Audience publique tenue le jeudi 11 octobre 2012, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l'affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger)

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149-20121011-ORA-01-00-BI
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2012/22
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CR 2012/22

Cour internationale International Court
de Justice of Justice

LAAYE THHEGUE

ANNÉE 2012

Audience publique

tenue le jeudi 11 octobre 2012, à 15 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Tomka, président,

en l’affaire du Différend frontalier
(Burkina Faso/Niger)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2012

Public sitting

held on Thursday 11 October 2012, at 3 p.m., at the Peace Palace,

President Tomka presiding,

in the case concerning the Frontier Dispute
(Burkina Faso/Niger)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : M. Tomka,président
Sepúl.vvace-poé,ident

OwMaMa.
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
Crnçadoe
Yusuf
Greenwood

XuMe mes
Donoghue
Gaja.
Sebutinede

Bhgn.dari,
MaMhiou.
jDgesdet, ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Present: Presient ka
Vice-Presipeúnltveda-Amor

Judges Owada
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf
Greenwood

Xue
Donoghue
Gaja
Sebutinde

Bhandari
Judges ad hoc Mahiou
Daudet

Registrar Couvreur

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

Le Gouvernement du Burkina Faso est représenté par :

S. Exc. M. Jerôme Bougouma, ministre de l’administration territoriale, de la décentralisation et de
la sécurité,

comme agent ;

S. Exc. Mme Salamata Sawadogo/Tapsoba, ministre de la justice, garde des sceaux,

S. Exc. M. Frédéric Assomption Korsaga, ambassadeur du Burkina Faso auprès du Royaume des
Pays-Bas,

comme coagents ;

S. Exc. M. Alain Edouard Traoré, ministre de la communication, porte-parole du Gouvernement,

comme conseiller spécial ;

Mme Joséphine Kouara Apiou/Kaboré, directrice générale de l’administration du territoire,

M. Claude Obin Tapsoba, directeur général de l’Institut géographique du Burkina Faso,

M. Benoît Kambou, professeur à l’Université de Ouagadougou,

M. Pierre Claver Hien, historien, chercheur au centre national de la recherche scientifique et
technologique,

comme agents adjoints ;

M.MathiasForteau, professeur à l’Université ParisOuest, Nanterre-La Défense, membre de la

Commission du droit international,

M. Alain Pellet, professeur à l’Université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, ancien président de la
Commission du droit international, membre associé de l’Institut de droit international,

M. Jean-Marc Thouvenin, professeur à l’Université Pa ris Ouest, Nanterre-La Défense, directeur du
Centre de droit international de Nanterre, avocat au barreau de Paris (cabinet Sygna Partners),

comme conseils et avocats ;

M. Halidou Nagabila, ingénieur topographe,

M. André Bassolé, expert en géomatique,

M. Dramane Ernest Diarra, administrateur civil,

e
M Benoît Sawadogo, avocat à la Cour,

M Héloïse Bajer-Pellet, avocat au barreau de Paris,

M. Romain Pieri, chercheur en droit international,

M.LudovicLegrand, chercheur au Centre de dr oit international de Nanterre (CEDIN), juriste

(cabinet Sygna Partners),

M. Simplice Honoré Guibila, directeur général des affaires juridiques et consulaires,

M. Daniel Bicaba, ministre conseiller à l’ambassade du Burkina Faso à Bruxelles,

comme conseillers. - 5 -

The Government of Burkina Faso is represented by:

H.E. Mr. Jérôme Bougouma, Minister for Territorial Administration, Decentralization and Security,
Asgent;

H.E. Ms Salamata Sawadogo/Tapsoba, Minister of Justice and Keeper of the Seals,

H.E.Mr. Frédéric Assomption Korsaga, Ambassador of Burkina Faso to the Kingdom of the

Netherlands,
Cso-Agents;

H.E. Mr. Alain Edouard Traoré, Minister of Communication, Government Spokesman,

as Special Adviser;

Ms Joséphine Kouara Apiou/Kabore, Director-General of Territorial Administration,

Mr. Claude Obin Tapsoba, Director-General of the Geographical Institute of Burkina,

Mr. Benoît Kambou, Professor at the University of Ouagadougou,

Mr. Pierre Claver Hien, Historian, Researcher at the National Science and Technology Research
Centre,

Dseputy-Agents;

Mr.Mathias Forteau, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense, Member of
the International Law Commission,

Mr. Alain Pellet, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense, former Chairman
of the International Law Commission, associate member of the Institut de droit international,

Mr.Jean-Marc Thouvenin, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense,
Director of the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), member of the Paris Bar
(Cabinet Sygna partners),

as Counsel and Advocates;

Mr. Halidou Nagabila, Surveying Engineer,

Mr. André Bassolé, Geomatics Expert,

Mr. Dramane Ernest Diarra, Civil Administrator,

Maître Benoît Sawadogo, Avocat à la Cour,

Maître Héloïse Bajer-Pellet, member of the Paris Bar,

Mr. Romain Pieri, International Law Researcher,

Mr. Ludovic Legrand, Researcher at the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Lawyer
(Cabinet Sygna partners),

Mr. Simplice Honoré Guibila, Director-General of Legal and Consular Affairs,

Mr. Daniel Bicaba, Minister-Counsellor, Embassy of Burkina Faso in Brussels,
Asdvisers. - 6 -

Le Gouvernement du Niger est représenté par :

S. Exc. M. Mohamed Bazoum, ministre d’Etat, ministre des affaires étrangères, de la coopération,
de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur, président du comité d’appui aux conseils
du Niger,

comme chef de la délégation et agent ;

S. Exc. M. Abdou Labo, ministre d’Etat, ministre de l’intérieur, de la sécurité publique, de la
décentralisation, et des affaires religieuses,

comme coagent ;

S. Exc. M Karidio Mahamadou, ministre de la défense nationale,

S. Exc. M. Marou Amadou, ministre de la justice, garde des sceaux, porte-parole du gouvernement,

S. Exc. M. Issaka Djibo, ambassadeur de la République du Niger auprès du Royaume des

Pays-Bas,

comme coagents adjoints ;

M.Sadé Elhadji Mahaman, conservateur des archives et bibliothèques, coordonnateur du

secrétariat permanent du comité d’appui aux conseils du Niger,

comme agent adjoint ;

M.JeanSalmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, membre de l’Institut de
droit international, membre de la Cour permanente d’arbitrage,

comme conseil principal ;

M. Maurice Kamto, professeur agrégé de droit public , avocat au barreau de Paris, ancien doyen de
la faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université de Yaoundé II, ancien président et
membre de la Commission du droit internationa l, membre associé de l’Institut de droit

international,

M.PierreKlein, professeur de droit et directeur adjoint du Centre de droit international de
l’Université libre de Bruxelles,

M.AmadouTankoano, professeur de droit internatio nal, enseignant-chercheur et ancien doyen de
la faculté de sciences économiques et juridiqu es de l’Université AbdouMoumouni de Niamey
du Niger,

comme conseils ;

Mme MartynaFalkowska, chercheuse au Centre de droit international à l’Université libre de
Bruxelles,

comme assistante des conseils ; - 7 -

The Government of Niger is represented by:

H.E.Mr. Mohamed Bazoum, Minister of State for Foreign Affairs, Co-operation, African
Integration and Nigeriens Abroad, Chairman of the Support Committee to Counsel for Niger,

as Head of the Delegation and Agent;

H.E.Mr.Abdou Labo, Minister of State for the Interior, Public Security, Decentralization and
Religious Affairs,

as Co-Agent;

H.E. Mr. Karidio Mahamadou, Minister of National Defence,

H.E. Mr. Marou Amadou, Minister of Justice, Keeper of the Seals, Government Spokesman,

H.E. Mr. Issaka Djibo, Ambassador of Niger to the Kingdom of the Netherlands,

as Deputy Co-Agents;

Mr.Sadé Elhadji Mahaman, Curator of Archives and Libraries, Co-ordinator of the Permanent
Secretariat of the Support Committee to Counsel for Niger,

as Deputy Agent;

Professor Jean Salmon, Professor emeritus of the Université Libre de Bruxelles, Member of the
Institut du droit international, member of the Permanent Court of Arbitration,

as Lead Counsel;

Professor Maurice Kamto, Professor agrégé of public law, member of the Pa ris Bar, former Dean

of the Faculty of Law and Political Science at the University of YaoundéII, former Chairman
and Member of the International Law Commissi on, associate member of the Institut de droit
international,

Professor Pierre Klein, Professor of Law at the Université Libre de Bruxelles, Deputy-Director of
the Centre of International Law,

Professor Amadou Tankoano, Professor of International Law, former Dean of the Faculty of

Economic and Legal Science, Lecturer and Re searcher at Abdou Moumouni University in
Niamey, Niger,

as Counsel;

MsMartyna Falkowska, Researcher at the Centre of International Law, Université Libre de
Bruxelles,

as Assistant; - 8 -

Le général Maïga Mamadou Youssoufa, gouverneur de la région de Tillabéri,

M.AmadouTcheko, directeur général des affaires juridiques et consulaires au ministère des
affaires étrangères, de la coopéra tion, de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,
coordinateur adjoint du comité d’appui aux conseils du Niger,

Le colonelMahamaneKoraou, secrétaire permanent de la commission nationale de frontières,
membre du comité d’appui aux conseils du Niger (en retraite),

M. Mahamane Laminou Amadou Maouli, magistrat, rapporteur du comité d’appui aux conseils du

Niger,

M.HassimiAdamou, ingénieur géomètre principa l, directeur général de l’Institut géographique
national du Niger, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,

M.HamadouMounkaila, ingénieur géomètre princi pal à la commission nationale des frontières,
membre du comité d’appui aux conseils du Niger,

M. Mahamane Laminou, ingénieur géomètre principal, expert à l’institut géographique national du

Niger, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,

M. Soumaye Poutia, magistrat, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,

M. Idrissa Yansambou, directeur des archives nationales du Niger, membre du comité d’appui aux
conseils du Niger,

M. Belko Garba, ingénieur géomètre, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,

Le général Yayé Garba, ministère de la défense nationale, membre du comité d’appui aux conseils
du Niger,

M. Seydou Adamou, conseiller technique du ministre d’Etat, ministre des affaires étrangères, de la

coopération, de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,

M. Abdou Abarry, directeur général des relations bilatérales au ministère des affaires étrangères, de
la coopération de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,

Le colonel Harouna Djibo Hamani, directeur de la coopération militaire, des opérations et du
maintien de la paix au ministère des affaires étrangères, de la coopération, de l’intégration
africaine et des Nigériens à l’extérieur,

comme experts ;

M. Ado Elhadji Abou, ministre conseiller à l’ambassade du Niger à Bruxelles,

M. Chitou Boubacar, chargé du protocole à l’ambassade du Niger à Bruxelles,

M. Salissou Mahamane, agent comptable du comité d’appui aux conseils du Niger,

M.AbdoussalamNouri, secrétaire principal au secrétariat permanent du comité d’appui aux
conseils du Niger,

Mme Haoua Ibrahim, secrétaire au secrétariat permanent du comité d’appui aux conseils du Niger,

comme personnel d’appui. - 9 -

General Maïga Mamadou Youssoufa, Governor of the Region of Tillabéri,

Mr.Amadou Tcheko, Director-General of Legal and Consular Affairs at the Ministry of Foreign
Affairs, Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad, Deputy Co-ordinator of the
Support Committee to Counsel for Niger,

Col. (retired) Mahamane Koraou, Permanent Secretary to the National Boundaries Commission,
member of the Support Committee to Counsel for Niger,

Mr.Mahamane Laminou Amadou Maouli, Magistra t, Rapporteur of the Support Committee to

Counsel for Niger,

Mr.Hassimi Adamou, Chief Surveyor, Director-Gen eral of the National Geographical Institute of
Niger (NGIN), member of the Support Committee to Counsel for Niger,

Mr. Hamadou Mounkaila, Chief Surveyor at the National Boundaries Commission, member of the
Support Committee to Counsel for Niger,

Mr.Mahamane Laminou, Chief Surveyor, Expert at the National Geographical Institute of Niger

(NGIN), member of the Support Committee to Counsel for Niger,

Mr. Soumaye Poutia, Magistrat, member of the Support Committee to Counsel for Niger,

Mr.Idrissa Yansambou, Director of the National Archives of Niger, member of the Support
Committee to Counsel for Niger,

Mr. Belko Garba, Surveyor, member of the Support Committee to Counsel for Niger,

General Yayé Garba, Ministry of National Defe nce, member of the Support Committee to Counsel
for Niger,

Mr. Seydou Adamou, Technical Adviser to the Minister of State for Foreign Affairs, Co-operation,

African Integration and Nigeriens Abroad,

Mr.Abdou Abarry, Director-General of Bilatera l Relations, Ministry of Foreign Affairs,
Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad,

Col. Harouna Djibo Hamani, Director of Milita ry Co-operation and Peace-Keeping Operations,
Ministry of Foreign Affairs, Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad,

as Experts;

Mr. Ado Elhadji Abou, Minister-Counsellor, Embassy of Niger in Brussels,

Mr. Chitou Boubacar, Protocol Officer, Embassy of Niger in Brussels,

Mr. Salissou Mahamane, Accountant of the Support Committee to Counsel for Niger,

Mr.Abdoussalam Nouri, Principal Secretary, Perm anent Secretariat of the Support Committee to

Counsel for Niger,

MsHaoua Ibrahim, Secretary, Permanent Secretariat of the Support Committee to Counsel for
Niger,

as Support Staff. - 10 -

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre le premier tour de pl aidoiries de la République du Niger. Celle-ci

achèvera son premier tour de plaidoiries à la séance qui se tiendra le vendredi12octobre

à15heures. Je donne à présent la parole à SonExcellenceM.MohamedBazoum, ministre et

agent de la République du Niger. Monsieur l’agent, vous avez la parole.

M. BAZOUM :

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un grand

honneur et un réel plaisir de prendre, aujourd’hui, la parole devant vous, en ma qualité d’agent de

la République du Niger dans le cadre du différend frontalier qui oppose mon pays au Burkina Faso.

Je voudrais de prime abord vous transmettre, Monsie ur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour, les chaleureuses salutations de S. Exc. M. Issoufou Mahamadou, président de la République

du Niger, qui a foi en votre institution. Je voudr ais vous transmettre par la même occasion les

salutations du Gouvernement et du peuple nigériens.

A vous, mes chers frères du Burkina Faso, veuillez recevoir mes salutations les plus

fraternelles et amicales.

2. Monsieur le président, le Niger et le Burk ina Faso, c’est un rappel, sont deux pays frères,

unis par l’histoire, l’économie, la culture et la géographie.

3. Ils ont en partage d’importantes communautés ethniques le long de la frontière commune.

Celles-ci sont unies par des liens multiformes, comme l’atteste notamment la pratique du cousinage

à plaisanterie entre certaines d’entre elles. Ces liens sont restés intacts, malgré les modifications

territoriales qui ont pu, au cours du temps, affecter cet espace.

4. Le règlement par la Cour du différend fr ontalier en cours sera, j’en suis convaincu,

l’occasion pour les deux pays de renforcer davantage les liens denses et nombreux qui les unissent

depuis toujours; en effet, avec la délimitation définitive de la frontière commune, chaque Etat

connaîtra les limites exactes de son territoire et par voie de conséquence l’assise matérielle de sa

souveraineté. Cette frontière deviendra alor s non plus une cause de dissension entre nos deux

Etats, mais plus que jamais un pont entre nos deux peuples. - 11 -

5. Il convient de rappeler que pas moins de dix-sept accords bilatéraux de coopération lient

nos deux pays. Le comité de suivi et d’évaluation de la grande commission mixte nigéro-burkinabè

de coopération qui s’est réunie cette année au mois de mars a fait le bilan de cette coopération ; elle

a été jugée intense et profitable aux deux pays.

