Court of International Justice, have rendered multiple judgments that have declared that a party had not breached its obligations under international law. Moreover, as a matter of admissibility, it is immaterial which party institutes the proceedings to settle a dispute. The character of a dispute and of the issue to be decided is essentially the same, whether it is presented by an applicant or by a respondent. In fact, applicants have on several occasions requested the Court to declare that their conduct was in keeping with their obligations, a recent example being one of Chile’s requests in the case concerning the Dispute over the Status and Use of the Waters of the Silala. Judge Tomka observes that the Court rightly focuses on the substance of Ukraine’s submission when deciding whether it is admissible. Different terms could be used to describe this submission but, in the end, what matters is whether the present case is an appropriate case for the Court to make a declaratory judgment. In Judge Tomka’s considered view, Ukraine’s submission is admissible. He agrees with the Court’s conclusion that a declaratory judgment on whether there exists credible evidence that Ukraine is responsible for committing genocide in violation of its obligations under the Genocide Convention would have the effect of clarifying the Parties’ rights and obligations. He also agrees that Ukraine’s submission does not contradict the principles of judicial propriety and the equality of the parties.
Concerning the burden of proof, Judge Tomka observes that an issue to be decided on the merits will be that of the proper allocation of the burden of proof. Should Ukraine, as the Applicant, shoulder the burden of showing that there is no credible evidence that it is responsible for committing genocide in violation of the Genocide Convention? Or should it be for the Russian Federation, the Respondent, to shoulder the burden of proving that Ukraine has committed genocide in the Donbass, given that it has  repeatedly and at the highest level  asserted that Ukraine is responsible for such an act? Judge Tomka notes that, when faced with a submission or claim concerning a negative fact, the Court has shown some flexibility in its approach and, on occasion, reversed or partly reversed the burden of proof such that the applicant would not be alone in shouldering that burden. Judge Tomka takes no position on this issue at this stage. He, however, draws the attention of the Parties to this issue, which will be of fundamental importance at the merits stage.
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Opinion partiellement dissidente de M. le juge Abraham
Dans son opinion partiellement dissidente, le juge Abraham explique les raisons de son vote négatif concernant le rejet de la cinquième exception préliminaire de la Fédération de Russie. Selon lui, la première demande de l’Ukraine, par laquelle cette dernière vise à obtenir une déclaration de la Cour selon laquelle elle n’a pas violé la convention sur le génocide, aurait dû être déclarée irrecevable.
Le juge Abraham admet qu’il puisse y avoir des circonstances très spéciales dans lesquelles un État qui s’estime mis en cause de manière infondée quant au respect de ses obligations internationales justifie d’un intérêt légitime pour demander à un organe judiciaire international (à condition qu’il existe une base de compétence valide) de déclarer qu’il respecte ses obligations. Mais il n’est pas convaincu que de telles circonstances existent en l’espèce. Le point sur lequel il diverge du raisonnement de l’arrêt concerne la place accordée à l’allégation de génocide formulée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en tant que cause déterminante des décisions prises par la défenderesse concernant la reconnaissance de l’indépendance des deux « républiques » et le déclenchement de l’« opération militaire spéciale ». Sans se prononcer sur la conformité des actions de la Fédération de Russie aux règles du droit international général relatives à la reconnaissance des États et à l’emploi de la force, il conclut que l’Ukraine ne se trouve pas dans l’une de ces circonstances très spéciales qui rendrait recevable une demande tendant à un constat judiciaire de non-violation.
Déclaration de M. le juge Bennouna
Le juge Bennouna indique son désaccord quant à la décision de la Cour de déclarer recevable la demande de l’Ukraine, relative au premier aspect du différend concernant la constatation de la non-violation par l’Ukraine de la convention sur le génocide. Il considère que de telles constatations ne relèvent pas de la fonction judiciaire de la Cour qui est de régler des différends juridiques entre États relatifs à l’interprétation ou à l’application du droit international. Selon lui, le seul différend dans cette affaire qui oppose les deux Parties concerne la légalité du recours à la force par la Russie. Il est d’avis que la Cour n’a pas démontré que l’Ukraine avait un intérêt pour agir à l’encontre des allégations de la Fédération de Russie.
Joint dissenting opinion of Judges Sebutinde and Robinson
In their joint dissenting opinion, Judges Sebutinde and Robinson explain their disagreement with the majority’s decision in operative paragraph 151 (2) of the Judgment, whereunder the Court upheld the Russian Federation’s objection that Ukraine’s claims relating to the Russian Federation’s use of force in and against Ukraine (in submission (c) of paragraph 178 of Ukraine’s Memorial) and its recognition of the independence of the so called “Donetsk People’s Republic” and “Luhansk People’s Republic” (in submission (d) of paragraph 178 of Ukraine’s Memorial) fell outside the scope of the Court’s jurisdiction ratione materiae.
