Audience publique tenue le vendredi 16 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l'affaire relative à des Questions concernant l'obligation de poursui

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144-20120316-ORA-01-00-BI
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2012/5
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CR 2012/5

Cour internationale International Court
de Justice of Justice

LAAYE THHEGUE

ANNÉE 2012

Audience publique

tenue le vendredi 16 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Tomka, président,

en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader
(Belgique c. Sénégal)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2012

Public sitting

held on Friday 16 March 2012, at 10 a.m., at the Peace Palace,

President Tomka presiding,

in the case concerning Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite
(Belgium v. Senegal)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : M. Tomka,président
SeMúl.vvacepoé,ident

OwMaMa.
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
TCinçade
Yusuf
Greenwood

XuMemes
Donoghue
Gaja.
SjMuisnede,

SurMM.
jugissch, ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Present: Presient ka
Vice-Presipeúnltveda-Amor

Judges Owada
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf
Greenwood

Xue
Donoghue
Gaja
Sebutinde

Judges ad hoc Sur
Kirsch

Registrar Couvreur

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

Le Gouvernement du Royaume de Belgique est représenté par :

M.Paul Rietjens, directeur général des affaires juridiques du service public fédéral des affaires
étrangères, du commerce extérieur etde la coopération au développement,

comme agent ;

M.Gérard Dive, conseiller, chef du service de droit international humanitaire du service public
fédéral de la justice,

comme coagent ;

M. Eric David, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles,

sirMichaelWood, K.C.M.G., membre du barreau d’Angleterre, membre de la Commission du

droit international,

M.DanielMüller, consultant en droit intern ational public, chercheur au Centre de droit
international de Nanterre (CEDIN), Université de Paris-Ouest, Nanterre-La Défense,

comme conseils et avocats ;

S. Exc. M. Willy De Buck, ambassadeur, représen tant permanent du Royaume de Belgique auprès

des institutions internationales à La Haye,

M. Philippe Meire, magistrat fédéral, parquet fédéral,

M.Alexis Goldman, conseiller, direction du dr oit international public, direction générale des

affaires juridiques du service public fédéral des affaires étrangères, du commerce extérieur et de
la coopération au développement,

M. Benjamin Goes, conseiller, chancellerie du premier ministre,

MmeValérie Delcroix, attaché, direction du dro it international public, di rection générale des
affaires juridiques du service public fédéral des affaires étrangères, du commerce extérieur et de
la coopération au développement,

Mme Pauline Warnotte, attaché, service de droit international humanitairedu service public fédéral
de la justice,

Mme Liesbet Masschelein, attaché, chancellerie du premier ministre,

M.VaiosKoutroulis, maître d’enseignement à la faculté de droit de l’Université Libre de
Bruxelles,

M.Geoffrey Eekhout, attaché, représentation perm anente du Royaume de Belgique auprès des
institutions internationales à La Haye,

M. Jonas Perilleux, attaché, service de droit intern ational humanitaire du service public fédéral de la

justice,

comme conseillers. - 5 -

The Government of the Kingdom of Belgium is represented by:

Mr.PaulRietjens, Director-General of Legal Affa irs, Federal Public Service for Foreign Affairs,
Foreign Trade and Development Co-operation,

as Agent;

Mr. Gérard Dive, Head of the International Humanitarian Law Division, Federal Public Service for
Justice,

as Co-Agent;

Mr. Eric David, Professor of Law at the Université Libre de Bruxelles
,

SirMichaelWood, K.C.M.G., member of the E nglish Bar, member of the International Law

Commission,

Mr.DanielMüller, consultant in Public Interna tional Law, Researcher at the Centre de droit
international de Nanterre (CEDIN), University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

as Counsel and Advocates;

H.E.Mr.WillyDeBuck, Ambassador, Permanent Representative of the Kingdom of Belgium to

the International Organizations in The Hague,

Mr. Philippe Meire, Federal Prosecutor, Federal Prosecutor’s Office,

Mr. Alexis Goldman, Adviser, Public International Law Directorate, Directorate-General of Legal

Affairs, Federal Public Service for Forei gn Affairs, Foreign Trade and Development
Co-operation,

Mr. Benjamin Goes, Adviser, Federal Public Service-Chancellery of the Prime Minister,

Ms Valérie Delcroix, Attaché, Public International Law Directorate, Directorate-General of Legal
Affairs, Federal Public Service for Forei gn Affairs, Foreign Trade and Development
Co-operation,

MsPaulineWarnotte, Attaché, International Huma nitarian Law Division, Federal Public Service
for Justice,

Ms Liesbet Masschelein, Attaché, Office of the Prime Minister,

Mr. Vaios Koutroulis, Senior Lecturer, Faculty of Law, Université Libre de Bruxelles,

Mr.GeoffreyEekhout, Attaché, Permanent Represe ntation of the Kingdom of Belgium to the
International Organizations in The Hague,

Mr. Jonas Périlleux, Attaché, International Humanitarian Law Division, Federal Public Service for
Justice,

as Advisers. - 6 -

Le Gouvernement de la République du Sénégal est représenté par :

S.Exc.M.Cheikh Tidiane Thiam, professeur, ambassadeur, directeur général des affaires
juridiques et consulaires au ministère des affaires étrangères,

comme agent ;

S. Exc. M. Amadou Kebe, ambassadeur de la République du Sénégal auprès du Royaume des
Pays-Bas,

M.FrançoisDiouf, magistrat, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de

la justice,

comme coagents ;

M. Serigne Diop, professeur, médiateur de la République,

M. Abdoulaye Dianko, agent judiciaire de l’Etat,

M. Ibrahima Bakhoum, magistrat,

M. Oumar Gaye, magistrat,

comme conseils ;

M. Moustapha Ly, premier conseiller à l’ambassade du Sénégal à La Haye,

M. Moustapha Sow, premier conseiller à l’ambassade du Sénégal à La Haye. - 7 -

The Government of the Republic of Senegal is represented by:

H.E. Mr. Cheikh Tidiane Thiam, Professor, Ambassador, Director-General of Legal and Consular
Affairs, Ministry of Foreign Affairs,

as Agent;

H.E. Mr. Amadou Kebe, Ambassador of the Republic of Senegal to the Kingdom of the
Netherlands,

Mr. François Diouf, Prosecutor, Director of Criminal Affairs and Pardons, Ministry of Justice,

as Co-Agents;

Professor Serigne Diop, Mediator of the Republic,

Mr. Abdoulaye Dianko, Agent judiciaire de l’Etat,

Mr. Ibrahima Bakhoum, Prosecutor,

Mr. Oumar Gaye, Prosecutor,

as Counsel;

Mr. Moustapha Ly, First Counsellor, Embassy of Senegal in The Hague,

Mr. Moustapha Sow, First Counsellor, Embassy of Senegal in The Hague. - 8 -

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre la suite du premier tour de plaidoiries de la République du Sénégal. Je

donne à présent la parole à M. l’ambassadeur Chei kh Tidiane Thiam, agent du Sénégal. Vous avez

la parole, Monsieur.

M. THIAM :

C LÔTURE DU PREMIER TOUR DE PLAIDOIRIES DU SÉNÉGAL

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs, honorables Membres de la Cour, au moment

où prend fin le premier tour de plaidoiries du Sénéga l, je voudrais qu’il me soit permis d’annoncer

que les conseils de l’Etat du Sénégal auront, tour à tour, à intervenir sur divers aspects du sujet pour

apporter des réponses à certaines interrogations ou pour compléter les présentations qui ont été

faites lors de ce tour.

Prendront la parole, pour me succéder :

⎯ M. François Diouf, coagent, qui traitera de «l’inexistence d’un différend» ;

⎯ M. Ibrahima Bakhoum, conseil, qui traitera de «l’irrecevabilité de la requête belge» ;

⎯ M.OumarGaye, conseil, qui examinera la question du «respect, par le Sénégal, de ses

obligations d’Etat partie à la convention de 1984» ; et

⎯ M.AbdoulayeDianko, conseil, qui traitera, pour terminer, la question de «l’inexistence d’un

fait internationalement illicite imputable au Sénégal».

Il me reviendra, avec votre permission, de clor e la session par une présentation des conclusions de

la République du Sénégal. Je vous remercie.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur le professeur, et je passe la parole à

M. François Diouf, coagent. Vous avez la parole, Monsieur.

M. DIOUF : Merci, Monsieur le président.

L’ INEXISTENCE D ’UN DIFFÉREND

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, je suis très honoré

de prendre la parole devant votre haute juridicti on, en ma qualité de coagent, pour contribuer à la - 9 -

défense de mon pays, et traiter de l’inexistence d’un différend entre le Royaume de Belgique et la

République du Sénégal, dans la cause pour laquelle la Cour a été saisie.

2. Cependant, à l’entame de mon propos, pe rmettez-moi d’apporter un éclairage sur l’image

qui a été donnée du Sénégal.

3. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le Sénégal n’est pas le pays que

l’on tente de vous décrire.

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’image que l’on a tenté de

vous montrer de mon pays n’est pas celle que vous en avez, celle que vous connaissez depuis des

années, et qui, dans le concert des nations a toujours apporté sa contribution en luttant pour la paix,

la justice et la liberté.

5. Dès les décenniessoixante, et particulière ment depuis les années2005 à nos jours, il y a

au moins 2500hommes de nationalité sénégalaise, en permanence sur tous les terrains où les

Nations Unies luttent pour le maintien de la paix, la justice et la liberté.

6. Notre pays est celui qui s’est toujours porté à l’avant-garde des droits humains. Il est le

point d’arrivée de milliers de réfugiés venus des coin s les plus reculés de l’Afrique. C’est le pays

qui a vu naître de grands hommes ayant servi la just ice internationale, tels que M. Kéba Mbaye, et

d’autres éminents juristes à travers le monde.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le Sénégal a toujours été un pays

de droit et nous saisissons toutes les opportunités pour participer à la défense des idéaux des

Nations Unies.

7. La date du 4juillet2000 et celle du 20 mars2001, qui indiquent respectivement celle de
o o
l’arrêt n 135 de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar et de l’arrêt n 14 de la

chambre criminelle de la cour de cassation du Sénégal, qui confirme nt l’arrêt de la cour d’appel,

sont d’une importance particulière.

8. En effet, M. l’agent du Royaume de Belgique dira à ce propos, et je le cite : «L’arrêt de la

cour d’appel est confirmé par la cour de cassati on, le 20mars2001 et, met fin…aux espoirs des

victimes de voir Hissène Habré jugé au Sénégal.»

9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la juridiction sénégalaise par

cette décision a entendu rappeler au Sénégal l’ opportunité à saisir pour mieux se conformer à ses - 10 -

obligations internationales à travers la mise en Œuvre de dispositions conventionnelles, et à tout un

continent, le besoin impérieux de s’adapter aux réalités internationales si nous voulons participer

avec dignité au concert des nations.

10. Une tâche de cette envergure n’est pas aisée, et notre ambition n’a d’égal que notre

détermination à respecter nos engagements internationaux et à combattre l’impunité sous toutes ses

formes.

