DÉCLARATION DE M. LE JUGE BENNOUNA
[Texte original en français]
1. L’affaire dont la Cour a été saisie par l’Ukraine contre la Fédération de Russie est exceptionnelle à plus d’un titre. En effet, cette saisine fait suite à l’« opération militaire spéciale » que la Russie a engagée, le 24 février 2022, contre l’Ukraine et qu’elle a présentée comme « des mesures prises en application de l’Article 51 de la Charte des Nations Unies dans l’exercice du droit de légitime défense » (lettre datée du 24 février 2022, adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, doc. S/2022/154 (24 février 2022)). Le jour même de la saisine de la Cour, soit le 26 février 2022, l’Ukraine s’est référée à des « allégations fausses et insultantes de génocide invoquées par la Russie comme prétexte pour son agression militaire illégale contre l’Ukraine » (déclaration du 26 février 2022, subséquemment distribuée comme document de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité en annexe à la lettre datée du 26 février 2022, adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de l’Ukraine auprès de l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, doc. A/76/727-S/2022/161 (28 février 2022)). Elle a invoqué l’article IX de la convention des Nations Unies sur le génocide comme base de compétence de la Cour.
2. Certes, la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la convention de 1948, que ce soit au titre de la compétence consultative (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 15) ou contentieuse (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 43 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 3). Mais c’est la première fois qu’un État lui demande d’exercer cette compétence pour examiner des allégations de génocide proférées par un autre État comme prétexte à un recours à la force et pour en établir l’illicéité.
3. J’ai déjà eu l’occasion, lors de l’adoption par la Cour, le 16 mars 2022, de son ordonnance en indication de mesures conservatoires, de souligner que cette convention n’a pas été conçue et adoptée « pour permettre la saisine de la Cour par un pays, comme l’Ukraine, d’un différend relatif à des allégations de génocide proférées à son encontre par un autre pays, comme la Fédération de Russie, même si ces allégations devaient servir de prétexte à un recours illégal à la force ». Mais il s’agissait à ce stade d’apprécier la compétence prima facie de la Cour.
4. Dans son arrêt sur les exceptions d’incompétence et de recevabilité soulevées par la Russie, la Cour a conclu à l’existence d’un différend entre les Parties relatif à la convention sur le génocide. Elle a considéré que ce différend comporte deux aspects. Le premier aspect vise « à faire constater judiciairement qu[e l’Ukraine] n’a pas commis elle-même les actes illicites que la Fédération de Russie, de façon mensongère selon elle, lui a imputés par des déclarations publiques » (paragraphe 54 de l’arrêt). Le second aspect vise à invoquer la responsabilité internationale de la Russie en lui imputant des comportements internationalement illicites (paragraphe 55 de l’arrêt). Il s’agit de la reconnaissance de l’indépendance des deux « républiques » de Donetsk et de Louhansk et de l’emploi de la force par la Russie en violation des articles premier et IV de la convention (paragraphe 55 de l’arrêt).
5. Alors que j’ai voté avec la majorité pour l’incompétence de la Cour concernant ce dernier aspect du différend (le second aspect), j’ai cependant voté contre la décision de la Cour de déclarer
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recevable la demande de l’Ukraine, relative au premier aspect du différend concernant la constatation de la non-violation par l’Ukraine de la convention sur le génocide (point 9 du dispositif (paragraphe 151)).
6. Ce premier aspect se rapporte à ce que la Russie a considéré comme des « demandes inversées en constatation de conformité ». En l’occurrence, l’Ukraine a demandé à la Cour de « dire et juger qu’il n’y a pas d’élément crédible prouvant qu[’elle] est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk » (paragraphe 78 de l’arrêt).
7. Je considère que de telles déclarations ne relèvent pas de la fonction judiciaire de la Cour, qui est de régler des différends juridiques entre États relatifs à l’interprétation ou à l’application du droit international. Or, le seul différend dans cette affaire qui oppose les deux Parties concerne la légalité du recours à la force par la Russie, lequel serait fondé, selon l’Ukraine, sur des allégations de génocide. C’est le coeur de la controverse juridique qui a opposé les deux Parties et la Cour a estimé qu’elle n’était pas compétente pour connaître d’un tel différend.
8. Quant à la question de la déclaration de conformité, elle n’est qu’une étape dans le raisonnement visant en réalité la proclamation par la Cour de l’illicéité du recours à la force par la Russie.
9. Le fait d’avoir scindé le différend en deux aspects autonomes s’avère être, à mon avis, un exercice artificiel et même dangereux dans la mesure où il amène la Cour à créer un précédent pour connaître des déclarations de conformité, ce qui va à l’encontre de la fonction judiciaire qui lui est dévolue par son Statut et son Règlement.
10. Le caractère artificiel de cette séparation est d’ailleurs mis en évidence par la Cour elle-même, lorsqu’elle définit l’intérêt juridique de l’Ukraine à présenter une telle déclaration de conformité. La Cour introduit, à ce stade, un nouveau principe selon lequel la question de la recevabilité de la demande d’un État tendant à obtenir une déclaration de conformité est fonction des « circonstances » dans lesquelles une telle demande est formulée (paragraphe 107 de l’arrêt). Elle indique ensuite que les circonstances particulières en l’espèce se rapportent au conflit armé ayant débuté le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien en vue de prévenir ou de punir un génocide. Ainsi, bien que la Cour ait affirmé que les deux aspects du différend étaient de nature « fondamentalement distincte » (paragraphe 56 de l’arrêt), elle justifie l’intérêt juridique de l’Ukraine par référence à des faits qui caractérisent le second aspect du différend, à savoir l’emploi de la force.
11. Bien qu’il existe effectivement des « circonstances » particulières liées à la guerre qui oppose les deux Parties depuis bientôt deux ans, la Cour n’a pas démontré, à mon avis, que l’Ukraine avait un intérêt pour agir à l’encontre des allégations de la Fédération de Russie. D’une part, de telles allégations sont fréquentes dans les polémiques de caractère politique proférées par des représentants d’États et elles sont souvent démenties au même niveau. Dès lors, elles ne peuvent pas faire l’objet d’un recours devant la Cour internationale de Justice, dans la mesure où elles ne concernent pas le respect des obligations prévues par la convention sur le génocide. Même s’il s’agit d’une fausse accusation de génocide, le droit international n’autorise pas, contrairement au droit interne, les États
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à engager de simples recours en diffamation. D’autre part, la demande de conformité déposée par l’Ukraine ne peut avoir aucun effet pratique, même si elle est accueillie par la Cour au stade du fond de l’affaire.
(Signé) Mohamed BENNOUNA.
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Déclaration de M. le juge Bennouna