Judges Sebutinde and Robinson are of the view that there is no basis for the majority’s conclusion that the Court lacks jurisdiction ratione materiae over the aforementioned claims. They respectfully take the position that, in arriving at this conclusion, the majority have fallen into error because they have misconstrued the duty imposed by the Genocide Convention on a State party to act in good faith, reasonably and within the limits permitted by international law in any action that it takes to fulfil its undertaking under that Convention to prevent and punish genocide.
According to Judges Sebutinde and Robinson, the majority do not sufficiently appreciate the significance of the principle of good faith in international law and its application to the circumstances of this case. In their view, the principle of good faith obliges the States parties to the Genocide
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Convention to apply that Convention in a reasonable way and in such a manner that its purpose can be achieved. With this legal background, they arrive at the conclusion that, by employing the extreme measure of a “special military operation” as the first recourse — when it had available to it the means set out in Articles VIII and IX of the Genocide Convention —, the Russian Federation breached its duty to act in good faith and reasonably in taking measures to prevent and punish genocide. Judges Sebutinde and Robinson also call attention to the majority’s analysis of this issue in paragraphs 142 and 143 of the Judgment, which they believe is misdirected and does not address the substance of Ukraine’s argument that the principle of good faith is a part of the Genocide Convention, and, as a consequence, the Court has jurisdiction ratione materiae to adjudicate upon claims alleging a breach thereof.
The dissenting opinion also expresses the judges’ disagreement with the majority’s analysis of the Court’s 2007 ruling in the Bosnian Genocide case and its consequences for the present case. In particular, Judges Sebutinde and Robinson challenge the majority’s conclusion in paragraph 146 of the Judgment that even if it is assumed that the Russian Federation’s special military operation is “contrary to international law, it is not the Convention that the Russian Federation would have violated but the relevant rules of international law applicable to . . . the use of force”. In their view, this conclusion is unreasoned and incorrect. According to Judges Sebutinde and Robinson, in paragraph 430 of the Bosnian Genocide Judgment, the Court concluded that, under the Genocide Convention, States parties have a duty to act reasonably and within the limits permitted by international law, in adopting measures to prevent and punish genocide (Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro), Judgment, I.C.J. Reports 2007 (I), p. 221, para. 430). In line with this dictum, they conclude that the Court in the present case has jurisdiction ratione materiae to entertain Ukraine’s claim that the Russian Federation breached the requirement under Article I to act within the limits permitted by international law in any act taken to prevent or punish genocide.
In addition to making the case that the Court has too narrowly construed its jurisdiction in respect of submissions (c) and (d) in paragraph 178 of Ukraine's Memorial, the dissenting opinion draws attention to how the conclusion of majority exposes “militarily weak State[s] part[ies] to the Genocide Convention to the wanton might, use of force and, quite likely, impunity of . . . militarily stronger State[s] part[ies]” in cases where the latter resort to the use of force against the former on the pretext of discharging their duty under the Genocide Convention to prevent and punish genocide.
Separate opinion of Judge Iwasawa
In his opinion, Judge Iwasawa addresses three topics.
1. Judge Iwasawa points out that Ukraine and many intervening States have used the term “non-violation complaint” to describe Ukraine’s submission (b). He is of the view that this term should be avoided because it has a special meaning in WTO law.
According to Judge Iwasawa, under the WTO dispute settlement procedures, a disagreement may arise between the parties as to whether the measures taken by the respondent State to implement the recommendations and rulings of the Dispute Settlement Body (“DSB”) are consistent with the WTO Agreement. Article 21.5 of the Dispute Settlement Understanding (“DSU”) allows the parties to have recourse to the WTO dispute settlement procedures to resolve this disagreement. Article 6 of the DSU provides that a panel shall be established at the latest at the second meeting of the DSB, unless the DSB decides by consensus not to establish a panel. Judge Iwasawa explains that the practices of the WTO provide no assistance to the Court because they are based on these particular provisions of the DSU.
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2. In the present case, the Russian Federation argues that Ukraine could obtain an undue advantage by virtue of the principle of res judicata. The Court points out that “whenever a dispute is settled by the Court by way of a judgment, there is a possibility that a future claim is covered by the res judicata effect of that judgment”, and then dismisses the Respondent’s objection summarily.
Judge Iwasawa elaborates on the circumstances in which “a future claim is covered by the res judicata effect of [a] judgment”. According to Judge Iwasawa, there are three elements required for the application of the principle of res judicata, namely identity of the “parties”, the “object”, and the “ground”. The second element, the object of the claim, is generally thought to refer to the relief sought, but has sometimes been understood to mean the issue in dispute. Judge Iwasawa points out that some tribunals have focused on “the question at issue”, without distinguishing “object” and “ground” as two separate elements.
