Audience publique tenue le lundi 15 avril 2013, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l'affaire relative à la Demande en interprétation de l'arrêt du 15 juin

Document Number
151-20130415-ORA-02-00-BI
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2013/2
Date of the Document
Bilingual Document File
Bilingual Content

Corrigé
Corrected

CR 2013/2

Cour internationale International Court

de Justice of Justice

LA HAYE THE HAGUE

ANNÉE 2013

Audience publique

tenue le lundi 15 avril 2013, à 15 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Tomka, président,

en l’affairerelative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962
en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande)
(Cambodge c. Thaïlande)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2013

Public sitting

held on Monday 15 April 2013, at 3 p.m., at the Peace Palace,

President Tomka presiding,

in the case concerning the Request for Interpretation of the Judgment of 15 June 1962
in the Case concerning the Temple of Preah Vihear (Cambodiav. Thailand)
(Cambodia v. Thailand)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : M. Tomka, président
M. Sepúlveda-Amor, vice-président

MM. Owada
Abraham
Keith
Bennouna
Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf

Greenwood
Mmes Xue
Donoghue
M. Gaja
Mme Sebutinde
M. Bhandari, juges
MM. Guillaume

Cot, juges ad hoc

M. Couvreur, greffier

 - 3 -

Present: President Tomka
Vice-President Sepúlveda-Amor

Judges Owada
Abraham
Keith
Bennouna
Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf

Greenwood
Xue
Donoghue
Gaja
Sebutinde
Bhandari
Judges ad hoc Guillaume

Cot

Registrar Couvreur

 - 4 -

Le Gouvernement du Royaume du Cambodge est représenté par :

S. Exc. M. Hor Namhong, vice -premier ministre et ministre des affaires étrangères et de la
coopération internationale,

comme agent ;

S. Exc. M. Var Kimhong, ministre d’Etat,

comme agent adjoint ;

S. Exc. M. Long Visalo, secrétaire d’Etat au ministère des affaires étrangères et de la coopération
internationale,

M. Raoul Marc Jennar, expert,

S. Exc. M. Hem Saem, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Royaume du Cambodge
auprès du Royaume des Pays-Bas,

M. Sarun Rithea, conseiller du ministre des affaires étrangères et de la coopération internationale,

M. Hoy Pichravuth, assistant du vice-premier ministre,

comme conseillers ;

M. Jean-Marc Sorel, professeur de droit international à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne),

sir Franklin Berman , K.C.M.G., Q.C., membre du barreau d’Angleterre, membre de la Cour

permanente d’arbitrage, professeur invité de droit international à l’Université d’Oxford et à
l’Université de Cape Town,

M. Rodman R. Bundy, avocat à la cour d’appel de Paris, membre du barreau de New York, cabinet
Eversheds LLP, Paris,

comme conseils et avocats ;

M. Guillaume Le Floch, professeur à l’Université de Rennes I,

Mme Amal Alamuddin, membre des barreaux d’Angleterreet de New York,

Mme Naomi Briercliffe, solicitor (Angleterre et Pays de Galles), cabinet Eversheds LLP, Paris,

comme conseils. - 5 -

The Government of the Kingdom ofCambodiais represented by:

H.E. Mr. Hor Namhong, Deputy Prime Minister and Minister for Foreign Affairs and International
Co-operation,

as Agent;

H.E. Mr. Var Kimhong, Minister of State,

as Deputy Agent;

H.E. Mr. Long Visalo, Secretary of State at t he Ministry of Foreign Affairs and International
Co-operation,

Mr. Raoul Marc Jennar, Expert,

H.E. Mr. Hem Saem, Ambassador Extraordinary and Plenipotentiary of the Kingdom of Cambodia
to the Kingdom of the Netherlands,

Mr. Sarun Rithea, Adviser to the Minister for Foreign Affairs and International Co-operation,

Mr. Hoy Pichravuth, Assistant to the Deputy Prime Minister,

as Advisers;

Mr. Jean-Marc Sorel, Professor of International Law at the University of Paris I
(Panthéon-Sorbonne),

Sir Franklin Berman, K.C.M.G., Q.C., member of the English Bar, Member of the Permanent Court
of Arbitration, Visiting Professor of International Law at Oxford University and the University
of Cape Town,

Mr. Rodman R. Bundy, avocat à la c our d’appel de Paris , member of the New York Bar ,
Eversheds LLP, Paris,

as Counsel and Advocates;

Mr. Guillaume Le Floch, Professor at the University of Rennes I,

Ms Amal Alamuddin, member of the English and the New York Bars,

Ms Naomi Briercliffe, solicitor (England and Wales), Eversheds LLP, Paris,

as Counsel. - 6 -

Le Gouvernement du Royaume de Thaïlande est représenté par :

S. Exc. M. Virachai Plasai, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Royaume de
Thaïlande auprès du Royaume des Pays-Bas,

comme agent ;

M. Voradet Viravakin, directeur général du département des traités et des affaires juridiques du
ministère des affaires étrangères,

comme agent adjoint ;

S. Exc. M. Surapong Tovichakchaikul, vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères,

S. Exc. M. Phongthep Thepkanjana, vice-premier ministre et ministre de l’éducation,

S. Exc. M. Sukumpol Suwanatat, A.C.M., ministre de la défense,

M. Thana Duangratana, vice-ministre rattaché au cabinet du premier ministre,

M. Sihasak Phuangketkeow, secrétaire permanent du ministère des affaires étrangères,

M. Nuttavudh Photisaro, secrétaire permanent adjoint du ministère des affaires étrangères,

Le général Nipat Thonglek, secrétaire permanent adjoint du ministère de la défense,

Le général Nopphadon Chotsiri, directeur général du se rvice géographique royal thaïlandais,
quartier général des forces armées du Royaume de Thaïlande,

M. Chukiert Ratanachaichan, secrétaire général adjoint du bureau du conseil d’Etat, cabinet du
premier ministre,

M. Jumpon Phansumrit, procureur expert au bur eau des politiques et stratégies, bureau de
l’Attorney General,

M. Darm Boontham, directeur de la division des frontières du département des traités et des

affaires juridiques du ministère des affaires étrangères ;

*

M. James Crawford, S.C., F.B.A., profes seur de droit à l’Université de Cambridge, titulaire de la
chaire Whewell, membre de l’Institut de droit international, avocat,

M. Donald McRae, professeur à l’Université d’Ottawa, titulaire de la chaire Hyman Soloway,

membre de la Commission du droit inte rnational, membre associé de l’Institut de droit
international, membre du barreau de l’Ontario, - 7 -

The Government of the Kingdom of Thailand is represented by:

H.E. Mr. Virachai Plasai, Ambassador Extraordinary and Plenipotentiary of the Kingdom of
Thailand to Kingdom of the Netherlands,

as Agent;

Mr. Voradet Viravakin, Director-General, Department of Treaties and Legal Affairs, Ministry of
Foreign Affairs,

as Deputy Agent;

H.E. Mr. Surapong Tovichakchaikul, Deputy Prime Minister and Minister for Foreign Affairs,

H.E. Mr. Phongthep Thepkanjana, Deputy Prime Minister and Minister of Education,

H.E. A.C.M. Sukumpol Suwanatat, Minister of Defence,

Mr. Thana Duangratana, Vice-Minister attached to the Office of the Prime Minister,

Mr. Sihasak Phuangketkeow, Permanent Secretary, Ministry of Foreign Affairs,

Mr. Nuttavudh Photisaro, Deputy Permanent Secretary, Ministry of Foreign Affairs,

General Nipat Thonglek, Deputy Permanent Secretary, Ministry of Defence,

Lieutenant General Nopphadon Chotsiri, Director -General, Royal Thai Survey Department, Royal
Thai Armed Forces Headquarters,

Mr. Chukiert Ratanachaichan, Deputy-Secretary-General, Office of the Council of State, Office of
the Prime Minister,

Mr. Jumpon Phansumrit, Expert Public Prosecutor, Office of Policy a nd Strategy, Office of the
Attorney General,

Mr. Darm Boontham, Director, Boundary Division, Department of Treaties and Legal Affai rs,

Ministry of Foreign Affairs;

*

Mr. James Crawford, S.C., F.B.A., Whewell Professor of International Law, University of
Cambridge, member of the Institut de droit international, Barrister,

Mr. Donald McRae, Hyman Soloway Professor, University of Ottawa, Member of the International
Law Commission, associate member of the Institut de droit international, member of the Ontario
Bar, - 8 -

M. Alain Pellet, professeur à l’Université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, président de la Société

française pour le droit international, membre associé de l’Institut de droit international,

M. Thomas Grant, membre du barreau de New York, maître de recherche au Lauterpacht Centre
for International Law de l’Université de Cambridge,

Mme Alina Miron, chercheur au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Université
Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

comme conseils ;

M. Alastair Macdonald, M.B.E., membre honoraire de l’unité de recherche sur les frontières
internationales du département de géographie de l’Université de Durham,

M. Martin Pratt, directeur de recherche à l’unité de recherche sur les frontières internationales du
département de géographie de l’Université de Durham,

comme conseillers experts ;

M. Ludovic Legrand, chercheur au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Université
Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

comme conseil adjoint. - 9 -

Mr. Alain Pellet, Professor at the U niversity Paris Ouest , Nanterre-La Défense, President of the
Société française pour le droit international, associate member of the Institut de droit

international,

Dr. Thomas Grant, member of the New York Bar, Senior Res earch Associate, Lauterpacht Centre
for International Law, University of Cambridge,

Ms Alina Miron, Researcher, Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), University Paris
Ouest, Nanterre-La Défense,

as Counsel;

Mr. Alastair Macdonald, M .B.E., Honorary Fellow, International Bounda ries Research Unit,
Department of Geography, Durham University,

Mr. Martin Pratt, Director of Research, International Boundaries Research Unit, Department of
Geography, Durham University,

as Expert Advisers;

Mr. Ludovic Legrand, Researcher, Centre de dro it international de Nanterre (CEDIN), University
Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

Assistant Counsel. - 10 -

Le PRESIDENT : Veuillez-vous asseoir. L’audience est ouverte et nous allons entendre la

suite du premier tour de plaidoiries du Royaume du Cambodge. Je donne à présent la parole au

professeur Sorel. Vous avez la parole, Monsieur.

M. SOREL :

U NE LECTURE COHÉRENTE ET LOGIQUE DE L ARRÊT DU 15 JUIN 1962

1. Monsieur le p résident, Mesdames et Messieurs les M embres de la Cour, il me revient

désormais pour clore cette journée de plaidoirie s d’expliquer ce qui constitue sans doute le cŒur de

la contestation de la requête du Cambodge par la Thaïlande, à savoir la question de la lecture isolée

ou non du dispositif de l’arrêt du 15 juin 1962 d’où découlent de multiples conséquences qui

amènent justement le Cambodge à revenir devant votre Cour. Le Cambodge tient à préciser de

nouveau qu’il souhaite s’en tenir strictement aux réponses  ou absences de réponses  au

supplément d’information de la Thaïlande du 21 juin 2012. Pour cela, il est nécessaire tout d’abord

de revenir sur le raisonnement général suivi par la Thaïlande, ou plutôt sur les points obscus qui

jalonnent ce raisonnement (I). Le Cambodge pourra alors expliquer en quoi les motifs sont

inséparables de la lecture objective d u dispositif de l’arrêt de 1962 (II). Les t rois conséquences

découlent de cette lecture du dispositif en liaison avec les motifs essentiels de l’arrêt.

