Audience publique tenue le lundi 19 avril 2010, à 10 h 50, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Owada, président, en l'affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocr

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103-20100419-ORA-01-00-BI
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2010/1
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CR 2010/1

Cour internationale International Court

de Justice of Justice

LAAYE THHEGUE

ANNÉE 2010

Audience publique

tenue le lundi 19 avril 2010, à 10 h 50, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Owada, président,

en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo
(République de Guinée c. République démocratique du Congo)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2010

Public sitting

held on Monday 19 April 2010, at 10.50 a.m., at the Peace Palace,

President Owada, presiding,

in the case concerning Ahmadou Sadio Diallo
(Republic of Guinea v. Democratic Republic of the Congo)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : M. Owada,président
M. Tomkav,ice-président

KorMoMa.
Simma
Abraham
Keith

Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skotnikov
Crinçade

Yusuf
Grejugesood,
MaMhiou.,
Mjugepsuya, ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Present: Presiewtada
Vice-Presdmekta

KoromJaudges
Simma
Abraham
Keith

Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skotnikov
Trindade Cançado

Yusuf
Greenwood
Judges ad hoc Mahiou
Mampuya

CoRuvrisrar

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

Le Gouvernement de la République de Guinée est représenté par :

le colonel Siba Lohalamou, ministre de la justice, garde des sceaux,

comme chef de la délégation ;

Mme Djénabou Saïfon Diallo, ministre de la coopération ;

M. Mohamed Camara, premier conseiller chargé des questions politiques à l’ambassade de Guinée
auprès des pays du Benelux et de l’Union européenne,

comme agent ;

M.AlainPellet, professeur à l’Université ParisOuest, Nanterre-LaDéfense, membre et ancien
président de la Commission du droit international, associé de l’Institut de droit international,

comme agent adjoint, conseil et avocat ;

M. Mathias Forteau, professeur à l’Université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, secrétaire général

de la Société française pour le droit international,

M.Daniel Müller, chercheur au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Université
Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

M. Jean-Marc Thouvenin, professeur à l’Université Pa ris Ouest, Nanterre-La Défense, directeur du
Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), avocat au barreau de Paris, cabinet Sygna
Partners,

M. Luke Vidal, avocat au barreau de Paris, cabinet Sygna Partners,

M. Samuel Wordsworth, membre des barreaux d’Angleterre et de Paris, Essex Court Chambers,

comme conseils et avocats ;

S.Exc.M.Ahmed Tidiane Sakho, ambassadeur de la République de Guinée auprès des pays du
Benelux et de l’Union européenne,

M. Alfred Mathos, agent judiciaire de l’Etat,

M. Hassan II Diallo, conseiller juridique du premier ministre de la République de Guinée,

M. Ousmane Diao Balde, directeur de la division juridique et consulaire au ministère des affaires
étrangères,

M. André Saféla Leno, président de la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Conakry,

S. Exc. M. Abdoulaye Sylla, ancien ambassadeur,

comme conseillers ;

M. Ahmadou Sadio Diallo, homme d’affaires. - 5 -

The Government of the Republic of Guinea is represented by:

Colonel Siba Lohalamou, Minister of Justice, Keeper of the Seals,

as Head of Delegation ;

Ms Djénabou Saïfon Diallo, Minister of Co-operation;

Mr.Mohamed Camara, First Counsellor for Political Affairs, Embassy of Guinea in the Benelux
countries and in the European Union,

as Agent;

Mr.Alain Pellet, Professor at the University of ParisOuest, Nanterre-La Défense, Member and
former Chairman of the International Law Co mmission, Associate of the Institut de droit

international,

as Deputy Agent, Counsel and Advocate;

MrM. athias Forteau, Professor at the Univers ity of PariOuest, Nanterre-La Défense,
Secretary-General of the Société française pour le droit international,

Mr. Daniel Müller, Researcher at the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), University

of Paris Ouest, Nanterre-La Défense,

Mr.Jean-Marc Thouvenin, Professor at the Univer sity of ParisOuest, Nanterre-La Défense,
Director of the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), member of the Paris Bar,

Cabinet Sygna Partners,

Mr. Luke Vidal, member of the Paris Bar, Cabinet Sygna Partners,

Mr. Samuel Wordsworth, member of the English and Paris Bars, Essex Court Chambers,

as Counsel and Advocates;

H.E. Mr.Ahmed Tidiane Sakho, Ambassador of th e Republic of Guinea to the Benelux countries

and to the European Union,
Mr. Alfred Mathos, Judicial Agent of the State,

Mr. Hassan II Diallo, Legal Adviser to the Prime Minister of the Republic of Guinea,

Mr. Ousmane Diao Balde, Director of the Legal a nd Consular Division of the Ministry of Foreign
Affairs,

Mr. André Saféla Leno, President of the Indictments Division of the Court of Appeal of Conakry,

H.E. Mr. Abdoulaye Sylla, former Ambassador,

as Advisers;

Mr. Ahmadou Sadio Diallo, businessman. - 6 -

Le Gouvernement de la République démocratique du Congo est représenté par :

S.Exc.M. Henri Mova Sakanyi, ambassadeur de la République démocratique du Congo auprès du
Royaume de Belgique, du Royaume des Pays-Bas et du Grand-Duché de Luxembourg,

comme agent et chef de la délégation ;

M.Tshibangu Kalala, professeur de droit international à l’Université de Kinshasa, avocat aux
barreaux de Kinshasa et de Bruxelles, député au Parlement congolais,

comme coagent, conseil et avocat ;

M.Lwamba Katansi, professeur à l’Université de Kinshasa, conseiller juridique au cabinet du
ministre de la justice et des droits humains,

MmeCorine Clavé, avocat au barreau de Br uxelles, cabinet Liedeker ke-Wolters-Waelbroeck-
Kirkpatrick,

M. Kadima Mukadi, avocat au barreau de Kinshasa, cabinet Tshibangu et associés,

M. Bukasa Kabeya, avocat au barreau de Kinshasa, cabinet Tshibangu et associés,

M. Kikangala Ngoie, avocat au barreau de Bruxelles,

M. Moma Kazimbwa Kalumba, avocat au barreau de Bruxelles, avocat-conseil de l’ambassade de
la République démocratique du Congo à Bruxelles,

M. Tshimpangila Lufuluabo, avocat au barreau de Bruxelles,

MmeMwenze Kisonga Pierrette, chef du service ju ridique et du contentieux à l’ambassade de la
République démocratique du Congo à Bruxelles,

M. Kalume Mabingo, conseiller juridique à l’amba ssade de la République démocratique du Congo
à Bruxelles,

comme conseillers ;

M. Mukendi Tshibangu, chargé de recherches au cabinet Tshibangu et associés,

Mme Ali Feza, chargé d’études au cabinet du ministre de la justice et des droits humains,

M. Makaya Kiela, chargé d’études au cabinet du ministre de la justice et des droits humains,

comme assistants. - 7 -

The Government of the Democratic Republic of the Congo is represented by:

H.E.Mr.Henri Mova Sakanyi, Ambassador of the Democratic Republic of the Congo to the
Kingdom of Belgium, the Kingdom of the Netherlands and the Grand Duchy of Luxembourg,

as Agent and Head of Delegation;

Mr. Tshibangu Kalala, Professor of International Law at the University of Kinshasa, member of the
Kinshasa and Brussels Bars, and Deputy, Congolese Parliament,

as Co-Agent, Counsel and Advocate;

Mr.Lwamba Katansi, Professor at the University of Kinshasa, Legal Adviser, Office of the
Minister of Justice and Human Rights;

MsCorinneClavé, member of the Brussels Bar, Cabinet Liedekerke-Wolters-Waelbroeck-
Kirkpatrick,

Mr. Kadima Mukadi, member of the Kinshasa Bar, Cabinet Tshibangu & Associés,

Mr. Bukasa Kabeya, member of the Kinshasa Bar, Cabinet Tshibangu & Associés,

Mr. Kikangala Ngoie, member of the Brussels Bar,

Mr.Moma Kazimbwa Kalumba, member of the Brussels Bar, Lawyer-Counsel, Embassy of the
Democratic Republic of the Congo in Brussels,

Mr. Tshimpangila Lufuluabo, member of the Brussels Bar,

MsMwenze Kisonga Pierrette, Head of the Lega l and Litigation Department, Embassy of the
Democratic Republic of the Congo in Brussels,

Mr.Kalume Mabingo, Legal Adviser, Embassy of the Democratic Republic of the Congo in
Brussels,

as Advisers;

Mr. Mukendi Tshibangu, Researcher, Cabinet Tshibangu & Associés,

Ms Ali Feza, Researcher, Office of the Minister of Justice and Human Rights,

Mr. Makaya Kiela, Researcher, Office of the Minister of Justice and Human Rights,

as Assistants. - 8 -

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.

La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre les Parties en leurs plaidoiries dans l’affaire

Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo).

Avant de poursuivre, je tiens à exprimer mes regrets, au nom de la Cour, pour l’ouverture

tardive de cette séance, une difficulté ayant dû êtrrésolue au préalable. La question qui s’est

posée a pour origine une situation bien connue de tous, à savoir le désordre causé par l’éruption

volcanique en Islande. En effet, la République démocratique du Congo a fait savoir au Greffe que,

compte tenu des difficultés actuelles liées au trafic aérien, sa délégation ne pourrait être présente

aux audiences de ce jour. En conséquence, et apr ès consultation de la délé gation de la Guinée sur

une proposition de réaménagem ent du calendrier des audiences soumise par la République

démocratique du Congo, la Cour a décidé pour l’heure de tenir des audiences ce jour compte tenu

de la difficulté rencontrée par la délégation du Co ngo, avec l’accord de la Guinée sur ce point. La

Cour communiquera sans tarder aux Parties de nouvelles dates pour la suite de la procédure.

