Audience publique tenue le jeudi 15 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l'affaire relative à des Questions concernant l'obligation de poursuivre

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144-20120315-ORA-01-00-BI
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2012/4
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CR 2012/4

Cour internationale International Court
de Justice of Justice

LAAYE THHEGUE

ANNÉE 2012

Audience publique

tenue le jeudi 15 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Tomka, président,

en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader
(Belgique c. Sénégal)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2012

Public sitting

held on Thursday 15 March 2012, at 10 a.m., at the Peace Palace,

President Tomka presiding,

in the case concerning Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite
(Belgium v. Senegal)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : M. Tomka,président
SeMúl.vvacepoé,ident

OwMaMa.
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
TCinçade
Yusuf
Greenwood

XuMemes
Donoghue
Gaja.
SjMuisnede,

SurMM.
jugissch, ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Present: Presient ka
Vice-Presipeúnltveda-Amor

Judges Owada
Abraham
Keith
Bennouna

Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf
Greenwood

Xue
Donoghue
Gaja
Sebutinde

Judges ad hoc Sur
Kirsch

Registrar Couvreur

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

Le Gouvernement du Royaume de Belgique est représenté par :

M.Paul Rietjens, directeur général des affaires juridiques du service public fédéral des affaires
étrangères, du commerce extérieur etde la coopération au développement,

comme agent ;

M.Gérard Dive, conseiller, chef du service de droit international humanitaire du service public
fédéral de la justice,

comme coagent ;

M. Eric David, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles,

sirMichaelWood, K.C.M.G., membre du barreau d’Angleterre, membre de la Commission du

droit international,

M.DanielMüller, consultant en droit intern ational public, chercheur au Centre de droit
international de Nanterre (CEDIN), Université de Paris-Ouest, Nanterre-La Défense,

comme conseils et avocats ;

S. Exc. M. Willy De Buck, ambassadeur, représen tant permanent du Royaume de Belgique auprès

des institutions internationales à La Haye,

M. Philippe Meire, magistrat fédéral, parquet fédéral,

M.Alexis Goldman, conseiller, direction du dr oit international public, direction générale des

affaires juridiques du service public fédéral des affaires étrangères, du commerce extérieur et de
la coopération au développement,

M. Benjamin Goes, conseiller, chancellerie du premier ministre,

MmeValérie Delcroix, attaché, direction du dro it international public, di rection générale des
affaires juridiques du service public fédéral des affaires étrangères, du commerce extérieur et de
la coopération au développement,

Mme Pauline Warnotte, attaché, service de droit international humanitairedu service public fédéral
de la justice,

Mme Liesbet Masschelein, attaché, chancellerie du premier ministre,

M.VaiosKoutroulis, maître d’enseignement à la faculté de droit de l’Université Libre de
Bruxelles,

M.Geoffrey Eekhout, attaché, représentation perm anente du Royaume de Belgique auprès des
institutions internationales à La Haye,

M. Jonas Perilleux, attaché, service de droit intern ational humanitaire du service public fédéral de la

justice,

comme conseillers. - 5 -

The Government of the Kingdom of Belgium is represented by:

Mr.PaulRietjens, Director-General of Legal Affa irs, Federal Public Service for Foreign Affairs,
Foreign Trade and Development Co-operation,

as Agent;

Mr. Gérard Dive, Head of the International Humanitarian Law Division, Federal Public Service for
Justice,

as Co-Agent;

Mr. Eric David, Professor of Law at the Université Libre de Bruxelles
,

SirMichaelWood, K.C.M.G., member of the E nglish Bar, member of the International Law

Commission,

Mr.DanielMüller, consultant in Public Interna tional Law, Researcher at the Centre de droit
international de Nanterre (CEDIN), University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

as Counsel and Advocates;

H.E.Mr.WillyDeBuck, Ambassador, Permanent Representative of the Kingdom of Belgium to

the International Organizations in The Hague,

Mr. Philippe Meire, Federal Prosecutor, Federal Prosecutor’s Office,

Mr. Alexis Goldman, Adviser, Public International Law Directorate, Directorate-General of Legal

Affairs, Federal Public Service for Forei gn Affairs, Foreign Trade and Development
Co-operation,

Mr. Benjamin Goes, Adviser, Federal Public Service-Chancellery of the Prime Minister,

Ms Valérie Delcroix, Attaché, Public International Law Directorate, Directorate-General of Legal
Affairs, Federal Public Service for Forei gn Affairs, Foreign Trade and Development
Co-operation,

MsPaulineWarnotte, Attaché, International Huma nitarian Law Division, Federal Public Service
for Justice,

Ms Liesbet Masschelein, Attaché, Office of the Prime Minister,

Mr. Vaios Koutroulis, Senior Lecturer, Faculty of Law, Université Libre de Bruxelles,

Mr.GeoffreyEekhout, Attaché, Permanent Represe ntation of the Kingdom of Belgium to the
International Organizations in The Hague,

Mr. Jonas Périlleux, Attaché, International Humanitarian Law Division, Federal Public Service for
Justice,

as Advisers. - 6 -

Le Gouvernement de la République du Sénégal est représenté par :

S.Exc.M.Cheikh Tidiane Thiam, professeur, ambassadeur, directeur général des affaires
juridiques et consulaires au ministère des affaires étrangères,

comme agent ;

S. Exc. M. Amadou Kebe, ambassadeur de la République du Sénégal auprès du Royaume des
Pays-Bas,

M.FrançoisDiouf, magistrat, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de

la justice,

comme coagents ;

M. Serigne Diop, professeur, médiateur de la République,

M. Abdoulaye Dianko, agent judiciaire de l’Etat,

M. Ibrahima Bakhoum, magistrat,

M. Oumar Gaye, magistrat,

comme conseils ;

M. Moustapha Ly, premier conseiller à l’ambassade du Sénégal à La Haye,

M. Moustapha Sow, premier conseiller à l’ambassade du Sénégal à La Haye. - 7 -

The Government of the Republic of Senegal is represented by:

H.E. Mr. Cheikh Tidiane Thiam, Professor, Ambassador, Director-General of Legal and Consular
Affairs, Ministry of Foreign Affairs,

as Agent;

H.E. Mr. Amadou Kebe, Ambassador of the Republic of Senegal to the Kingdom of the
Netherlands,

Mr. François Diouf, Prosecutor, Director of Criminal Affairs and Pardons, Ministry of Justice,

as Co-Agents;

Professor Serigne Diop, Mediator of the Republic,

Mr. Abdoulaye Dianko, Agent judiciaire de l’Etat,

Mr. Ibrahima Bakhoum, Prosecutor,

Mr. Oumar Gaye, Prosecutor,

as Counsel;

Mr. Moustapha Ly, First Counsellor, Embassy of Senegal in The Hague,

Mr. Moustapha Sow, First Counsellor, Embassy of Senegal in The Hague. - 8 -

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre le premier tour de plaidoiries de la République du Sénégal. Celle-ci

achèvera ce premier tour de plaidoiries à la séance qui se tiendra demain, vendredi 16mars de

10 heures à 13 heures.

Avant de donner la parole à la Partie sénégalaise, je voudrais tout d’abord m’adresser aux

représentants du Royaume de Belgique et leur expr imer toute la sympathie de la Cour suite au

tragique accident d’autocar scolaire, survenu en Suisse le 13mars2012, qui a endeuillé de

nombreuses familles belges. Je vous serais reconna issant de bien vouloir transmettre nos plus

sincères condoléances aux familles des victimes, ai nsi qu’au peuple et au Gouvernement belges.

Parmi les victimes figurent également des écoliers néerlandais; que leurs familles, ainsi que le

peuple et le Gouvernement néerlandais, veuillent bien trouver ici l’expression de notre plus

profonde sympathie.

Je donne maintenant la parole à S. Exc. M. l’ambassadeur Cheikh Tidiane Thiam, agent de la

République du Sénégal. Vous avez la parole, Monsieur l’agent.

M. THIAM : Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

les Membres de la Cour, permettez-moi de m’incl iner devant la mémoire des citoyens belges

brutalement arrachés à la vie et présenter en mon nom, et en celui de la délégation et de l’Etat

sénégalais, toutes nos sincères condoléances en ce tte douloureuse circonstance. Nous associons à

ces condoléances et marques de sympathie les citoyens néerlandais qui ont également vu leurs vies

partir avec celles des citoyens belges. Nous voulons avec votre permission leur transmettre

également nos condoléances les plus attristées.