6. Une partie des exportations et importations du Niger traverse le territoire burkinabè sur de

longues distances. Ce trafic, décisif pour mon pays, a cours dans des conditions que nous

apprécions de façon très positive. C’est le lieu pour moi de rendre à cet égard un hommage mérité

aux autorités et au peuple burkinabè. De surcroît, des relations personnelles d’amitié sincère et de

forte estime réciproque ont toujours lié les présidents Issoufou Mahamadou et Blaise Compaoré.

7. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, en dépit de ce contexte

favorable que je viens de décrire qui a permis au Niger et au Burkina Faso d’entretenir des relations

fraternelles, d’amitié et de bon voisinage, les de ux pays connaissent quelques difficultés dans la

gestion de la zone frontalière en raison justement de l’incertitude sur le tracé de la limite commune.

Ces difficultés remontent à l’époque coloniale et n’ont pas disparu avec l’accession des deux pays à

la souveraineté internationale. Elles ont comme conséquences d’incessantes palabres au sujet de

l’accès aux ressources naturelles (terre, eau, pâturage) et de leur exploitation. Ces difficultés sont

accrues par le fait que certaines des populations en question sont semi-nomades.

8. Durant la période coloniale de nombreuses voix se sont élevées dans les deux colonies

concernées pour déplorer les incertitudes de la limite territoriale. Plus précisément, les

administrateurs coloniaux aussi bien de la Haut e-Volta que du Niger ont critiqué l’imprécision et

1
l’inexactitude de la limite intercoloniale telle que fixée par l’arrêté du 31 août 1927 et son erratum

du 5 octobre de la même année 2 dont la rédaction était qualifiée, à maintes reprises, d’insuffisante

3
et défectueuse .

9. Ces critiques se sont poursuivies après les indépendances 4, d’autant plus que la

transformation de la limite intercoloniale en fr ontière internationale a engendré de nouveaux types

1
MN, annexe B 26.
2
MN, annexe B 27.
3 MN, par. 2.3.–2.8.

4 Voir notamment, MN, par. 2.9-2.11. - 12 -

de conflits. Il s’agit de conflits territoriaux entr e les deux Etats souverains portant très souvent sur

l’appartenance de villages entiers à l’un ou l’autre pays. De même, s’est posée la question de la

nationalité de certaines populations résidant particulièrement entre Dori et Téra. Par ailleurs,

l’incertitude quant au tracé exact de la frontiè re a engendré des difficultés en ce qui concerne

l’exercice de leurs compétences par les fonctionnair es, en particulier les membres des forces de

sécurité des deux pays sur ce que l’un ou l’autre Etat perçoit comme étant son territoire.

10. Face à ces problèmes récurrents, les r esponsables des deux pays ont déployé de

nombreux efforts en vue de l’identification du tracé précis de la frontière.

Ainsi, dès leur accession à la souveraineté inte rnationale, le Burkina Faso et la République

du Niger se sont efforcés de régler pacifiquement leur différend frontalier à travers la détermination

en commun du tracé exact de leur frontière commune et de son abornement. Ils l’ont fait avec un

souci remarquable de ménager leurs relations d’amitié et de bon voisinage, de préserver la paix sur

le terrain entre les populations des zones frontalières concernées
.

11. A cet effet, plusieurs rencontres ont eu lieu entre les autorités locales frontalières

intéressées. Ces rencontres furent formalisées av ec la signature en1964 déjà, à Niamey, d’un

5
protocole d'accord en vue de régler les problèmes pratiques qui se posaient dans le cadre de la

gestion de la frontière commune. Cet accord aborda en particulier la question de la délimitation de

la frontière entre les deux pays. Il a établi une commission mixte paritaire de dixmembres

maximum comprenant nécessairement les chefs d es circonscriptions administratives intéressées,

chargée d’entreprendre les travaux de matérialisation de la frontière.

En janvier juin1968, les deux Etats se sont accordés sur l’idée de confier à l’institut

géographique national (IGN) de France l’aborne ment de l’ensemble de la frontière commune 6.

Mais cette mission n’a pu être réalisée.

12. Quelques années plus tard, après une période marquée par un ralentissement des activités

de la commission paritaire, les deux gouvernem ents relancèrent des démarches sur le plan

diplomatique. Ainsi, en1985, le ministre délé gué à l’intérieur du Niger et le ministre de

5
MN, annexe A 1.
6CMN, par. 1.2.5–1.2.6. - 13 -

7
l’administration territoriale et de la sécurité du Burkina Faso se rencontrèrent à Niamey .

Deuxannées plus tard intervint la signature de l’accord et du protocole du 28mars1987 entre le

Gouvernement du Burkina Faso et le Gouvern ement de la République du Niger sur la

8
matérialisation de la frontière entre les deux pays . L’accord créa une commission technique mixte

d’abornement de la frontière dont les travaux ont permis la conclusion en2009 d’un accord entre

les deux Etats basé sur le tracé de certains segments de la frontière.

13. Comme vous le savez, ces efforts n’ont abouti qu’à la délimitation et à la démarcation de

la moitié seulement de la frontière. Ne pouvant s’accorder sur le reste, les deux Etats ont conclu en

février2009 le compromis par lequel ils ont confié à la Cour le règlement de la partie de la

frontière demeurée en litige 9 .

Ce compromis prévoit en son article2 à la fois de déterminer la frontière entre le

Burkina Faso et le Niger dans le secteur allant de la borne astronomique de Tong-Tong au début de

la boucle de Botou sur laquelle nous ne nous sommes pas entendus , d’une part, et de donner acte

aux Parties de leur entente sur les résultats des travaux de la commission technique d’abornement

de la frontière commune, d’autre part.

14. Le Niger estime, comme il l’a toujours soutenu dans ses écritures que l’insertion du

second volet de l’article2 du compromis ne s’impo sait pas. L’accord intervenu entre les deux

Etats sur les secteurs abornés était définitivement acquis et n’a jamais été contesté depuis lors.

Bien qu’il ne perçoive pas l’intérêt de cette demande du BurkinaFaso, le Niger n’a pas voulu s’y

opposer. Dans tous les cas, s’agissant de l’entente entre les Parties, c’est-à-dire l’échange de notes

10
intervenu entre le Niger et le BurkinaF aso en date des 29octobre et 2novembre2009 , qui

constitue bel et bien un accord au regard du droit in ternational, mon pays l’a ratifié conformément

à l’article7 de l’accord du 28mars1987 qui dispos e: «le résultat des travaux d’abornement sera

consigné dans un instrument juridique qui sera soum is à la signature et à la ratification des deux

11
parties contractantes» .

7 MN, annexe A 2.
8
MN, annexe A 4.
9
MN, annexe A 13.
10MN, annexe A 16 et 17.

11MN, annexe A 4. - 14 -

Par conséquent, le Niger estime avoir satis fait à toutes ses obligations découlant du droit

international sur cette question. S’il y a des dout es sur la portée juridique de cet accord, ce n’est

assurément pas du côté du Niger qu’on les trouvera. Mais dans la mesure où la demande a été

adressée à la Cour, il lui appartient d’en apprécier la pertinence.

15. Pour le Niger, tout comme pour le BurkinaFaso, c’est la deuxième fois que nos Etats

placent leur confiance en la Cour en vue d’aboutir à un règlement pacifique et définitif d’un

différend frontalier avec l’un de leurs voisins . C’est l’occasion pour moi de renouveler la

confiance que le Gouvernement de la République du Niger a placée en la Cour en décidant de faire

appel à elle et d’accepter son verdict.

Je suis convaincu que, quelle que soit l’issue de la présente affaire, ce choix judicieux va

concourir au renforcement des re lations de bon voisinage que nous entretenons pour le plus grand

bénéfice de nos populations respectives.

16. Monsieur le président, Mesdames et M essieurs de la Cour, je ne peux toutefois

m’empêcher de relever que le Gouvernement de la République du Niger a été surpris par le ton

utilisé dans les écritures du BurkinaFaso. Ce to n contraste inutilement avec les relations de

cordialité et d’amitié qui existent entre nos deux pays et ne contribue en rien à la sérénité des

débats. En effet, le Niger est un pays particu lièrement attaché au respect de ses engagements et

entretient avec l’ensemble de ses partenaires une relation de confiance. Je ne reconnais par

conséquent pas mon pays à travers cette image de légèreté et de versatilité que la Partie adverse

s’est efforcée de lui coller tout au long de ses plaidoiries. C’est pourquoi je récuse cette image

avec la plus grande vigueur.

17. S’agissant de l’allégation selon laquelle le Niger aurait changé à plusieurs reprises sa

ligne d’argumentation, je dois simplement noter que les travaux de la commission mixte ont certes

pu être marqués par quelques changements de position de la part des experts nigériens, encore que

la position du BurkinaFaso n’a pas été, elle non plus, immuable. Mais ce n’est qu’après de

longues recherches dans les archives et des analyses plus détaillées des documents pertinents que le

Niger s’est progressivement formé une opinion à la fois sur les faits compliqués du litige et sur les

règles de droit qu’il convenait de leur appliquer. Chaque problème de frontière conduit les Etats à

se pencher sur leur passé et à le découvrir davantage. Le Niger n’a pas échappé à la règle. Tant - 15 -

qu’une négociation n’est pas définitivement clôturée , les hésitations ne sauraient être considérées

comme une faute. Elles marquent, bien au contra ire, un esprit d’ouverture et des allées et venues

dialectiques entre le souhait sincère de mettre fin à un litige et la défense légitime de ses droits qui

s’éclairent à la lumière de la connaissance des fait s qui en forment l’infrastructure. Si les choses

étaient simples et éviden tes, il n’y aurait tout simplement pas eu de différend. C’est pour cette

raison que la position du Niger a connu, sur certa ines questions, une certaine évolution entre son

mémoire et son contre-mémoire. Nous assumons cette évolution, nous sommes persuadés que la

Cour saura apprécier cet aspect des choses.

18. Il ne m’appartient pas d’exposer le résulta t de ces recherches et de ces réflexions. Les

éminents conseils du Niger s’emploieront à le fa ire dans les heures qui viennent. Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je voudrais vous les présenter même si certains

d’entre eux vous sont connus déjà. Il s’agit :

⎯ du professeur Jean Salmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, membre de la

Cour permanente d’arbitrage et membre de l’Institut de droit international ;

⎯ du professeur MauriceKamto, professeur à l’Université de YaoundéII, membre de la Cour

permanente d’arbitrage, membre et ancien pr ésident de la Commission du droit international

des Nations Unies, membre associé de l’Institut de droit international ;

⎯ du professeur Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles ; et

⎯ du professeur Amadou Tankoano, professeur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey.

19. En vous remerciant Monsie ur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour de votre

aimable attention, je vous prie de bien vouloi r donner la parole au professeur AmadouTankoano

qui va vous présenter le contexte historique de l’affaire dans le cadre de l’Afrique occidentale

française.

Merci, Monsieur le président.

Le PRESIDENT: Je vous remerc ie Monsieur l’agent et Monsie ur le ministre d’Etat. Je

passe la parole au professeur Amadou Tankoano. Vous avez la parole, Monsieur. - 16 -

M. TANKOANO :

L E CONTEXTE HISTORIQUE DE LA PÉRIODE COLONIALE :
L’A FRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, c’est un insigne honneur pour

moi d’intervenir dans la présente instance, pour ser vir une nouvelle fois la ca use de mon pays. La

République du Niger a choisi de débuter les pl aidoiries de ses conseils par un exposé sur le

contexte historique de la période coloniale dans le cadre de l’Afrique occidentale française (AOF).

Certains aspects de ce contexte historique vous ont déjà été présentés par les conseils du

BurkinaFaso. Vous me permettrez cependant d’ insister sur plusieurs aspects de cette évolution

historique en vue d’illustrer les modifications et mutations territoriales intervenues dans la région

frontalière. A cet effet, je vous présenterai su ccessivement les points suivants: premièrement,

l’organisation administrative et territoriale de l’Afrique occidentale française entre sa création et les

indépendances (A); deuxièmement, la répartition des compétences entre les différentes autorités

métropolitaines et coloniales françaises en matière de création des colonies et des circonscriptions

administratives à l’intérieur des territoires (B) ; troi sièmement, l’évolution du territoire du Niger et

les avatars de la colonie de la Haute-Volta (C) ; et, enfin, les modifications et mutations territoriales

dans la région frontalière (D).

A. L’organisation administrative et territoriale de l’AOF entre sa création
et les indépendances

2. Conformément aux méthodes françaises de conquête progressive, la conquête de l’Afrique

de l’Ouest s’est opérée selon le principe de la «tâc he d’huile». Celle-ci consistait, au départ de

points d’appui conquis en territoires adverses (les «tatas» ou villages fortifiés), à se rendre maître

de la totalité des territoires des chefs autochtones vaincus par resserrement graduel des mailles.

Au fur et à mesure de la pénétr ation, de l’occupation et de l’ implantation françaises en Afrique

occidentale française, s’est constitué un ensemble de colonies, séparées sur la côte par des enclaves

relevant d’autres puissances, mais se rejoignant par l’arrière-pays.

3. [Projection.] Le Gouvernement du Sénéga l, première implantati on française dans la

région, constitué en 1840, s’est étendu graduellement dans l’ interland du Sénégal dans une région - 17 -

ayant donné naissance à une nouvelle colonie, dé nommée Soudan français. En dehors de ces deux

colonies, d’autres établissements français s’implantèrent sur la côte atlantique, notamment la

Côte d’Ivoire, le Dahomey et la Guinée française. Chacun était doté d’une administration distincte.

Il est toutefois apparu aux autorités coloniales que ces différentes entités devaient former un

ensemble. Les autorités françaises ont décidé d’unir toutes les colonies de l’Afrique occidentale en

un groupe pour donner plus de cohésion à leur acti on politique et militaire, tout en maintenant à

chaque colonie son individualité distincte. [Fin de la projection.] L’union fut ébauchée par un

décret du 16 juin 1895 ⎯ sous le nom d’Afrique occidentale française ⎯ et perdura jusqu’à la fin

de la période coloniale.

4. En instituant un gouvernement général de l’AOF, il s’agissait de créer un organe chargé de

coordonner les activités et de résoudre les conflits entre les différents territoires qui en faisaient

partie et dont les intérêts étaient parfois divergents.

5. En 1904, une «Charte de l’AOF» dote cet or ganisme de la personnalité civile et d’organes

distincts des colonies qui la composent. Ce text e demeura d’application durant toute la période

coloniale sous réserve de quelques modifications mineures.

6. [Projection de la carte montrant l’AOF dans son ensemble.] A l’aube de l’indépendance,

l’Afrique occidentale française était constituée par l es territoires suivants: la Côte d’Ivoire, le

Dahomey (Bénin actuel), la Guinée, la Haute-Volta (Burkina Faso actuel), la Mauritanie, le Niger,

le Sénégal et le Soudan français (Mali actuel) 1. Depuis 1946, l’appellation territoire d’outre-mer

se substitue à celle de colonie. [Fin de la projection.]

7. Comme on va le voir maintenant, la créa tion des colonies d’abord, puis des territoires

d’outre-mer composant l’AOF relevait de la compétence des autorités fran çaises métropolitaines.

Quant à la détermination des circonscriptions admini stratives au sein des territoires, elle incombait

aux autorités coloniales déconcentrées.