Premièrement, ceci entraîne l’impossibilité d’une définition unilatérale d’ une quelconque ligne

frontalière à l’encontre des motifs (III). Deuxièmement, ceci implique également l’impossible

distinction entre conflit territorial et conflit frontalier (IV). Troisièmement, ceci révèle la véritable

signification de l’accord du 14 juin 2000 (V). Il sera alors temps de s’interroger sur la manière

dont la Thaïlande peut parvenir à justifier une telle négation de la réalité. Elle y parvient par une

inversion du raisonnement déductif suivi par votre Cour au profit d’un raisonnement inductif

qu’elle reconstruit totalement et artificiellement (VI), impliquant de nouveau la tentation d’une

refonte de l’arrêt de 1962 (VII). Le Cambodge peut en conclure à l’incohérence d’un tel

raisonnement alors qu’il a suivi depuis sa requête une le cture constante des paragraphes 1 et 2 du

dispositif de l’arrêt de 1962 liant la nécessité du caractère continu de l’évacuation des troupes - 11 -

thaïlandaises desenvirons du temple à la souveraineté et à l’intégrité territoriale du Cambodge que

le dispositif de l’arrêt lui reconnaît pleinement et clairement (VIII).

I. Les points obscurs dans le raisonnement général de la Thaïlande

2. Avant de répondre aux observations de la Thaïlande, sans doute est -il utile de résumer

rapidement le sens général de son raisonnemen t, travail de reconstruction d’arguments disparates

ne présentant guère de cohérence.

3. Selon la Thaïlande, il faudrait lire uniquement le dispositif de l’arrêt de 1962

indépendamment des motifs. En revanche, il faudrait relire toute la procédure de 1959 à 1962 pour

savoir ce que la Cour a voulu dire. Il paraît pourtant plus simple justement de lire les motifs pour

savoir ce qu’elle a voulu dire puisqu’il s’agit de la partie de l’arrêt qui condense le raisonnement

suivi par la Cour et sa compréhension de la procédure suivie et des arguments avancés.

4. Il résulte de ce raisonnement de la Thaïlande que les motifs ne serviraient à rien dans un

arrêt. On peut alors se demander pourquoi ils existent et pourquoi les juridictions nationales ont de

plus en plus tendance à motiver leurs arrêts  à l’image de ce que fait votre Cour depuis

l’origine  et ceci pour rendre leurs décisions plus transparentes et plus accessibles aux

justiciables.

5. Mais le raisonnement suivi par la Thaïlande possède bien sûr la l ogique de la justification

de sa propre attitude et de sa propre interprétation de l’arrêt de 1962. Si les motifs ne servent à

rien, l’Etat peut donc faire ce qu’il veut sur la base de sa seule compréhension du dispositif. En

effet, dès lors, la Thaïland e peut fixer unilatéralement une limite à son terr itoire aux abords

immédiats du temple selon son interprétation du dispositif de l’arrêt, interprétation qui n’est pas la

même que celle du Cambodge. Pour le moins, il y a donc bien un conflit d’interprétat ion. Mais

surtout, la Thaïlande peut le faire à l’encontre des motifs de l’arrêt puisqu’elle n’accorde aucune

signification à ces derniers. Elle ignore ainsi superbement la majeure partie de l’arrêt, fait comme

si elle n’existait pas, et décide qu’il n’e xiste pas de ligne frontalière découlant de cet arrêt, et

qu’elle peut donc la tracer comme elle le souhaite.

6. La Cour ne traite effectivement pas de la frontière dans son dispositif, c’est un fait que le

Cambodge ne conteste nullement. Elle traite du territoire du Cambodge. Or ce territoire, comme - 12 -

tout territoire étatique, doit bien avoir une consistance et une limite. La Cour ne place pas le

temple à n’importe quel endroit du planisphère , mais bien sur le territoire du Cambodge.

Logiquement, les Parties au différend doivent en déduire que, non seulement le t emple se trouve

bien au Cambodge mais, au surplus, ils sont dans l’obligation de savoir où s’arrê te le territoire sur

lequel le temple a été placé, autrement dit quelle est la limite de ce territ oire. Réduire cette réponse

à un simple conflit territorial qui  dans l’idée que s’en fait la Thaïlande  devrait se distinguer

nettement d’un conflit frontalier, est un leurre. Ignorer cette réalité, c’est ignorer le raisonnement

suivi par la Cour pour parvenir à sa conclusion, et c’est donc ignorer les motifs de l’arrêt. Et

puisque la Thaïlande prétend faire un cours théorique sur cet aspect, il faut rappeler que les motifs

d’un arrêt précèdent le dispositif, le justifient et l’expliquent, et non l’inverse.

7. Ce raisonnement suivi par la Thaïlande paraî t d’autant plus incongru que cet Etat a bien

finalement accepté la logique de l’arrêt de 1962 en signant en 2000 un accord prévoyant la

démarcation de la frontière entre les deux Etats, notamment dans la région du temple, par lequel il

reconnaît ipso facto qu’une frontière existe déjà puisque, avant de la démarquer et de l’aborner, il

fallait bien qu’elle soit délimitée, suivant en cela le raisonnement de la Cour en 1962 qui,

elle-même, reconnaît l’existence d’une telle délimitation acceptée par les deux Etats. Décidément

la cohérence n’est pas au r endez-vous du raisonnement de la Thaïlande, ce qu’il convient

désormais d’illustrer par différentes observations.

II. Le caractère inséparable des motifs et du dispositif

qui est nié par la Thaïlande

8. Si l’on peut résumer brièvement et d’une manière synthétique l’argument de la Thaïlande :

la Cour ne peut répondre à la demande d’interprétation du Cambodge et, si elle répond, elle ne peut

le faire positivement car sa thèse ne serait pas soutenable puisqu’elle demande une interprétation

sur ce qui n’est pas res judicata, autrement dit ne figure pas dans le dispositif de l’arrêt de 1962.

En l’espèce, la Thaïlande vise clairement la question de la reconnaissan ce de la ligne de la carte de

l’annexe 1 comme ligne frontalière. Or, pour le Cambodge, la Cour n’a fait que reconnaître une

frontière qui existait déjà et était obligatoire avant le prononcé de l’arrêt, reconnaissance clairement

indiquée dans les motifs de l’arrêt qui conditionnent la bonne interprétation du dispositif sans

laquelle la solution ne peut avoir de fondements. - 13 -

9. Pour aboutir au résultat qu’elle souhaite, la Thaïlande se lance dans une démonstration à

teneur théorique sur la structure d’un arrêt visant à démontrer que le res judicataest circonscrit par

le différend initial et le petitum , ce qui semble inutile puisque le Cambodge ne le conteste pas.

Mon collègue sir Franklin a déjà eu l’occasion d’indiquer ce qu’était, aux yeux de la Cour, à

l’époque, le petitum du Cambodge et le contra-petitum de la Thaïlande en 1959. Néanmoins, la

1
Thaïlande explique [nous laissons de nouveau au Greffe le soin d’introduire les notes et références

2
précises dans le compte rendu de cette plaidoirie] qu’un arrêt est constitué de quatre parties . Cette

démonstration comporte bien sûr des éléments exacts  même s’il est plus courant de considérer

3
qu’un arrêt est constitué de trois parties  mais semble induire que les motifs ne seraient

constitués que par les arguments des parties. Or, les motifs contiennent aussi et surtout le

raisonnement de la Cour qui permet de comprendre le dispositif. Les arguments des parties ne sont

alors sélectionnés et utilisés que pour construire le raisonnement de la Cour, raisonne ment qui

débouche logiquement sur le dispositif. La doctrine s’accorde unanimement à reconnaître que la

motivation : «[est] la présentation par la Cour de l’argumentation juridique en fonction de laquelle

4
elle parvient à ses conclusions» , ou encore que l’énoncé d’un arrêt «comporte un dispositif et les

motifs qui le soutiennent» 5. Affirmer que les motifs ne seraient qu’un résumé des arguments des

parties conduit ainsi à méconnaître la structuration réelle des arrêts de la Cour et l’essence de sa

1
Voir Further Written Explanations of the Kingdom of Thailand (ci -après «FWE»), 21 juin 2012, vol. I, par. 3.8.
2 1) de l’objet du différend tel que défini par la Cour sur la bas e des conclusions des parties ;

2) de la réponse aux conclusions des parties qui définit le petitum ;

3) des arguments des parties dans les motifs ;

4) de la réponse de la Cour dans le dispositif.
3
Ainsi, dans son commentaire de l’article 95 du Règlement de la Cour, Geneviève Guyomar indique : «Les arrêts
de la Cour comportent trois parties : les qualités [noms des juges et des représentants des parties, étapes de la procédure,
conclusions des parties], les motifs et le dispositif», Commentaire du Règlement de la Cour internationale de Justice,
Interprétation et pratique, Pedone, Paris, 1983, p. 600. Il en va de même dans le livret de présentation de la Cour édité
par elle-même où elle mentionne que l’arrêt est divisé en trois parties, 5eéd., 2004, p. 70-71. Elle précise en outre que
«Les motifs exposent en détail les circonstances de fait et les motifs de droit retenus par la Cour à l’appui de sa décision
et discutent les arguments des parties par un raisonnement soigneusement équilibré», p. 71. La doctrine est unanime sur

cet aspect, et elle divise également un arrêt en trois parties (présentation de l’affaire, des faits et de la procédure ;
metivation ; dispositif). Voir notamment P. Daillier, M. Forteau, A. Pellet : Droit international public, LGDJ, Paris,
8 édition, 2009, p. 1005, par. 547.
4 e
P-M. Dupuy, Y. Kerbrat : Droit international public , Dalloz, Paris, 11 édition, 2012, p. 659, par. 556 (les
italiques sont de nous).
5 J. Combacau, S. Sur : Droit international public, Montchrestien, Paris, 10 édition, 2012, p. 602 (les italiques

sont de nous). Voir, pour la doctrine anglo-saxonne, Hersch Lauterpacht selon qui «absence of reasons  or of adequate
reasons  unavoidably creates the impression of arbitrariness» in The Development of International Law by the
International Court, 1958, Stevens, London, p. 39. - 14 -

motivation. Que la Thaïlande le veuille ou non, la motivation d’un arrêt n’est pas une possibilité,

une option sans conséquences, mais bien une obligation mentionnée sans emphase et sans

ambiguïté à l’article 56, paragraphe 1, du Statut de la Cour : «L’arrêt est motivé». Votre Cour l’a

souvent confirmé, comme dans son avis du 12 juillet 1973 où vous affirmez : «il est de l’essence

6 o
des décisions judiciaires d’être motivées» (Demande de réformation du jugement n 158 du

Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif CIJ Recueil 1973, p. 210, par. 94).

Enfin, faut-il rappeler l’article 95, paragraphe 1, du Règlement de la Cour qui exige notamment que

l’arrêt comprenne «les motifs de droit» 7.