POSITION DE LA R ÉPUBLIQUE DU S ÉNÉGAL DEVANT LA C OUR

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, permettez-moi de

vous dire tout l’honneur que je ressens en me présentant de nouveau devant votre auguste

institution, depuis la phase de l’instance qui m’y i nvita relativement à l’exam en de la requête qui

vous a été soumise, le 19 février 2009, par le Roya ume de Belgique, concernant ce qu’il a présenté

comme un différend relatif au «respect par le Sénégal de son obligation de poursuivre - 9 -

M.HissèneHabré, ancien président de la République du Tchad, ou de l’extrader vers la Belgique

aux fins de poursuites pénales», d’une part, et , à la même date, celle présentée en vue de

l’indication en mesures conservatoires dirigées contre mon pays sur la base de l’article 41 du Statut

de la Cour et des articles 73 à 75 de son Règlement, d’autre part.

2. Le respect et la haute considération que mon pays, par ma voix, vous témoigne ainsi

qu’aux membres de la plus haute institution judici aire des NationsUnies sont à l’image de la

contribution irremplaçable de vot re auguste juridiction à la paix entre les nations par la

consolidation de leurs rapports irrémédiablement appelés à être placés sous la gouvernance du

droit.

3. En décidant d’envoyer, en l’affaire, une représentation auprès de votre Cour pour les

besoins de la cause qui l’oppose à la Belgique, dans un contexte politique national préoccupant,

mon pays a voulu, encore une fois, manifester son plus grand respect pour la Cour ainsi que sa plus

grande considération envers la Belgique comme, au demeurant, sa reconnaissance de l’importance,

au regard du respect du droit, de l’affaire soumise à votre juridiction.

4. Le Sénégal sait gré à la Partie belge d’a voir bien voulu rappeler l’excellence des relations

qu’entretiennent nos deux pays et que l’instance présente ne saurait nullement altérer. Ces

relations sont aujourd’hui, plus que jamais t ournées vers l’approfondissement d’une coopération à

la fois ancienne, multiforme et mutuellement bénéfique.

5. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, l’attrait, que l’on

peut encore regretter, de notre pays devant votre juridiction, du fait de sa saisine par la Belgique,

même revêtue d’une motivation qui n’aurait vraise mblablement d’autre finalité que le souci de

faire traduire en justice le pr ésumé responsable de crimes gr aves que condamne la communauté

internationale dans son ensemble , cet attrait ne peut manquer de rajouter aux entraves déjà

nombreuses qui jalonnent la voie dans laquelle le Sénégal inscrit ses efforts inlassables, depuis

plusieurs années, pour remplir ses obligations internationales et, ce
faisant, contribuer concrètement

à la lutte déclarée contre l’impunité.

6. Car, ce procès, servi paradoxalement contre un pays épris de droit et de respect de la

personne humaine, imbu de la croyance en la sacralité de la vie hum aine qu’il ne daigne pas faire

reluire au fronton de sa Constitution, ne pourrait qu e nuire à ses efforts qu’il continue encore de - 10 -

déployer en vue d’assumer volontairement et de remplir concrètement ses obligations

internationales qu’il tient essentiellement de la conve ntion des NationsUnies contre la torture, du

10décembre1984, ainsi que de toute autre source pertinente du droit international qu’il ne peut

que reconnaître et accepter. Ainsi qu’il l’a longuement rappelé dans la phase antérieure du litige, le

Sénégal n’a jamais contesté son devoir, dans les circonstances de l’espèce, de mettre en Œuvre les

obligations qui découlent de la c onvention de 1984. Car, le premie r pays au monde à avoir ratifié

le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale et dont l’engagement bien connu en

faveur des droits de l’homme lui a valu d’être brillamment élu et réélu au Conseil des droits de

l’homme où il jouit d’un statut et d’une considér ation enviés découlant du rôle qu’il y tient, ce

pays, disais-je, ne peut être tenté de restreindre le champ des sources d’obligations propres à le

guider dans sa lutte contre les graves violations des droits de l’homme comme celles liées à des

actes de torture, des crimes de guerre, des crimes de génocide ou des crimes contre l’humanité.

Ayant ratifié la quasi-totalité des instruments de s droits de l’homme, le Sénégal revendique même

le sort que lui réserve la condition dans laquelle il s’est volontairement placé dans le but d’apporter

sa contribution à la lutte en faveur des droits humains et contre toutes formes d’impunité.

7. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, nous voudrions

rassurer la Belgique. Le Sénégal n’est pas à la r echerche d’un refuge pour se mettre à l’abri de ses

propres engagements. Ce qu’il recherche, ce sont les moyens appropriés, y compris ceux que dicte

un usage raisonnable du temps utile, afin de vaincre toute tentation d’immobilisme et d’agir dans le

sens de se conformer à ses obligations.

8. Ainsi qu’il l’a longuement rappelé dans la phase antérieure de l’examen du litige,

précisément consacrée à la réponse de la Cour à la demande belge en indication de mesures

conservatoires contre le Sénégal, mon pays n’a jamais contesté son devoir, dans les circonstances

de l’espèce, de mettre en Œuvre ses obligations in ternationales de «juger» ou d’«extrader» qui

découlent essentiellement de la convention de 1984.

9. Ainsi, mon pays voudrait, d’ores et déjà , clairement et très respectueusement attirer

l’attention de la Cour et défin itivement rappeler à la Belgique que, loin de chercher à écarter une

source, quelle qu’elle soit, prescrivant pertinemment au Sénégal, dans les circonstances de l’espèce,

de juger ou d’extrader M.HissèneHabré, mon pays maintient une approche compréhensive - 11 -

reposant sur le droit conventionnel et sur toute autre règle ou tout autre principe dont la preuve du

caractère contraignant pour le Sénégal aura été apportée par la Belgique. La volonté du Sénégal de

se conformer à ses obligations internationales pourrait ici être illustrée à travers un bref rappel des

faits dont l’intérêt sera de révéler, à travers une apparente complexité de l’affaire, des ressorts

d’une remarquable simplicité.

Rappel des faits

10. M.HissèneHabré, ancien président de la République du Tchad de1982 à1990 a été

renversé le 1 edécembre1990. Après un court séjour au Cameroun, il sollicita et obtint d
u

Gouvernement du Sénégal l’asile politique. Il s’est installé depuis lors à Dakar où il réside avec sa

famille et certains de ses proches.

11. En janvier 2000, Souleymane Guengueng et autres, se prétendant victimes des exactions

commises à leur encontre par le régime du président Habré, ont déposé une plainte contre lui avec

constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction du tribunal régional hors classe

de Dakar et articulé les chefs d’infractions suivantes :

⎯ crimes contre l’humanité ;

⎯ tortures ;

⎯ actes de barbarie et de discrimination ;

⎯ violation de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou

dégradants ;

⎯ torture ou meurtre (comme visé aux articles 288 et 295-1 du code pénal sénégalais) ;

⎯ disparitions forcées (comme mentionné à l’article 7-2, 1) du statut de la Cour pénale

internationale).

12. Le doyen des juges sénégalais d’alors procéda à son inculpation, le 3 février 2000, de ces

chefs d’infraction, avant de le mettre en liberté provisoire assortie d’un placement en résidence

surveillée.

13. Le 18 février 2001, Hissène Habré, par l’or gane de son conseil, a déposé une requête en

annulation de la procédure devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar en

évoquant les dispositions des articles 27 de la conve ntion contre la torture, 6 de la Constitution du - 12 -

Sénégal, 669 du code de procédure pénale sénégalais et 4 du code pénal de mon pays, pour défaut

de base légale et prescription des faits.

14. Le 4juillet2001, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar a annulé le

procès-verbal d’inculpation et la procédure subséquente pour incompétence du juge saisi.

15. Le 20mars2001, la Cour de cassation, saisi par un pourvoi en date du 7juillet2000

formé par les parties civiles, a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt du 4 juillet2001 rendu par la

chambre d’accusation confirmant ainsi l’incompétence du magistrat instructeur saisi.

La Haute Cour a motivé sa décision de la manière suivante :

«Que l’article 5-2 de la Convention de NewYork du 10décembre1984 contre

la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, fait peser
sur chaque Etat partie, l’obligation de pre ndre des mesures nécessaires pour établir sa
compétence aux fins de connaître des infractions visées à l’article4, dans le cas ou
l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur le territoire de sa juridiction et/ou ledit Etat

ne l’extrade pas ;

Qu’il en résulte que l’article 79 de la Constitution du Sénégal ne saurait recevoir
application dès lors que l’exécution de la Convention nécessite que soient prises par le

Sénégal des mesures législatives préalables ;

Qu’aucun texte de procédure ne reconnaît une compétence universelle aux
juridictions sénégalaises en vue de poursuivre et de juger, s’ils sont trouvés sur le

territoire de la République, les présumés auteurs ou complices de faits qui entrent dans
les prévisions de la loi du 28 août 1996 po rtant adaptation de la législation sénégalaise
aux dispositions de l’article 4 de la Convention, lorsque les faits ont été commis hors
du Sénégal.»

