Observations de l'Ouganda sur le rapport d'expertise du 19 Décembre 2020

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116-20210215-OTH-01-00-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
AFFAIRE DES ACTIVITÉS ARMÉES SUR LE TERRITOIRE DU CONGO
(RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO C. OUGANDA)
OBSERVATIONS DE L’OUGANDA SUR LE RAPPORT D’EXPERTISE EN DATE DU 19 DÉCEMBRE 2020
15 février 2021
[Traduction du Greffe]
TABLES DES MATIÈRES
Page
INTRODUCTION ................................................................................................................................... 1
I. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. URDAL ................................................................... 3
II. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE MME GUHA-SAPIR ..................................................... 7
A. La méthode de Mme Guha-Sapir relative aux «morts en surnombre» est totalement dépourvue de pertinence aux fins de la présente procédure judiciaire ............................. 9
B. Appliquée à bon escient, la méthode de Mme Guha-Sapir ferait apparaître une absence de surmortalité pendant la période pertinente ................................................... 10
C. L’estimation de Mme Guha-Sapir concernant le taux brut de mortalité de référence repose sur des données trop anciennes ........................................................................... 12
D. L’estimation de Mme Guha-Sapir concernant le taux brut de mortalité a posteriori est trop élevée ................................................................................................................. 13
E. Le montant des réparations recommandé dans le rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit est fondé sur le postulat erroné que l’Ouganda serait responsable de l’ensemble des morts attribuables au conflit .............. 16
F. Le montant des réparations estimé dans le rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit va à l’encontre de la règle non ultra petita ........... 17
III. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. SENOGLES ........................................................... 19
A. Dommage aux personnes ............................................................................................... 19
1. Inapplicabilité, au cas d’espèce, de la procédure de règlement des réclamations collectives devant la CINU ......................................................................................... 21
2. Compréhension et application erronées des méthodes de la CINU ............................ 26
B. Dommages causés aux biens .......................................................................................... 31
1. Pertes de biens en Ituri ................................................................................................ 33
2. Pertes de biens ailleurs qu’en Ituri.............................................................................. 42
IV. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. NEST ................................................................... 52
A. Certaines parties du rapport Nest sont ultra petita ......................................................... 53
B. Les estimations recommandées dans le rapport Nest sont dépourvues de fondement et arbitraires .................................................................................................................... 53
1. Quantité et répartition géographique des ressources produites .................................. 55
2. Prix annuel moyen des ressources .............................................................................. 56
3. Taxes indicatives pour estimer la valeur d’exploitation ............................................. 58
INTRODUCTION
1. Comme suite à la lettre no 154286 en date du 21 décembre 2020 par laquelle la Cour lui a transmis le rapport des experts qu’elle avait désignés, ainsi qu’à la lettre no 154482 de la Cour en date du 18 janvier 2021 portant prorogation du délai applicable, l’Ouganda soumet respectueusement les présentes observations concernant le rapport d’expertise sur les réparations du 19 décembre 2020 (ci-après le «rapport d’expertise»).
2. L’Ouganda sait gré à la Cour de lui avoir accordé la possibilité de présenter ces observations. Il la remercie également de la souplesse dont elle a fait preuve en modifiant le délai pour leur dépôt compte tenu des difficultés occasionnées par la récente élection présidentielle ougandaise.
3. Etant donné que le rapport d’expertise en regroupe en réalité «quatre … , qui contiennent chacun une expertise en matière d’évaluation du montant des réparations dues au titre des chefs de dommage exposés dans le mandat», et que «chaque rapport est différent»1, l’Ouganda présentera ses observations propres à chacun de ces quatre rapports dans les quatre sections qui suivront la présente introduction. Il ne formulera ici que cinq brèves observations de nature générale ayant trait au contenu du rapport d’expertise dans son ensemble.
4. Premièrement, l’Ouganda relève que les quatre différents rapports composant le rapport d’expertise ne semblent tenir aucun compte des points qu’il avait exposés en détail dans son contre-mémoire de février 2018 ou dans ses observations de janvier 2019 sur les réponses de la RDC aux questions posées par la Cour en date du 11 juin 2018. Comme il le montrera de manière plus circonstanciée ci-après, les auteurs du rapport d’expertise semblent souvent, si ce n’est toujours, accorder crédit d’emblée aux allégations congolaises relatives à l’existence et à l’ampleur des dommages, au mépris de la réfutation méthodique que l’Ouganda avait opposée dans ses pièces antérieures aux prétentions et éléments de preuve de la RDC. De fait, l’on ne trouve, dans le corps du rapport d’expertise, pas une seule mention des écritures ougandaises consacrées à la question des réparations. L’Ouganda estime que le fait que les experts n’aient pas pris en considération ses arguments lorsqu’ils ont formulé leurs recommandations en matière de réparations soulève de sérieux doutes quant à leur rigueur et à leur impartialité.
5. Deuxièmement, dans le tableau A de l’introduction de leur rapport, les experts récapitulent les indemnités préconisées par eux2. L’Ouganda montrera ci-après pourquoi aucune des entrées de ce tableau n’est étayée par des éléments de preuve fiables, recevables, voire par le moindre élément, dans nombre de cas. Il est toutefois permis de relever d’emblée que les chiffres exorbitants — et, soit dit respectueusement, absurdes — qui y sont avancés inspirent de vives préoccupations quant à la rigueur et à l’objectivité avec lesquelles les experts ont appréhendé leur mandat. Selon le tableau récapitulatif A, le montant des réparations qu’ils recommandent se monte à 74 966 000 000 dollars des Etats-Unis3.
1 Rapport d’expertise sur les réparations à l’intention de la Cour internationale de Justice : affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (19 décembre 2020) (ci-après le «rapport d’expertise»), par. 8.
2 Rapport d’expertise, p. 4, tableau A.
3 Ibid.
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Ce montant est non seulement cinq fois et demie plus élevé que celui, déjà tout à fait excessif, réclamé par la RDC elle-même, allant ainsi à l’encontre de la règle non ultra petita, mais aussi bien plus de 400 fois supérieur aux montants que la commission des réclamations entre l’Erythrée et l’Ethiopie avait accordés à titre de réparation à chaque partie dans le contexte d’un conflit nettement plus violent qui avait fait rage vers la même période et sur le même continent4.
6. Troisièmement, comme le montrera l’analyse ci-après, les auteurs du rapport d’expertise bien souvent reconnaissent que la RDC n’a fourni aucun élément de preuve s’agissant de telle ou telle catégorie de réclamations, déplorent l’absence de pareils éléments, puis se contentent de brandir un chiffre comme indemnité proposée5. Les experts semblent fréquemment considérer, en substance, que leur mandat consiste à parvenir à des décisions ex aequo et bono — une conception de la prise de décisions qui outrepasse le mandat de la Cour.
7. Quatrièmement, l’Ouganda estime que rien dans le rapport d’expertise ne saurait éliminer la nécessité pour la Cour de formuler ses propres conclusions de fait en ce qui concerne l’existence, l’ampleur et l’évaluation des dommages allégués par la RDC. Ainsi que la Cour elle-même l’a relevé dans son ordonnance du 12 octobre 2020 portant désignation des experts, «c’est à [elle] qu’il appartiendra de déterminer quel est le poids qu’il conviendra, le cas échéant, d’accorder aux conclusions» tirées dans le rapport d’expertise6. Les experts eux-mêmes reconnaissent ce point essentiel dans l’introduction de leur rapport, où ils précisent qu’«il appartient exclusivement à la Cour de rendre ses propres conclusions juridiques sur ces questions et qu’elle calculera donc, à sa discrétion, tout montant des indemnités qu’elle pourrait souhaiter adjuger»7. L’Ouganda juge cette réserve d’autant plus importante que le rapport d’expertise suscite nombre de préoccupations, exposées en détail ci-après, s’agissant de son exactitude et de sa fiabilité.
8. Cinquièmement et enfin, pour tenter d’aider au mieux la Cour, l’Ouganda s’est employé à formuler les présentes observations de la manière à la fois la plus concise et la plus exhaustive possible compte tenu du temps qui lui était imparti. Néanmoins, afin de dissiper toute ambiguïté, il soumet ces observations sans préjudice de son droit de soulever de nouveaux points, questions, doutes ou toutes autres préoccupations concernant le rapport d’expertise au cours de la procédure orale en l’affaire qui, selon le calendrier actuel, devrait s’ouvrir le 19 avril 20218.
4 Contre-mémoire de l’Ouganda sur la question des réparations (6 février 2018) (ci-après «CMOR»), par. 1.28.
5 Voir, par exemple, rapport d’expertise, par. 162 (où l’auteur relève qu’il ne dispose «pas d’éléments de preuve concrets qui [lui] permettraient d’évaluer le bien-fondé du montant avancé», déplore ensuite «ces regrettables circonstances» et finit par avoir recours à un «facteur de minoration … pour manque de preuve» inexpliqué et manifestement arbitraire pour avancer un montant d’indemnisation).
6 Ordonnance de la Cour du 12 octobre 2020, p. 3.
7 Rapport d’expertise, par. 12.
8 L’Ouganda tient à préciser qu’il maintient en outre pleinement les objections qu’il a soulevées contre la décision même de la Cour tendant à demander une expertise. Pour l’ensemble des raisons précédemment énoncées, il estime que la décision de désigner des experts dans le contexte de la présente affaire était inappropriée et incompatible avec les droits que lui confèrent le Statut et le Règlement de la Cour, ainsi qu’avec le droit international de manière plus générale.
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I. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. URDAL
9. Le premier des quatre rapports inclus dans le rapport d’expertise est intitulé «Pertes en vies humaines : morts causées par le conflit» et a été établi par M. Henrik Urdal (ci-après le «rapport Urdal»). Dans son rapport, M. Urdal tente d’estimer les «pertes en vies humaines résultant directement du conflit armé et couvre les événements constitutifs du conflit armé dont la RDC a été le théâtre entre le 1er août 1998 et le 2 juin 2003»9. Pour ce faire, il examine ce qu’il qualifie de «données faisant autorité recueillies par l’Uppsala Conflict Data Program (ci-après l’«UCDP»)»10, un programme de données hébergé par le département de recherche sur la paix et les conflits de l’Université d’Uppsala.
10. L’Ouganda n’a pas à s’appesantir sur le rapport Urdal. Son auteur y entreprend un exercice assez semblable à celui auquel l’Ouganda s’est lui-même livré et qu’il a présenté à la Cour dans son contre-mémoire. M. Urdal parvient également, pour l’essentiel, aux mêmes conclusions. La Cour se souviendra que, dans son contre-mémoire de 2018, l’Ouganda avait entrepris d’examiner la base de données de l’UCDP dans le but de consulter une source neutre «confirm[ant] le caractère excessif des chiffres avancés par la RDC»11 au sujet des prétendues pertes en vies humaines.
11. Sur la base de cet examen, l’Ouganda a déterminé qu’il ressortait du jeu de données de l’UCDP que la «meilleure estimation» du nombre total de morts ayant résulté du conflit entre août 1998 et juin 2003 s’établissait à 29 376, dont seuls 211 (0,7 %) avaient un lien avec lui12. Point important, ces chiffres comprennent tant les victimes civiles que les victimes militaires13. (A titre de comparaison, la base de données indique que 9420 morts de civils et de rebelles (soit 32 %) étaient liées à l’armée de la RDC14.)
12. Lorsque l’Ouganda a circonscrit les résultats aux morts de civils, objet du mandat confié par la Cour, les chiffres ont encore diminué. Plus précisément, son analyse des données de l’UCDP a fait apparaître qu’au total 13 593 civils avaient trouvé la mort au cours de la période pertinente et que 32 (soit 0,2 %) de ces morts avaient un lien avec lui15. (Toujours à titre de comparaison, la base de données de l’UCDP associe 1429 morts civiles (soit 10,5 %) à l’armée de la RDC16.)
13. Dans son rapport, M. Urdal parvient pour l’essentiel aux mêmes conclusions que l’Ouganda en ce qui concerne le nombre total de morts et celui des civils tués au regard des données de l’UCDP. Il ressort selon lui que «28 981 personnes en tout ont perdu la vie lors d’événements constitutifs du conflit armé dont la RDC a été le théâtre au cours de cette période»17 et que, «[s]ur ce nombre total de victimes directes du conflit, 14 663 étaient des civils»18.
9 Rapport d’expertise, par. 13.
10 Ibid., par. 14.
11 CMOR, par. 5.63.
12 Ibid., par. 5.65.
13 Ibid.
14 Ibid., par. 5.66.
15 Ibid., par. 5.67.
16 Ibid., par. 5.68.
17 Rapport d’expertise, par. 14 (les caractères gras sont dans l’original).
18 Ibid.
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14. Les différences entre les chiffres auxquels l’Ouganda et M. Urdal sont parvenus sur la base du jeu de données de l’UCDP sont relativement faibles : 29 376 (Ouganda) contre 28 981 (M. Urdal) pour le nombre total de morts ; 13 593 (Ouganda) contre 14 663 (M. Urdal) pour le nombre total de civils tués.
15. L’Ouganda n’est pas en mesure d’expliquer ces légères différences. Il se pourrait qu’elles résultent de mises à jour apportées au jeu de données de l’UCDP au cours de la période intermédiaire ou de quelque autre facteur. En tout état de cause, ces divergences sont (en l’état) négligeables, d’autant que l’Ouganda est d’accord avec M. Urdal sur le nombre de morts que les données de l’UCDP semblent lui attribuer. Tout comme lui, M. Urdal déduit de son analyse des données de l’UCDP qu’«ont été dénombré[e]s» 211 morts au total, parmi lesquelles 32 morts de civils, considérées comme «ayant impliqué des forces du Gouvernement ougandais»19.
16. Outre l’uniformité qu’il relève entre son analyse des données de l’UCDP et celle qu’en a faite M. Urdal, l’Ouganda se bornera à soumettre quatre brèves observations supplémentaires à l’appréciation de la Cour.
17. Premièrement, contrairement à M. Urdal, l’Ouganda a encore analysé une autre base de données qui était analogue : celle administrée par l’Armed Conflict Location and Event Data Project (ci-après l’«ACLED»), projet hébergé par l’Université du Sussex au Royaume-Uni20. Bien qu’ils ne soient pas identiques aux chiffres tirés de l’UCDP, les résultats de cet examen sont là encore largement semblables. Si l’on s’intéresse aux fins présentes uniquement aux morts de civils, l’on peut déduire de la base de données de l’ACLED que, au cours de la période pertinente, 8012 civils ont été tués, dont 117 (1,5 %) du fait de violences unilatérales perpétrées par l’Ouganda21.
18. Deuxièmement, contrairement à M. Urdal, l’Ouganda a également examiné le rapport Mapping de l’ONU, qui avait été établi sous les auspices du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme en vue de rendre compte des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC entre mars 1993 et juin 200322. Là aussi, les chiffres, au moins dans leur ordre de grandeur, sont largement semblables à ceux tirés des bases de données de l’UCDP et de l’ACLED.
19. L’Ouganda a localisé chaque événement à l’occasion duquel le rapport Mapping de l’ONU l’associe, directement ou indirectement, à une ou plusieurs morts de civils au cours de la période comprise entre le 7 août 1998 et le 2 juin 2003, et en a joint une liste en tant qu’annexe 110 de son contre-mémoire23. Lorsque l’on additionne ces chiffres, il ressort du rapport Mapping que le nombre total de morts de civils pour lesquelles il existe ne serait-ce qu’une «suspicion raisonnable» qu’elles résultent d’un comportement mettant en cause l’Ouganda serait d’environ 230024.
19 Rapport d’expertise, par. 39.
20 CMOR, par. 5.69-5.71.
21 Ibid., par. 5.71.
22 Ibid., par. 5.72-5.76.
23 Ibid., annexe 110.
24 Ibid., par. 5.76.
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20. Troisièmement, considérés dans leur ensemble, les chiffres déduits des données de l’UCDP et de l’ACLED, ainsi que du rapport Mapping de l’ONU, mettent en évidence le caractère excessif et déraisonnable des demandes de la RDC — ce que celle-ci reconnaît d’ailleurs par inadvertance. Plus précisément, la RDC affirme dans son mémoire que les rapports internationaux, dont le rapport Mapping de l’ONU, sont importants parce qu’ils indiquent l’ordre de grandeur des dommages qu’elle aurait subis. S’agissant de ces rapports, elle indique ce qui suit : «Les bilans d’ensemble qu’ils présentent sont néanmoins précieux, car ils donnent des ordres de grandeur des dommages résultant des manquements par l’Ouganda à ses obligations internationales.»25
21. Si l’on examine leurs résultats à la lumière de cette précision de la RDC, les analyses qui précèdent ne font que mettre en évidence le caractère excessif de l’allégation congolaise selon laquelle l’Ouganda serait responsable de la mort de 180 000 civils.
22. Quatrièmement, bien que l’Ouganda et M. Urdal s’accordent largement sur le nombre de morts de civils ressortant du jeu de données de l’UCDP, ils divergent nettement sur les conséquences à en tirer pour la fixation des réparations dues par l’Ouganda. A cet égard, M. Urdal calcule le montant qu’il préconise en multipliant le nombre total de civils tués en RDC au cours de la période pertinente (selon lui 14 663) par les chiffres proposés à cet égard par M. Senogles dans son rapport, sans faire la part des morts susceptibles d’attribution à l’Ouganda26. Autrement dit, M. Urdal recommande que l’Ouganda verse une indemnité pour chaque civil tué pendant le conflit, sans rechercher si les événements concernés ont été, pour reprendre ses termes, «dénombrés [comme] ayant impliqué des forces du Gouvernement ougandais»27. L’Ouganda considère que cette approche est clairement indéfendable.
23. Ainsi qu’il a déjà été expliqué, et comme la Cour le sait de toute façon fort bien, le conflit qui a fait rage en RDC était remarquablement complexe et a fait intervenir les armées d’au moins neuf pays ainsi que 21 grands groupes armés irréguliers, sans parler des nombreux groupes irréguliers de taille plus modeste ayant participé28. Dans son arrêt de 2005, la Cour elle-même a précisément fait observer que «les actes commis par les diverses parties à ce conflit complexe que conna[issait] la RDC [avaie]nt contribué aux immenses souffrances de la population congolaise»29. Dans ce contexte, elle a également précisé que, à ce stade de la procédure, il incomberait à la RDC d’«apport[er] la preuve[ du] préjudice exact qu’elle a[vait] subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des faits internationalement illicites dont il [étai]t responsable»30.
25 Mémoire de la République démocratique du Congo sur la question des réparations (septembre 2016) (ci-après «MRDCR»), par. 1.39 (les italiques sont de nous).
26 Dans son rapport, M. Senogles propose le versement de 30 000 dollars des Etats-Unis par personne directement prise pour cible et de 15 000 dollars des Etats-Unis pour chaque victime collatérale. Rapport d’expertise, par. 106, 109. L’Ouganda soutient qu’aucun de ces deux chiffres n’est approprié dans les circonstances de l’espèce, pour les raisons exposées dans la section III ci-après.
27 Ibid., par. 39.
28 CMOR, par. 2.49-2.55.
29 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005 (ci-après «Activités armées (2005)»), par. 221.
30 Ibid., par. 260.
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24. Dans ces conditions, il n’existe aucun fondement plausible qui permette de recommander que l’Ouganda verse une indemnité pour chaque civil tué au cours du conflit, indépendamment du lieu, de la date et de la responsabilité des faits. Tout au plus l’Ouganda pourrait-il être tenu au paiement d’une réparation au titre du nombre répertorié de civils tués lors d’incidents dans lesquels il aurait été impliqué. Et, comme on l’a vu, M. Urdal et l’Ouganda s’accordent sur le nombre de victimes ressortant des données de l’UCDP31.
31 M. Urdal indique également que les données de l’UCDP donnent à penser que, au cours de la période pertinente, 5769 civils ont trouvé la mort en Ituri, dont les 32 personnes qui auraient été tuées lors d’incidents dans lesquels l’Ouganda était impliqué. Rapport d’expertise, par. 29 et tableau 1.2. L’Ouganda reconnaît que, ayant été considéré comme une puissance occupante en Ituri, il avait une obligation de diligence lui imposant «de prendre toutes les mesures qui dépendaient de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il était possible, l’ordre public et la sécurité dans le territoire occupé en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur en RDC». Activités armées (2005), par. 178. Il n’existe toutefois aucun élément, que ce soit dans le jeu de données de l’UCDP, dans le rapport Urdal ou dans un quelconque autre document présenté à la Cour à cet égard, qui autorise un organe chargé d’établir les faits à conclure que l’Ouganda aurait pu prévenir ces morts.
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II. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE MME GUHA-SAPIR
25. Le deuxième des quatre rapports composant le rapport d’expertise est celui intitulé «Surmortalité liée au conflit», qui a été établi par Mme Debarati Guha-Sapir (ci-après le «rapport Guha-Sapir»). Dans son rapport, Mme Guha-Sapir avance une estimation extraordinaire du nombre de morts qui, selon elle, peuvent être attribuées au conflit dont la RDC a été le théâtre entre 1998 et 200332 : 4 987 75633. En soustrayant de ce chiffre le nombre des morts directes qui sont recensées dans le rapport Urdal (soit 28 981), elle parvient à une estimation de 4 958 775 morts indirectement34 causées par le conflit35.
26. Dans le tableau A de l’introduction du rapport d’expertise, ce chiffre est ensuite multiplié par 15 000 dollars des Etats-Unis (la valeur recommandée par M. Senogles pour les morts collatérales36), ce qui donne une indemnité astronomique de plus de 74 milliards de dollars des Etats-Unis à titre de réparation pour les morts indirectement causées par le conflit37.
27. L’Ouganda démontrera dans ses observations sur le rapport de M. Senogles pourquoi le chiffre de 15 000 dollars des Etats-Unis avancé par cet expert est inapproprié. Aux fins de la présente partie, il s’attachera à établir que l’estimation du nombre de morts attribuables au conflit que Mme Guha-Sapir a fournie n’est absolument pas fiable. De fait, cette estimation est plus de 12 fois
32 La Cour a défini la «période pertinente» comme étant comprise «entre le 6 août 1998 et le 2 juin 2003» (voir ordonnance du 8 septembre 2020, par. 16, point 3). Pourtant, tout au long de son rapport, Mme Guha-Sapir se réfère simplement à la période allant de 1998 à 2003 sans préciser les mois concernés, ce qui donne à penser que son estimation pourrait couvrir les années 1998 et 2003 dans leur intégralité. Voir rapport d’expertise, par. 55, 71, p. 28, tableau 2.2, p. 29, figure 2.3, p. 31, figure 5. De fait, à un endroit de son rapport, Mme Guha-Sapir semble indiquer qu’elle formule des estimations pour une période de cinq années pleines, ce qui serait une erreur puisque la période pertinente est plus courte d’environ deux mois. Voir ibid., par. 63.
33 Ibid., par. 71.
34 Lorsque l’on compare les quatre rapports distincts, leurs auteurs semblent varier dans leur utilisation des termes «morts indirectes» et «morts en surnombre». L’Ouganda entend les «morts en surnombre» visées dans le rapport d’expertise comme désignant la totalité des morts attribuables au conflit, soit la somme des morts directes et indirectes (respectivement appelées «morts en surnombre directement causées par le conflit» et «morts en surnombre indirectement causées par le conflit»). Cette conception est conforme à l’explication des trois notions fournie par Mme Guha-Sapir au paragraphe 42 de son rapport, ainsi qu’au tableau 2.2 et à la figure 5 de celui-ci. Voir ibid., par. 42, p. 28, tableau 2.2, p. 31, figure 5. Néanmoins, au paragraphe 10 et dans le tableau A du rapport d’expertise, l’expression «morts en surnombre de civils» fait référence à ce que Mme Guha-Sapir désigne comme les morts «en surnombre de civils indirectement causées par le conflit». Comparer ibid., par. 10, p. 4, tableau A, et ibid., par. 71. Ces deux notions («morts en surnombre de civils» et «morts en surnombre de civils indirectement causées par le conflit» ne sauraient être assimilées, M. Urdal ayant relevé un chiffre de 14 663 morts en surnombre de civils directement causées par le conflit. Ibid., par. 14.