Je voudrais maintenant indiquer que, pour des ra isons qu’ils m’ont dûment fait connaître, les

jugesShi etBuergenthal, qui ont participé aux précédentes étapes de l’affaire, ne seront pas en

mesure de siéger en la présente phase de celle-ci. Par ailleurs, M. le juge Al-Khasawneh ne pourra

pas participer à la séance d’aujourd’hui.

La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune d’elles

s’est prévalue de la faculté que lui confère le pa ragraphe 2 de l’article 31 du Statut de désigner un

juge ad hoc. La République de Guinée avait initiale ment désigné M. Mohammed Bedjaoui ;

celui-ci ayant démissionné de ses foncti ons le 1septembre002, elle a désigné

Ah.mMedahiou. La République démocratique du Congo a désigné

M. Auguste Mampuya Kanunk’A-Tshiabo. M. Mahiou et M. Mampuya ont été tous deux installés

le 27novembre2006 comme juges ad hoc en l’affaire à l’ouverture des audiences sur les

exceptions préliminaires soulevées par la République démocratique du Congo.

* - 9 -

Avant de rappeler les principales étapes de la procédure, je souhaiterais tout d’abord, au nom

de la Cour, rendre solennellement hommage à la mémoire de l’un de ses anciens membres, le

juge Géza Herczegh, décédé le 11 janvier dernier.

Le juge Géza Herczegh était né en 1928 à Nagykapos (Slovaquie). Après des études de droit

à l’Université de Szeged et l’obtention d’un docto rat en jurisprudence, il avait débuté une carrière

académique consacrée à l’enseignement du droit international dans diverses universités de son pays

et à l’étranger avant de devenir, en 1967, chef du département de droit international de la faculté de

droit de l’Université de Pécs puis, en 1981, doyen de cette même faculté. Il a publié de nombreux

ouvrages et articles portant sur le droit internati onal humanitaire principalement, mais aussi sur le

droit international général, le dr oit des relations internationales et le droit des minorités. Sa

compétence dans ces nombreux domaines lui avait valu une reconnaissance nationale, puisque,

après avoir été choisi comme membre de l’A cadémie hongroise des scienc es, il avait été nommé

vice-président du département des sciences juri diques et économiques de cette prestigieuse

institution.

Géza Herczegh avait également mené une brilla nte carrière diplomatique dans son domaine

de prédilection, le droit humanitaire. Il avait ai nsi été désigné pour représenter la société de la

Croix-Rouge hongroise en qualité d’expert en dro it international humanitaire aux conférences de

LaHaye (1971), Vienne (1972), Téhéran (1973) et Monaco (1984). Il avait également été choisi

pour exercer les fonctions d’expert gouvernemen tal en droit international humanitaire aux

conférences de Genève de 1971 et 1972, avant d’êt re nommé membre de la délégation hongroise à

la conférence diplomatique de Genève relative à la protection des victimes des conflits armés

internationaux de1974 à1977, puis vice-président de la troisième commission de cette même

conférence. Il avait encore été rapporteur à la troisième conférence sur la démocratie parlementaire

organisée en 1991 par le Conseil de l’Europe sur le thème des problèmes de transition d’un régime

autoritaire ou totalitaire à un régime démocratique, et membre du groupe d’experts chargé d’établir

le projet de convention sur le règlement pacifique des différends dans le cadre de la conférence sur

la sécurité et la coopération en Europe en 1992.

Le juge Herczegh avait enfin été membre de la Cour constitutionnelle de la République de

Hongrie de 1990 à 1993, avant d’être élu à la Cour in ternationale de Justice, au sein de laquelle il - 10 -

siégea pendant presque dixans, du 10mai1993 au 5février2003. Réservé et discret, toujours

courtois, il avait une personnalité affirmée. Travailleur acharné, il était réputé pour sa

connaissance approfondie des dossiers d’affair e ainsi que pour sa rigueur et son honnêteté

intellectuelles. Tout à la fois homme de convi ction et ouvert à la discussion, il participait

activement au travail collectif de la Cour. T ous ses anciens collègues peuvent témoigner de la

richesse et de la lucidité de sa pensée, ainsi que de l’engagement qui a été le sien au sein de notre

institution. Nous garderons en mémoire ses multip les et fines interventi ons lors des séances de

délibération de la Cour. Géza Herczegh était un membre très respecté de la Cour. Il reste, à ce

jour, le seul juge hongrois que la Cour ait compté sur le siège, juges élus et juges ad hoc confondus.

La Cour tient à rendre hommage à la mémoire du collègue très cher et du juge éminent qu’il a été.

Nous souhaiterions également rendre homma ge à deux autres éminentes personnalités du

droit international, elles aussi récemment disparues, qui avaient entretenu des liens très étroits avec

notre Cour : Krzysztof Skubiszewski et sir Ian Brownlie.

Le président Krzysztof Skubiszewski était né en 1926 à Pozna ń, en Pologne. Il avait

accompli une longue et brillante carrière consacrée à l’enseignement du droit international dans

diverses universités de son pays et à l’étranger.

Il avait été le premier ministre polonais des affaires étrangères de l’ère post-communiste

entre 1989 et 1993, et avait notamment contribué à améliorer les relations entre la Pologne et

l’Allemagne nouvellement réunifiée, grâce à un acco rd sur la reconnaissance de la frontière

commune.

Krzysztof Skubiszewski avait été désigné par le Portugal pour siéger devant la Cour en

qualité de juge ad hoc en l’affaire relative au Timor oriental (Portugal c.Australie) , puis par la

Slovaquie pour siéger en qualité de juge ad hoc en l’affaire relative au Projet

Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie). Homme admiré par tous pour sa très grande culture

juridique, d’une grande rigueur, il était doté d’un sens aigu de l’analyse et d’une capacité de travail

hors du commun. Son décès représente une grande perte pour le droit international et la justice

internationale.

Le professeur sir Ian Brownlie était né en1932 à Liverpool. Universitaire respecté et

praticien reconnu dans le milieu des internationalistes, il étaitintervenu à de très nombreuses - 11 -

reprises en qualité de conseil devant la Cour intern ationale de Justice. En l’espace d’un quart de

siècle, il avait ainsi plaidé dans plus d’une quarantaine d’ affaires, parmi lesquelles l’affaire des

Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis), et,

plus récemment, l’affaire de la Délimitation maritime entre le Ni caragua et le Honduras dans la

mer des Caraïbes (Nicaragua c.Honduras), l’affaire relative à la Souveraineté sur Pedra

Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge (Malaisie/Singapour) et l’affaire du

Différend relatif à des droits de navigation et d es droits connexes (Costa Rica c.Nicaragua). Il

était estimé des membres de la Cour, qui avaient pu apprécier, au fil des ans, son

professionnalisme, sa fine dialectique, son intégrité et son indépendance. Il eut, au cours de sa

carrière, l’occasion de mettre sa vive intelligence et sa grande culture juridique au service des

causes les plus variées. Son décès, dans des cond itions tragiques, représente une grande perte pour

la justice internationale et pour le développement du droit international.

Je voudrais maintenant vous inviter à vous le ver pour observer une minute de silence à la

mémoire du juge Herczegh, du président Skubiszewski et de sir Ian Brownlie.

La Cour observe une minute de silence.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir.

J’en viens maintenant à l’affaire que la Cour est aujourd’hui appelée à entendre et dont je

rappellerai brièvement les principales étapes de la procédure.

Le 28 décembre 1998, le Gouvernement de la République de Guinée a déposé au Greffe de

la Cour une requête introductive d’instance contre la République démocratique du Congo au sujet

d’un différend relatif à de «graves violations du droit international» alléguées avoir été commises

«sur la personne d’un ressortissant guinéen». La requête était constituée de deux parties, chacune

signée par le ministre des affaires étrangères guin éen. La première partie, intitulée «requête»,

contenait un exposé succinct de l’objet du différend , du titre de compétence de la Cour et des

moyens de droit invoqués. La seconde partie, intitu lée «mémoire de la Guinée», spécifiait les faits

à l’origine du différend, développait les moyens de droit soulevés par la Guinée et indiquait les

demandes de celle-ci. Dans la première partie de la requête, la Guinée soutenait que - 12 -

«M. Diallo Ahmadou Sadio, homme d’affa ires de nationalité guinéenne, a[vait]
été, après trente-deux…ans passés en République démocratique du Congo,

injustement incarcéré par les autorités de cet Etat, spolié de ses importants
investissements, entreprises et avoirs mobiliers, immobiliers et bancaires puis
expulsé.»

La Guinée y ajoutait que «[c]ette expul sion [était] intervenue à un moment où

M. Ahmadou Sadio Diallo poursuivait le recouvrement d’importantes créan ces détenues par ses

entreprises sur l’Etat et les sociétés pétrolières qu’il abrite et dont il est actionnaire». L’arrestation,

la détention et l’expulsion de M. Diallo constituaient, entre autres, selon la Guinée, des violations

«[du] principe du traitement des étra ngers selon «le standard minimum de

civilisation», [de] l’obligation de respect de la liberté et de la propriété des étrangers,
[et de] la reconnaissance aux étrangers incr iminés du droit à un jugement équitable et
contradictoire rendu par une juridiction impartiale».

Dans la première partie de sa requête, la Guinée invoquait, pour fonder la compétence de la Cour,

les déclarations par lesquelles les deux Etats ont accepté la juridiction obligatoire de celle-ci au titre

du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour.

Par ordonnance du 25novembre1999, la Cour a fixé au 11septembre2000 la date

d’expiration du délai pour le dépôt du mémoire de la Guinée et au 11septembre2001 la date

d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire de la Rép ublique démocratique du Congo.

Par ordonnance du 8 septembre 2000, le président de la Cour, à la demande de la Guinée, a reporté

au 23mars2001 la date d’expiration du délai pour le dépôt du mémoire; la date d’expiration du

délai pour le dépôt du cont re-mémoire a été reportée, par la mê me ordonnance, au 4 octobre 2002.