10. D’ailleurs, la Thaïlande rend  sans doute involontairem ent  service au Cambodge

8
lorsqu’elle cite l’affaire entre le Nicaragua et la Colombie, déjà mentionnée par le Cambodge ,

pour démontrer que l’utilisation des motifs ne sert que pour comprendre ce que la Cour a décidé,

car le Cambodge est parfaitement en accord avec ce constat et ne demande rien d’autre. En effet,

l’arrêt du 4 mai 2011 concernant la demande d’intervention du Honduras est limpide. Si, dans le

paragraphe 69, votre Cour indique que le dispositif est «incontestablement revêtu de l’autorité de

chose jugée» (Voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), requête du

Honduras à fin d’intervention, arrêt du 4 mai 2011, par. 69) ; dans le paragraphe 70 de ce même

9
arrêt  que la Thaïlande cite d’une manière tronquée , votre Cour mentionne que les motifs qui

figurent dans l’arrêt de 2007 «constituent le support nécessaire du dispositif de cet arrêt», puis

mentionne les points qu’elle a développés dans ces motifs d’une manière précise, faisant

comprendre au requérant qu’ils sont clairs, avant de conclure :

o
[Document n 18 à l’écran]

«Sans cet exposé des motifs, il pourrait être difficile de comprendre pourquoi la

Cour n’a pas fixé, dans son arrêt, de point terminal. Compte tenu de ces motifs , la
décision à laquelle la Cour est parvenue dans son arrêt de 2007 ne se prête à aucune
autre interprétation.» (Voir ibid., par. 70 ; les italiques sont de nous.)

6
Pour le juge Higgins, la motivation est «une phase essentielle du processus judiciaire» ( Licéité de la menace ou
de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, CIJ Recueil 1996, opinion dissidente du juge Higgins, p.584, par. 9).
7 G. Guyomar indique à ce propos : «les motifs permettent de préciser aussi exactement que possible le sens et la
portée du dispositif», op cit, p. 601.

8 Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, p. 66, par. 4.34.
9
Voir FWE, 21 juin 2012, vol. I, par. 3.35. - 15 -

11. C’est parfaitement et exactement ce que le Cambodge souhaite et indique dans la

présente requête, à savoir que sans l’exposé d es motifs, pour reprendre l’expression, il «pourrait

être difficile de comprendre» ce qu’est le territoire sur lequel le temple est situé et ce que sont les

«environs» du temple, et que «compte tenu de ces motifs», la décision prise en 1962 dans son

dispositif «ne se prête», selon le Cambodge, «à aucune autre interprétation». Mais surtout, votre

Cour démontre ainsi sans aucune ambiguïté qu’une décision ne s’impose et ne s’explique dans un

dispositif que si elle est soutenue par des motifs qui la justifient et qui, par voie de conséquence,

s’imposent aux parties pour comprendre le sens exact du dispositif. Les motifs deviennent

obligatoires non pas parce qu’ils sont res judicata, mais parce qu’ils sont indispensables à la

10
compréhension du dispositif .

12. Ceci n’est d’ailleurs pas récent dans la jurisprudence de votre Cour depuis votre avis
11
dans l’affaire du Service postal polonais à Dantzig . C’est sans doute pour cette raison que la

Thaïlande semble vouloir ignorer des décisions de votre Cour que le Cambodge a déjà rappelées, et

dans lesquelles celle-ci explique clairement et simplement l’importance des motifs essentiels d’un

arrêt pour son interprétation. A cet égard, le Cambodge permet de rappeler une citation concernant

l’affaire de la demande en interprétation entre le Cameroun et le Nigeria :

«Toute demande en interprétation doit porter sur le dispositif de l ’arrêt et ne
peut concerner les motifs que dans la mesure où ceux -ci sont inséparables du
dispositif.» 12

10
Comme l’explique S. Rosenne à propos de notre affaire : «The Temple of PreahVihear (Merits) case illustrates
that the operative provision of a judgment may also, where appropriate , contain, in addition to its main finding,
consequential dispositions even if the relevant submission was not expressly made in the original claim, provided that the
addition is implicit in and consequential upon a finding in favour of a party ’s principal claim and is not an extension of
the subject of the original claim», The Law and Practice of the International Court, 1920-2005 , Martinus Nijhoff
Publishers, Leiden/Boston, 2005, vol. III, p. 1531-1532.
11
«Toutes les parties d’un jugement visant les points en litige s’expliquent et se complètent l’une et l’autre et
doivent être prises en considération, afin d’étaolir la portée et le sens précis du dispositiService postal polonais à
Dantzig, avis consultatif, 1925, C.P.J.I. série B n, p. 30. Cité dans Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012,
vol. 1, p. 65, par. 4.32.
12
Demande en interprétation de l’arrêt du 11 juin 1998 en l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le
Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) (Nigéria c. Cameroun), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 35, par. 10. Cité dans Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, p. 66,
par. 4.34. On retrouve une affirmation similaire dans l’affaire de la Demande en interprétation de l’arrêt du
31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains (M exique c. Etats-Unis d’Amérique) (Mexique
c. Etats-Unis d’Amérique) : «Une demande en interprétation doit se rapporter à une contestation entre les parties sur le
sens et la portée du dispositif de l’arrêt et ne peut concerner les motifs que dans la mesureoù ceux-ci sont inséparables du
dispositif.» ( Mesures conservatoires, ordonnance du 16 juillet 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 323, par. 47.) Cité dans
Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, p. 66, par. 4.34). - 16 -

Enfin, faut -il également rappeler q ue c’est exactement ce que dit votre Cour dans

l’ordonnance du 18 juillet 2011 dans la présente affaire :

«il est constant qu ’une contestation au sens de l ’article 60 du Statut doit porter sur le
dispositif de l ’arrêt en cause et ne peut concerner les mot ifs que dans la mesure où

ceux-ci sont inséparables du dispositif» ( Demande en indication de mesures
conservatoires, par. 23).

Il est en revanche dommage de constater que la Thaïlande ignore totalement, et balaye d’un

13
trait de plume , la jurisprudence des tribunaux arbitraux et de toutes les autres juridictions

internationales citées par le Cambodge 14qui, unanimement, donnent aux motifs la valeur que votre

Cour leur accorde depuis l’origine. Sans doute la Thaïlande préfère- t-elle ignorer ce mouvement
15
général dans la procédure, initié par votre Cour , qui devient un véritable principe commun à

toutes les juridictions internationales lorsqu’elles sont confrontées à une question d’interprétation

de leur décision.

13. La doctrine semble également pleinement e n accord avec ce constat de bon sens. Dans

un excellent manuel français de droit international, on peut ainsi lire à propos de la portée d’un

arrêt de la Cour :

«Il est obligatoire et définitif et jouit de l’ autorité relative de la chose jugée …
Cette force juridique s’attache indiscutablement au dispositif de l ’arrêt. On admet
qu’elle bénéficie également aux éléments de l ’exposé des motifs qui sont
16
indispensables pour justifier le dispositif.»

Il en ressort que c’est bien la Cour qui décide ce qui es t obligatoire et indispensable à la

lecture et à la compréhension d’un arrêt en fonction de l’importance qu’elle accorde aux motifs qui

soutiennent le dispositif.

14. En réalité, la Thaïlande souhaite surtout insinuer qu’un arrêt serait composé de partie s

distinctes sans lien les unes avec les autres. Autrement dit, la Cour développerait une motivation,

puis passerait à sa décision, au dispositif, sans qu’un lien puisse être établi entre ces deux aspects.

13Voir «FWE», par. 3.33.

14 Voir Réponse du Royaume du Cambodge, vol . 1, p. 67 à 71, par. 4.36 à 4.46. Ce passage citait des exemples
de sentences arbitrales, de décisions de la Cour de Justice de l’Union européenne, de la Cour européenne des droits de
l’homme ou de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.
15
Ainsi, par exemple, dans ses conclusions sous l’affaire Assider c.Haute Autorité CECA, l’avocat général
Lagrange s’est très largement fondé sur l’arrêt en interprétation de la Cour permanente dans l’affaire deUsine de
Chorzow. : 5/55, Rec. C.J.C.E. 1954-1955, p. 290.
16 e
P. Daillier, M. Forteau, A. Pellet : Droit international public, LGDJ, Paris, 8 édition, 2009, op cit, par. 547,
p. 1005 (à la deuxième phrase, les italiques sont de nous). - 17 -

Il n’en est bien sûr rien, mais c’est sans doute pour cette raison que la Thaïlande réagit aussi
17
vivement à la manière dont le Cambodge explique la liaison entre les motifs et le dispositif à

travers des expressions doctrinales telles que «motifs décisoires» ou «dispositif implicite». En

l’espèce, la Thaïlande feint de croire que le Cambodge aurait créé de nouvelles catégories

juridiques alors qu’il ne s’agit que de l’expression doctrinale d’une certaine réalité. C’est l’affaire

de la doctrine  et non de la Cour  de synthétiser des réalités juridiqu es, et il n’y a pas lieu de

s’en émouvoir ni, a fortiori, de dénoncer une révolution juridique alors qu’il ne s’agit que de

symboliser une réalité prégnante et incontestable : la liaison entre les motifs essentiels d’une

décision et le dispositif qui en découle.

15. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit nullement de créer de nouveaux droits à travers cette

analyse contrairement à ce que prétend la Thaïlande 18, mais simplement de signifier que la Cour

peut reconnaître des droits qui préexistent à l’affaire pour les insérer dans son raisonnement, et

c’est bien ce qu’elle a fait en l’espèce : elle ne crée rien, elle reconnaît la validité de ce qui a

antérieurement été créé, à savoir une frontière établie sur une carte acceptée par les deux Parties.

16. La Thaïlande semble ainsi signifier que la Cour ne peut évoluer, qu’elle doit rester figée

dans un schéma immuable. Que la Thaïlande le veuille ou non, le monde bouge et la jurisprudence

de la Cour démontre une remarquable adaptation aux évolutions du droit et de la manière de le

comprendre et de l’appliquer. Mais, en l’espèce, le Cambodge ne provoque aucune innovation

juridique : il ne dit pas que les motifs sont res judicata, il dit que certains motifs comportent des

obligations pour les Parties simplement parce que la Cour ne fait que reconnaître une obligation

préexistante à sa décision, obligation qui va s’insérer dans la décision qu’elle prendra. En outre, la

prise en compte de ces obligations préexistantes, quelle que soit la nature de celles- ci, est

indispensable à la lecture et à la compréhension du dispositif. Il s’agit du ratio decidendi au sens

de la raison essentielle de décider. Si l’acte de juger est bien celui de décider d’un résultat, cela est

la conséquence de décisions prises au cours du proces sus de motivation pour aboutir à ce résultat.

Sans doute la Thaïlande confond entre les «décisions» et la «chose jugée», tout comme elle

17Voir FWE, par. 3.21-3.25.

18Voir FWE, par. 3.22. - 18 -

confond entre la «raison» de décider et la décision finale : si la chose jugée est la décision ultime,

ce n’est pas la décision unique.

17. C’est exactement le sens qu’il faut donner à l’expression «autorité de chose décidée» là

19
aussi contestée par la Thaïlande , que l’on peut d’ailleurs rapprocher de ce qui fut qualifié de

«motifs décisoires». Le Cambodge n’a jamais a ffirmé qu’il s’agissait d’une «chose jugée» mais

simplement «décidée», c’est -à-dire que la Cour reconnaît  «décide»  comme valable une

obligation préexistante entre les parties. Une nouvelle fois, il ne s’agit en aucun cas de créer des

droits nouveaux mais, au contraire, de reconnaître ceux existants.