11. Voilà, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les raisons qui ont été à

l’origine du vaste chantier législatif que le Sénégal a entrepris pour juger Hissène Habré.

12. L’opportunité était donnée cette fois à l’ Afrique, par la voix du Sénégal, de faire

entendre la voix de ceux qui se sentent victimes et qui sont victimes.

13. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ceci est le cri de l’Afrique, la

voix des sans voix.

14. Le Royaume de Belgique est conscient de ladémarchedela République du Sénégal.

Cette démarche s’attache à vouloir respecter ses obligations conventionnelles malgré les difficultés

de divers ordres que notre pays rencontre. Pour trouver un prétexte et nous faire comparaître

devant la Cour, le Royaume de Belgique, par une fiction, crée un «différend» pour la compétence

de la Cour.

C’est ce que nous allons nous acharner à démont rer tout-à-l’heure en montrant qu’il y a

inexistence d’un différend objectif qui permette à la Cour d’être compétente.

I. L’inexistence d’un «différend objectif» qui permette à la Cour d’être compétente

15. La Belgique, dans sa requête introduc tive, parle d’un «différend» concernant

l’interprétation et l’application de la convention contre la torture.

16. Elle fonde la compétence de la Cour sur l es dispositions de l’article 30 de la convention

des NationsUnies du 10décembre1984 contre la torture et autres peines et traitements cruels,

inhumains et dégradants.

17. L’article30 de la convention dispose que «tout différend entre deux…Etats parties

concernant l’interprétation ou l’application … qui n[’a pas pu être] réglé par voie de négociation»

ou d’arbitrage peut être soumis «à la Cour internationale de Justice». - 11 -

18. La Belgique fonde son «différend» avec le Sénégal sur le fait que depuis2005, elle

«négocie» avec le Sénégal, pour que celui-ci poursu ive Hissène Habré, ou à défaut l’extrader vers

la Belgique. Mais, la Belgique et le Sénégal ont- ils eu à s’asseoir autour d’une table et mettre en

exergue leurs oppositions? Peut-on imputer au Sénégal un refus quelconque pour l’exécution de

ses obligations conventionnelles ?

19. La Belgique, par une construction intellectuelle depuis2005, faite de notes verbales, de

prétendues omissions, de silences et d’interpréta tions unilatérales, tente de créer un «différend»

susceptible d’être admis par la Cour internationale de Justice comme base de sa compétence.

20. Le Sénégal a toujours été à la pointe de la lutte contre l’impunité, et pour cela, notre pays

s’est attelé à avoir une législation qui puisse lui permettre de juger les crimes les plus horribles, tels

que les génocides, les crimes contre l’humanité et autres crimes de guerre. Une modification de

notre loi fondamentale, la modification du statut de la magistrature, et toute l’activité législative

intense qui a suivi, montrent notre déterminati on en vue de satisfaire les exigences d’un procès

équitable.

21. La Belgique use de stratégie en accumulant les notes verbales et les procédures ne

respectant pas le formalisme requis par la loi sénégalaise sur l’extradition, tout cela pour créer un

différend là où il n’existe pas.

22. Au moment où le Sénégal a déjà mis en place une législation en harmonie avec les

exigences de la convention internationale, il ne cesse de répondre en même temps à diverses

plaintes :

⎯ plainte des victimes de Hissène Habré au Comité contre la torture ;

⎯ plainte de Hissène Habré à la Cour de justice de la CEDEAO.

23. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs de la Cour, en reprenant la trame de la

procédure du Royaume de Belgique, vous vous rendr ez compte que, d’une manière unilatérale, le

Royaume de Belgique fixe et détermine les diffé rentes étapes qui doivent aboutir, selon lui, aux

conditions de saisine de la Cour.

24. Le Royaume de Belgique verse aux déba ts, la loi sénégalaise sur l’extradition, elle

maîtrise donc toutes les conditions de forme et de fond qu’exige ce texte. Nous ne comprenons - 12 -

donc pas que toutes les requêtes aux fins d’ex tradition soient objectivement rejetées pour

non-respect des conditions de forme.

25. Sans offre de négociation, tel que le définit la jurisprude nce internationale, ainsi que la

doctrine, la Belgique estime avoir rempli une des co nditions de l’article 30 de la convention contre

la torture, pour la saisine de la juridiction.

Faisant fi de la définition de la négociation, selon le droit international, le Royaume de

Belgique cherche à travers les questions posées pa r ses autorités diplomatiques à leurs homologues

sénégalais, des éléments qui pourraient servir de refus de «négociation» pour passer à une phase

ultérieure.

26. Après la mise à sa convenance de la condition de la négoc iation, comme si un différend

objectif existait entre les deux Parties, la Belgique, dans le but de saisir la Cour, trouve le prétexte

d’une rupture des négociations, pour passer à la phase d’arbitrage, sans que le Sénégal puisse

répondre à toutes ces notions auxquelles le droit international donne des définitions et des contenus

précis.

27. Il est donc aisé de percevoir toute la «stratégie» développée par la Belgique pour aboutir

à la saisine de la Cour, en arguant d’un «différend» entre le Sénégal et le Royaume de Belgique.

28. Nous pouvons alors prendre à notre compte la définition de la notion de «différend» faite

par la Cour: «Un différend est un désaccord sur un point de droit ou de fa it, une opposition de

thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes.»

29. La République du Sénégal a toujours regardé vers la même direction que la Belgique, du

moins nous y croyions. Notre credo c’est de veiller à l’application et au respect des principes

internationaux de justice, de paix et de liberté.

30. Cette mission de juger HissèneHabré, au nom de l’Afrique, le Sénégal se l’est

appropriée de fait, avant que de l’avoir de droit, par un mandat de l’Union africaine.

31. Cette mission n’est pas aisée, nous le rec onnaissons. Elle suppose des efforts de la part

de tous les pays animés par les principes de lutte contre l’impunité. Le Sénégal apprécie

l’immensité de la tâche qui découle de ses oblig ations conventionnelles. C’est la raison pour

laquelle il estime que l’apport fina ncier international est indispensable, pour mener à bien cette - 13 -

tâche. Prendre conscience d’une obligation et chercher les moyens de la satisfaire peut-il être

compris comme un non-respect de ses obligations conventionnelles ?

32. Le Sénégal n’ayant aucun différend avec le Royaume de Belgique, il s’ensuit que la Cour

doit se déclarer incompétente.

33. Pour conclure, nous dirons que le Séné gal suit avec détermination la même volonté qui

l’a animé au moment de la ratification de cette c onvention. La lutte contre l’impunité est un credo

auquel le Sénégal attache une impor tance particulière. Le Sénégal, l’Union africaine et l’Afrique

attendent de la Cour l’occasion de montrer encore une fois au monde qu’un continent entier a pris

son destin en main.

34. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous excuserez certains

éclats, c’est simplement la voix des sans voix, d’ une Afrique qui veut jouer sa partition dans le

concert des nations.

35. Si par extraordinaire la Cour retenait sa compétence prima facie, l’irrecevabilité pour

violation de l’article30 de la convention, dont mon collègue va vous entretenir, finirait par vous

convaincre du rejet de la requête.

36. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs de la Cour, je vous remercie de votre

attention.

Le PRESIDENT: Merci, Monsieur le coagent. J’invite M.IbrahimaBakhoum, conseil, à

prendre la parole.

M. BAKHOUM :

L’IRRECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE BELGE

Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, il me

revient à la suite de M.FrançoisDiouf, coagent de l’Etat du Sénégal, de traiter de l’irrecevabilité

de la requête belge.

1. Pour soutenir le bien-fondé de son action, le Royaume de Belgique s’appuie sur deux

moyens fondamentalement tirés, d’une part, des deux déclarations unilatérales faites par la Cour au

procès, conformément à l’article36 du Statut de la Cour, et d’autre part, des dispositions - 14 -

pertinentes de l’article30 de la convention des NationsUnies du 10décembre1984 contre la

torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants.

2. En effet, aux termes de l’alinéa premier de l’article 30 de la convention contre la torture

«Tout différend entre deux ou plusieurs Et ats parties concernant l’interprétation

et l’application de la présente Conventi on qui ne peut être réglé par voie de
négociation est soumis à l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si, dans le délai
de six mois qui suivent la date de la dema nde d’arbitrage, les parties ne parviennent

pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre
elles peut soumettre le diffé rend à la Cour internationale de Justice en déposant une
requête conformément au Statut de la Cour.»

3. Pour être recevable donc, il y a lieu de se de mander si la requête introductive d’instance

du Royaume de Belgique satisfait à cette disposition, qui pose comme exigence à son applicabilité,

deux conditions préalables et cumulatives, à savoir, d’une part, l’existence d’un différend entre les

parties, et d’autre part, l’épuisement des voies de négociation puis d’arbitrage entre lesdites parties.

4. A l’examen, il sera aisé de constater que la requête introductive d’instance de la Belgique,

malgré les nombreux développements, n’a satisfait hélas à aucune de ces deux préalables exigés

par l’article 30 de la convention contre la torture.

5. En réalité il n’y a ni différend entre les pa rties concernant l’interprétation ou l’application

de la convention (I), encore moins épuisement des voies de recours, épuisement des voies de

négociation (II) entre les Parties. Tels sont, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les

honorables juges, les deux axes de mon intervention.

I. L’absence de différend entre les Parties

6. La Belgique estime qu’il y a bel et bien un différend qui porte non sur l’interprétation des

termes de la convention mais pl utôt sur son application, notamment en ses articles6 et7 qui

imposent au Sénégal l’obligation d’engager dans des délais raisonnables des poursuites contre

Hissène Habré.

7. La Belgique en déduit l’existence d’ un fait internationalement illicite susceptible

d’engager la responsabilité du Sénégal consécutif à l’inexécution par omission de son obligation de

poursuivre. - 15 -

8. A ce propos, il sera loisible à la Cour de constater au regard des arguments développés par

le Sénégal qu’il n’y a ni un fait, ni une omission internationalement illicite, encore moins un refus

du Sénégal d’exécuter ses obligations inhérentes à la convention contre la torture particulièrement

en ses articles 6 et 7.

o
9. En effet, depuis l’arrêt de la cour de cassation n 14 du 20 mars 2001 (la cour de cassation

du Sénégal, s’entend) (doc. n o 3 du dossier des juges) qui consacre l’incompétence des juridictions

sénégalaises à juger HissèneHabré pour défaut de base légale, le Sénégal à posé plusieurs actes

allant dans le sens de réunir les conditions au double point de vue légal et matériel pour juger

Hissène Habré.

10. C’est ainsi que des réformes législatives ont été faites pour mettre en place un dispositif

légal permettant à nos juridictions de poursuivre ou d’extrader le sieur Hissène Habré.

11. Ensuite, devant le constat largement pa rtagé avec la communauté internationale qu’un

pareil procès nécessite la mobilisation de ressources pour sa tenue et sa bonne conduite par les

juridictions sénégalaises, le Sénégal a entrepris et réussi l’organisation de la table ronde des

donateurs pour le financement du procès en novembre 2010.

12. Cette table ronde, qui a réuni l’Union africaine, l’Union européenne et les partenaires au

développement dont la Belgique, a pu recevoir d es annonces de contribution couvrant l’intégralité

du budget nécessaire à l’organisation du procès.