35 Ibid., par. 71.
36 Ibid., par. 71, 109.
37 Ibid., p. 4, tableau A.
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supérieure à celle que la RDC elle-même a présentée dans son mémoire38, et presque 25 fois supérieure à une autre qui fait autorité en la matière39.
28. Il est facile d’expliquer pourquoi Mme Guha-Sapir est parvenue à ces chiffres exagérés. Son analyse tout entière repose sur deux variables très incertaines pour lesquelles elle a choisi des valeurs extrêmement contestables. En particulier, avec sa méthode relative aux «morts en surnombre», Mme Guha-Sapir prétend estimer le nombre des morts causées par le conflit en comparant le taux de mortalité nominal lors du conflit (appelé le taux brut de mortalité a posteriori) avec le taux de mortalité hypothétique qui aurait été enregistré pour la même période si le conflit n’avait pas eu lieu (appelé le taux brut de mortalité de référence)40. Selon sa théorie, la différence entre ces deux taux révélerait la hausse du taux de mortalité due au conflit.
29. La manière dont Mme Guha-Sapir a utilisé et appliqué cette méthode pour estimer le nombre de morts attribuables au conflit pose problème à maints égards. Les plus graves de ces problèmes sont exposés en détail dans les sections suivantes. En particulier :
 la méthode de Mme Guha-Sapir relative aux «morts en surnombre» est totalement dépourvue de pertinence aux fins de la tâche incombant à la Cour ;
 si cette méthode était appliquée à bon escient en utilisant les estimations du taux brut de mortalité les plus récentes et fiables que l’ONU ait fournies, l’on constaterait de fait une absence de surmortalité en RDC entre 1998 et 2003 ;
 Mme Guha-Sapir a estimé le taux brut de mortalité de référence en se basant sur un ancien chiffre de l’UNICEF qui a depuis été révisé et modifié ;
 son estimation du taux brut de mortalité a posteriori, qu’elle déduit à partir d’enquêtes sur échantillon, est plus de deux fois supérieure à ce qu’indiquent les dernières statistiques de l’ONU ;
 le montant des réparations recommandé dans le tableau A du rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit est fondé sur le postulat erroné que l’Ouganda serait responsable de l’ensemble des morts attribuables au conflit ; et
38 MRDCR, par. 2.70
(«Au vu de la prudence qu’il convient d’observer dans le cadre d’une procédure judiciaire, la RDC estime raisonnable, dans le présent contexte, de tabler sur une estimation minimale de 400 000 victimes, soit 10 fois moins que le chiffre de l’IRC qui résulte d’études publiées dans les revues scientifiques les plus renommées, spécialement The Lancet.»).
Il est vrai que Mme Guha-Sapir applique dans son tableau 2.2 le coefficient de 10 % proposé par la RDC «[p]our que [se]s estimations restent largement comparables à celles présentées par la RDC» (rapport d’expertise, par. 65, p. 28, tableau 2.2). Toutefois, elle n’a pas appliqué le coefficient en présentant son estimation finale de 4 987 756 morts attribuables au conflit. Ibid., par. 71. Le coefficient n’a pas non plus été appliqué lors du calcul du montant estimé des réparations dues dans le tableau A du rapport d’expertise. Ibid., p. 4, tableau A.
39 A. Lambert & L. Lohlé-Tart, «La surmortalité au Congo (RDC) durant les troubles de 1998-2004 : une estimation des décès en surnombre, scientifiquement fondée à partir des méthodes de la démographie» (oct. 2008) (MRDCR annexe 2.19 ; CMOR, annexe 62) («[O]n peut estimer à 200 000 les morts en surnombre dans la moitié du pays qui a été soumise aux troubles.») ; voir MRDCR, par. 2.68 ; CMOR, par. 5.25.
40 Rapport d’expertise, par. 60.
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 l’octroi à ce titre d’une indemnité d’un montant approchant un tant soit peu celui qui est préconisé dans le rapport d’expertise irait à l’encontre de la règle non ultra petita, puisque ce serait aller bien au-delà de ce qu’a demandé la RDC.
A. La méthode de Mme Guha-Sapir relative aux «morts en surnombre» est totalement dépourvue de pertinence aux fins de la présente procédure judiciaire
30. Dans son arrêt de 2005, la Cour a précisé que, pour obtenir réparation, la RDC devait «démontrer, en en apportant la preuve, le préjudice exact qu’elle a[vait] subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des faits internationalement illicites dont il [était] responsable»41. Ce faisant, la Cour a simplement rendu compte de la pratique internationale. Les cours et tribunaux internationaux subordonnent systématiquement l’octroi d’une indemnisation à la présentation de preuves documentaires attestant la matérialité des pertes humaines alléguées42. La Cour pénale internationale s’est ainsi fondée, lors de la phase des réparations en l’affaire Katanga, sur des actes de décès pour constater les pertes en vies humaines subies en Ituri43. Dans le droit fil de cette logique, la Cour a précisé dans le mandat confié aux experts en l’espèce que ceux-ci devaient fournir une estimation du nombre de morts «[a]u vu des éléments de preuve versés au dossier de l’affaire et des documents publiquement accessibles, en particulier les rapports de l’Organisation des Nations Unies mentionnés dans l’arrêt de 2005»44.
31. Mme Guha-Sapir ne fait rien de tel. Elle ne fait ni «démon[stration]» ni n’«apport[e] la preuve» d’aucun décès. Elle ne se base pas directement sur un quelconque acte de décès ou sur quelque autre élément de preuve documentaire à cet effet. En fait, elle garde un silence assez remarquable sur la totalité des éléments de preuve que la RDC a soumis avec ses exposés.
32. Au lieu d’utiliser les éléments de preuve versés au dossier ou contenus dans les rapports de l’ONU mentionnés dans l’arrêt de 2005, Mme Guha-Sapir procède à une analyse statistique sur la base d’estimations des taux bruts de mortalité de référence et a posteriori. Or ces estimations sont pleines d’incertitudes.
33. Un problème fondamental qui se pose d’emblée est que le taux brut de mortalité de référence est impossible à établir. Il n’y a aucun moyen de savoir avec certitude quel aurait été le taux brut de mortalité en l’absence de conflit pendant la période pertinente. Mme Guha-Sapir tente d’éluder ce problème en utilisant comme substitut le taux brut de mortalité de l’année précédant le début du conflit45. Plus précisément, elle postule que le taux des années 1998 à 2003 aurait été le même qu’en 199746. Or, ce taux supposé pour 1998-2003 hors conflit aurait pu différer de celui de 1997 pour de nombreuses raisons. Mme Guha-Sapir fait elle-même observer dans l’un de ses
41 Activités armées (2005), par. 260 (les italiques sont de nous).
42 Voir CMOR, par. 5.8-5.12.
43 Le Procureur c. Germain Katanga, anciennement Le Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, affaire ICC-01/04-01/07-3728, ordonnance de réparation en vertu de l’article 75 du Statut (Chambre de première instance II, 24 mars 2017), par. 119.
44 Ordonnance de la Cour en date du 8 septembre 2020, par. 16, point 2 (les italiques sont de nous).
45 Rapport d’expertise, par. 61.
46 Ibid.
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ouvrages qu’«il est difficile de désigner un moment précis à partir duquel il serait possible d’apprécier par comparaison l’incidence du conflit sur la mortalité dans des pays tels que la Somalie et la RDC, qui sont enlisés dans des situations d’urgence chroniques»47.
34. Le taux brut de mortalité a posteriori est tout aussi difficile à estimer. Il est tout simplement impossible d’établir de manière certaine le taux brut de mortalité pendant la période du conflit, étant donné les dangers sur le terrain et d’autres contraintes, comme l’isolement de nombreuses localités de RDC. Mme Guha-Sapir a elle-même reconnu ce problème en d’autres occasions puisqu’elle a écrit en 2008 que les estimations de la mortalité étaient «loin de faire l’unanimité» et que les estimations exagérées des victimes de conflits armés étaient «monnaie courante»48. En l’espèce, elle contourne ce problème en ayant recours à des enquêtes sur échantillon. Or, comme il sera exposé plus avant dans la section II.D ci-après, de telles enquêtes  et en particulier celles utilisées par Mme Guha-Sapir –– sont extrêmement peu fiables.
35. Pour ces raisons, entre autres, des commentateurs ont largement critiqué la méthode relative aux «morts en surnombre» pour estimer le nombre de morts attribuables à un conflit. Dans l’un de ses ouvrages, Mme Guha-Sapir a elle-même souligné la nécessité de se fonder sur «des décomptes vérifiables des corps effectués par une morgue et des fiches d’état civil» pour parvenir à des estimations fiables de la mortalité49. Ce n’est pourtant pas ce qu’elle a choisi de faire ici.
B. Appliquée à bon escient, la méthode de Mme Guha-Sapir ferait apparaître une absence de surmortalité pendant la période pertinente
36. Même si la méthode suivie par Mme Guha-Sapir n’était pas foncièrement limitée à maints égards et qu’elle pouvait être utilisée pour chiffrer les «morts en surnombre» intervenues au cours du conflit, elle porterait à conclure, appliquée à bon escient, qu’il n’y a pas eu de morts en surnombre en RDC entre 1998 et 2003.
37. Les estimations les plus fiables des taux bruts annuels de mortalité sont celles publiées par l’ONU et, en particulier, par la Division de la population dans ses Perspectives de la population mondiale, une série de statistiques officielles mise à jour à intervalles réguliers50. La Banque
47 R. Ratnayake, O. Degomme, C. Altare & D. Guha-Sapir, WHO Collaborating Centre for Research on Epidemiology of Disasters, «Methods and Tools to Evaluate Mortality in Conflicts : Critical Review, Case-Studies and Applications», CRED Occasional Paper No. 237, 2008, p. 6 ; voir aussi F. Checchi & L. Roberts, «Documenting Mortality in Crises: What Keeps Us from Doing Better?», PLOS Med, vol. 5 no 7, e146 (2008) («Les estimations disponibles de la mortalité avant conflit viennent de recensements ou d’études nationales sur la situation sanitaire, mais sont souvent imprécises à l’échelon des unités administratives locales ou peuvent être trop anciennes, surtout lorsque le pays connaît des crises chroniques»).
48 D. Guha-Sapir & F. Checchi, «Science and politics of disaster death tolls», British Medical Journal, vol. 362 (2018).
49 Ibid.
50 Voir Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs: Population Dynamics, accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://population.un.org/wpp/ (dernière consultation le 12 février 2021).
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mondiale utilise ces estimations pour définir ses indicateurs du développement dans le monde51, dont Mme Guha-Sapir s’est elle-même servie par le passé pour estimer des taux bruts de mortalité de référence52.
38. La version la plus récente des statistiques de la Division de la population des Nations Unies, qui date de 2019, donne les chiffres ci-après pour le taux brut de mortalité en RDC dans les années 1997 à 2003 :
Année
Taux brut de mortalité (morts pour 1000 personnes par an)
Taux brut de mortalité (morts pour 1000 personnes par mois)
1997
16,63353
1,386
1998
16,51454
1,376
1999
16,28855
1,357
2000
15,95556
1,329
2001
15,53157
1,294
2002
15,05258
1,254
2003
14,55459
1,212
39. Suivant la méthode de Mme Guha-Sapir, le taux brut de mortalité de référence serait celui de 1997, soit 1,386 décès pour 1000 personnes par mois. Le taux brut de mortalité a posteriori correspondrait à la moyenne pondérée des taux bruts de mortalité pour les années 1998 à 2003,
51 Voir Banque mondiale, «Taux de mortalité, brut (pour 1000 personnes)  Congo, Dém. Rép.», accessible à l’adresse suivante : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.DYN.CDRT.IN?locations=… (dernière consultation le 12 février 2021).
52 P. Heudtlass, N. Speybroeck & D. Guha-Sapir, «Excess mortality in refugees, internally displaced persons and resident populations in complex humanitarian emergencies (1998-2012)  Insights from operational data», Conflict and Health, vol. 10 (2016).
53 Un fichier Excel contenant toutes les statistiques correspondant aux indicateurs démographiques annuels des Perspectives de la population mondiale (version révisée de 2019) peut être téléchargé en cliquant sur le premier lien de cette page Internet : Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2019), World Population Prospects 2019 — Special Aggregates, Online Edition. Rev. 1., accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://population.un.org/wpp/Download/SpecialAggregates/EconomicTradin… (dernière consultation le 12 février 2021). L’estimation à 16,633 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1997 figure dans les cellules L-49706, L-49916, L-50015, L-50170, L-50328, L-50353 et L-50471.
54 Ibid. L’estimation à 16,514 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1998 figure dans les cellules L-50761, L-50971, L-51070, L-51208, L-51383, L-51408 et L-51526.
55 Ibid. L’estimation à 16,288 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1999 figure dans les cellules L-51816, L-52026, L-52125, L-52280, L-52438, L-52463 et L-52581.
56 Ibid. L’estimation à 15,955 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 2000 figure dans les cellules L-52871, L-53081, L-53180, L-53335, L-53493, L-53518 et L-53636.
57 Ibid. L’estimation à 15,531 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 2001 figure dans les cellules L-53926, L-54136, L-54235, L-54390, L-54548, L-54573 et L-54691.
58 Ibid. L’estimation à 15,052 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 2002 figure dans les cellules L-55191, L-55290, L-55445, L-55603, L-55628 et L-55746.
59 Ibid. L’estimation à 14,554 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 2003 figure dans les cellules L-56036, L-6246, L-56345, L-56500, L-56658, L-56683 et L-56801.
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ce qui donne 1,306 par mois60. En d’autres termes, selon les données les plus récentes de l’ONU, on a déploré en moyenne moins de morts au cours de la période pertinente qu’en 1997. Les chiffres de la Division de la population montrent même que le taux brut de mortalité en RDC a enregistré une baisse chaque année de 1997 à 2003. Cela signifierait, selon la méthode de Mme Guha-Sapir, qu’il n’y a pas eu de surmortalité attribuable au conflit.
40. L’Ouganda ne prétend évidemment pas que le conflit armé a en réalité fait chuter la mortalité en RDC. La raison pour laquelle le taux brut de mortalité a baissé de 1997 à 2003 est probablement impossible à déterminer et pourrait tenir à nombre d’autres facteurs, comme un meilleur accès aux denrées alimentaires et fournitures médicales (du fait de la présence d’organismes de secours internationaux ou non gouvernementaux) ou des conditions météorologiques favorables à l’agriculture. L’Ouganda fait simplement valoir deux points : 1) la baisse du taux brut de mortalité lors du conflit indique que celui-ci a fait peu de morts ; et 2) la méthode utilisée par Mme Guha-Sapir est extrêmement peu fiable, de sorte que la Cour ne saurait en tirer aucune conclusion en droit.
C. L’estimation de Mme Guha-Sapir concernant le taux brut de mortalité de référence repose sur des données trop anciennes
41. Comme il a été indiqué précédemment, Mme Guha-Sapir utilise le taux brut de mortalité de 1997 comme taux de référence aux fins de ses estimations. En choisissant ce chiffre, cependant, elle omet la dernière révision des statistiques à laquelle l’ONU a procédé en la matière, au profit d’un ancien chiffre de l’UNICEF. En particulier, elle déclare ce qui suit : «Selon l’UNICEF, le taux brut de mortalité en RDC en 1997 était de 14 décès pour 1000 habitants par an, soit 1,2 décès pour 1000 habitants par mois, valeur de référence retenue aux fins de la présente analyse.»61
42. En note de bas de page, elle cite l’édition de 1999 du rapport annuel de l’UNICEF sur la situation des enfants dans le monde62. Chaque édition du rapport donne le taux brut de mortalité estimé pour chaque pays deux ans auparavant. Mme Guha-Sapir a raison de dire que, dans le rapport de 1999, le taux brut de mortalité en RDC était estimé à 14 décès pour 1000 personnes pour l’année 199763. Mais l’UNICEF, dont le mandat est ciblé sur les enfants, n’a pas mesuré ce taux elle-même. Elle précise au contraire dans ses rapports annuels que les estimations de ce taux viennent directement des statistiques officielles de l’ONU publiées par la Division de la population64. Elle ajoute dans ces rapports : «Ces estimations, comme d’autres produites à l’échelle internationale, sont révisées périodiquement.»65
60 Pour calculer cette moyenne, l’Ouganda a tenu compte de la nécessité de n’accorder qu’un poids relatif aux taux bruts de mortalité pour les années 1998 et 2003, puisque la période pertinente ne couvre pas l’intégralité de ces deux années.
61 Rapport d’expertise, par. 61. Pour être plus précis, ce chiffre devrait être 1,167 étant donné que 14 divisé par 12 donne 1,167, lorsque l’on arrondit au millième près.
62 Ibid., par. 61, note 10.
63 UNICEF, The State of the World’s Children 1999, p. 110.
64 Ibid., p. 92 («Les données relatives à l’espérance de vie, aux taux globaux de fertilité, aux taux bruts de natalité et de mortalité (etc.) proviennent des estimations et projections établies à intervalles réguliers par la Division de la population des Nations Unies.») [Traduction du Greffe].
65 Ibid. [Traduction du Greffe].
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43. C’est précisément ce qui s’est produit ici. Certes, en 1999, le taux brut de mortalité en RDC a peut-être été estimé par la Division de la population à 14 morts pour 1000 personnes pour l’année 199766. Mais dans l’édition de 2002, la Division de la population a révisé son estimation et l’a fixée à 25,54 morts67. Puis, dans l’édition de 2004, elle l’a révisée une nouvelle fois et l’a fixée à 21,474 morts68. Et dans la dernière édition de 2019, elle a estimé que le taux brut de mortalité en RDC pour 1997 était, comme il a déjà été dit dans la section II.B, de 16,633 morts pour 1000 personnes69, soit de 1,386 pour 1000 personnes par mois. Ce chiffre est sensiblement supérieur à celui de 1,2 que Mme Guha-Sapir a utilisé pour ses calculs, qui n’ont de ce fait même guère d’utilité.
D. L’estimation de Mme Guha-Sapir concernant le taux brut de mortalité a posteriori est trop élevée
44. L’estimation de Mme Guha-Sapir concernant le taux brut de mortalité a posteriori au cours de la période pertinente (soit 2,929 morts pour 1000 personnes par mois70) est encore plus sujette à caution que son estimation du taux brut de mortalité de référence. Tout d’abord, l’Ouganda relève que l’estimation de Mme Guha-Sapir est plus de deux fois supérieure à celle de la Division de la population qui a été mentionnée plus haut71. En outre, au lieu d’utiliser une estimation (fût-elle trop ancienne) fournie par l’ONU comme elle l’a fait pour le taux brut de mortalité de référence, Mme Guha-Sapir a suivi une tout autre méthode pour apprécier ce taux a posteriori. Plus précisément, elle a tiré son estimation d’enquêtes rétrospectives sur échantillon. L’Ouganda a beaucoup de mal à comprendre pourquoi Mme Guha-Sapir a décidé de faire fond sur des données de l’ONU pour le premier taux mais sur une source totalement différente pour le second taux. En l’absence de raisons valables expliquant ce choix, le recours à une telle méthode est injustifiable.
66 L’on ne sait pas exactement d’où l’UNICEF tire ce chiffre, étant donné que la Division de la population ne fournissait manifestement à l’époque que des estimations du taux brut de mortalité sur 5 ans, et non pour des années particulières. A cet égard, l’édition de 1998 des Perspectives de la population mondiale estimait à 14,707 le taux brut de mortalité en RDC pour les années 1995 à 2000. Un fichier zip contenant toutes les statistiques relatives à cette révision peut être téléchargé ici : Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs: Population Division (1998), World Population Prospects 1998, accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://population.un.org/wpp/Download/ Archive/CSV (dernière consultation le 12 février 2021). L’estimation de 14,707 pour le taux brut de mortalité en RDC pour les années 1995 à 2000 figure dans la cellule P-1231 du fichier Excel intitulé «WPP1998_Period_ Indicators_Medium.csv».
67 Un fichier zip contenant toutes les statistiques relatives à la révision de 2002 peut être téléchargé ici : Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs: Population Division (2002), World Population Prospects 2002, accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://population.un.org/wpp/Download/Archive/Standard/ (dernière consultation le 12 février 2021). L’estimation de 25,54 pour le taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1997 figure dans la cellule I-1234 du fichier Excel intitulé «Supplementary tabulation 1.xls», qui se trouve dans le dossier «WPP2002_EXCEL_FILES».
68 Un fichier zip contenant toutes les statistiques relatives à la révision de 2004 peut être téléchargé ici : Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs: Population Division (2004), World Population Prospects 2004, accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://population.un.org/wpp/Download/Archive/Standard/ (dernière consultation le 12 février 2021). L’estimation de 21,474 pour le taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1997 figure dans la cellule H-2657 du fichier Excel intitulé «WPP2004_SUP_F1_ANNUAL_DEMOGRAPHIC_ INDICATORS.XLS», qui se trouve dans le sous-dossier «Supplement» du dossier «WPP2004_EXCEL_FILES».
69 Un fichier Excel contenant toutes les statistiques correspondant aux indicateurs démographiques annuels des Perspectives de la population mondiale (version révisée de 2019) peut être téléchargé en cliquant sur le premier lien de cette page Internet : Nations Unies, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2019), World Population Prospects 2019 — Special Aggregates, Online Edition. Rev. 1., accessible (en anglais) à l’adresse suivante :https://population.un.org/wpp/Download/SpecialAggregates/EconomicTradin… (dernière consultation le 12 février 2021). L’estimation à 16,633 du taux brut de mortalité en RDC pour l’année 1997 figure dans les cellules L-49706, L-49916, L-50015, L-50170, L-50328, L-50353 et L-50471.
70 Rapport d’expertise, p. 28, tableau 2.2.
71 Voir plus haut, section II.B. La moyenne pondérée du taux brut de mortalité en RDC au cours de la période pertinente a été estimée par la Division de la population à 1,306 pour 1000 personnes par mois.
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45. En tout état de cause, même si l’on fait abstraction de ce point, l’utilisation d’enquêtes rétrospectives sur échantillon pour calculer un taux brut de mortalité est beaucoup trop problématique. Dans une célèbre étude relative aux enquêtes de mortalité, que Mme Guha-Sapir a citée en l’approuvant72, il est déclaré ceci : «D’importantes erreurs et une grande imprécision ont été constatées dans la méthodologie et la rédaction des enquêtes de nutrition et de mortalité. Si la qualité des enquêtes de nutrition s’est améliorée avec le temps, celle des enquêtes de mortalité reste en revanche insuffisante.»73
46. Mme Guha-Sapir a elle-même reconnu que les enquêtes sur échantillon comportaient «inévitablement de larges intervalles de confiance et tous les biais d’échantillonnage généralement rencontrés dans les communautés concernées», de sorte que «les estimations réalisées à partir de telles enquêtes nécessitaient une approche plus novatrice»74.
47. En outre, même si les enquêtes rétrospectives sur échantillon pouvaient en théorie constituer une méthode acceptable pour estimer le taux brut de mortalité a posteriori, les enquêtes particulières sur lesquelles Mme Guha-Sapir a fait fond manquent de crédibilité. Celle-ci indique s’être servie pour évaluer ce taux de 38 enquêtes75, mais cette affirmation est trompeuse. Les 38 enquêtes en question n’étaient pas indépendantes les unes des autres. Elles n’ont pas non plus été réalisées de manière impartiale. Toutes ont été faites par des organisations militantes : 33 par l’International Rescue Committee (IRC), dont 31 sous la direction du même enquêteur principal (le docteur Les Roberts), les 5 enquêtes restantes ayant été réalisées par Médecins sans Frontières («MSF»)76.
