OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC DAUDET
1. Je suis en accord avec la totalité des réponses données par la Cour aux exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité présentées par la Russie et je souscris à l’ensemble des raisonnements qui les sous-tendent. Je souhaite cependant y ajouter quelques éléments de réflexion.
2. Dès l’abord, j’observe que cette affaire est quelque peu déconcertante par son caractère « inversé ». En effet, dans les affaires relatives au crime de génocide, la norme veut que l’État accusant un autre État de commettre un génocide soit le demandeur devant la Cour. La convention sur le génocide elle-même, dont l’objet et le but sont de prévenir et punir le génocide, répond à ce cas de figure et a probablement été pensée dans cet esprit. Selon cette configuration classique, puisque la Russie allègue que l’Ukraine commet un génocide, on l’imaginerait occuper la position de demanderesse contre l’Ukraine, elle-même défenderesse accusée de violations de la convention. Or, ici, c’est l’inverse qui se produit et c’est l’Ukraine, victime de l’accusation mensongère selon elle que porte la Russie à son encontre, qui est la demanderesse devant la Cour où la Russie se trouve défenderesse.
3. L’Ukraine a saisi la Cour sur la base de la convention sur le génocide. Le pouvoir de juger de la Cour dans la présente affaire est donc limité à ce qui est couvert dans ladite convention. S’il ne fait pas de doute que le comportement de la Russie viole le droit international, la question ne peut être traitée qu’à l’aune de la convention sur le génocide. La compétence de la Cour est ainsi restreinte à un champ matériel défini par les limites de la convention. Enfin, en vertu de son Statut, notamment l’article 36, la Cour ne peut se prononcer que sur le différend, et uniquement sur celui-là, que les Parties lui soumettent en vertu de la clause compromissoire de l’article IX de la convention.
4. La requête de l’Ukraine fait suite au déclenchement par la Russie de l’« opération spéciale » destinée à mettre fin à un génocide qui, selon elle, serait commis par l’Ukraine dans le Donbas. L’Ukraine nie catégoriquement avoir procédé à un quelconque génocide et demande à la Cour de le dire. L’Ukraine prétend aussi que l’accusation mensongère de la Russie n’est qu’un faux prétexte pour justifier son recours illicite à la force.
5. L’affaire, telle que l’Ukraine l’introduit, présente ainsi deux aspects mis en relief par l’arrêt (paragraphe 53). Le premier consiste à demander à la Cour de dire qu’elle n’a nullement commis de génocide, contrairement aux allégations mensongères de la Russie. Il porte donc sur sa non-responsabilité, tandis que le second aspect « vise à invoquer la responsabilité internationale de la Fédération de Russie, en lui imputant des comportements internationalement illicites » (paragraphe 56).
6. Au titre du premier aspect, la cinquième exception préliminaire de la Russie tend à obtenir de la Cour qu’elle déclare l’irrecevabilité de ce qu’elle qualifie de « demande inversée en constatation de conformité » de l’Ukraine par rapport à la convention sur le génocide. L’Ukraine, qui préfère employer l’expression de « déclaration de conformité » (paragraphe 87), attend de la Cour qu’elle dise ne rien voir de « judiciairement inapproprié à ce que la Cour déclare qu’un État respecte bien ses obligations » (paragraphe 89) ni de « problématique à ce que [l’arrêt] ait l’autorité de la chose jugée » (paragraphe 91).
7. La question de la compatibilité d’une telle demande ukrainienne avec la fonction judiciaire de la Cour est embarrassante et délicate. Dans sa jurisprudence, la Cour a indiqué que « [c]’est à la
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Cour elle-même et non pas aux parties qu’il appartient de veiller à l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour » (Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1963, p. 29) en des termes dont, en y faisant référence dans son arrêt en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), la Cour a considéré qu’ils avaient « une portée générale » (C.I.J. Recueil 2013, p. 69, par. 45) les rendant « parfaitement transposables » à l’affaire en cause (ibid., par. 46) dans laquelle le Burkina Faso sollicitait la Cour « d’incorporer dans le dispositif de son arrêt le tracé de la frontière commune dans les deux secteurs au sujet desquels les Parties se sont entendues, de telle sorte que ce tracé soit revêtu de l’autorité de la chose jugée » (ibid., p. 66, par. 37). Ce que la Cour a refusé de faire. La Cour est ainsi très attentive à ce que sa « fonction judiciaire » de règlement des différends reste intacte, ne se transforme pas en une fonction d’« authentification » ou de « certification » et soit au contraire fidèle à sa mission telle qu’elle est définie à l’article 38 de son Statut.