13. Il est à relever fort heureusement que la Belgique a participé à cette table ronde de

novembre 2010, elle a même fait une annonce de contribution à hauteur d’un million d’euros.

14. Ce fait démontre, Monsieur le président, honorables juges, que jusqu’à ce stade du

processus, le Sénégal et la Belgique partageaient les mêmes vues. Cette situation jette un doute sur

la réalité de l’existence d’un différend entre le Sénégal et la Belgique, ce pays frère, compte tenu

justement des actes qu’elle a eus à poser dans la direction de la tenue d’un procès.

15. Ainsi, selon la déclaration qui a sanctionné cette réunion de la table ronde des donateurs,

le Sénégal s’était engagé à démarrer les poursuites dans un délai de trois mois.

16. Cependant, alors que les dernières mesure s en vue du démarrage effectif des poursuites

étaient déjà prises, le Sénégal a reçu notificatio n de la décision de la Cour de justice de la

CEDEAO, laquelle décision, d’une part, lui interdit de faire juger HissèneHabré par des - 16 -

juridictions sénégalaises et cette même décision, d’ autre part, lui enjoint, au Sénégal, de réfléchir

sur les modalités de mise en place, sous l’égide de l’Unionafricaine, d’une juridiction ad hoc à

caractère international pour juger Hissène Habré.

17. Monsieur le président, Mesdames et M essieurs les honorables juges, vous conviendrez

avec nous que le Sénégal, Etat de droit, soucieux de la légalité internationale, membre de la

CEDEAO, ne peut que respecter cette décision de son organe judiciaire communautaire, tout en

s’attelant à sa mise en Œuvre diligente.

18. C’est ainsi qu’au titre des actes posés par le Sénégal pour la mise en Œuvre de cette

décision de la Cour de justice de la CE DEAO qui prône la création d’une juridiction ad hoc à

caractère international, le Sénégal a entrepris des séries de consultations avec l’Unionafricaine

pour la création de cette juridiction ad hoc à caractère international.

19. La dernière réunion qui s’est tenue à Daka r courant 2011 a porté sur l’examen des textes

fondateurs de cette juridiction ad hoc apte à juger HissèneHabré. A ce propos, les consultations

avec l’Unionafricaine se poursuivent en vue de la mise en place de cette juridiction ad hoc à

caractère international.

20. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, vous

constaterez au vu de ces développements que le Sénégal, loin de se conforter dans un immobilisme,

a bien au contraire posé plusieurs actes pour le démarrage des poursuites et que justement, n’eût été

la décision de la Cour de justice de la CEDEAO, présentement, en ce moment, le procès de

M. Hissène Habré aurait sans nul doute démarré.

21. Conviendrait-il d’ailleurs à ce propos de considérer cette décision de la Cour

communautaire comme une difficulté majeure au processus qui était presque arrivé à son terme. Il

sera tout aussi heureux de constater que jusqu’à l’ intervention de cette décision de justice, il n’y a

eu aucun différend entre le Sénégal et la Belgique relatif à l’interprétation ou à l’application de la

convention contre la torture.

22. Mieux, la Belgique était tellement convaincue des actes posés par le Sénégal

relativement à l’application de la convention contre la torture, et donc, par voie de conséquence, de

l’absence de différend, qu’elle a, la Belgique, tout au long du processus, offert sa coopération - 17 -

agissante, allant même, je le rappelle, jusqu’à a nnoncer en novembre 2010, soit une année avant, à

la table ronde des donateurs, une contribution d’un million d’euros pour la tenue du procès.

23. Au vu de tout ce qui précède, vous pourrez constater que la Belgique a la conviction que

le Sénégal va juger HissèneHabré et ceci, dans le cadre d’un procès juste et équitable. Cette

conviction qu’a la Belgique est justement corroborée par des actes qui au demeurant démontrent à

suffisance l’absence d’un différend entre le Royaume de Belgique et le Sénégal.

24. Monsieur le président, Mesdames et M essieurs les honorables juges, cette absence de

différend est d’ailleurs plus caractérisée au sujet de l’extradition. En effet toutes les trois demandes

d’extradition ont connu de la part de la justice sénégalaise une suite judiciaire.

25. Son honneur Monsieur le président, Mesdam es et Messieurs les honorables juges, faut-il

le rappeler devant votre auguste Cour, le Sénégal est un Etat de droit, avec une justice

indépendante, qui rend des décisions en toute souveraineté et en toute indépendance, en dehors de

toute immixtion des autres pouvoirs.

26. C’est sous ce rapport qu’elle a, après avoir rendu une décision d’incompétence fondée

1
sur l’immunité juridictionnelle de M.HissèneHabré , évolué dans sa position au regard des

dernières décisions rendues par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar.

27. En effet, cette juridiction a rendu à ce jour deux décisions de forme déclarant la

deuxième (arrêt n o 133 du 18 août 2011, doc. n 11 du dossier des juges) et la troisième (arrêt n o7

o
du 10 janvier 2012, doc. n 8 du dossier des juges) requêtes belges aux fins d’extradition

irrecevables au motif que lesdites requêtes n’ont p as respecté les conditions de formes édictées par

notre législation en la matière.

28. Ainsi, tirant toutes les conséquences de ces décisions de rejet pour irrecevabilité, la

os
Belgique s’est résolue à déposer le 17janvier2012 (doc.n 8 et9 du dossier des juges) une

quatrième demande d’extradition qui est en cours d’examen par les autorités compétentes à l’heure

où cette audience se tient devant votre auguste Cour.

1Voir contre-mémoire du Sénégal (CMS), annexe. - 18 -

29. S’agissant de cette quatrième demande d’extradition justement, si elle est recevable, la

chambre d’accusation rendra une décision sur le f ond qui va clore définitivement la procédure

judiciaire relative à l’extradition.

30. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, nous

vous prions de bien vouloir releve r d’ores et déjà l’absence de diff érend relatif à l’extradition du

fait que la Belgique a usé des procédures en la mati ère auprès de la justice sénégalaise qui est en

train en ce moment d’examiner le bien-fondé de ce tte requête pour y donner une suite judiciaire en

toute indépendance.

31. A ce propos, on ne peut nullement imput er un refus d’extrader à l’Etat du Sénégal

puisque l’instance est pendante devant la justice qui en est saisie présentement.

32. A la limite l’on pourrait comprendre l’existence d’une violation de la convention pouvant

être à l’origine d’un différend si ⎯ si et seulement si ⎯ à la suite d’un avis favorable donné par la

chambre d’accusation en vue de l’extradition de HissèneHabré, l’Etat du Sénégal avait refusé de

donner suite à la demande d’extradition, tout en ne le jugeant pas. Hélas, ce n’est manifestement

pas le cas en l’espèce.

II. L’absence de négociations préalables à la saisine de la Cour

33. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, traitant

de l’absence de négociations préalables à la saisine de la Cour, qui est le deuxième axe de mon

intervention, la Belgique estime à ce propos avoi r, au regard de trois notes échangées portant

demandes d’informations adressées au Sénégal, resp ecté le préalable obligatoire de la négociation

édicté par l’article 30 de la convention contre la torture.

34. Il y a lieu de relever qu’en le comprenant ainsi, la Belgique va jusqu’à méconnaître le

sens premier de la négociation et la compréhension qu’il convient d’en avoir en droit international.

35. Toute chose, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, qui

nécessiterait une tentative de définition du con cept pour lui donner un contenu approprié à la

lumière duquel la Cour pourra cons tater qu’il n’y a jamais eu de négociation, car la Belgique, en

réalité, n’a jamais eu l’intention de négocier, préoccupée qu’elle ét ait de réunir artificiellement et - 19 -

par surprise les préalables de la saisine de la C our conformément à l’article30 de la convention

contre la torture.

36. La négociation s’entend comme un ensemble de démarches et de processus de

communication, ayant pour objectif de confronter des positions, points de vue, intérêts et attentes

autour d’un objet, et ce, dans le but de parvenir à un accord entre les parties concernées.

37. Dans sa plaidoirie devant votre auguste Cour, le Royaume de Belgique évoque, pour

faire référence à ces «négociations», les initiatives suivantes qu’il aurait prises :

⎯ en effet, le 30novembre2005: «demande» faite au Gouvernement du Sénégal, pour savoir

«quelles sont les implications» d’un arrêt rendu par la chambre d’accusation de la cour d’appel

de Dakar, et qui consiste en une déclaration d’incompétence. Il convient de préciser que le

Sénégal a répondu, par la voix de son ambassad eur à Bruxelles, à cette demande. Il ressort

notamment de cette réponse qu’en dépit de la décision judiciaire rendue, la République du

Sénégal entendait évoquer la «qu estion Habré» au cours du sommet de l’Union africaine, qui

devait avoir lieu quelques mois plus tard, à Banjul ;

⎯ ensuite, le 11janvier 2006: la Belgique est ime-t-elle «prendre note» de la décision des

autorités du Sénégal d’évoquer l’affaire devant l’Union africaine, et «se réfère», écrit-elle, à la

procédure de négociation visée à l’article 30 de la convention de 1984 contre la torture ;

⎯ Enfin, le 9mars2006, la Belgique «rappelle» la procédure de négociation et «demande» au

Sénégal si l’évocation de l’«affaire Habré» signifi e que le Sénégal ne va ni extrader M. Habré

vers la Belgique ni le juger. Le Sénégal a également répondu à cette interrogation. Il ressort

de cette réponse qu’en évoquant l’affaire deva nt l’Union africaine, la République du Sénégal

n’entendait nullement se dérober à l’obligati on que lui impose la conve ntion de 1984 (à savoir

juger ou extrader), mais, bien au contraire, entendait assumer son devoir de juger.

38. Telles sont, honorable président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, de l’aveu

même de la Belgique et à travers sa description du processus qui a conduit au procès soumis à votre

Cour, les principales étapes qui auraient jalonné la négociation dont l’artic le30 de la convention

fait un préalable à toute action devant la Cour internationale de Justice.

39. La Cour aura ainsi le loisir de constate r la liberté que prend l’Etat demandeur dans son

interprétation de l’obligation de négocier. La négociation internationale suppose en effet un - 20 -

minimum de contacts, un minimum de suivi et de définition des termes de la discussion, minima

dont le Royaume de Belgique a manifestement fait fi da ns la présente affaire. Il n’y a jamais eu en

effet d’offre de négocier, il n’y a jamais eu d’échanges caractéristiques d’une négociation

diplomatique en l’espèce. Les seules initiatives évoquées par la Belgique à cet égard sont des

adresses aux autorités sénégalaises, des questions qui n’appellent que des réponses, réponses que la

République du Sénégal a toujours apportées. Pour quoi d’ailleurs des négociations devraient-elles

avoir lieu dans la mesure où le Sénégal remplit toutes ses obligations ? Une négociation, en effet,

ne serait concevable et accueillie par le Sénégal que si ce dernier était défaillant, ce qui n’est le cas

comme le Sénégal l’a démontré.