48. L’Ouganda a expliqué dans son contre-mémoire pourquoi les enquêtes de l’IRC n’étaient pas fiables77. En résumé, ces enquêtes ont été menées à des fins militantes, ne sont pas conformes aux données de l’ONU, souffrent de nombreuses failles méthodologiques susceptibles de gonfler les résultats, et ont été largement remises en question dans trois études indépendantes et faisant autorité, dont une du système d’information de santé et nutrition de l’Organisation mondiale de la Santé78. Même le docteur Roberts, l’enquêteur principal qui a dirigé la plupart des enquêtes de l’IRC, en a
72 P. Heudtlass, N. Speybroeck & D. Guha-Sapir, «Excess mortality in refugees, internally displaced persons and resident populations in complex humanitarian emergencies (1998-2012) — Insights from operational data», Conflict and Health, vol. 10 (2016), p. 2, note 11.
73 C. Prudhon & P. Spiegel, «A review of methodology and analysis of nutrition and mortality surveys conducted in humanitarian emergencies from October 1993 to April 2004», Emerging Themes in Epidemiology, no 4:10 (2007).
74 D. Guha-Sapir & F. Checchi, «Science and politics of disaster death tolls», British Medical Journal, vol. 362 (2018).
75 Rapport d’expertise, par. 55.
76 Ibid., p. 37-38, appendice 2.3.
77 CMOR, par. 5.24-5.49.
78 Ibid.
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reconnu les failles méthodologiques79. Mme Guha-Sapir s’est elle-même associée aux critiques formulées contre le manque de fiabilité des enquêtes de l’IRC80. Il est étrange que, dans son rapport, elle passe toutes ces critiques sous silence et accepte les enquêtes telles quelles, un fait qui jette certains doutes sur son impartialité.
49. Les enquêtes de MSF, qui n’ont pas encore été citées ou examinées par les Parties, souffrent de problèmes similaires. Les données ont été recueillies simplement au moyen de questionnaires, sans exiger d’éléments de preuve documentaires81. Les enquêteurs eux-mêmes ont admis que le projet visait notamment à «obtenir des informations à des fins de sensibilisation»82, et en particulier à justifier leur conclusion selon laquelle «il fallait accroître considérablement les fonds alloués à l’action humanitaire en RDC»83.
50. Mme Guha-Sapir tente de défendre la crédibilité des enquêtes de l’IRC et de MSF, relevant que celles-ci pouvaient «être consultées facilement dans la base de données CEDAT» [Complex Emergency Database, base de données sur les situations d’urgence complexes]84. Pourtant, dans de précédents articles de doctrine, elle avait estimé, s’agissant de cette base de données, que la «qualité des enquêtes de mortalité en temps de conflit était variable et la couverture, inégale»85, que «la qualité
79 Voir CMOR, par. 5.27, 5.29 (citant Les Roberts, IRC Health Unit, Mortality in eastern Democratic Republic of the Congo: Results from 11 Surveys (2001), p. 15 (CMOR, annexe 51) («Il n’y a eu «ni contrôle ni confirmation des informations fournies par les personnes interrogées», ce qui était «problématique à deux égards : certaines personnes pouvaient avoir menti aux enquêteurs ou avaient pu se méprendre quant à la cause ou au mois du décès signalé, ou à l’âge du défunt»») ; Human Security Report Project, «Partie II, Effondrement des coûts de la guerre», rapport sur la sécurité humaine (2009-2010) (CMOR, annexe 64) ; voir aussi F. Checchi & L. Roberts, «Documenting Mortality in Crises: What Keeps Us from Doing Better?», PLOS Med, Vol. 5 no 7, e146 (2008)
(«La procédure d’enquête est souvent soumise à des aléas et à des biais, et les enquêtes conduites dans le cadre d’urgences humanitaires complexes se heurtent généralement à plusieurs limites sur le plan méthodologique. Dans la plupart des crises, il n’existe pas de registre des foyers et l’implantation résidentielle est chaotique, de sorte qu’il est difficile de procéder à un échantillonnage simple ou systématique. Une solution de repli qui est souvent employée, bien qu’elle soit moins précise et plus soumise aux biais, est l’échantillonnage en grappes à plusieurs degrés.»).
80 R. Ratnayake, O. Degomme, C. Altare & D. Guha-Sapir, «Coming together to document mortality in conflict situations: proceedings of a symposium», Conflict and Health, no 3:2 (2009)
(«[Les enquêtes en] République démocratique du Congo effectuées par l’International Rescue Committee (IRC) se sont heurtées, sur les plans de la sécurité et de la logistique, à des obstacles qui ont accru les contraintes méthodologiques et les risques pour le personnel, entravé la mise en oeuvre des meilleures pratiques et imposé des choix difficiles tout au long de la période de collecte des informations.» ;
«[L]es informations fournies … peuvent être anecdotiques, peu fiables ou non représentatives.» ; «[Aux fins d’une procédure judiciaire], l’identification des victimes peut se révéler incontournable pour corroborer les données relatives à la mortalité.»).
81 M. Van Herp et al., «Mortality, Violence and Lack of Access to Health-care in the Democratic Republic of Congo», Disasters, vol. 27, no 2 (2003), p. 145.
82 Ibid., p. 142.
83 Ibid., p. 152.
84 Rapport d’expertise, par. 55.
85 O. Degomme & D. Guha-Sapir, «Mortality and nutrition surveys by non-governmental organisations. Perspectives from the CE-DAT database», Emerging Themes in Epidemiology, no 4:11 (2007).
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des données était source de préoccupations»86, et que «le manque de révision par des pairs … nui[sait] à la fois à la qualité et à la crédibilité de tels travaux»87.
51. Vu les questions de crédibilité que soulèvent les enquêtes de l’IRC et de MSF, il est difficile de comprendre pourquoi Mme Guha-Sapir n’accorde aucun poids à l’étude réalisée par deux démographes travaillant pour l’association pour le développement de la recherche appliquée en sciences sociales, dans laquelle le nombre de morts attribuables au conflit est estimé à 200 00088. La RDC elle-même cite cette étude dans son mémoire et, en définitive, avance de fait une estimation bien plus proche de ce chiffre89.
E. Le montant des réparations recommandé dans le rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit est fondé sur le postulat erroné que l’Ouganda serait responsable de l’ensemble des morts attribuables au conflit
52. Mme Guha-Sapir conclut son rapport en chiffrant à 4 958 775 le nombre de morts indirectement causées par le conflit, et note que «la valeur unitaire d’une vie perdue s’élève à 15 000 dollars des Etats-Unis, selon les estimations de Geoffrey Senogles»90. Le tableau A qui figure dans l’introduction du rapport d’expertise montre clairement que ces deux chiffres sont simplement multipliés ensemble pour quantifier l’indemnité prétendument due à raison des morts indirectement causées par le conflit, à savoir 74 381 625 000 dollars des Etats-Unis91. L’une des raisons, parmi tant d’autres, pour lesquelles ce chiffre pose problème est qu’il repose sur un postulat erroné, à savoir que l’Ouganda serait responsable de l’ensemble des morts attribuables au conflit, ce qui n’est clairement pas le cas.
53. Dans son arrêt de 2005, la Cour a précisé que les morts intervenues à cause du conflit armé étaient dues aux «actes commis par les diverses parties», et pas uniquement à ceux de l’Ouganda92. La RDC a exprimé son accord, ayant déclaré dans son mémoire : «Bien entendu, il n’est pas question pour la RDC de prétendre que l’Ouganda serait responsable de l’ensemble des victimes causées par le conflit.»93 Il s’agit même de la raison pour laquelle la Cour a jugé que, pour recevoir une indemnisation, la RDC devait «démontrer, en en apportant la preuve, le préjudice exact qu’elle a[vait] subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des faits internationalement illicites dont il [était] responsable»94.
86 C. Altare & D. Guha-Sapir, «The Complex Emergency Database: A Global Repository of Small- Scale Surveys on Nutrition, Health and Mortality», PLoS ONE, no 9(10): e109022 (2014).
87 O. Degomme & D. Guha-Sapir, «Mortality and nutrition surveys by non-governmental organisations. Perspectives from the CE-DAT database», Emerging Themes in Epidemiology, no 4:11 (2007).
88 A. Lambert & L. Lohlé-Tart, «La surmortalité au Congo (RDC) durant les troubles de 1998-2004 : une estimation des décès en surnombre, scientifiquement fondée à partir des méthodes de la démographie» (oct. 2008) (MRDCR, annexe 2.19 ; CMOR, annexe 62) («[O]n peut estimer à 200 000 les morts en surnombre dans la moitié du pays qui a été soumise aux troubles.») ; voir MRDCR, par. 2.68 ; CMOR, par. 5.25.
89 La RDC estime raisonnable d’estimer le nombre des victimes à 400 000 (soit dix fois moins que le chiffre de quatre millions avancé), étant donné «la prudence qu’il convient d’observer dans le cadre d’une procédure judiciaire»). Voir MRDCR, par. 2.70.
90 Rapport d’expertise, par. 71.
91 Ibid., p. 4, tableau 4.
92 Activités armées (2005), par. 221.
93 MRDCR, par. 2.71.
94 Activités armées (2005), par. 260.
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54. Etant incapable d’apporter des preuves pour démontrer ce lien de causalité, la RDC propose simplement dans son mémoire d’avoir recours à une «clé de répartition» de 45 %, ce qui revient à dire que l’Ouganda serait responsable de 45 % des 400 000 morts qui seraient attribuables au conflit (ce qui représente 180 000 morts)95. L’Ouganda a exposé dans son contre-mémoire en quoi cette clé de répartition était totalement arbitraire96. Mme Guha-Sapir admet que «l’on ne dispose pas d’informations précises concernant les méthodes et le raisonnement qui ont permis d’obtenir ce[] chiffre[]»97, ce qui porte à penser qu’elle juge elle aussi ce chiffre difficile à défendre. Néanmoins, elle l’applique dans le tableau 2.2 de son rapport «[p]our que [se]s estimations restent largement comparables à celles présentées par la RDC»98. Elle n’explique pas pourquoi elle estime approprié de modifier ses chiffres pour qu’ils cadrent avec les prétentions de la RDC.
55. Dans le tableau A qui figure au début du rapport d’expertise, en revanche, la «clé de répartition» de 45 % n’est pas appliquée, pas plus qu’aucun autre coefficient pour rendre compte du fait que l’Ouganda n’est pas responsable de toutes les morts attribuables au conflit. Si la clé de répartition de 45 % proposée par la RDC était appliquée systématiquement aux chiffres produits dans le rapport d’expertise, cela réduirait à 40,9 milliards de dollars le montant des réparations estimé par les experts pour les morts indirectes. L’Ouganda considère qu’une différence d’une telle ampleur, basée sur l’utilisation inexpliquée et incohérente d’une «clé de répartition», fait clairement craindre un manque de rigueur dans le rapport d’expertise. En outre, comme il l’a expliqué dans ses écritures99, l’Ouganda estime que sa part de responsabilité devrait être bien inférieure à 45 %.
F. Le montant des réparations estimé dans le rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit va à l’encontre de la règle non ultra petita
56. Le montant des réparations estimé dans le rapport d’expertise à raison des morts indirectement causées par le conflit doit être écarté pour une autre raison encore : il va à l’encontre de la règle non ultra petita.
57. Comme la Cour le sait fort bien, la règle non ultra petita interdit d’octroyer à une partie davantage que ce qu’elle a demandé. Sa décision relative à l’indemnisation en l’affaire du Détroit de Corfou en est une bonne illustration. Dans cette affaire, le Royaume-Uni réclamait 700 087 livres sterling pour la perte totale d’un navire de guerre100. Les experts désignés par la Cour avaient abouti à une estimation supérieure des dommages : 716 780 livres sterling101. La Cour avait dit qu’elle «ne p[ouvait] pas … allouer [au Gouvernement du Royaume-Uni] une somme supérieure à celle demandée dans ses conclusions» et avait en conséquence octroyé à celui-ci le montant inférieur qu’il avait réclamé102.
95 MRDCR, par. 2.71.
96 CMOR, par. 5.50-5.56.
97 Rapport d’expertise, par. 49.
98 Ibid., par. 65, p. 28, tableau 2.2.
99 CMOR, par. 5.57-5.83 ; observations de l’Ouganda sur les réponses de la RDC aux questions posées par la Cour en date du 11 juin 2018 (7 janvier 2019) (ci-après «OO»), par. 9.1-9.10.
100 Voir l’arrêt au fond du 15 décembre 1949 en l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), C.I.J. Recueil 1949, p. 249.
101 Ibid.
102 Ibid.
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58. La RDC a demandé environ 4,2 milliards de dollars des Etats-Unis à titre de réparation pour les morts indirectement causées par le conflit103. Le montant des réparations estimé par les experts, qui est de 74,4 milliards de dollars des Etats-Unis, excède largement le montant demandé et ne peut donc être octroyé par la Cour.
*
* *
59. En conclusion, Mme Guha-Sapir n’offre dans son rapport aucune base qui permette de tirer la moindre conclusion de fait. Son estimation selon laquelle 4 987 756 morts pourraient être attribuées au conflit est complètement infondée. Non seulement sa méthode relative aux «morts en surnombre» est totalement dépourvue de pertinence aux fins de la présente procédure judiciaire, mais les variables qu’elle a fait entrer dans son calcul sont en outre intenables. De fait, si on l’appliquait à bon escient en utilisant les dernières statistiques révisées de l’ONU concernant le taux brut de mortalité, la méthode de Mme Guha-Sapir donnerait à penser qu’il n’y a eu absolument aucune mort indirectement attribuable au conflit. De l’avis de l’Ouganda, cet élément ne fait que mettre en évidence le manque total de fiabilité du rapport de Mme Guha-Sapir.
103 La RDC, dans sa demande de réparations, ne distingue pas clairement les indemnités respectivement réclamées pour les morts directes et les morts indirectes, mais le récapitulatif des chiffres figurant au paragraphe 7.15 de son mémoire montre bien qu’elle sollicite une indemnité à raison de 220 000 morts indirectes, pour un montant de 18 913 dollars des Etats-Unis chacune, ce qui donne un total de 4 160 860 000 dollars des Etats-Unis. MRDCR, par. 7.15.
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III. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. SENOGLES
60. Etabli par M. Geoffrey Senogles, le troisième rapport d’expertise (ci-après le «rapport Senogles») est intitulé «Evaluation — montants recommandés : vies humaines et dommages causés aux biens». Comme l’indique son titre, il contient deux grands volets, puisqu’il s’agit d’apprécier les montants de l’indemnisation à recommander à raison, d’une part, des dommages causés aux individus et, d’autre part, des dommages causés aux biens. L’Ouganda présente ci-après ses observations sur ces deux volets.
A. Dommage aux personnes
61. Les parties du rapport Senogles consacrées aux dommages causés aux individus confirment ce que l’Ouganda a déjà démontré, à savoir que les montants des indemnités réclamées par la RDC à raison de pertes en vies humaines et autres atteintes aux personnes étaient infondés, et les vérifications nécessaires impossibles104.
62. C’est ce qui ressort clairement des conclusions auxquelles parvient M. Senogles quant aux montants que réclame la RDC au titre des cas allégués de décès résultant de violences ciblées ou non, de dommages corporels, de violences sexuelles, de recrutement d’enfants-soldats et de déplacements.
 S’agissant du montant de 34 000 dollars des Etats-Unis que réclame la RDC pour chaque cas de décès résultant de violences ciblées, supposément sur la base des indemnités adjugées par les juridictions congolaises, M. Senogles constate, à l’issue de son analyse du dossier, que «ni l’un ni l’autre des extraits [des décisions rendues par les juridictions en question] fournis n’est complet et qu’aucun d’entre eux ne spécifie le montant des indemnités adjugées»105. Il voit donc mal «comment ces documents justifieraient, comme ils sont censés le faire, le montant de 34 000 dollars des Etats-Unis par personne et il s’ensuit, selon [lui], que le bien-fondé du montant forfaitaire individuel retenu par la RDC n’a pas été confirmé par des preuves documentaires incontestables»106. Et de conclure que «[l]e dossier ne contient … pas d’éléments qui … permettraient d’apprécier dans quelle mesure ce chiffre est légitime, fiable et raisonnable»107.
 S’agissant du montant de 18 913 dollars des Etats-Unis réclamé pour chaque cas de décès ne résultant pas de violences ciblées, M. Senogles conclut que la méthode ayant permis à la RDC de parvenir à cette somme soulève de même «plusieurs points de détail qui donnent matière à questionnement»108. Ainsi, «[l]es fiches d’identification de victime versées au dossier par la RDC se prêtent difficilement à un examen global permettant d’apprécier [la justesse de] l’âge moyen des victimes concernées» qui a été allégué109. En outre, écrit-il, la RDC n’a pas apporté «de certitude» quant au bien-fondé du montant de 753,20 dollars des Etats-Unis auquel la RDC chiffre le PIB national par personne pour l’année 2015110 ; qui plus est, «la logique ayant amené la RDC à se fonder sur le PIB par personne pour l’année 2015 n’est pas incontestable» ni ne saurait constituer «une base solide s’agissant de faire valoir, dans la logique de la méthode des
104 CMOR, chap. 5.
105 Rapport d’expertise, par. 88.
106 Ibid.
107 Ibid.
108 Ibid., par. 90.
109 Ibid., par. 91.1.
110 Ibid., par. 91.2.
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moyennes adoptée par la RDC, des pertes de revenus qui pourraient remonter à 1998 (soit 17 ans avant l’année choisie par la RDC)»111.
 S’agissant des montants que réclame la RDC à raison de dommages corporels graves, M. Senogles relève que «[l]a RDC n’a[yant] fourni aucun document pour justifier le montant de 3500 dollars des Etats-Unis qu’elle aurait fondé sur les indemnités adjugées par ses juridictions dans [de tels] cas», il n’existe pas «d’éléments permettant d’apprécier la validité de cette estimation»112. C’est de même, note-t-il, «sans produire d’éléments» à l’appui de son évaluation que la RDC a fixé à 150 et à 100 dollars des Etats-Unis le montant des indemnités qu’elle réclame à raison de «blessures légères»113.
 S’agissant des chiffres avancés par la RDC dans le cas des violences sexuelles, M. Senogles indique, dans son rapport, que la demanderesse «n’a pas fourni de preuves documentaires justifiant les montants de 12 600 et 23 200 dollars des Etats-Unis qu’elle aurait fondés sur les sommes adjugées par ses juridictions»114, ce dont il s’ensuit qu’il n’existe pas «d’éléments permettant d’apprécier cette estimation»115.
 S’agissant du montant de 12 000 dollars des Etats-Unis que la RDC réclame par enfant-soldat, M. Senogles fait remarquer que «[l]a RDC ne fonde pas sa demande sur des éléments de preuve attestant les pertes alléguées, [mais] réclam[e] pour chacune des personnes concernées un montant» uniquement sur la base de ce qu’elle «jug[e] … raisonnable»116. De même qu’en ce qui concerne ses autres chefs de demande, écrit-il, «[i]l s’avère donc que la RDC n’a pas fourni d’éléments de preuve justifiant le montant de 12 000 dollars des Etats-Unis qu’elle réclame» par personne et, partant, il n’existe pas «d’éléments permettant d’apprécier cette estimation»117.
 Enfin, s’agissant des «montants forfaitaires» de 300 et de 100 dollars des Etats-Unis que la RDC réclame à raison de chaque cas de déplacement allégué, M. Senogles constate, avec la même franchise, que «[l]a RDC n’apporte aucune preuve pour justifier ces deux chiffres»118.
63. Ces conclusions catégoriques conduisent immanquablement à conclure que la RDC n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour établir le bien-fondé de ses demandes relatives aux pertes en vies humaines et autres atteintes à la personne, bien que la Cour l’eût avisée, dans son arrêt de 2005, que de tels éléments seraient requis à ce stade de la procédure119.
64. En outre, les conclusions de M. Senogles doivent être analysées à la lumière du mandat que la Cour a confié aux experts. Celle-ci a notamment demandé une expertise sur la question — limitée aux «pertes en vies humaines» — ci-après :
111 Rapport d’expertise, par. [91.3].
112 Ibid., par. 114.
113 Ibid., par. 117.
114 Ibid., par. 122.
115 Ibid.
116 Ibid., par. 127.
117 Ibid., par. 130.
118 Ibid., par. 135.
119 Activités armées (2005), par. 260 (faisant obligation à la RDC de «démontrer, en en apportant la preuve, le préjudice exact qu’elle a subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des faits internationalement illicites dont il est responsable») (les italiques sont de nous).
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«b) D’après la pratique en vigueur en République démocratique du Congo s’agissant des pertes en vies humaines pendant la période pertinente, quel est le barème d’indemnisation applicable à la perte d’une vie humaine ?»120
65. Ainsi qu’indiqué plus haut, M. Senogles n’a pu répondre à la question posée sur la base du dossier que la RDC a soumis à la Cour. Mais il ne semble pas davantage avoir tenté d’y répondre de manière indépendante.
66. Au contraire, que ce soit faute d’avoir pu établir quelle était cette pratique ou pour d’autres motifs, il a suivi une autre approche, s’écartant ainsi du mandat confié par la Cour : il s’est référé, pour déterminer les montants qu’il recommanderait, à la procédure de règlement des réclamations collectives adoptée par la Commission d’indemnisation des Nations Unies (la «CINU» ou «Commission»).
67. M. Senogles s’est également écarté du mandat confié par la Cour à un autre égard. Au lieu de circonscrire ses recommandations aux cas de «pertes en vies humaines», il a pris à tâche de recommander des montants relatifs aux cas de dommages corporels, de violences sexuelles, de recrutement d’enfants-soldats et de déplacements. Ces parties de son rapport étant clairement ultra vires, l’Ouganda considère que la Cour doit n’en faire aucun cas.
68. En tout état de cause, aucun des barèmes d’indemnisation recommandés dans le rapport Senogles ne peut être transposé du contexte de la CINU à celui de la présente espèce. Ces deux procédures pourraient difficilement être plus différentes. La CINU a adopté en matière de règlement d’actions collectives une procédure inédite, où n’ont pas cours les exigences en matière de preuve habituellement applicables dans les procédures interétatiques telles que la présente espèce. C’est donc, d’emblée, à mauvais escient que M. Senogles se réfère aux montants retenus par la CINU. Qui pis est, c’est à non moins mauvais escient qu’il interprète et applique les méthodes suivies par la Commission. Il s’agit là de deux failles rédhibitoires, que l’Ouganda traitera à tour de rôle.
1. Inapplicabilité, au cas d’espèce, de la procédure de règlement des réclamations collectives devant la CINU
69. Ainsi qu’indiqué plus haut, au lieu de déterminer la pratique en vigueur en RDC s’agissant des pertes en vies humaines, M. Senogles, dans son rapport, se réfère à celle de la CINU. Il recommande, à titre d’indemnités, des «montants forfaitaires individuels» sur la base de la pratique de cette commission «chargé[e] de connaître d’actions collectives»121. Plus précisément, il recommande d’adopter pour toutes les victimes dont la RDC fait état122 les montants fixes, pour chaque chef de préjudice, présentés dans le tableau de synthèse ci-après :
120 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 8 septembre 2020, par. 16.