16. Les victimes sans doute insatisfaites de cette décision ont alors saisi la justice belge pour

les mêmes faits. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, il

apparaît, d’ores et déjà, que la justice sénégalaise a promptement réagi, en application du droit

considéré comme pertinent, sans rechercher, ni trouver, un quelconque motif dilatoire dont pourrait

tirer profit l’auteur présumé des crimes allégués. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette

affirmation à laquelle nous croyons fermement.

17. Le 19 septembre 2005, le juge belge, apr ès des années d’instruction, a délivré un mandat

d’arrêt contre HissèneHabre, permettant ainsi au Royaume de Belgique de demander à l’Etat du

Sénégal son extradition.

18. Le 25 novembre 2005, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar, saisie cette

fois sur la base d’une demande d’extradition de HissèneHabre formulée par la Belgique, a rendu - 13 -

un arrêt d’incompétence fondé sur la prise en compte de l’immunité de juridiction dont profiterait

ce dernier et qui, loin d’être une cause d’e xonération de responsabilité pénale, revêtirait

simplement un caractère procédural au sen s de l’arrêt YorAbdoulaye Ndombassi du

14 février 2002 rendu par la Cour internationale de Justice da ns le litige opposant le Royaume de

Belgique à la République démocratique du Congo ; un privilège qui aurait vocation à survivre à la

cessation des fonctions du président de la République, quelle que soit sa nationalité.

19. C’est dans ce contexte, où la voie de l’ extradition paraissait irrémédiablement fermée,

souvenons-nous des termes de cet arrêt du 25 novembre2005 que la République du Sénégal,

désireuse de trouver une solution au dictum autdedere, autjudicare , porté par l’article7 de la

convention contre la torture, dont l’une des deux branches semblait désormais impraticable et qui

siège au cŒur de ce qui était devenu «le cas Hissène Habre», a saisi l’Union africaine ⎯ il s’agit de

notre pays ⎯pour rechercher auprès d’elle l’appui nécessai re lui permettant de tirer avantage de

l’implication de l’organisation continentale et de l’appel qui sera fait au concours de la

communauté internationale pour s’engager résolument dans la seule voie qui lui reste ouverte, celle

du jugement qui, le 2 juillet 2006, s’appuyant sur les recommandations d’éminents juristes africains

désignés en janvier 2006 par elle-même, a demandé au Sénégal de juger M. Hissène Habre.

L’implication de l’Union africaine

20. Voilà que l’on touche à l’implication de l’ Union africaine. Cette implication de l’Union,

s’estimant concernée et dûment interpellée, s’est matérialisée lors du sommet de l’organisation qui

s’est tenu à Khartoum (Soudan) au mois de janvier 2006; c’est la première fois que le Sénégal a

présenté un document pour interpeller l’Unionafricai ne lors de cette rencontre au sommet. Ceci

avant que cette implication ne soit tradu ite par la décision de l’Unionafricaine 1adoptée lors du

sommet tenu à Banjul (Gambie) en juillet2006 invi tant le Sénégal à poursuivre et à faire juger

M. Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un procès juste et

équitable ; un procès devant bénéficier d’un sou tien que la communauté internationale était invitée

à lui apporter.

1
Doc. Assembly/AU/3/VID. - 14 -

21. Ce qui est remarquable, dès ce stade, c’ est que l’Unionafricaine, loin d’adopter une

posture de mandant, au sens juridi que et technique du terme, en dépit de l’usage, dans sa décision,

du terme «mandat», a tenu à inviter le Sénégal au respect de ses engagements internationaux, en

particulier ceux qui découlent de sa ratification de la convention contre la torture. Ce qui restitue à

sa décision, celle prise donc en juillet2006 à Banj ul, toute la dimension politique d’un acte par

lequel l’organisation réaffirme, en l’affaire, l’engagement individuel et distinct de l’Etat du

Sénégal. Invité à examiner le texte de la d écision qui allait être adoptée lors de ce sommet, au

moment de son adoption par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union, j’ai eu le privilège

d’avoir réussi à faire demeurer dans le texte de la décision la référence à la convention contre la

torture, référence qui aura permis d’éviter t oute rupture dans les fondements juridiques des

obligations et de la responsabilité qui sont cell es du Sénégal dans la préparation et la tenue du

procès de M. Hissène Habre.

22. L’Unionafricaine accompagnera les e fforts du Gouvernement sénégalais tout le long

d’un processus dans lequel elle a apporté un concours significatif dans l’étude du budget du procès,

dans la levée des fonds nécessaires et l’organisation, à cet effet, de la table ronde des bailleurs,

comme dans l’examen approfondi des conditions de mise en place d’un tribunal international

ad hoc dont la création a été suggérée, à travers la décision du 18novembre2010, rendue par la

Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO),

saisie d’une plainte de M.HissèneHabre contre l’Etat du Sénégal. Elle reste attentive,

aujourd’hui, ⎯je veux parler toujours de l’Unionafricaine ⎯des suites qui seront réservées aux

demandes d’extradition soumises au Sénégal par le Royaume de Belgique.

L’implication du Comité des Nations Unies contre la torture

23. Il faut également relever que préalablement à l’implication de l’Organisation

continentale, les parties civiles, qui avaient saisi le doyen des juges du tribunal régional hors classe

de Dakar, avaient aussi, par requête en date du 18avril2001, saisi le Comité des NationsUnies

contre la torture qui, en vertu du paragraphe7 de l’article22 de la convention contre la torture, a

formulé, le 17mai2006, des recommandations à l’endroit du Gouvernement du Sénégal.

M.OumarGaye, conseil de l’Etat du Sé négal en la présente affaire, traitera ⎯ avec votre - 15 -

permission ⎯ plus en profondeur de cet aspect important du contrôle de l’application, par l’Etat du

Sénégal, de la convention contre la torture et dont la finalité est de contribuer, au moyen de

recommandations, à éviter l’impunité pour tout acte de torture.

24. L’Etat du Sénégal a ainsi donné suite a ux recommandations du Comité contre la torture

en rendant sa législation conforme aux normes in ternationales en la matière et, notamment, à la

convention contre la torture ratifiée par notre pays le 21 août 1987.

Les réformes législatives et constitutionnelles

25. Deux mots pour souligner cet effort important ⎯ conduit dans une période relativement

brève si l’on connaît le rythme de la vie des Etats en la matière ⎯ et évoquer ici les réformes

législatives et constitutionnelle que le Sénégal s’était bien attelé à conduire à leur fin. Dès le mois

de novembre2006, une commission a été instituée pour étudier la question de l’adaptation de la

législation nationale et proposer les réformes législatives et institutionnelles nécessaires.

26. Il est apparu aujourd’hui que toutes l es réformes législatives et constitutionnelles

nécessaires, tant sur le fond que sur la forme, ont déjà été réalisées pour donner plein effet aux

dispositions de la convention et permettre ainsi de réunir les conditions idéales pour faire juger

M.HissèneHabré par les juridictions et magistrats sénégalais dans le cadre d’un procès juste et

équitable.

Les réformes législatives

27. Plusieurs réformes modifiant, insérant ou abrogeant certaines dispositions du code pénal

et du code de procédure pénale ont été opérées.

28. De nombreux articles ⎯les articles431-1 à 431-5 ⎯ définissant et réprimant

formellement le crime de génocide, le crime cont re l’humanité, le crime de guerre et d’autres

crimes relevant du droit international humanitair e tels que visés par la convention de LaHaye

de 1954, celles de 1976 et de 1980, qui n’étaient p as spécifiés dans l’arsenal répressif national ont
o
été intégrés dans notre code pénal par la loi n 2007-02 du 12 février 2007.

29. L’article431-6 du code pénal prévoit à cet égard que les auteurs des infractions visées

aux articles431-1 à 431-5, nonobsta nt les dispositions de l’article 4 du même code, peuvent être

jugés et condamnés en raison d’acte ou omission qui , au moment et au lieu où ils étaient commis, - 16 -

étaient tenus pour une infraction pénale d’apr ès les principes généraux de droit reconnus par

l’ensemble des nations, qu’ils aient ou non cons titué une transgression du droit en vigueur à ce

moment et dans ce lieu. Ceci est une avancée considérable.