40. Et alors, tout se passe donc comme si l’Etat demandeur ⎯le Royaume de Belgique ⎯

voulait opérer «par surprise» et assigner la République du Sénégal devant la Cour en interprétant de

manière rétrospective certaines de ses démarches co mme se rattachant au préalable exigé dans la

convention contre la torture en son article 30.

41. Tout se passe comme si la volonté de la Belg ique d’intenter un procès était préméditée,

le reste, c’est-à-dire ses démarches antéri eures, n’étant que formalités ou prétextes,

malheureusement, à une action judiciaire précisément planifiée.

42. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges,

l’obligation de négocier n’est pas une directive plus ou moins «vague», impliquant des devoirs plus

ou moins clairs pour les Etats. Elle a un conte nu positif que la jurispr udence internationale a

souligné depuis longtemps. Dans la sentence ar bitrale rendue le 9décembre1978 dans l’affaire

concernant l’Accord relatif aux services aériens du 27 ma rs 1946 entre les Etats-Unis d’Amérique

et la France, le Tribunal arbitral a rappelé que «[l]’obligation de négocier connaît aujourd’hui des

formes plus ou moins qualifiées qui lui donnent un contenu plus ou moins significatif». A côté de

l’obligation très générale, du reste, de recourir à la négociation instituée par l’article 33 de la Charte

des Nations Unies, et dont le contenu se ramène à des exigences assez él émentaires, il y a bien

d’autres obligations mieux spécifiées. Le Tribunal rappellera qu’aux termes de l’articleVIII de

l’accord de1946, «dans un espr it d’étroite collaboration, les autorités aéronautiques des deux

Parties contractantes se consulteront régulière ment en vue de s’assurer de l’application des - 21 -

principes définis au présent Accord». Cette disposition institue une ob ligation de consultation

continue entre les Parties.

43. La négociation internationa le, telle qu’elle est entendue, im plique de la part des Etats

«transparence» et bonne foi. Elle exclut les «effets de surprise» ou des attitudes dissimulatrices;

elle doit pour ainsi dire s’avouer comme telle. C’ est à cette condition qu’elle est susceptible d’être

opposée à un Etat.

44. Le Royaume de Belgique n’a jamais, ma is alors jamais, exprimé avec une réelle

conviction à la République du Sénéga l son intention de se situer dans le champ de la négociation.

Comment d’ailleurs aurait-elle pu le faire dans la mesure où le Sé négal exécutait son obligation ?

Il n’a fait que «rappeler», écrit-il lui-même, le préalable posé par l’artic le30 de la convention

contre la torture. Un tel comportement ne correspond pas rigoureusement aux exigences de bonne

foi dans les relations entre Etats. La Cour elle-même a eu à établir, à plusieurs reprises, un lien

entre l’obligation de négocier et la bonne foi.

45. Dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi

d’armes nucléaires, elle a indiqué, à propos de l’obligation de négocier exprimée à l’article IV du

traité sur la non-prolifération des armes nucléair es, que cette obligation inclut sa propre exécution

conformément au principe de bonne foi. Ce princi pe de base est énoncé à l’article 2, paragraphe 2,

de la Charte. Il a été reflété dans la déclaration sur les relations amicales entre Etats

(résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970) ainsi que dans l’Acte final de la conférence

d’Helsinki du 1 eraoût 1975 ; il a aussi été incorporé à l’article 26 de la convention de Vienne sur le

droit des traités du 23 mai 1969, aux termes duquel «tout traité en vigueur lie les parties et doit être

exécuté par elles de bonne foi».

46. Dans l’affaire des Essais nucléaires, l’arrêt du 20décembre1974 rendu par la Cour

rappelle également que «[l]’un des principes de base qui préside à la création et à l’exécution

d’obligations juridiques, quelle qu’en soit la sour ce, est celui de la bonne foi. La confiance

réciproque est une condition inhére nte de la coopération internati onale, surtout à une époque où,

dans bien des domaines, cette coopération est de plus en plus indispensable» ( Essais nucléaires

(Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46). - 22 -

47. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, la

relation que la Cour établit entre l’ obligation de négocier, le princi pe de bonne foi et la confiance

réciproque prend un sens particulièrement adéquat dans la présente affaire.

48. La République du Sénégal considère en effet que non seulement le devoir de négocier

n’a pas été correctement observé par l’Etat de mandeur, mais que l’action que celui-ci introduit

devant la Cour et l’espèce de précipitation qui l’accompagne traduisent même une forme de

défiance et d’abus de droit d’ester en justice manife ste que rien n’autorise et ne justifie, au regard

des mesures qu’elle a, à ce jour, prises pour organiser le procès de l’ancien chef d’Etat tchadien.

49. Dans le contexte actuel, force est de reconnaître que lorsque l’on a l’intention de

s’engager dans un processus de pourparlers préalables à des négociations, l’on doit au moins

clairement le dire. Des questions plus ou moins «générales», tendant à obtenir des informations

factuelles, ne peuvent y suffire.

50. Le Royaume de Belgique aura donc du mal à démontrer qu’une initiative qui n’a

vraiment jamais eu lieu a échoué. Pour qu’une action judiciaire puisse être initiée contre un Etat

partie à la convention, il faut en effet que les négociations engagées aient échoué ; il faut que toutes

les pistes explorées pour rapprocher les points de vu e aient débouché sur une impasse. Or, le

Royaume de Belgique ne démontre nullement l’ex istence d’une impasse; il ne peut pas dire que

des efforts qu’il aurait déployés se sont soldés par un échec. Ce n’est pas le cas. Si l’on s’en tient à

sa propre présentation des faits, force est de constater l’étrangeté des conditions dans lesquelles il a

estimé avoir épuisé son obligation de négocier. C’est en effet à la suite d’une réponse faite par le

Gouvernement de la République du Sénégal, et qui assurait que ce dernier entendait, conformément

à la convention, «extrader ou poursuivre» M. Habr é (déclaration du 9 mai 2006) que la Belgique a

prétendu «constater l’échec des négociations fondées sur l’article30 de la convention»

(le20juin2006). Aussi curieux que cela puisse pa raître, le Royaume de Belgique a donc estimé

devoir «constater» un échec après une réponse qui aurait pourtant dû le satisfaire. Ce

comportement est de nature à accréditer l’idée que l’action judiciaire aujourd’hui déclenchée était

préméditée depuis fort longtemps, et que l’échec pr étendu des négociations n’est en réalité qu’un

«alibi». - 23 -

51. La deuxième question qui se pose dans cette affaire est de savoir s’il y a eu échec des

négociations. Mesdames et Messieurs les honor ables juges, la Cour a une conception très

exigeante de «l’échec des négociations». En effet, dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en

Palestine (arrêt du 30août1924), la Cour permanente de Justice inte rnationale énonçait ce qu’il

faut entendre par échec des négociations justifiant le recours à une solution juridictionnelle. L’Etat

qui prend l’initiative d’un procès en arguant un tel échec ne peut justifier sa position que si la

négociation

«a rencontré un point mort, si elle s’est heurtée finalement à un non possumus ou à un

non volumus péremptoire de l’une des Parties et qu’ainsi il est apparu avec évidence
que le différend n’est pas susceptible d’être réglé par une négociation diplomatique »
(Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n °2, p. 13)
(les italiques sont dans le texte).

52. Peut-on dire, dans le cas présent, son honneur Monsieur le président, Mesdames et

Messieurs les honorables juges, que le Gouvernem ent de la République du Sénégal ait eu une

quelconque attitude, manifesté le moindre indice d’un tel refus ? Des négociations ont-elles jamais

été entamées et ont-elles, a fortiori, jamais connu une impasse comparable à celle dont la Cour fait

le critère de l’échec des pourparlers ? Manifestement non.

53. Le fait est que le Royaume de Belgique n’a jamais entamé de véritables négociations

avec le Gouvernement de la Républi que du Sénégal. Il ne s’est adressé aux autorités sénégalaises

qu’à travers des notes verbales qui consistaient en des questionnements sur l’état de la procédure

ou sur les projets du Gouvernement sénégalais relativement au dossier Hissène Habré. A toutes ces

interrogations de la Belgique, des réponses ont été a pportées par le Sénégal. La réalité, hélas, est

que la Belgique n’a jamais voulu d’un jugement de M. Hissène Habré au Sénégal.

54. Monsieur le président, son honneur, Mesdames et Messieurs les honorables juges, on

pourrait même ajouter que la Belgique ne s’est pas non plus rigoureusement conformée à un autre

préalable posé par l’article 30 de la convention de 1984 : le recours à l’arbitrage.

55. Rappelons qu’aux termes de la disposition en cause,

«tout différend entre deux ou plusieurs Etat s parties concernant l’interprétation et
l’application de la présente convention qu i ne peut pas être réglé par voie de
négociation est soumis à l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si, dans le délai
de sixmois qui suivent la date de la dema nde d’arbitrage, les parties ne parviennent

pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre - 24 -

elles peut soumettre le diffé rend à la Cour internationale de Justice en déposant une
requête conformément au Statut de la Cour.»

56. Le Royaume de Belgique n’a non seule ment pas entamé de négociations proprement

dites avec le Gouvernement de la République du Sénégal ⎯ il n’a pu par conséquent valablement

arguer d’un quelconque échec de négociations ⎯ mais il a, par son attitude, escamoté l’autre

préalable posé par l’article 30 de la convention de 1984. La seule référence à l’arbitrage se trouve

dans une déclaration du Gouvernement belge datée du 20 juin 2006 que la Belgique prétend avoir

envoyée à l’Etat du Sénégal, et malheureusement elle est évasive. Selon sa propre présentation des

faits, la Belgique aurait «constaté l’échec des négociations fondées sur l’article 30 de la convention,

rappelé l’existence du différend entre les Etats sur l’ interprétation de l’article 7 de la convention et

demandé au Sénégal de recourir à la procédure d’arbitrage prévue à l’article 30 de la convention».

57. Son honneur Monsieur le président, Mesd ames et Messieurs les honorables juges, les

trois affirmations que recèle cette phrase, d’apparence anodine, sont toutes sujettes à caution :

⎯ la Belgique parle de «l’échec de négociations» qui n’ont réellement jamais eu lieu ;

⎯ la Belgique évoque l’existence d’un «différend sur l’interprétation de l’article7» de la

convention alors que jamais au cours de l’écha nge des notes avec la République du Sénégal, il

n’y a eu de débats ou controverses sur cette dispos ition de la convention ; au contraire, dans sa

réponse du 9mai2006, seul document dans lequel le Sénégal évoque cette disposition, il est

bien précisé que celui-ci «se conforme à l’esprit de la règle aut dedere aut punire prévue à

l’article 7» ;

⎯ l’invitation que la Belgique dit avoir adressée au Sénégal aux fins de recourir à la procédure

d’arbitrage, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, n’a été formalisée qu’une

seule fois, de manière fort subreptice d’ailleurs, dans une déclaration dont cette invite n’était

pas l’objet principal (déclaration du 20 juin 2006).