121 Rapport d’expertise, par. 92-94.
122 Ibid., par. 139.
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Montant réclamé (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé (en dollars des Etats-Unis)
A) Pertes en vies humaines
Décès/atteintes aux personnes résultant d’actes de violence délibérément dirigés contre les populations civiles
34 000
30 000
Décès/atteintes aux personnes ne résultant pas de violences dirigées contre les populations civiles, mais concernant des victimes collatérales
18 913
15 000
B) Blessures et mutilations
Dommages corporels résultant d’actes de violence délibérément dirigés contre les populations civiles
Sur la base des indemnités adjugées par les juridictions congolaises :
Blessure grave
3500
3500
Blessure légère
150
150
Sur la base des indemnités adjugées par les juridictions ordinaires congolaises :
Blessure légère
100
100
Dommages corporels ne résultant pas de violences dirigées contre les populations civiles, mais concernant des victimes collatérales
Sur la base des indemnités adjugées par les juridictions congolaises :
Ituri : blessure grave
3500
3500
Ituri : blessure légère
150
150
Sur la base des indemnités adjugées par les juridictions ordinaires congolaises :
Est du Congo, Ituri, Kisangani : blessure légère
100
100
C) Cas de viols
Sur la base des indemnités adjugées par les juridictions congolaises :
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Montant réclamé (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé (en dollars des Etats-Unis)
Viol «simple»
12 600
5000
Viol aggravé
23 200
5000
D) Utilisation d’enfants-soldats
Sur la base du montant jugé raisonnable par la RDC :
12 000
10 000
E) Fuites et déplacements de populations
Sur la base des montants jugés raisonnables par la RDC :
Ituri
300
300
Est du Congo et Kisangani
100
100
70. Pour justifier ce recours aux montants fixes retenus par la CINU, M. Senogles prétend que «les méthodes qu[e celle-ci] a employées, les décisions qu’elle a rendues et les indemnités qu’elle a adjugées dans le cas de pertes attribuables à des atteintes aux personnes» revêtiraient une pertinence on ne peut plus «directe, aux fins qui nous occupent ici»123. C’est inexact. La CINU jouait un rôle très différent de celui qui incombe la Cour, et a développé en conséquence une méthode très spécifique. Les résultats de la procédure de règlement d’actions collectives qu’elle a mise en oeuvre ne sont pas transposables à la présente procédure interétatique. En outre, quand bien même la démarche de la CINU pourrait être transposée à ce cadre très différent (quod non), elle n’en resterait pas moins inapplicable en pratique, puisque la RDC a entièrement failli à l’obligation qui lui incombait de présenter des preuves recevables — voire, bien souvent, la moindre preuve — à l’appui des préjudices qu’elle allègue.
71. La Cour se souviendra que la CINU a été établie par le Conseil de sécurité de l’ONU pour connaître de préjudices résultant de l’invasion du Koweït par l’Iraq dans les années 1990-1991124. Le Secrétaire général de l’ONU avait spécifiquement indiqué à l’époque que la Commission n’était «pas une cour ni un tribunal d’arbitrage devant lesquels comparaissent les parties ; c’est un organe politique qui accomplit essentiellement les fonctions d’enquête consistant à examiner les réclamations, à en vérifier la validité, à évaluer les pertes, à déterminer le montant des paiements et à régler les différends relatifs aux réclamations»125.
72. La CINU a oeuvré pendant une quinzaine d’années, employant (au plus fort de son activité) quelque 300 juristes, comptables, experts en sinistres et spécialistes des technologies de
123 Rapport d’expertise, par. 92, 94.
124 Nations Unies, Conseil de sécurité, 2981e séance, résolution 687 (1991), doc. S.RES/687 en date du [3] avril 1991, par. 16, annexe 1 du contre-mémoire de l’Ouganda.
125 Nations Unies, Conseil de sécurité, rapport présenté par le Secrétaire général en application du paragraphe 19 de la résolution 687 (1991) du Conseil de sécurité, Nations Unies, doc. S/22[55]9 (2 mai 1991) par. 20 (les italiques sont de nous).
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l’information afin de traiter environ 2,7 millions de réclamations au total126. Pour mener à bien sa mission, elle a adopté un système extrêmement complexe consistant à répartir les réclamations selon différentes catégories : certaines sommes forfaitaires étaient octroyées lorsque les réclamations faisaient l’objet d’un traitement accéléré, sur la base d’une démonstration minimale, et des sommes plus importantes étaient accordées pour les réclamations examinées avec moins de célérité, sur la base d’une démonstration plus poussée127.
73. Si cette méthode a ses avantages dans certaines circonstances128, il est certain qu’elle ne saurait servir de modèle en la présente procédure interétatique, laquelle est régie par ses propres règles et par des exigences en matière de preuve du préjudice allégué que la Cour a elle-même énoncées dans son arrêt de 2005129. La RDC a certes fait état de préjudices en très grands nombres, mais cette circonstance ne saurait, à elle seule, justifier de prendre pour modèle la pratique suivie par la CINU.
74. L’Ouganda voit dans la pratique de la commission des réclamations entre l’Erythrée et l’Ethiopie, qui a été en activité de 2001 à 2009, un précédent plus pertinent aux fins de la présente instance. A l’instar de la Cour en la présente espèce, cette commission devait connaître d’importantes réclamations interétatiques découlant d’un conflit armé dévastateur130. S’il faut certes garder à l’esprit le mandat précis qui était le sien, elle était de fait appelée, comme la Cour aujourd’hui, à examiner des violations du droit international perpétrées au cours d’un conflit entre deux Etats africains. Les circonstances géographiques, sociologiques et économiques n’étaient en rien les mêmes dans le contexte du règlement confié à la CINU par le Conseil de sécurité de l’ONU.
75. Suivant la méthode classique consistant à exiger que soient produits des éléments convaincants permettant d’établir, à un degré élevé de certitude, la matérialité du préjudice et le bien-fondé de l’évaluation correspondante, la commission des réclamations entre l’Erythrée et l’Ethiopie a examiné de près et utilisé une masse considérable de moyens de preuve spécifiques et
126 Voir la page d’accueil du site Internet de la CINU, accessible à l’adresse suivante : https://uncc.ch/home (dernière consultation le 13 février 2021).
127 S’agissant des réclamations de la catégorie A (personnes ayant dû quitter le Koweït ou l’Iraq), les barèmes d’indemnisation étaient, en cas de succès de la réclamation, fixés à un maximum de 4000 dollars par personne et de 8000 dollars par famille, sauf cumul avec une réclamation d’une autre catégorie. S’agissant des réclamations de la catégorie B (personnes ayant subi un grave préjudice corporel ou dont le conjoint, l’enfant ou le parent avait perdu la vie par suite de l’invasion et de l’occupation du Koweït par l’Iraq), les barèmes d’indemnisation étaient, en cas de succès, de 2500 dollars par personne et de 10 000 dollars au maximum par famille. La catégorie C concernait les réclamations individuelles d’un montant inférieur à 100 000 dollars, des montants fixes étant attribués à 21 catégories de pertes (départ d’Iraq ou du Koweït, dommage corporel, préjudice psychologique ou moral, perte de biens personnels, perte de fonds déposés en banque, d’actions ou d’autres titres, perte de revenu, perte de biens immobiliers, et perte commerciale ou industrielle des personnes physiques). Les réclamations de la catégorie D étaient similaires à celles de la catégorie C mais excédaient les 100 000 dollars. La catégorie E concernait les réclamations émanant de sociétés ou d’autres entités privées, ou encore d’entreprises du secteur public. La catégorie F concernait les réclamations formulées par des gouvernements ou des organisations internationales à raison de différents types de dommages.
128 De telles techniques ont, à des degrés divers, été utilisées par les organes chargés de connaître d’actions collectives suivants : commission chargée de régler les réclamations des réfugiés et personnes déplacées portant sur des biens fonciers (Bosnie-Herzégovine), commission des litiges relatifs au logement et aux biens immeubles (Kosovo) ; programme de dédommagement du travail forcé en Allemagne ; International Commission in Holocaust Era Insurance Claims ; tribunal arbitral pour les comptes en déshérence ; et programme relatif aux avoirs des victimes de l’Holocauste.
129 Aux termes du paragraphe 260 de l’arrêt de 2005, la RDC doit à présent «démontrer, en en apportant la preuve, le préjudice exact qu’elle a subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des faits internationalement illicites dont il est responsable» ; Activités armées (2005), par. 260 (les italiques sont de nous).
130 Les décisions préliminaires et les sentences de la Commission sont compilées dans les publications de la division de la codification de l’Organisation des Nations Unies ; voir Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (ci-après «RSA»), vol. XXVI, accessible à l’adresse suivante : http://legal.un.org/riaa/vol_26.shtml (dernière consultation le 26 janvier 2021).
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corroborés, comprenant : des preuves documentaires, des dossiers médicaux ou d’hospitalisation, des justificatifs de dépenses, des photographies et des images satellites, ainsi que des déclarations signées et sous serment. L’Ouganda estime surprenant que, ayant pris sur lui d’aller au-delà du mandat que lui avait confié la Cour, M. Senogles ait concentré toute son attention sur les travaux de la CINU, sans faire le moindre de cas de la pratique autrement plus pertinente de la commission des réclamations entre l’Erythrée et l’Ethiopie.
76. Les recommandations contenues dans le rapport présentent une autre faille majeure, en ce que M. Senogles ne retient qu’un des éléments  le choix de montants forfaitaires individuels  de ce qui était en réalité une méthode globale. Or l’application de tels montants n’était que l’un des composants d’une méthode qui en comptait bien d’autres, lesquels sont absents en l’espèce.
77. Ainsi, la méthode la CINU nécessitait au préalable : 1) de définir le groupe de demandeurs fondé à recevoir une indemnisation ; 2) d’établir un montant fixe d’indemnisation pour ce groupe s’agissant d’un type donné de perte ou de préjudice ; 3) d’établir le niveau d’exigence en matière de preuve auquel une personne devrait satisfaire pour démontrer son appartenance au groupe défini ; 4) de concevoir des formulaires de réclamation devant être remplis par chaque personne, ou en son nom ; et 5) d’établir un mécanisme de vérification de la validité des justificatifs soumis supposant le recours à des échantillonnages et analyses de régression, qui permettait d’éviter d’examiner individuellement les éléments joints à chaque réclamation, mais supposait tout de même de vérifier certains justificatifs précis dans le cas de certaines victimes données. En outre, dès lors que l’échantillonnage montrait qu’une part des éléments de l’échantillon ne satisfaisait pas au niveau d’exigence requis en matière de preuve, l’indemnisation accordée au titre de toutes les réclamations relevant de cette catégorie était automatiquement réduite à proportion.
78. Or, aucune de ces étapes n’a été observée, et moins encore dans cet ordre, en la présente espèce. En méconnaissant la distinction cruciale qui existe entre la procédure de règlement d’actions collectives devant la CINU et la présente procédure interétatique, M. Senogles commet une erreur fondamentale. Il dissocie deux éléments indissociables : 1) la preuve du préjudice subi par une victime donnée (un aspect essentiel dont il n’est jamais question dans son rapport) et 2) la détermination du montant de l’indemnité qui est due dès lors que cette preuve a été apportée. Pour la CINU, ces éléments étaient inextricablement liés : adjuger des indemnités pour une catégorie donnée et pour un préjudice donné dans le cadre de cette catégorie impliquait d’avoir satisfait au niveau d’exigence requis en matière de preuve.
79. M. Senogles passe également sous silence le fait que le niveau de preuve présenté à la CINU déterminait la catégorie dont relèveraient les plaignants individuels et les indemnités auxquelles ils pourraient en conséquence prétendre. Selon le type d’éléments de preuve fournis, et ce que ceux-ci permettaient d’établir, les plaignants victimes d’un même type de préjudice pouvaient se voir placer dans la catégorie B (preuves minimales requises), la catégorie C (preuves établissant un préjudice jusqu’à concurrence de 100 000 dollars des Etats-Unis), ou la catégorie D (preuves établissant un préjudice se montant à plus de 100 000 dollars des Etats-Unis).
80. Les prétendus éléments de preuve que la RDC a présentés en l’espèce sont on ne peut plus différents de ceux qui avaient été soumis à la CINU. Comme l’a déjà montré l’Ouganda, les «éléments de preuve» sur lesquels la RDC prétend se fonder sont irrémédiablement viciés. Ainsi, à la différence des formulaires de réclamation dont disposait la CINU, les «fiches d’identification de
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victime» que la RDC a produites devant la Cour, examinées individuellement ou conjointement, ne constituent pas des preuves fiables susceptibles de servir de base à l’octroi d’une indemnisation131.
81. La majeure partie des fiches d’identification de victime soumises par la RDC ne précisent même pas l’identité des victimes du préjudice allégué, se limitant à la mention «non signalé». En outre, aucun document corroborant ne leur est jamais associé. A quoi s’ajoute encore, notamment, le fait que quantité d’entre elles sont illisibles, mentionnent comme «auteurs présumés» d’autres protagonistes que l’Ouganda ou ne contiennent aucune évaluation du préjudice allégué132.
82. Outre ces lacunes fondamentales, il existe d’autres raisons, plus générales et d’ordre systémique, d’en mettre en doute la fiabilité. Comme le reconnaît la RDC elle-même, ces fiches ont été établies des années après les faits en cause, par une partie intéressée, et ce, spécialement aux fins du présent litige133.
83. La RDC n’a pas non plus fourni de description détaillée de la méthode qu’elle a suivie pour recueillir les fiches d’identification de victime. Cette omission soulève des préoccupations évidentes : lorsqu’un agent de l’Etat prend contact avec quelqu’un et l’informe qu’une juridiction internationale pourrait prescrire l’octroi d’une indemnisation en sa faveur à condition que l’intéressé remplisse un formulaire, il est raisonnablement permis de douter de l’objectivité des informations qu’il obtiendra. Ces préoccupations ne sont qu’avivées en l’absence d’éléments de preuve concordants, surtout lorsque de tels éléments devraient exister, que ce soit sous la forme de photographies, de factures, de dossiers médicaux, de devis des travaux de reconstruction, de rapports de police, ou autres.
84. En somme, contrairement à ce que soutient M. Senogles, «les méthodes qu[e la CINU] a employées, les décisions qu’elle a rendues et les indemnités qu’elle a adjugées» ne revêtent ni «pertinence directe» ni, à vrai dire, la moindre pertinence «aux fins qui nous occupent ici»134.
2. Compréhension et application erronées des méthodes de la CINU
85. De plus, dans son rapport, M. Senogles interprète et applique de manière erronée la méthode qu’a suivie la CINU pour établir les montants forfaitaires individuels recommandés. Il choisit des montants qui ne sont pas pertinents, dans des catégories de réclamations qui ne sont pas applicables et qui supposaient des exigences en matière de preuve auxquelles la RDC n’est pas ne fût-ce que près de satisfaire.
86. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, la quantité et la qualité des preuves présentées à la CINU déterminaient à la fois la catégorie dont relèverait chaque plaignant individuel et le montant de l’indemnité auquel il pourrait en conséquence prétendre. M. Senogles ne devrait pas l’ignorer, puisqu’il «a travaillé à la CINU, à Genève, entre 2000 et 2003, et a ensuite été engagé comme consultant indépendant externe pour continuer de conseiller le comité des commissaires aux fins de
131 Voir OO, par. 1.4-1.69, où figure une analyse détaillée.
132 Voir OO, par. 1.4-1.69.
133 D’après le mémoire de la RDC, dans les années qui ont suivi 2005, la RDC a créé une «commission d’experts» qui s’est livrée à un «travail … étendu de collecte de données», et a dépêché des «équipes» dans différentes parties du territoire pour recueillir des «formulaires de réclamation» signés des victimes, établissant les préjudices que celles-ci auraient subis. MRDCR, par. 1.30-1.35.
134 Rapport d’expertise, par. 94.
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leurs évaluations»135. En même temps, puisqu’il est vrai que, à l’époque, la CINU s’occupait plus particulièrement des réclamations relevant des catégories D, E et F, M. Senogles n’était peut-être pas au fait des décisions et procédures à l’issue desquelles elle a fixé les montants forfaitaires qu’il a lui-même retenus, lesquels concernent les catégories B et C.
87. En tout état de cause, M. Senogles méconnaît entièrement, dans son rapport, cet important aspect des travaux de la CINU (l’appréciation de la quantité et de la qualité des éléments de preuve présentés par un plaignant) et commet en conséquence des erreurs de taille. Ainsi qu’il sera montré ci-dessous, M. Senogles néglige inexplicablement les réclamations de la catégorie B, dans le cadre de laquelle des montants fixes plus modestes étaient associés à de moindres exigences en matière de preuve, pour recommander des montants retenus pour les réclamations de la catégorie C, lesquels supposaient d’avoir apporté la preuve de «pertes effectives». A ces erreurs s’ajoute le choix arbitraire, dans cette catégorie, de montants qui ne sont pas pertinents.
a) Méconnaissance de la méthode employée par la CINU s’agissant des réclamations de la catégorie B
88. En établissant la catégorie de réclamations dite «B», la CINU entendait verser des montants fixes aux personnes qui, à la suite de l’invasion et de l’occupation illicites du Koweït par l’Iraq, avaient subi un préjudice corporel grave ou dont le conjoint, un enfant ou l’un des ascendants au premier degré était décédé136. Les plaignants devaient à cet effet, par l’entremise de leur gouvernement ou d’une organisation internationale, lui soumettre un formulaire de réclamation précisant l’identité de la personne tuée ou blessée, sa nationalité et la date des faits137.
89. Les exigences en matière de preuve applicables aux réclamations de la catégorie B étaient précisées à l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 35 des Règles de la CINU :
«Pour le paiement de montants fixes en cas de préjudice corporel grave n’ayant pas entraîné la mort, les requérants sont tenus de fournir des preuves documentaires succinctes de l’existence et de la date du préjudice ; en cas de décès, ils sont tenus de fournir des preuves documentaires succinctes du décès et de leur lien de parenté avec la personne décédée. Il ne sera pas exigé de justification du montant effectif de la perte subie.»138
90. Analysant le niveau de preuve correspondant à cette catégorie, le comité des commissaires a constaté ce qui suit :
135 Ibid., par. 93, note 33.
136 Nations Unies, première session du conseil d’administration de la CINU, doc. S/AC.26/1991/1 (2 août 1991) [disponible sous la cote S/22885], par. 10-13.
137 Ibid., par. 17-19. L’identification de la personne était importante, le montant des indemnités ayant été plafonné à 10 000 dollars pour les membres de la famille d’un défunt. La date l’était également, étant entendu que l’Iraq était responsable de l’ensemble des décès ou atteintes aux personnes survenus au Koweït entre le 2 août 1990 et le 2 mars 1991 ; si les décès ou atteintes aux personnes étaient intervenus en dehors de cette période, le plaignant était en outre tenu d’expliquer pourquoi le préjudice subi devait être considéré comme un résultat direct de l’invasion et de l’occupation du Koweït par l’Iraq. La nationalité était importante puisque les réclamations de ressortissants iraquiens n’étaient pas admises. Ne l’étaient pas davantage celles des membres des forces armées, à moins qu’il ne s’agît de prisonniers de guerre détenus par l’Iraq. Ibid.
138 CINU, décision du conseil d’administration de la Commission d’indemnisation des Nations Unies prise à sa sixième session, le 26 juin 1992 (27e séance), Nations Unies, doc. S/AC.26/1992/10 (26 juin 1992), art. 35 2) b).
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«Dans leur quasi-totalité, les réclamations pour atteinte aux personnes ou décès étaient étayées de quelque forme de preuve, encore que la plupart des réclamations de la première tranche soient assorties d’un nombre minime de preuves documentaires. La rareté des pièces justificatives qui caractérise nombre de réclamations peut être attribuée pour l’essentiel aux conditions qui ont régné au Koweït et en Iraq pendant l’invasion et l’occupation. Dans la situation d’urgence générale que connaissaient alors les deux pays, des milliers de personnes ont été forcées de fuir ou de se cacher ou ont été maintenues captives sans pouvoir conserver les documents qui auraient pu ultérieurement servir à établir la réalité des pertes subies.»139
Le montant de l’indemnité adjugée, le cas échéant, pour cette catégorie de plaignants était fixé à 2500 dollars des Etats-Unis par personne et (ainsi que noté plus haut) plafonné à 10 000 dollars des Etats-Unis par famille, étant précisé en détail ce qui constituait une «unité familiale»140.
91. M. Senogles n’explique pas pourquoi il fait abstraction des réclamations de la catégorie B lorsqu’il choisit les montants fixes qu’il recommande d’adjuger dans les cas de décès, d’atteintes aux personnes et autres préjudices. Un silence que l’Ouganda considère d’autant plus frappant — pour ne pas dire inexplicable — que, même à considérer dans l’optique la plus charitable qui soit les éléments de preuve fournis par la RDC, les cas mis en avant semblent davantage assimilables à des réclamations de la catégorie B qu’à tout autre type de réclamations. Cela dit, d’après l’Ouganda, même les montants adjugés dans le cas des réclamations de la catégorie B ne sont pas transposables à la présente espèce, la RDC n’ayant pas même satisfait aux exigences en matière de preuve autrement moins strictes appliquées à cet égard par la CINU et consistant simplement à indiquer le nom de la victime, sa nationalité et la date des faits.
b) Choix inapproprié de montants de la catégorie C
92. Ainsi qu’indiqué plus haut, M. Senogles choisit de recommander des montants correspondant non pas à la catégorie B, mais à la catégorie C. Cette approche nous apparaît d’emblée indéfendable. Outre que les réalités économiques du Koweït et de la RDC sont fondamentalement différentes, les plaignants relevant de la catégorie C devaient avoir produit des preuves substantielles de pertes réelles — un seuil d’administration de la preuve que la RDC n’est pas même près d’atteindre en la présente espèce.
93. Rappelons que les réclamations de la catégorie C concernaient l’indemnisation des victimes de huit types de préjudices, dont la mort et le préjudice corporel personnel, au titre de pertes réelles jusqu’à concurrence de 100 000 dollars des Etats-Unis141. Les réclamations relevant de cette catégorie devaient être «accompagnées de preuves appropriées concernant les circonstances et le montant de la perte invoquée»142. Des éléments de preuve spécifiques étaient donc censés permettre de quantifier les pertes effectivement subies ; il ne s’agissait pas, dans le cadre de cette catégorie, de
139 CINU, recommandations du comité de commissaires sur les réclamations individuelles pour atteinte aux personnes (préjudice corporel grave) ou décès (réclamations de la catégorie «B»), Nations Unies, doc. S/AC.26/1994/1 (26 mai 1994), p. 28.
140 Ibid., p. 15.
141 CINU, rapport et recommandations du comité de commissaires sur la première tranche de réclamations individuelles pour pertes et préjudices jusqu’à concurrence de 100 000 dollars des Etats-Unis (réclamations de la catégorie «C»), Nations Unies, doc. S/AC.26/1994/3 (21 décembre 1994), p. 12-13.
142 Ibid., p. 17 (les italiques sont de nous) ; voir aussi CINU, décision du conseil d’administration de la Commission d’indemnisation des Nations Unies prise à sa sixième session, le 26 juin1992 (27e séance), Nations Unies, doc. S/AC.26/1992/10 (26 juin 1992), art. 35 2) c).
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retenir un «montant fixe». Les réclamations portant sur des montants plus élevés requéraient ainsi des preuves plus rigoureuses.