30. L’article 669 du code de procédure pénale a également été modifié ainsi qu’il suit :

«tout étranger qui, hors du territoire de la Ré publique se voit reprocher d’être l’auteur
ou le complice d’un des crimes visés aux articles431-1 à431-5, d’un crime ou d’un
délit visé aux articles279-1 à279-3 et 295 du c ode pénal peut être poursuivi et jugé

d’après les dispositions des lois sénégalaise s ou applicables au Sénégal, ou si le
Gouvernement obtient son extradition».

31. De même, il a été inséré au titre douze du livre quatrième du code de procédure pénale

sénégalais un article664 bis ainsi libellé: «les juridictions nationales sont compétentes pour tout

crime ou délit, puni par la loi sénégalaise, co mmis hors du territoire de la République par un

national ou un étranger, lorsque la victime est de nationalité sénégalaise au moment des faits».

32. S’agissant de la torture, maître mot du procès devant la Cour internationale de Justice

auquel on est impliqué, la réforme législative ne s’imposait pas dans la mesure où l’article 295-1 de

la loi 96-15 du 28 août 1996 prévoyait et punissait déjà cette catégorie d’infraction.

33. Enfin, une réforme d’ampleur sur la composition et le mode de saisine de la cour

d’assises est venue couronner cet important travail de to ilettage des textes législatifs. En effet, le

double degré de juridiction en vigueur dans la pr océdure pénale sénégalaise et qui s’appliquait à

l’instruction, obligatoire en matière criminelle, était perçu et dénoncé comme un ralentisseur de la

procédure. La saisine obligatoire de la ch ambre d’accusation, juridi ction de second degré par

l’ordonnance de transmission de pièces du magistrat instructeur a donc été supprimée.

34. Désormais, le juge d’instruction, après la clôture de son information criminelle, saisit

directement la cour d’assises par une ordonnance aux fins de transmission de pièces.

35. Cette cour d’assises a connu elle-même une réforme parce qu’elle a été purgée des jurés,

citoyens ordinaires issus du peuple qui rendaient la justice à ce niveau élevé, auprès des magistrats

professionnels qui composaient la cour véritablement.

36. Les observateurs ont toujours dénoncé la pré sence de ces jurés dans la composition de la

cour d’assises, compte tenu de leur manque de fo rmation qui pouvait grandement nuire à l’équité

recherchée dans le procès pénal. - 17 -

37. Il a aussi été institué un double degré de juridiction qui fait que les décisions rendues en

première instance par cette juridiction soient su sceptibles d’être querellées devant une autre cour

d’assises désignée suivant ordonnance du premier président de la Cour suprême.

38. Le Sénégal, on le voit, a voulu par là, not amment, domestiquer des règles importantes et

protectrices des droits de l’homme comme celles cont enues dans la Charte africaine des droits de

l’homme et des peuples relatives au procès juste et équitable. Alors vient la plus grande des

réformes, celle qui touche notre charte fondamentale et dont les effets devraient pouvoir plonger

dans la gestion de notre dossier préoccupant qui est celui qui touche le sieur Hissène Habré ; c’est

la réforme constitutionnelle.

La réforme constitutionnelle

39. L’article 9 de la Constitution du Sénégal posait le principe de la légalité des crimes et des

délits. Après la ratification du Statut de Rome et les réformes législatives susrelatées, le législateur

sénégalais, soucieux de la constitutionnalité des lois, a procédé, préalablement, à l’institution d’une

exception au principe de la légalité conformément au régime juridique des crimes graves relevant

du jus cogens et aux dispositions pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et

politiques. Une telle réforme ne se retrouve pas t ous les jours dans les pays, même ceux qui sont

les plus épris des droits de l’homme et de leur protection élevée au plus haut niveau.

40. Ainsi l’ancien article 9 de la Constitution est remplacé par les dispositions suivantes, que

je cite avec votre permission, Monsieur le président :

«Toute atteinte aux libertés et toute entrave volontaire à l’
exercice d’une liberté
sont punies par la loi.

Nul ne peut être condamné si ce n’est en vertu d’une loi entrée en vigueur avant
l’acte commis.

Toutefois, les dispositions de l’alinéa précédent ne s’opposent pas à la

poursuite, au jugement et à la condamnati on de tout individu en raison d’actes ou
omissions qui, au moment où ils étaient commis, étaient tenus pour criminels d’après
les règles du droit international relativ es aux faits de génocide, crimes contre

l’humanité, crimes de guerre.»

Voilà qui rattrape des crimes graves, même lorsqu’ils auront été commis avant l’adoption d’une

règle qui les sanctionne. - 18 -

41. Si les réformes législatives que voilà c onstituent un fondement légal aux poursuites qui

peuvent désormais être envisagées par le Sénégal en exécution de ses obligations internationales,

elles doivent, pour être effectivement appliquées, s’appuyer sur des organes tels que les juges

d’instruction, les magistrats du pa rquet, un pool de greffiers, un coordinateur et un comité de suivi

et de communication. C’est-à-dire tout un arsenal mis en place et lorsqu’il était mis en place,

c’était aussi et largement dans le sens d’assurer le meilleur suivi possible de l’affaire en cours et

qui se nommait l’affaire «Hissène Habré».

42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, avec

l’achèvement des réformes législatives et constitutionnelles, des plus volontaires ⎯ je l’ai souligné

tout à l’heure ⎯, notamment en ce qui concerne l’exception introduite dans la Constitution au

principe de la non-rétroactivité, la voie sembla it désormais ouverte pour cheminer droit vers la

tenue du procès de M.HissèneHabré. La réuni on de la table ronde des bailleurs pour le

financement du procès, tenue à Dakar le 24nove mbre2010, permit d’atteindre, en annonces

d’intentions chiffrées ⎯donc en promesses de contribution ⎯, le budget fixé à environ

8,6 millions d’euros, soit 5 milliards 176 millions environ de francs CFA. La décision rendue par

la Cour de justice de la CEDEAO, quatre jours plus tôt ⎯le 18 novembre 2010 ⎯, est venue

cependant compromettre cette dynamique vers la tenue rapide du procès avec la mise à l’écart

annoncée d’un jugement qui serait le fait des tribunaux sénégalais.

43. Certes, les engagements du Sénégal déc oulant de la convention contre la torture

demeurent mais devront désormais s’accommoder de la donnée nouvelle introduite par la décision

de la Cour de justice de la CEDEAO.

44. Il faut cependant noter que la persistance dont la Belgique a fait montre par la réitération

soutenue de ses requêtes en vue de l’extradition de M. Hissène Habré aura fait apparaître une autre

donnée nouvelle de toute première importance qui traduit l’abandon ⎯ chose inespérée ⎯, par la

cour d’appel, de sa jurisprudence du 25 novembre 2005, qui avait semblé obstruer définitivement la

voie, qui est désormais ouverte, de l’examen possible de toute demande d’extradition qui se

conformerait aux conditions de forme posées par la loi sénégalaise. Il y a eu un revirement

jurisprudentiel capital qui a permis à la justi ce sénégalaise de trouver un grand moment de

respiration et ainsi d’ouvrir notre coopération avec les pays étrangers lorsque se trouve être - 19 -

considérée toute demande d’extradition pouvant interven ir dans de tels contextes. Ceci ouvre de

nouveau, au moins, l’une des deux branches de l’alternative du procès, celle qui permet, à défaut de

juger, de pouvoir envisager sérieusement l’extradition.

45. L’attente de la Belgique pourrait ainsi rencontrer une réponse favorable du Sénégal ⎯ et

sa persévérance sans doute couronnée de succès. A moins, pour la première -- s’agissant donc de

la Belgique-- d’estimer qu’il lui est préférable d’embrasser la sanction à appliquer au second

⎯c’est-à-dire au Sénégal ⎯ plutôt que de célébrer la satis faction d’une demande apparemment

notoire.

46. Car, en somme, l’absence de différend entre la Belgique et le Sénégal au sujet de

l’application de la convention c ontre la torture, comme mon pays n’a cessé de le soutenir, semble

plutôt siéger, dans le constat suivant, celui à travers lequel, pour une mê me finalité de jugement

gouvernée par l’usage du temps, la Belgique paraît moins préoccupée que le Sénégal par le recours

à l’emploi du temps utile qui respecte aussi bien les réalités institutionnelles que les exigences de la

loi.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, je vous remercie de

toute l’attention que vous avez bien voulu accorder à ma plaidoirie. Et avec votre haut assentiment,

je voudrais annoncer l’intervention de M. Oumar Gaye , conseil, qui devra traiter de la position de

principe de l’Etat du Sénégal devant l’évocation de l’affaire par diverses instances internationales.