58. S’agissant d’un préalable essentiel à une acti on devant la Cour internationale de Justice,

on était légitimement en droit d’attendre une proposition plus claire, moins évasive. Là également,

les circonstances traduisent une volonté de la Be lgique d’«expédier» au plus vite les formalités

requises par l’article30 de la conve ntion, pour, hélas, le plus rapidement possible, réunir les

conditions exigées pour saisir la Cour. - 25 -

59. La Cour constatera aisément, d’ailleurs, le contraste saisissant qui existe entre l’attitude

du Royaume de Belgique, incontestablement pressé de porter l’affaire devant sa juridiction, et

escamotant pour cela les étapes ex igées par la convention pour la tenue d’un tel procès, et le

comportement de l’Etat du Sénégal, légitimement précautionneux dans un premier temps, et

diligent dans un second temps, quand il est apparu que l’option de juger M.Hissène Habré était

devenue claire.

60. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, au

regard de ce qui précède, il est loisible à la Cour de constater que la Belgique n’a jamais sacrifié au

préalable obligatoire de négociation prévu à l’artic le30 de la convention. Elle s’est plutôt

employée à demander des informations sur le dossier à travers deux correspondances auxquelles le

Sénégal a répondu.

61. Son honneur Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les honorables juges, aussi

en prenant prétexte de ces correspondances pour te nter d’établir le respect du préalable posé par

l’article30 de la convention, la Belgique n’éta it-elle préoccupée qu’à attr aire le Sénégal devant

votre auguste Cour.

62. Ainsi sous le bénéfice de ces observa tions, honorables Monsieur le président et

Mesdames et Messieurs de la Cour, il plaira à votre auguste Cour, de dire et juger que la requête

belge n’est pas recevable, et ceci en ce qu’elle ne satisfait pas aux conditions fixées par l’article 30

de la convention contre la torture de 1984, lesdites conditions étant relatives à l’existence d’un

différend, d’une part, et d’autre part, à l’épuisement des voies de négociation.

Son honneur Monsieur le président, Mesdam es et Messieurs les honorables juges, je vous

remercie de votre bienveillante attention en vous priant respectueusement de m’autoriser à me

retirer de la barre tout en invitant mon collègue OumarGaye à prendre la parole pour traiter du

respect par le Sénégal de ses obligations d’Etat partie à la convention contre la torture de 1984. Je

vous remercie.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur, pour votre intervention et je donne la parole à

M. Oumar Gaye. Vous avez la parole, Monsieur. - 26 -

M. GAYE :

L E RESPECT PAR LE S ÉNÉGAL DE SES OBLIGATIONS D ’E TAT PARTIE

À LA CONVENTION DE 1984

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, je reviens devant

vous pour répondre aux arguments développés par le Royaume de Belgique qui persiste à soutenir,

sans raison, que le Sénégal n’a pas rempli ses oblig ations au titre de la convention de1984 (doc.
o
n 1 du dossier des juges).

1. Une telle affirmation manque de pertinence, car elle ne repose sur aucune réalité et est

totalement rejetée par le Sénégal. Mon exposé co mprendra deux parties, la première insistera sur

l’application des dispositions des articles2, 3, 4, 5, paragraphes3, et 7, paragraphe 3, de la

convention contre la torture, la deuxième sera axée sur les mesures d’application prescrites par

ladite convention.

La répression par le Sénégal des actes de torture conformément à ses lois nationales

2. Faisant application des dispositions des articles 2, 3, 4, 5, paragraphe 3, de la convention,

il y a lieu de souligner que le Sénégal a toujours procédé à la répression des actes de torture

conformément à ses lois nationales. L’article 5, paragraphe3, de la convention dispose: «La

présente convention n’écarte aucune compétence… exercée conformément aux lois nationales.»

Ainsi, dès après son accession à la souveraineté internationale, le Sénéga l a adopté un code pénal

qui réprimait les actes de torture.

3. C’est dire, qu’avant même son adhésion à la convention contre la torture, le Sénégal s’est

évertué à sanctionner les actes de torture portant gravement atteinte à la dignité de la personne

humaine, puisqu’il avait déjà adopté une loi portant code pénal qui, en son article 228, réprimait la

torture et la complicité.

4. Cette loi est restée conforme aux dispositi ons de l’article2 de la convention contre la

torture qui prévoit : «Tout Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et

autres mesures efficaces pour emp êcher que des actes de torture soient commis dans tout [Etat]

sous sa juridiction.» - 27 -

5. La poursuite de personnes présumées coupabl es d’actes de torture était déjà possible au

Sénégal avant son adhésion à la convention de 1984. C’est sur cette base que M. Hissène Habré a

été inculpé, en partie, par le doyen des juges d’instruction en 2000.

Le respect des dispositions de l’article 7, paragraphe 3, de la convention

6. L’article 7, paragraphe 3, de la convention contre la tort ure précise que «Toute personne

poursuivie pour l’une quelconque des infractions visées à l’article 4 de la convention bénéficie de

la garantie d’un traitement équitable à tous les stades de la procédure.»

7. C’est précisément en application de cette disposition que M Hissène Habré a entendu alors

user des voies de recours que les lois sénégalais es ont prévues pour tout individu mis en cause

devant les juridictions pénales sénégalaises, sans distinction de nationalité, au même titre que les

parties civiles.

8. A ce propos, il convient de souligner que le Sénégal n’a jamais tenté d’entraver l’examen,

par ses juridictions, de la plainte des parties ci viles, des différentes demandes d’extradition de la

Belgique ou des recours de M. Habré.

9. Le recours de M. Habré a conduit la chambre d’accusation de la cour d’appel à annuler, le

4juillet2000, le procès-verbal d’inculpation et la procédure subséquente pour incompétence du

juge saisi (doc. n° 10 du dossier des juges).

10. Par la suite, la cour de cassation a c onfirmé, par son arrêt du 20mars2001,

l’incompétence du magistrat instructeur saisi (doc. nº 3 du dossier des juges).

11. Par ailleurs, il convient de rappeler que c’est M.HissèneHabré lui-même, qui a pris

l’initiative d’attraire l’Etat du Sénégal devant la Cour de justice de la CEDEAO, suite à l’adoption

de mesures législatives nécessaires permettant au Sénégal de remplir ses obligations d’Etat partie à

la convention de 1984.

12. Cette saisine a eu lieu le 1eroctobre 2008 conformément aux principes et règles régissant

l’organisation d’un procès juste et équitable énoncés pa r la convention contre la torture. La Cour

de la CEDEAO a rendu à cet égard un arrêt le 18 novembre 2010 (doc. n° 7 du dossier des juges). - 28 -

Le silence de la Belgique sur l’application des dispositions de la convention contre la torture

13. La Cour constatera que le Royaume de Be lgique a omis de se prononcer clairement sur

l’application par le Sénégal des dis positions de l’article 5, paragraphe 3, de la convention contre la

torture. De l’avis du Sénégal, aucune violation de ce chef ne peut être valablement alléguée par le

Royaume de Belgique.

14. Cela est également valable en ce qui concerne l’adaptation pa r le Sénégal de sa

législation aux autres dispositions de la convention contre la torture.

Les mesures prescrites par diverses dispositions de la convention de 1984

15. Le Royaume de Belgique soutient dans s on mémoire: «Par ses actions et omissions, le

Sénégal a violé les obligations découlant de l’article 5, paragraphe 2, de l’article 6, paragraphe 2, et

de l’article 7, paragraphe 1, de la convention contre la torture.»

16. Une telle affirmation est contraire à la réa lité. En effet, il est utile de préciser que c’est

après le prononcé de l’arrêt de la cour de cassation que le Comité contre la torture, qui a été saisi

par des personnes de nationalité tchadienne, av ait constaté, dans sa décision de2006, les

manquements du Sénégal pour n’avoir pas pris «les mesures nécessaires pour établir sa compétence

aux fins de connaître lesdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur

tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas».

17. Le Sénégal, qui a pris bonne note de ces rema rques du Comité contre la torture, s’est

conformé à l’obligation d’adapter son droit national à son engagement d’Etat partie à la convention

contre la torture. La situation décrite par la Belgique dans sa requê te concerne une période

relativement ancienne ⎯ de 1990 à 2001 ⎯ se rapportant à un état de droit largement dépassé, et

dont le rappel n’est intéressant que d’un point de vue historique, sans aucune valeur juridique

pouvant fonder ses prétentions actuelles devant votre Cour (doc. nº 12 du dossier des juges).

18. C’est pourquoi le Comité contre la tortur e, après une mission officielle effectuée au

Sénégal du 4au 7août2009, a apprécié positivement les efforts particuliers du Sénégal de

respecter ses engagements vis-à-vis de la convention contre la torture, surtout en ce qui concerne

l’obligation aut dedere aut judicare qui pèse sur le Sénégal, à l’encontre de M. Hissène Habré. - 29 -

19. Depuis 2009, le Sénégal a établi sa compétence pour connaître des infractions visées par

la convention contre la torture. Cela, la Belgique ne le conteste pas. Ce préalable a été dûment

réalisé par le Sénégal.

20. Dans son mémoire produit devant la Cour , la Belgique soutient que: «le Sénégal a

manqué à son obligation de poursuivre ou d’extrader M. Hissène Habré vers la Belgique», et que

«l’obligation de juger ou d’extrader prévue par la convention découle de la seule
présence de la personne présumée avoir commis des actes de torture sur le territoire de

l’Etat partie2concerné. De fait, il s’agit d’une responsabilité qui incombe au Sénégal,
Etat du for.»

21. Le Sénégal entend vigoureusement contester une telle affirmation ou, tout au moins, les

implications que la Belgique y attache. En effet, l’article 7, paragraphe 1, de la convention contre

la torture prévoit une alternative au choix du Sénégal, l’extradition, à défaut d’un jugement.

22. Or, c’est sur la base de l’adaptation par la législation sénégalaise aux dispositions de la

convention contre la torture que le Royaume de Belgique a soumis, par notes verbales en date des

15mars2011 et 5septembre2011, les deuxième et troisième demandes d’extradition qui ont été

rejetées pour vice de forme. Ces requêtes ont été déclarées irrecevables, motifs pris de ce que

lesdites demandes n’ont pas été accompagnées de l’original des pièces requises, conformément aux

exigences de la loi sur l’extradition (document n o2 du dossier des juges).

23. La Cour constatera que toutes les demandes de la Belgique ont connu des suites

judiciaires, même si elles ne sont pas encore couronnées du succès espéré. La dernière demande

d’extradition déposée le 17 janvier 2012 est en c ours d’examen, conformément aux obligations du

Sénégal aut dedere aut judicare résultant de la convention contre la torture (document n o2 du

dossier des juges).

24. En tout état de cause, M.Hissène Habré est toujours au Sénégal, sa présence confirme

ainsi le respect par notre pays de son engageme nt fait ici devant la Cour lors de l’audience

consacrée à l’examen de la demande en indica tion de mesures conservatoires présentée par la

Belgique.

2Mémoire du Royaume de Belgique (MB), p. 85 et 88. - 30 -

25. A cet égard, le Sénégal respecte scrupul eusement les dispositions de l’article3,

paragraphe1, de la convention, car aucune m esure d’expulsion n’a été prise à l’encontre de

M. Hissène Habré, malgré les déclarations auxquell es la Belgique fait allusion et qui ne présentent

aucun caractère juridique.