8. C’est donc une question très importante à mes yeux parmi les exceptions d’irrecevabilité présentées par la Russie. Ici, selon la Russie, l’Ukraine demanderait à la Cour de lui délivrer un certificat de comportement conforme à la convention sur le génocide ce que, selon elle, la Cour ne pourrait pas faire car ce serait étranger à sa fonction judiciaire, notamment faute, à ce stade, de l’existence d’un différend, condition indispensable au prononcé de la Cour.
9. Mais la thèse de l’Ukraine est différente. Elle considère, et en rejetant la première exception préliminaire de la Russie la Cour lui donne raison, qu’il existe bien un différend entre elle et la Russie relatif à la convention sur le génocide, levant ainsi l’obstacle soulevé par la Russie.
10. La condition de l’existence d’un différend entre les Parties étant ici remplie, pour autant, l’Ukraine peut-elle saisir la Cour de ce « recours inverse » ? Je n’ai pas vu de raison décisive de le lui refuser en retenant la cinquième exception de la Russie. En effet, s’il est vrai que la convention ne prévoit pas cette situation, elle ne l’interdit pas non plus et, sans attacher une importance considérable à l’expression « à la requête d’une partie au différend » que certains lisent comme une clause de style, je constate néanmoins que celle-ci a été très débattue lors des travaux préparatoires de la convention, ce qui ne se produit pas lors de l’insertion dans un texte d’une simple « clause de style ». Je ne vois donc pas de raison sérieuse pour ne pas considérer que cette expression rend possible tout recours répondant par ailleurs aux autres conditions de validité, au profit de n’importe laquelle des parties au différend. La Cour a longuement analysé les arguments des Parties et y a répondu point par point. Il n’est pas besoin d’y revenir ici, sinon pour insister sur un élément de politique judiciaire.
11. Au paragraphe 107, la Cour se montre prudente à l’égard de ces demandes en « déclaration de conformité » qui, si elles n’étaient pas assorties de conditions strictes, pourraient se multiplier à la demande d’États désireux de faire reconnaître une situation comme « authentifiée » ou « garantie » par l’autorité de la Cour, ce que celle-ci, comme il a été dit ci-dessus, ne peut accepter de faire. La Cour doit donc encadrer et contenir strictement de telles demandes. À cet égard, elle estime que la question de la recevabilité de la demande d’un État tendant à obtenir une déclaration indiquant qu’il n’a pas violé ses obligations au regard de la convention sur le génocide est fonction des circonstances particulières dans lesquelles une telle demande est formulée. En l’espèce, la demande de l’Ukraine s’inscrit dans le contexte d’un conflit armé entre les Parties. La Cour précise que « [l]e conflit armé … se poursuit encore jusqu’à ce jour ». Assurément, les circonstances sont « particulières » et graves.
12. Je regrette toutefois que la Cour n’ait pas jugé utile d’exprimer la même idée par une formulation plus générale. Au lieu de situer la violation d’une obligation de manière précise « au
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regard de la convention sur le génocide » ainsi spécifiquement visée, la Cour aurait pu la traiter sous la forme d’un dictum de la violation d’une obligation, sans préciser au regard de quel texte et donc s’exprimant en général. À la suite de ce dictum, la Cour aurait pu ajouter que tel était précisément le cas dans la situation présente, afin de rendre clair que le dictum s’appliquait bien à l’affaire en cause.
13. Aurait été enfin souligné que les circonstances devaient être « particulières », selon la formule employée dans l’arrêt au paragraphe 109, mais que pour ma part j’aurais de surcroît marquées d’un caractère de gravité, comme c’est le cas en l’espèce. J’aurais même été favorable à faire référence à une situation extrême.
14. J’en viens au second aspect de l’affaire et, plus particulièrement, à la troisième exception préliminaire d’incompétence ratione materiae de la Cour soulevée par la Russie.
15. Il s’agit de la question centrale et difficile dont il faut reconnaître qu’elle a été passablement obscurcie par les différences de rédaction ou, comme le dit la Cour, par l’absence d’« identité entre le libellé des demandes présentées par l’Ukraine dans sa requête et de celles qui sont formulées dans le mémoire ». Je souhaite m’arrêter quelques instants sur ces points.