94. Ces obligations étaient visibles dans les formulaires de réclamation de la catégorie C. Les instructions figurant au recto précisaient que «ser[aient] … exigées des pièces justificatives attestant les circonstances dans lesquelles les pertes [avaient] été subies et leur montant», et que seules ouvriraient droit à compensation «les pertes directement imputables à l’invasion et à l’occupation illicites du Koweït par l’Iraq»143. Elles spécifiaient que des pièces justificatives seraient exigées pour établir la nationalité du requérant et que «toute compensation, que ce soit en espèces ou en nature, déjà reçue d’une autre source sera[it] déduite du montant total alloué pour les pertes subies»144. Il était également souligné que les réclamations portant sur des montants exagérés qui ne seraient pas étayées par des éléments de preuve satisfaisants ou ne pourraient pas être justifiées de quelque manière que ce soit éveilleraient les soupçons de la Commission.
95. S’agissant plus particulièrement des formulaires à remplir en cas de décès d’un conjoint, d’un enfant ou d’un ascendant au premier degré (les réclamations dites «C3»), les formulaires invitaient la personne présentant la réclamation à préciser son «lien de parenté … avec la personne décédée», en spécifiant s’il s’agissait du conjoint, d’un enfant ou d’un ascendant au premier degré. L’intéressé était aussi invité à joindre à la réclamation la photocopie d’un certificat de mariage, d’un certificat de naissance ou de «tout autre document d’état civil»145. Au sujet de la cause du décès, il lui était demandé de préciser, à la page des pertes, «comment [était] morte la personne» et la date du décès. Devaient également être jointes à la réclamation des «photocopies des pièces justificatives appropriées : certificats de décès ou permis d’inhumer et l’exposé, sur une feuille séparée, de la cause et des circonstances du décès»146.
96. Comme l’Ouganda ne cesse de le répéter, la RDC ne produit rien qui soit ne serait-ce qu’un tant soit peu comparable en la présente espèce. Dans ces circonstances, le choix que fait M. Senogles des retenir des montants correspondant à des réclamations de la catégorie C est entièrement injustifié.
c) Caractère arbitraire des montants de la catégorie C retenus par M. Senogles
97. Outre qu’il néglige l’obligation qui était faite, dans le cas des réclamations relevant de la catégorie C, de produire devant la CINU des preuves solides, c’est de manière arbitraire que M. Senogles glane dans cette catégorie les chiffres à partir desquels il détermine les montants fixes qu’il recommande en l’espèce.
98. S’agissant des types de préjudices auxquels M. Senogles se réfère pour formuler ses recommandations, la CINU fixe les montants plafonnés ci-après :
143 CINU, rapport et recommandations du comité de commissaires sur la première tranche de réclamations individuelles pour pertes et préjudices jusqu’à concurrence de 100 000 dollars des Etats-Unis (réclamations de la catégorie «C»), Nations Unies, doc. S/AC.26/1994/3 (21 décembre 1994), p.14.
144 Ibid.
145 Ibid., p. 129.
146 Ibid.
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 Décès d’un conjoint, d’un enfant ou d’un des ascendants au premier degré du demandeur147 : 15 000 dollars des Etats-Unis au maximum par demandeur ou 30 000 dollars des Etats-Unis au maximum par unité familiale.
 «Dommage corporel grave»148 équivalant à une mutilation, un préjudice esthétique permanent appréciable, ou la privation permanente de l’usage ou la limitation permanente de l’usage d’un organe, d’un membre ou d’une fonction : 15 000 dollars des Etats-Unis149.
99. En partant de ces plafonds, M. Senogles recommande d’adjuger, pour les décès, les montants fixes ci-après :
 Décès résultant d’actes de violence délibérément dirigés contre les populations civiles : 30 000 dollars des Etats-Unis.
 Décès ne résultant pas de telles violences : 15 000 dollars des Etats-Unis150.
100. Or, il n’explique nulle part pourquoi il a retenu ces chiffres et non d’autres. Ce choix semble entièrement arbitraire. S’agissant des décès résultant d’actes de violence ciblés, M. Senogles se fonde sur un montant prévu par unité familiale et non par individu, sans s’en justifier d’aucune façon. Il n’explique pas davantage pourquoi il a choisi le chiffre de 15 000 dollars des Etats-Unis dans les cas des décès ne résultant pas de violences ciblées. Il ne cherche d’ailleurs même pas à expliciter pourquoi l’évaluation du préjudice devrait être différente selon les circonstances du décès. Telle n’a pas, en tout état de cause, été l’approche retenue par la CINU : les montants qu’elle a adjugés n’étaient pas fonction de la nature du décès.
101. Non moins déconcertant est le fait que M. Senogles n’explique en rien pourquoi il a retenu, comme montants fixes à recommander, les «plafonds» déterminés pour cette catégorie, se contentant de dire de manière quelque peu cryptique que lesdits plafonds représentent en pratique une sorte de «tarif» (quoi que cela puisse vouloir dire)151.
102. Le caractère arbitraire de sa démarche transparaît dans le fait que les types de préjudices pour lesquels ont été arrêtés les «plafonds» qu’il recommande de retenir en tant que montants fixes ne correspondent pas aux chefs de préjudice en cause en l’espèce. M. Senogles se borne à indiquer que ces cas lui semblent «comparables»152. Or ils ne le sont pas, ainsi que le montre le tableau ci-après :
147 Ibid., p. 127, 247.
148 CINU, rapport et recommandations du comité de commissaires sur la première tranche de réclamations individuelles pour pertes et préjudices jusqu’à concurrence de 100 000 dollars des Etats-Unis (réclamations de la catégorie «C»), Nations Unies, doc. S/AC.26/1994/3 (21 décembre 1994), p. 111.
149 Ibid., p. 128. Le 14 mars 1993, un groupe d’experts psychiatriques de la CINU a établi un rapport sur le préjudice psychologique ou moral, renfermant une liste de critères dont l’application permettrait «d’ajuster l’indemnisation en fonction de certaines normes objectives faciles à observer qui tendent à refléter les divers degrés du préjudice psychologique ou moral que les requérants ont subi». Ibid. Le rapport en question figure à l’annexe VI du rapport du comité de commissaires, p. 242.
150 Rapport d’expertise, par. 106, 109.
151 Ibid., par. 99.
152 Ibid., par. 97.
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Montant fixe retenu par M. Senogles (en dollars des Etats-Unis)
CINU
Chef de préjudice en cause en la présente espèce
30 000
Plafond d’indemnisation d’une unité familiale dans le cas de réclamations relatives au décès d’un conjoint, d’un enfant ou d’un des ascendants au premier degré du demandeur
Décès résultant d’actes de violence délibérément dirigés contre les populations civiles
15 000
Plafond d’indemnisation pour dommage corporel sous forme de mutilation, de préjudice esthétique permanent appréciable, ou de privation permanente de l’usage ou de limitation permanente de l’usage d’un organe, d’un membre ou d’une fonction
Décès ne résultant pas de violences dirigées contre les populations civiles, mais concernant des victimes collatérales
103. Pour finir, l’Ouganda relève des failles méthodologiques analogues dans la détermination des montants recommandés par M. Senogles en cas de préjudice autre que la mort. Ces recommandations excédant le champ du mandat confié aux experts par la Cour et étant par conséquent ultra vires, l’Ouganda ne voit pas la nécessité, à ce stade, d’infliger à la Cour ses observations sur ces aspects du rapport. Il se réserve en revanche le droit de le faire, au besoin, au cours de la procédure orale.
104. En résumé, les montants que M. Senogles recommande à titre d’indemnités devraient être écartés, en tant qu’ils sont infondés et arbitraires.
B. Dommages causés aux biens
105. S’agissant des sections du rapport Senogles consacrées aux dommages causés aux biens, rappelons que le mandat confié aux experts par la Cour est, dans sa partie pertinente, libellé comme suit :
«a) Au vu des éléments de preuve versés au dossier de l’affaire et des documents publiquement accessibles, en particulier les rapports de l’Organisation des Nations Unies mentionnés dans l’arrêt de 2005, quel a été le nombre approximatif et le type de biens endommagés ou détruits par les forces armées ougandaises pendant la période pertinente dans le district de l’Ituri et en juin 2000 à Kisangani ?
b) Quel est le coût approximatif de la reconstruction d’écoles, d’hôpitaux et d’habitations individuelles tels que ceux qui ont été détruits dans le district de l’Ituri et à Kisangani ?»153
153 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 8 septembre 2020, par. 16.
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106. Dans son rapport, M. Senogles recommande d’adopter les montants ci-après, qu’il présente en regard des montants réclamés par la RDC dans son mémoire :
Tableau : dommages causés aux biens en Ituri154
Montant réclamé (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé par M. Senogles (en dollars des Etats-Unis)
Destructions d’habitations
 habitations légères
2 086 200
4 015 200
 habitations intermédiaires
6 520 000
995 000
 habitations de luxe
4 350 000
260 000
12 956 200
5 270 200
Destructions d’infrastructures
 infrastructures scolaires
15 000 000
11 250 000
 infrastructures de santé
3 750 000
2 812 500
 infrastructures administratives
2 500 000
1 875 000
21 250 000
15 937 500
Pillages
7 318 413
3 659 206
Montant total — Dommages causés aux biens (Ituri)
41 524 613
24 866 906
Tableau : dommages causés aux biens à Kisangani, Beni, Butembo et Gemena, comprenant les dommages subis par la SNEL et l’armée congolaise155
Biens endommagés
Montant réclamé (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé par M. Senogles (en dollars des Etats-Unis)
Quatre localités désignées
25 628 075
16 632 776
Société nationale d’électricité
97 412 090
56 974 865
Forces armées congolaises
69 417 192
41 650 315
192 457 357
115 257 956
154 Rapport d’expertise, par. 165.
155 Ibid., par. 190.
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107. La différence substantielle entre les montants avancés par la RDC, d’une part, et ceux recommandés par M. Senogles, de l’autre, souligne en elle-même le caractère excessif des réclamations de la RDC. Cela dit, les montants recommandés par M. Senogles eux-mêmes ne devraient pas être retenus, car ils présentent deux failles fondamentales :
 Premièrement, la Cour avait demandé aux experts de se prononcer «[a]u vu des éléments de preuve versés au dossier de l’affaire et des documents publiquement accessibles»156. Dans son rapport, M. Senogles ne semble toutefois nullement avoir cherché à analyser de manière indépendante les moyens de preuve censés justifier les réclamations de la RDC. Au contraire, il admet a priori les affirmations formulées par celle-ci dans son mémoire, et fait abstraction d’autres documents versés au dossier, y compris des éléments que la RDC elle-même a présentés et qui contredisent ou sapent ses propres assertions, et les moyens de preuve et commentaires soumis par l’Ouganda.
 Deuxièmement, M. Senogles, dans son rapport, reconnaît et confirme à maintes reprises les très importantes failles en matière de preuve et de méthodologie qui vicient les demandes de la RDC. Pour autant, il ne tente en rien d’y remédier en se fondant sur l’emploi de critères objectifs et légitimes, se contentant d’appliquer mécaniquement aux montants avancés par la RDC différents «facteurs de minoration» pour manque de preuve.
108. En conséquence, les montants recommandés par M. Senogles ne sont pas plus rigoureux, scientifiques ou justifiés, ni moins arbitraires, que ceux avancés par la RDC. Selon l’Ouganda, l’on ne saurait pallier l’absence totale d’éléments de preuve en appliquant des «facteurs de minoration pour manque de preuve» qu’un expert semble avoir tiré de son chapeau. Les demandes d’indemnisation qui ne sont pas étayées par des éléments de preuve concrets doivent être rejetées. Dans son arrêt relatif à l’indemnisation en l’affaire Costa Rica c. Nicaragua, la Cour a ainsi refusé d’accorder une indemnisation à raison de dommages allégués dont le requérant n’avait pas précisé ni établi la nature ou l’étendue, non plus que justifié l’évaluation157. Elle devrait faire de même en l’espèce, s’agissant des dommages qui auraient été causés aux biens en Ituri et ailleurs, pour les raisons qui sont expliquées ci-après.
1. Pertes de biens en Ituri
109. La RDC réclame la somme de 41 524 613 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités dues à raison de dommages matériels qui auraient été causés en Ituri. L’Ouganda a déjà montré que le montant ainsi réclamé était infondé158. M. Senogles, dans son rapport, conclut de même que rien ne justifie d’adjuger le montant réclamé par la RDC, et recommande de lui substituer celui de 24 866 906 dollars des Etats-Unis159.
156 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 8 septembre 2020, par. 16.
157 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), par. 103.
158 CMOR, par. 7.20-7.34 ; OO, par. 14.1-14.14.
159 Rapport d’expertise, par. 165.
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110. Bien qu’il ne représente qu’environ la moitié du montant réclamé, le montant recommandé par M. Senogles n’en est pas moins arbitraire. Il résulte en effet de l’application arbitraire de facteurs de minoration inexpliqués, procédant d’une tentative mal inspirée de pallier les failles en matière de preuve et de méthodologie qui vicient les demandes de la RDC dans leur entièreté.
a) Destruction d’habitations en Ituri
111. La RDC réclame la somme de 12 956 200 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités dues à raison de la destruction alléguée de 8693 habitations en Ituri160. M. Senogles, dans son rapport, recommande de ramener ce montant à 5 270 200 dollars des Etats-Unis (soit environ 60 % de la somme avancée), pour tenir compte des failles en matière de preuve et de méthodologie constatées en ce qui concerne ce chef de préjudice161 — failles que l’Ouganda avait aussi déjà mises en évidence162. Néanmoins, le montant recommandé ne saurait être retenu, pour deux raisons :
 Premièrement, aux fins de déterminer l’ampleur des dommages, M. Senogles se contente d’admettre, et de reprendre, les assertions infondées de la RDC quant au nombre d’habitations détruites, et fait abstraction d’autres documents versés au dossier par la RDC qui contredisent ces assertions.
 Deuxièmement, aux fins de quantifier les dommages, M. Senogles accepte et reprend de même les coûts de remplacement allégués par la RDC, qui ne reposent pourtant sur aucun élément de preuve.
112. S’agissant du nombre d’habitations, la RDC, dans son mémoire, écrit : «[O]n peut raisonnablement estimer que les habitations peuvent être distinguées en fonction de la clé de répartition suivante : 5 % d’habitations de luxe, 15 % d’habitations intermédiaires, et 80 % d’habitations légères.»163 Sur la base de ces prétendues «clés de répartition», elle demande à être indemnisée pour les dommages qui auraient été causés aux habitations suivantes :
 Habitations légères : 6954 ;
 Habitations intermédiaires : 1304 ;
 Habitations de luxe : 435164.
113. L’Ouganda a déjà démontré que ces proportions étaient dépourvues de fondement165. M. Senogles, dans son rapport, le confirme166.
160 MRDCR, par. 3.45 c).
161 Rapport d’expertise, par. 152-153.
162 CMOR, par. 7.20-7.34 ; OO, par. 14.1-14.14.
163 MRDCR, par. 7.35.
164 Ibid., par. 7.35, 3.45 c).
165 CMOR, par. 7.20-7.34 ; OO, par. 14.1-14.14.
166 Rapport d’expertise, par. 147-148.
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114. L’expert parvient quant à lui à un «nombre total d’habitations détruites en Ituri (13 609) et [à d]es proportions entre les catégories d’habitations … différents»167, qu’il présente dans le tableau de synthèse suivant :
Habitations légères
98 %
13 384
Habitations intermédiaires
1 %
199
Habitations de luxe
1 % (insignifiant)
26168
115. Bien que le nombre total d’habitations dénombré ici soit plus élevé, la part des habitations «intermédiaires» et «de luxe» est significativement moindre que ne l’allègue la RDC. De ce seul fait, le montant à allouer se trouve réduit de plus de 50 % (passant de 12 956 200 à 5 270 200 dollars des Etats-Unis).
116. Mais ce montant revu à la baisse n’est pas lui-même justifié. Les nouveaux chiffres et proportions avancés dans le rapport Senogles sont entièrement fondés sur l’annexe 1.3 du mémoire de la RDC169, qui n’est constituée que du tableau de synthèse ci-après :
167 Rapport d’expertise, par. 148.
168 Dans son rapport, M. Senogles a apparemment arrondi les pourcentages obtenus, puisque, en divisant le nombre total d’habitations dont la destruction est alléguée par le nombre d’habitations de chaque catégorie, l’on obtient les résultats suivants :
98,3 % pour les habitations «simples» ;
1,5 % pour les habitations «intermédiaires» ;
0,2 % pour les habitations «de luxe».
169 Voir note 75 du rapport d’expertise : «Source : MRDCR, annexe 1.3, p. 3, «Liste biens perdus et leurs fréquences ITURI.pdf», ligne 118 [habitation de luxe, 26], ligne 119 [habitation légère, 13 384], ligne 120 [habitation moyenne, 199]».
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117. La RDC n’a jamais, que ce soit dans le cadre de son mémoire ou à une quelconque autre occasion, soumis le moindre élément à même de justifier les chiffres énoncés dans ce tableau de synthèse. Pas un seul bâtiment n’est répertorié, pas même par référence à un emplacement général. Ce tableau n’a donc aucune valeur en tant que preuve sur laquelle la Cour ou M. Senogles pourraient se fonder.
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118. En outre, les chiffres que l’on y trouve sont en réalité contredits par d’autres documents que la RDC a versés au dossier. Le tableau intitulé «Evaluation pertes des biens» (qui figure dans le dossier «Victimes_Perte Biens_Ituri» soumis en annexe 1.3 du mémoire de la RDC et en annexe 1.9.E de la réponse de la RDC à la question 14 de la Cour) révèle une tout autre réalité quant au nombre et aux types d’habitations qui auraient été détruites :
 Habitations légères : 658 ;
 Habitations intermédiaires : 104 ;
 Habitations de luxe : 16170.
119. M. Senogles n’explique à aucun moment pourquoi, alors même que la Cour avait demandé aux experts de prendre en considération les «éléments de preuve versés au dossier de l’affaire», il n’a pas tenu compte dans son rapport des documents venant contredire la version de la RDC171. Les eût-il pris en compte qu’il lui aurait fallu soit expliquer pourquoi il n’en faisait aucun cas soit revoir encore à la baisse le montant avancé par la RDC. Ainsi, quand bien même les coûts allégués de reconstruction des habitations ne seraient pas eux-mêmes arbitraires (quod non), l’on obtiendrait, en les multipliant par les nombres que la RDC a indiqués aux annexes 1.3 et 1.9.E un montant, pour ce chef de préjudice, de 877 400 dollars des Etats-Unis, ventilé comme suit :
 Habitations légères : 197 400 dollars des Etats-Unis (658 × 300 dollars) ;
 Habitations intermédiaires : 520 000 dollars des Etats-Unis (104 × 5000 dollars) ;
 Habitations de luxe : 160 000 dollars des Etats-Unis (16 × 10 000 dollars).
120. Encore ce chiffre bien inférieur serait-il infondé parce que les annexes 1.3 et 1.9 ne permettent nullement d’établir avec un quelconque degré de crédibilité ni, a fortiori, de certitude, le nombre d’habitations qui auraient été détruites172.
121. Qui plus est, les coûts de remplacement que M. Senogles recommande d’appliquer dans son rapport ne sont pas davantage justifiés. La RDC, quant à elle, prétend appliquer un barème qu’elle aurait établi «sur la base de la valeur de reconstruction des habitations en cause», et qui est le suivant :
 Habitations légères : 300 dollars des Etats-Unis ;
 Habitations intermédiaires : 5000 dollars des Etats-Unis ; et
 Habitations de luxe : 10 000 dollars des Etats-Unis173.
170 «Evaluation Pertes des Biens» dans le dossier Victimes_PerteBien_ITURI, MRDCR, annexe 1.3 ; Réponse de la République démocratique du Congo aux questions posées par la Cour (26 novembre 2018) (ci-après «RRDCQ»), annexe 1.9.E.
171 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 8 septembre 2020, par. 16.
172 CMOR, chap. 7, sect. II A 1) ; OO, question 14.
173 MRDCR, par. 7.35.
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122. Dans son rapport, M. Senogles confirme que la RDC «ne justifie ni n’explique dans son mémoire» les coûts de remplacement qu’elle a allégués174. Il reconnaît en outre franchement que «[l]a recherche documentaire qu[’il a lui-même] effectuée sur les coûts potentiels de remplacement d’habitations ne [lui] a pas permis d’obtenir de données utiles»175.
123. Alors même qu’il reconnaît cette lacune dans le domaine des preuves, il s’emploie à la pallier au moyen de conjectures, écrivant que «les coûts de remplacement allégués par la RDC ne [lui] paraissent pas déraisonnables, d’autant que la valeur des habitations est, dans la très grande majorité des cas, estimée à 300 dollars des Etats-Unis»176. Sur la base de cette affirmation conclusive, M. Senogles adopte les valeurs avancées par la RDC.
124. Ce choix conduit à un résultat d’autant plus arbitraire que les coûts de remplacement allégués sont totalement injustifiés. Les valeurs avancées par la RDC sont, d’après la réponse que celle-ci a fournie à la question 14, basées sur les fiches d’identification de victime comportant des descriptions, par «certaines victimes[,] … [d]es bâtiments qu’elles avaient perdus et [d]es matières desquelles ils étaient faits»177. La RDC a également affirmé que, «[c]onnaissant le coût de tels bâtiments dans cette région», elle avait retenu «le prix le moins cher possible». Or, comme l’a déjà montré l’Ouganda, aucune de ces allégations n’est étayée par des éléments de preuve :
 Premièrement, nombre de fiches d’identification de victime ne renseignent même pas sur la localisation des habitations ni, à plus forte raison, n’attestent quelques coûts de reconstruction que ce soit à l’aide de justificatifs tels que des factures, reçus, contrats de construction ou relevés bancaires.
 Deuxièmement, même si la RDC allègue qu’elle a procédé à une étude du coût de reconstruction dans les différentes régions et choisi le moins élevé, elle ne fournit aucune précision sur sa démarche ou la manière dont elle a abouti aux estimations qu’elle présente. Si pareille étude avait réellement été menée, la RDC aurait dû la soumettre ou à tout le moins présenter des justificatifs tels que des factures, reçus ou autres documents susceptibles de corroborer les coûts de reconstruction allégués.
 Troisièmement, la RDC n’a produit aucun autre élément permettant d’établir les coûts de reconstruction ou de justifier les sommes forfaitaires qu’elle a avancées. A titre d’exemple, elle aurait pu obtenir de maires ou de chefs de village, d’urbanistes ou d’entrepreneurs qu’ils évaluent, et indiquent dans des déclarations signées, le coût moyen de la reconstruction d’habitations situées à tel ou tel endroit, sur la base de leur connaissance des dommages causés et des matériaux nécessaires à la reconstruction. Aucune information de ce type n’a cependant été fournie à la Cour.
125. Le seul fait que la «recherche documentaire» effectuée par M. Senogles sur les coûts potentiels de remplacement d’habitations ne lui ait «pas permis d’obtenir de données utiles» ne justifie pas de prendre pour argent comptant les montants avancés par la RDC, a fortiori lorsque ceux-ci sont littéralement dépourvus de tout fondement.
174 Rapport d’expertise, par. 149.
175 Ibid., par. 150.
176 Ibid., par. 151.
177 RRDCQ, par. 14.5.
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126. En résumé, bien que M. Senogles recommande de ramener le montant qu’il s’agirait d’adjuger au titre des pertes de biens en Ituri de 12 956 200 à 5 270 200 dollars des Etats-Unis, le chiffre auquel il parvient n’est pas plus justifié que celui avancé par la RDC, et ne saurait être retenu.
b) Destruction d’infrastructures
127. La RDC réclame la somme de 21 250 000 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités dues pour la destruction alléguée de 200 écoles, de 50 infrastructures de santé et de 60 bâtiments administratifs en Ituri178. Ce montant est calculé, dans chaque cas, sur la base de la «valeur moyenne» supposée de ces infrastructures, valeur qui peut, selon la RDC, «être estimée» à 75 000 dollars des Etats-Unis par établissement scolaire, 75 000 dollars des Etats-Unis par infrastructure de santé et 50 000 dollars des Etats-Unis par bâtiment administratif179.