La Guinée a dûment déposé son mémoire dans le délai ainsi prorogé.

Le 3 octobre 2002, dans le délai prescrit au paragraphe 1 de l’article 79 du Règlement de la

Cour, dans sa version adoptée le 14avril1978, la République démocratique du Congo a soulevé

des exceptions préliminaires portant sur la recevab ilité de la requête de la Guinée. Conformément

au paragraphe 3 de l’article 79 du Règlement, la procédure sur le fond a alors été suspendue. Par

ordonnance du 7novembre 2002, la Cour, compte te nu des circonstances particulières de l’espèce

et de l’accord des Parties, a fixé au 7 juillet 2003 la date d’expiration du délai pour la présentation

par la Guinée d’un exposé écrit contenant ses ob servations et conclusions sur les exceptions

préliminaires soulevées par la République démocr atique du Congo. La Guinée a déposé un tel - 13 -

exposé dans le délai fixé, et l’affaire s’est ains i trouvée en état pour ce qui est des exceptions

préliminaires.

La Cour a tenu des audiences sur les excepti ons préliminaires soulevées par la République

démocratique du Congo du 27 novembre au 1 décembre 2006. Dans son arrêt du 24 mars 2007, la

Cour a déclaré la requête de la République de Gu inée recevable, d’une part, «en ce qu’elle a trait à

la protection des droits de M. Diallo en tant qu’ind ividu» et, d’autre part, «en ce qu’elle a trait à la

protection des droits propres de [celui-ci] en tant qu’associé des sociétés Africom-Zaïre et

Africontainers-Zaïre». En revanche, la Cour a déclaré la requête de la République de Guinée

irrecevable «en ce qu’elle a trait à la protection de M. Diallo pour les atteintes alléguées aux droits

des sociétés Africom-Zaïre et Africontainers-Zaïre».

Par ordonnance du 27 juin 2007, la Cour a fixé au 27 mars 2008 la date d’expiration du délai

pour le dépôt du contre-mémoire de la République démocratique du Congo. Cette pièce a été

dûment déposée dans le délai ainsi prescrit.

Par ordonnance du5mai2008, la Cour a au torisé la présentation d’une réplique par

laGuinée et d’une duplique par la République dé mocratique du Congo, et a fixé respectivement

au 19 novembre 2008 et au 5 juin 2009 les dates d’expiration des délais pour le dépôt de ces pièces.

La réplique de la Guinée et la duplique de la République démocratique du Congo ont été dûment

déposées dans les délais ainsi prescrits.

Je constate la présence à l’audience des représentants des deux Parties. Conformément aux

dispositions relatives à l’organisation de la procé dure qui avaient été arrêtées par la Cour, les

audiences comprendront un premier et un second tours de plaidoiries. Toutefois, comme je l’ai

déjà dit, le calendrier de la procédure devra être modifié avec la coopération des Parties.

La République de Guinée, qui est l’Etat demande ur en l’affaire, sera entendue la première.

Avant de donner la parole à son agent, je souhaite indiquer que suite au retard de presque une heure

enregistré en début d’audience, quelques ajustements dans la répartition du temps de parole attribué

à la République de Guinée devront être opérés. Le premier tour de plaidoiries de la Guinée devant

s’achever aujourd’hui, il conviendra de prévoir au besoin la prolongation de la séance de cet

après-midi. Ceci étant dit, je donne à présent la parole à l’agent de la Guinée,

M. Mohamed Camara. Vous avez la parole. - 14 -

M. CAMARA :

1. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, c’est à nouveau pour moi un grand honneur

de représenter mon pays devant votre très haute ju ridiction. Mais je me dois d’emblée d’indiquer

que notre délégation aurait dû être bien plus importante qu’elle ne l’est si le nuage volcanique venu

de l’Islande n’en avait décidé autrement : la dé légation désignée par le premier ministre lui-même,

qui devait être conduite par le colonelSibaLohala mou, ministre de la justice, garde des sceaux,

accompagné notamment de Mme Djénabou Saïfon Diallo, ministre de la coopération, a été retenue

àConakry. L’éminence des membres qui devaient la composer n’en témoigne pas moins de

l’importance que la République de Guinée a ttache à l’affaire qu’elle vous a soumise ⎯ et cela

au-delà des clivages politiques et malgré les difficultés que nous avons pu traverser.

2. C’est que, malgré ce que tente de faire ac croire la République démocratique du Congo, il

ne s’agit pas ⎯en tout cas pas seulement ⎯ d’une affaire «de gros sous» si je peux oser

l’expression. Certes, il y a des enjeux financiers même si, comme j’ai déjà eu l’honneur de

l’indiquer devant votre Cour, ils n’ont pas l’ampleur que laisse entendre notre requête ⎯ nous

reconnaissons l’exagération des chiffres donnés alors du fait de notre inexpérience. Mais, au-delà,

cette affaire porte sur des problèmes de principe essentiels :

⎯ Un Etat peut-il, comme le prétend la RDC, exproprier des sociétés ⎯ qu’elles soient nationales

ou étrangères d’ailleurs ⎯ et expulser leurs gérants sous le simple prétexte qu’ils demandent

que les créances dues aux sociétés en question soient honorées ?

⎯ Un Etat d’accueil peut-il «refouler» un étranger qui a résidé pendant trente-deux années sur le

territoire national sans autre forme de procès ?

⎯ Peut-on admettre qu’une personne ⎯quels que soient les faits qui lui sont reprochés ⎯ soit

jetée en prison ⎯à plusieurs reprises et pour de longues périodes ⎯ sans que lui soient

signifiées les charges retenues contre elle ?

⎯ Peut-on tolérer qu’un Etat utilise l’expulsion comme un moyen (à peine) déguisé d’exproprier

les propriétés d’un ressortissant étranger ?

⎯ Est-il acceptable que ledit étranger voie ses propriétés expropriées sans aucune décision de

justice ni aucune indemnisation au prétexte que les sociétés qu’il possède dans le pays auraient

la nationalité de celui-ci quand bien même il en est le seul associé, et donc le seul propriétaire ? - 15 -

3. Ceci dit, Monsieur le président, je souhaite dire à nouveau avec la plus grande vigueur que

la saisine de la Cour et le maintien de notre requê te ne doivent, en aucune manière, être interprétés

négativement par le peuple et le Gouvernemen t de la RDC, je veux dire la République

démocratique du Congo, avec laquelle nous entretenons des relations fort amicales. Un différend

n’est qu’un tout petit nuage dans un ciel par ailleur s bleu; mais puisque nuage il y a, il faut le

dissiper et votre prétoire, Messieurs les juges, est le cadre approprié et serein pour procéder au

règlement de ce litige qui, en aucune manière, ne doit assombrir les excellentes relations entre nos

deux républiques sŒurs.

4. Avant de leur passer la parole, Monsieur le président, je voudrais exprimer publiquement à

nos conseils les remerciements très sincères de la République de Guinée : ils ont travaillé sur cette

affaire avec autant de désintéressement et d’abné gation que d’efficacité. Et je saisis cette occasion

pour regretter l’absence du professeur Alain Pellet, ag ent adjoint, que le nuage de cendres venu de

l’Islande tient également éloigné de cette barre aujourd’hui. Le professeur Thouvenin présentera

cet après-midi la plaidoirie qu’il avait préparée sur le droit de la Guinée à réparation et les

questions de causalité et qui clôturera nos pr ésentations. Auparavant, dans un instant,

M. Luke Vidal, avocat au barreau de Paris, me succèdera pour dresser un tableau général des faits

de la présente affaire. Il sera suivi, ce ma tin, par les professeurs Thouvenin et Forteau qui

expliqueront pourquoi la RDC est internationaleme nt responsable, d’une part, des arrestations et

des détentions arbitraires et, d’autre part, de l’ expulsion de M.Diallo auxquelles elle a procédé;

M. Sam Wordsworth décrira ensuite les violations par la Partie défenderesse des droits appartenant

à M.Diallo en tant qu’unique associé des sociét és Africom-Zaïre et Africontainers-Zaïre. Cet

après-midi, avant que le professeur Thouvenin lise la plaidoirie finale, M. Daniel Müller montrera

qu’en réalité les agissements de la RDC constituent une expropriation indirecte et illicite des

propriétés de M. Diallo.

5. Monsieur le président, Messieurs les juges, je vous remercie de votre attention. Je vous

e
serais reconnaissant, Monsieur le président, de bien vouloir donner la parole à M Luke Vidal.

Le PRESIDENT: Merci, Monsieur Mohamed Camara. Je donne maintenant la parole à

e
M Luke Vidal. - 16 -

M. VIDAL :

I. LES FAITS PERTINENTS

1. Monsieur le président, Messieurs les jug es, c’est la première fois qu’il me revient

d’intervenir devant votre Cour, la plus haute ju ridiction internationale, et c’est pour moi un très

grand honneur de me trouver à cette barre, avec la mission de décrire, à l’aube de ces deux tours de

plaidoiries, le cadre factuel au sein duquel les dé bats vont s’inscrire. Je tiens à manifester ma

profonde reconnaissance aux autorités de la République de Guinée pour la confiance qu’elles m’ont

ainsi témoignée et la lourde charge dont elles m’ont investi.

2. L’affaire qui est aujourd’hui portée devant vous et soumise à votre jugement est

remarquable et, pourtant, de manière paradoxale, son intérêt tient justement dans sa simplicité. Elle

se noue autour d’un seul homme, M.AhmadouSadi oDiallo, ressortissant guinéen et de ses

relations avec l’Etat défendeur. M.Diallo n’ét ait pas le représentant d’une puissance étrangère,

même si la République de Guinée lui a accordé, a posteriori, sa protection diplomatique afin que

ses intérêts soient défendus en justice. Il n’ était pas plus le représentant d’un grand groupe

industriel ou économique, même si des intérêts privés transnationaux ont, de toute évidence,

soutenu la RDC dans son entreprise de déstabilisa tion puis d’éviction de M. Diallo, à l’origine du

présent différend.