18. Des auteurs ont consacré des travaux à la question de L’autorité de la chose décidée, et

20
notamment en droit international . Leur propos était bien sûr plus large  et même différent 

de l’affaire qu i nous occupe. Néanmoins, ils n’écartent pas l’hypothèse de la jurisprudence de

votre Cour, notamment en estimant que les ordonnances en indication de mesures conservatoires

ont toujours été revêtues de cette autorité de chose décidée 21, avant que votre Cour n’affirme dans

22
l’arrêt LaGrand le caractère obligatoire de celles-ci . Cet arrêt permet par ailleurs à votre Cour de

préciser certains aspects juridiques nouveaux car, comme elle l’indique, elle n’avait jamais été

23
saisie des effets juridiques de ces ordonnances auparavant .

19. Replacé dans le cadre de notre affaire, que cela veut -il dire ? Que la Cour possède non

seulement un pouvoir implicite mais au surplus inhérent d’interpréter tous les faits et tous les traités

qui se présentent à elle dans une affaire et de constituer ses motifs selon le choix qu’elle opère ; que

ces motifs représentent une suite de décisions dans l’objectif de parvenir à une solution ; que

chaque décision prise dans ce cadre possède bien une autorité qui, sinon, ne permettrai t pas de

parvenir à l’autorité finale de la chose jugée contenue dans le dispositif. Dès lors, le Cambodge ne

dit pas que les motifs possèdent l’autorité de chose jugée, mais qu’ils possèdent bien, par les

19 Voir notamment FWE, par. 3.21 et 3.22.

20 Hervé Ascensio, L’autorité de la chose décidée en droit international , thèse dactylographiée, Université
Paris X-Nanterre, 4 décembre 1997, 690 pages. Voir aussi : Roger Gérard Schwartzenberg, L’autorité de la chose
décidée, LGDJ, Paris, 1969, 452 pages.

21 Hervé Ascensio, ibid., p. 313-314.
22
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 498-506, par. 92-109.
23 «A ce jour, ni la Cour permanente de Justice interna tionale ni la présente Cour n'ont été appelées à se
prononcer sur les effets juridiques des ordonnances qu'elles ont rendues en vertu de l'articl41 du Statut .» (Ibid.,
par. 98). - 19 -

décisions et interprétations qu’ils impliquent da ns le raisonnement de la Cour, l’autorité d’une

chose décidée au sein de votre Cour pour parvenir à l’autorité de chose jugée du dispositif qui, à

défaut, se trouverait privé de fondements. On ne passe pas impunément du «non-droit» au droit, du

facultatif à l’obligatoire. Les nuances sont plus fines et toute décision préparatoire à un jugement

final ne peut être écartée sous prétexte qu’elle est en amont du dispositif final car, en aval,

c’est-à-dire lorsqu’il est nécessaire de confronter l’arrêt à la réalité, elle redevient indispensable.

20. A défaut, cela voudrait dire que la Cour raisonne par tâtonnements, par intuitions,

autrement dit d’une manière inductive avant que la décision finale ne soit prise, ce qui est d’ailleurs

l’opinion que la Thaïlande se fait du travail de la Cour comme nous le verrons (voir ci-dessous VI).

Or, la décision n’est jamais prise de cette manière, elle est étayée, justifiée, basée sur un

raisonnement construit à partir de certitudes, et non de tâtonnements ou d’hésitations . Que les

fondations n’apparaissent plus quand la maison est finie est logique. Il n’empêche qu’il a bien fallu

ces fondations pour bâtir les murs, et que, sans celles-ci, la maison s’écroulerait.

21. Contrairement à ce que sous -entend la Thaïlande, ce ci n’a rien de récent, ni de

révolutionnaire. Le Cambodge souhaite à cet égard rappeler que dans l’affaire de l’ Interprétation

o
des arrêts n 7 et 8 (Usine de Chorzów), la Cour permanente indiquait :

[Document n o 19 à l’écran]

«Cela ne veut pas dire qu’il doive être incontesté que le point dont le sens prête
à discussion regarde une partie de l’arrêt ayant force obligatoire. Une divergence de
vues, si tel ou tel point a été décidé avec force obligatoire, constitue, elle aussi, un cas
qui rentre dans le cadre de la disposition en question, et la Cour ne pourrait se

soustraire à l’obligation d’interpréter l’arrêt dans la mesure nécessaire posr pouvoir se
prononcer sur pareille divergence.» (Interprétation des arrêts n 7 et 8 (usine de
Chorzów), arrêt n 11, 1927, C.P.J.I. série A n 13, p. 11-12.) (Les italiques sont de
nous.) 24

Le point qui mérite particulièrement d’être souligné est que la Cour permanente distingue la partie

ayant «force obligatoire», autrement dit autorité de chose jugée ou res judicata, des points

«décidé[s] avec force obligatoire» qui concernent clairement des aspects contenus dans les motifs

de l’arrêt. Il apparaît donc, pour la Cour permanente, que votre juridiction peut prendre des

décisions ayant force obligatoire dans les motif s, décisions qui mériteront éventuellement d’être

éclairées et qui soutiennent la partie ayant autorité de chose jugée. On peut donc les qualifier de

24
Cité dans Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, p. 65, par. 4.33. - 20 -

motifs ayant «l’autorité de chose décidée». Même l’opinion dissidente du juge Anzilotti dans la

même affaire ne va pas à l’encontre d’une telle vision puisqu’il pouvait affirmer :

o
[Document n 20 dans le dossier des juges]

«En disant que seul le dispositif de l’arrêt est obligatoire, je n’entends pas dire

que seulement ce qui est matériellement écrit dans le dispositif constitue la décision de
la Cour. Il est certain, par contre, qu’ il est presque toujours nécessaire d’avoir
recours aux motifs pour bien comprendre le dispositif et surtout pour déterminer la
causa petendi. Mais, en tout état de cause, c’est le dispositif qui contient la décision

obligatoire de la Cour et qui, partant, peut faire l’objet d’une demande en
interprétation.» (Interprétation des arrêts n 7 et 8 (usine de Chorzów), arrêt n o 11,
1927, C.P.J.I. série A n 13, opinion dissidente du juge Anzilotti.) (Les italiques sont

de nous.)

22. Ce que la Thaïlande semble finalement nier, c’est la liberté pour le juge de choisir ses

motifs, et là aussi la Thaïlande feint de mal comprendre. Dans sa réponse , le Cambodge signifiait

simplement que la Cour avait choisi, dans son arrêt de 1962, de mettre en avant la carte de

l’annexe 1 comme étant un élément pertinent et primordial pour sa décision, et non qu’elle avait la

liberté de choisir n’importe quel motif.

23. Or, la Cour a bien fait le c hoix de mettre en avant la carte de l’annexe 1 comme élément

pertinent et primordial. Contrairement à ce que laisse comprendre la Thaïlande qui indique que :

26
«La carte de l’annexe 1 est elle-même soumise à interprétation» , le Cambodge ne prétend pas que

la carte doit être interprétée, il dit que pour interpréter le dispositif et savoir en quoi consiste le

territoire du Cambodge et où s’arrêtent les «environs», il fallait tenir compte de la carte qui, dans

les motifs, explique la décision de la Cour. La T haïlande crée ainsi une confusion permanente en

essayant de faire croire que c’est la carte qui doit être «interprétée» et qu’elle se trouverait ainsi au

centre de cette interprétation, alors que le Cambodge ne souhaite, une fois de plus, qu’indiquer à la

Cour les éléments qu’elle a elle- même considérés comme étant une donnée indispensable pour

répondre à la question qui lui était posée en 1962. La carte est une donnée qui s’insère dans un

raisonnement, elle n’a pas en elle- même à être «interprétée», c’est bien le raisonnement global qui

doit l’être.

25Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, par. 4.14 à 4.18.
26
Voir FWE : «annexe 1 map is itself subject to interpretation», par. 3.33. - 21 -

24. Tout comme le Cambodge ne demande pas que soit «interprétée» la carte de l’annexe 1,

il ne demande pas non plus que soit «interprétée» la frontière qui en découle. Au risque de paraître

répétitif, il faut rappeler que la Cour reconnaît  mais ne crée pas  en 1962 une frontière qui

existe déjà et que les deux Parties ont déjà acceptée. Dès lors, il n’est pas nécessaire de disserter

sur le caractère obligatoire de la ligne frontalière ou de la carte qui y est associée (qui possède pour

cette dernière, comme l’indique la Cour en 1962, un caractère conventionnel) puisque déjà en 1962

la Cour les considérait comme établis. Et puisque la Thaïlande aime les statistiques, il est

nécessaire de rappeler que, dans ses motifs, la Cour en 1962 utilise plus de 120 fois le mot

«frontière» 27 et qu’elle cite une vingtaine de fois la carte de l’annexe 1 28. C’est une affaire

entendue et les chiffres parlent d’eux -mêmes. En revanche, elle fait bien peu de cas des autres

motifs dont la Thaïlande cherche à nous démontrer qu’ils auraient été prépondérants comme nous

le verrons (voir ci-dessus par. 43).

25. Pour démontrer l’importance fondamentale de la question de la frontière et de la carte de

l’annexe 1 dans le raisonnement de la Cour en 1962, il est tout simplement possible de se reporter

au résumé sous forme de lignes directrices publié par la Cour elle- même  sous l’autorité et avec

l’autorisation de son président  en tête de l’arrêt. En l’espèce, l’en -tête de l’arrêt d u

15 juin 1962 29est particulièrement significatif. Vous l’avez maintenant sur vos écrans.

o
[Document n 9 à l’écran]

«Souveraineté territoriale  Titre découlant d’une convention -- Dispositions
conventionnelles établissant la frontière sur une ligne de partage des eaux à délimiter

par une commission mixte des Parties - – Caractère incertain de la délimitation opérée
en conséquence dans la zone contestée - – Etablissement d’une carte par les experts de
l’une des Parties à la demande de l’autre -– Caractère non obligatoire de la carte au
moment où elle a été dressée - – Acceptation ultérieure par conduite, de la part de

l’autre Partie, de la carte et de la frontière qui y est indiquée - – Effet juridique du
silence impliquant consentement -– Prétendue non-concordance entre la frontière de la
carte et la véritable ligne de partage des eaux -– Acceptation du risque
d’erreurs -- Conduite ultérieure confirmant l’acceptation initiale et empêchant de la

contester -– Effets des traités ultérieurs confirmant les frontières existantes et prouvant
le désir des Parties d’avoir des frontières stables et définitives - – Interprétation du
règlement conventionnel considéré dans son ensemble, y compris la carte.»

27
Le terme frontière apparaît 128 fois dans les motifs selon le décompte du Cambodge (ce qui inclut les
conclusions des Parties).
28Vingt-trois fois en dehors des conclusions d’après le décompte du Cambodge.
29
Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 6. - 22 -

Sans devoir le répéter, l’en-tête, qui synthétise l’arrêt à venir, ne laisse aucune ambiguïté sur

le sens de son raisonnement. Elle y mentionne notamment l’acceptation par les Parties de la carte

de l’annexe 1 et de la frontière, la conduite subséquente qui empêche de contester une telle

position, mais surtout qu’elle va procéder à l’ interprétation du règlement conventionnel considéré

dans son ensemble «y compris la carte». Il est symptomatique de remarquer que ce résumé  qui

ne mentionne même pas le temple  est entièrement consacré à ce qui sera le motif essentiel de sa

décision. Il ne semble pas au Cambodge que ceci nécessite des commentaires supplémentaires, ce

résumé parlant de lui-même.