128. L’Ouganda a déjà montré qu’il n’y avait nullement lieu pour la Cour d’adjuger les indemnités réclamées180. Confirmant que la RDC n’a aucunement justifié le montant qu’elle réclame (21 250 000 dollars des Etats-Unis), M. Senogles recommande néanmoins de le ramener à 15 937 500 dollars des Etats-Unis181. Cette dernière recommandation ne saurait toutefois être retenue, et ce, pour deux raisons :
 Premièrement, alors qu’il s’agit de déterminer l’ampleur des dommages, M. Senogles, dans son rapport, se contente d’admettre les assertions infondées de la RDC quant au nombre d’établissements scolaires, d’infrastructures de santé et de bâtiments administratifs qui auraient été détruits, et fait abstraction d’autres données que la RDC a soumises à la Cour et qui viennent en réalité contredire ces assertions182.
 Deuxièmement, alors qu’il s’agit de quantifier les dommages pertinents, M. Senogles retient de même les «valeurs moyennes» avancées par la RDC, en leur appliquant toutefois ce qu’il qualifie de «facteur de minoration pour manque de preuve», arbitrairement fixé à 25 %, cependant qu’il reconnaît que la RDC «n’a avancé aucune … preuve à cet égard»183.
129. La première faille fondamentale entachant le rapport de M. Senogles réside en ceci que l’expert accepte tels quels les chiffres avancés par la RDC en ce qui concerne le nombre de bâtiments prétendument détruits. Citant le mémoire, M. Senogles affirme que «[l]e nombre [200] d’établissements scolaires détruits qui est indiqué peut être vérifié à la lumière d’un rapport du Secrétaire général sur la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique
178 MRDCR, par. 7.39-7.42.
179 Ibid., par. 7.39. S’agissant des établissements scolaires, la RDC affirme que, «[g]lobalement, la valeur moyenne d’une infrastructure d’enseignement peut être estimée à 75 000 dollars des Etats-Unis». Le montant total de l’indemnité réclamée par la RDC à ce titre «est donc de 20 × 75 000 dollars, soit 15 000 000 (quinze millions) dollars des Etats-Unis».
S’agissant des infrastructures de santé, la RDC écrit que, «[g]lobalement la valeur moyenne d’une infrastructure de santé peut être estimée à 75 000 dollars des Etats-Unis». Le montant total de l’indemnité réclamée par la RDC à ce titre «est donc de 50 × 75 000 dollars des Etats-Unis, soit 3 750 000 (trois millions sept cent cinquante mille) dollars des Etats-Unis» ; ibid., par. 7.40.
S’agissant des bâtiments administratifs, la RDC soutient que, «[g]lobalement, la valeur moyenne d’une infrastructure administrative peut être estimée à 50 000 dollars des Etats-Unis». Le montant total de l’indemnité réclamée par la RDC à ce titre «est donc de 50 × 50 000 dollars des Etats-Unis, soit 2 500 000 (deux millions cinq cent mille) dollars des Etats-Unis» ; ibid., par. 7.41.
180 CMOR, par. 7.35-7.48 ; OO, par. 4.1-4.29.
181 Rapport d’expertise, par. 158.
182 Ibid., par. 155-156.
183 Ibid., par. 157.
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du Congo, daté du 27 mai 2003»184. Ledit rapport de 2003 sur la MONUC ne vient cependant pas confirmer ce qu’avance la RDC. Il ne fait qu’indiquer, de manière générale et sans renvoyer au moindre élément de preuve, que 200 écoles ont été détruites au cours des années qu’a duré le conflit armé en RDC. Or, le coût de remplacement ne saurait être le même selon qu’un établissement scolaire a été détruit ou ne nécessite que des réparations mineures. Qui plus est, le rapport de 2003 n’indique nullement que ces dommages seraient attribuables à l’Ouganda.
130. M. Senogles, dans son rapport, fait également abstraction d’autres éléments de preuve versés au dossier, qui ne corroborent pas  et même contredisent  le chiffre (200) que la RDC a puisé dans le rapport sur la MONUC de 2003. Le rapport du projet Mapping de l’ONU, dont les auteurs ont aussi passé en revue le rapport sur la MONUC, ne dénombre pas d’écoles détruites, ni ne mentionne a fortiori que pareilles destructions seraient dues à l’Ouganda. En outre, le chiffre sur lequel se fonde M. Senogles est contredit par les propres «enquêtes» de la RDC. L’annexe 1.3 du mémoire, que l’expert passe sous silence, contient un tableau de synthèse intitulé «Evaluation Pertes des Biens» qui fait uniquement état de dommages causés à 18 écoles et 12 jardins scolaires185. Encore ces chiffres, autrement moins élevés, sont-ils dépourvus de fondement, la RDC n’ayant soumis aucun justificatif à l’appui des données présentées dans le tableau en question.
131. Il en va de même en ce qui concerne les 50 établissements de santé et les 50 bâtiments administratifs qui auraient été détruits. M. Senogles, dans son rapport, admet franchement qu’«[i]l s’agit de chiffres ronds», ce qui les rend «inévitablement incertains, des détails ou justificatifs n’étant pas produits pour chacun des biens»186. Ce qui ne l’empêche pas de les reprendre allègrement à son compte, sans se soucier qu’ils n’aient d’autre fondement que le sentiment de la RDC qu’il serait «raisonnable de [les] retenir»187.
132. Pareilles appréciations subjectives de ce qui est raisonnable ne peuvent servir de fondement à l’octroi d’indemnités. C’est d’autant plus vrai que, dans ce cas aussi, les chiffres allégués sont en réalité contredits par d’autres éléments de preuve que la RDC a versés au dossier. Ainsi, M. Senogles ne tient pas compte du tableau intitulé «Evaluation Pertes des Biens» qui figure à l’annexe 1.3 du mémoire, lequel fait état de la destruction de sept hôpitaux et d’un dispensaire seulement188. Encore ces huit établissements sont-ils mentionnés sans autre précision, le degré de destruction (minimal, partiel ou total) n’est-il pas spécifié, et aucun lien de causalité avec tels ou tels faits spécifiques de l’Ouganda (ou de quelque autre protagoniste, d’ailleurs) n’est-il établi. En outre, même à le juger (quod non) fiable et exact, le tableau de synthèse ne fournit pas d’éléments au moyen desquels chiffrer le montant de l’indemnisation.
133. La deuxième grande faille du rapport de M. Senogles réside en ceci que l’expert accepte purement et simplement les «valeurs moyennes» que met en avant la RDC en ce qui concerne les infrastructures publiques, bien qu’il reconnaisse que la demanderesse n’a «avancé aucune … preuve à cet égard»189. M. Senogles prétend prendre en compte cette lacune en appliquant «un facteur de
184 Rapport d’expertise, par. 155.
185 «Evaluation Pertes des Biens» dans le dossier Victimes_PerteBien_ITURI, MRDCR, annexe 1.3.
186 Rapport d’expertise, par. 156.
187 MRDCR, par. 3.45 b) («[S]ur la base des données dont elle dispose, la République démocratique du Congo estime raisonnable de retenir le nombre de 50 dispensaires et hôpitaux».) ; MRDCR, par. 3.45 c), («La RDC estime raisonnable de retenir … le nombre de 50 bâtiments administratifs détruits dans la région de l’Ituri entre 1998 et 2003».).
188 «Evaluation Pertes des Biens» dans le dossier Victimes_PerteBien_ITURI, MRDCR, annexe 1.3.
189 Rapport d’expertise, par. 157.
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minoration pour manque de preuve» arbitrairement fixé à 25 %190. Or, selon l’Ouganda, aucun «facteur de minoration pour manque de preuve» ne saurait pallier un manque total de preuve. Zéro fois zéro égale toujours zéro.
134. Ainsi qu’indiqué, la RDC ne fournit aucun élément pour expliquer les «valeurs moyennes» qu’elle attribue aux infrastructures faisant l’objet de sa demande — 75 000 dollars des Etats-Unis par établissement d’enseignement, 75 000 dollars des Etats-Unis, également, par infrastructure de santé et 50 000 dollars des Etats-Unis par bâtiment administratif. Ces chiffres semblent avoir été choisis au juger aux fins de la présente procédure. La RDC n’a pas même prétendu les fonder sur les coûts réels de réparation et de reconstruction des établissements présentés comme détruits. Le fait est d’autant plus remarquable que ces informations sont entièrement en sa possession. La RDC aurait pu, et dû, inventorier lesdits dommages, et établir des estimations détaillées des coûts de réparation et de reconstruction de telles infrastructures. Si elle a effectivement procédé à de telles réparations/reconstructions, elle dispose a priori de documents établissant les dépenses qu’elle a encourues. Or, elle n’a produit aucun élément de cette nature dans son mémoire. Elle n’a pas davantage fourni d’explication, ni a fortiori de preuve, dans la réponse qu’elle a apportée à la question 4 posée par la Cour191.
135. En conclusion, bien que M. Senogles recommande, dans son rapport, de ramener le montant qu’il s’agirait d’adjuger de 15 937 500 à 12 956 200 dollars des Etats-Unis, il n’y a pas lieu pour la Cour d’adjuger ce montant, même revu à la baisse.
c) Actes de pillage
136. Dans son mémoire, la RDC réclame la somme de 7 318 413 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités dues à raison de biens qui auraient été pillés en Ituri192. L’Ouganda a déjà montré que le montant ainsi réclamé était infondé193. M. Senogles, dans son rapport, confirme de même ne pas «dispose[r] d’éléments de preuve concrets qui [lui] permettraient d’[en] évaluer le bien-fondé»194. Il recommande néanmoins d’adjuger 3 659 206 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités pour ce chef de préjudice, après avoir appliqué un «facteur de minoration pour manque de preuve» qu’il fixe arbitrairement à 50 %195.
137. La Cour devrait se garder de cautionner une approche aussi peu méthodique, a fortiori lorsque la partie réclamant des indemnités n’a produit aucun élément de preuve à la lumière duquel le montant de celles-ci pourrait plausiblement être chiffré. Comme l’a montré l’Ouganda dans son contre-mémoire, la RDC n’a soumis aucun élément permettant d’établir que les biens répertoriés ont effectivement été pillés, ou qu’ils l’ont été par des soldats ougandais ou par la suite du manquement de l’Ouganda à ses obligations en tant que puissance occupante. En outre, les évaluations que la RDC donne dans son tableau apparaissent totalement arbitraires. La RDC n’a pas fourni un seul document permettant d’établir l’identité des propriétaires ou la valeur des biens qui auraient été pillés. Elle n’a
190 Rapport d’expertise, par. 157.
191 CMOR, par. 4.1-4.29.
192 MRDCR, par. 7.43.
193 CMOR, par. 7.49-7.57.
194 Rapport d’expertise, par. 162.
195 Ibid., par. 163.
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pas davantage expliqué pourquoi elle a retenu telle ou telle valeur nominale pour chacun des différents biens répertoriés196.
138. En résumé, tant le montant de 7 318 413 dollars des Etats-Unis réclamé par la RDC que le montant de 3 659 206 dollars des Etats-Unis recommandé dans le rapport Senogles devraient être écartés, en tant qu’ils sont infondés et arbitraires.
2. Pertes de biens ailleurs qu’en Ituri
a) Pertes de biens à Kisangani, Beni, Butembo et Gemena
139. La RDC réclame la somme de 25 628 075 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités dues pour les dommages qui auraient été causés aux biens ailleurs qu’en Ituri, à savoir à Kisangani, Beni, Butembo et Gemena. Ce montant se décompose comme suit :
 17 323 998 dollars des Etats-Unis pour Kisangani197 ;
 5 526 527 dollars des Etats-Unis pour Beni198 ;
 2 680 000 dollars des Etats-Unis pour Butembo199 ; et
 97 550 dollars des Etats-Unis pour Gemena200.
140. L’Ouganda a déjà démontré que les montants ainsi réclamés étaient infondés201. M. Senogles en convient dans son rapport mais, au lieu de tirer les conclusions qui s’en suivent logiquement, il choisit d’appliquer des «facteurs de minoration pour manque de preuve» qu’il fixe arbitrairement à 25 % dans les cas de Beni, Butembo et Gemena202 et à 40 %, dans le cas de Kisangani203. En conséquence, il recommande d’adjuger, au total, la somme de 16 632 776 dollars des Etats-Unis sous ce chef, comme le montre le tableau ci-dessous204 :
Montant réclamé par la RDC (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé par M. Senogles (en dollars des Etats-Unis)
Kisangani
17 323 998
10 394 399
Beni
5 526 527
4 163 570
Butembo
2 680 000
2 010 022
196 CMOR, par. 7.52-7.57 ; OO, par. 1.4-1.69.
197 MRDCR, par. 4.71.
198 Ibid., par. 2.87 et 7.46.
199 Ibid.
200 Ibid.
201 CMOR, chap. 7, sect. II B)-C) ; OO, par. 13.1-13.17.
202 Rapport d’expertise, par. 171.
203 Ibid., par. 172.
204 Ibid., par. 174.
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Montant réclamé par la RDC (en dollars des Etats-Unis)
Montant recommandé par M. Senogles (en dollars des Etats-Unis)
Gemena
97 550
64 785
25 628 075
16 632 776
141. De même qu’en ce qui concerne d’autres volets de la demande de la RDC, l’Ouganda considère que l’application de tels «facteurs de minoration» subjectifs ne saurait suppléer l’absence fondamentale de preuves, et ce, d’autant moins que la valeur attribuée par M. Senogles à ces «facteurs de minoration» l’est sur la base d’un simple examen sommaire, quand ce n’est pas d’une interprétation erronée, des éléments versés au dossier.
142. Relevons tout d’abord que M. Senogles, dans son rapport, applique lesdits facteurs aux mauvais montants. La RDC a reconnu en réponse à la question 13 posée par la Cour qu’elle avait dû apporter des «corrections matérielles» aux montants demandés dans son mémoire, montants qu’elle a «revus à la baisse» comme suit :
 s’agissant de Kisangani : 15 197 287,33 dollars des Etats-Unis, contre 17 323 998 dollars des Etats-Unis initialement ;
 s’agissant de Beni : 5 022 087 dollars des Etats-Unis, contre 5 526 527 dollars des Etats-Unis initialement ; et
 s’agissant de Butembo : 2 616 444 dollars des Etats-Unis, contre 2 680 000 dollars des Etats-Unis initialement205.
143. Le fait que, à ce stade tardif de la procédure, la RDC ait apporté, sans expliquer pourquoi ni comment, des «corrections matérielles» revenant à amputer de plus de 2 millions de dollars le montant réclamé suscite en soi de graves préoccupations quant à l’exactitude de ses estimations et n’incite guère à considérer les chiffres qu’elle allègue désormais comme fiables. Il est en outre déconcertant de constater que, dans son rapport, M. Senogles ne tient pas compte des montants ajustés, appliquant ses «facteurs de minoration» aux chiffres dont la RDC avait initialement fait état, avant de les rétracter. L’Ouganda estime qu’une erreur aussi simple, mais grossière, jette de manière plus générale un doute sur la fiabilité de l’expert. Egalement préoccupant est le fait que, ici encore, M. Senogles semble avoir admis a priori les chiffres avancés par la RDC, sans en vérifier le bien-fondé à la lumière des éléments versés au dossier, et sans davantage prendre en compte les nombreuses contradictions que recèlent les propres moyens de preuve produits par la RDC206.
144. C’est là une omission majeure. La RDC prétend avoir abouti au montant qu’elle avance grâce au logiciel «EVADO 1.1.», qu’elle a créé aux fins de la présente instance. Selon elle, les calculs effectués par ce logiciel sont théoriquement fondés sur des chiffres provenant des listes d’évaluation qu’elle a fournies, elles-mêmes dressées à partir de «fiches d’identification de victime». Or, comme
205 RRDCQ, par. 1, 13.1, 13.3.
206 Comme l’a montré l’Ouganda dans son contre-mémoire, les chiffres que la RDC mentionne dans son mémoire en ce qui concerne Beni, Butembo et Gemena sont contredits par ceux de l’annexe 2.4, ces derniers étant eux-mêmes contredits par les chiffres produits dans d’autres documents annexés établis par les enquêteurs de la RDC. CMOR, par. 7.132-7.134. La RDC n’a jamais expliqué ces contradictions.
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l’Ouganda l’a montré dans ses observations sur la réponse de la RDC aux questions 1 et 13207, lesdites fiches ne sont accompagnées de justificatifs d’aucune sorte de nature à établir la matérialité des dommages allégués ou le bien-fondé des estimations avancées. Nombre d’entre elles ne précisent d’ailleurs même pas la nature desdits dommages ou le moindre montant. Les sommes indiquées dans les listes d’évaluation correspondantes semblent n’être rien d’autre que des montants forfaitaires arbitraires, à propos desquels aucune explication ni justification ne sont données.
145. Lorsque ces chiffres, qui sont infondés, sont introduits dans le logiciel «EVADO 1.1», le calcul qui en résulte l’est tout autant, ce que plusieurs exemples fournis par l’Ouganda tant dans son contre-mémoire que dans ses observations sur les réponses de la RDC aux questions 1 et 13 ont permis d’illustrer208. L’Ouganda s’inquiète autant qu’il s’étonne que M. Senogles n’ait pas même entrepris d’analyser l’un quelconque de ces exemples, qui tous illustrent l’absence de fondement des montants réclamés par la RDC à raison de dommages matériels et de pertes de biens à Beni, Butembo et Kisangani.
146. Pour l’ensemble de ces motifs, le montant de 16 632 776 dollars des Etats-Unis recommandé dans le rapport Senogles à titre d’indemnités devrait être écarté : il n’est, en effet, pas moins arbitraire que le montant initialement réclamé par la RDC.
b) Biens de la Société nationale d’électricité SA («SNEL»)
147. La RDC demande également à être indemnisée à hauteur de 97 412 090 dollars des Etats-Unis au nom de la Société nationale d’électricité («SNEL»), entreprise publique congolaise209. L’Ouganda a déjà établi que le montant ainsi réclamé était lui aussi dépourvu de fondement210. M. Senogles, dans son rapport, en est fondamentalement d’accord, mais n’en recommande pas moins d’adjuger des indemnités d’un montant de 56 974 865 dollars des Etats-Unis211, après application d’un «facteur de minoration pour manque de preuve» de 40 % destiné à tenir compte des évidentes «surévaluations liées à des erreurs méthodologiques et [autres] lacunes en matière de preuve»212.
148. M. Senogles n’explique pas, dans son rapport, pourquoi ce «facteur de minoration» devrait être de 40 %. Or, ce n’est pas en appliquant un facteur de minoration choisi au juger à un montant infondé que l’on obtient un chiffre qui soit davantage justifié ou moins arbitraire.
149. Trois constats sans équivoque dressés par M. Senogles dans son rapport confirment que le montant réclamé par la RDC en ce qui concerne la SNEL est infondé, erroné et surévalué :
 Premièrement, le rapport de 17 pages établi par la SNEL n’est pas accompagné de justificatifs à l’appui des dommages allégués énumérés dans les tableaux de synthèse. M. Senogles, dans son rapport, relève qu’«[a]ucune annexe présentant des éléments de preuve ou des données d’origine n’est apparemment mentionnée dans le rapport de la SNEL, ni a fortiori n’y est jointe»213 et que
207 OO, questions 1 et 13.
208 CMOR, chapitre 7, section II B)-C) ; OO, questions 1 et 13.
209 Société nationale d’électricité (SNEL), réclamation N/Réf/DG/2016/4208 (9 juin 2016), p. 4, MRDCR, annexe 4.26.
210 CMOR, par. 7.98-7.115.
211 Rapport d’expertise, par. 180-181.
212 Ibid., par. 180.
213 Ibid., par. 178 d).
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ledit rapport ne spécifie «ni les données d’origine ni les calculs sur lesquels sont fondés les différents coûts de remplacement ou les tarifs des prestations allégués»
214. On ne trouve donc dans ce rapport aucune réponse à des questions aussi fondamentales que celles de la date, de l’origine, de la matérialité et de l’étendue des dommages allégués.
 Deuxièmement, la méthode d’évaluation employée par la SNEL n’est pas seulement incorrecte, elle est aussi inapplicable au cas d’espèce. Comme le relève M. Senogles, la méthode d’évaluation «adoptée par la SNEL est fondée sur la valeur de remplacement du bien (à l’état neuf), bien qu’il apparaisse que nombre des actifs détruits ou endommagés étaient vétustes au moment des faits»215. Il aurait donc été plus opportun «que la RDC et la SNEL fondent leur demande sur le «coût de remplacement après amortissement»»216. En conséquence, «il convient d’ajuster la méthode adoptée consistant à retenir, pour évaluer le coût d’un bien usé, sa valeur de remplacement à l’état neuf, puisque, comme la SNEL le reconnaît, une bonne partie des équipements détruits étaient déjà usés, voire très vétustes»217.
 Troisièmement, le montant allégué est surévalué. A titre d’exemple de «surévalu[ation découlant] d’une erreur méthodologique»218, M. Senogles, dans son rapport, relève que la SNEL a calculé le montant du manque à gagner allégué sur «une «période de guerre» de huit ans («1998-2005»), qui va au-delà de celle définie par la Cour dans son arrêt de décembre 2005»219. «La période en question doit donc être ramenée de huit à cinq années»220, poursuit-il. Une fois cette erreur corrigée, le montant correspondant passe de «6 543 953 à 4 089 970 dollars des Etats-Unis (soit une différence de 2 453 983 dollars des Etats-Unis)»221. Si le montant — exagéré — «du manque à gagner dont il est fait état doit [aussi] être revu à la baisse», M. Senogles, dans son rapport, conclut surtout que cette erreur flagrante «conduit à penser que d’autres montants avancés pourraient également avoir été surévalués»222.
150. M. Senogles néglige également d’autres défaillances importantes et irrémédiables entachant le rapport de la SNEL. Premièrement, il fait l’impasse sur d’autres exemples qui soulignent le caractère arbitraire du montant avancé. Ainsi, l’élément le plus important de la réclamation de la SNEL concerne les «dégâts et forfait humains» qui se montent, selon celle-ci, à 27 163 539 dollars des Etats-Unis223. Ce chiffre ne repose que sur des affirmations vagues et parfois incompréhensibles présentées dans un tableau récapitulatif qui, à l’instar du rapport lui-même, n’est pas signé224. Un certain nombre d’affirmations sont par ailleurs incomplètes, l’une des rubriques indiquant par exemple : «avant les hostilités, le centre avait avait [sic] … agents … ont été mutés … agents étaient
214 Rapport d’expertise, par. 179.
215 Ibid., par. 178 b).
216 Ibid.
217 Ibid., par. 179.
218 Ibid., par. 178 e).
219 Ibid.
220 Ibid.
221 Ibid.
222 Ibid., par. 179.
223 Société nationale d’électricité (SNEL), réclamation N/Réf/DG/2016/4208 (9 juin 2016), p. 4, MRDCR, annexe 4.26. Le montant exact allégué est de «27 163 539,11 dollars des Etats-Unis».
224 Ibid., p. 5, MRDCR, annexe 4.26, où figure le «tableau récapitulatif des dégâts causés par l’occupation de l’armée Ougandaise» qui, sans fournir le moindre détail, comporte des rubriques aussi générales que «certains agents décédés suite au non-accès aux soins et d’autres en mutation» ou «quelques agents partis pendant les hostilités et d’autres mutés vers Kisangani».
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morts»225. (Les blancs correspondent, semble-t-il, aux chiffres qui devaient être fournis par la SNEL.) Le tableau comporte en outre des éléments totalement incompréhensibles, tels que le membre de phrase «projet pas d’agent sauf les agents du projet»226.