3. Si nous devions dès à présent résumer les fa its qui sont à l’origine de l’affaire que vous

êtes appelés à trancher, M. Diallo serait un entrepre neur étranger qui a été confronté, dans le cadre

de son activité professionnelle et plus généralement de son existence, à l’arbitraire de la puissance

publique de son Etat d’accueil, la RDC.

I. Les investissements de M. Diallo au Zaïre

4. Il est indéniable, et cela n’est d’ailleurs ja mais contesté par la RDC, que M. Diallo fut un

entrepreneur intuitif et brillant et que les projets qu’il a menés tout au long des années 1980 furent

caractérisés par des succès d’autant plus remarquables qu’il ne disposait d’aucun appui extérieur.

5. Arrivé en 1964 à l’âge de 17 ans au Congo, M. Diallo avait créé, une quinzaine d’années

plus tard, les deux sociétés commerciales qui allaie nt servir de véhicule au développement de son

activité et de sa réussite professionnelle : - 17 -

i) la société Africom-Zaïre, tout d’abord, qui fut enregistrée en1974 et qui proposait ses

services dans le domaine de l’import-export ;

ii) puis la société Africontainers, constituée en 1979, et qui exerçait une activité de transport

1
de marchandises .

6. Ces deux sociétés, créées sous la forme sociale de sociétés privées à responsabilité limitée,

ou SPRL, ont été constituées conformément au droit congolais. Compte tenu du départ des autres

2
associés fondateurs , le capital de ces deux entités juridiques était, à compter du 18avril1980,

intégralement détenu par M. Diallo, directement ou indirectement.

7. L’activité de la première société Africom-Zaïre a manifestement été prospère, si l’on

considère, tant la nature de ses clients, parmi lesquels se trouvait l’Etat congolais lui-même 3, que le

montant des opérations d’importation qu’ elle était en mesure de financer 4. L’activité de la société

Africontainers est cependant plus atypique et mérite que l’on y accorde quelques instants. La cause

du succès de cette société, au cours des années 1980 et jusqu’au début de la décennie suivante, tient

dans le développement et l’exploitation d’un concept, alors nova teur dans ce pays, de transport de

marchandises par containeurs. Alors que les in frastructures publiques congolaises ne permettaient

parfois pas de garantir l’acheminement régu lier des marchandises, notamment du matériel

nécessaire à l’exploitation des ressources nature lles de ce pays, la solution développée par

M.Diallo a manifestement représenté une soluti on de transport intéressante, sinon indispensable

pour de nombreux opérateurs économiques 5.

8. La liste des clients et des contrats conclu s par Africontainers traduit bien la réussite

rencontrée par son modèle économique :

er 6
ie1 octobre 1980, un contrat est conclu avec la société Zaïre Mobil Oil , par lequel cette

dernière société s’est notamment engagée, après une période initiale, à confier chaque

mois à la société de M.Diallo, un minimum de 400tonnes de produits pétroliers, soit

1 Mémoire de la Guinée (MG), annexes 1 et 2.
2
MG, annexes 3, 34 et 46.
3
MG, annexe 13.
4 MG, annexes 46 à 51.

5 Cf. MG, par. 2.10, p. 13.

6 MG, annexe 6. - 18 -

l’équivalent de 30conteneurs, pour leur tr ansport depuis la capitale vers la région

7
orientale du Shaba ;

ii) le 24juillet1981, un autre accord est sce llé, cette fois-ci avec la société Zaïre Shell 8 ; il

s’agissait alors de réserver à la société Africontainers l’exclusivité du transport par

conteneurs des produits pétroliers de la première société sur la même route depuis

Kinshasa vers l’intérieur du pays 9 ;

iii) le 29juin1982, ce n’est rien moins que la Gécamines, la société nationale en charge de

l’ensemble des concessions minières du pays, qui sollicite les services d’Africontainers

pour le transport de ses produits miniers depuis ses sites d’exploitation vers les ports

10
d’exportation de la RDC .

9. L’exécution de ces contrats a rapidement désigné Africontainers comme le partenaire

privilégié sur les trajets reliant la façade maritime et les sites miniers de l’intérieur du pays : dans

un sens, la société de M.Diallo transportait le matériel fourni à la Gécamines par les compagnies

pétrolières; dans l’autre, elle assurait le convo yage des produits miniers extraits par la société

nationale. Il était donc logique que l’ensemble des parties, Africontainers, Gécamines, Zaïre Mobil

11
Oil, Zaïre Fina et rapidement Zaïre Shell se rapprochent pour conclu re, le 13juillet1983, un

«contrat tripartite» 12pour organiser ce commerce.

10. Ces quatre contrats ont tous été conclus pour une période d’un an, renouvelable par tacite

reconduction pour une même durée, sa uf dénonciation expresse. Il n’est pas inutile de constater

qu’aucun n’a jamais été formellement dénoncé.

11. Pendant la décennie 1980, la société Africontainers n’a donc cessé de se développer, afin

de pouvoir faire face à la demande toujours plus grande de moyens de transport pour les

marchandises. L’acquisition de 600conteneurs 13 ⎯M.Diallo s’étant d’ailleurs engagé, aux

7
Ibid., art. 3.03 : «La société [Zaïre Mobil Oil] s’engage pareillement à mettre les quantités de produits ci-dessus
à la disposition du Transporteur [Africontainers]».
8
MG, annexe 8.
9
Ibid., art. 3.2 : «Les Parties conviennent que l’exclusivité du transport de produits Zaïre Shell par containers ne
sera confiée qu’à Africontainers».
10
MG, annexe 12.
11 MG, annexe 14.

12 MG, annexe 13.
13
MG, annexes 10 et 16. - 19 -

termes du contrat «tripartite», à disposer «d’un parc suffisant de containers pour répondre à toute

réquisition de Zaïre Fina, Zaïre Mobil Oil» et bientôt Zaïre Shell 14⎯, la multiplication par cinq de

l’activité d’Africontainers, qui est passée de 2090 tonnes de fret transporté en 1980 à 10 215 tonnes

quatreans plus tard, les 120personnes travaill ant au sein de cette société ou encore

l’investissement d’un montant de plus de 4m illions de deutsche mark da ns l’acquisition en 1987

15
d’une barge fluviale porte-conteneurs attestent tous du succès du projet de cet immigré guinéen.

16
12. En 1984, l’«idée de génie», pour reprendre les termes de la presse à son égard , avait fait

de M.Diallo un «homme prospère», devenu en quelques années un partenaire indispensable des

principales sociétés congolaises, au premier rang desquels la société nationale Gécamines.

II. Les mesures arbitraires prises à l’encontre de M. Diallo

13. Le développement des activités de M. Dia llo a pourtant été brutalement stoppé en 1988,

lorsqu’une première arrestation, suivie d’une détention pendant pl us d’un an, est venue mettre un

terme à ses projets. De manière un peu inattendue , c’est du côté d’Africom-Zaïre, pourtant moins

exposée, du fait de son activité, à heurter les intérêts de l’autorité publique, qu’est né le premier

litige entre M. Diallo et le pouvoir congolais, dans l’affaire dite du «papier-listing».

14. Les faits sont les suivants. A la fin de 1987, Africom-Zaïre se trouvait créancière de

l’Etat congolais, pour une somme de 178millions de zaïres, soit à l’époque, près d’un million de

17
dollars américains . Il s’agissait de la contrepartie des trois commandes, passées entre1983 et

1986 par la direction de l’info rmatique du département des fi nances du Gouvernement congolais à

la société d’import-export de M. Diallo, pour des fo urnitures de bureau, et principalement pour du

18
papier-listing destiné aux imprimantes. Ces commandes avaient été pleinement honorées , à la

satisfaction d’ailleurs des interlocuteurs de M. Diallo, qui, à cette occasion, ont reconnu «le

19
sérieux» de sa société .

14 MG, annexes 13 et 14.
15
MG, annexe 18 ; Observations écrites de la Guinée (OG), annexes 7 et 9.
16
MG, annexe 18.
17 Réplique de la Guinée (RG), annexe 3.

18 OG, annexes 11 et 12.

19 MG, annexe 26. - 20 -

15. La créance d’Africom-Zaïre, dont le principe ou le quantum n’a jamais fait l’objet

d’aucune contestation, connaîtra d’ailleurs un début d’exécution. Le 13novembre1987, son

règlement intégral fut prévu par le département des finances, qui émettra, à cet effet, cinq lettres de

20
change dont les échéances couraient de janvier à mai 1988. Il s’agissait d’une décision essentielle

pour l’activité du groupe de M. Diallo, puisque l’ac quisition par Africontainers, son autre société,

21
de la barge automotrice devait être financée par ces paiements . L’importance de cet

22
investissement pour la RDC elle-même peut d’ailleurs expli quer que des instructions furent

données au gouverneur de la Banque du Zaïre, p our qu’il «règl[e] ces traites aux échéances

23
indiquées» .

16. Cependant, un tel règlement n’était manif estement pas en adéquation avec les impératifs

du pouvoir exécutif alors en place. Préférant priv ilégier certaines «échéances importantes», il a

donc été décidé, au sommet de l’Etat congolais, de faire l’impasse, défin itivement, sur la créance

d’Africom-Zaïre. Le 14janvier1988, le prem ier ministre a donc donné l’ordre de suspendre

24
l’exécution des traites émises, deux mois plus tôt, par son ministre des finances . Puis, dans la

semaine qui suivit, une campagne de dénigrement, initiée au plus haut niveau de l’Etat et

opportunément reprise par la presse congolaise 25, va décrire l’obtention desdites lettres de change

comme le fruit d’une escroquerie de M.Diallo. Il ne restait plus alors à l’Etat défendeur qu’à

priver ce ressortissant guinéen de toute possibilité de répliquer à ces allégations: le 25janvier

suivant, sur ordre du premier ministre 26, M. Diallo fut donc arrêté, puis incarcéré, deux jours après,

à la prison de Makala.