26. Si le Sénégal entendait, ainsi que le souligne l’Etat belge, se dérober à ses obligations, il

n’aurait nullement pris la peine de modifier sa Constitution, de faire adopter de ces lois, d’organiser

des échanges diplomatiques réguliers et suivis, avec un certain nombre d’Etats, abrité des

rencontres internationales consacrées aux conditions de la tenue du procès de l’ancien chef d’Etat

tchadien, y compris la table ronde des donateur s pour le financement du procès (document n o 5 du

dossier des juges).

Au titre de la violation prétendue de la règle aut dedere aut judicare

27. La Belgique fait également valoir que l’in suffisance actuelle de moyens financiers

nécessaires à l’organisation du procès ne constitue pas un «fait justificatif». Dans son mémoire, le

Royaume de Belgique note que

«La saisine de l’Union africaine ne constitue pas une alternative au respect des
obligations conventionnelles du Sénégal… «Le mandat» conféré par l’Union africaine
au Sénégal pour juger M.HissèneHabré ne dispense en rien le Sénégal de son

obligation, en tant qu’Etat du for, de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes ou
de l’extrader vers un Etat qui en fait la demande. Cette obligation subsiste malgré
l’intervention de l’Union afri caine. L’obligation de juger ou d’extrader prévue par la
Convention découle de la seule présence de la personne présumée avoir commis des

actes de torture sur le territoire de l’Etat partie concerné. De ce fait, il s’agit d’une
responsabilité qui incombe au Sénégal, Etat du for.» 3

28. Le Sénégal est au regret de constater, sur ce point comme sur d’autres, le caractère

quelque peu artificiel du dissentiment que la Belgique tente de mettre en exergue. A vrai dire, la

question de l’interprétation du «ma ndat» de l’Union africaine a déjà fait l’objet de débats au cours

des audiences relatives à la demande en indication de mesures conservatoires et à celle du premier

tour de plaidoiries du Sénégal 4. Plus d’une fois devant cette Cour, le Sénégal a précisé le sens et la

portée qu’il attachait à cette intervention de l’Union africaine.

3
MB, p. 88.
4CR 2012/4, p. 13 et 14 (Thiam). - 31 -

29. Il a, plusieurs fois, déclaré qu’il ne voya it pas dans cette intervention la source de son

obligation de juger, mais qu’il n’était juridiquement tenu, bien entendu, que par sa qualité d’Etat

partie à la convention de 1984. Dans ces conditions, le Sénégal a du mal à comprendre l’insistance

de la Partie belge à faire valoir une interprétation qui n’a jamais été celle de l’Etat redevable de

l’obligation en question ⎯ qui est celle de «juger» précisément.

30. Le Sénégal redit donc, en espérant que ce débat sera définitivement clos, que c’est

essentiellement dans la convention de1984 contre la torture qu’il estime devoir trouver la base

juridique de toutes les actions qu’elle a entreprises dans la perspective de juger M. Hissène Habré.

En d’autres termes, les interprétations que les de ux Parties font de ce «mandat» ne sont pas

divergentes, mais se rejoignent rigoureusement. Par ailleurs, la décision de l’Union africaine par

laquelle ce «mandat» est donné au Sénégal mentionne la convention contre la torture et renvoie à

son contenu considéré comme la source principale des engagements qui pèsent sur le Sénégal.

31. Le Sénégal tient également à préciser sa position devant un autre élément de

l’argumentation évoquée par la «Belgique», qui tient aux «difficultés d’ordre financier» évoquées

par lui⎯les difficultés d’ordre financier sont i nvoquées par la Belgique, que je cite entre

guillemets. L’interprétation qui est faite de cet asp ect de la thèse sénégalaise mérite certainement

d’être rectifiée.

32. Du point de vue de la Belgique, il semble que cette donnée soit comprise comme une

sorte de prétexte allégué par le Sénégal, pour se soustraire à son engagement.

33. Or, c’est la Belgique elle-même qui, dans s on mémoire, à la page 15, cite le bilan publié

en1993 par la commission d’enquête nationale du ministère tchadien de la justice qui donne les

chiffres suivants :

«⎯ plus de 40 000 victimes ;

⎯ plus de 80 000 orphelins ;

⎯ plus de 30 000 veuves ;

⎯ plus de 200000 personnes se trouvant, du fait de cette répression, sans soutien
moral et matériel.» - 32 -

34. Le Sénégal n’a en effet jamais posé le problème de l’appui financier au procès de

M.HissèneHabré en termes de fait justificatif d’une inexécution d’une obligation. A aucun

moment du débat judiciaire, il n’a été question de tentative, pour le Sénégal, de s’exonérer de son

engagement. La Cour ne saura it donc souligner que l’insuffisance de moyens financiers ou les

contraintes de la constitution d’un budget spécial constituent des facteurs exonératoires, pour la

bonne et simple raison que telle n’a jamais été la position du Sénégal.

35. Il s’est simplement agi, pour les autorités sénégalaises, d’assurer un minimum de

préparation pour un procès effectivement pas comm e les autres, vu le nombre élevé de victimes

présumées de l’ancien chef d’Etat, et sur la nécessité de les entendre dans le cadre d’un procès

judiciaire juste et équitable et où les droits des personnes mises en cause seront aussi préservés.

36. En effet, la réunion de l’ensemble du fi nancement nécessaire à la tenue du procès est un

gage d’efficacité qui permet d’éviter toute r upture dans le déroulement dudit procès qui puisse

porter atteinte aux droits des parties concernées. Car, dans notre système judiciaire, une fois que la

personne est inculpée, la poursuite de l’instruction ne doit souffrir d’aucune interruption.

37. Dans de telles conditions, on comprend qu’un procès de l’ancien chef d’Etat du Tchad ne

soit pas une affaire comme une autre. L’ampleur du défi n’a cependant pas empêché le Sénégal de

commencer à agir dans le sens requis par la convention contre la torture.

38. De l’avis du Sénégal, au vu des dével oppements qui précèdent, les arguments de la

Belgique ne permettent pas d’établir une quelcon que violation des dispositions de la convention

contre la torture.

Je vous remercie de votre bienveillante atten tion et vous prie, Monsieur le président, avec

votre permission, d’inviter à la barre mon collègue M.AbdoulayeDianko qui démontrera

l’inexistence d’un fait internationalement imputable au Sénégal.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur. La Cour prendra maintenant une pause de

quinze minutes. Après la pause, c’est M. Dianko qu i aura la parole. La séance est suspendue pour

quinze minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 40 à 12 heures. - 33 -

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est rouverte et j’invite maintenant

M. Abdoulaye Dianko à prendre la parole. Vous avez la parole, Monsieur.

M. DIANKO :

L’INEXISTENCE D ’UN FAIT INTERNATIONALEMENT ILLICITE IMPUTABLE AU SÉNÉGAL

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, c’est un grand

honneur et un privilège pour moi de me présenter, aujourd’hui, devant votre haute juridiction pour

défendre à nouveau les intérêts de mon pays dans cette instance engagée par la Belgique.

2. Devant votre Cour, M.l’agent de la République du Sénégal m’a demandé de vous

expliquer que les demandes de la Belgique doivent être rejetées. A cet effet, j’examinerai les

points suivants :

⎯ Premièrement, je tenterai de démontrer les ac tes qui prouvent qu’aucun fait internationalement

illicite ne peut être imputé sérieusement au Sénégal par la Belgique.

⎯ En second lieu, je dirai que la Belgique ne spécifie aucun fait internationalement illicite

pouvant être imputé au Sénégal.

Les actes qui prouvent qu’aucun fait internationalement illicite ne peut être imputé

sérieusement au Sénégal par la Belgique

3. Le Sénégal entend fermement réfute r l’imputation par la Belgique de faits

internationalement illicites.

4. Il ne peut être raisonnablement tenu d’ avoir violé ses obligations découlant de la

convention contre la torture. Nous allons encore une fois le démontrer quitte à reprendre ce qui a

été longuement plaidé par mes prédécesseurs.

5. Dans l’affaire qui est soumise à la Cour , la question posée est donc la suivante: la

République du Sénégal refuse-t-elle de s’acquitter de ses obligations ?

Le Sénégal a toujours posé des actes positifs

6. A lire la Belgique dans son mémoire mais surtout dans ses plaidoiries, à travers

notamment l’intervention de M.Müller, le Sénéga l s’est limité à une déclaration d’intention dans

cette affaire : - 34 -

«en dépit de son engagement de poursuivre HissèneHabré, rien ne s’est passé.
Aucune enquête n’a été effectuée et le cas de HissèneHabré n’a toujours pas été

soumis aux autorités sénégalaises compéten tes. Les seules choses qui se produisent
étaient plusieurs déclarations des plus hautes autorités du Sénégal de se débarrasser de
l’affaire et même une tentative d’expulser Hissène Habré au Tchad en juillet 2011.»

«En tout état de cause, le Sénégal semb le négliger le fait fondamental que la
responsabilité des Etats n’est pas conditio nnée par la volonté ou l’intention d’un
Etat.»5

7. Non le Sénégal ne s’est pas contenté d’ exprimer sa volonté de respecter son obligation

conventionnelle.

8. Depuis plus de 10 ans, il a entrepris des actes et n’a d’ailleurs pas attendu d’être saisi par

la Belgique pour chercher à poursuivre M. Habré.

9. Faut-il rappeler que M.Habré a été incu lpé le 3février2000 suite à une constitution de

partie civile. Certes, cette procédure a abouti à une décision de la Cour de cassation en date du

20 mars 2001 confirmant qu’il n’existait pas de textes pouvant fonder des poursuites au plan pénal

contre Habré.

10. D’aucuns diront que de toute façon si le Sénégal avait pris les mesures nécessaires pour

faire adapter sa législation pénale, comme l’y oblige la convention contre la torture, cette procédure

aurait peut être abouti à un jugement.

11. Mais certains ont pu penser, comme le professeur David s’est évertué à le démontrer au

cours de son intervention de mardi dernier, mais certainement pour un autre objectif, que les

poursuites pouvaient être fondées sur les principes de la lutte contre l’impunité eu égard à la nature

des infractions dont Habré est accusé. Les ar guments abondamment dével oppés par les conseils

des victimes dans leur plainte avec constitution de pa rtie civile, arguments partagés en partie par le

doyen des juges de l’époque, participent de cette thèse.

12. Quoi qu’il en soit, quand bien même l’or igine de la procédure émane d’une plainte avec

constitution de partie civile, on peut dire qu’il s’ agit là tout de même d’ une preuve que l’Etat

⎯l’Etat du Sénégal s’entend ⎯, en laissant faire, a voulu démontrer son engagement à ne pas

entraver toute poursuite contre Habré. Car si l’Etat ne voulait pas que cette poursuite ait lieu, il

avait les moyens légaux de demander tout au moins au juge d’instruction de refuser d’informer.

5
CR 2012/3, p. 41, par. 15 et 16 (anglais seulement) (la traduction est de nous). - 35 -

13. Mais ce qui est surtout important à rete nir à la suite de cette première tentative

infructueuse, c’est l’option résolue de l’Etat du Sénégal de tout faire pour rendre possible le

jugement de M. Habré sur son sol.