12
MN, p. 5-6, par. 1.3. - 18 -

B. La répartition des compétences entre les autorités métropolitaines et coloniales françaises
en matière de création des colonies et des circonscriptions administratives

à l’intérieur des territoires

8. Pour décrire la structuration administrative de l’AOF, la Cour ne nous en voudra pas de

reprendre les termes dont la Chambre s’ est elle-même servie dans l’affaire du Différend frontalier

Bénin/Niger :

«[Les] possessions françaises en Afrique o ccidentale furent dotées, par décret

du président de la République française en date du 16juin1895, d’une organisation
administrative territoriale centralisée placée sous l’autorité d’un gouverneur général.
L’AOF ainsi créée était divisée en colonies, à la tête desquelles se trouvaient des
lieutenants-gouverneurs, elles-mêmes cons tituées de circonscriptions de base

dénommées cercles et administrées par des commandants de cercle; chaque cercle
était à son tour composé de subdivisions, administrées par des chefs de subdivision,
comprenant des cantons, qui regroupaient plusieurs villages.» ( Différend frontalier
(Bénin/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 110, par. 29.)

Quant à la question de la compétence relative à la création des colonies, la Chambre de la Cour a

exposé ce qui suit :

«la création et la suppression des colonies étaient du ressort des autorités
métropolitaines: le président de la Républiq ue française, agissant par décret, sous
l’empire de la constitution de la Troisi ème République, puis le Parlement français,
après l’adoption de la constitution du 27 octobre 1946» (ibid., p. 110, par. 30).

Enfin, s’agissant de la création des cercles à l’intérieur des colonies, la Chambre ajoutait que :

«La compétence pour créer des subdivisions territoriales au sein d’une même
colonie relevait en revanche de l’autorité de l’AOF jusqu’en1957, lorsqu’elle fut

transférée aux institutions représentatives locales.

L’articl5 du décret du président de la République française, du
18octobre1904, portant réorganisation de l’AOF, attribua au gouverneur général

compétence pour «détermin[er] en conseil de gouvernement et sur la proposition des
lieutenants-gouverneurs intéressés les circonscriptions administratives dans chacune
des colonies».» (Ibid.)

En ce qui concerne la procédure à suivre, invoquant la circulairen o 114 c) du 3 novembre 1912,

relative à la forme à donner aux actes portant or ganisation des circonscriptions et subdivisions

administratives, la Chambre soulignait que :

««toute mesure intéressant la circonscrip tion administrative, l’unité territoriale
proprement dite, c’est-à-dire affectant le cercle, soit dans son existence (créations ou
suppressions), soit dans son étendue, so it dans sa dénomination, soit dans

l’emplacement de son chef-lieu», devait être sanctionnée pa r un arrêté général pris en
conseil de gouvernement [de l’AOF]; il a ppartenait au lieutenant-gouverneur de
chaque colonie «de préciser, par des arrêtés, dont [le gouverneur général se] réserv[ait]
l’approbation, les limites topographiqu es exactes et détaillées de chacune de ces

circonscriptions», ainsi que, «dans l’intérieur des cercles, [de] fixer ... le nombre et - 19 -

l’étendue des subdivisions territoriales...et l’emplacement de leur centre» par des
actes locaux» (ibid., p. 111, par. 30).

9. On va maintenant voir concrètement, sur cette toile de fond, comment les territoires du

Niger et de la Haute-Volta ont évolué durant la période coloniale.

C. L’évolution du territoire du Niger et les avatars de la colonie de Haute-Volta

10. Les développements qui suivent sont relativement complexes, car ils retracent les

changements de dénominations et les recompositions successives de l’espace colonial français dans

la région qui sont effectués par la puissance ad ministrante en fonction de la conquête, de

l’occupation militaire et de l’évolution de la pacifica tion. En effet, après cette dernière étape, ce

qui constituait au départ un territoire militaire placé sous l’autorité de l’armée coloniale, sera par la

suite transformé en territoire civil, puis en colonie.

[Projection de la carte.]

11. Dans le cours de l’évolution de l’organi sation coloniale de la région dont on épargnera

les détails à la Cour, un décret du 20déce mbre1900 fixe l’assise territoriale d’un troisième

13
territoire militaire , situé sur la rive gauche du fleuve Niger, espace géographi que qui deviendra

ultérieurement la colonie, puis l’Etat du Niger.

[Fin de la projection.]

12. [Projection.] En 1904, un regroupement est opéré en créant la colonie du Haut-Sénégal

et Niger 14. Celle-ci comprend des cercles d’administration civile et le Territoire militaire du Niger.

En 1919, un décret détache certains cercles méridionaux et orientaux de la colonie du Haut-Sénégal

et Niger, dont Dori et Say pour former la nouvelle colonie de la Haute-Volta. La limite entre la

Haute-Volta et le Territoire militaire du Niger était alors fixée au fleuve Niger 15.

[Fin de la projection.]

13. Le 4décembre1920, le Territoire milita ire du Niger prendra le nom de Territoire du

16 17
Niger , pour devenir le 13 octobre 1922 la colonie du Niger .

13MN, p. 7-8, par. 1.9.
14
MN, p. 9, par. 1.12.
15
MN, p. 14, par. 1.17.
16MN, p. 15, par. 1.19.

17MN, p. 16, par. 1.21. - 20 -

18
14. [Projection.] En 1932, un décret supprime la Haute-Volta et répartit les cercles qui la

composaient entre les colonies voisines du Niger, du Soudan français et de la Côte d’Ivoire. [Fin

de la projection.] Avec l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946, l’empire colonial français

prend la dénomination d’Union française, dans le cadre de laquelle [projection], le

4septembre1947, l’Assemblée nationale française r econstitue la colonie de la Haute-Volta dans

19
ses limites de 1932 [fin de la projection]. Cette situation ne changera pas jusqu’en 1960.

15. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, le dernier point de mon

intervention sera consacré à l’étude des modificatio ns et mutations territoriales dans la région

frontalière.

D. Les modifications et les mutations territoriales dans la région frontalière

16. [Projection.] Dans les premiers temps de l’implantation françai se dans la région,

en1897, la zone litigieuse actuelle était englobée dans la colonie du Soudan français. En1899,

suite à la dislocation du Soudan français ayant entraîné la création des premier et deuxième

territoires militaires, le poste de Dounzou transformé en cercle en octobre 1899 et la résidence de

Dori sont rattachés au premier territoire militaire. Le territoire de Say, quant à lui, est rattaché à la

20
colonie du Dahomey . Il importe de souligner que le cercle de Dounzou, qui va devenir le cercle

21
de Tillabéry en décembre 1907, est situé à cheval sur les deux rives du fleuve Niger. La parti
e de

ce cercle située sur la rive droite est communément appelée zone dite de Téra. Cette zone gardera

la même configuration par la suite [fin de la proj ection et projection suivante]. Quant au cercle de

Say, il fut retiré à la colonie du Dahomey en1907 également, pour être incorporé au Territoire

22
militaire du Niger, englobé dans la colonie du Haut-Sénégal et Niger . Il fut intégré dans le cercle

de Djerma en tant que subdivision. Tout comme la zone dite de Téra, le cercle de Say va garder la

même configuration par la suite. [Fin de la projec tion et projection suivante.] Le 21 juin 1909, la

résidence de Dori, qui avait été antérieurement transformée en cercle de Dori, est détachée du

18MN, annexe B 29.
19
MN, annexe B.30.
20
MN, p. 8, par. 1.10 (annexe B 2).
21MN, p.11, par. 1.15.

22MN, p.10, par. 1.14. - 21 -

23
Territoire militaire du Niger pour être intégrée au territoire civil du Haut-Sénégal et Niger [fin de

la projection].

17. [Projection.] En 1910, à la suite d’un arrêté du gouverneur général de l’AOF, les cantons

du cercle de Say, d’une part, et ceux du cercle de T illabéry situés sur la rive droite du fleuve Niger,

24
d’autre part, sont rattachés au territoire civil du Haut-Sénégal et Niger . Ces cantons du cercle de

Tillabéry situé sur la rive droite du fleu ve Niger, sont incorporés au cercle de Dori 25 à l’intérieur

duquel ils formeront une nouvelle circonscription admini strative, la subdivision de Téra [fin de la

projection].

18. [Projection.] Le décret du 1 ermars 1919 détache sept cercles méridionaux et orientaux

de la colonie du Haut-Sénégal et Niger, dont ce ux de Dori et de Say, pour former la nouvelle

colonie de la Haute-Volta 26. A la suite de cette création, la subdivision de Téra passe sous

l’administration directe du cercle de Dori 27 [fin de la projection].

19. Le décret du 28décembre1926 du président de la république française procède à de

nouvelles mutations territoriales dans la région. [Pro jection.] Il va restituer à la colonie du Niger

le cercle de Say, amputé du canton gourmantché de Bo tou qui reste attaché à la Haute-Volta. Il va

également restituer à la colonie du Niger les canto ns du cercle de Dori relevant, autrefois, du

Territoire militaire du Niger, soit la région de Té ra et de Yatacala qui en avait été détachée

28
en 1910 . Ceux-ci sont rattachés à la subdivision de Tillabéry pour reconstituer le cercle de

Tillabéry tel qu’il existait en1907, situé à cheval sur les deux rives du fleuve Niger. C’est à la

suite de ce rattachement que l’a rrêté du 31 août 1927 et l’e rratum du 5 octobre de la même année

sont pris pour fixer la limite entre les deux col onies. Un arrêté local du 3 novembre 1928 recrée la

29
subdivision de Téra dans le cercle de Tillabéry et fixe son chef-lieu à Téra [fin de la projection].

23 MN, p. 12, par. 1.15 (annexe B 13).
24
MN, p. 12-13, par. 1.15.
25
MN, p. 12, par. 1.15 (annexe B 14).
26
MBF, annexe n°16.
27 MN, p. 14, par. 1.18 (annexe B 19).

28 Voir ci-dessus, par. 17 ;
29
MN, p. 22, par. 1.27 (annexe B 28). - 22 -

20. Permettez moi, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour d’apporter une

précision à ce stade. Nos contradicteurs se sont émus à plusieurs reprises du fait que le Niger avait

divisé dans ses écritures la zone en litige en deux secteurs: celui de Say et celui de Téra 30. La

Partie adverse a semblé voir dans l’utilisati on de cette terminologie une propension du Niger à

envisager ces secteurs selon une perspective strictement nationale. Que le Burkina Faso se rassure.

Si le Niger se réfère à cette terminologie, ce n’est ni par impérialisme ni par nombrilisme, mais tout

simplement parce que les deux entités, qui ont été déplacées de la colonie de la Haute-Volta pour

être rattachées à celle du Niger, ont toujours porté ces appellations.

21. La suppression de la colonie de la Haut e-Volta en1932 et son rétablissement en1947

n’entraînent pas de modification des limites des cercles situés dans la zone litigeuse. De1948

jusqu’à l’indépendance, il n’y aura plus de changement.

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je ne suis que trop conscient

du fait que cet exposé a pu vous paraître à certains moments quelque peu fastidieux. Il nous permet

cependant de planter avec précision le décor histor ique sur fond duquel les relations entre les deux

colonies se sont développées. L’on peut par ailleur s en tirer une conclusion essentielle, celle de la

stabilité de la configuration des entités territoriales qui sont déplacées par le colonisateur au fil des

recompositions territoriales dans la région concernée par le présent
litige.

23. Dans le contexte colonial français, le cer cle émerge en tant qu’unité administrative de

er
base. Cette importance est remarquablement illustrée par le fait que le décret du 1 mars 1919 crée

la colonie de la Haute-Volta en détachant certains cercles méridionaux et orientaux de la colonie du

31
Haut-Sénégal et Niger . On retrouve la même façon de procéd er au moment de la dislocation de

la Haute-Volta en1932 et de sa reconstitution en 1947. Les autorités coloniales ont chaque fois

procédé par déplacement de cercles sans traiter de la question de leurs limites. Si vous me

permettez cette métaphore, ce que font les autorit és coloniales, c’est de jouer au puzzle toujours

avec les mêmes pièces. Les pièces ne changent pas ; seul le résultat de l’assemblage varie. C’est la

même logique qui est suivie pour le cercle de Sa y. Au fil de ses rattachements ou détachements

successifs aux divers territoires ou colonies constitu és dans la région, ce cercle conserve la même

30
CR 2012/20, p. 11, par. 53 (Pellet), et p. 15, par. 11 (Forteau).
31Voir ci-dessus, par. 18. - 23 -

configuration. Celle-ci ne sera modifiée que pa r l’extraction du canton gourmantché de Botou en

décembre1926. Il est donc manifeste que les limites des cercl es présentent, durant toute cette

période, plus de pérennité que celles des colonies. Ces limites sont en réalité des limites de fait, qui

ne sont que rarement fixées par des textes, comme ce sera le cas pour Say à partir de 1927.

24. Le même constat de pérennité s’impose aux échelons inférieurs, lorsqu’on démembre un

cercle ou lorsqu’on modifie son assise territoriale. Les autorités coloniales se limitent également,

en pareils cas, à déplacer des subdivisions ou des can tons déjà existants pour les intégrer à un autre

cercle ou à un autre territoire. Ainsi, le décret du 28décembre1926 procède à une redistribution

des territoires entre les colonies du Niger et de la Haute-Volta par un déplacement de cantons qui

sont désormais rattachés à l’autre colonie. [Projection.] Et tout comme c’était le cas pour le cercle

deSay, on constate que la z one dite deTéra, sous des noms divers, se maintiendra depuis ses

origines dans les mêmes limites et sous la même forme. En effet, le détachement de la Haute-Volta

des cantons deDori situés dans la région deTéra etYatacala appartenant, naguère, au territoire

militaire du Niger pour les intégrer dans la col onie du Niger fait renaître la limite préexistante

32
de 1910 qui séparait les cercles deDori et deTillabéry. [Fin de la projection.] Le professeur

JeanSalmon reviendra demain sur cette ligne pr éexistante de1910 dans son exposé sur la limite

dans le secteur de Téra.

25. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie infiniment

pour votre écoute attentive. Monsieur le président, je vous serais très reconnaissant de bien vouloir

donner la parole au professeur Jean Salmon pour poursuivre les exposés oraux du Niger.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur. J’invite Monsieur le professeur

Jean Salmon à continuer les plaidoiries de la République du Niger. Vous avez la parole, Monsieur.

32
Voir ci-dessus, par. 17. - 24 -

M. SALMON :

L’ARGUMENTATION DES P ARTIES : GÉNÉRALITÉS

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en dépit des années, c’est

toujours avec la même émotion que l’on mesure l’ honneur de se retrouver à cette barre. Une fois

de plus, c’est à la confiance du Gouvernement du Niger que je le dois.

Dans le présent litige, selon le compromis (qui se trouve au dossier des juges, ongletn o 1),

les deux Parties semblent d’accord, au moins en principe, sur deux points : l’objet du différend qui

est exprimé à l’article 2 du compromis et le droit applicable dont traite son article 6.

A. L’objet du différend : l’article 2 du compromis de saisine de la Cour

[Début de la projection : Croquis schéma global de la frontière, MN, p. 79.]

2. S’agissant de l’objet du différend, le texte de l’article 2 est équivoque. Le seul tronçon de

la frontière à propos duquel existe un différe nd juridique est celui qui s’étend de la

borneastronomique de Tong-Tong jusqu’àTchenguiliba , à l’entrée de la boucle deBotou. Il est

mentionné au paragraphe 1. Pour les deux autr es tronçons au nord (de N’Gouma à Tong-Tong) et

au sud (de l’entrée de la boucle deBotou à la Mékrou), mentionné au paragraphe2, les Parties

demandent seulement à la Cour qu’elle prenne acte de leur accord.