Après lui, mais sans doute dans la matinée de dema in, lors de la séance qui sera consacrée à notre

tour de plaidoiries, s’exprimeront tour à tour M. François Diouf, coagent, qui traitera de la place du

différend dans l’affaire ; il devra être suivi par M. Ibrahima Bakhoum, qui évoquera la question de

la recevabilité. M.Abdoulaye Dianko, également c onseil, agent judiciaire de l’Etat, traitera de

l’inexistence de faits internationalement illicites imputables au Sénégal. Je vous remercie de votre

attention.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur l’agent. Je comprends que M.OumarGaye

sera le dernier plaideur pour le Sénégal aujourd’ hui et que sa plaidoirie prendra environ une heure,

une heure dix. Afin de ne pas interrompre sa plaidoirie, la Cour prendra une pause maintenant, une

pause de vingt minutes. Soyez prêts pour la continuation de l’audience à partir de 11 h 20. - 20 -

L’audience est suspendue de 11 heures à 11 h 25.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est rouverte et je passe immédiatement

la parole à M. Oumar Gaye, conseil et avocat du Sénégal. Vous avez la parole, Monsieur.

M. GAYE :

L A POSITION DE PRINCIPE DE L ’E TAT DU SÉNÉGAL DEVANT L ÉVOCATION DE L ’AFFAIRE
PAR DIVERSES INSTANCES INTERNATIONALES

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, en tant que

citoyen sénégalais et magistrat-conseil juridi que, j’ai été honoré d’être désigné par le

Gouvernement du Sénégal pour défendre, à nouveau, ses intérêts dans cette affaire portée par la

Belgique devant votre auguste Cour, après les audiences tenues ici en avril 2009.

2. Je viens, à la suite du rappel exhaustif des faits de la cause par l’agent du Sénégal réitérer

la position de principe de l’Etatdu Sénégal devant l’évocation pa r le Royaume de Belgique de

l’affaire dans le cadre de diverses instances internationales.

3. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs les Membres de la Cour, comme vous le

savez, le Royaume de Belgique a tenté, par une présentation tendancieuse faite devant votre

auguste Cour, de soutenir que l’évocation du dossier de M.HissèneHabré devant certaines

instances régionales, continentales ou international es reflète une méconnaissa nce, par le Sénégal,

des dispositions de l’article5, paragraphe2, de l’article6, paragraphe2, et de l’article7,

paragraphe 1, de la convention contre la torture.

4. Il convient de rétablir la vérité su r les évocations faites devant le Comité des

Nations Unies contre la torture, devant l’Union africaine et devant la Communauté économique des

Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dans la mesure où la position du Sénégal devant ces

instances est toujours restée cohérente par rapport à sa volonté et à son engagement de se

conformer entièrement aux obligations qui sont les siennes, c’est-à-dire celles d’un Etat partie à la

convention de 1984, en donnant plein et entier effet aux dispositions qui y sont prévues.

5. Il n’est pas inutile de rappeler que le Sé négal, Etat de droit, respectueux des droits

humains, est également profondément engagé dans la lutte contre l’impunité et la répression des

violations du droit international les plus graves, au même titre que les autres Etats, membres de la - 21 -

communauté internationale qui partagent avec lu i les mêmes idéaux, car les crimes de droit

international portent atteinte à des valeurs jugées universelles touchant la dignité humaine.

6. Mon intervention portera sur les poursuites initiées par le Sénégal contre

M.HissèneHabré et j’apporterai des précisions sur l’évocation de l’affaire devant certaines

instances internationales, mais au préalable, pe rmettez-moi d’indiquer ici, devant votre auguste

Cour, que la bonne foi du Sénégal da ns le traitement de «l’affaire Habré» ne semble pas avoir fait

l’objet du moindre doute.

I. Poursuites initiées par le Sénégal contre M. Hissène Habré

7. Pour bien saisir la portée de la décision du Comité des NationsUnies contre la torture

du 17 mai 2006, il est utile de rappeler qu’en janvier 2000, à la suite de la plainte avec constitution

de partie civile de M.SouleymaneGuengueng et autres, le doyen des juges d’instruction du

tribunal régional hors classe de Dakar a procédé le 3 février 2000 à l’inculpation de Hissène Habré

pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de tortures et de barbarie, et à son placement

en résidence surveillée.

8. M.HissèneHabré a entendu alors user des voies de recours que les lois sénégalaises ont

prévues pour tout individu mis en cause devant les juridictions pénales, sans distinction de

nationalité, au même titre que les parties civiles.

9. A ce propos, il convient de souligner que le Sénégal n’a jamais en travé l’examen par les

juridictions sénégalaises de la plainte des parties civiles ou des recours de M. Habré.

10. C’est dans ce cadre que la chambre d’accusation de la cour d’appel qui a été saisie par les

avocats de M.HissèneHabré a, par arrêtn o 135 du 4 juillet 2000, annulé le procès-verbal

d’inculpation et de la procédure subséquente pour incompétence du juge saisi.

11. La Cour de cassation, auprès de laquelle un pourvoi a été introduit par les parties civiles

contre l’arrêt rendu par la chambre d’accusation du 4 juillet 2000, a rejeté ledit pourvoi, confirmant

ainsi, par son arrêt du 20 mars 2001, l’incompétence du magistrat instructeur saisi.

12. La motivation de la Cour de cassation repose sur les considérations suivantes :

«Que l’articl5, paragraphe 2 de la convention de New York du
10décembre1984 contre la torture et autr es peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, fait peser sur chaque Etat pa rtie, l’obligation de prendre des mesures

nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à - 22 -

l’article 4, dans le cas ou l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur le territoire de sa
juridiction et/ou ledit Etat ne l’extrade pas ;

Qu’il en résulte que l’article 79 de la Constitution du Sénégal ne saurait recevoir
application dès lors que l’exécution de la c onvention nécessite que soient prises par le
Sénégal des mesures législatives préalables.»

La Cour ajoute

«Qu’aucun texte de procédure ne reconnaît une compétence universelle aux
juridictions sénégalaises en vue de poursuivre et de juger, s’ils sont trouvés sur le
territoire de la République, de présumés auteurs ou complices de faits qui entrent dans

les prévisions de la loi du 28 août 1996 portant adaptation de la législation sénégalaise
aux dispositions de l’article4 de la conv ention, lorsque les faits ont été commis hors
du Sénégal.»

L’évocation de l’affaire Hissène Habre devant le Comité des Nations Unies contre la torture

13. C’est dans ce contexte, précisément, que certaines personnes de nationalité tchadienne

ont saisi le Comité contre la torture, organe mis en place en vertu de la convention de New York du

10 décembre 1984.

14. Le Comité, se fondant, à la fois, sur l’arrê t précité de la Cour de cassation et celui du

25 novembre 2005 rendu par la chambre d’accusation de la cour d’ appel de Dakar qui s’était, plus

tard, déclarée incompétente pour statuer sur la première demande d’extradition à l’encontre de

M.HissèneHabré émanant de la Belgique, ce Co mité, disais-je, a constaté les manquements du

Sénégal pour n’avoir pas pris «les mesures néce ssaires pour établir sa compétence aux fins de

connaître desdites infractions dans le cas où l’au teur présumé de celles-ci se trouve sur tout

territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas».

La conformité des engagements du Sénégal par rapport aux dispositions de la convention

contre la torture appréciée positivement par le Comité contre la torture

15. A cet égard, il convient de souligner que la République du Sénégal qui n’a jamais

contesté les constatations du Comité sur la torture, au moment où elles ont été faites, a donné des

garanties de non-répétition du manquement ainsi relevé, en réalisant depuis2009, toutes les

réformes constitutionnelles et législatives, tant sur le fond que sur la forme, pour donner plein effet

aux dispositions visées par l’article5, paragraphe2, de la convention contre la torture et ainsi,

réunir les conditions idéales pour faire juger M.Hissène Habré par les juridictions sénégalaises,

dans le cadre d’un procès juste et équitable ou procéder à son extradition. - 23 -

16. C’est pourquoi une délégation du Comité cont re la torture a effectué au Sénégal, du 4

au7août2009, une mission qui avait pour objet de venir s’enquérir de l’état des préparatifs du

procès de M. Hissène Habré et des dispositions prises par l’Etat du Sénégal dans ce sens.