151. Tout au plus pourrait-on conclure du tableau que, à une date et pour des raisons inconnues, 42 employés de la SNEL non identifiés ont été mutés de différents lieux non précisés, et que quelque 13 autres, dont l’identité n’est pas non plus révélée, ont péri dans des conditions indéterminées. L’Ouganda considère qu’un ensemble aussi opaque et restreint de «faits» ne saurait justifier une réclamation de plus de 27 millions de dollars des Etats-Unis. De plus, outre qu’elle n’a fourni aucune preuve de l’existence d’un quelconque dommage, la RDC ne produit aucun élément, et a fortiori aucun élément convaincant, reliant les dommages allégués à des faits illicites spécifiques imputables à l’Ouganda.
152. Il en va de même des six autres composantes de la demande présentée au nom de la SNEL, qui se montent à un total d’environ 70 millions de dollars des Etats-Unis227. Tous ces éléments sont associés à des abréviations énigmatiques correspondant à des équipements et infrastructures pour lesquels n’est fournie aucune explication ni pièce justificative. C’est ce qu’illustre le tableau 7.1, «Evaluation du coût de réparation des équipements électromécaniques des centrales thermiques», présenté à la page 6 du rapport de 2016 de la SNEL, qui est absent de l’analyse de M. Senogles :
225 Société nationale d’électricité (SNEL), réclamation N/Réf/DG/2016/4208 (9 juin 2016), p. 5, MRDCR, annexe 4.26.
226 Ibid.
227 Soit : pillage des centrales thermiques ou hydroélectriques (23 900 759,86 dollars des Etats-Unis) ; destruction des postes MT/MT et cabines MT/BT (9 245 787,20 dollars des Etats-Unis) ; dégâts subis par les réseaux MT, BT et EP (15 864 152,44 dollars des Etats-Unis) ; manque à gagner sur les ventes (6 543 952 dollars des Etats-Unis) ; dégâts sur bâtiments administratifs et résidence SNEL (12 255 899,51 dollars des Etats-Unis) ; autres préjudices (2 438 000 dollars des Etats-Unis).
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153. La RDC fonde une réclamation de près de 24 millions de dollars des Etats-Unis sur un simple tableau non signé et non étayé, qui se borne à dresser une liste de lieux et de valeurs d’équipements électriques sans fournir la moindre information concernant la date à laquelle le dommage aurait été causé, son étendue, les circonstances dans lesquelles il se serait produit ou l’identité de ses auteurs228. Le rapport d’expertise ne fait aucune mention de cette lacune flagrante.
228 Les autres éléments constitutifs de la réclamation de la SNEL sont eux aussi fondés sur des tableaux dépourvus de signature et de pièces justificatives : le montant réclamé au titre de la «destruction des postes MT/MT et cabines MT/BT», soit 9 245 787,20 dollars des Etats-Unis, est fondé sur le tableau récapitulatif de la page 4 ; le montant réclamé au titre des «dégâts subis par les réseaux MT, BP et EP», soit 15 864 152,44 dollars des Etats-Unis, repose exclusivement sur ce même tableau de la page 4 ; le montant réclamé au titre du «manque à gagner sur les ventes», soit 6 543 952 dollars des Etats-Unis, est fondé sur le tableau récapitulatif 7.9 de la page 14 ; enfin, la demande générale présentée au titre des «autres préjudices», d’un montant de 2 438 000 dollars des Etats-Unis, repose sur le tableau récapitulatif 7.8 de la page 13. Voir SNEL, réclamation N/Réf/DG/2016/4208 (9 juin 2016), MRDCR, annexe 4.26.
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154. Deuxièmement, M. Senogles a réalisé une analyse par trop sommaire du montant réclamé au titre du manque à gagner. S’il relève à juste titre que la SNEL a exagéré le manque à gagner dont elle aurait pâti, il néglige en revanche d’autres aspects de la demande qui sont eux aussi exagérés ou relèvent de pures conjectures.
155. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, les pertes alléguées s’étendent sur une période de huit ans, de 1998 à 2005. Pour déterminer le montant des pertes subies par les deux centrales pendant chacune de ces huit années, les auteurs du rapport ont choisi d’établir une estimation pour les années 2004, 2005 et 2007, puis une moyenne sur ces trois années, laquelle est ensuite appliquée rétroactivement à chacune des huit années. Les recettes globales de la SNEL et les recettes estimées des centrales de Kisangani et de Gbadolite sont précisées pour chacune des trois années retenues (2004, 2005 et 2007)229. Il est expliqué, dans le «commentaire», que les recettes estimées des centrales de Kisangani et de Gbadolite ont été calculées en retenant l’hypothèse selon laquelle 65 % des recettes globales provenaient de Kisangani et 2 % de Gbadolite (il est également précisé que ces pourcentages ont été établis à partir des données de 2013-2015)230. Le rapport ne fournit toutefois aucun élément prouvant que ces centrales hydroélectriques ont effectivement été endommagées, intégralement ou en partie. En outre, tout calcul digne de foi du manque à gagner aurait dû être fondé sur les recettes engrangées avant août 1998  données qui devraient être aisément accessibles auprès de la SNEL , et non sur les recettes postérieures au retrait des forces armées ougandaises. En résumé, le rapport de la SNEL est entaché d’erreurs et d’insuffisances si grossières que l’on ne saurait s’y référer pour déterminer le montant de tout éventuel manque à gagner.
156. Que l’on envisage la demande présentée au nom de la SNEL dans son ensemble ou du point de vue de chacun des éléments qui la composent, la conclusion est la même : l’application d’un «facteur de minoration pour manque de preuve» de 40 %  ou de toute autre minoration, du reste  à un montant totalement infondé conduit à un résultat tout aussi arbitraire, qui est incompatible avec les règles fondamentales régissant l’allocation de dommages-intérêts dans le cadre de procédures interétatiques. Pour l’ensemble de ces raisons, le montant de 56 974 865 dollars des Etats-Unis recommandé dans le rapport Senogles doit être rejeté.
c) Dommages matériels subis par les forces armées congolaises
157. La RDC réclame 69 417 192 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnités pour les «dommages matériels» qu’aurait subis l’armée congolaise231. L’Ouganda a déjà démontré que ce montant était lui aussi infondé232. Une fois de plus, M. Senogles, dans son rapport, partage essentiellement cette conclusion, mais n’en recommande pas moins d’adjuger la somme de 41 650 315 dollars des Etats-Unis, qu’il juge appropriée au titre de ce chef.
158. Dans ce cas, comme dans d’autres, la Cour ne devrait pas accepter la somme recommandée, M. Senogles ayant une fois encore appliqué un «facteur de minoration pour manque de preuve», qu’il a arbitrairement fixé à 40%, à un montant dont il admet pourtant le caractère infondé et invérifiable.
229 SNEL, réclamation N/Réf/DG/2016/4208 (9 juin 2016), p. 4, MRDCR, annexe 4.26.
230 Ibid.
231 MRDCR, par. 7.48 («Dommages matériels subis par les forces armées congolaises … dans le cadre des combats qui l[es] ont opposé[s] à l’UPDF et aux mouvements rebelles soutenus par cette dernière»). L’Ouganda a montré dans son contre-mémoire sur la question des réparations qu’il n’y a pas lieu d’adjuger à la RDC les indemnités qu’elle réclame au titre de ce chef. CMOR, par. 7.139-7.150.
232 CMOR, chap. 7, sect. II (D).
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159. M. Senogles, dans son rapport, reconnaît en effet que cette demande de la RDC ne repose que sur deux tableaux récapitulatifs233 établis par un officier supérieur de l’armée congolaise le 31 août 2016 — soit deux semaines à peine avant que la RDC ne soumette son mémoire à la Cour234. Ces deux tableaux sont reproduits ci-après. Le premier recense les prétendus dommages, qu’il est censé quantifier en fonction des valeurs alléguées dans le second.
233 Rapport d’expertise, par. 182.
234 La Cour a coutume d’écarter les documents établis par des personnes intéressées, aux fins d’une procédure judiciaire, des années après les faits allégués en question. Voir, par exemple, Activités armées (2005), par. 64, 125.
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160. M. Senogles, dans son rapport, confirme n’avoir eu connaissance d’«[a]ucune autre donnée justifiant les montants avancés»235. Soulignant le caractère hypothétique et arbitraire de la demande présentée par la RDC sous ce chef, M. Senogles relève certaines «valeurs particulièrement élevées», telles que celles-ci :
«a) Deux bateaux (estimés chacun à plus de 21 millions de dollars des Etats-Unis) ;
b) 400 tonnes de matériel et munitions (estimés à 30 000 dollars des Etats-Unis par tonne, soit un montant total de 12 millions de dollars des Etats-Unis) ; et
c) 800 tonnes de munitions (évaluées à 10 000 dollars des Etats-Unis par tonne, soit un montant total de 8 millions de dollars des Etats-Unis)236».
161. Dans son rapport, M. Senogles montre, comme l’Ouganda l’avait fait avant lui, que la RDC n’a produit aucun des éléments de preuve qu’on se serait attendu à trouver :
235 Rapport d’expertise, par. 183.
236 Ibid., par. 184.
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«Compte tenu de l’importance de ces trois montants, je me serais attendu à ce que soient fournis des éléments de preuve documentaires, tels que :
a) des éléments de preuve entourant les circonstances de la perte de chacun des bateaux, ainsi que le type, la date de construction et le nom de ces deux navires ;
b) des éléments attestant que la valeur/le coût unitaire des bateaux s’élevait effectivement à 21 375 000 dollars des Etats-Unis ; et
c) des éléments justifiant la valeur/le coût retenu pour chaque tonne de munitions.»237
162. M. Senogles reconnaît même, par ailleurs, qu’il est impossible de vérifier le bien-fondé du montant avancé par la RDC :
«En l’absence de données supplémentaires, il ne m’a pas été possible de vérifier de manière indépendante les pertes considérables alléguées (et dont la matérialité aurait peut-être pu individuellement être prouvée) s’agissant de ces équipements militaires, non plus que leur valeur unitaire.»238
163. Dans ces circonstances, l’Ouganda considère que l’application d’un «facteur de minoration pour manque de preuve» fixé, de manière inexplicable, à 40 % et ramenant «à 41 650 315 dollars des Etats-Unis le montant recommandé»239 n’est pas seulement arbitraire, mais encore injuste, d’autant que M. Senogles lui-même reconnaît à juste titre que «d’importantes lacunes demeurent s’agissant des moyens de preuve  lacunes que la RDC aurait raisonnablement dû anticiper et corriger avant de soumettre sa demande à la Cour»240.
164. En résumé, même à supposer que les dommages causés aux équipements et matériels militaires dans le cadre d’un conflit armé soient susceptibles d’indemnisation, rien ne justifierait que la Cour adjuge le montant de 41 650 315 dollars des Etats-Unis recommandé par M. Senogles dans son rapport.
237 Rapport d’expertise, par. 186.
238 Ibid., par. 187.
239 Ibid., par. 188.
240 Ibid.
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IV. OBSERVATIONS SUR LE RAPPORT DE M. NEST
165. Le dernier des rapports composant le rapport d’expertise est intitulé «Exploitation des ressources naturelles» et a été établi par M. Michael Nest (ci-après le «rapport Nest»). Dans son rapport, M. Nest essaie d’estimer la quantité et la valeur des «ressources naturelles «exploitées illégalement» dans la zone d’influence ougandaise (ZIO) sur le territoire de la République démocratique du Congo (RDC) entre 1998 et 2003»241.
166. Le rapport Nest confirme ce que l’Ouganda a déjà démontré, à savoir que les demandes d’indemnisation de la RDC relatives aux ressources naturelles sont sans fondement242. Cela ressort immédiatement de l’écart substantiel entre les montants réclamés par la RDC au titre de certaines ressources et les montants recommandés par M. Nest, comme on peut le constater dans le tableau ci-après :
(En dollars des Etats-Unis)
Montants réclamés par la RDC
Montants recommandés par M. Nest
Or
675 541 972243
42 846 866
Diamants
7 055 885244
6 039 299
Coltan
2 915 880245
375 487
Bois
100 000 000246
3 438 704
Etain (cassitérite)
(Néant)
257 667
Tungstène (wolframite)
(Néant)
82 147
Café
(Néant)
2 769 372
TOTAL
785 513 737
55 809 542247
167. Le montant total recommandé par M. Nest est en gros 14 fois moins élevé que le montant total réclamé par la RDC, alors même que M. Nest y inclut trois ressources (étain, tungstène et café) qui ne font l’objet d’aucune réclamation par la RDC. De ce fait, le rapport de M. Nest montre bien que les éléments soumis à la Cour par la RDC ne sauraient justifier les montants que celle-ci réclame.
168. Cela dit, le simple fait que les montants recommandés par M. Nest à titre de réparation pour les ressources considérées sont nettement inférieurs à ceux réclamés par la RDC ne veut pas dire que les premiers soient justifiés. Au contraire, l’approche retenue par M. Nest pour parvenir à ces chiffres souffre d’au moins deux vices fondamentaux :
241 Rapport d’expertise, par. 192.
242 CMO, chap. VIII.
243 MRDC, par. 5.190.
244 Ibid.
245 Ibid.
246 Ibid., par. 5.173 et 5.190.
247 Rapport d’expertise, par. 197.
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 Premièrement, les parties du rapport de M. Nest dans lesquelles celui-ci estime la quantité et la valeur de l’étain (cassitérite), du tungstène (wolframite) et du café sont ultra petita, parce que l’auteur y recommande la réparation d’un préjudice que la RDC n’a jamais fait valoir.
 Deuxièmement, dans son rapport, M. Nest applique une méthode éminemment subjective qui s’écarte largement des méthodes requises pour établir la preuve d’un préjudice découlant de l’exploitation illégale de ressources naturelles et qui, dès lors, produit des résultats arbitraires invitant de fait la Cour à statuer ex aequo et bono.
169. L’Ouganda traitera successivement de ces deux vices.
A. Certaines parties du rapport Nest sont ultra petita
170. Dans son rapport, M. Nest estime la quantité et la valeur de l’étain (cassitérite), du tungstène (wolframite) et du café. Ces estimations doivent cependant être écartées, parce qu’elles sont ultra petita.
171. Comme on l’a dit plus haut, la règle non ultra petita interdit d’adjuger à une partie plus que ce qu’elle réclame248. A aucun moment de la procédure, la RDC n’a présenté de demande d’indemnisation au titre de l’étain (cassitérite), du tungstène (wolframite) ou du café. Elle n’a pas non plus avancé la preuve d’un quelconque préjudice ni fourni d’évaluation se rapportant à ces trois ressources. En ce qui concerne les ressources naturelles, la RDC a limité ses prétentions à la prétendue exploitation illégale d’or, de diamants, de coltan et de bois. Tout examen du préjudice subi doit par conséquent se limiter à ces ressources.
172. Il s’ensuit que la Cour devrait rejeter les estimations recommandées pour l’étain (cassitérite), le tungstène (wolframite) et le café249.
B. Les estimations recommandées dans le rapport Nest sont dépourvues de fondement et arbitraires
173. Dans son estimation de la quantité et de la valeur des ressources naturelles illégalement exploitées, M. Nest commet la même erreur fondamentale que la RDC : il concocte une méthode éminemment subjective qui n’a aucun rapport avec les méthodes normalement utilisées pour prouver l’existence d’un préjudice et évaluer celui-ci. En vérité, la méthode de M. Nest est tellement éloignée des pratiques normales qu’elle lui fait obtenir des chiffres arbitraires qui, de fait, reviennent à inviter la Cour à accorder des réparations ex aequo et bono.
174. Comme l’Ouganda l’a souligné antérieurement, la pratique internationale pertinente exige que la preuve de l’existence et du montant d’un préjudice résultant de l’exploitation illégale de ressources naturelles soit apportée au moyen d’éléments spécifiques concernant : 1) la date ; 2) le
248 Voir plus haut la section II.F.
249 L’Ouganda ne voit pas à ce stade le besoin de présenter à la Cour ses observations de fond sur les parties du rapport Nest concernant l’étain (cassitérite), le tungstène (wolframite) et le café. Il se réserve cependant le droit de le faire au stade des audiences si cela se révélait nécessaire.
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lieu ; 3) le volume des ressources extraites ; et 4) leur évaluation250. La Cour l’a d’ailleurs reconnu dans sa question no 5 à la RDC, par laquelle elle a demandé si celle-ci pouvait lui
«présenter … des éléments de preuve concernant l’emplacement, la propriété et la production moyenne de chacune des mines et forêts  ainsi que les éventuels permis ou concessions y afférents  à raison de l’exploitation illicite desquelles elle demande une indemnisation de la part de l’Ouganda»251.
La RDC n’en a rien fait dans sa réponse252. Et M. Nest n’a rien fait pour combler cette lacune béante. Il n’envisage dans son rapport pas un seul de ces éléments, et encore moins la somme d’entre eux.
175. Au lieu de cela, M. Nest élabore une méthode très subjective pour estimer la quantité et la valeur des ressources naturelles sélectionnées. Il déclare que sa méthode passe par les huit étapes suivantes :
«202.1. Identifier la répartition des ressources à l’intérieur de la zone d’influence ougandaise.
202.2. Estimer la répartition de chaque ressource entre l’Ituri et la ZIO hors-Ituri et l’exprimer en pourcentage.
202.3. Estimer la quantité des ressources produites.
202.4. Exprimer le pourcentage de la valeur extraite par les différentes méthodes d’exploitation.
202.5. Estimer un prix approprié par unité (kilogramme ou carat) pour chaque ressource.
202.6. Estimer l’exploitation de la valeur de ces ressources par les éléments concernés.
202.7. Actualiser la valeur de l’exploitation en dollars des Etats-Unis de 2020 pour refléter les prix actuels.
202.8. Estimer la valeur de chacune des ressources exploitées en Ituri et hors-Ituri.»253
176. A chacune de ces étapes, M. Nest s’appuie sur des allégations sans fondement et non corroborées puisées à des sources douteuses, formule des hypothèses purement spéculatives et invente des facteurs de minoration arbitraires. Il en résulte des montants recommandés qui ne sont pas plus scientifiques, rigoureux ou solidement fondés que les montants réclamés par la RDC.
177. A ce stade de la procédure, l’Ouganda fera grâce à la Cour d’une exégèse exhaustive des innombrables problèmes de méthode et de preuve qui vicient le rapport Nest ; les mêmes objections élémentaires que l’on a opposées à la méthode de la RDC valent pour ce rapport. Pour le moment,
250 Voir CMO, par. 8.4-8.15.
251 Questions posées aux Parties par la Cour, question no 5 (11 juin 2018).
252 Voir, de façon générale, RRDCQ, réponse à la question no 5.
253 Rapport d’expertise, par. 202.1-202.8.
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85
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l’Ouganda se concentrera sur trois vices fondamentaux qui concernent : 1) la quantité de ressources produites et leur répartition géographique ; 2) le prix moyen des ressources ; et 3) les équivalents fiscaux ou taxes indicatives («proxy taxes») utilisés pour estimer la valeur d’exploitation. Chacun de ces vices suffit à lui seul à discréditer les estimations proposées par M. Nest.
1. Quantité et répartition géographique des ressources produites
178. L’estimation par M. Nest de la quantité et de la répartition géographique des ressources prétendument produites constitue un élément essentiel de sa méthode254. M. Nest admet avoir rencontré des difficultés dans l’estimation de la quantité des ressources et de leur répartition entre ce qu’il appelle la zone d’influence ougandaise («ZIO») et l’extérieur de la ZIO d’une part, et entre l’Ituri et la ZIO hors-Ituri d’autre part255. Parmi ces nombreuses difficultés figure le fait que «les données disponibles sont incomplètes et, le plus souvent, ne précisent pas quelle proportion de la production provenait de la ZIO»256. Comment M. Nest résout-il cette difficulté ? Il l’explique lui-même comme suit :
«Vu l’absence de ces données, il nous a fallu puiser à d’autres sources d’information pour estimer la répartition des ressources et leurs quantités, notamment en consultant des cartes des gisements et en obtenant des informations anecdotiques fournies par des observations sur le terrain, ou encore croiser des données de production provenant de plusieurs sources.»257
179. Cette première solution était erronée et a mené M. Nest sur une fausse piste. Au lieu de s’appuyer sur des éléments de preuve, il s’est contenté d’«estimations» basées sur des cartes générales, des anecdotes et d’autres sources qui confèrent à ses recommandations un caractère purement spéculatif. Il a ainsi fait fausse route. On en trouvera un exemple dans sa tentative mal inspirée d’utiliser «l’écart entre la production par l’Ouganda de telle ou telle ressource et le volume de ses exportations de ladite ressource», ce qui l’a conduit à postuler que, «[q]uand [l]es exportations [de l’Ouganda] étaient supérieures à sa production, … cet «excédent» provenait de la RDC»258. Il procède ainsi pour, par exemple, l’or259, le coltan, l’étain (cassitérite) et le tungstène (wolframite)260 et le café261. M. Nest commet la même erreur que la RDC et, avant elle, le premier groupe d’experts des Nations Unies, qui prétendaient l’une et l’autre s’appuyer sur le même modèle «exportations/production intérieure». Dans son contre-mémoire262, l’Ouganda a décrit les nombreux problèmes que pose cette approche, au nombre desquels se trouve le fait qu’elle contredit manifestement la conclusion expressément formulée par la Cour dans son arrêt de 2005 concernant l’absence de «politique gouvernementale de l’Ouganda visant à l’exploitation de ressources naturelles de la RDC, ou [de preuve] que cet Etat ait entrepris son intervention militaire dans le dessein d’obtenir un accès aux ressources congolaises»263. Autrement dit, recourir à des macrostatistiques sur la production et les exportations officielles de ressources naturelles de
254 Rapport d’expertise, par. 208-270.
255 Ibid., par. 208.
256 Ibid., par. 208.1.
257 Ibid., par. 206.
258 Ibid., par. 229.
259 Ibid., par. 236.
260 Ibid., par. 241.
261 Ibid., par. 249.
262 CMO, par. 8.47-8.93.
263 Activités armées (2005), par. 242.
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l’Ouganda n’est pas compatible avec la conclusion de la Cour selon laquelle il n’existait pas de politique gouvernementale de l’Ouganda visant à l’exploitation de ressources naturelles de la RDC ; une telle exploitation n’aurait pu exister que hors de la comptabilité publique normale de la production et de l’exportation de ressources naturelles par l’Ouganda.
180. M. Nest s’appuie également sur des hypothèses arbitraires pour estimer les proportions respectives des ressources de la ZIO entre l’Ituri et la ZIO hors-Ituri264. Il suppose, par exemple, qu’«[e]nviron 45 % de la production d’or de la ZIO provenait probablement de l’Ituri, et environ 55 % de la ZIO hors-Ituri»265. Mais il n’offre aucune explication pour étayer cette supposition ou décrire comment il extrapole ces pourcentages à partir des sources qu’il cite. Le même vice entache les hypothèses qu’il formule quant aux autres ressources266.
181. Les estimations de la quantité des ressources prétendument produites et de leur répartition géographique auxquelles parvient M. Nest sont par conséquent basées sur des sources complètement inappropriées et sur de pures conjectures.
2. Prix annuel moyen des ressources
182. L’estimation par M. Nest du prix annuel moyen des ressources considérées constitue un autre élément essentiel de sa méthode. M. Nest s’appuie sur cette estimation pour calculer la valeur des ressources prétendument exploitées267. Pour estimer ledit prix annuel moyen, il entend suivre les trois étapes suivantes :
«271.1. Identifier les prix annuels moyens de référence pour la période 1998-2003 (soit un cours international, soit un prix spécifiquement identifié comme pertinent pour la RDC, comme … les données ComTrade pour les importations en provenance de la RDC).