26. Le Cambodge ne demande donc pas à la Cour dans la présente instance qu’elle détermine

une frontière mais qu’elle dise q ue les environs du temple situés en territoire cambodgien

correspondent bien à la ligne de la carte de l’annexe 1 selon une interprétation tenant compte de

l’effet utile  entendu au sens d’une interprétation qui puisse recevoir une application effective 

que l’on doit donner au dispositif de l’arrêt de 1962. Ce n’est donc pas une délimitation mais c’est

bien une interprétationqui est demandée.

27. En séparant strictement les motifs du dispositif, la Thaïlande ne parvient finalement pas à

combler «le chaînon manquant» de son raisonnement, tout comme, en 1962, ses contradictions

étaient apparues aux juges. Elle explique ainsi que la Cour a considéré en 1962 qu’il n’était pas

nécessaire de définir ce qu’était le territoire du Cambodge  et donc «les envi rons» du

30
temple pour la «compréhension et l’exécution de l’arrêt» , et que la délimitation de la frontière
31
n’était donc pas nécessaire pour «l’adoption et l’exécution de l’arrêt» . Ceci paraît assez

extraordinaire car cela revient à admettre que la Cour, en 1962, dit qu’il existe un territoire

cambodgien sur lequel se trouve le temple, mais estime inutile de dire où sont les limites de ce

territoire pour la «compréhension et l’exécution» de l’arrêt. Pourquoi la Cour resterait -elle ainsi au

milieu du gué dans un inconfort à la fois pour elle et surtout pour les Parties ? Cela reviendrait à

synthétiser la décision de la Cour de cette manière simplifiée. En substance, elle aurait dit au

Cambodge : «Le temple est à vous, vous avez un territoire sur lequel se trouve le temple, mais on

ne vous dit pas quelles sont les limites de ce territoire». En réalité, la Cour a estimé que ce

30Voir FWE : «understand and implement the Judgment», par. 3.53.

31Voir FWE : «the adoption and the implentation of the Judgment» , par. 3.53. - 23 -

territoire était déjà délimité et qu’il n’était pas nécessaire de le préciser, ce qui semble au

Cambodge être l’interprétation la plus plausible et surtout la plus conforme à l’attachement que la

Cour porte à la stabilité et à l’intégrité des territoires étatiques dans sa jurisprudence. En aucun cas

la Cour ne peut avoir laissé les Parties dans l’incertitude.

Découlent de cette liaison entre les motifs et le dispositif plusieurs conséquences.

III. L’impossibilité d’une définition unilatérale d’une frontière

à l’encontre des motifs

28. C’est la première conséquence. En 1962, juste après l’arrêt, la Thaïlande décide

unilatéralement de définir la limite de son territoire à proximité immédiate du temple et le fait

d’une manière minimaliste en interprétant le dispositif. Sans qu’aucune justification juridique

n’apparaisse, elle affirme aujourd’hui de nouveau que «le Gouvernement tha ïlandais a dû décider

32
lui-même des limites» desquelles retirer ses troupes . D’où la résolution du conseil des ministres

et la pose des barbelés qui s’en suivirent. Comme mes collègues ont pu le noter ce matin, le

dispositif de l’arrêt de 1962 n’était al ors pas «clair comme de l’eau de roche» pour la Thaïlande et

ceci ressort très nettement des hésitations et interprétations discutées par la Thaïlande en 1962.

L’interprétation unilatérale faite par la Thaïlande est aujourd’hui présentée comme évidente, alors

qu’elle prouve au contraire la confusion entre plusieurs options et les incertitudes sur

l’interprétation de l’arrêt de 1962.

29. Ce qui apparaît surtout clairement, c’est la triple méprise de la Thaïlande dans ce

processus. Premièrement, elle ne s ait comment interpréter le dispositif de l’arrêt. Deuxièmement,

elle décide finalement de fixer unilatéralement une limite sans aucune concertation avec le

Cambodge, ce qui semble être la violation d’une règle élémentaire et immuable : une frontière se

fixe pour le moins à deux, sauf bien sûr en cas de conquête ou de domination impériale, mais ce

temps est révolu et le processus devant la Cour n’avait certainement pas cet objectif.

Troisièmement, la Thaïlande fixe cette limite à l’encontre des motifs de l’arrêt, ce qui est contraire

à l’interprétation la plus élémentaire de l’arrêt de 1962. Dès lors, quelle est la compétence d’un

Etat pour définir unilatéralement la limite d’un territoire sur la base d’un arrêt qui dit autre chose et

32 Voir FWE : «the Thai government had to decide itself the limits of troop withdrawa, par. 1.13. Ce qui
n’empêche pas la Thaïlande d’estimer qu’il est «inimaginablfor a State to be required to unilatlly demarcate a
boundary» (FWE, par. 3.57). - 24 -

sans consulter l’autre Etat ? A cette interrogation majeure, la Thaïlande n’apporte aucune réponse

crédible.

30. La Thaïlande semble juste nous expliquer qu’il ne s’agirait finalement pas d’une

frontière mais d’une simple limite correspondant à la ligne au -delà de laquelle les troupes doivent

se retirer, et ceci parce que la frontière resterait à délimiter dans le processus de l’accord signé

en 2000 avec le Cambodge, comme mon collègue sir Franklin l’a indiqué ce matin. Outre qu’il y

aura lieu de revenir sur le sens de cet accord que la Thaïlande falsifie en permanence (voir

ci-dessous, par. 37 à 39), et qui n’est aucunement un accord visant à délimiter une frontière, elle

n’explique toujours pas pourquoi elle trace cette limite d’une manière contraire aux motifs de

l’arrêt, ni comment un Etat peut unilatéralement et sans concertation déterminer une telle limite,

même provisoire, dont elle entend bien faire en réalité une frontière. En effet, comment ne pas y

voir une véritable ligne frontalière dans la volonté de la Thaïlan de de l’imposer à tout prix en dépit
33
de ses dénégations ? Comment envisager que la fameuse pancarte posée par la Thaïlande pour

signifier cette limite aurait été symbolique 34? Autrement dit, comment imaginer qu’on ne se

trouvait pas dans un autre Etat derrière cette pancarte ?

31. Dans l’avis consultatif du 9 juillet 2004 à propos des Conséquences juridiques de

l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, votre Cour est confrontée à la question

d’une barrière provisoire qui ressemble f ortement à une frontière. Et, tout en notant les assurances

données sur le caractère temporaire de la construction de ce mur, votre Cour indique :

«la Cour ne saurait pour autant rester indifférente à certaines craintes exprimées
devant elle d’après lesquelles le tracé du mur préjugerait la frontière future entre Israël

et la Palestine, et à la crainte qu’Israël pourrait intégrer les colonies de peuplement et
les voies de circulation les desservant. La Cour estime que la construction du mur et
le régime qui lui est associé créent sur le terrain un «fait accompli» qui pourrait fort
bien devenir permanent , auquel cas, et nonobstant la description officielle qu’Israël
donne du mur, la construction de celui -ci équivaudrait à une annexion de facto.»

(C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 184, par. 121 ; les italiques sont de nous.)

Le Cambodge, dans un contexte certes très différent, pouvait également craindre que la barrière de

barbelés édifiée par la Thaïlande ne constitue de facto une annexion d’une partie de son territoire et

ne symbolise une frontière plus qu’une simple séparation.

33Voir FWE, par. 3.58.

34Ibid., par. 3.59. - 25 -

32. Le mystère demeure par conséquent et il serait logique que la Thaïlande puisse nous

expliquer en vertu de quel raisonnement juridique elle peut ignorer les motifs de l’arrêt et les

remplacer par ses propres «motifs» ? Puisque la Cour dit que la frontière a déjà été acceptée

avant 1962, n’aurait-il pas été logique, simple et surtout conforme au droit de décider le retrait des

troupes des environs du temple jusqu’à cette ligne ? Contrairement à ce que prétend la Thaïlande,

le Cambodge ne dit pas qu’en 1962, la question posée était celle de la frontière ; il dit que pour

répondre à la question de l’appartenance du temple, il fallait savoir où passe la frontière, qu’il s’agit

bien du principal point débattu dans les motifs de l’arrêt, et que ceci ne peut être ignoré par la

Thaïlande, alors qu’elle prétend appliquer l’arrêt selon ce que la Cour ne dit pas et ignore ce

qu’elle dit. Il y a donc bien, pour le moins, un problème d’interprétation de l’arrêt.

33. En clair et d’une manière synthétique, la Thaïlande refuse de prendre en compte la ligne

de la carte de l’annexe 1 comme frontière alors que la Cour l’y oblige par le caractère obligatoire

qu’elle donne à la reconnaissance de cette limite dans ses motifs, mais se trouve également dans

l’incapacité de justifier l’autre ligne qu’elle choisit, si ce n’est au regard de son échec dans l’arrêt

de 1962 puisque, en dehors du temple lui -même, elle définit bien cette limite selon ce qu’elle

souhaite obtenir en 1962. Or, parmi les solutions que votre Cour peut adopter, il est certain que la

Thaïlande ne peut obtenir comme elle le souhaite, comme elle semble le souhaiter, sur la base de

votre interprétation, la ligne définie par le conseil des m inistres thaïlandais en 1962 puisque cette

ligne va à l’encontre des motifs de l’arrêt. Comment votre Cour pourrait -elle, sur la base de la

seule interprétation du dispositif de l’arrêt, décider que la ligne frontalière unilatéralement définie

par la Thaïlande selon ce qu’elle souhaite obtenir en 1962  et qu’elle n’a pas obtenue  puisse

être reconnue comme découlant de l’arrêt ? Ceci est impossible et c’est pour le moins une certitude

qui démontre cependant à quel point la Thaïlande adopte un raisonnement en dehors de la réalité.

IV. La négation de la similitude entre conflit territorial et conflit frontalier

34. J’en viens à une autre conséquence, la question de la négation de la similitude entre

conflit territorial et conflit frontalier. Dans son su pplément d’information, la Thaïlande fait une

nouvelle tentative pour séparer strictement un conflit d’attribution de territoires d’un conflit de

délimitation ou frontalier. En effet, la Thaïlande cherche à démontrer à de nombreuses reprises la - 26 -

restriction de l’arrêt de 1962 au seul différend concernant la souveraineté sur le temple, donc à un

36
litige sur la souveraineté territoriale et non sur la délimitation des frontières .