3. In the present case, Ukraine contends that the Russian Federation’s abusive invocation of the Genocide Convention violates the Convention. Judge Iwasawa agrees with the Court that an abusive invocation of a treaty does not, by itself, constitute a breach of the treaty.
Ukraine also argues that Articles I and IV of the Genocide Convention contain an implicit obligation to act within the limits of international law, and that by taking actions which go beyond the limits permitted by international law, the Russian Federation has violated Articles I and IV of the Convention. Judge Iwasawa observes that, in support of this contention, Ukraine relies on the Court’s statement in the Bosnia Genocide case that “it is clear that every State may only act within the limits permitted by international law”.
Judge Iwasawa emphasizes that this statement of the Court should not be taken out of context. He points out that the Court made this statement when it was analysing the obligation to prevent genocide under Article I of the Genocide Convention, with a view to determining its specific scope. In his view, by this statement, the Court was merely emphasizing that a State party is not required by Article I of the Convention to take measures which go beyond the limits permitted by international law.
Separate opinion of Judge Charlesworth
In her separate opinion, Judge Charlesworth explains her negative vote on the decision to uphold the Russian Federation’s second preliminary objection and reflects on the Court’s references to the particularity of the circumstances of this case.
Judge Charlesworth questions the finding that the dispute before the Court comprises two aspects or questions. She points out that the two questions arise out of the same factual and legal matrix, and the second question  the lawfulness of the Russian Federation’s conduct  is premised on the first  the allegation of genocide being false. According to Judge Charlesworth, the fact that the second aspect of the dispute involves the invocation of responsibility does not justify the bifurcation of the dispute.
Judge Charlesworth then turns to the question of the Court’s jurisdiction. She points out that, when seised under a compromissory clause in a treaty, the Court has to navigate carefully between the interpretation of the treaty for the purposes of determining its jurisdiction ratione materiae and the same task to be performed for the purposes of resolving the dispute on the merits. She also observes that the Court’s recent jurisprudence indicates that the provisions defining the scope of the treaty are to be interpreted at the jurisdictional stage, whereas the interpretation of substantive provisions is assigned to the merits. In her view, today’s Judgment is in tension with this jurisprudence in so far as it adds that the jurisdictional stage also involves interpretation of the provisions alleged by the Applicant to have been violated.
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For Judge Charlesworth, the Court is unlikely to have jurisdiction to decide the lawfulness of any given conduct with reference to all of the sets of rules applicable to it, but it does not follow that the Court is without jurisdiction to decide its lawfulness with reference to any set of rules despite the presence of an applicable compromissory clause. She considers that the Applicant’s argument in the present case takes a different direction from those in Immunities and Criminal Proceedings and Certain Iranian Assets, in which the Court had interpreted the provisions of the treaty invoked for jurisdictional purposes with a view to ascertaining whether they incorporated obligations arising under rules extrinsic to the treaty. By contrast, according to Judge Charlesworth, the Applicant in the present case invites the Court to interpret Article I of the Genocide Convention in a manner prohibiting certain types of conduct in certain circumstances, and then to find that these circumstances are present in the case before it. Because this contention raises questions of interpretation and application of the Genocide Convention, Judge Charlesworth considers that it attracts the Court’s jurisdiction under Article IX. In her view, the contention that the Genocide Convention does not authorize conduct for the prevention and punishment of genocide where no genocide occurs is a variation of the previous argument, and it should have also been entertained by the Court for jurisdictional purposes.
Judge Charlesworth thinks that the merits stage is the appropriate stage to assess the soundness of the interpretation of Article I put forward by the Applicant, including, if necessary, to determine the means to be used for the interpretation of that provision. She underscores that the Court’s approach as to which rules should be taken into account for interpretative purposes has no bearing on the scope of its jurisdiction. Judge Charlesworth finds that the Court’s conclusion suggests that the Court went too far into the merits and that it did so without interpreting the provisions of the Genocide Convention in question.
Furthermore, in Judge Charlesworth’s view, the Court’s enquiry does not squarely address the Applicant’s claims, which are not confined to an allegation of a breach of specific obligations under the Genocide Convention. She explains that the Parties are in dispute as to whether the obligation to prevent and punish genocide is inapplicable in the circumstances of the case. While this question may not entail violation of the Respondent’s obligations, Judge Charlesworth considers that it remains a question relating to the interpretation or application of the Genocide Convention. She reaches a similar conclusion with regard to the Applicant’s invocation of the notion of good-faith performance of treaty obligations.