17. Il faudra attendre près d’un an après son incarcération, pour que, le 3janvier1989,

M. Diallo soit libéré sans autre forme de jugement . Il sera seulement informé trois semaines plus

tard, que le ministère public avait décidé de «class[er]» l’affaire «pour inopportunité des

20MG, annexes 46 à 50.

21OG, annexe 8.
22
MG, annexe 52.
23
MG, annexe 51.
24MG, annexe 53.

25OG, annexe 14.

26OG, annexe 15. - 21 -

27
poursuites» . Quant à la créance de 178 millions de zaïr es, dont l’exigibilité a, de toute évidence,

été la seule cause de cette longue privation arbitraire de liberté, elle n’a jamais été honorée.

18. M.Diallo a compris à ce moment-là que ses relations avec la puissance publique

congolaise ne seraient plus jamais les mêmes. Non qu’il ait abandonné l’espoir de recouvrer auprès

28
de l’Etat défendeur, ce qui était, et reste, des sommes auxquelles il avait droit . Mais, conscient

que seule la plus grande pruden ce pouvait le mettre à l’abri des m esures attentatoires, sinon à sa

vie, du moins à sa liberté, il ne tentera plus jamais de mettre en cause publiquement la

responsabilité de ses interlocuteurs publics, qu’il s’ agisse de l’Etat congolais, de la Gécamines ou

de l’ONATRA.

19. Toutefois, son absence forcée pendant plus d’une année, avait vraisemblablement laissé

29
le champ libre à tous les abus dans le cadre des accords conclus par Africontainers . M. Diallo a

alors décidé d’engager une gestion contentieu se des différends qui opposaient depuis plusieurs

années sa société à ses partenaires privés. La répon se qui lui a été apportée par l’autorité judiciaire

congolaise n’a pu que le conforter dans sa décision, et ce jusqu’à ce que le pouvoir exécutif décide

de mettre un terme à l’aléa que représentait, pour ses intérêts ou ceux des sociétés qui lui étaient

liées, les actions diligentées par M. Diallo.

20. Pour le compte d’Africom-Zaïre et d’Afri containers, M.Diallo a engagé troisactions

distinctes devant les tribunaux congolais, pour obtenir le recouvrement de créances commerciales

ou indemnitaires à l’encontre des cocontractants de ses sociétés. Les décisions qui ont été rendues

dans le cadre de ces procédures confirment non seule ment qu’il existait, à chaque fois, un intérêt

non contestable à agir, mais surtout, que dans un cas au moins, cet intérêt aurait dû permettre à

M. Diallo d’obtenir le recouvrement de sommes importantes.

21. Dans les deux premières procédures, dirigées respectivement contre les sociétés

Zaïre Fina et PLZ, le tribunal de grande instance de Kinshasa s’est prononcé en faveur des sociétés

de M. Diallo :

27
OG, annexes 16 et 17.
28
OG, annexe 18.
29MG, annexe 55. - 22 -

i) le 12 août 1993, la société Zaïre Fina a ainsi été condamnée à indemniser partiellement la

société Africontainers pour les conséquences préjudiciables de la perte de deux conteneurs

qui lui avait été loués dans le cadre du contrat «tripartite» 30 ;

ii) le 24août1994, c’est la société PLZ, ba illeur d’un bien immobilier loué à la société

Africom-Zaïre, qui fut condamnée à restituer à cette dernière les sommes indûment

perçues au titre du loyer 31.

32 33
22. Les 24février et 9mars1994 , la cour d’appel de Kins hasa, saisie sur appel des

sociétés ZaïreFina et PLZ, a toutefois infirmé ces jugements mais en l’absence des sociétés

Africontainers et Africom-Zaïre, dont l’intervention avait été jugée irrecevable.

23. Les deux sociétés de M.Diallo ont alors formé des pourvois en cassation. Les

conclusions rendues dans le cadre de ces pr océdures par le ministère public, en janvier 34 et

avril 1995 35, sont similaires pour les deux dossiers: après avoir retenu des moyens de cassation

aussi dénués d’ambiguïté que l’«insuffisance [ou, même] l’absence de motifs», ou l’«application

fausse ou erronée de la loi», le ministère public a conclu à la cassation des arrêts querellés 36. La

solution définitive à ces litiges n’est toutefois pas connue, la cour de cassation n’ayant jamais statué

sur les recours formés par M. Diallo, après son expulsion brutale du Congo en 1996.

24. La troisième procédure est, d’ailleurs, la cause directe de cette expulsion, bien que, pas

plus que les deux autres litiges, elle ne saurait la justifier. La chronologie de ce différend qui

opposa la société Zaïre Shell à Africontainers coïncide d’ailleurs avec celle des mesures coercitives

prises à l’encontre de la personne de M. Diallo.

25. Le 3juillet1995, le tribunal de grande instance de Kinshasa, a fait droit aux demandes

formées par la société de M. Diallo à l’encontre de Zaïre Shell et a par conséquent condamné cette

30 Exceptions préliminaires de la République démocratique du Congo (EPRDC), annexe 53.
31
MG, annexe 130.
32
EPRDC, annexe 54.
33
MG, annexe 146.
34 Ibid.

35 MG, annexe 149.
36
Ibid. - 23 -

compagnie pétrolière au paiement d’une somme évaluée à l’époque à plus de 13 millions de dollars

37
américains, en assortissant cette condamnation de l’exécution provisoire .

26. De toute évidence, cette décision a fortem ent inquiété la compagnie pétrolière, surtout

après que son premier recours en suspension de l’exécution provisoire ait été rejeté, le

24août1995, par la c our d’appel de Kinshasa 38. Cinq jours plus tard, le 29août, ZaïreShell

39 40
n’hésitait pas à solliciter , puis à exiger , du ministre de la justice une «décision de sauvegarde [de

41
son] patrimoine» , confirmant, par là même, la collusion du pouvoir exécutif et des compagnies

pétrolières pour faire échec aux décisions judiciaires qui avaient fait droit aux prétentions de

M. Diallo.

42
27. Il est vrai que la situation devenait dé licate pour Zaire Shell. A deux reprises, les 13 et

43
28 septembre1995, le premier président de la cour d’appel de Kinshasa puis son ministre de

tutelle ont rappelé que, nonobstant les recours introduits par la soci été ZaïreShell, le jugement

attaqué restait exécutoire. A deux reprises également, les 13 septembre 44 et 6 octobre , M. Diallo,

confirmé dans ses droits par la position de la cour d’appel, a cherché à faire exécuter le jugement

rendu à l’encontre de ZaïreShell. Cependant à ch aque fois, alors même que l’huissier missionné

était en train de procéder à l’exécution forcée du jugement de première instance, le pouvoir exécutif

46
est intervenu pour obtenir la mainlevée des saisies pratiquées sur les biens de cette société .

28. Cette réponse du pouvoir exécutif n’était vraisemblablement pas encore suffisante pour

les compagnies pétrolières ; Zaïre Fina et Zaïre Mobil Oil se sont alors jointes à Zaïre Shell pour se

plaindre de M.Diallo et solliciter directemen t du premier ministre, le 15novembre1995:

37
MG, annexe 153.
38
EPRDC, annexe 65.
39
MG, annexe 166.
40 EPRDC, annexe 72.

41 MG, annexe 166.

42 MG, annexe 170.

43 MG, annexe 177.
44
MG, annexe 171.
45
MG, annexe 179 et OG, annexe 26.
46
MG, annexe 171 et OG, annexe 26 - 24 -

«l’intervention du gouvernement pour prévenir les cours et tribunaux des agissements de

47
M. Diallo Amadou Sadio dans son entreprise de déstabilisation des sociétés commerciales» .

29. En réalité, à cette date, le chef du gouvernement avait déjà répondu aux attentes des

compagnies pétrolières. Dès le 31 octobre précédent, soit dans les jours qui suivirent la saisie des

48
comptes de Zaïre Shell à la requête de M.Diallo , un décret d’expulsion le visant avait été pris ,

49
lui-même étant ensuite arrêté et détenu jusqu’à ce que son départ puisse être organisé .

30. Le «refoulement» proprement dit de M.Diallo hors du territoire congolais n’étant

intervenu que trois mois plus tard, le 31janvier 1996, les Parties à la présente procédure se sont

opposées quant au déroulement des faits survenus au cours de cette période. Loin de la

construction artificielle présentée par l’Etat défendeur pour tenter de justifier le traitement réservé à

un ressortissant guinéen, la nature des priva tions de liberté imposées, une nouvelle fois, à

M. Diallo, est clairement établie par les pièces produites aux débats :

50
i) il a été arrêté le 5novembre1995 , hors de tout cadre juridique et administratif, et sera

détenu directement au «cachot des services de l’immigration» pendant plus de

soixante jours 51 ;

52
ii)sans autre forme de procès, il sera ensuite remis en liberté, le 10janvier1996 , sur

instructions du président congolais, lui-même 53;

iii) mais ce fut pour être à nouveau appréhendé , quatre jours plus tard, le 14 janvier, sur ordre

du premier ministre, qui avait manifestement décidé de faire exécuter son décret

54
d’expulsion , même si cela impliquait de passer outre la volonté du chef de l’Etat comme

la position de son propre ministre de la ju stice qui avait lui reconnu le bien-fondé des

55
réclamations de M. Diallo ;

47EPRDC, annexe 74.
48
Contre-mémoire de la RDC (CMRDC), annexe 5.
49
OG, annexe 27.
50
Ibid.
51MG, annexe 193.

52MG, annexe 194.