16. Dans la requête, il est dit
« c) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues “République populaire de Donetsk” et “République populaire de Louhansk”, le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que l’“opération militaire spéciale” annoncée et mise en oeuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide »1.
17. Dans le mémoire, l’Ukraine demande
« c) de dire et juger que l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie recourt depuis le 24 février 2022 en Ukraine et contre celle-ci emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que la reconnaissance des prétendues “République populaire de Donetsk” et “République populaire de Louhansk” le 21 février 2022 emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide. »2
18. À l’évidence, il n’est pas identique de demander à la Cour de juger qu’un acte ne « trouve aucune justification dans la convention » et de lui demander de dire que le même acte « emporte violation de la convention », ne serait-ce que parce que l’absence de justification ne signifie pas nécessairement violation. Surtout, ces différences de formulation dans le passage de la requête au mémoire emportent une extension de la compétence matérielle de la Cour.
1 Les italiques sont de moi.
2 Ibid.
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19. Les textes du Statut et du Règlement n’imposent pas de limites aux modifications et la jurisprudence de la Cour est libérale à ce sujet puisqu’elle admet assez largement des changements qui peuvent être ainsi apportés. La limite de « tolérance » à cet égard est que « le différend porté devant la Cour par requête ne se trouve pas transformé en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 427, par. 80 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 318-319, par. 98-99).
20. Dans la mesure où les demandes, en dépit de leur évolution, se rapportent toujours à l’interprétation de la convention pour déterminer d’abord si certains éléments y trouvent leur place et ensuite, et par voie de conséquence, s’ils constituaient des violations, mais cette fois en ciblant précisément les articles premier et IV, il me semble que la situation correspond à ce que la Cour admet comme entrant dans la latitude dont disposent les États pour développer et compléter ce qui a été exposé dans la requête. Certes, la Cour a indiqué à ce sujet qu’il ne suffit pas « que des liens de nature générale existent entre ces demandes. Il convient que la demande additionnelle soit implicitement contenue dans la requête … ou découle “directement de la question qui fait l’objet de cette requête” ». (Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266, par. 67). Or, dans le cas présent, il me semble précisément que l’on peut soutenir qu’on se trouve dans une forme de continuum entre la requête et le mémoire. Décider autrement m’aurait semblé être excessivement formaliste.
21. La Cour considère ainsi (paragraphe 128) que les conclusions du mémoire « précisent et clarifient » les demandes de l’Ukraine. Je partage ce point de vue mais je m’interroge sur la question de savoir pourquoi l’Ukraine n’a pas conservé au final l’ensemble des demandes en soulignant l’aspect complémentaire qu’elles présentent, ce qui aurait, au passage, évité de semer trouble et interrogations sur la question de savoir si l’extension de la demande était ou non constitutive d’une demande nouvelle, l’Ukraine étant à mon avis allée jusqu’aux limites de l’acceptable. Les lignes de crête ne sont pas les plus faciles à suivre.
22. Sur la question de l’incompétence ratione materiae elle-même que la Russie soulève dans sa deuxième exception préliminaire, la Cour retient cette exception à l’issue d’une motivation particulièrement claire et précise, s’appuyant sur une jurisprudence convergente qui, selon des termes qui peuvent présenter quelques différences, consiste en somme à se demander si l’on est en présence de violations d’obligations qui découlent du traité et non pas d’autres règles de droit international.
23. J’ai peu à ajouter au raisonnement exposé dans l’arrêt et que je partage en tous points pour aboutir à l’admission de l’exception d’incompétence ratione materiae soulevée par la Russie.
24. Il m’a en effet été difficile de suivre l’Ukraine dans cet aspect du différend et d’identifier une disposition de la convention que la Russie aurait violée. S’il ne fait pas de doute que la Russie a usé de manière abusive de la convention sur le génocide pour justifier son « opération spéciale », cela ne constitue pas en soi la violation d’obligations au titre des articles premier et IV de la convention comme le prétend l’Ukraine. Si le comportement de la Russie constitue indéniablement une méconnaissance d’autres règles de droit international général, la convention n’a pas donné compétence à la Cour concernant leur violation. La compétence de celle-ci reste limitée en vertu de l’article IX à l’interprétation, l’application et l’exécution des obligations découlant directement de la convention.
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25. Bien entendu, la décision de la Cour sur sa compétence ne préjuge en rien de la question du caractère contraire au droit international du comportement de la Russie.
(Signé) Yves DAUDET.
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Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Daudet