[Fin de la projection.]

3. Ce paragraphe 2 a pris au cours des plai doiries orales une tournure dramatique qui appelle

une mise au point. L’introduction dans le compro mis de ce paragraphe résulte d’une demande

expresse du BurkinaFaso. La Partie nigérienne y était réticente pour deux raisons. La première

c’est qu’elle estimait l’accord intervenu comme défi nitif. La meilleure preuve, c’est qu’ainsi que

vient de le rappeler l’agent du Niger, le processus de ratification de cet accord a été mené à son

terme au Niger. La seconde est que la mission de la Cour est de trancher des différends juridiques

existant entre parties et non d’intervenir là où il n’y en a plus. Si j’ose dire : qu’irait-elle faire dans

cette galère? Ne voulant pas empêcher la signature du compromis pour une clause jugée

superfétatoire et estimant que la Cour déciderait au mieux de la manière dont il faudrait traiter de

cette demande, le Niger a signé et ratifié le compro mis ainsi rédigé. Il pensait la question close.

Hélas, quelle ne fut pas notre stupeur de voi r que nos scrupules juridiques étaient soudainement - 25 -

présentés comme une manŒuvre, car «habitués aux revirements de nos frères nigériens, nous avons

souhaité que cette entente soit consacrée par la Cour afin que l’ensemble du tracé bénéficie de

l’autorité de la chose jugée» 3. C’est ce qu’a dit l’éminent agent de l’autre Partie.

C’est ensuite le professeurPellet, qui invoque «des revirements de position de la Partie

nigérienne», profère que «le Niger est prompt à tenir de tels accords pour nuls et non avenus»,

qu’«il ne s’agit pas d’un litige réglé», que la prise d’acte par la Cour «confère à la solution qui sera

ainsi consacrée, une stabilité supérieure à celle d’un simple accord…la chose jugée ne peut être

remise en cause qu’en cas de découverte d’un fait nouveau, au sens de l’article 61, paragraphe 1, du

Statut de la Cour, et sous le contrôle étroit de celle-ci» 3. Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs de la Cour, le propos est audacieux en droit. Mais, au-delà, le procédé est

particulièrement outrageant à l’égard du Niger : il consiste à l’accuser de manger sa parole, d’être

un Etat auquel on ne peut pas faire confiance. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque

chose !

Qu’en est-il exactement ? Le compromis déclare

«Considérant que les travaux de la commission technique mixte

d’abornement…ont permis aux Parties de s’accorder sur les secteurs suivants de la
frontière (suivent les deuxsecteurs)… Considérant que les deux Parties acceptent
comme définitifs les résultats des travaux effectués sur lesdits secteurs.»

Quoique le Niger soit lié solennellement par cet accord, on insinue qu’il peut vouloir manquer à ses

obligations internationales. On veut re mplacer cet accord international par une res judicata

susceptible, elle, d’être remise en question «en cas de découverte d’un fait nouveau». La Cour

jugera quelle est la partie qui se réserve des portes de sortie.

B. Le droit applicable : l’article 6 du compromis de saisine de la Cour

4. S’agissant du droit applicable, l’article6 du compromis se réfère expressément à

trois éléments : le principe de l’intangibi lité des frontières héritées de la colonisation ⎯ autrement

dit le principe de l’ uti possidetis juris de 1960, l’accord passé entre les Parties le 28 mars 1987 et,

enfin, le droit international général. Ainsi que l’exposé du professeurTankoano vient de le

33
CR 2012/19, p. 15, par. 9 (Bougouma).
34CR 2012/21, p. 29-30, par. 9 (Pellet). - 26 -

montrer, le présent différend met aux prises deux anciennes colonies qui dépendaient d’une seule et

même puissance coloniale. Ce cas de figure se dis tingue de celui où les Parties sont des Etats qui

relevaient avant l’indépendance de puissances coloniales distinctes. Dans cette dernière hypothèse,

les limites sont fixées par des conventions interna tionales régies par le droit des traités ou résultent

d’autres formes d’accords entre ces puissances coloni ales, par voie d’acquiescement par exemple.

Au cas particulier, comme l’a exposé notre collègue le professeurAmadouTankoano, la

Haute-Volta et le Niger faisaient partie de l’Afrique occidentale française, un regroupement

régional de colonies françaises régi par le dro it que la France appelait à l’époque le droit

d’outre-mer. La Cour s’est déjà trouvée en présence de cette situation à l’occasion des affaires

35
Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) (1986) et Différend frontalier

36
(Bénin/Niger) (2005) .

5. Dans de telles espèces, la méthode classique utilisée pour établir quelle était à la date de

l’indépendance la limite entre les deux colonies consiste, en une première étape, à rechercher, en

remontant dans le temps, quelles furent les décisi ons de l’autorité coloniale commune qui ont fixé

les limites. Il n’y a pas de discussion à cet égard, les textes coloniaux pertinents étaient ceux qui

sont désignés spécifiquement par l’accord du 28mars1987. Il s’agit de l'arrêté général

du 31 août 1927, précisé par son erratum du 5octobre1927 (les membres de la Cour les

connaissent déjà bien, mais ils les trouveront comme documents au dossier des juges, sous les

os
onglets n 2 et 3).

6. La question est donc de savoir comment appliquer ces deux textes et, au besoin, comment

les interpréter.

La manière par laquelle les deux Parties raisonnent à partir de ce moment diffère totalement.

7. Le BurkinaFaso, dans ses plaidoiries écrites et orales adopte une argumentation

résolument théorique et abstraite. Il sacralise l’erratum d’octobre1927. C’est «le titre».

Constitué, selon lui, pour l’essentiel, de lignes droites artificielles et arbitraires dans la meilleure

tradition colonialiste. Il serait parfaitement clair. Il résoudrait toutes les questionset ne

nécessiterait aucune interprétation. Il n’y aurait pas lieu de rechercher s’il repose sur des

35
Affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 554.
36Affaire du Différend frontalier (Bénin/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 90. - 27 -

«effectivités»; il opérerait une délimitation finale ; il suffirait d’appliquer sur le terrain ce qu’il

prescrit.

Ayant montré une fois pour toutes le chemin de la vérité, la Partie adverse, avec l’assurance

de ceux qui ont la foi révélée, écrase de son a rrogance ceux qui ne partagent pas ses certitudes.

Tout ce qui ne correspond pas au lit de Procus te qu’elle préconise subit le supplice de

37
l’irrecevabilité. Partant, la méthode adopt ée par le Niger est «désordonnée et sélective» , fait

38 39 40
l’objet de «carences» ; ses thèses sont «incohérentes» , «travestissent» les textes , «inventent

des points frontières» 41, font montre de «désinvolture» 42, pour reprendre un échantillon des

appréciations élogieuses de la Partie adverse sélec tionné parmi une centaine de la même eau dans

ses écritures. Le flot ne s’est pas tari dans les plaidoiries orales.

8. Cette belle assurance serait convaincante s’ il n’y avait pas quatre-vingt-cinq ans que l’on

se pose des questions sur la signification de l’arrêté général de 1927 et de son erratum. [Début de

la projection: croquis schéma global de la frontiè re, MN, p.79.] Si, au cours des négociations

postérieures à l’indépendance, la section qui va de l’entrée de la boucle de Botou à la Mékrou n’a

pas soulevé de problèmes, tout le reste de la limite a été discuté âprement et ce n’est qu’après de

longues palabres que les Parties ont pu s’accorder sur le sens à donner aux textes ou la localisation

de points dans le secteur qui va des monts N’ Gouma à la borne astronomi que de Tong Tong, leur

substituant parfois des solutions nouvelles tant par rapport au texte que par rapport à la carte IGN,

comme l’a reconnu mon vieil ami le professeur Pellet 43. [Projection : croquis schéma global de la

frontière, MN, p.79.] En revanche, aucun accord n’a pu être trouvé entre TongTong et

Tchenguiliba, section sur laquelle les Parties continuent à diverger. [Fin de la projection.]

37
CMBF, par. 1.1.
38CMBF, par. 1. 2

39CMBF, par. 1.21, 3.8, 3.11.

40CMBF, par. 3.7.

41CMBF, par. 1.25, 1.45, 3.20, 3.43.

42CMBF, par. 3.6.

43CR 2012/21, par. 35, p. 20 - 28 -

9. Devant cette situation, le BurkinaFaso s’enferme dans un système qui n’est pas sans

rappeler l’école de l’exégèse. Le texte de l’ erratum, rien que le texte; des mots désincarnés,

décharnés. Des mots ? Je devrais dire des manques de mots sur de longues distances.

10. L’approche du Niger est totalement différent e. Constatant que les administrateurs sur le

terrain n’ont cessé de se poser des questions dès l’ origine sur le cours du tracé contesté, le Niger

s’est attaché de comprendre ce qui s’était passé; comment on en était arrivé à l’ erratum

d’octobre1927 et comment on l’avait appliqué depuis lors. Toute limite frontalière possède une

histoire, ce qui implique pour la comprendre le recours à diverses sources documentaires.

11. Selon le Burkina Faso, l’argumentation du Niger aurait pour effet de se refuser à utiliser

44 45
à propos de l’erratum le terme «titre» et de «vider de toute portée le texte de [celui-ci]» . Il est

évident que le Niger n’est pas terrorisé par le mot«titre» et il est tout à fait inexact qu’il vide

l’erratum de toute portée. Le Niger ne met pas en cause le fait que les textes de 1927 constituent

un titre ayant pour objet d’opérer une délimitation, mais il soutient que ce titre est imparfait,

imprécis, lacunaire sur certains points, erroné sur d’autres. Bref, que leurs énoncés sont

insuffisants et qu’ils doivent être interprétés à la lumière d’autres sources ; ce n’est qu’une preuve

parmi d’autres pour apprécier quoi ? Le legs colonial en 1960. Il y a donc, si l’on peut dire, accord

sur l’instrumentum, pas sur le negotium.

12. Comment aller de l’avant? En amont des textes de1927, le Niger rappelle que ces

textes ont été adoptés en exécution du décret du président de la République du

28 décembre 1926 ⎯ que notre collègue le professeur Tankoano a déjà évoqué à l’instant ⎯ et

qu’ils ne peuvent donc avoir pour objet que de donner effet aux remaniements de cercles et de

cantons que ce décret opère. Qu’il est aussi raisonnable d’examiner des actes préparatoires

effectués par les deux colonies concernées afin de préparer les arrêtés d’application.

En aval, il convient d’être attentif à l’app lication des textes de1927 sur le terrain par les

autorités coloniales pour remédier à leur insuffisance.

13. A cette fin, le Niger s’est attelé à une recherche ardue dans les archives pour retracer

l’historique de cette limite. La quête du Niger l’a conduit à fournir à la Cour une ample

44
CMBF, p. 7, par. 0.10.
45CMBF, p. 37, par. 1.40. - 29 -

documentation de documents d’époque, tels que des rapports de tournées des commandants de

cercles, de nombreux croquis établis par ces derniers montrant les limites des cantons ou des

cercles, des procès-verbaux de règlement de litiges, des listes de villages transmises aux autorités

supérieures, des cartes du service géographique de l’armée, etc.

14. Il ne s’agit pas, sur la base de ces documents, de faire de l’histoire pour l’histoire ou de la

sociologie pour la sociologie, mais bien de comprendre ce qui a été voulu par le législateur, préparé

par les autorités locales sur le terrain, mis en forme par le gouvernement général de l’AOF à Dakar,

interprété ensuite par les administrateurs qui, dans la vie quotidienne, tentaient de donner à des

textes obscurs un sens conforme à la fois aux li mites traditionnelles et aux besoins des populations

locales.

15. Ceci conduit les deux Parties à des méthodologies différentes et à deux visions sur ce que

l’on peut appeler les faits de la cause. Pour le Burkina Faso, les faits ce sont quelques rares noms

de lieux fixés une fois pour toutes en 1927, reliés, selon lui, pour l’essentiel par des lignes droites.

Pour le Niger, les arrêtés se situent dans un cont exte; ils doivent se lire dans l’histoire, avec ses

péripéties, ses mystères, ses pistes variées, ses act eurs (les habitants, les administrateurs, les

autorités politiques, les cartographes…).

Deux visions complètement différentes aussi de ce que fut la colonisation française dans

l’AOF. Pour le Burkina Faso, un colonisateur froid, traçant une fois pour toutes en 1927 des lignes

géométriques, artificielles et arbitraires à travers le territoire conquis. Pour le Niger, au contraire,

un colonisateur proche de ses administrés, qui, t out en procédant à des remaniements liés à la

«pacification», collait aux particularismes des populations, se montrait attentif à ce que les

regroupements éventuels de cantons s’effectuent dans le respect des populations tout au long de la

période coloniale.

16. La méthode du Niger l’amenant à interpréter la limite dans la continuité du fait colonial,

sans arrêter la montre à1927, est justifiée par le fait qu’entre1927 et1960, les deux colonies ont

été amenées à préciser certains points de leur limite commune, par exemple en déterminant des

points frontières sur des routes intercoloniales ou pa r le rattachement de v illages à l’une ou l’autre

colonie. Ou lorsque, dans les derniers jours de la colonisation, les populations furent amenées à

participer à des scrutins nationaux, les autorités co loniales, identifiant alors officiellement leur - 30 -

rattachement territorial en établissant des listes électorales qui déterminaient de quelle colonie

relevaient les villages.

17. Cette méthode est au demeurant confortée par la volonté expresse des Parties. Instruites

dès l’indépendance de l’existence de problèmes d’interprétation des textes de1927, les Parties au

protocole d’accord du 23 juin 1964 46, et ensuite à l’accord du 28 mars 1987 47, avaient pris soin de

prévoir, pour reprendre les term es du second de ces textes, qu’«en cas d’insuffisance de l’arrêté et

de son erratum, le tracé sera celui figurant sur la carte au1/200000 de l’ institut géographique

national de France, édition 1960, et/ou de tout autr e document pertinent, accepté d’accord parties».

Ceci est très significatif. Cela veut dire que dans les situations où l’insuffisance de l’arrêté et de

son erratum est avérée, on se fiera à la carte de l’IGN établie à l’aube de la décolonisation. Or

cette carte avait été élaborée, autant que faire se peut, en prenant pour base non seulement des levés

topographiques affinés, mais encore des indications données par les autorités locales sur les limites

de leurs cantons. La pratique de ces dernières, recueillie à la veille de l’indépendance, est donc des

plus pertinentes.

18. Enfin, une fois l’indépendance obtenue, il est incontestable que tout acte d’effectivité

accompli par une Partie au-delà de la limite ne pe ut avoir pour effet de modifier la situation

préexistante. Il est néanmoins tout à fait possi ble que les deux Etats souverains, postérieurement à

l’indépendance, aient pris des dispositions pour procéder à des aménagements partiels de leur

frontière. On en verra un exemple dans les a rrangements qui ont conduit à l’établissement d’un

poste frontière commun à Petelkolé.

19. Pas plus les membres de la Cour que les conseils ne sont des historiens. L’histoire n’est

pour eux qu’une somme de faits bruts ; ils doivent y rechercher des faits pertinents pour retrouver

et construire les contours du fait juridique qui retient seul l’atten tion du juriste, s’assurer de leur

preuve, de leur recevabilité en fonction des partic ularités de l’espèce, procéder aux qualifications

qui s’imposent. Ceci implique la mise en jeu de règles complexes sur les rapports entre titres et

effectivités, sur la hiérarchie des normes et les règles d’interprétation dans le droit d’outre-mer, sur

l’application du droit intertemporel, l’impact de l’intermède de la disparition de la Haute-Volta sur

46
MN, annexe A 1.
47MN, annexe A 2. - 31 -

la recevabilité des preuves. Tout ceci conduit à un exercice complexe auquel le Niger convie les

membres de la Cour. Certes, il n’est pas aussi simple que celui que lui propose le BurkinaFaso,

mais le Niger a la faiblesse de penser que les membres de la Cour y trouveront plus de charme qu’à

résoudre une équation prétendument sans inconnue.