35. Le Cambodge se doit de répéter une nouvelle fois, comme il l’avait mentionn é dans ses

observations écrites 37, qu’il ne prétend pas modifier le sens du différend en 1962, et qu’il ne

prétend pas qu’il s’agissait alors d’un différend uniquement frontalier. Ce que le Cambodge

affirme en revanche, et ceci à l’appui d’une jurisprudence de votre Cour qui reste superbement

ignorée par la Thaïlande, c’est que la nature du différend ne modifie pas pratiquement le résultat

concret auquel on peut parvenir. Un différend portant sur la délimitation d’une frontière débouche

directement sur la fixation de cette frontière, mais un différend portant sur l’attribution de

territoires débouche immanquablement également sur l’établissement ou la reconnaissance d’une

limite. Sans doute peut-on établir une distinction qui portera sur la manière dont le juge va établir

sa méthode, mais non sur le résultat concret auquel on parviendra. A défaut, cela signifierait que le

juge attribue des territoires sans définir de limites à ces territoires, ce qui ne manquerait pas de

trancher un litige d’une manière im parfaite, renvoyant les parties à la plus grande incertitude à

l’issue d’un arrêt.

36. La jurisprudence de votre Cour oubliée par la Thaïlande ne cesse de rappeler

logiquement ce constat de bon sens et la coïncidence des résultats entre les deux types de

contentieux. A cet égard, le Cambodge se contentera de rappeler la phrase pertinente de l’arrêt de

votre Cour dans l'affaire duDifférend frontalier :

[Document n o21 à l’écran]

«l’effet d’une décision judiciaire, qu’ elle soit rendue dans un conflit d’ attribution
territoriale ou dans un conflit de délimitation, est nécessairement d’ établir une
frontière» (Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) , arrêt, C.I.J.
38
Recueil 1986, p. 563, par. 17) (les italiques sont de nous) .

En l’espèce, la T haïlande semble s’offusquer que le Cambodge puisse prétendre que la Cour s’est

préoccupée de savoir où passait la frontière pour définir à qui appartenait la zone en litige sur

35
Voir FWE, par. 2.28 notamment.
36Ibid., par. 2.29.

37Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, par. 4.67 à 4.73.
38
Cité dans Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, par. 4.69. - 27 -

39
laquelle se trouvait le temple , mais ceci ne signifie pas qu’elle ne définira pas la zone en question

mais que, dans le processus, cela l’amène à s’intéresser à la frontière pour en faire découler la zone.

37. Au surplus, la Thaïlande prétend non seulement que le Cambodge ramène ceci à un

unique conflit frontalier, mais également que le Cambodge souhaite ainsi étendre son territoire à la

40
suite du classement du temple au patrimoine mondial de l’Unesco . Or, il s’agit bien d’une

inversion de l’histoire puisque les agressions armées thaïlandaises reprennent justement à ce

moment-là, c’est-à-dire à partir du classement officiel du temple de Préah -Vihéar en 2008. Dès

lors, comment accuser le Cambodge de vouloir étendre son territoire si on envahit soi -même le

territoire du Cambodge ? Etrange argument une fois de plus puisque cela voudrait dire que la

Thaïlande se rend compte, d’un seul coup, que le Cambodge exerçait paisiblement sa souveraineté

sur une portion de territoire que la Thaïlande considère désormais comme étant le sien. Chacun

l’aura compris, en réalité, le Cambodge, lors de ce classement du temple au patrimoine mondial de

l’Unesco, ne fait qu’exercer sa compétence souveraine sur son propre territoire, ce qui n’était pas

contesté par la Thaïlande auparavant. Mais il est également aisé de remarquer que la question du

classement du temple au patrimoine de l’Unesco est finalement très peu abordée par la Thaïlande,

comme si cet Etat souhaitait faire oublier ses «dérives» dans ce cadre pourtant à l’origine de la

requête du Cambodge et de la demande en indication de mesures conse rvatoires. Il est vrai que

dans la tentative de cohérence des arguments de la Thaïlande, il s’agit d’épisodes qu’elle préfère

oublier.

V. La véritable signification de l’accord du 14 juin 2000

38. C’est une autre conséquence. Comme ceci a pu être signalé par mon collègue

Rodman Bundy, pour parvenir à ses fins, la Thaïlande doit travestir la signification pourtant claire
41
de l’accord du 14 juin 2000 entre les deux Etats à propos de leur frontière commune . Alors qu’il

s’agit d’un accord portant sur la d émarcation de la frontière, la Thaïlande insinue qu’il s’agirait

39Voir FWE, par. 4.88 notamment.

40Voir ibid., par. 5.5.
41
La Thaïlande semble en outre considérer le Memorandum of Understanding (MoU) du 14 juin 2000
uniquement dans le cadre de questions connexes comme la question de la pollution, de l’extension d’un marché, de
l’implantation de la population, etc, mais évite de mentionner l’objectif essentiel de cet accord qui est la démarcation de
la frontière. Voir FWE, par.3.75. - 28 -

d’un accord sur la délimitation de la frontière. La manŒuvre est certes grossière, mais elle est

répétée à plusieurs reprises dans l’objectif de créer une confusion en assimilant les

deux opérations , et surtout dans l’objectif de convaincre que la frontière reste à délimiter, alors

qu’il s’agit juste de la démarquer.

39. Quelle est finalement la signification que la Thaïlande donne à cet accord ? Celui d’un

accord qui viendrait délimiter la frontière comme si aucun acte juridique n’avait existé avant 2000

dans ce cadre, et surtout comme si la Cour n’avait effectué aucun constat sur cette frontière dans

son arrêt de 1962. Ainsi, la Thaïlande estime que s’il existe un conflit frontalier, l’ accord du

43
14 juin 2000 doit s’appliquer et que la Cour ne peut s’y substituer .

40. Décidément, la Thaïlande a bien du mal à reconstituer sa propre histoire, y compris

récente. La Thaïlande oublie en effet que cet accord est intervenu dans un contexte pa isible, au

moment où la Thaïlande acceptait la manière par le Cambodge de comprendre l’arrêt de 1962,

autrement dit, au moment où la Thaïlande se trouvait en dehors du périmètre délimité par la

frontière de la carte de l’annexe 1. Cet accord, comme on le sait, mentionne la prise en compte des

cartes résultant du processus entre 1904 et 1907, et précisément les cartes au 1/200 000 parmi
44
lesquelles figure la carte de l’annexe 1 . Mais, sans doute pour parer à une contradiction sur ce

point, la Thaïlande aff irme également que le Cambodge aurait rejeté le processus de cet accord

45
en 2007 , ce qui n’a aucun fondement, les procès -verbaux des réunions successives prouvant qu’il

n’en est rien. Simplement, le Cambodge devait attendre à chaque fois que les organes i nternes

thaïlandais approuvent chaque communiqué, ce qui, telle l’Arlésienne, ne venait jamais en raison

de dissensions internes ou d’une volonté de bloquer le processus. Chaque réunion servait

finalement à constater que le processus était bloqué faute de cet aval interne, et c’est donc bien la

42 Voir FWE , notamment au paragraphe 3.76, la Thaïlande induit en erreur en indiquant la «boundary
delimitation and demarcation» contenue dans le MoU alors qu’il ne s’agit que de démarcation. Idem au paragrap3.79
où elle affirme qu’elle est prête à engager «in go od faith» des négociations avec le Cambodge «for the delimitation and
demarcation of the whole boundary». Au paragraphe 4.83, la Thaïlande réaffirme que le MoU est un accord de
délimitation qui doit «déterminer l’intégralité de la frontière» («fixing the entire boundary»). Aux paragrap3.88
et 3.89, si la Thaïlande reconnaît un différend frontalier avec le Cambodge, elle estime que ceci sera réglé dans le cadre
du MoU. Au paragraphe 5.4, la Thaïlande affirme de nouveau que la «délimitation» doit être faite par le MoU.

43Voir ibid., par. 3.88.
44
Article 1 du Memorandum of Undestanding , et article 1.1.3 des Terms of Reference and Master Plan for the
Joint Survey and Demarcation of Land Boundary between the Kingdom of Cambodia and the Kingdom of Thailand . Voir
annexe VI de la Requête du Royaume du Cambodge, 28 avril 2011.
45
Voir FWE, par. 4.83. - 29 -

Thaïlande qui, réagissant à ce qui fut probablement considéré comme une erreur, a fait en sorte que

le processus n’évolue pas. La Thaïlande ne dit rien sur les raisons pour lesquelles la procédure

traîne depuis plus de dix ans en attendant un soi -disant aval de son parlement qui ne vient jamais,

ni comment le pouvoir civil ne semble ne pas pouvoir contrôler le pouvoir militaire quasi autonome

dans la région du temple. Cette situation semble malheureusement se repro duire pour l’application

de la zone démilitarisée provisoire imposée par votre Cour dans son ordonnance du 18 juillet 2011,

comme l’agent du Cambodge l’a indiqué.

41. Il est vrai que cet accord présente bien des problèmes pour la Thaïlande car il se présente

comme la suite logique de l’arrêt de 1962 conformément à l’interprétation que le Cambodge en

donne. Au surplus, l’accord lui -même ne fait pas allusion à la carte unilatérale de la Thaïlande

de 2007 reflétant la position de son conseil des ministres e n 1962. La fameuse carte L7017

[document n o 13 dans votre dossier] dont la Thaïlande nous dit qu’elle préexiste à l’accord

 puisqu’elle daterait de 1978 et aurait été donnée au Cambodge en 2005 46, mais dont le

Cambodge n’a eu connaissance qu’en 2007, n’est pas mentionnée dans l’accord du 14 juin 2000.

Voilà qui est étrange, alors que les cartes au 1/200 000  dont celle qui fut qualifiée d’annexe 1

devant votre Cour  figurent bien dans la liste des cartes pertinentes de cet accord. Il serait

nécessaire que la Thaïlande nous explique  et c’est une question claire et précise que le

Cambodge pose directement à la Thaïlande en espérant une réponse lors de la suite de ces

plaidoiries  comment cette carte qui reflète selon elle sa position constante et qui aurait été

établie dès 1978, donc vingt-deux ans avant la signature de l’accord de 2000, ne figure pas dans cet

accord ? Pour le moins, la Thaïlande aurait dû s’en apercevoir si sa revendication avait été aussi

constante qu’elle le dit 47. Cette cascade d e contradictions laisse perplexe sur la date, les

fondements et le rôle que la Thaïlande souhaite donner à cette carte. La seule explication plausible

semble être l’inconstance de la Thaïlande, protestant juste après l’arrêt de 1962, puis l’acceptant

durant une longue période selon l’interprétation que le Cambodge en fait, avant de protester de

46Voir FWE, par. 1.32, 1.33 et 3.66.

47Puisque la Thaïlande nous dit notamment que cette carte montre la limite des barbelés et représenterait le «statu
quo» en l’absence d’une «agreed delimitation and demarcation of the boundary». Voir FWE, par. 3.66. - 30 -

nouveau à partir du processus du classement du temple au patrimoine mondial de l’Unesco dans un

volte-face conduisant le Cambodge à revenir devant votre Cour.

42. Nous sommes donc, en quelque sorte, «hors sujet» car, si le Cambodge a ffirme bien que

la Cour reconnaît l’existence d’une frontière dans son arrêt de 1962, il ne demande nullement à la

Cour de se préoccuper de la démarcation sur le terrain qui en découler ait aujourd’hui, d’autant que

cet accord est intervenu près de quarante ans après l’arrêt et n’interfère donc pas dans

l’interprétation de l’arrêt de 1962, mais représente simplement un fait qui prouve la pratique

subséquente suite à l’arrêt et démontre, qu’à défaut d’une compréhension commune, il y a bien une

question d’interprétation qui se pose. Il n’y a en l’espèce aucune incohérence du Cambodge 48: il

confirme ici que ce qui s’est produit avant le prononcé de l’arrêt n’est pas pertinent pour

l’interprétation, et que ce qui s’est produit après l’arrêt ne doit servir qu’à démontrer l’existence

d’un différend, comme mon collègue Rodman Bundy a eu l’occasion de l’expliquer précédemment.