53RG, annexe 2.
54
CMRDC, annexe 5.
55
RG, annexe 2 et MG, annexe 177. - 25 -

iv)finalement, le 31janvier1996, après qua torzejours de détention supplémentaires,

M.Diallo a été expulsé du Congo, sans même avoir pu récupérer ses effets personnels 56.

Le journal Evénement de Guinée décrira ainsi son retour au pays natal: «Il est arrivé à

Conakry sans le plus petit rond, juste avec le costume et le pantalon qu’il portait. Hier

riche aujourd’hui indigent.»

57
31. Un journal zaïrois a fait état , dans son édition du 6février1996 , d’une information

selon laquelle le billet d’avion nécessaire à l’expulsion de M.Diallo, a été payé par la

société Zaïre Shell. Cette information, confirmée par l’ambassadeur de Guinée en poste à Kinshasa

à l’époque 5, n’a jamais été contestée par la RDC. On doit donc la tenir pour avérée et elle

démontre bien que derrière le masque, déjà écorné, d’une procédure administrative, cette expulsion

a constitué le dernier acte d’une campagne orchestrée au plus haut niveau des pouvoirs politiques et

financiers de ce pays, pour mettre un terme à tren te-deux ans de présence d’un entrepreneur avisé

sur le territoire congolais.

32. Après son départ forcé du Zaïre, M. Dia llo n’a pas abandonné tout espoir de poursuivre

ses activités ou, à tout le moins, de défendre ses dr oits dans son ancien pays d’accueil. Il convient

toutefois de bien mettre en perspective cette vol onté avec les conditions dans lesquelles il s’est

trouvé une fois rentré en Guinée.

33. M. Diallo avait passé toute sa vie adulte au Congo. Il y avait effectué l’intégralité de ses

investissements et édifié l’ensembl e de sa fortune. Si, en1995, sa situation personnelle était déjà

59
très obérée alors qu’il continuait à se battre pour fair e valoir les droits de ses sociétés en justice ,

60
son expulsion brutale l’année suivante l’a fa it tomber dans le plus complet dénuement . Il n’avait

alors plus les moyens de poursuivre, de manière effective, ses activités dans son ancien pays

d’accueil.

34. Ceci termine mon exposé des faits du présent litige.

56 RG, annexe 1.
57
MG, annexe 196.
58
RG, annexe 2.
59 OG, annexe 22.

60 RG, annexe 1. - 26 -

35. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez accordée, Monsieur le président,

Messieurs les Membres de la Cour, et vous prie, Mo nsieur le président, de bien vouloir donner la

parole au professeur Jean-Marc Thouvenin, qui va exposer les manquements au droit international

commis par l’Etat défendeur, lors des deux arrestations qu’a subies M. Diallo.

Le PRESIDENT: Merci, Maître Luke Vidal. Maintenant, je donne la parole au professeur

Jean-Marc Thouvenin.

M. THOUVENIN :

II.L A RESPONSABILITÉ DE LA RDC À RAISON DES ARRESTATIONS
ET DÉTENTIONS DE M. D IALLO

Merci Monsieur le président. Monsieur le président, Messieurs les juges, c’est toujours un

honneur et une grande émotion de paraître devant votre Cour, et je remercie bien vivement la

République de Guinée de m’en donner l’opportunité.

e
1. Monsieur le président, les faits dont la chronologie vient d’être rappelée par M Vidal

mettent clairement en relief trois séries de graves événements au cours desquels l’Etat défendeur a

commis de multiples violations des droits de MD. iallo en tant que personn:e

l’arrestation-détention de1988-1989; les arrest ations-détentions de1995-1996, et l’expulsion

de 1996.

2. Le professeurForteau reviendra en détail sur l’expulsion que je n’aborderai donc pas.

Matâche est de montrer que les arrestations et détentions engagent la responsabilité de la

République démocratique du Congo du fait des vi olations du droit international qui les ont

caractérisées. Je montrerai d’abord que les faits sont établis(I), puis qu’ils sont constitutifs de

nombreuses illicéités (II).

I. L’établissement des faits

A. L’arrestation et la détention de 1988-1989

Les faits non contestés

3. Monsieur le président, Messieurs de la Cour , sur le strict plan de la preuve des faits

débattus devant vous, les pièces du dossier démontrent amplement, et la RDC admet ou ne conteste

pas : - 27 -

i) que «M. Diallo a été arrêté le 25 janvier 1988» 61 ;

ii) que cette arrestation est due à la seule volont é du premier commissaire d’Etat, ou premier

ministre du Zaïre de l’époque 62;

iii) que l’inspecteur judiciaire devant lequel M. Diallo a été présenté durant sa détention

n’était pas indépendant du pouvoir exécutif. Il était, selon la RDC, «un organe du pouvoir

exécutif» 63 ;

iv) que M.Diallo a été détenu pendant une durée d’un an sans être jugé, jusqu’en

64
janvier 1989 ;

v) que M.Diallo n’a à aucun moment été info rmé des droits qui lui sont reconnus par

l’article 36, par. 1, b), de la convention de Vienne sur les relations consulaires 65;

vi) que les seules accusations connues portées par le chef du Gouvernement zaïrois à

l’encontre de M.Diallo afin de le faire in carcérer portaient exclusivement sur la créance

détenue par la société Africom sur l’Etat zaïrois, à hauteur de 178700000zaïres 66,

67
créance dont «[l]a République du Congo n’a jamais contesté être redevable» .

Ce qui oppose les Parties

4. Ces faits sont établis. Les Parties s’opposent uniquement sur le motif de l’arrestation et de

la détention de M. Diallo.

5. La Cour aura à trancher entre deux thèses. Celle de la Guinée est que les «preuves

1
documentaires» (Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer

des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 708, par. 161) qui figurent au

dossier montrent que l’unique raison qui a valu à M.Diallo de passer unan de sa vie dans les

geôles zaïroises a été la volonté du chef du Gouver nement zaïrois de ne pas honorer des créances

61
Duplique de la RDC (DRDC), p. 9, par. 1.26 ; voir aussi Réplique de la Guinée (RG), p. 8, par. 1.13.
62
DRDC, p. 10, par. 1.27 ; voir aussi RG, p. 11, par. 1.20.
63DRDC, p. 9, par. 1.26 ; voir aussi RG, p. 13, par. 1.24.

64DRDC, p. 10, par. 1.28 ; voir aussi RG, p. 9-10, par. 1.16.

65Contre-mémoire de la République dé mocratique du Congo (CMRDC), p.15, par.1.19; voir aussi RG, p.24,
par. 1.49.

66DRDC, p. 7-8, par. 1.15-1.16 ; voir aussi RG, p. 7-8, par. 1.9-1.13.
67
CR 2006/50, p. 19, par. 5. - 28 -

68
incontestablement dues à la société Africom . La RDC avance pour sa part une théorie selon

laquelle M. Diallo aurait été incarcéré dans le cadre d’une enquête judiciaire confiée aux magistrats

du parquet général de Kinshasa pour élucider des faits d’escroquerie mis, selon le défendeur, à tort

69
ou à raison, à sa charge . Messieurs de la Cour, cette théorie ne résiste pas à l’examen.

6. Premièrement, aucune accusation d’escroquerie n’a été portée par la justice zaïroise à

l’encontre de M.Diallo dans cette affaire. C’est le premier commissaire d’Etat d’alors,

M. Mabu Mulumba, qui avait seul pris l’initiative de faire diffuser pendant une semaine à la radio

et à la télévision nationales un communiqué selon lequel M.Diallo aurait tenté d’escroquer la

70
somme de 178700000zaïres au préjudice du trésor public , alors qu’il savait pertinemment que

ladite somme était due et qu’elle ne couvrait aucune escroquerie, comme l’a constamment reconnu

l’Etat défendeur 71.

7. D’ailleurs, la seule accusation d’escroque rie dont aient eu connaissance M.Diallo, ou

l’ambassade de Guinée, n’est pas d’origine judiciaire. La seule dont ils aient été informés est celle

qui avait été relayée par la presse, la radio et la télévision, à la suite de l’initiative du premier

72
commissaire d’Etat .

8. Au demeurant, il n’y en a jamais eu d’au tre. A preuve, les personnels judiciaires ont

également eu la presse comme seule source d’information. De manière symptomatique à cet égard,

lors de l’arrestation de M. Diallo, pour toute réponse sur les raisons de son interpellation, les forces

de l’ordre se sont bornées à lui demande r s’il était au courant de l’actualité 73. Manifestement,

eux-mêmes n’en savaient pas plus. Par ailleur s, et c’est encore plus significatif, la seule

information donnée à M.Diallo par l’autorité judi ciaire devant laquelle il a été déféré durant sa

74
détention a été que son «interpellation était liée au communiqué du premier ministre» . L’autorité

judiciaire n’avait donc pas de dossier, pas d’acte d’accusation, rien à faire valoir à M. Diallo pour

68 AhmadouSadioDiallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 591 par. 18 ; RG, p. 7-10, par. 1.9-1.16.

69 DRDC, p. 7, par. 1.16.
70
RG, vol. II, p. 5, procès-verbal d’audition de la victime (M. Diallo).
71
EPRDC, p. 13-14, par. 1.10 ; CR 2006/50, p. 19, par. 5.
72 DRDC, p. 7, par. 1.15.

73 RG, vol. II, p. 4, procès-verbal d’audition de la victime (M. Diallo).

74 Ibid., p. 6. - 29 -

justifier son interpellation puis son incarcération, si ce n’est ce communiqué du premier ministre.

La RDC ne le conteste d’ailleurs aucunement pui squ’elle s’appuie au c ontraire sur ce fait pour

75
essayer d’étayer sa défense .

9 . Deuxièmement, il ne fait aucun doute, et il n’est pas contesté, que c’est bien le premier

commissaire d’Etat en personne qui a ordonné l’a rrestation de M.Diallo. Pas une autorité

judiciaire. Son successeur, M. Sambwa Piba Nbagui l’a d’ailleurs expressément confirmé dans une

lettre du 4juillet1988 évoquant «l’o rdre donné par [s]on prédécesseur de traduire M.Diallo en

76 77
justice» . La RDC ne peut que le reconnaître dans sa duplique .