20. Ces quelques réflexions, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour

expliquer que le tracé proposé par le Niger n’est donc ni «arbitraire», ni «fantaisiste», ni «dénué de

48
justification juridique», comme le prétend la Partie adverse . Permettez-moi, enfin, d’apporter

quelques précisions quant aux accusations sel on lesquelles le Niger se serait montré

particulièrement versatile dans ce dossier. Tout au long de ses plaidoiries écrites et orales, la Partie

adverse n’a cessé d’accuser le Niger d’être le ch ampion du volte-face et du changement d’opinion.

Pour juger du bien-fondé de cette qualification, il convient de discerner deux périodes.

La première est celle de la négociation au sein de la commission mixte. Les fonctionnaires

nigériens se sont trouvés devant la tâche difficile ⎯ les Burkinabè aussi d’ailleurs ⎯ de retrouver

soixanteans plus tard la signification d’un texte particulièrement obscur et lacunaire. Les rares

toponymes ont quasi tous posé des problèmes d’identif ication, villages disparus, ayant changé de

place ou de nom; de longues distances entre deux points sans toponymes intermédiaires dans des

régions pourtant peuplées ; l’absence de cartes fiables pour l’époque. La recherche des limites était

contrariée par l’absence de documentation sur les travaux préparatoires des textes de1927, et

balisée par le fait qu’aucun document ou carte n’était reconnu comme pertinent sinon d’accord

partie, ce qui fit qu’aucun ne fut accepté. L’exempl e le plus emblématique de telles limitations est

certainement le refus constant par le Burkina de prendre en compte la carte «nouvelle frontière»

de1927 qu’avait proposée la Partie nigérienne. Aussi, si des tentatives d’arrangements furent

proposées, et même conduites assez loin, elles butèrent sur la diversité des opinions au sein des

délégations, et la pression normale des populations qui estimaient à tort ou à raison que leurs droits

traditionnels étaient bafoués. Ainsi, les négociations ne purent remplir les conditions requises pour

leur conclusion définitive si ce n’est pour deux tronçons. Aussi est-ce en vain que les conseils de la

Partie adverse ont imposé à la Cour à l’envi le ur fixation freudienne sur divers tracés qualifiés de

48
CMBF, par. 1.1. - 32 -

consensuels(1988) ou de compromis ministériels(1991). Le professeurPellet a eu la lucidité de

reconnaître que ces moments de grâce des négociations ne furent pas «juridiquement consacrés» ou

«juridiquement obligatoires» 49 faute pour le Niger d’y avoir donné son consentement définitif dans

les formes requises pour l’engager. Le Niger était donc dans son droit le plus strict de n’accepter

d’être lié que par une négociation aboutie.

La seconde période est celle qui se présente à pa rtir du moment où, quittant le terrain de la

commission mixte et de son carcan procédural, le Niger s’est trouvé dans le processus du règlement

judiciaire et a procédé à une recherche systémati que et approfondie des faits à laquelle j’ai fait

allusion ci-avant. Cette recherche a amené le Niger à enrichir considérablement son matériau

documentaire et à reconsidérer les choses. Tout juriste international qui a procédé de la même

manière sait pertinemment bien qu’il n’est jamais à l’abri de surprises, bonnes, parfois mauvaises.

Entre le mémoire et le contre-mémoire, le Niger a pris conscience que certaines de ses

réclamations reposaient sur des preuves insuffisantes. Il a estimé de son devoir intellectuel, tant à

l’égard de l’autre Partie que de la Cour, de les re tirer. Si c’est çà de la versatilité, il estime qu’elle

était justifiée et il l’assume.

21. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, les exposés qui vont suivre

reprendront en détail les pistes présentées dans cette introduction. Ils seront présentés à la Cour

dans l’ordre suivant :

⎯ Le droit applicable et l’application de l’ uti possidetis dans la présente espèce par le professeur

Maurice Kamto.

Les trois postulats de l’argumentation du Burkina Faso seront contestés dans l’ordre suivant :

⎯ le postulat du caractère artificiel et arbitraire de la frontière par votre serviteur ;

⎯ le postulat de la ligne droite par le même ;

⎯ le postulat selon lequel le titre est clair par le professeur Klein ;

⎯ les relations titres/effectivités et le rôle des effectivités dans la présente affaire seront exposés

par le professeur Kamto.

49
CR 2012/19, p. 60, par. 40. - 33 -

Enfin la limite revendiquée par le Niger dans le secteur de Téra fera l’objet d’une présentation

par moi-même et celle relative au secteur de Say par le professeur Pierre Klein.

Ainsi se termine, Monsieur le président, mon exposé sur la méthodologie suivie par les

Parties dans leur argumentation; je vous ser ais reconnaissant de bien vouloir donner la parole,

après la pause, au professeur Kamto pour la poursuite des exposés oraux du Niger.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur le professeur. Ce sera après la pause que je donnerai la

parole à M. le professeur Kamto. L’audience est suspendue pour 20 minutes.

L’audience est suspendue de 16 h 15 à 16 h 35.

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. C’est avec plaisir que je donne la parole

maintenant au professeur Maurice Kamto. Vous avez la parole, Monsieur.

M. KAMTO :

L E DROIT : L’APPLICATION EN L ESPÈCE DE L UTI POSSIDETIS

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est toujours un grand

honneur de prendre la parole devant cette vénérable juridiction. Cet honneur est encore plus

vivement ressenti lorsqu’il repose sur la confia nce d’un Etat, en l’occurrence la République du

Niger, dont j’ai le privilège et un immense plaisir de servir la cause.

2. Monsieur le président, dans la présente a ffaire, bien que la question du droit applicable

soit en principe réglée par l’article 6 du compro mis du 21 février 2009, le Niger constate que l’on

ne peut faire l’économie d’un débat sur cette ques tion, car les Parties n’ont pas toujours la même

compréhension de la portée de certains principes ju ridiques qu’elles prient la Cour d’appliquer en

la présente espèce. Il en est ainsi, en particulier, du principe de l’uti possidetis juris sur lequel

repose, en Afrique, le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Le

BurkinaFaso a consacré d’importants développements à ce principe dans s on mémoire. Mais il

n’en tire que des généralités et quelques conséquences spécifiques, que le Niger contestera dans les

développements qui suivent. - 34 -

3. Le terme uti possidetis juris est, comme on le sait, une expression empruntée au droit

romain. Il est devenu un principe du droit régional sud-américain appelé «uti possidetis de 1810»,

à l’effet de constater la transformation des limites des provinces espagnoles en frontières des

républiques nouvellement constituées qui se sont substituées à ces provinces. Ce principe fut

50
introduit dans le droit régional africain pa r la résolution du Caire du 21juillet1964 et consacré

notamment par l’article 4 alinéa b) de l’acte constitutif de l’Unio n africaine du 11 juillet 2000 sous

forme de l’engagement des Etats parties au «r espect des frontières existant au moment de

l’accession à l’indépendance» 51. La Cour l’a conforté au fil de ses décisions 52, et dans l’affaire du

Différend frontalier (BurkinaFaso/République du Mali) , la Chambre de la Cour considère qu’il

s’agit d’«un principe d’ordre général nécessairement lié à la décolonisation où qu’elle se produise»

(Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J.Recueil1986 , p.566,

par. 23) et qui «s’est maintenu au rang des principes juridiques les plus importants» ( Ibid., p. 567,

par. 26).

4. La présente affaire relève du cas où l’ uti possidetis s’applique à deux Etats, le Niger et le

Burkina Faso, qui étaient d’anciens territoires d’un e même puissance coloniale, en l’occurrence la

France. Dans ce genre de cas, les deux Etats su ccèdent à de simples divisions administratives

internes d’un même ensemble colonial, et donc d’une même souveraineté. Théoriquement la

question du tracé de la frontière ne devrait pas se poser avec acuité dans une telle situation. En

pratique, cependant, on note que les deux Etats nouv eaux héritent souvent d’une frontière au tracé

imprécis. Or, l’ uti possidetis ne cherche pas à régler en détail la question du tracé de la frontière.

Ce n’est pas sa fonction.

5. La Partie adverse admet ⎯et le Niger en convient également ⎯que le principe de

l’«intangibilité» des frontières coloniales consacré par les instruments juridiques africains

pertinents n’est pas absolu en ce sens qu’il est loisible aux Etats issus de la décolonisation de

modifier par voie d’accord leurs frontières communes. Il y aurait là donc, prima facie, une

50
Résolution AHG/RES.16 (I).
51Acte constitutif de l’Union Africaine, 11 juillet 2000, doc. CAB/LEG/23.15.

52Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J.Recueil 1986 , p. 565, par.22 ; Différend
frontalier terrestre, insulaire et maritime (ElSalvador/Hondur as; Nicaragua (intervenant)), arrêt, C.I.J.Recueil1992 ,
p. 388, par. 43. - 35 -

convergence de vue entre les Parties sur l’application du principe de l’uti possidetis. Ce n’est à vrai

dire qu’une apparence; car en quelques phrases de son mémoire, le BurkinaFaso balaie cette

illusion.

6. Selon nos contradicteurs, «les Parties ont toujours considéré que leur frontière commune

était celle qui existait au moment de leur accession à l’indépendance 53. Toutefois, aucun texte

fixant la frontière entre les deux pays n’a été a dopté à cette occasion. Cela ne constitue cependant

pas, de l’avis du BurkinaFaso, un problème dans la présente espèce puisque «[l]’arrêté de 1927,

54 55
tout d’abord, n’est pas imprécis» ; «la limite entre les Parties a été complétement définie» par

cet arrêté tel que modifié par son erratum, et «elle n’a jamais été modifiée depuis lors» 56. Pour la

Partie adverse, «[d]ès lors qu’il existe un titre clair non contesté la question de la relation entre le

57
titre, d’une part, et les «effectivités», d’autre part, revêt un caractère secondaire» .

7. Ces affirmations de la Partie adverse créent des ambiguïtés sur trois aspects de

l’application de l’uti possidetis dans la présente affaire :

⎯ Ambiguïté d’abord quant à la date «critique», car on ne sait pas si, pour le Burkina Faso, c’est

1927, date de l’édiction de l’arrêté de 1927 et de son erratum, ou 1960, date de l’accession des

deux Parties à l’indépendance. Nos contradicteurs balancent entre les deux dates, alors

pourtant qu’il ne peut y en avoir qu’une et une seule.

⎯ Ambiguïté ensuite, sur la portée de l’uti possidetis. Dès lors que l’on considère, comme le

soutient le Niger, que 1960 est la date critique, il en résulte que le legs colonial est celui qui

existait à cette date-là, avec les éléments constitutifs du titre, mais aussi avec toutes les

imperfections de celui-ci. Telle ne semble pas êt re l’opinion de la Partie adverse, bien qu’elle

en convient, à l’occasion, comme on va le voir dans la suite des présentes plaid
oiries.

⎯ Ambiguïté enfin, quant à la position du Burkina Faso au sujet d’éventuels accords postérieurs à

l’adoption du titre. Alors que le Niger soutient qu’il y a eu de tels accords portant sur certains

endroits de la frontière commune, le Burkina Faso, au contraire, défend la thèse d’un titre

53 MBF, p. 58, par. 2.9.
54
CMBF, p. 86, par. 3.55.
55
MBF, p. 57, par. 2.8.
56 Ibid.

57 Ibid., p. 59, par. 2.13. - 36 -

de 1927 se suffisant à lui-même et resté immuable dans le temps. Mais dans le même temps, la

Partie adverse soutient paradoxalement la thèse, non moins contestable, de l’existence d’un

«tracé consensuel» résultant d’un accord auqu el les deux Parties seraient parvenues en1988

et 1991.

8. C’est à l’examen de ces ambiguïtés, s ource de divergences entre les Parties dans la

compréhension et l’application du principe de l’uti possidetis, que je voudrais procéder maintenant.

II. La «date critique» de l’uti possidetis

9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme mon collègue, le

professeur Jean Salmon, l’a montré, le Burkina Faso a une conception sacralisée, voire fétichiste de

58 59
l’erratum de l’arrêté de 1927. Il y voit ⎯ je le rappelle ⎯ un titre juridique «précis» , «solide» ,

60 61 62 63
«clair» , «parfaitement clair» , «clair et indiscutable» , et qui «se suffit à lui-même» . Ses

conseils l’ont réitéré à plusieurs reprises dans leurs plaidoiries orales. Ecartant, très souvent en des

termes inutilement discourtois, tous les éléments postérieurs à ces textes officiels qui contrediraient

cette idée de perfection du titre de 1927, le Burk ina Faso en vient à affirmer que «[l]a date

64. Selon lui, «il serait
«critique» évoquée par le Niger (1960) n’est … pas la date critique correcte»

peut-être plus exact de parler de «première date critique»» 65à propos de 1927. En écoutant l’agent

du Burkina Faso, à l’ouverture de l’audience lundi matin, dire que «l’ uti possidetis … gèle le titre

66
territorial à la date de la décolonisation» , j’ai eu un moment l’impression que ces hésitations de la

Partie adverse sur la date critique étaient enfin dissipées. Impression fugace je dois dire, car peu

après notre distingué collègue et ami, le professeur Alain Pellet, procède à une contraction étrange

de ce qu’il appelle «l’histoire pertinente de la frontière entre le Burkina Faso et la République du

58MBF, p. 69, par. 2.41.
59
CMBF, p. 41, par. 1.49.
60
Ibid., p. 72, par. 3.22.
61
Ibid., p. 73, par. 3.23 ; p. 80, par. 3.40 ; p. 135, par. 4.75.
6Ibid., p. 47, par. 1.65.

63Ibid., p. 73, par. 3.23.

64CMBF, p. 82, note 355.
65
MBF, p. 57, par. 2.7.
66
CR 2012/19, p. 14, par. 6 (Bougouma). - 37 -

Niger». D’après lui, cette histoire serait «brève et simple»; «elle ne commence réellement

67
qu’en1926» avec le décret du 28décembre et s’achève avec «l’ erratum du 5 octobre 1927» .

Cette histoire pertinente dure donc moins de dix mois ; et plus rien ne viendra troubler la félicité à

cette frontière entre 1927 et 1960, date des indépendances des deux pays. L’horloge est bloquée en

1927.

10. Monsieur le président, le Burkina Faso n’ est donc pas au clair avec lui-même sur la date

critique dans cette affaire. On ignore si, pour lui, c’est 1927 ou bien 1960. Il doit pourtant savoir

ce qu’il veut et dire ce qu’il convient de retenir en dé finitive à ce sujet. Il doit choisir, mais il ne

peut le faire à l’avenant, car la Cour est claire au sujet de la détermination de la date critique dans

le règlement des différends frontaliers, en partic ulier dans un contexte de décolonisation, comme

c’est le cas en l’espèce. Dans l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali),

la Chambre de la Cour relève à cet égard :

«Etant donné que les territoires des deux Etats ont fait partie de l’Afrique
occidentale française, la limite qui les séparait n’est devenue frontière internationale

qu’au moment de leur accession à l’indépendance. La ligne que la Chambre est
appelée à déterminer comme étant celle qui existait en 1959-1960 n’était alors que la
limite administrative qui séparait deux anciennes colonies que le droit français
dénommait territoire d’outre-mer depuis 1946.» ( Différend frontalier (Burkina

Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par. 29.)