271.2. Réduire les prix de référence d’un montant approprié pour refléter les prix probables pertinents au niveau des producteurs, des négociants et des exportateurs à l’intérieur de la ZIO. Le résultat de cette opération est désigné dans le présent rapport par le terme de «prix adopté».
271.3. Actualiser les prix adoptés pour les exprimer en dollars de 2020, en leur appliquant un taux standard.»268
183. Ayant procédé ainsi, M. Nest obtient les prix annuels moyens des ressources figurant dans le tableau ci-dessous, repris du paragraphe 274 de son rapport :
264 Rapport d’expertise, par. 231-270.
265 Ibid., par. 254.
266 Ibid., par. 257, 260, 262, 264, 267, 270.
267 Ibid., par. 271-304.
268 Ibid., par. 271.1-271.3.
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Tableau 4.2 : Prix annuel moyen de la ressource, par année*
1998
1999
2000
2001
2002
2003
Or prix de référence
9 455,20
8 956,22
8 973,26
8 714,13
9 956,43
11 680,99
Prix adopté (décote de 35 %)
6 145,88
5 821,54
5 832,62
5 664,18
6 471,68
7 592,64
Diamants prix de référence
18,59
12,55
14,34
18,79
19,33
27,43
Prix adopté (décote de 35 %)
12,09
8,16
9,32
12,21
12,56
17,83
Niobium-Tantalite
prix de référence
12,98
47,90
114,62
86,73
47,24
14,11
Prix adopté (décote de 35 %)
8,44
31,14
74,50
55,07
30,71
9,17
Cassitérite prix de référence
3,27
2,31
2,82
3,12
3,10
6,35
Prix adopté (décote de 35 %)
2,12
1,50
1,83
2,03
2,02
4,12
Wolframite prix de référence
2,48
2,00
3,49
3,34
2,87
3,66
Prix adopté (décote de 35 %)
1,61
1,30
2,27
2,17
1,86
2,38
Bois prix de référence
0,67
0,67
0,52
0,62
0,52
0,64
Prix adopté (décote de 35 %)
0,44
0,44
0,35
0,40
0,34
0,42
Café prix de référence
2,04
1,71
1,42
1,18
1,04
1,06
Prix adopté (décote de 35 %)
1,33
1,11
0,92
0,77
0,68
0,69
Coefficient d’actualisation en dollars de 2020 (taux standard)
× 1,60
× 1,56
× 1,51
× 1,47
× 1,45
× 1,41
* Les prix s’entendent par kilogramme, sauf pour les diamants, où ils le sont par carat.
184. Les prix annuels moyens recommandés pour les ressources considérées souffrent de trois problèmes fondamentaux. Premièrement, M. Nest obtient ses «prix de référence» à partir des prix à l’exportation et à l’importation, qui représentent la valeur marchande des ressources théoriquement exploitées269. Ce faisant, il oublie que la RDC demande à être indemnisée non pas de son manque à exporter, mais de la prétendue exploitation illégale de ressources minérales. Or ce qui permettrait de mesurer les éventuels préjudices subis par la RDC du fait de l’exploitation illégale de ses ressources minérales n’est pas la valeur commerciale de ces minéraux sur le marché libre, comme le suppose erronément M. Nest. C’est plutôt la perte nette de valeur subie par l’Etat du fait de l’exploitation de ces ressources. Si l’Etat possédait la mine, par exemple, le préjudice subi par la RDC correspondrait à la valeur des minéraux extraits diminuée des coûts encourus pour leur extraction et leur transport (et même peut-être leur affinage) en vue de les vendre. Si c’est un propriétaire privé qui possède la mine, le préjudice subi par la RDC sera limité à son manque à gagner en termes d’impôts, de redevances et d’autres droits exigibles par l’Etat. Du fait que M. Nest s’appuie à tort sur la prétendue valeur marchande des ressources considérées pour calculer ses «prix de référence», sa méthode gonfle automatiquement la valeur du préjudice subi.
185. Deuxièmement, comme le montre le tableau ci-dessus, M. Nest applique à ses «prix de référence» une décote de 35 % censée refléter ce qu’il suppose avoir été «les prix probables pertinents au niveau des producteurs, des négociants et des exportateurs»270. C’est ainsi qu’il parvient à son «prix adopté». Mais ce prix adopté est entièrement arbitraire, parce que M. Nest se dispense d’expliquer pourquoi il a choisi 35 % plutôt qu’un autre pourcentage.
269 Rapport d’expertise, par. 276, 278, 280, 293, 299.
270Ibid., par. 271.2.
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186. Troisièmement et pour finir, M. Nest aggrave le problème parce qu’il «actualis[e] les prix adoptés pour les exprimer en dollars de 2020, en leur appliquant un taux standard»271. Comme il ressort du tableau ci-dessus, ces taux ou coefficients d’actualisation sont différents pour chaque année. Mais ils partagent une caractéristique commune qui est qu’ils semblent avoir été choisis au hasard. Nulle part M. Nest n’explique sur quelle base il s’appuie pour calculer ces «coefficients d’actualisation».
187. Pour résumer, les prix annuels moyens des ressources considérées sont intrinsèquement viciés parce que M. Nest s’est basé sur des prix de référence inappropriés, qu’il a ensuite actualisés en leur appliquant des coefficients arbitraires. A lui seul, ce problème ôte toute fiabilité aux estimations de l’expert.
3. Taxes indicatives pour estimer la valeur d’exploitation
188. La méthode de M. Nest comprend également ce qu’il appelle des «taxes indicatives» (ou «équivalents fiscaux») pour «vol», «droits et redevances» et «ventes et exportations», qui sont présentées sous forme de pourcentages dans le tableau ci-après, repris du paragraphe 119 de son rapport :
Tableau 4.5 : Estimation des taxes indicatives pour le vol de ressources et les droits et redevances et de la taxe sur la valeur, exprimées en pourcentage
A. Taxe indicative
Vol
B. Taxe indicative
Droits et redevances
C. Taxe sur la valeur
Ventes et exportations
Taux d’imposition total
(A+B+C)
Ituri
ZIO hors-Ituri
Ituri
ZIO hors-Ituri
Ituri
ZIO hors-Ituri
Ituri
ZIO hors-Ituri
Or
5,0
2,0
5,0
2,0
28,0
5,0
38,0
9,0
Diamants
5,0
0,5
5,0
2,0
20,0
5,0
30,0
7,5
Coltan
5,0
0,5
5,0
2,0
20,0
5,0
30,0
7,5
Etain
5,0
0,5
5,0
2,0
20,0
5,0
30,0
7,5
Tungstène
5,0
0,5
5,0
2,0
20,0
5,0
30,0
8,0
Bois
2,0
0,5
1,0
1,0
8,0
1,0
11,0
2,5
Café
1,0
0,0
1,0
0,5
8,0
1,0
10,0
2,0
189. M. Nest utilise ces «taxes indicatives» pour estimer la valeur totale des ressources naturelles prétendument exploitées, en les appliquant à la quantité estimative de ressources théoriquement produites en RDC.
190. Comme les autres chiffres du modèle appliqué par M. Nest, ces taxes sont arbitraires et sans fondement. La façon dont M. Nest obtient deux de ces catégories de taxes indicatives  «droits et redevances» et «ventes et exportations»  en est un bon exemple. Il prétend les calculer à partir des prétendus droits, redevances et taxes présentés dans le tableau ci-après, lequel constitue l’annexe 4 de son rapport272 :
271 Rapport d’expertise, par. 271.3.
272Ibid., par. 323.
91
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Annexe 4 : Taxes sur les ressources naturelles mentionnées dans la documentation
Le présent tableau récapitule les taxes sur la valeur, les bénéfices et les exportations dont il est fait mention dans des documents versés au dossier de l’affaire et autres documents.
Ressource/
Source
Taux mentionné
Objet de la taxe
Percepteur
Période
Région
Or (GENU 2001a : par. 59)
1 g./jour (env. 28 %)
Droit quotidien
«commandants ougandais locaux et certains des soldats»
Fin 1999 ?
Zone frontalière Haut-Uélé/Ituri
Or (International Alert 2010 : 43)
40 %
Valeur export
Administration civile
2010
Ituri
Or (Johnson et Tegera 2007 : 94)
40 % (30 % OKIMO)
(10 % prov.)
Taxe sur le minerai quittant la mine
Redevances OKIMO ; Administration Ituri
2006 ?
Ituri
Or (Johnson et Tegera 2007 : 94)
1 392 $
Droits et permis de produire
Toutes autorités
2006 ?
Ituri
Or (Johnson et Tegera 2007 : 87)
4,75 %
Taxes export
Toutes autorités
2006 ?
Sud-Kivu
Or (Johnson et Tegera 2007 : 90)
75 000 $
Frais de permis export
Acquittés à Kinshasa
2006 ?
Toute la RDC
Or, industriel (Johnson et Tegera
2007 : 24)
3 %
Exportations
OFIDA
2007 ?
Nord-Kivu
Or, artisanal (Johnson et Tegera 2007 : 24)
1,5 %
Valeur export
OFIDA
2007 ?
Nord-Kivu
Diamants (GENU 2001a : par. 127)
5 %
Valeur export
«Bureau Congo» du Rwanda
1998-2001
Comptoirs Kisangani
Diamants (Johnson et Tegera 2005 : 97)
4 %
Valeur
Gouvernement RDC
2004
Tout le pays
Diamants (GENU 2001b : par. 46)
15 %
Valeur export
Rwanda ;
RCD-Goma
2001
Provenance RDC
(5 %)
Valeur export
«Bureau Congo» du Rwanda
2001
Provenance RDC
(10 %)
Valeur export
«Admin. rebelle»
2001
Provenance RDC
Diamants, industriels
(Johnson et Tegera
2007 : 24)
3 %
Exportations
OFIDA
2007 ?
Nord-Kivu
Diamants, artisanaux (Johnson et Tegera
2007 : 24)
1,5 %
Exportations
OFIDA
2007 ?
Nord-Kivu
92
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Ressource/
Source
Taux mentionné
Objet de la taxe
Percepteur
Période
Région
Coltan (IPIS, 2002 : 10)
8 %
Exportations par comptoirs
RCD ; RCD-Goma
1998-2000
Sud-Kivu
40 % ?
(10 $/kg)
Exportations par SOMIGL
RCD-Goma
Après nov. 2000
Sud-Kivu ; Nord-Kivu
Coltan
(Le Billon et
Hocquard, 2007)
7 %
Bénéfices
RCD-Goma
Vers 2000
Sud-Kivu ; Nord-Kivu
11 %
Bénéfices
«Groupes armés»
Vers 2000
Sud-Kivu ; Nord-Kivu
22 %
des bénéfices dépensés en «permis et droits»
RCD-Goma
Vers 2000
Sud-Kivu ; Nord-Kivu
Coltan (Johnson et Tegera 2005 : 37)
11 % total
Valeur (mention de 0 $/kg)
Toutes autorités
2005
Mine Mumba/Bibatama,
Nord-Kivu
(7 %)
Commune
(2 %)
Zone
(2 %)
«Division mines», Goma
Coltan (Johnson et Tegera 2002 : 7)
20 000 $ par mois
Exportations coltan depuis RDC
RCD ; RCD-Goma
1998- nov. 2000
Sud-Kivu ; Nord-Kivu ?
Coltan (Johnson et Tegera 2002 : 7)
1 124 970 $
Coltan (et cassitérite ?)
SOMIGL vers RCD
Déc. 2000 seulement
Zone d’influence rwandaise
Coltan (Redmond
2001 : 11)
4 $/kg
(taxe env. 17 %)
Taxe sur exportations par kg
Comptoirs vers ?
(RCD ? APR ?)
Avril-mai
2001
Sud-Kivu ;
Nord-Kivu
Coltan (Redmond
2001 : 11)
7,50 $/kg (taxe env. 32 %)
Droit hebdo. pour travailler dans mines
Acquitté par mineurs à
1) militaires et
2) «chef de colline»
Avril-mai
2001
Parc national de Kahuzi-Biéga, Sud-Kivu
Coltan
(Réseau européen Congo 2001)109
6 $/kg
(taxe env. 25 %)
Taxe export. sur valeur (plus droit annuel de 40 000 $ pour t)
RCD-Goma
Nov 2000-
avril 2001
Provenance RDC
4 $/kg si > 15 t. (taxe env. 17 %)
Taxe export. sur envois > 15 tonnes métriques
RCD-Goma
Nov 2000-avril 2001
Provenance RDC
Coltan (Johnson et Tegera 2005 : 47)
Redev. fixe de 5 000 $
Mineurs de coltan
RCD-Goma
Avant 2004
Sud-Kivu ;
Nord-Kivu
Coltan/cassitérite ? (Johnson et Tegera
2005 : 57)
1 $-1,50 $/kg (env. 5 %)
Valeur
«forces militaires»
1998-2005
Territoire de Walikale (route Goma/ Bukavu-Kisangani)
«Minéraux» (coltan/cassitérite ?) (International Alert 2010 : 43)
15 %
«Valeur» (365 $/tonne)
Admin. civile (entre Bisie-Goma)
2010
Partie ouest Nord-Kivu dans zone d’influence du Rwanda
93
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Ressource/
Source
Taux mentionné
Objet de la taxe
Percepteur
Période
Région
Cassitérite (Garrett 2008 : 32)
10 %
4 $/kg + 10 % des minéraux transportés
FARDC
2008
Mine de Bisié, partie ouest du Nord-Kivu
Cassitérite (Johnson et Tegera 2005 : 47)
Droit de 2 500 $
Imposé aux négociants
RCD
Avant 2004
Sud-Kivu ;
Nord-Kivu
Cassitérite (Johnson et Tegera 2005 : 59)
50 %
Quantité
RCD
2004
Mine de Bisié, Nord-Kivu
Cassitérite, artisanale (Johnson et Tegera 2007 : 24)
15 %
Valeur
Autorités du Nord-Kivu
2003
Nord-Kivu
Cassitérite, artisanale (Johnson et Tegera 2007 : 24)
10 %
Production conservée par la mine
Autorités du Nord-Kivu
2003
Nord-Kivu
Cassitérite, industrielle (Johnson et Tegera 2007 : 24)
10 %
Taxée avant sortie mine
Autorités du Nord-Kivu dans la mine (OFIDA)
2003
Nord-Kivu
Bois d’oeuvre (Johnson et Tegera 2007 : 24)
6 %
Taxe export. sur bois d’oeuvre non traité
Autorités du Nord-Kivu
2003
Nord-Kivu
Grains de café vert (Johnson et Tegera
2007 : 60)
7 %
Taxes export. «totales»
Autorités du Nord-Kivu
2003
Nord-Kivu
109 Mention dans le mémoire (2016) de la RDC, vol. 2, annexe E, p. 15.
191. Les informations figurant dans ce tableau ne font que mettre en évidence le caractère infondé des «taxes indicatives» proposées par M. Nest. Premièrement, les données économiques sur lesquelles M. Nest s’appuie sont un salmigondis de chiffres disparates représentant des valeurs différentes, couvrant souvent des fourchette fort larges et empruntés à des sources non corroborées. Les publications de Johnson et Tegera sont la source la plus fréquemment citée par M. Nest pour ce qui est des montants exprimés en dollars et des pourcentages. Or ces chiffres, comme le montre le tableau ci-dessus, sont inappropriés parce qu’ils n’ont rien à voir avec l’Ouganda et concernent des événements postérieurs à son retrait de la RDC273.
192. Deuxièmement, presque toutes ces données n’ont aucun lien direct avec l’Ouganda ou les membres des UPDF, mais concernent d’autres Etats, la RDC et/ou des rebelles congolais. Les taxes et droits perçus par des tiers ne sauraient constituer une base fiable à partir de laquelle extrapoler des taxes indicatives concernant l’Ouganda ou les membres des UPDF. D’ailleurs, parmi toutes les références mentionnées dans le tableau, une seule fait vaguement mention de «commandants ougandais locaux et certains soldats»274. Et encore cette unique mention reprend-elle les allégations non corroborées du premier rapport, critiqué et discrédité, du groupe d’experts des Nations Unies275.
273 Voir par exemple, dans le tableau de l’annexe 4 du rapport d’expertise, les références «Or (Johnson et Tegera 2007 : 94)» ; «Or (Johnson et Tegera 2007 : 87)» ; «Or, industriel (Johnson et Tegera 2007 : 24)» ; «Diamants (Johnson et Tegera 2005 : 97)» ; «Diamants, industriels (Johnson et Tegera 2007 : 24)».
274 Rapport d’expertise, tableau de l’annexe 4 citant la référence «GENU 2001a : par. 59».
275 CMO, par. 8.11 et 8.49.
94
95
- 62 -
193. Troisièmement, plus de dix des références mentionnées dans le tableau ci-dessus renvoient à des dates qui se situent à l’extérieur de la période pertinente, laquelle court d’août 1998 à mai 2003.
194. Quatrièmement, de nombreuses références concernent des zones situées à l’extérieur de ce que M. Nest appelle la «zone d’influence ougandaise»276.
195. Les résultats obtenus à partir de données aussi intrinsèquement viciées ne peuvent être que foncièrement arbitraires. Voyez par exemple sur quel raisonnement M. Nest fonde sa proposition de «taxes indicatives» pour les diamants :
«Nous avons estimé à 20 % le taux de la taxe sur les diamants, même si les taux mentionnés dans l’annexe 4 s’inscrivent dans une fourchette de 4 % à 15 %, parce qu’il est peu probable que ce taux soit inférieur à celui des minéraux, lequel est supérieur à cette fourchette. A première vue, il n’y a aucune raison pour que le taux de la taxe sur les diamants ait été inférieur à celui de la taxe sur l’or, mais nous n’avons aucune preuve qu’il ait été le même que pour l’or. Par conséquent, s’il est effectivement possible que le taux de la taxe sur les diamants ait pu être plus élevé, je ne peux pas en être sûr. Notre estimation de 20 % est donc prudente et fiable.»277
196. Cette conclusion est indéfendable. Comme le confirme le tableau de l’annexe 4 ci-dessus, les données sur lesquelles s’appuie M. Nest proviennent principalement d’une source unique, à savoir les publications de Johnson et Tegera, dont les chiffres sont inappropriés et sans pertinence parce qu’ils sont basés sur les droits perçus par la RDC sur les exportations congolaises de diamants en 2005 et 2007278. A cela s’ajoute qu’aucune des sources citées par M. Nest ne montre que l’Ouganda ou des membres des UPDF auraient perçu ces prétendues taxes. Les données réunies dans l’annexe 4 du rapport de M. Nest montrent au contraire que ce sont le Rwanda, les rebelles congolais ou la RDC qui les ont perçues. Ainsi, M. Nest voit dans un rapport du groupe d’experts des Nations Unies (GENU) une source faisant état d’une taxe de 15 % sur les diamants. Voici ce que dit ce rapport :
«Des statistiques provenant de sources crédibles ont également fait apparaître que les exportations de diamants du Rwanda à destination d’Anvers n’avaient pas augmenté, contrairement à celles de l’Ouganda. Elles ont montré au Groupe d’experts que la raison était le taux d’imposition relativement élevé (10 %) appliqué aux exportations de diamants de la République démocratique du Congo par le Bureau Congo du Rwanda, auquel s’ajoutait la taxe de 5 % perçue par l’administration rebelle congolaise. Ces taxes ont poussé de nombreuses sociétés d’exploitation artisanales du secteur de Kisangani à écouler clandestinement leur production par la République centrafricaine et la République du Congo. Les diamants seraient également transportés par des négociants asiatiques et libanais opérant dans la région orientale vers l’Afrique du Sud, la Belgique et d’autres pays européens.»279
197. Il est donc difficile de comprendre quelle crédibilité peut avoir M. Nest quand il applique à l’Ouganda une taxe de 20 % sur les diamants en s’appuyant sur des données qui n’ont rien à voir
276 Rapport d’expertise, par. 192.
277 Ibid., par. 340.
278 Voir, dans l’annexe 4 du rapport Nest, les références à «Johnson et Tegera 2005 : 97)» et «Johnson et Tegera 2007 : 24 ».
279 Voir la référence à «GENU 2001b : par. 46», ibid.
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avec ce pays et en mettant cette taxe à égalité avec la taxe sur l’or, surtout qu’il admet lui-même n’avoir «aucune preuve qu[e ce pourcentage] ait été le même que pour l’or»280. Mais cela ne l’empêche nullement de retenir cette taxe estimative de 20 % sur les diamants dans le calcul qui le conduit à recommander des réparations d’un montant de 7 000 000 dollars des Etats-Unis au titre de l’exploitation illégale de diamants.
198. Sa taxe estimative sur le bois offre un autre exemple de l’arbitraire qui vicie la méthode de M. Nest. Celui-ci décrit ainsi la façon dont il a calculé cette taxe :
«Le taux de 6 % de la taxe sur le bois mentionné à l’annexe 4 (Johnson et Tegera 2007, p. 10) ne vaut que pour les exportations du Nord-Kivu en 2006 et ne tient compte d’aucune autre taxe sur la valeur. Nous l’avons porté à 8 % pour tenir compte de la probabilité que, dans le contexte du conflit de 1998-2003, d’autres taxes sur la valeur aient également été prélevées aux étapes successives de la production, du négoce et du transit, entre autres.»281
199. Cette conclusion est une pure spéculation. Comme le confirme le tableau ci-dessus de l’annexe 4 de son rapport, M. Nest emprunte à une seule publication, due à Johnson et Tegera, ce taux de 6 % qui est celui des droits que la RDC prélevait en 2007 sur ses exportations de «bois d’oeuvre non traité»282. Il décide ensuite de le porter à 8 % «pour tenir compte de la probabilité que … d’autres taxes sur la valeur aient également été prélevées», et ce sans donner aucune explication de cette décision. Or cette taxe purement conjecturale de 8 % sur le bois devient l’une des principales variables utilisées par M. Nest dans les calculs qui l’ont conduit à recommander que l’Ouganda paie des réparations d’un montant de 3 438 704 dollars des Etats-Unis au titre de l’exploitation illégale de bois.
200. Etant donné que ces approximations, parmi d’autres, des taxes utilisées dans le modèle de M. Nest sont sans fondement et arbitraires, les estimations de la valeur totale de toutes les ressources naturelles figurant dans son rapport sont elles aussi sans fondement et arbitraires.
*
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201. L’Ouganda se réserve le droit de présenter à l’audience de nouvelles observations sur d’autres éléments du rapport Nest. En attendant, il considère que les vices fondamentaux décrits dans les présentes observations montrent à suffisance et par eux-mêmes que la méthode de M. Nest est très loin de satisfaire aux conditions requises pour établir un préjudice dans une procédure inter-étatique. Selon l’Ouganda, des conjectures basées sur des spéculations et multipliées par des pourcentages, décotes ou taxes indicatives arbitraires ne sauraient passer pour d’authentiques éléments de preuve.
280 Rapport d’expertise, par. 340.
281 Ibid., par. 342.
282 Voir la référence à «Johnson et Tegera 2007 : 24» dans l’annexe 4 du rapport Nest.
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202. Dans ces conditions, la solution doit être celle qu’a retenue la Cour en l’affaire Costa Rica c. Nicaragua, où elle a rejeté une demande d’indemnisation faute d’éléments de preuve283. Choisir une autre solution et accepter l’une quelconque des recommandations formulées dans le rapport Nest reviendrait de fait à rendre indûment une décision ex aequo et bono.
283 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, par. 103.
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Respectueusement,
L’agent de la République de l’Ouganda,
Attorney-General de la République de l’Ouganda,
(Signé) William BYARUHANGA, S.C.
Le 15 février 2021.
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Observations de l'Ouganda sur le rapport d’expertise du 19 Décembre 2020

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