Que reste-t-il ? Il reste l’arrêt de 1962, rien que l’arrêt, mais tout l’arrêt, de manière à ce que la

Cour puisse parvenir à une interprétation logique du dispositif de celui-ci.

Pourquoi en est-on arrivé à cet étrange argumentaire de la Thaïlande ?

VI. L’inversion par la Thaïlande du raisonnement déductif de l’arrêt de 1962
au profit d’un raisonnement inductif

43. Il s’agit sans doute d’un des aspects les plus pernicieux de l’argumentaire de la Thaïlande

car il faut le déceler entre les lignes, et il n’apparaît pas au grand jour mais seulement par

déduction. En effet , la Thaïlande inverse sans cesse le raisonnement de la Cour pour retirer au

motif essentiel une quelconque importance. Alors que votre Cour raisonne d’une manière

déductive, autrement dit elle accumule les éléments qui lui permettront de déduire la bonne

solution et de parvenir à sa décision, la Thaïlande laisse à penser que votre Cour a, au contraire,

utilisé un raisonnement inductif formel, autre ment dit, elle aurait décidé que le t emple appartenait

au Cambodge et aurait ensuite construit son raisonnement sur ces prémisses. Cette inversion a

l’avantage, pour la Thaïlande, de signifier que la ligne de la carte de l’annexe 1 ne serait pas un

48FWE, par. 1.20. - 31 -

élément déterminant, mais aurait simplement servi à conforter la décision de la Cour, voire que la

Cour pouvait, en 1962, se passer de ce constat.

44. Ainsi, la Thaïlande prétend que la carte a servi seulement parce qu’elle met le temple du

côté cambodgien 4, alors que la Cour, à l’inverse, reconnaît l’existence d’une frontière, et en déduit

donc que le temple est au Cambodge. En quelque sorte, pour la Thaïlande, la Cour aurait donné le

temple au Cambodge sur quelques preuves éparses  la visite du prince Damrong en 1930 50, la

51
commission de Washington de 1947 , l’attitude  qu’elle reconnaît  inappropriée de la

Thaïlande suite à la présen ce de la France sur le site du t emple 52, etc , preuves en réalité

complémentaires et non décisives, dont la Cour indique par ailleurs qu’elles confirment l’attitude

de la Thaïlande face à ce que la Cour qualifie de «problème essentiel 53», autrement dit l’acceptation

par les Parties de la carte de l’annexe 1 comme représentant la frontière entre les deux Etats. Mais,

pour la Thaïlande, la Cour se serait soudainement aperçue que le t emple se trouvait du bon côté

54
d’une carte frontalière, c e qui aurait confirmé son intuition , et, selon cet Etat, la Cour aurait

utilisé d’autres motifs, i ndépendamment de la carte de l’annexe 1, qui l’auraient conduite à

répondre à la ques tion de la souveraineté sur le t emple 55. Comme mon collègue sir Franklin l’a

indiqué ce matin, ceci prouve, pour le moins, que la Thaïlande, contrairement à sa volonté affichée

d’établir une stricte séparation entre les motifs et le dispositif, utilise elle aussi des motifs pour

expliquer le dispositif, mais elle contourne de la sorte le motif essentiel par l’utilisation de motifs

secondaires. Ceci est parfaitement résumé lorsque la Thaïlande affirme : «Si l’on fait abst raction

de la carte de l’annexe 1, le résultat reste donc inchangé : le temple est situé en territoire

cambodgien» 5. Ce qui revient à dire que la Cour aurait tenu compte de nombreux éléments mais,

à aucun moment, de là où passe la frontière, sauf pour se convaincre in fine que sa solution intuitive

49 FWE, par. 4.28, point 2.
50
Ibid., par. 4.17 et 4.18.
51 Ibid., par. 4.20.

52 Ibid., par. 4.21 et 4.22.
53
Affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), fond, arrêt, CIJ Recueil 1962, p. 22.
54
Ainsi la Thaïlande affirme que la Cour s’est servie de la carte de annexe 1 pour savoir où se trouvait le
temple, mais non pour déterminer «the course of the frontier», FWE, par. 4.31.
55 FWE, par. 4.23.

56 Voir ibid., par. 4.24 : «Take away the Annex I map, and the same result is achieved : the Temple is in
Cambodian territory.» Voir aussi par. 4.25 : «the other reasons besides the map line were conclusive and independent». - 32 -

était la bonne. Ce n’est pourtant pas ce que laisse comprendre l’en-tête de l’arrêt précité ( voir

ci-dessus par. 25) établi par votre Cour qui, malheureusement pour la Thaïlande, ne cite que la

question du règlement conventionnel concernant la frontière et la carte, mais aucunement les

fameuses preuves décisives invoquées par cet Etat.

45. De même, la Thaïlande nous explique que le Cambodge prétend que la ligne de la carte

de l’annexe 1 confirme le dispositif 57. Outre que la Thaïlande fait dire au Cambodge ce qu’il n’a

jamais présenté de cette manière, la carte ne l e confirme pas, elle l’explique. Une nouvelle fois, la

Thaïlande confond la cause et les conséquences, le déductif et l’inductif. Prétendre que la carte

«confirme» le dispositif revient à dire que c’est le dernier maillon d’une chaîne qui permet de

conclure définitivement à une solution à partir d’une intuition. Mais, si comme le Cambodge en est

convaincu, la carte explique et justifie le dispositif, cette carte est bien à l’origine de la déduction

qui amènera la Cour à sa solution en 1962. La Cour ne part pas d’un résultat pour le justi fier, le

confirmer ; à l’inverse, elle arrive au résultat par un raisonnement qui l’explique. C’est le propre

du syllogisme judiciaire qui fait de la motivation une explication, une justification, mais surtout une

déduction par une démonstration qui tient compte des finalités de la règle à interpréter au sens

58
téléologique du terme . Or, la Thaïlande semble privilégier une vision figée et peu réaliste d’un

raisonnement inversé ignorant les causes profondes de la solution trouvée par votre Cour et oublie

que la conviction qui ressort de l’arrêt de 1962 est la nécessaire stabilité des frontières et le respect

de l’intégrité territoriale.

46. Au-delà de l’argument conjoncturel développé par la Thaïlande, cela revient à dire

qu’une décision de la Cour ainsi envisagée manque de fondements solides, serai t purement

intuitive, et se révé lerait arbitraire. C’est donc aussi un manque de respect pour le travail de la

Cour.

47. Bien évidemment, cette démarche inversée proposée par la Thaïlande dans le

raisonnement de la Cour en 1962 ne doit rien au hasard puisqu’il s’agit d’instiller le doute sur ce

57FWE, par. 4.87
58
Sur la manière pour le juge de raisonner, Maurice Mendelson indique ainsi : «the sometimes rather mysterious
process that bears the compendious name «judicial reasoning». Even if there is no provision of treaty or customary law
directly in point, the Cour t has been adept at drawing logical deductions, reasoning by analogy or rejecting analogies,
discovering implied terms, taking a teleological viewpoint, and so : «The International Court of Justice and the
source of international law», Mélanges Jennings , Cambridge, CUP, 1996, p. 79-80. - 33 -

qui fut la démarche du juge et, d’une certaine manière, d’insinuer la nécessaire refonte de l’arrêt

qui, si elle ne peut s’opérer stri cto sensu , pourrait ressortir de l’interprétation que votre Cour

pourrait adopter.

VII. La tentation d’une refonte de l’arrêt de 1962

48. La Thaïlande sait pertinemment que le processus d’interprétation de l’arrêt de 1962 ne

peut en aucune manière condui re à une refonte de cet arrêt, et que la mission de votre Cour est

d’éclairer les Parties sur le sens et la portée de celui -ci. Néanmoins, à travers le cumul de

nombreux éléments, une fois de plus, elle tente une remise en cause du processus qui s’est dér oulé

entre 1959 et 1962 et n’hésite pas à revenir sur des faits antérieurs à cette période alors que, comme

nous le savons, la Cour ne peut prendre en compte que la décision telle qu’elle existe à partir du

15 juin 1962.

49. Pour ce faire, et d’une maniè re une nouvelle fois étonnante, la Thaïlande opère un

découpage entre le processus qui s’est déroulé de 1959 à 1962, dont elle fait grand cas en

reprochant au Cambodge de ne pas en tenir compte 5, et l’arrêt lui-même dont elle ne souhaite lire

que le dispos itif «clair comme de l’eau de roche» sans aucunement s’arrêter sur ses motifs.

Etrange éviction une nouvelle fois de ce «chaînon manquant» alors que l’arrêt  mais tout

l’arrêt  se suffit à lui-même.

50. Ce n’est pourtant pas l’avis de la Thaïlande qui, dans de nombreux passages, revient sur

des éléments discutés avant que la Cour ne rende sa décision. Il en va ainsi d’une discussion inutile

sur le nombre de mètres entre la sortie nord du temple et la frontière, ou sur la correspondance

entre la frontière et la ligne de partage des eaux, ou encore sur différentes cartes entre 1908 et 1962,

etc60. Ceci est inutile puisque, en 1962, votre Cour nous dit en substance : peu importe où est la

ligne de partage des eaux puisque les deux Parties ont accepté que l a frontière passe à un certain

61
endroit figuré sur la carte de l’annexe 1 . A cet égard, il est d’ailleurs possible de se reporter aux

documents produits par la Cour elle -même au moment du prononcé de l’arrêt. Ainsi, et même s’il

59
FWE, par. 1.20.
60Voir ibid., notamment par.4.33 à 4.73.
61
De nouveau, à l’appui de cet argument, la Thaïlande donne une citation tronquée de l’arrêt (FWE, par. 4.39), la
même qu’elle avait déjà tronquée auparavant. Voir requête du Royaume du Cambodge, 28 avril 2011, par. 16. - 34 -

ne s’agit pas d’un docume nt officiel, mais émanant quand même du Greffe de la Cour, la fin du

communiqué résumant l’arrêt est significative :

o
[Document n 22 à l’écran]

«En conséquence, la Cour s’estime tenue de se prononcer en faveur de la

frontière indiquée pour la zone litigieuse sur la carte de l’annexe 1 et il devient inutile
d’examiner si cette frontière correspond bien à la véritable ligne de partage des eaux.

C’est pour ces motifs que la Cour adjuge au Cambodge ses conclusions
62
concernant la souveraineté sur Préah Vihéar.»

On peut noter que la solution énoncée dans le dernier paragraphe découle totalement du paragraphe

qui précède, ce dernier traitant de la frontière, de la carte de l’annexe 1, de la «zone litigieuse»,

alors que la conclusion cite «Préah Vihéar» comme ét ant un lieu, une zone, sans même que le

temple soit une nouvelle fois cité. Au -delà, cela confirme la conviction du Cambodge, comme ce

fut déjà souligné par mon collègue Rodman Bundy, qu’il est totalement inutile aujourd’hui de

rouvrir le débat sur la ligne de partage des eaux puisque votre Cour doit partir de ce qui a été décidé

en 1962. Et c’est bien là la différence entre le Cambodge et la Thaïlande : le Cambodge part

de 1962, alors que la Thaïlande veut partir de 1904 pour arriver de nouveau à 1962. Et comme la

Thaïlande parle très peu de ce qui s’est passé après1962, et encore moins à partir de 2007, on peut

en déduire que pour elle l’histoire s’arrête à son échec de 1962.