11. Dans le cas du Niger et du Burkina Faso, cette date, dite «critique» en ce qu’elle est

juridiquement déterminante, est 1960. Plus précisément, le Niger ayant accédé à l’indépendance le

3 août 1960, et le Burkina Faso le 5 août 1960, la date critique à prendre en compte dans la présente

affaire est, selon le Niger, celle de ces indépendances et non pas l’année 1927.

12. Les textes de 1927 fixaient les limites administratives intercoloniales. Mais

l’uti possidetis gèle ces limites telles qu’elles apparaissai ent en1960. Il fixe l’«instantané

territorial» ⎯ selon une expression de la Cour ⎯ à l’accession à l’indépendance. La photographie

qu’il réalise à cet instant précis constitue le «legs colonial». Cette manière d’appréhender la date

critique est confirmée par la Chambre de la Cour dans cet autre passage de son arrêt du

22 décembre 1986 où elle déclare :

67
CR 2012/19, p. 55, par. 28 (Pellet). - 38 -

«Le droit international ⎯ et par conséquent le principe de l’ uti possidetis ⎯ est

applicable au nouvel Etat (en tant qu’E tat) non pas avec effet rétroactif mais
immédiatement et dès ce moment-là. Il lui est applicable en l’état , c’est-à-dire à
l’«instantané» du statut territorial existant à ce moment-là. Le principe de l’uti
possidetis gèle le titre territorial ; il arrête la mont re sans lui faire remonter le temps.»

(Ibid., par. 30 (les italiques sont de la Chambre de la Cour).)

Les Parties l’ont bien compris dans l’affaire du Différend frontalier (Bénin/Niger). Comme le

relève la Chambre de la Cour dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2005 dans cette affaire :

«La Chambre constate qu’en tout état de cause les Parties s’accordent sur le fait
que le tracé de leur frontière commune doit être établi, conformément au principe de

l’uti possidetis juris, par référence à la situation physique à laquelle le droit colonial
français s’est appliqué, telle qu’elle ex istait à la date des indépendances.» ( Différend
frontalier (Bénin/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 108-109, par. 25.)

13. Le Burkina Faso fait donc fausse route en sanctifiant ce qu’il appelle «le titre de 1927», à

l’état où il était en 1927, sans aucune considération de la pratique subséquente. Il grave ce texte

dans le marbre; il le coule dans l’acier inoxyda ble d’un temps qui se serait figé trente-troisans

avant les indépendances des deux pays. C’est une nouvelle conception de l’uti possidetis qui, en ce

qui concerne l’application de ce principe en A frique, ne correspond ni aux textes de l’Organisation

de l’unité africaine puis de l’Union africaine, ni à la pratique des Etats africains, ni à la

jurisprudence constante de la Cour.

14. La date critique étant celle des indé pendances, le titre à identifier est celui que

l’application de l’ uti possidetis a pu figer à cette date; c’est celui-là, tel qu’il a pu subir les

interprétations des autorités coloniales souvent à la su ite de missions sur le terrain ; c’est le titre tel

qu’il se révèle en1960, avec ses insuffisances mise s en évidence postérieurement à1927, et tel

qu’il a pu être ajusté ou corrigé par la pratique su r le terrain. C’est cette date critique-là et cet

uti possidetis-là qui correspondent à la conception de la Cour. Il n’y a absolument aucune raison

pour que la Cour modifie sa jurisprudence en la matière.

15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le BurkinaFaso estime que

«[c]ontrairement à ce qui a pu être le cas dans d’ autres affaires mettant en cause l’application du

principe de l’intangibilité des frontières coloniales, ici, l’uti possidetis peut parler d’une voix tout à

68
fait assurée» .

68
MBF p. 58, par. 2.10 ; voir aussi p. 57 par. 2.8. - 39 -

16. Devant une telle assurance on est enc lin à penser que le BurkinaFaso fait de

l’autosuggestion. Ici, comme dans tous les autr es différends frontaliers portés devant la Cour,

l’uti possidetis balbutie. Où est l’assurance quand, quatreans seulement après leur accession à

l’indépendance, le BurkinaFaso et le Niger ont cherché de concert, sur la base de l’accord du

23 juin 1964, à s’accorder sur un contenu précis du «legs colonial» dont ils ont hérité en 1960 ? Où

est donc l’assurance si les Parties ont été à ce point insatisfaites de ce legs colonial qu’elles ont

conclu, au prix d’importants efforts diplomati ques, un nouvel accord, celui du 28 mars 1987, dans

lequel elles ne se contentent pas de renvoyer à l’arrêté de1927 et son erratum ainsi qu’à la carte

IGN de1960, mais aussi à tous autres documents acceptés d’accord parties? Non, Mesdames et

Messieurs les Membres de la Cour, ici aussi, l’uti possidetis continue de parler d’une voix mal

assurée. Contrairement au Burkina Faso, le Nige r entend les bégaiements d’un principe qui, dans

la présente espèce, repose sur un texte de1927 contesté dès sa publication par différents

administrateurs coloniaux, en raison de son caractère laconique et imprécis.

17. C’est ce que nous montrerons demain en présentant le rôle des «effectivités» dans la

présente affaire. Pour le moment, je voudrais exposer pourquoi, de l’avis du Niger, l’uti possidetis

règle avant tout la question de la date à laquelle le legs colonial doit être considéré, et pas

nécessairement celle du contenu précis dudit legs colonial.

III. L’uti possidetis règle la question de la date du legs colonial, pas nécessairement
celle du contenu précis dudit legs colonial.

18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, une fois que l’on a invoqué le

principe de l’uti possidetis, on a tout dit, s’agissant du respect du statu quo territorial ; mais on n’a

rien dit s’agissant du contenu du «legs colonial». L’ uti possidetis est l’affirmation que chaque Etat

a hérité d’un territoire et de frontières à l’accession à l’indépendance. D’ailleurs la formule latine

complète est : uti possidetis ita possideatis : «comme vous possédez, vous posséderez». On hérite,

certes, de frontières ; mais de quelles frontières exactement ? Comme l’a indiqué la Chambre de la

Cour dans le Différend frontalier (Burkina-Faso/République du Mali) : «Pour les deux Parties, il

s’agit de rechercher quelle est la frontière hérit ée de l’administration française, c’est-à-dire celle

qui existait au moment de l’accession à l’indépendance.» ( Différend frontalier (Burkina

Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 570, par. 33.) - 40 -

19. Là réside, Mesdames et Messieurs les Me mbres de la Cour, tout e la problématique du

différend dont votre Cour est saisie. En effet, co mme le dit la Chambre de la Cour dans l’affaire

précitée, «sous son aspect essentiel, [le] principe [de l’uti possidetis ] vise, avant tout, à assurer le

respect des limites territoriales au moment de l’accession à l’indépendance» (Ibid., p. 566, par. 23).

La Cour parle bien de «limites territori ales», collant ainsi à la terminologie de

l’administration coloniale. Or, les limites administratives coloniales avaient pour but principal de

faciliter l’administration des colonies par la déterm ination à la lumière des réalités socioculturelles

sur le terrain des contours des zones de compétence des autorités relevant ⎯ je le rappelle ⎯ d’un

même souverain territorial, pas d’établir des frontières internationales que les autorités coloniales

n’envisageaient pas du tout à l’époque.

20. Comme l’a dit la Chambre de la Cour dans l’affaire du Différend frontalier terrestre,

insulaire et maritime (El Salvador/Honduras)

«il faut se rappeler qu’aucune question de fr ontières internationales n’a jamais pu
venir à l’esprit des serviteurs de la Couronne espagnole qui ont établi les limites

administratives ; l’uti possidetis est par essence un principe rétroactif, qui transforme
en frontières internationales des limites administratives conçues à l’origine à de tout
autres fins» ( Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime
(ElSalvador/Honduras; Nicaragua (intervenant)), arrêt, C.I.J.Recueil1992 , p.388,

par. 43).

Dans l’affaire du Différend frontalier Burkina Faso/République du Mali, la Chambre

s’exprimait déjà en ces termes :

«Ces limites territoriales pouvaient n’être que des délimitations des divisions

administratives ou colonies, relevant toutes de la même souveraineté. Dans cette
hypothèse, l’application de l’ uti possidetis emportait la transformation des limites
administratives en frontières intern ationales proprement dites.» ( Différend frontalier
(Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 23.)

Mais, comme l’a écrit le professeurGeorges Abi- Saab, en devenant une frontière, la limite

administrative intercoloniale «ne subit aucun cha ngement de son contenu comme résultat de cette

transformation; car elle conserve tous les éventu els vices, lacunes et ambigüités qu’elle aurait pu

comporter avant l’indépendance» 6. Ce sont de telles défectuosités qui sont à l’origine de

69«Le principe de l ’uti possidetis, son rôle et ses limites dans le contentieux territorial interLational», in
promotion de la justice, des droits de l’homme et du règlement des conflits par le Droit International, Liber Amicorum

Lucius Caflish, Martimus Nijhoff Publishers, 2007, p. 659. - 41 -

différends frontaliers ou territoriaux après les indépendances entre les Etats successeurs

d’anciennes puissances administrantes. C’est parce que le titre relatif à la frontière litigieuse entre

le Niger et le Bénin contient de telles ambigüités et imprécisions que votre Cour a été saisie de la

présente affaire.

21. Mesdames et Messieurs les juges, il se dé gage de cette analyse, sous-tendue par la

jurisprudence de la Cour, la conclusion suivante: en gelant le titre territorial à la «date critique»,

l’uti possidetis apporte une certaine sécurité juridique en raison de la prédictibilité de la solution

juridique qu’il inspire au moment de la décolonisa tion. Mais l’application de ce principe laisse en

tout état de cause subsister les incertitudes qui affectaient la frontière à l’époque coloniale 7. Dans

bien des cas, l’emplacement des limites administrativ es était loin d’être connu avec précision. Les

contradictions entre les documents coloniaux su r lesquels les Etats successeurs issus de la

décolonisation pouvaient s’appuyer pour tenter d’établir le tracé exact des limites, devenues

frontières internationales, ne sont pas rares, co mme le Niger le montrera dans la suite de ses

plaidoiries.

22. Bien qu’il lui arrive très «exceptionnellement», d’appliquer un autre document que

l’arrêté de1927 tel que modifié par son erratum, pour déterminer, dans tel secteur particulier, le

tracé de la frontière, le Burkina Faso soutient fo rmellement, jusqu’au bout, la thèse contraire.

Selon lui, le Niger serait d’autant plus infondé à arguer d’une quelconque divergence entre les deux

Parties au sujet de cet arrêté de1927, que les deux Etats seraient parvenus, en1988, à un «tracé

consensuel» de leur frontière commune, sur la base de l’accord de1987 qui consacre l’arrêté en

question, puis en 1991 à un accord politique sur le même sujet.

23. Qu’en est-il exactement de ce fameux «tracé consensuel» ?

70Voir, par exemple, A.O. Cukwurah, The Settlement of boundary disputes in international law ,
Manchester/Dobb-Ferry (NY), Manchester University Press/Oceana, 1967, p. 114-115 ; R. Yakemtchouk, «Les frontières
africaines», Revue générale de droit international public (RGDIP)1970, p.40; S.Ratner, «Drawing a Better Line:
UtiPossidetis and the Boarders of New States», American Journal of International Law (AJIL), 1996, p.590-624;
M. N. Shaw, «The Heritage of States: the Principle of uti possidetis juris Today», British Year Book of International Law
(BYBIL),1996, p. 75-154 ; M. Kohen, Possession contestée et souveraineté territoriale, Paris, P.U.F, 1997, p. 428. - 42 -

IV. La thèse illusoire d’un «tracé consensuel» de la frontière
entre les Parties en 1988

24. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il arrive que devant la force

de l’évidence le Burkina Faso s’écarte mo mentanément de la thèse intenable selon laquelle

71
l’erratum de 1927 constitue un titre clair et parfait, définissant «complètement» les limites entre

72
les Parties . Mais, c’est pour construire aussitôt une autre chimère : l’idée selon laquelle le Niger

et le BurkinaFaso seraient parvenus, en1988, puis en1991 à des accords sur un tracé de leur

73 74
frontière commune . Le Niger y a répondu amplement dans son contre-mémoire . Mais

manifestement, la Partie adverse n’en démord p as et revient de plus bel à la charge dans ses

plaidoiries orales de lundi matin 75. Et pour cause: il s’agit d’un des piliers de sa démonstration

tendant à accréditer l’idée selon laquelle le Niger lui-même a toujours admis que l’arrêté de 1927,

tel qu’amendé, est l’unique titre applicable, et qu’il permet de déterminer de manière précise le

tracé de la frontière commune.

25. Le Burkina Faso choisit alors l’impasse ju ridique en soutenant que l’accord sous-tendant

76
le «tracé consensuel» lie les deux Parties au présent litige, d’autant plus qu’il serait conforme à

l’accord de1987, lequel fait de l’arrêté de1927 amendé par l’erratum le document de référence

pour la délimitation de la frontière entre les deux pays.

26. La construction est fort séduisante ; mais il s’agit d’un mirage. Car comme le Niger l’a

montré de façon approfondie dans son contre-mémoire 77, le «tracé consensuel» en question

n’existe ni en fait, ni en droit.

27. Il n’existe pas en fait, parce que les trav aux menés par les deux pays, à partir de 1964, en

vue d’aboutir à la délimitation puis à la démarcation de leur frontière commune, ont évolué en

dents de scie. Ces travaux, entamés sur la base du protocole d’accord du 22 juin 1964 et poursuivis

sur la base de l’accord du 28mars1987, ont cond uit à des résultats approuvés par les experts

71MBF, par. 4.8.
72
Ibid., par. 2.8, 2.13, 4.8.
73
MBF, p. 48, par. 1.69 ; p. 48, par. 1.75.
74
CMN, p. 47 à 59, par. 1.2.1 à 1.2.30.
75Voir CR 2012/19, p. 25-29, par. 26-29 (Thouvenin).

76MBF, p. 48, par. 1.69.
77
CMN, p. 47 à 59, par. 1.2.1 à 1.2.30. - 43 -

nigériens et burkinabè, mais remis en cause à di fférents moments tant par le Burkina Faso que par

le Niger ; et ceci aussi bien après les travaux de 1986 et de 1988, qu’après ceux de 1991. De «tracé

consensuel», il n’y en a point eu, Mesdames et Messieurs de la Cour. Le Niger eût souhaité

convenir avec le Burkina Faso qu’il en eût un ⎯cela aurait sans doute diminué l’étendue du

présent litige. Mais ce ne fut point le cas. Tels sont les faits, au reste confirmés en l’occurrence sur

le plan juridique.

28. En effet, de «tracé consensuel», il n’ en existe pas non plus en droit, Mesdames et

Messieurs de la Cour. Certes, selon le Burkina Faso, le tracé adopté par les techniciens en1988,

comme celui retenu par les ministres des deux pa ys en1991, constituent «une interprétation

78
pleinement opposable à l’Etat nigérien» . Le professeur Forteau a même eu la témérité de parler à

ce sujet d’une «interprétation authentique a doptée en1991 par les ministres compétents» 79. Oui,

vous avez bien entendu, Mesdames et Messieurs les juges : interprétation authentique en 1991 par

les membres des gouvernements de deux Etats in dépendants d’un acte unilatéral pris par une

autorité coloniale soixante-quatreans plus tô t et dont les deux gouvernements ne s’accordent pas

sur le contenu. La succession d’Etats ne permet pas tout, Monsieur le président. Pour la Partie

adverse, cette interprétation continuerait donc «de faire droit entre les parties» 80. Contrairement à

ce qu’a pu faire croire le professeurPellet dans ses plaidoiries de mardi matin, ce n’est pas faire

une mauvaise querelle à la Partie adverse que de rappeler sur ce point ses propres écritures.