14. Au demeurant, c’est depuis longtemps que le Sénégal s’est montré attentif à cette

exigence. Les autorités sénégalaises avaient mis en place un dispositif propre à empêcher que

M.Habré échappe à la justice. M.Habré ne peut pas quitter le territoire du Sénégal car il ne

dispose pas de titre de voyage, les autorités sénégala ises ayant refusé de lui en délivrer un. Il s’y

ajoute que son domicile fait l’objet d’une surveillance, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par des

éléments de la gendarmerie du Sénégal.

15. Le Sénégal se conforme ainsi à une oblig ation dérivée de la convention, et énoncée à

l’article 6 de celle-ci :

«S’il estime que les circonstances le justifient, après avoir examiné les
renseignements dont il dispose, tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une
personne soupçonnée d’avoir commis une infraction visée à l’article4 assure la
détention de cette personne ou prend [les ] mesures juridiques nécessaires pour assurer

sa présence…»

L’intervention de l’Union africaine dans ce dossier

16. Un fait nouveau et majeur est intervenu dans ce dossier avec l’intervention de

l’Unionafricaine (qui, il faut le souligner, semble retrouver grâce aujourd’hui aux yeux de la

Belgique, ce qui n’a pas toujours été le cas il n’y a guère longtemps) qui, en juillet 2006, a pris une

décision dans cette affaire qui, tout autant que la convention contre la torture, s’impose au Sénégal.

17. Cette décision comporte un point très impor tant qui peut aider à comprendre l’attitude

ultérieure du Sénégal. L’Union africaine considère en effet :

⎯ que le dossier Hissène Habré est son propre dossier ; ensuite

⎯ qu’elle donne mandat au Sénégal de poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique,

Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente.

18. La décision signifie donc que le Sénéga l doit juger Habré mais il doit le juger pour

l’Afrique et en terre d’Afrique. Le Sénégal appliquera cette décision tout en se faisant le devoir

d’exécuter aussi son obligation conventionnelle. - 36 -

19. Toutefois il a déjà été suffisamment expli qué que la convention de 1984 offre le choix

pour deux alternatives, comme l’a rappelé l’agent du Sénégal dès l’ouverture des audiences

relatives à la demande en indication de mesures conservatoires.

20. Donc aussitôt après cette décision, le Séné gal a entrepris une série d’actions pertinentes

préalables pour juger M. Habré.

L’évolution du dossier depuis l’intervention de l’Union africaine

21. En 2007, la législation a été modifi ée pour étendre la compétence de la justice

sénégalaise aux infractions reprochées à M. Habré.

22. En mai 2008 tous les organes judiciaires et administratifs pour conduire la procédure de

jugement ont fini d’être mis en place. Mais il y a eu par la suite l’interventi on de la Cour de justice

de la CEDEAO.

L’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO

23. Suivant cette même chronologie, 2007- 2008, le 16septembre2008, la plainte de

certaines victimes a été déposée auprès des autorités sénégalaises.

24. Mais quinzejours plus tard, le 1 eroctobre2008, HissèneHabré dépose une requête

devant la Cour de justice de la CEDEAO tendant à ce que celle-ci dise que le Sénégal ne peut pas

le juger pour des faits se rattachant à la période où il était président de la République du Tchad et

lui intimer de cesser toutes poursuites ou actions à son encontre.

25. Le 18novembre2010, la Cour a décidé que «le mandat reçu de l’Unionafricaine lui

confère plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre

et faire juger dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère international telle que

pratiquée en droit international par toutes les nations civilisées».

26. Cette décision, quoiqu’on en pense, enjoint le Sénégal de changer fondamentalement le

processus commencé depuis 2006 et qui devait déboucher à terme sur un jugement.

27. Cet arrêt conduit désormais à la mise en place d’un nouveau mécanisme, plus lourd, plus

compliqué et encore plus coûteux pour le Séné gal qui peinait déjà à trouver les moyens pour

organiser un procès à l’échelle nationale. - 37 -

28. Ce nouvel obstacle n’est pas une contrainte d’ordre interne comme semble le penser la

Belgique. Le Sénégal, tout en gardant à l’ esprit son devoir de respecter son obligation

conventionnelle, n’en est pas moins soumis à l’autorité de la décision de cette Cour

communautaire.

29. Mais il n’a pas baissé les bras et a entamé aussitôt les concertations nécessaires avec ses

partenaires pour exécuter à travers le schéma établi par l’arrêt de la Cour de la CEDEAO son

obligation de juger M. Habré.

Les actes posés par le Sénégal entrent bien dans le cadre du respect de la convention

30. Comme on le constate, le Sénégal, au travers de toutes ces actions entamées depuis 2006,

que dis-je, depuis 2000, s’inscrit en droite ligne de l’obligation aut dedere aut judicare. En effet, la

convention de 1984 décompose en quelque sorte l’ob ligation d’«extrader ou de juger» en une série

d’actions que l’Etat qui est en situation de s’y c onformer devrait prendre. Donc toutes les mesures

qui sont prises à ce jour le sont dans le cadre de l’exécution par le Sénégal de ses obligations

découlant de la convention, elles ne sont pas des préalables à l’exécution d’obligations

conventionnelles.

31. L’acte de juger M.Habré n’est que la finalité d’un processus, mais il demeure un

engagement comme d’autres; il n’est donc pas c oncevable d’indiquer que tant que cette action

terminale n’est pas accomplie, l’Etat n’exécute pas ses obligations.

32. Par conséquent l’on ne trouvera nulle part, à aucun moment du déroulement de l’ «affaire

Habré», aussi bien au plan national que dans le cadre international, une seule affirmation d’un

refus, par le Sénégal, d’exécuter ses obligations. Le fait internationalement illicite consiste en effet

bien en une attitude négatrice, à un déni, au moins implicite, d’un devoir. La Cour internationale

de Justice, dans l’affaire de l’ Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la

Hongrie et la Roumanie, a expressément conclu qu’«il est clair que le refus de s’acquitter d’une

obligation conventionnelle est de nature à engager la responsabilité internationale» ( Interprétation

des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, deuxième phase,

C.I.J. Recueil 1950, p. 228). - 38 -

La Belgique ne spécifie aucun fait internationalement illicite
pouvant être imputé au Sénégal

33. La Belgique peine donc à prouver qu’au ssi bien dans ses écritures que dans ses

plaidoiries, une action concrète ou une omission imputable au Sénégal est constitutive de fait

internationalement illicite.

Il n’y a ni acte ni omission constitutif de fait internationalement illicite

34. Nous rappelons, comme nous l’avons écr it dans notre mémoire, qu’aux termes de

l’article premierdes Articles élaborés par la Commission du droit international dans ses travaux sur

la responsabilité des Etats : «Tout fait internationalement illicite de l’Etat engage sa responsabilité

internationale». Et l’article 2 dégage les éléments constitutifs du fait internationalement illicite en

disposant qu’«il y a fait internati onalement illicite de l’Etat lorsqu’un comportement consistant en

une action ou une omission: a)est attribuable à l’Etat en vertu du droit international; et

b) constitue une violation d’une obligation internationale de l’Etat».

35. Ainsi, votre auguste Cour a, par de nombreux arrêts, donné des indications sur ce que

recouvre la notion de violation d’obligation internationale par un Etat. Dans l’affaire du Personnel

diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran , la Cour a évoqué des comportements

«compatibles ou non avec les obligations d’un Etat».

36. Dans l’affaire dite des Activités militaires et paramilitares au Nicaragua et contre

celui-ci, la Cour parle d’actes «contraires…, non conformes» à une obligation donnée pesant sur

l’Etat.

37. Dans l’affaire du Projet Gab číkovo-Nagymaros, qui a opposé la Hongrie à la Slovaquie,

la Cour utilisé l’expression de «manquement à des obligations conventionnelles».

38. Enfin, dans l’affaire Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI), la Cour a posé la question de savoir

«si la réquisition était conforme aux exigences du Traité d’amitié, de commerce et de navigation

entre les Etats-Unis et l’Italie». Tous ces arrê ts ainsi que les développe ments qui les supportent

sont contenus dans notre contre-mémoire, à la page 70 et suivantes.

Inexistence d’un acte positif

39. Nous l’avons dit et répété : la Belgique n’indique pas de manière précise quel est l’acte

concret ou quelle est l’omission qui peuvent être reprochés au Sénégal. - 39 -

40. La persistance des demandes belges devant la Cour amène également à éclaircir les

choses sur ce point. En droit international, un Etat ne peut être jugé qu’à l’aune de ses actes

effectifs. A supposer même que l’on puisse éprouver un doute sur la sincérité des déclarations d’un

Etat, il reste parfaitement impossible d’inférer de ce doute un quelconque acte illicite. Même dans

l’hypothèse où le fait internationalement illicite consiste en une action précise ⎯ ce qui n’est pas le

cas dans la présente affaire ⎯, les simples actes préparatoires de cette action ne constituent pas,

eux-mêmes, un fait internationalement illicite. La Cour l’a rappelé dans l’affaire relative au Projet

Gabčíkovo-Nagymaros. Dans cet arrêt, la question posée à la Cour était de savoir quand le

dispositif de détournement des eaux avait été mis en place. Elle a répondu que la violation du droit

que ce fait constituait n’a eu lieu qu’à partir du moment où les eaux du Danube avaient

effectivement été détournées. Selon la Cour,

«entre novembre 1991 et octobre 1992, la Tchécoslovaquie s’est bornée à exécuter sur
son propre territoire des travaux qui étai ent certes nécessaires pour la mise en Œuvre
de la varianteC, mais qui auraient pu être abandonnés si un accord était intervenu
entre les parties et ne préjugeaient dès lors pas de la décision définitive à prendre.

Tant que le Danube n’avait pas été barré unila téralement, la variante C n’avait en fait
pas été appliquée. Une telle situation n’est pas rare en droit international, comme
d’ailleurs en droit interne. Un fait illic ite ou une infraction est fréquemment précédé
d’actes préparatoires qui ne sauraient être confondus avec le fait ou l’infraction

eux-mêmes. Il convient de distinguer entr e la réalisation même d’un fait illicite (que
celui-ci soit instantané ou continu) et le comportement antérieur à ce fait qui présente
un caractère préparatoire et «qui ne saurait être traité comme un fait illicite».»

41. Le «fait internationalement illicite éventuel», et je conclus par là, n’existe donc pas. La

demande de la Belgique est essentiellement fondée su r un état de fait et de droit qui n’est plus de

mise, et elle ne saurait puiser dans le passé des éléments d’une critique du comportement de la

République du Sénégal. Cette dernière a larg ement entamé le processus qui devra mener au

jugement de M. Habré, attitude qui participe de l’exécution de ses obligations.

42. Mesdames et Messieurs de la Cour, au vu de l’ensemble des développements qui

précèdent, suivant lesquels le Sénégal assume se s engagements conventionnels et n’a pas commis,

aujourd’hui, un fait internationalement illicite, le Sénégal, donc, prie la Cour de bien dire qu’aucun

fait internationalement illicite ne lui est imputable.