17. Après avoir rencontré toutes les hautes autorités administratives et judiciaires concernées

par l’affaire Habré, le Comité a eu à apprécier positivement la volonté du Sénégal de respecter ses

engagements vis-à-vis de la conve ntion contre la torture, surtout en ce qui concerne l’obligation

aut dedere, aut judicare qui pèse sur le Sénégal, à l’encontre de M. Habré.

18. Le Comité souligne, toutefois, qu’il demeure évident que le Sénégal ne pourrait

logiquement faire face, seul, aux charges que ne manquera pas d’occasionner un tel procès. D’où

la nécessité des démarches effectuées et des négociations menées en direction de l’Union africaine,

de l’Union européenne et de ses autres partenair es, en vue de la mise en place d’un budget et la

collecte de fonds approprié.

GrMo.sman ⎯qui faisait partie de la mission confidentielle ⎯ a, en effet, expliqué aux

autorités sénégalaises, à l’occasion de cette visite,

«que le Comité avait envisagé de prendr e une décision à l’égard du Sénégal mais,
compte tenu de sa bonne volonté notoire da ns la gestion de ce dossier et de son
engagement à lutter contre l’impunité, les membres du Comité ont opté pour une

démarche consistant, avant tout, à auditio nner l’Etat concerné sur la question;
démarche somme toute exceptionnelle, selon M. Grossman».

19. La réalité est cependant toute autre. Les appréciations positives du Comité contre la

torture ont été volontairement minimisées par le Royaume de Belgique qui ne semble pas souhaiter

leur donner l’éclat qu’elles méritent devant vot re auguste Cour; ce que le Sénégal déplore

évidemment.

La non-conformité des demandes d’extradition aux dispositions de la loi n o71-77 du

28 décembre 1971 relative à l’extradition

20. C’est sur la base de l’adaptation, par laRépublique du Sénégal, des dispositions de la

convention contre la torture que le Royaume de Belgique a soumis, par notes verbales en date des

15 mars 2011 et 5 septembre 2011, les deuxième et troisième demandes d’extradition qui ont toutes

été déclarées irrecevables, motifs pris de ce que lesdites demandes n’ont pas été accompagnées de - 24 -

l’original ou des copies certifiées conformes des pièces requises, conformément aux exigences de

la loi sur l’extradition.

21. La troisième demande d’extradition a été re jetée le 10 janvier 2012 pour vice de forme.

Une demande d’extradition ne se fait pas sur une simple note verbale, comme le Royaume de

Belgique l’a fort justement relevé en soutenant que :

«les autorités belges tiennent à souligner que la Belgique a bien transmis aux autorités

sénégalaises les pièces requises par la législ ation sénégalaise en matière d’extradition,
soit le mandat d’arrêt à l’encontre de M. Habr é et la législation belge et internationale
applicable aux faits qui lui sont reprochés.

Ces pièces ont en effet été transmises [selon la Begique] :

⎯ en original, par note verbale du 22septembre2005 valant première demande
d’extradition ;

⎯ en copie certifiée conforme et dûm ent légalisée équivalant à expédition
authentique, par note verbale du 15mars2011 valant deuxième demande
d’extradition…»

22. La Belgique ne saurait ignorer qu’en matière procédurale, quand la chambre d’accusation

rend sa décision, et qu’elle est à nouveau saisi e d’une nouvelle demande d’extradition, cette

dernière ne pourrait pas légalement rechercher dans les archives une quelconque pièce aux fins de

régulariser une formalité exigée, comme elle semble le suggérer dans sa note verbale du

17janvier2012, lorsqu’elle précise que, dans une autre notre verbale du 22septembre2005, les

pièces originales sont toujours en possession des autorités sénégalaises.

23. L’arrêt de la chambre d’accusation du 10 janvier 2012 donne à la Belgique des

indications claires sur les formalités substantiell es à remplir et lui a permis de présenter le

17janvier2012 une nouvelle de mande que la Belgique appr éhende comme conforme aux

exigences de la loi sur l’extraditio n au Sénégal. Cette demande a été transmise telle quelle aux

autorités compétentes. Cela traduit à suffisance la volonté du Sénégal d’exécuter entièrement son

obligation aut dedere, aut judicare découlant des dispositions de la convention contre la torture.

24. Au demeurant, la déclaration à la presse du président de la République Abdoulaye Wade

du 5janvier2012, dont fait état le Royaume de Belgique dans une correspondance adressée le

23janvier2012 à M.le greffier de votre Cour, s’inscrit largement dans cette dynamique, car en - 25 -

effet, le président de la République soutient que si la chambre d’accusation rendait un avis

favorable, il procéderait immédiatement à l’extradition de M. Hissène Habré vers la Belgique.

25. Il convient cependant de rappeler, à juste titre, que du fait de l’indépendance du pouvoir

judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif inscrit dans la Constitution du Sénégal, le président de la

République ne peut pas s’immiscer dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Les magistrats

sénégalais, tout comme les juges en général, rest ent seuls soumis à l’autorité de la loi, dans

l’exercice de leur office juridictionnel.

26. La quatrième demande d’extradition du Royaume de Belgique transmise le

17janvier2012 est en cours d’examen et ne ma nquera pas de connaître la suite appropriée,

confirmant ainsi la volonté du Sénégal de se conformer aux dispositions de la convention contre la

torture.

27. De l’avis du Sénégal, cet engagement a été largement exécuté et l’évocation tendancieuse

par le Royaume de Belgique des constations faites, avant2009, par le Comité contre la torture ne

présente plus certainement qu’un intérêt simplement «historique», sur lequel ce pays ne saurait

légalement se fonder pour soutenir une quelconque violation de la convention contre la torture, car,

jusque-là, toutes ses demandes d’extradition ont connu une suite judiciaire qu’appelait leur

traitement.

28. Cette évocation manque de pertinence au plan juridique et le Sénégal prie

respectueusement la Cour d’écarter de la présente affaire des éléments tendancieux du débat devant

le Comité contre la torture. - 26 -

II. L’évocation de l’affaire Hissène Habré devant l’Union africaine

29. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, après déjà

l’évocation de cette affaire devant le Comité contre la torture, la Belgique n’a pas manqué de

revenir sur l’évocation de la même affaire par l’Unionafricaine, plus précisément par l’organe

suprême de l’organisation panafri caine, la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement pour

tenter de faire croire que le Sénégal ne s’est pas conformé à ses obligations internationales

découlant de la convention contre la torture.

30. Sur ce point, le Sénégal invite respectue usement la Cour à noter que l’implication de

l’Union africaine visait simplement à faire prendr e conscience aux plus hautes autorités politiques

du continent africain des exigences d’un monde nouveau fondé sur la lutte contre l’impunité sous

toutes ses formes au regard des violations massiv es du droit international, et non pas à soustraire

M.HissèneHabré des poursuites pour les infrac tions présumées commises par lui ou à son

instigation.

31. Au demeurant, cette démarche a été accueillie avec beauc oup d’enthousiasme, de

soulagement et d’espoir par la conférence des chef s d’Etat et de gouvernement. M. l’agent du

Sénégal a longuement expliqué le sens qu’il fallait à la décision de l’Unionafricaine du

2 juillet 20062.

32. L’évocation du dossier de l’ancien prési dent du Tchad par l’Unionafricaine n’avait

aucune connotation juridique, et cette instance continentale ne pouvait pas se substituer au Sénégal,

qui reste seul et unique débiteur des obligations énoncées dans la convention contre la torture, sur

son territoire, en tant qu’Etat pa rtie à la convention et, à ce titre, tenu, notamment, par l’obligation

d’«extrader» ou de «poursuivre».

Décision de l’Union africaine

33. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, comme j’ai eu à

le rappeler devant vous, ici, dans cette même salle le 6 avril 2009 au cours de l’audience consacrée

à la demande en indication de mesures conservatoires, je soulignais que lors de la dernière session

2
Doc. Assembly/AU/3/VID. - 27 -

de l’Union africaine, tenue le 4février2009 à A ddis-Abeba, en Ethiopie, la conférence des chefs

d’Etat de cette organisation a pris une décision sur l’affaire Hissène Habré 3.

34. Cette décision rappelait fort justement que M.HissèneHabré devra être jugé par une

juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un procès juste conformément aux

dispositions des articles pertinents de la convention contre la torture.