29. L'affirmation selon laquelle il y aurait eu en1988, voire en1991, un accord opposable

était en tout état de cause osée. Il est vrai que l’audace n’est pas interdite. Mais il faut savoir

81
raison garder. L’article 7 de l’accord du 28 mars 1987 ⎯ qui se trouve au dossier des juges sous

o
l’onglet n 4 et auquel le BurkinaFaso attache presqu’autant d’importance qu’à l’ erratum

de 1927 ⎯ dispose: «Le résultat des travaux d’abornement sera consigné dans un instrument

juridique, qui sera soumis à la signature et à la ratification des deux Parties contractantes». Le

Burkina Faso ne peut ignorer cette disposition, même s’il oublie de la citer dans son argumentation.

78MBF, p. 122-123, par. 4.56 et 4.57.
79
CR 2012/20, p. 59, par. 47 (Forteau).
80Voir CR 2012/19, p. 26, par. 28 (Thouvenin).

81MN, annexe A 4. - 44 -

Or, les propositions de tracés provisoires de1988 et 1991 n’ont jamais été formalisées dans des

instruments juridiquement contraignants pour le Niger, dans la mesure où un tel instrument ⎯ à

supposer qu’il existât ⎯ n’est jamais passé par les formalités requises.

30. Evoquant ce qu’il appelle un «désa ccord périphérique», notre collègue, le

professeuAr laiPellet, a eu la clairvoyance de reconnaître, comme l’a rappelé le

professeurSalmon dans sa plaidoirie introductive, que le BurkinaFaso n’a «jamais prétendu que

[le] tracé» auquel sont parvenus les expert s des deux pays en1988 «ait été juridiquement

«consacré»» ni n’allègue que la «solution…politique» de1991 «était juridiquement obligatoire

pour les Parties» 8. A la bonne heure! Mais la Partie adverse ne peut, après avoir enfin admis

cela, continuer à essayer de tirer partie des résu ltats provisoires obtenus au cours des travaux des

experts de1988 et des ministres en1991. C’est pourtant ce que fait le BurkinaFaso. Dans ses

plaidoiries de lundi matin, le professeur T houvenin y consacre encore de très longs

développements, réitérant que «[s]ur la base de l’accord et du protocole d’accord de1987, les

travaux de la commission…aboutirent dès l’année suivante à un tracé consensuel respectant la

83
lettre des dispositions de l’accord de1987» . Il produit d’ailleurs une reproduction du prétendu

«tracé consensuel» au dossier des juges.

31. Ainsi, bien que la déclaration précitée du professeur Alain Pellet close le débat juridique

sur la question, le Burkina n’a pas cessé de distiller par rapport à ces travaux de la

fin 1980-début 1990, l’idée que le Niger se serait fa it une spécialité de défaire les accords auxquels

les Parties parviennent. Inconstance et volte-face permanent 84, voilà l’image que la Partie adverse

voudrait que la Cour retienne de la République du Niger, alors que dans le même temps elle déclare

que les résultats de ces travaux ne s’imposent pas à ce pays. C’est pernicieux. C’est inacceptable.

C’est contraire aux principes régissant les négocia tions internationales lesquels reconnaissent à

chaque partie le droit de réévaluer à tout moment ses positions avant de s’engager définitivement.

Tant que les négociations durent, rien n’est acqui s; et tant que rien n’est acquis, rien n’est

opposable. Tel est le principe qui régit les relations juridiques entre les nations. Qu’est-ce donc

82Voir CR 2012/19, p. 60, par. 40 (Pellet).
83
CR 2012/19, p. 25, par. 26 (Thouvenin).
84Ibid., p. 27-28, par. 30 et 32. - 45 -

que la Partie adverse oppose au Niger sous l’appellation de «tracé consensuel» ? Absolument rien,

Monsieur le président.

32. En conclusion, le Niger est confiant :

⎯ premièrement, que dans la présente espèce, la Cour restera fidèle à sa jurisprudence bien

établie relativement à l’application de l’ uti possidetis dans le cadre d’un différend frontalier

entre deux Etats issus de la décolonisation: en l’occurrence la Cour a toujours retenu comme

date critique la date des indépendances ;

⎯ deuxièmement, que la Cour constatera qu’en la présente espèce le legs colonial, à cette date

critique, est imprécis et que l’uti possidetis , ici comme dans bien d’autres affaires, parle d’une

«voix mal assurée» ;

⎯ troisièmement, enfin, que, en dehors des parties de la frontière objet d’un accord constaté par

l’article2 du compromis de 2009, les Parti es n’ont pas été en mesure de combler les

insuffisances du legs colonial après l’indépenda nce par un prétendu «tracé consensuel», qui

n’est qu’une vue de l’esprit.

Ceci explique à la fois l’approche historique et documentaire, complémentaire au titre de 1927,

retenue par le Niger dans la dé termination du tracé qu’il défend, et pourquoi les trois postulats

autour desquels le Burkina Faso a bâti son argumentation sont intenables.

33. Je vous prie, Monsieur le président, de bien vouloir donner la parole au professeur

JeanSalmon afin qu’il examine le premier de ces postulats. Je vous remercie profondément de

votre bienveillante attention.

Le PRESIDENT: Merci beaucoup, Monsieur le professeur. C’est maintenant à vous,

Monsieur Salmon, de retourner à la barre. Je vous passe la parole.

M. SALMON : Merci, Monsieur le président.

L E POSTULAT DU CARACTÈRE ARTIFICIEL ET ARBITRAIRE DE LA FRONTIÈRE COLONIALE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’argumentation du

BurkinaFaso repose sur troispiliers dont le Ni ger, par la voix de ses conseils, souhaiterait

maintenant démontrer l’extrême fragilité. - 46 -

La Partie adverse soutient, tout d’abord, que la limite de 1927 présente un caractère

«artificiel et arbitraire», ensuite que la frontiè re entre Tong-Tong et Bossébangou est constituée de

lignes droites, et enfin que les textes de 1927 constituent un titre clair.

Je traiterai des deux premiers points et le professeur Pierre Klein du troisième.

Prétention du caractère artificiel et arbitraire

2. Commençons donc par le postulat du caractère artificiel et arbitraire de la frontière

coloniale. Dans ses écritures, la Partie adverse avance la théorie selon laquelle la frontière entre le

Niger et le BurkinaFaso a été déterminée pour l’essentiel par une succession de lignes droites du

fait du caractère artificiel et arbitraire de cette frontière coloniale. Voici un exemple tiré de ses

écritures :

«A plusieurs égards, la frontière défi nie par l’arrêté modifié est de nature
artificielle. Désireuses d’établir une fron tière complète et précise, les autorités
coloniales étaient conscientes des implications du choix d’une telle frontière et ce

choix a été assumé en connaissance de cause par le gouverneur gé85ral de l’AOF,
suivant d’ailleurs une pratique très fréquente à l’époque.»

Et au paragraphe 2.39, le mémoire renchérit : «L’arrêté de 1927 n’échappe pas à la règle qui établit

une frontière arbitraire et artificielle». On retr ouve cette conception encore en divers paragraphes

du mémoire de la Partie adverse 86. Il s’agit donc d’une conviction bien assumée par le

BurkinaFaso. Le Niger conteste formellement, pour sa part, cette prétention selon laquelle la

limite aurait un caractère artificiel et arbitraire qui aurait été, au surplus, «assumé» par le

gouverneur général de l’AOF. Ceci, pour les raisons que je vais maintenant détailler.

Caractère stratégique de la prétention

3. Au départ, il faut bien comprendre une chose. Si le Burkina Faso s’est aventuré dans cette

explication inattendue, c’est pour des raisons st ratégiques et pour donner du crédit à sa position

que, dans le secteurdeTéra, la limite serait constituée de deux segments de droites courant sur

150 kilomètres. Le reste n’est que littérature.

85
MBF, par. 2.38.
86MBF, par. 4.26, 4.27, 4.28 et 4.33. - 47 -

Assertion purement doctrinale

4. Il n’est pas contestable que pareille pratique coloniale a été fréquente. De là à soutenir

que cela a été le cas entre Tong-Tong et le point où la limite rejoint Bossébangou, il y a une marge

qui ne trouve aucun fondement au dossier.

Il est symptomatique que, pour étayer son affirmation selon laquelle la frontière serait

arbitraire, le Burkina ne peut s’appuyer que sur des sources doctrinales de portée tout à fait

e 87
générale et théorique sur la pratique des puissances coloniales au XIX siècle , sources qui n’ont

aucun rapport avec la limite examinée ici. On voit avec un certain étonnement citées les pages6

et 7 de l’ouvrage African Boundaries du regretté Ian Brownlie. A la limite, on aurait compris que

les mânes de notre défunt collègue et ami fussen t appelés à propos des pages qu’il consacra à la

frontière Niger-Haute-Volta. Hélas, l’auteur n’y dit rien de tel, [p rojection de la page 470] et pour

la limite Tong-Tong-cercle de Say, son croquis adopte la ligneIGN de 1960 88. Si je puis parler

comme mes petits-enfants, plus sinueux que cela, tu meurs !

Du même style est l’appel à la rescousse opéré par le mémoire du Burkina Faso 89 à l’opinion

individuelle du jugeAjibola da ns l’arrêt de la Cour du 3 février1994 dans l’affaire du Différend

territorial (Libye/Tchad) . Ce juge s’était exprimé comme suit. Vous allez voir comme c’est

applicable à notre situation :

«Il importe donc de garder à l'esprit le caractère purement artificiel de la plupart
des frontières en Afrique … elles sont à l’évidence encore plus artificielles qu’ailleurs,
car la plupart d’entre elles sont de simples lignes droites tracées sur la planche à dessin

sans grand égard aux caractéristiques physi ques sur le terrain. En 1890, déjà,
lord Salisbury déclarait :

«nous avons...tiré des traits sur des cartes représentant des
territoires où aucun homme blanc n’a jamais pénétré; nous nous
[attribuons] montagnes, rivières et lacs, freinés par le seul petit handicap

de ne pas connaître l’emplacement desdits montagnes, rivières et lacs».»
(Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt,
C.I.J. Recueil 1994, p. 53, par. 9.)

Oui, c’est tout à fait çà !

87
CMBF, par. 1.33.
88IanBrownlie, African Boundaries, A Legal and Diplomatic Encyclopaedia , C.Hurst & Company, London,

1979, p. 470.
89MBF, p. 67, par. 2.38. - 48 -

Soyons sérieux. Pour soutenir sa thèse, en dépit d’un dossier documentaire considérable

fourni par le Niger, la Partie adverse ne peut faire valoir aucun document probant de la période

coloniale. Aucun ? Non, il y en a un : une citation que la Partie adverse tente de mobiliser en ce

90
sens . Il s’agit d’une lettre du gouverneur du Niger adressée le 27 septembre 1929 au gouverneur

de la Haute-Volta où le premier reconnaît que po ur les populations nomades une limite est une

frontière «idéale et artificielle». Cette phrase n’a pourtant nullement le sens que la Partie adverse

veut lui prêter. Elle ne doit pas être sortie de son contexte où la mention d’une frontière «idéale et

artificielle» apparaît comme une évidence. Ce contex te est celui de la scission du cercledeDori.

[Illustration montrant la subdivision de Téra dans le cercledeDori, CMN, fig.1, p.22.] On sait

qu’à partir de 1910 la zonede Téra était devenue une subdivision du cercledeDori. Ce dernier

constituait donc alors un ensemble unique jus qu’au fleuveNiger dans lequel les populations

nomades se déplaçaient librement sans changer de cercle ni de colonie. Pour ces populations, la

limite intercoloniale recréée en 1927 (du fait du retour à la ligne de 1910) pouvait certainement être

qualifiée d’idéale et artificielle, encore que les nomades eurent tôt fait d’acquérir l’art d’en jouer

pour échapper à l’impôt. [Fin de la projection.] On notera, en passant, que le gouverneur du Niger

n’écrit pas pour autant que la limite dans ce secteur au rait été une ligne droite. En conclusion, à la

réflexion, on peut donc bien dire que la Partie adverse ne peut faire valoir aucun document probant

de la période coloniale pour la région. On cherche a fortiori en vain la preuve historique de ce que

les autorités de Dakar auraient adopté cette politique en «pleine connaissance de cause».

5. Contrairement à la thèse burkinabè, l’historique de la limite dans ce secteur tourne le dos à

toute idée d’artificialité et démontre l’absence de toute intention des autorités de l’AOF en ce sens.

Fondement ethnique des cantons

Sans remonter au rapport du ministre des co lonies expliquant en1907 les raisons ethniques

justifiant le rattachement du cercle de Say à la colonie du Haut-Sénégal et Niger et aux

déplacements de cantons en1910 91, on épinglera les documents suivants qui ont la particularité

d’émaner, ô ironie, des autorités de la colonie de la Haute Volta :

90
CMBF, par. 3.60.
91CMN, par. 1.1.8 et 1.1.9. - 49 -

[Projection du cercle de Say traditionnel.]

⎯ la lettre du gouverneur de la Haute-Volta du 20ju illet1920 qui disait: «Il importe de ne pas

dissocier les groupements ethniques par des limites arbitraires qui ont pour effet … d’inquiéter

les populations et provoquer des exodes» 92;

⎯ la lettre du commandant du cercle de Dori ⎯toujours en Haute-Volta ⎯ du 7avril1923 à

propos de l’état d’esprit de ses administrés : «ce qui importe pour eux ce n’est pas la création

d’une colonie nouvelle : c’est la stabilité dans leurs habitudes, l’accoutumance à leurs chefs de

93
cantons» ;

⎯ lorsque la cession du cercle de Say au Niger se profilera, le lieutenant gouverneur de la

Haute-Volta l’acceptera à l’exception du canto n Gourmantché de Botou, dont les liens

ethniques et culturels avec les Gourma justifiaient le maintien en Haute-Volta. Par sa lettre du

7 juin 1923 au gouverneur général de l’AOF, il précise qu’il a fait une

«étude complète de la question … en vue de déterminer l’opportunité de cette mesure
à tous points de vues: ethnographique, politique, financier administratif et
économique…Seuls les groupements [g]ourmantchés…, qui forment presque

entièrement le canton de Botou, n’ont aucune affinité avec les populations de la rive
gauche du Niger.» 94

[Projection du même croquis avec le croquis de Gourmantché de Botou.] [Fin de la projection.]

⎯ lorsque le gouverneur du Niger dema ndera, le 26 janvier 1926, le rattachement d’une partie du

cercle de Dori (en Haute-Volta) au cercle nigé rien de Tillabéry, il insistera sur le fait qu’il

s’agissait de cantons de ce dernier cercle qui en avaient été détachés en1910. Il joint à sa

demande

«une carte du cercle de Tillabéry dressée en 1908 par le capitaine Coquibus qui fait
apparaître nettement la partie du cercle de Dori dont le rattachement à Tillabéry serait
95
nécessaire pour reconstituer cette circonscription dans ses limites primitives» .

92MBF, annexe 17.
93
MBF, livre II, annexe 1.
94CMN. 1.1.11 et MBF, annexe 22.

95MBF, annexe 24. - 50 -

Ce nouvel épisode montre que la limite en question était déjà ancienne et formée de cantons dont la

morphologie était fonction des réalités des populations sur le terrain et dont l’étendue était bien

connue des administrateurs, comme la suite va le confirmer.