10. Troisièmement, le seul mobile du premier commissaire d’Etat pour déclencher une

campagne médiatique contre M.Diallo et le jeter en prison ressort de son courrier du

14 janvier 1988 adressé au ministre des finances pour lui intimer l’ordre de ne pas payer les dettes

dues à la société de M. Diallo, car il souhaitait con server intactes les ressources de l’Etat pour faire

78
face à «des échéances importantes», notamment des échéances électorales . Il n’y a strictement

aucune trace d’un quelconque autre motif dans le dossier de preuves présenté devant la Cour et ceci

n’a du reste pas été contesté par la RDC.

11 . Quatrièmement, aucune mesure d’instruction d’aucune sorte n’a été diligentée dans cette

affaire. Et si elle a abouti à un classement pour «inopportunité des poursuites», ce n’est qu’à la

79
faveur d’une volte-face du pouvoir exécutif .

12. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, tout concorde, et on peut tirer la

conclusion :

⎯ que ce n’est pas dans le cadre d’une enquête j udiciaire que M.Diallo a été arrêté, mais

consécutivement à une campagne médiatique orchestrée par l’exécutif ;

⎯ qu’aucune enquête n’a été confiée aux magistra ts du parquet, qui n’ont fait qu’obéir aux

injonctions du pouvoir exécutif ;

75DRDC, p. 8, par. 1.22.
76
RG, p. 9, par. 1.14.
77
DRDC, p. 10, par. 1.27.
78RG, p. 7-8, par. 1.11.

79RG, p. 10, par. 1.16. - 30 -

⎯ qu’aucun fait d’escroquerie d’aucune sorte n’a jamais été allégué devant une juridiction

congolaise en 1988 à l’encontre de M.Diallo, dont les réclamations financières à l’égard de

l’Etat zaïrois n’ont jamais été contestées.

13. Ce n’est donc pas d’une procédure judiciai re mais d’actes manifestement arbitraires dont

M. Diallo a été victime. Le défendeur croit cependant pouvoir se justifier en soutenant que «ce qui

est arrivé à M.Diallo se passe tous les jours en Guinée et dans tous les pays du monde où toute

personne suspectée d’avoir commis une infraction peut être placée en détention provisoire pour des

80
raisons d’enquête judiciaire» . Non, Monsieur le président, quoi qu’en disent nos contradicteurs,

je ne crois pas que tous les jours des personne s de nationalité étrangère (pas plus que des

ressortissants nationaux d’ailleurs) sont jetées en pr ison, en dehors de tout cadre judiciaire, parce

que leurs sociétés ont des créances incontestées sur l’Etat auquel elles ont rendu des services.

14. Visiblement mal à l’aise avec son passé, la RDC se plaint dans sa duplique que les

événements de 1988 n’auraient été portés à sa connaissance qu’après la fin de la procédure sur les

exceptions préliminaires. Jusqu’à sa réplique, la Guinée aurait ainsi «oublié d’accuser la RDC

d’avoir arrêté et détenu arbitrairement M. Diallo en 1988» 8.

15. Monsieur le président, la Guinée comprend d’autant plus mal cette allégation que l’arrêt

du 24 mai 2007, que la RDC a lu, et qui est antérieur à la réplique, évoque non pas une fois mais à

deux reprises, et sans équivoque, les événements de 1988. Au paragraphe 18 de cet arrêt, on lit :

«La Guinée souligne que M.Diallo avait déjà été victime d’une première

incarcération d’une durée d’une année, en 1988, à la suite de sa tentative de
recouvrement des créances dues par l’Etat zaïrois à la sociét é Africom-Zaïre.»
(AhmadouSadioDiallo (République de Guinée c.République démocratique du
Congo), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 591, par. 18.)

Puis, au paragraphe 45, la Cour précise encore :

«la Guinée a exposé en détail les violations du droit international que la RDC aurait
commises à l’égard de M.Diallo. Elle y invoque ainsi, entre autres, le fait que
M.Diallo aurait été arrêté et détenu de ma nière arbitraire à deux reprises, en 1988

d’abord, et en 1995 ensuite.» (Ibid., p. 600, p. 45.)

80
DRDC, p. 7, par. 1.17.
81DRDC, p. 5, par. 1.08. - 31 -

16. Voilà qui donne la mesure de la solidité de la critique congolaise, et il est fort douteux

que le défendeur parvienne à expliquer, lorsqu’il présentera sa plaidoirie, sa prétendue surprise à la

lecture de la réplique, alors que les faits dont elle fait état étaient déjà connus «en détail» par la

Cour en 2007. L’indignation congolaise est évidemment un artifice, car à l’évidence le défendeur a

eu tout loisir de prendre connaissance des faits de 1988 bien avant l’arrêt de 2007, et a eu maintes

occasions de les commenter. La RDC ne l’a pas fa it avant sa duplique. Peut-être le regrette-t-elle,

mais il n’en demeure pas moins que, comme l’a souligné la Cour :

«La RDC s’est abstenue … de traiter de la question de l’épuisement des voies
de recours internes en ce qui concerne l’ arrestation de M.Diallo, sa détention ou
encore les violations alléguées de ses autres droits, en tant qu’in dividu, qui auraient

découlé de ces mesures ainsi que de s on expulsion, ou les auraient accompagnées.»
(Ibid. ; les italiques sont de nous.)

17. Dans ces conditions, le défendeur est fort mal venu à venir se plaindre de «complications

procédurales» dont il ne précise d’ailleurs pas la nature 82. Mais, Monsieur le président, les

errements de la RDC vont bien au-delà des arguti es procédurales puisqu’ils sont également patents

lorsqu’elle entreprend de contester la matérialité des faits de 1995-1996.

B. Les événements de 1995-1996

Les faits incontestés

18. Les Parties s’accordent sur le fait que M. Diallo a incontestablement été arrêté et

incarcéré plusieurs fois en 1995 et 1996 avant d’être expulsé. Il n’est en outre pas contesté qu’il

n’a pas été informé des droits qui lui sont r econnus par l’article36, paragraphe1, alinéa b) de la

83
convention de Vienne sur les relations consulaires .

Ce qui oppose les Parties

19. Les Parties divergent en revanche sur les dates des incarcérations et libérations, sur le

84
nombre et la durée des détentions, sur leurs motifs, et sur leur caractère arbitraire .

82
DRDC, p. 6, par. 1.13.
83
RG, p. 24-26, par. 1.49-1.53.
84RG, p. 15, par. 1.29. - 32 -

20. S’agissant des nombre et durée des incarcérations, l’hypothèse avancée dans le

contre-mémoire de la RDC est qu’il y aurait eu trois détentions, toutes d’une durée inférieure à

huit jours. Et c’est à partir de cette hypothèse qu’ elle prétend qu’aucune détention n’a dépassé la

durée maximale de huitjours fixée par la loi congolaise ⎯alors même que l’ensemble des

détentions dont le Congo admet la réalité totalise seizejours, ce qui est en tout état de cause

contraire aux prescriptions de la loi congolaise qui ne tolère pas plus de hu it jours de détention par

85
procédure d’expulsion, que ces huit jours soie nt fractionnés ou non en plusieurs détentions . La

RDC n’a rien opposé à la discussion détaillée des pr euves relatives à cette question présentée dans

la réplique, aux termes de laque lle il est incontestable que M. Diallo a été détenu pendant deux

périodes largement supérieures à huitjours, resp ectivement de soixante-sixjours et de deux

86
semaines . Je n’y reviendrai donc pas, et j’invite respectueusement la Cour à bien vouloir s’y

reporter.

21. Le défendeur se borne pour le reste à « quelques brèves observations» prétendant mettre

en doute que l’unique motif des arrestations et dé tentions était, comme le soutient la Guinée,

d’empêcher M.Diallo de récupérer les créances dues à des sociétés dont il était gérant et unique

87
associé . Ceci serait contredit, selon la duplique, pa r un communiqué du ministre de la justice de

janvier 1996 qui donne raison à M.Diallo en indiquant que les créances des sociétés leur étaient

88
dues et devaient leur être réglées . Pour la RDC, ceci suffit à démontrer que le Gouvernement

congolais n’a jamais voulu empêcher M.Diallo de récupérer des créances puisque, bien au

contraire, il les aurait publiquement confirmées à travers son représentant, le ministre de la justice.

22. Monsieur le président, ce communiqué montre seulement que le ministre de la justice

était convaincu du bien-fondé des réclamations de M. Diallo. Il ne démontre aucunement que tel

était le cas de l’exécutif dans son ensemble. Or, précisément, en 1996, le gouvernement était

profondément divisé. L’épisode de janvier 1996 reflète d’ailleurs de manière spectaculaire les

graves dissensions qui existaient au sein du G ouvernement congolais à pr opos des créances dues

85RG, p. 15, par. 1.30.
86
RG, p. 15-18, par. 1.29-1.40.
87
DRDC, p. 13, par. 1.42.
88Ibid. - 33 -

aux sociétés de MD . iallo, entre le clan du premier commissaire d’Etat et celui du

présidentMobutu. La chronologie des événements qui s’étalent de septembre1995 jusqu’à

l’expulsion de M. Diallo montre la gravité de cette dissention. Il faut rappeler à cet égard que :

⎯ le 13 septembre 1995, l’exécution du jugement «p leinement exécutoire» du tribunal de grande

instance de Kinshasa qui condamnait ZaïreShe ll à payer plus de 13millions de dollars à

Africontainers était suspendue, sur ordre direct mais purement verbal du vice-ministre de la

justice 89;

⎯ le 28septembre, le ministre de la justice cont redisait son vice-ministre et invitait le premier

président de la cour d’appel à prendre des dispositions pour exécuter la décision 90 ;

⎯ le 6 octobre, la procédure de saisie reprenait son cours 91 ;

⎯ le 13octobre, le ministre revenait sur sa dé cision et ordonnait, verbalement, au premier

président de la cour d’appel de Kinshasa Gombe de procéder à la main-levée des saisies

exécutions des biens de Zaïre Shell et à la restitution des biens saisis 92 ;

⎯ le 31 octobre, le premier commissaire d’Etat Kengo Wa Dondo signait le décret d’expulsion de

93
M. Diallo ;

⎯ le 5 novembre, M. Diallo était interpellé et incarcéré jusqu’au 10 janvier 1996 94 ;

⎯ le 10janvier, il était remis en liberté sur intervention du présidentMobutu, lequel était

95
manifestement opposé à la politique menée par M. Dondo dans ce dossier ;

⎯ le même jour, un communiqué du ministre de la justice, agissant à nouveau contre les

instructions de M.Dondo, indiquait que les créances des sociétés de M.Diallo devraient être

96
payées ;

89
RG, p. 9, par. 1.41.
90
RG, p. 20, par. 1.41.
91
Ibid.
92Ibid.

93Ibid.