51. Mais la Thaïlande va plus loin en insinuant qu’une revision de l’arrêt aurait été possible

si les conditions avaient été réunies  car elle sait pertinemment que ceci n’est plus possible 

à travers l’invocation de documents récents trouvés dans les archives du ministère français des
63
affaires étrangères . Certes, juridiqueme nt, elle ne peut aller plus loin, mais elle remet bien en

cause de cette manière la pertinence de ce qui a été décidé en 1962.

52. Sans doute cette tentation est -elle la plus apparente dans la dernière conclusion que la

Thaïlande formule dans son supplément d’information puisqu’elle demande à la Cour de «déclarer

formellement que l’arrêt de 1962 n’a pas établi que la ligne de la carte de l’annexe 1 constituait la
64
ligne frontalière entre le Royaume de Thaïlande et le Royaume du Cambodge» . Elle demande en

62 Communiqué 62/16 du 15 juin 1962, résumé des arrêts, avis consultatifs et ordonnances de la Cour
internationale de Justice, 1948-1991, ST/LEG/SER.F/1, p. 79.

63FWE, par. 4.52.
64
«to formally declare that the 1962 Judgment does not determine that the line on the Annex I map is the
boundary line between the Kingdom of Thailand and the Kingdom of Cambodia”, Submissions, F WE, p. 225. - 35 -

l’espèce à votre Cour de rejeter une prétention que le Cambodge n’a pas puisqu’il n’a jamais

prétendu que la Cour avait «formellement» déclaré ceci dans son dispositif . En revanche, le

Cambodge confirme bien qu’il considère que la Cour a reconnu la validi té de cette frontière  et

l’a donc indiquée «formellement»  dans ses motifs . Si la conclusion de la Thaïlande est bien

d’affirmer que le rejet qu’elle souhaite concerne l’intégralité de l’arrêt [ Judgment]  c’est-à-dire

les motifs et le dispositif, et n on simplement le dispositif [ Decision]  selon le sens littéral de sa

65
conclusion, alors cette conclusion doit être clairement rejetée . Cette nouvelle conclusion pourrait

ressembler à une forme de demande reconventionnelle, si jamais cela était possible, mais ce n’est

pas le cas. Il s’agit là surtout, une nouvelle fois, d’une manière pour la Thaïlande de faire dire au

Cambodge qu’il demande plus que ce qu’il ne demande en réalité, en détournant ainsi le fondement

de la requête puisque cette conclusion de la Thaïlande concerne toute la carte de l’annexe 1, alors

que le Cambodge a toujours circonscrit sa requête à la seule zone en litige. De même, selon la

Thaïlande, le Cambodge demanderait que la ligne de la carte de l’annexe 1 soit «incorporée dans le

66
dispositif» , ce qui n’est nullement le cas. Le voudrait -il que ce serait bien sûr impossible.

Comme le Cambodge l’a déjà longuement expliqué, il demande seulement à la Cour d’interpréter

le dispositif de l’arrêt de 1962 à la lumière des motifs essentiels  en l’espèce du motif

essentiel  de son arrêt. Ces motifs reconnaissent l’existence d’une frontière déjà délimitée et

acceptée entre les deux Parties, la Cour considérant en 1962 que la carte de l’annexe 1 était

devenue partie intégrante du processus con ventionnel et avait donc une valeur conventionnelle.

Dès lors, il paraîtrait bien étrange que la Cour puisse «formellement déclarer», pour reprendre

l’expression de la Thaïlande, que l’arrêt dans son ensemble n’indique pas une telle ligne frontalière.

VIII. La lecture constante par le Cambodge des paragraphes 1 et 2
du dispositif d’une manière simultanée

53. J’en viens au dernier point, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres

de la Cour, sur la question de la lecture constante par le C ambodge des paragraphes 1 et 2

65Comme le précise Richard Plender, la distinction est pourtant nécessaire : «Article 59 of the International Court
of Justice Statute refers to the binding force of the «decision» («decision» as opposed to the judgment «arrêt» ) which is
«final and without appeal» by virtue of article 60.» ; «Procedure in the Europe an Courts: comparisons and proposals»,
RCADI, 1997, vol. 267, p. 316.

66«Must be incorporated into the dispositif», F WE, par. 4.8. - 36 -

du dispositif d’une manière simultanée. Un des thèmes développés par la Thaïlande à de

nombreuses reprises serait la contradiction entre la requête initiale du Cambodge qui porterait

uniquement sur le paragraphe 2 du dispositif, et ses développements ultérieurs qui introduiraient un

autre différend en liaison avec le paragraphe 1 de ce même dispositif. En effet, selon la Thaïlande,

dans sa réponse du 8 mars 2012, le Cambodge aurait changé de position car la requête du

28 avril 2011 se focalisait sur le paragraphe 2 du dispositif alors que le C ambodge chercherait

67
désormais à résoudre un différend sur le paragraphe 1 de ce dispositif, ce qui serait incohérent .

De plus, toujours d’après la Thaïlande, le Cambodge ne demanderait désormais qu’une décision sur

la carte dans la zone en litige, ce qui serait différent puisqu’il aurait demandé une décision sur toute

la carte de l’annexe 1 avant 6. Ceci n’a bien sûr aucun fondement puisque le Cambodge a toujours

69
demandé une interprétation sur la zone en litige, et non au-delà . L’aurait-il voulu que votre Cour

ne pourrait de toute façon le faire. Il s ’agit une nouvelle fois de convaincre votre Cour que le

Cambodge introduirait sans cesse de nouvelles revendications sans rapport avec le dispositif de

l’arrêt de 1962, comme le reflète la question des «4,6 km²» dont la Thaïlande feint qu ’il s’agisse

d’un nouveau différend alors qu ’elle a elle -même invoqué ce périmètre pour délimiter le
70
différend , ou encore que cette requête concernerait l’exécution d’ un arrêt et non son

interprétation 71.

54. Ce que souhaite justement le Cambodge est la liaison entre les paragraphes 1 et 2 du

dispositif dans l ’optique d’une interprétation globale du dispositif sur la base des motifs. Le

dispositif doit être lu en entier et la lecture faite par la Thaïlande a pour objectif de nier les

«conséquences» que la Cour tire logiquement du constat fait dans le premier paragraphe, comme

ceci a déjà été souligné par mon collègue s ir Franklin. La Thaïlande tente ainsi de minimiser le

lien entre les deux paragraphes du dispositif et oublie trop souvent l ’expression «en conséquence»

67
Voir FWE, notamment par.3.47.
68Ibid., notamment par.1.7.

69 Dans sa requête du 28 avril 2011, le Cambodge précise que s a demande en interprétation concerne : «[le]
territoire délimité dans la région du temple et ses environs par la ligne de la carte de l’annexe 1 sur laquelle l’arrêt de la
Cour est basé» (par. 45).
70
Livre concernant le temple de Préah Vihéar publié par le ministère des affaires étrangères de la Thaïlande en
décembre 2011, p. 35.
71
Voir FWE, par. 4.82. - 37 -

72
qui fait la jonction entre les deux , mais ceci est récurrent puisqu ’un oubli semblable s ’était

produit lors des plaidoiries orales dans le cadre des mesures conservatoires dont on nous avait alors

73
dit qu’il s’agissait d’une simple erreur , mais qui, visiblement, se répète, ce qui devient significatif

mais également inquiétant.

55. Quoi qu’il en soit, les deux paragraphes sont bien sûr inséparables, et c’est bien ce que la

Cour a signifié dans la logique de son raisonnement concernant le paragraphe 2 : les troupes

doivent se retirer d’une manière continue des «environs» du t emple situés sous la souveraineté du

Cambodge, autrement dit jusqu’à la limite entre les deux Etats, et encore plus précisément jusqu’au

territoire thaïlandais. Car, dans la notion de retrait, il y a bien celle de déplacement jusqu’à un

certain point, comme ceci fut précisé ce matin. Rester aux abords du temple n’est pas un retrait des

«environs». Comment connaître cette limite, comment savoir jusqu’ où ce déplacement doit

s’opérer ? Le seul élément objectif de l’arrêt qui permet de savoir où finit le territoire sous

souveraineté du Cambodge sur lequel se trouve le temple et où commence le territoire thaïlandais

est précisément la ligne de la carte de l ’annexe 1 que votre Cour reconna ît comme étant la limite

pertinente et acceptée entre les deux Etats. Il n ’est donc pas possible de la passer sous silence ou

de comprendre l’arrêt de 1962 sans en tenir compte. Sinon, il est impossible de savoir jusqu ’où ce

déplacement, ce retrait, doit s’effectuer et l’arrêt devient dès lors peu compréhensible. Voilà qui

répond sans doute à un reproche fait par la Thaïlande au Cambodge qui, selon cet Etat, ne

répondrait pas à la question de la signification du terme «environs» 74. Comme précisé dans la

réponse du Cambodge 75, il paraît inutile d’en chercher les multiples significations dans pléthore de

dictionnaires car seul le sens que la C our a souhaité donner à ce terme importe et, pour le

Cambodge, ce sens ne peut qu ’être lié à l ’ensemble de ce que votre Cour constate et décide dans

son arrêt de 1962, et notamment à l ’injonction de déplacement des troupes thaïlandaises au -delà

d’une certaine limite, celle du territoire sous la souveraineté du Cambodge.

72
Voir FWE, par. 4.98 et 4.99.
73CR 2011/16, p. 12 (Pellet).

74Voir FWE, par. 1.17.
75
Réponse du Royaume du Cambodge, 8 mars 2012, vol. 1, par. 4.57. - 38 -

56. Voilà, Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les Membres de la Cour, comment le

Cambodge comprend et interprète votre arrêt du 15 juin 1962. Il le comprend et l ’interprète d’une

manière logique, cohérente et conforme à un raisonnement déductif basé sur un ensemble de

constats, d’interprétations et de décisions successives aboutissant au dispositif. Visiblement, la

Thaïlande ne le comprend pas de la même manière et, pour le moins, devrait-elle admettre qu ’il

existe un différend sur l ’interprétation de votre arrêt. Il appartiendra à votre Cour de donner la

bonne interprétation, la seule possible, et c ’est en toute confiance que le Cambodge s’ en remet à

votre jugement. Je vous reme rcie Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les Membres de la

Cour, pour l ’attention longue que vous avez bien voulu porter aux arguments développés par le

Cambodge.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur Sorel.

Voilà qui met un terme au premier tour de plaidoiries du Royaume du Cambodge. La Cour

se réunira de nouveau le mercredi 17 avril, à 10 heures, pour entendre le Royaume de Thaïlande en

son premier tour de plaidoiries. L’audience est levée.

L’audience est levée à 16 h 25.

___________

Document Long Title

Audience publique tenue le lundi 15 avril 2013, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l’affaire relative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande)

Links