La prétention que l’importance des cantons est un postulat

96
6. L’importance des cantons est-elle un postu lat comme le soutient la Partie adverse ?

Qu’en est-il exactement ?

C’est le 28 décembre 1926 97qu’intervient le décret du président de la République française

que l’on va examiner maintenant. Ce texte se trouv e dans le dossier des juges sous l’onglet n°5.

Son article 2 se lit comme suit :

«Les territoires ci-après, qui font actue llement partie de la Haute-Volta, sont
er
rattachés à la colonie du Niger pour compter du 1 janvier 1927, à savoir :

1) le cercle de Say, à l’exception du canton Gourmantché de Botou ;

2) les cantons du cercle de Dori qui relevaient au trefois du Niger, dans la région de
Téra et de Yatacala, et qui ont été dé tachés par l’arrêté du gouverneur général du
22 juin 1910.»

Le fait que le décret présiden tiel s’exprime en termes de cantons, c’est-à-dire d’unités

d’administration locale bien identifiées qui existaient déjà en 1910, et, au surplus, que, pour le

cercle de Say, le décret laisse le canton Gourmantché de Botou en Haute-Volta, pour des raisons

d’unité ethnique, ne va pas vraiment dans le sens d’une volonté d’établir une ligne arbitraire et

artificielle.

7. Comme notre collègue le professeur Tankoano vient de l’exposer, le rattachement d’un

territoire donné à une colonie ou à une autre était de la compétence exclusive des autorités

centrales, en l’occurrence le président de la République fra nçaise, dont l’acte était contresigné par

le ministre des colonies. Dans la présente espèce, ces autorités centrales ont exercé cette

compétence. Si les autorités locales étaient ha bilitées à exécuter localem ent ce décret, elles ne

pouvaient en contredire ou en enfreindre les termes. Ceci rend particulièrement audacieuse la thèse

de la Partie adverse que l’arrê té du gouverneur général de 1927, app liquant le décret présidentiel

96
CMBF, par. 1.4.
97MN, annexe B 23. - 51 -

comme bon lui semblait, aurait délibérément entendu adopter une limite artificielle et formée de

segments de droites de surcroît. Certes le Niger ne perd pas de vue que le décret de 1926 prévoyait

qu’«[u]n arrêté du [g]ouverneur général en commission permanente du [c]onseil de

[g]ouvernement déterminera le tracé de la lim ite des deux colonies dans cette région». Toutefois,

l’action du gouverneur général en décrivant les limites résultant des déplacements opérés par

décret, contrairement à ce que ne cesse d’affirmer sans l’étayer la Partie adverse, ne pouvait avoir

qu’un effet déclaratif et non constitutif.

8. Au demeurant, comme on va le voir, les dispositions prises par les autorités coloniales

pour appliquer le décret démontrent une volonté évidente de rechercher sur le terrain les limites des

cantons concernés telles qu’elles se présentaient en 1910. Le décret présidentiel présente, en effet,

une constante: c’est qu’il opère un transfert de cantons, c’est-à-dire d’unités administratives

traditionnelles ou coutumières qui étaient subordo nnées aux cercles et possédaient leurs propres

limites. En vue de la préparation de l’arrê té d’exécution par le gouverneur général, trois

procès-verbaux furent conclus pour les deux cercles concernés ⎯Tillabéry et Say ⎯ entre les

représentants des deux colonies.

9. En premier lieu, un procès-verbal du 2 février1927 dont les membres de la Cour

trouveront le texte dans le dossier des juges sous l’onglet n o6. Il indiquait la liste des cantons

dépendant, le 22 juin 1910, de l’ancien cercle de Tillabéry, qui devaient être à nouveau rattachés au

Niger. Ce qui signifie que de 1910 à maintenant, cela n’a pas changé.

«Ces cantons sont

1) LeDargol ⎯ habité par des Sonrhaïs

2) LeKokoro ⎯ idem

3) LeDiagourou ⎯ habité par des Peuls

4) LeTéra ⎯ par des Sonrhaïs

5) LeGorouol ⎯ de même

98
6) LeLogomaten ⎯ par des nomades et bellahs…»

98
Voir MN, annexe C 7. - 52 -

Il est important de constate r que chaque canton se singularise par une ethnie spécifique:

l’ethniesonhraïe, l’ethniepeule. Et, le Logomaten, à proprement parler, par une structure

territoriale mais établissant un rattachement sur une base ethnique (les membres du groupe étant

rattachés à leur chef, indépendamment de leur lieu de résidence). Pour en revenir au procès-verbal

du 2 février 1927, il désignait en termes succincts la limite entre les cantons et la partie du cercle de

99
Dori restant à la Haute-Volta .

10. En deuxième lieu, un procès-verbal du 10février1927 ⎯dont les membres de la Cour

o
trouveront le texte dans le dossi er des juges sous l’onglet n 7 --, énumérait la liste des cantons

constituant le cercle de Say rattachés à la colonie du Niger en y exceptant les villages formant le

canton Gourmantché de Botou. Ici encore, la d ésignation de chaque canton était accompagnée de

sa spécificité ethnique.

11. Enfin, en troisième lieu, un procès-verbal du 9mai1927 100 donnait la liste des

vingt-deuxvillages formant le canton de Botou. Il était accompagné d’un croquis de ce canton

détaillé au1/500000 101. Ce canton restait, pour des raisons que l’on a vues plus tôt, en

Haute-Volta. Il résulte de ces différents procès-verbaux que les autorités coloniales concernées,

tout comme le président de la République, raisonnent en termes de limites de cantons et de respect

des ethnies, et non en termes de ligne artificielle et arbitraire destinée à les diviser. La limite entre

le Niger et la Haute-Volta résulte du retour à l’ancienne limite sud des cantons de Tillabéry

de1910 et aux limites sud du cercle de Say à l’exception du cantonGourmantché de Botou.

Comme l’indiquait la lettre du 2avril1927 du go uverneur général de l’AOF au gouverneur du

102
Niger , [projection du croquis Botou], la seule nouvelle limite dans ce secteu r est celle résultant

de l’extraction du canton de Botou du cercle de Say. Cette nouvelle limite n’est pas plus artificielle

que les autres puisqu’elle a été identifiée à la suite d’un levé sur le terrain englobant les villages

concernés 103. Cet exemple est particulièrement illustra tif, car on voit bien que lorsque l’attention

se porte sur un canton la délimitation de son pourtour peut parfaitement être réalisée en joignant les

99Ibid.
100
Voir MN, annexe C 9.
101
Voir MN, annexe C 10.
102CMBF, annexe 1.

103MN, annexe D 12. - 53 -

villages les uns après les autres. Dans ce cas-ci, il y a quinze villages! [Fin de la projection du

croquis Botou et projection de celui de Diagourou.] On aurait abouti à un constat comparable si on

avait délimité le canton de Diagourou constitué de très nombreux villages si on avait voulu le

délimiter.

12. L’attention portée à la question du projet de limite sur le terrain et le souci de procéder

dans le respect des répartitions traditionnelles des populations se marquent encore par l’initiative

que prend à ce moment Hesling, le gouverneur de la Haute-Volta. Ce dernier, attentif à cet aspect

des choses, avait demandé ce qui suit aux commandants des cercles de Dori et de Fada, qui allaient

être affectés par ces changements de limites :

«Prière m’adresser aussitôt que possible ⎯ c’est son télégramme ⎯ éléments
précis destinés me permettre préparation arrêté général portant fixations nouvelles

limites entre colonies Niger et Haute-Volta. A seule fin éviter toute erreur et nécessité
rectification ultérieure, il est indispensable que tracé soit arrêté sur place et plein

accord entre administrateurs circonscriptions intéressées. Résultats travaux reconnus
et acceptés par chefs deux colonies limitrophes seront transmis Dakar pour
intervention acte définitif.» 104

S’ensuit un échange de télégrammes dont il résulte que les commandants de cercles parcourront la

limite, la carte du capitaineCoquibus en main, et examineront la situation des populations qui

105
chevauchent la frontière . La Partie adverse nous explique ra certainement pourquoi il était si

important de se soucier des populations si on s’appr êtait à tracer à travers leurs cantons une limite

artificielle et arbitraire formée d’une ligne droite.

13. Les travaux des administrateurs des deux cer cles concernés ont consisté à repérer sur le

terrain quelles étaient les limites des cantons qui relevaient de leur cercle respectif. Ils ont pris

comme point de départ le croquis de l’ancienne limite du cercle de Tillabéry en1910, préparé

antérieurement par le capitaineCoquibus. Deux rapports s’ensuivirent, l’un du commandant de

106 107
cercle de Tillabéry, Prudon , et l’autre, du commandant de cercle de Dori, Delbos . Ces

rapports sont accompagnés de croquis similaires. Même si ces derniers ne coïncident pas

totalement, ils ont toutefois le mérite de montrer l’un et l’autre que les administrateurs ont suivi une

104MN, annexe C 11.
105
MN, annexe C 12.
106Du 4 août 1927, MN, annexe C 15.

107Du 27 août 1927, MN, annexe C 16. - 54 -

limite traditionnelle dans laquelle jouaient à la fois des éléments orographiques et l’accord des

populations intéressées. L’administrateur Prudon rapporte notamment ce qui suit :

«D’après les renseignements donnés par les habitants de l’endroit et des chefs

de canton de Dorgol, Tillabéry et de Yaga (Dori), la chaîne de montagne suivie est
bien la limite des deux cantons et par suite des deux colonies. Cette limite existe
depuis de nombreuses années et aucun litige ne s’est jamais élevé entre les cantons
108
respectifs pour la possession du terrain.»

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous aurez noté : Prudon souligne que

Delbos et lui ont suivi la limite des deux cantons et par suite des deux colonies. Etrange différence

entre l’opinion des administrateurs de la Haute-Volta à l’époque qui connaissaient leur pays et les

vues que s’en font les conseils du Burkina Faso aujourd’hui. Il n’y a que pour ces derniers que les

cantons sont un «postulat» ! Selon le même rapport de Prudon, «la délimitation du cercle qu’avait

faite le lieutenant Coquibus [à l’exception d’un sect eur limité] est bien celle que nous avons suivie

109
et qui est reconnue par les divers chefs des cantons limitrophes des deux colonies intéressées» .

Une région peu habitée

Une autre prétention du BurkinaFaso consiste à prétendre que le recours à des limites

arbitraires et artificielles aurait été justifié par le fait que la région était «peu habitée» 110. Une telle

affirmation est, une fois encore, bien difficile à réconcilier avec les faits du dossier. Cette analyse

ne trouve guère d’appui dans l es considérations politiques qui accompagnent le rapportde Prudon

111
auquel je me permets de renvoyer les membres de la Cour . Ils y verront à la fois l’approbation

par les villageois et les chefs de cantons ou les pr oblèmes exposés par ceux-ci au moment de leur

discussion avec les administrateurs au cours de leur mission de reconnaissance.

De la même manière, le rapportdeDelbos, du 27août1927, qui proposait les termes d’un

projet d’arrêté, se terminait par les mots suivants: «Aucune opposition n’ayant été faite par les

112
populations intéressées, le présent procès-verbal a été clos et signé par les Par[ties].»

Comme la Cour peut le constater, tout ceci respire le territoire désertique…

108MN, annexe C 15 (les italiques sont de nous).
109
Ibid.
110
CMBF, par. 5.30.
111Ibid.

112MN, annexe C°16. - 55 -

L’affirmation que les rapports des administrateurs ont été délibérément écartés

14. C’est en vain que le Burkina Faso soutient que les rapports des deux administrateurs, non

seulement n’auraient pas été pris en compte lors de l’élaboration de l’erratum par les autorités de

113
Dakar, mais même qu’ils auraient été délibérément ignorés .

Le Niger n’a nullement prétendu que les rapports seraient parvenus à temps à Dakar. Tout

porte à croire que ce ne fut pas le cas à supposer même qu’ils y soient jamais arrivés. Mais rien ne

prouve en revanche qu’ils auraient été délibérément écartés, en particulier s’ils ne sont jamais

arrivés! En tout état de cause, là n’est pas l’essentiel. Ce que ces rapports, comme les

procès-verbaux de février1927 démontrent, c’est le souci de l’autorité coloniale de respecter la

limite traditionnelle des cantons.

15. C’est en vain que pour se défendre sur ce point lors de leur plaidoirie orale, nos

contradicteurs font valoir que le colonisateur fra nçais se souciait plus d’une bonne administration

114
que de l’unité ethnique des territoires colonisés . C’est répondre à côté de la question, et ce, à

plus d’un titre. Ce sur quoi ils mettent ainsi l’accen t, c’est sur le fait que le colonisateur français a

souvent remodelé les territoires coloniaux, regroupant des cercles pour faire de nouvelles colonies,

ou les répartissant dans diverses colonies sans grand souci d’unité ethnique des nouveaux

regroupements. C’est une évidence. C’est indiscutable. Mais la remarque tombe à plat.

Premièrement, d’abord parce que cette politiq ue n’était pas elle-même artificielle et

arbitraire puisqu’elle avait pour but une meilleure administration des territoires pacifiés.

Et surtout, ces remaniements n’affectaient pas les cercles et subdivisions qui restaient

identiques dans leur unité ethnique. Au début de cet après-midi, le professeurTankoano l’a

démontré en retraçant les tribulations de Say et de Téra.

Troisièmement, nos contradicteurs changent le sujet de conversation: ce qu’ils doivent

prouver, c’est que le colonisateur brisait l’unité ethnique des cercles et cantons. Ils n’apportent pas

le moindre exemple où l’on aurait tranché un cercle ou un canton d’un coup de machette comme un

melon ; le colonisateur conservait l’unité du cercle ou de la région. C’est bien ce qu’ont montré en

grand détail nos développem ents. Tout l’historique de l’arrêté et de l’erratum concourt à établir

113
CMBF, par. 1.22, p. 24.
114CR 2012/19, p. 49, par. 16 (Pellet). - 56 -

que le colonisateur a entendu maintenir la configuration de la limite sud de la subdivision de Téra

et l’ethnicité de chaque canton. La propension à la théorisation entraîne toujours nos contradicteurs

à chercher des arguments loin des populations de Dori dont ils ne se soucient guère.

16. Il résulte de tout ceci que rien n’indique que le colonisateur aurait voulu appliquer à ce

secteur de la frontière une ligne artificielle et arb itraire. Il se fondait sur une ligne préexistante,

formée des limites des cantons, aux configura tions ethniques spécifiques, ligne qu’avaient

pratiquée les administrateurs, qui était identif iée par le croquisCoquibus, lequel a été utilisé à

divers moments de la procédure préparatoire à l’adoption de l’arrêté général du 31août1927.

Delbos, l’administrateur de Dori qui avait parcour u toute la région de son cercle jusqu’au fleuve

Niger avant 1927, connaissait bien les limites de la subdivision de Téra. Les populations et leurs

chefs traditionnels furent associés aux travaux préparatoires et furent invités à donner leur avis.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ce qui, tout bien considéré, paraît

artificiel et arbitraire, ce n’est pas le tracé de la limite, c’est la thèse burkinabè elle-même.

Monsieur le président, ainsi se termine ma pa rticipation de ce jour aux plaidoiries orales du

Niger. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me rendre la parole demain pour la suite de

mon exposé qui concernera le deuxième postulat du Burkina Faso selon lequel la limite suivrait des

lignes droites dans le secteur de Téra.

Le PRESIDENT: Merci. Je vous donnerai la parole demain matin à 10heures quand la

Cour se réunira pour la suite des plaidoiries de la République du Niger.

L’audience est levée à 17 h 50.

___________

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Audience publique tenue le jeudi 11 octobre 2012, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger)

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