Je vous remercie de votre attention. - 40 -

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur. J’invite M. le professeur Thiam, agent de la République

du Sénégal à la barre. Vous avez la parole, Monsieur.

M. THIAM :

C ONCLUSIONS

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, au vu de

l’ensemble des développements et motifs contenus dans son contre-mémoire et dans ses plaidoiries,

par lesquels le Sénégal a déclaré et démontré que, dans le cas d’espèce, il a dûment assumé ses

engagements internationaux et n’a pas commis un quelconque fait interna tionalement illicite, je

voudrais, au nom de mon pays, prier la Cour de bien vouloir lui adjuger le bénéfice des conclusions

qui suivent et de dire et juger que :

1) A titre principal, la Cour ne peut pas se pr ononcer sur le fond de la requête introduite par le

Royaume de Belgique en raison de son incompét ence, en tant qu’elle résulte de l’absence de

différend entre la Belgique et le Sénégal, et de l’irrecevabilité de ladite requête ;

2) Subsidiairement , le Sénégal n’a violé aucune disposition de la convention de1984 contre la

torture, notamment celles qui lui prescrivent l’obligation d’«extrader ou de juger» (art. 6, par. 2,

et art.7, par.1, de la convention) ni, pl us généralement, aucune autre règle de droit

conventionnel, de droit international général ou de droit interna tional coutumier dont la preuve

aura été apportée qu’elle s’impose à l’Etat du Sénégal ;

3) Le Sénégal, en prenant les différentes me sures qui lui ont été indiquées, applique ses

engagements d’Etat partie à la convention de 1984 contre la torture ;

4) Le Sénégal, en prenant les mesures et di spositions appropriées pour préparer le procès de

M. Habré, se conforme à la déclaration par laquelle il s’est engagé devant la Cour ; et enfin

5) La Cour rejette, en conséquence, l’ensemble des demandes articulées autour de la requête du

Royaume de Belgique.

2. Avec ces conclusions, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la

Cour, prend fin le premier tour de plaidoiries du Sénégal. Et je vous remercie de votre

bienveillante attention. - 41 -

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur l’ag ent. Certains membres de la Cour ont des

questions à poser soit aux deux Parties, soit à l’une des Parties. Il s’agit de MM.les

jugesAbraham, Keith, Bennouna, CançadoTri ndade, Greenwood et de Mmes les jugesXue

et Donoghue. Monsieur le juge Abraham, vous avez la parole.

M.le juge ABRAHAM: Merci, Monsieur le président. Ma question s’adresse aux deux

Parties. Elle est la suivante :

«La Belgique a-t-elle qualité pour invoquer la responsabilité internationale du
Sénégal en raison du manquement allégué de ce dernier à son obligation de soumettre
le cas de H.Habré à ses autorités compéten tes pour l’exercice de l’action pénale, à

moins qu’il ne l’extrade, en ce qui concer ne les crimes allégués dont les victimes
n’avaient pas la nationalité belge au moment des faits ? Dans l’affirmative, quelle est
la base juridique qui confère à la Belgique une telle qualité? Y a-t-il lieu de
distinguer, à cet égard, entre les crimes allégués qui entrent dans le champ

d’application de la convention contre la torture de 1984 et les autres ?»

Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le juge. I give now the floor to Judge Keith.

You have the floor, Sir.

Judge KEITH: Thank you, Mr. President. I have two questions which are addressed to both

Parties. The first question is as follows:

“1. The acceptances of jurisdiction of both Parties made under Article 36(2) of the
Statute of the Court contain reservations which exclude from that acceptance
‘legal disputes … in regard to which the Pa rties have agreed or may agree to have
recourse to another method of peaceful settlement’ (Belgium) and ‘disputes with

regard to which the Parties have agreed to have recourse to some other method of
settlement’ (Senegal).

Do the Parties consider that Article30 of the Convention against Torture, in

particular in its provisions relating to negotiations and to arbitration, provides such
a ‘method of settlement’ so far as Belgium’s submission relating to alleged
breaches of that Convention is concer ned, with the consequence that the

jurisdiction of the Court in respect of those alleged breaches is to be determined by
reference to Article 30 only? - 42 -

The second questions is as follows:

2. What significance is to be given to the reference in Article30(1) of the
Convention to the inability of the Parties to a dispute to agree to the organization
of the arbitration to resolve the dispute? Does it, for instance, require the Party
proposing arbitration to formulate the issue which it considers should be submitted

to arbitration or to propose other aspects of the organization of the arbitration?
What is the evidence, in this case, of that inability?”

Thank you, Mr. President.

THE PRESIDENT: Thank you. Je passe maintenant la parole à M. le juge Bennouna. Vous

avez la parole, Monsieur.

M.le juge BENNOUNA: Je vous remercie, Monsieur le président. Ma question s’adresse

au Royaume de Belgique. Elle se présente comme suit :

«Quelle serait la date critique à laquelle aurait eu lieu la violation, alléguée par
la Belgique, de l’obligation du Sénégal de poursuivre ou d’extrader M. Hissène Habré,
en vertu de la convention contre la torture ?»

Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Je remercie Monsieur le juge. Je passe maintenant la parole à M. le juge

Cançado Trindade. Vous avez la parole, Monsieur.

M.le juge CANÇADOTRINDADE: Merci, Monsieur le président. Mes questions

s’adressent aux deux Parties. Première question :

1. En ce qui concerne les faits à l’origine de la présente affair e, quelle serait selon vous, en tenant

compte du coût estimatif allégué ou éventuel que représenterait l’organisation du procès de

M.Habré au Sénégal, la valeur probante du ra pport de la commission d’enquête nationale du

ministère tchadien de la justice ?

Deuxième question :

2. En ce qui concerne le droit :

a) Comment doit être interprétée l’obligation de «soumet[tre] l’affaire [aux] autorités

[nationales] compétentes pour l’exercice de l’action pénale» énoncée au paragraphe1 de

l’article7 de la convention des NationsUni es contre la torture? Les mesures que le - 43 -

Sénégal soutient avoir prises à ce jour suffisen t-elles, selon vous, pour considérer qu’il a

été satisfait à l’obligation énoncée audit paragraphe ?

b)En vertu du paragraphe2 de l’article6 de la convention des NationsUnies contre la

torture, tout Etat partie sur le territoir e duquel se trouve une personne soupçonnée d’avoir

commis une infraction (visée à l’article 4) doit «proc[é]de[r] immédiatement à une enquête

préliminaire en vue d’établir les faits». Comment cette obligation doit-elle être

interprétée? Les mesures que le Sénégal s outient avoir prises à ce jour suffisent-elles,

selon vous, pour considérer qu’il a été satisfait à l’obligation lui incombant en vertu de

cette disposition de la convention des Nations Unies contre la torture ?

Merci, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le juge. I give the floor to Judge Greenwood.

You have the floor, Sir.

M.le juge GREENWOOD: Merci, Monsieur le président. Ma question est adressée au

Royaume de Belgique. Mais je suis heureux de recevoir aussi les observations du Sénégal.

«S’agissant de l’argument selon lequel le Sénégal aurait violé l’obligation de
poursuivre ou d’extrader prévue par le droi t international coutumier, je vous saurais

gré :

1) de désigner les Etats ayant conféré compétence à leurs juridictions pour connaître

i) de crimes de guerre commis dans le cadre d’un conflit armé ne revêtant pas

un caractère international, et

ii) de crimes contre l’humanité,

lorsque le crime allégué a eu lieu hors de le urs frontières et que ni son auteur présumé
ni les victimes ne sont des ressortissants de ces Etats ;

2)de citer des exemples d’Etats ayant exercé leur compétence ou accordé
l’extradition en pareils cas ; et

3) de produire des éléments de preuve a ttestant que des Etats s’estiment tenus par le
droit international de poursuivre ou d’extrader dans de telles circonstances.

Ma question porte exclusivement sur le droit international coutumier et non sur
les mesures prises en application d’oblig ations conventionnelles telles que celles
découlant de la convention contre la torture.» - 44 -

Merci, Monsieur le président.

The PRESIDENT: Thank you, Judge Greenwood. I give the floor now to Judge Xue. You

have the floor, Madam.

Judge XUE: Thank you, Mr. President. My question is addressed to both Parties.

“One of the primary objectives of the Convention Against Torture and Other

Cruel, Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (Torture Convention) is to
ensure that the perpetrator does not go unp unished; in other words, to eradicate
impunity. I wish to seek the views of the Parties whether the obligation aut dedere aut
judicare, under Article7, paragraph1, of th e Torture Convention, is an absolute

obligation in the sense that it precludes any other jurisdiction than those of the State in
whose territory the alleged perpetrator is present and the States requesting extradition
under Article 5, paragraph 1, of the Torture Convention.”

Thank you, Mr. President.

The PRESIDENT: Thank you, Judge Xue. I give the floor to Judge Donoghue. You have

the floor Madam.

Judge DONOGHUE: Thank you, Mr.President. My two questions are addressed to both

Parties.

“First, do Senegal’s obligations under Ar ticle 7, paragraph 1, of the Convention
Against Torture apply to offences alle ged to have been committed before

26 June 1987, when the Convention entered into force for Senegal?

Second, in the circumstances of this case, do Senegal’s obligations under

Article7, paragraph1, of the Convention Against Torture extend to offences alleged
to have been committed prior to 25 July 1999, when the Convention entered into force
for Belgium?”

Thank you, Mr. President.

The PRESIDENT: Thank you, Judge Donoghue. Le texte des questions sera communiqué

aux Parties sous forme écrite dès que possible. Les Parties sont invitées à répondre oralement aux

questions lors du second tour de plaidoiries. Il leur est cependant loisible, si c’est nécessaire, de

compléter par écrit toute réponse qu’elles auront fournies oralement. Un tel complément devra être

communiqué le mercredi 28 mars 2012, à 18 heures au plus tard. Des observations écrites sur les

réponses de l’autre Partie pourront être présentées le mercredi 4 avril 2012 à 18 heures au plus tard. - 45 -

Ceci met fin à l’audience d’aujourd’hui et clôt le premier tour de plaidoiries. Les audiences

reprendront le lundi19mars à 10heures, pour entendre le Royaume de Belgique en son second

tour de plaidoiries. A l’issue de l’audience, la Belgique présentera ses conclusions finales.

La République du Sénégal prendra, pour sa part , la parole le mercredi 21 mars, à 10 heures,

pour son second tour de plaidoiries. A la fin de l’audience, le Sénégal présentera à son tour ses

conclusions finales.

Je rappellerai que, conformément au paragraphe 1 de l’article 60 du Règlement, les exposés

oraux devront être aussi succincts que possible. J’ajouterai que le second tour de plaidoiries a pour

objet de permettre à chacune des Parties de répondre aux arguments avancés oralement par l’autre

Partie ou aux questions posées par les membres de la Cour. Le second tour ne doit donc pas

constituer une répétition des présentations déjà faites par les Parties, qui ne sont, au demeurant, pas

tenues d’utiliser l’intégralité du temps de parole qui leur est alloué. Je vous remercie. L’audience

est levée.

L’audience est levée à 12 h 55.

___________

Document Long Title

Audience publique tenue le vendredi 16 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal)

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