35. Cela a également été précisé avec force par le professeur Alioune Sall lors de cette même

audience. Et il est utile de le rappeler: «[A] aucun moment le Sénégal n’a établi un quelconque

lien entre la décision de l’Union africaine et le s obligations que la convention de 1984 a mises à sa

charge.» 4 Il a été réaffirmé que :

«Le contexte du procès qui se prépare se déroule bien dans le cadre d’une
coopération panafricaine ⎯et même au-delà de l’Afrique. Le Sénégal tient à cet

égard à préciser, de manière définitive, et pour lever toute équivoq ue ou malentendu,
pour de bon, qu’il est bien lié, comme Etat , par la convention de1984. Le fait que

l’organisation du procès Habré puisse impliquer une organisation comme l’Union
africaine n’enlève absolument rien de ses de voirs et droits qui résultent pour lui de la
qualité de partie à cette convention. C’est bi en en tant que partie à la convention que

la République du Sénég5l exécute ses obligations, et non en vertu d’un mandat de
l’Union africaine.»

36. L’idée selon laquelle, en consentant que l’Union africaine discute du «cas Habré», le

Sénégal a entendu se dérober à l’obligation de punir les actes visés dans la convention contre la

torture est doublement contestable.

37. D’une part, l’instauration d’un débat sur le sujet, au plan continental, traduit même un

léger parti pris répressif, une prédisposition à poursuivre ⎯ et non à tolérer ⎯ les faits visés par la

convention contre la torture.

3
Décision de la conférence des chefs d’Etat de l’Union africaine prise le 4 février 2009 :

«Rappelle sa décision Assembly/UA/Dec.127 (VII) pris e à Banjul (Gambie) en juillet2006 par
laquelle elle a mandaté la République du Sénégal «de poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique,
M. Hissène Habré, par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un procès juste» ;

Réitère ses félicitations au Gouvernement de la République du Sénégal pour avoir pris toutes les
dispositions constitutionnelles, légales et réglementaires nécessaires pour l’exécution de ce mandat ;
Prend note que malgré l’élaboration du budget du procès par l’Union européenne, qui s’est offerte

en partenaire, avec le Gouvernement de la République du Sénégal, les ressources nécessaires à la tenue du
procès ne sont pas encore disponibles.»
4 CR 2009/11, p. 13, par. 10 (Diouf).

5 CR 2009/11, p. 18, par. 11 (Sall). - 28 -

38. D’autre part, d’un point de vue strictemen t juridique, le Sénégal n’a jamais renié son

devoir ; il a, au contraire, revendiqué l’obligation qui pesait sur lui de connaître des griefs articulés

contre M. Hissène Habré et cela a commencé avec l’inculpation de M. Habré début janvier 2000.

39. En d’autres termes, l’«implication» ou l’«i ntervention» de l’Union africaine n’a aucune

incidence fondamentale sur les term es du débat engagé devant la C our. Il est question, devant

celle-ci d’un litige qui oppose deux Etats, sur la manière d’entendre ou de comprendre l’exécution

d’une obligation découlant d’un instrument international auquel ils sont tous deux parties. Voilà la

réalité du contentieux qui s’est noué devant la Cour. Le Sénégal considère que doit dès lors être

écartés des débats, comme éléments non pertinents, tout ce qui ne cadre pas avec cette présentation

claire et simple des choses.

40. L’Etat du Sénégal a toujours proclamé s on intention de se conformer à son engagement

d’Etat partie. Il veut précisément organiser un procès relatif aux faits reprochés à l’ancien chef

d’Etat du Tchad qui se trouve aujourd’hui sur son te rritoire. Mais il n’entend pas agir sous une

pression qu’il peut par ailleurs comprendre, nota mment lorsqu’elle est le fait de présumées

victimes. Un procès de cette envergure, avec ses tenants et aboutissants, mérite d’être mené dans la

sérénité et dans le respect des standards internationaux d’un procès équitable.

41. Le Sénégal considère qu’il y va de la crédibilité même de ses institutions judiciaires et,

au-delà, de celle d’institutions judiciaires africa ines confrontées, pour la première fois, à un tel cas

de figure.

42. En effet, vu le nombre de victimes, des pa rties civiles en cause, même si le Sénégal

remercie encore le Royaume de Belgique de son offre de coopération, la justice sénégalaise a le

droit de traiter de la même manière les parties civiles, les victimes et les témoins, tout en respectant

les droits de M. Hissène Habré et de ses éventuels complices. L’organisation d’un tel procès mérite

une préparation sérieuse et le Royaume de Belgique devrait s’interdire la pression qu’il exerce en

général sur les organes judiciaires saisis d’affaires contentieuses.

43. D’ailleurs, le Comité contre la torture, lors de sa mission effectuée au Sénégal du4 au

7août2009 relative aux préparatifs du procès de M.HissèneHabré et des dispositions prises par

l’Etat du Sénégal dans ce sens, après avoir salué fortement la volonté du Sénégal de respecter ses

engagements vis-à-vis de la convention contre la torture, surtout en ce qui concerne l’obligation aut - 29 -

dedere, aut judicare qui pèse sur le Sénégal, à l’encontre de M. Hissène Habré, cette mission avait

estimé «que le Sénégal ne pourrait logiquement fa ire face seul aux charges que ne manquera pas

d’occasionner un tel procès» . C’est ce qui explique la nécessité des démarches effectuées et des

négociations menées en direction de l’Uniona fricaine, de l’Union européenne et de ses autres

partenaires, en vue de la mise en place d’un budget et la collecte de fonds appropriés.

44. Il convient de rappeler à cet égard les te rmes en lesquels le coagent du Sénégal s’est

exprimé devant la Cour, au cours de l’instance relative à la demande en indication de mesures

conservatoires :

«La lutte contre l’impunité ne doit pas occulter le devoir non moins important
que nous avons tous de reconnaître à l’accusé, quelle que soit la gravité des faits dont
on l’accuse, une présomption d’innocence jusqu’à ce qu’intervienne contre lui une

déclaration de culpabilité à l’issue d’un pr ocès équitable et c’est ce procès équitable
que le Sénégal prépare.

C’est compte tenu de tous ces motifs que le Sénégal n’a pas encore démarré le
procès redoutant qu’il ne soit entrecoupé de longues pauses pour rechercher des fonds,
des fonds hypothétiques. Il faut donc un financement préalable et suffisant pour en
assurer la continuité jusqu’au bout conformément à notre droit interne.» 6

45. Comment le Royaume de Belgique peut -il raisonnablement repr ocher au Sénégal de

s’inspirer des recommandations, suggestions, avis et décisions du Comité contre la torture pour

remplir ses obligations au titre de la convention contre la torture ?

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs les Membres de la Cour, le Sénégal vous

prie de noter que, malgré les annonces faites, notamment par le Tchad et les autres pays, aucune

contribution n’a été, à ce jour, effectivement versée et le Sénégal s’est défendu seul devant la Cour

africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire qui l’opposait au sieur Yogogombaye

qui demandait à cette juridiction «le retrait de la procédure actuellement diligentée par le Sénégal

en vue d’inculper et de condamner» le sieur Habré. La Cour a rejeté cette requête dans sa décision

du 15 décembre 2009.

47. De même, le Sénégal s’est employé à se défendre sans aucun soutien des Etats de

l’Union africaine devant la Cour de justice de la CEDEAO, suite à la saisine de celle-ci par

M. Hissène Habré. Je reviendrai sur cette décision tout à l’heure.

6
CR 2009/9, p. 30, par. 53 et 54 (Kandji). - 30 -

48. Dans tous les cas, la Belgique n’apporte pas la preuve que la justice sénégalaise a, dans

les différentes décisions rendues, fait référence au mandat de l’Union africaine. Le Sénégal entend

remplir ses obligations aut dedere, aut judicare , au titre de la convention contre la torture, et la

chambre d’accusation saisie de la dernière demande d’extradition de la Belgique appréciera les

mérites de la requête sur le fondement de la convention contre la torture.

49. Au regard de ces considérations, le Séné gal prie respectueusement la Cour d’écarter des

débats les développements faits par le Royaume de Belgique su r l’évocation de l’affaire devant

l’Union africaine et qui ne sauraient légalement constituer une méconnaissance des dispositions de

la convention contre la torture.

L’évocation de l’affaire devant la Cour de justice de la CEDEAO

50. La Belgique a déposé son mémoire avant que la Cour de justice de la CEDEAO n’ait

rendu sa décision par un arrêt du 18 novembre 2010.

51. Il convient de rappeler que c’est M.HissèneHabré qui, lui-même, a pris l’initiative

d’attraire l’Etat du Sénégal devant la Cour de la CEDEAO, suite à l’adoption de mesures

législatives nécessaires permettant au Sénégal de remplir ses obligations d’Etat partie à la

convention de 1984.