Judge Charlesworth adds that, despite its references to “particular circumstances”, the Judgment rests on the application of legal principle. In this regard, she considers that the Court’s reasoning concerning the existence of a dispute is largely in line with its jurisprudence. Specifically, Judge Charlesworth argues that any delay in seising the Court would have at most served to confirm the prospective respondent’s views; because those views were otherwise clear, she finds that any such delay would have been legally irrelevant. Judge Charlesworth also thinks that requests for a declaration of conformity do not pose distinct questions of admissibility. Therefore, she finds that the reference in the Judgment to the particular circumstances in which the Applicant’s request was made confirms rather than qualifies the conclusion that this request is admissible.
Déclaration de M. le juge Brant
Le juge Brant est d’accord avec la décision de la Cour de rejeter la cinquième exception préliminaire de la Fédération de Russie. Il considère que le cadre juridique applicable à l’action judiciaire devant la Cour permet de sauvegarder les droits de la Fédération de Russie de manière pleinement satisfaisante, sans que les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties ne soient mis en cause. Il estime toutefois nécessaire de préciser les trois raisons qui l’amènent à une telle conclusion.
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Premièrement, il estime que la condition de l’existence d’un différend protège adéquatement les droits des États parties à la convention sur le génocide contre des requêtes « prématurées ». Si la Fédération de Russie souhaitait se prémunir contre l’éventualité de l’introduction d’une instance sur la base de la convention sur le génocide avant qu’elle n’eût réuni les éléments de preuve pertinents, il lui aurait suffi de s’abstenir de formuler des accusations ou de les différer jusqu’au moment où elle se serait estimée en possession des éléments de preuve adéquats. Deuxièmement, s’agissant du caractère soi-disant « incomplet » des éléments de preuve qui seront soumis à la Cour dans la présente affaire, le juge Brant relève que la découverte, par la Fédération de Russie, de faits nouveaux répondant aux exigences de l’article 61 du Statut de la Cour ouvrirait la voie à l’introduction d’une demande en revision. Troisièmement, il considère que l’autorité de la chose jugée conférée à l’arrêt rendu dans la présente affaire n’est pas de nature à mettre en cause les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties, car la Cour ne serait pas nécessairement empêchée de connaître d’une demande ultérieure de la Fédération de Russie ayant un objet différent de celui de la demande formulée par l’Ukraine dans son mémoire.
Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Daudet
Dans son opinion, le juge ad hoc Daudet indique être en total accord avec les réponses données par la Cour aux exceptions soulevées par la Russie, et juge simplement utile d’apporter quelques réflexions supplémentaires.
D’abord, il souligne le caractère « inversé » de l’affaire dans laquelle, contrairement à ce qui peut être considéré comme le schéma classique, c’est celui qui est accusé de génocide qui saisit la Cour car il s’estime victime d’une accusation mensongère. Le juge ad hoc Daudet insiste sur le fait que dans le cadre de la présente affaire, l’Ukraine ayant saisi la Cour sur la base de la convention sur le génocide, seule celle-ci détermine le champ matériel de la compétence de la Cour. C’est pourquoi, selon lui, si le comportement de la Russie viole indubitablement le droit international, la Cour ne peut l’examiner et s’y prononcer que s’il rentre dans le cadre de la convention sur le génocide.
Ensuite, il estime que la Cour a bien identifié les deux aspects du différend dont elle était saisie et a mené une analyse qu’il partage.
Sur le premier aspect du différend, relatif à la « non-responsabilité » pour génocide de l’Ukraine, le juge ad hoc Daudet relève que la question de sa compatibilité avec la fonction judiciaire de la Cour est « embarrassante et délicate ». Il comprend donc la prudence avec laquelle la Cour traite la question, mais estime qu’elle aurait pu avoir une formulation plus générale sous la forme d’un dictum pouvant s’appliquer aux circonstances de l’espèce mais aussi à des contextes similaires marqués de faits tout aussi graves.
En ce qui concerne le second aspect du différend, le juge ad hoc estime comme la Cour qu’il y a eu une évolution des demandes ukrainiennes entre la requête introductive d’instance et le mémoire, sans que cela ne constitue cependant de demandes nouvelles. Comme les autres membres de la majorité dans cette décision, il dit avoir eu du mal à voir quelle disposition de la convention sur le génocide l’invocation abusive de la convention pour justifier son « opération spéciale » par la Russie aurait violée. Ainsi, écrit-il, si le comportement de la Russie constitue indéniablement une méconnaissance d’autres règles de droit international général, la convention sur le génocide n’a pas donné compétence à la Cour pour se prononcer sur la violation de ces règles.
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Résumé de l'arrêt du 2 février 2024

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