52. M. Habré a alors saisi la Cour de la CEDEAO qui a rendu un arrêt le 18 novembre 2010

et dont le dispositif est libellé comme suit :

«⎯Constate l’existence d’indices concorda nts de probabilité de nature à porter
atteinte aux droits…de MonsieurHissèneHabré, sur la base des réformes
constitutionnelles et législatives opérées par l’Etat du Sénégal ;

⎯ Dit qu’à cet égard l’Etat du Sénégal doit se conformer au respect des décisions
rendues par ses juridictions nationales, nota mment au respect de l’autorité de la
chose jugée ;

⎯ En conséquence, la Cour ordonne au Séné gal le respect du principe absolu de non
rétroactivité ;

⎯ Dit que le mandat reçu par lui de l’Union africaine lui confère plutôt une mission
de conception et de suggestion de tout es modalités propres à poursuivre et faire
juger dans le cadre strict d’une procédure spéciale à caractère international, telle
que pratiquée en droit international par toutes les nations civilisé
es ;

⎯ Rejette toutes les autres demandes de MonsieurHissèneHabré comme étant
inopérantes.» - 31 -

Tel est le sens de la décision rendue par la Cour de justice de la CEDEAO.

53. Même si le Sénégal a pris acte de cet arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO, force est

de constater que ledit arrêt n’est pas de nature à changer sa position devant votre auguste Cour, car

le Sénégal reste attaché aux principes du droit inte rnational, selon lesquels un Etat qui contracte un

engagement international doit en tirer toutes les conséquences au plan national.

54. En effet, les mesures prises par le Séné gal ont été définitivement adoptées et s’inscrivent

dans le prolongement de la mise en conformité de sa législation par rapport aux dispositions de la

convention contre la torture à la satisfaction du Comité des Nations Unies contre la torture.

55. Néanmoins, le Sénégal considère que la décision rendue par la Cour de justice de la

CEDEAO constitue un événement qu’il ne saurait ignorer, lequel risque d’être la source d’un

conflit entre deux obligations poursuivant des finalités différentes, voire opposées : celle de juger à

défaut d’avoir extradé, d’une part, et celle de ne pas juger ⎯ au moyen des tribunaux nationaux⎯,

d’autre part.

56. Il est souhaitable que l’obligation du Sé négal d’appliquer les dispositions de la

convention contre la torture ne soit quelque peu retardée par le mécanisme suggéré par la Cour de

justice de la CEDEAO, qui précise, dans sa déci sion rendue le 18 novemb re 2010, que le Sénégal

doit mettre en place «toutes modalités appropriées à poursuivre et faire juger dans le cadre strict

d’une procédure spéciale à caractère international, telle que pratiquée en droit international par

toutes les nations civilisées».

57. Comment votre Cour, organe judiciaire pr incipal des Nations Unies se comporte-t-elle à

l’égard des autres décisions de justice rendues par des juridictions internationales ?

58. La question est d’autant plus importante que l’affaire Hissène Habré tranchée par la Cour

de justice de la CEDEAO présente un lien de c onnexité avec la présente affaire soumise devant

votre Cour qui dispose de ses propres compétences.

59. Il s’agit seulement d’examiner comment la Cour internationale de Justice et la Cour de

justice de la CEDEAO se situent à l’égard de règles ou de situations juridiques gouvernées par un

sous-ordre juridique international doté de rè gles secondaires spécifiques, y compris son propre

mode de règlement des différends. - 32 -

60. Pour illustrer cette hypothèse, on peut constater dans la jurisprudence de la Cour

internationale de Justice la mu ltiplication, pendant plusieurs anné es, des cas dans lesquels votre

Cour a rencontré l’existence de leges specialia dans le cadre desquelles des procédures de

règlement étaient en cours (cas de connexité) ou bi en des situations dans lesquelles des positions

avaient antérieurement déjà été prises sur des qu estions juridiques dont la Cour elle-même avait à

connaître.

61. On peut citer, dans un arrêt rendu en1992, une situation relevant de cette catégorie.

Dans l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime entre El Salvador et le

Honduras, la Chambre de la Cour était confr ontée à un vieil arrêt de la Cour de justice

centraméricaine de 1917 ; la cour régionale, première du genre, av ait été amenée à se prononcer, à

propos d’une question, sur le statut des eaux du golfe de Fonseca, partagées par trois Etats riverains

(Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (ES lalvador/Honduras; Nicaragua

(intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 1992).

62. Par ailleurs, dans les affaires LaGrand et Avena, ayant respectivement donné lieu à des

arrêts en2001 et en2004, l’Allemagne puis le Me xique invoquaient à l’encontre des Etats-Unis

l’autorité d’un avis consultatif rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme à propos de

l’article 36, paragraphe premier, de la convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires.

63. Dans l’affaire relative à Certains biens entre le Liechtenstein et l’Allemagne, qui donna

lieu à un jugement en2005, la Cour savait que, pour une bonne part, les mêmes faits avaient fait

l’objet d’un arrêt de la Cour européenne d es droits de l’homme sur plainte du princeAdam

de Liechtenstein.

64. Enfin, dans l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression

du crime de génocide, la Cour était confrontée à la position prise par le Tribunal pénal international

pour l’ex-Yougoslavie à propos de la qualificati on juridique préalable par ce même tribunal des

faits dont elle avait elle-même à connaître.

65. L’éventualité pouvant tout au plus être envisagée selon laquelle la Cour, persuadée par le

raisonnement du Sénégal sur la surv enue de l’arrêt de la Cour de la CEDEAO ayant statué avant

elle sur une question connexe à l’affaire Habré, pourrait adopter de son propre chef la même

solution. - 33 -

66. Cette hypothèse paraît vérifiée dans l’arrêt du 11 septembre 1992 entre El Salvador et le

Honduras à propos du statut juridique des eaux du golfe de Fonseca et
dans celui du

26février2007, tout au moins, en ce dernier cas, dans la mesure où la Co ur internationale de

Justice adopte l’analyse et même la qualification juridique des faits dont elle avait à connaître telles

qu’elles avaient antérieurement été effectuées par le Tribunal pénal international pour

l’ex-Yougoslavie.

67. Il résulte en tout cas de ce bilan que, du moins jusqu’au récent arrêt de la Cour dans

l’«affaire du génocide» opposant la Bosnie à la Serbie-et-Monténégro, mais seulement à propos

d’un point de droit international gé néral, elle n’a jamais éprouvé le besoin de prendre ouvertement

position contre l’arrêt d’une autre juridiction.

68. Au contraire, la Cour internationale de Justice a soit accepté en substance les conclusions

de la Cour centraméricaine, soit évité de se prononcer sur les points de droit ayant fait l’objet d’une

jurisprudence tierce.

69. En tout état de cause, l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO ne remet pas en cause

la volonté du Sénégal d’exécuter pleinement ses obligations aut dedere, aut judicare découlant de

la convention contre la torture.

70. La Cour constatera que, malgré les d éclarations du président de la République du

Sénégal, le Royaume de Belgique n’a pas appor té la preuve de l’ex istence d’une quelconque

décision visant à l’expulsion de M.HissèneHa bré vers un autre pays. Une telle décision

administrative n’existe pas, et le Sénégal reste conforme à ses engagements pris ici devant votre

Cour.

71. De l’avis du Sénégal, l’évocation de l’affaire Hissène Habré par le Royaume de Belgique

devant l’Union africaine, la Cour de justice de la CEDEAO, le Comité contre la torture et devant

d’autres instances ne renvoie nullement à des faits constitutifs d’une violation de ses obligations

internationales en vertu de la convention contre la torture.

72. Au vu de ce qui précède, et des autres dé veloppements qui seront faits par l’agent, le

coagent et les conseils, le Sénégal prie respectueusement la Cour d’écarter purement et simplement

ces éléments soulevés par la Belgique, qui manquent de pertinence juridique dans les débats de la

présente cause. - 34 -

73. Monsieur le président, mon intervention clôt le premier tour de plaidoiries du Sénégal.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs le s Membres de la Cour, je vous remercie de

l’attention que vous avez bien voulu accorder à ma plaidoirie. Je vous remercie.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur le conseil. La Cour se réunira demain à

10heures. Il serait hautement apprécié si les conseils du Sénégal pouvaie nt indiquer dans leurs

textes de plaidoiries les références aux citations qu ’ils font, soit références aux documents qui sont

versés au dossier ou documents et publications qu i sont aisément accessibles au public. Cette

séance est levée.

L’audience est levée à 12 h 20.

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Document Long Title

Audience publique tenue le jeudi 15 mars 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal)

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