94Ibid.
95
RG, vol.II, p.16, procès-verbal d’audition de témo in (M.AbdoulayeSylla, ancien ambassadeur de la
République de Guinée à Kinshasa).
96
Ibid., p. 17. - 34 -

97
⎯ M.Diallo a aussitôt été repris et incarcéré sur instruction de M.Dondo , puis «refoulé» à la

frontière.

23. Cette chronologie qui fait état des faits in contestés montre sans ambiguïté que M. Diallo

s’est trouvé au centre d’un conflit politique qui dépassait largement sa propre personne mais aussi

que M.Diallo s’est trouvé au centre d’un confli t politique dont le seul et unique enjeu était le

paiement des créances en cause. Divisé, le gouvernement ne présentait alors aucune unité ni

cohérence sur cette question, contrairement à ce que la RDC veut faire croire en prétendant que le

ministre de la justice en était le fidèle porte-voix 98. Ceci explique que M.Diallo ait été parfois

soutenu, mais le plus souvent bloqué dans ses in itiatives pour défendre l’intérêt des sociétés dont il

était le gérant et le seul associé, notamment par deux incarcérations successives. Mais il ne fait

strictement aucun doute que c’est finalement le premier commissaire d’Etat qui a emporté la

décision, en ayant recours au moyen le plus efficace et radical car sans appel: l’expulsion, ou

plutôt le refoulement, de M. Diallo.

24. J’ajoute que le comité du ministre de la justice n’a en tout état de cause aucune incidence

sur le caractère totalement arbitraire du traitement infligé à M. Diallo, puisqu’il ne l’a pas empêché

d’être incarcéré à nouveau puis expulsé en dehors de toute procédure judiciaire. Dès lors,

Monsieur le président et Messieurs de la Cour, ces actes ne peuvent qu’engager la responsabilité du

Congo, car ils constituent des violations d’impor tantes dispositions conventionnelles auxquelles la

RDC et la Guinée sont parties, l’article 36, paragraphe 1, alinéa b) de la convention de Vienne sur

les relations consulaires de 1963, et l’article9 du pacte des droits civils et politiques de 1966, à

quoi l’on peut ajouter l’article 6 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

II. Les illicéités

25. Monsieur le président, la Guinée a déjà longuement démontré l’illicéité des actes commis

par la RDC, notamment dans sa réplique 99, et je prie respectueusement la Cour de bien vouloir s’y

reporter, car la duplique n’y oppose que des silences (A), ou des observations sans consistance (B).

97
Ibid.
98
DRDC, p. 13, par. 1.42.
99RG, p. 21-26, par. 1.42-1.53. - 35 -

A. Les silences de la duplique

Sur les violations du droit international consti tuées par les arrestations et détentions de 1995
et 1996

26. Le recensement des silences de la dupli que laisse apparaître que l’Etat défendeur a

renoncé à contester la plupart des arguments de la Guinée relatifs aux violations du droit

international commises lors des arrestations et détentions de1995 et 1996. Je n’aurai donc à

revenir ni sur le caractère illicite, au regard du p acte des droits civils et politiques ou de la charte

100
africaine des droits de l’homme et des pe uples, tant de la durée des incarcérations , que des

conditions dans lesquelles les arrestations et détentions se sont produites 10.

Sur les violations de l’ar ticle 36, paragraphe 1, b) de la convention sur les relations

consulaires

27. Mais le mutisme gardé par le défendeur s’agissant des violations de l’article36,

paragraphe 1, alinéa b), de la convention de Vienne sur les relations consulaires suscite un certain

malaise en suggérant que la RDC n’entend pas corriger ses pratiques à l’avenir. Elle a en effet figé

sa position parfaitement indéfendable exposée dans le contre-mémoire, selon laquelle elle n’était

pas tenue d’informer M.Diallo ⎯ce qu’elle n’a pas fait ⎯ car les seules obligations mises à sa

charge par l’article36, paragraphe1, alinéa b), de la convention de Vienne seraient de répondre

favorablement à une éventuelle demande d’inform ation des autorités consulaires émanant d’un

étranger en détention 102. La RDC n’aurait donc commis auc une infraction en n’informant pas

M. Diallo de ses droits.

28. Telle est à ce jour la position de la RDC et, en toute logique, Monsieur le président, il

faut en inférer que la RDC n’informe toujours pas, dans le cadre de ses pratiques actuelles, les

ressortissants étrangers des droits qu’ils détiennent en vertu de la convention. La Cour a pourtant

déjà rappelé sans ambiguïté le caractère illic ite d’une telle omission. Dans l’affaire Lagrand, la

Cour a jugé, à une quasi-unanimité, que :

«en n’informant pas sans retard Karl et Wa lter LaGrand, après leur arrestation, des

droits qui étaient les leurs en vertu de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la
convention…les Etats-Unis d’Amérique ont violé les obligations dont ils étaient

100RG, p. 21-24, par. 1.42-1.1.48.
101
RG, p. 24, par. 1.48 et p. 44, par. 1.112.
102DRDC, p. 24-25, par. 1.50. - 36 -

tenus envers … les frères LaGrand» ( LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique),
arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 515, point 3) du dispositif)

29. L’arrêt rendu dans l’affaire Avena est venu souligner le caractère inconditionnel de

l’obligation d’information, qui ne saurait être modulée en fonction des circonstances ou de la

situation particulière des étrangers arrêtés. La Cour a indiqué «que l’obligation sans équivoque de

fournir l’information consulaire en vertu de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 n’appelle pas

de conjectures sur les préférences de la personne arrêtée, qui pourraient justifier de ne pas

l’informer» (Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c.Etats-Unis d’Amérique) , arrêt,

C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 46, par. 76).

30. Les affaires que je viens de citer concerne nt les Etats-Unis d’Amérique, mais ceci vaut

évidemment pour toutes les autres parties à la conve ntion. La responsabilité de la RDC ne pourra

dès lors qu’être dûment constatée.

B. Les observations sans consistance de la duplique

Violations de l’article 9, alinéa 1, du pacte

31. La RDC brise le silence qu’elle s’est imposée dans sa duplique en affirmant que

M. Diallo aurait été arrêté et détenu en 1988-1989 da ns le cadre d’une enquête judiciaire pour des

motifs d’escroquerie, et conformément à la procéd ure pénale congolaise. Cette affirmation vise

manifestement à faire croire que les actes congolais sont en règle avec l’article 9, alinéa 1, du pacte

des droits civils et politiques, selon lequel «nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une

détention arbitraire. Nul ne peut être priv é de sa liberté si ce n’est pour des motifs et

conformément à la procédure prévus par la loi.»

32. Pour se défendre de tout arbitraire, la RDC renvoie donc à une procédure judiciaire.

Mais où sont les actes qui en attestent ? Ils ne sont pas au dossier. Pourtant, c’est bien à la RDC

de prouver ce qu’elle avance, car c’est «un principe général de droit, confirmé par la jurisprudence

de la Cour, selon lequel une par tie qui avance un élément de fait à l’appui de sa prétention doit

établir celui-ci» (Souveraineté sur Pedra Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge

(Malaisie/Singapour), arrêt du 23mai2008 , p. 19, par. 45 ; Application de la convention pour la

prévention et la répression du crime de génocide (B osnie-Herzégovine c.Serbie-et-Monténégro),

arrêt du 26 février 2007, par. 204, citant l’affaire relative aux Activités militaires et paramilitaires - 37 -

au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etat s-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité,

arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p.437, par.101). Au demeurant, s’agissant des violations de l’article9

du pacte, la charge de la preuve repose encore moins sur les seules victimes pour la raison évidente

que, dans les affaires qui en re lèvent, «souvent seul l’Etat pa rtie dispose des renseignements

103
nécessaires» . C’est précisément le cas en l’espèce. C’est d’ailleurs parce qu’il est seul à avoir

en main toutes les pièces susceptibles de prouver ses di res, que le niveau d’exigence en matière de

preuve généralement requis d’un Et at qui prétend qu’une arrestation contestée n’est pas arbitraire

est élevé. Le caractère intenable à cet égard de la position de la RDC, qui se borne à de vagues

affirmations sans apporter le moindre commencement de preuve, ressort par contraste d’un regard

porté sur l’affaire Famara Koné c. Sénégal, dont a eu à connaître le Comité des droits de l’homme.

Dans cette affaire, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies avait été convaincu de

l’absence d’arbitraire parce que, selon le Comité, le défendeur avait :

«fourni des renseignements détaillés concernant les accusations portées contre l’auteur
[de la plainte], leur fondement juridique, les exigences en matière de procédure

découlant du code de procédure pénale et les recours juridiques dont disposait l’auteur
pour contester sa mise en détention. Il apparaît, à la lecture des dossiers, que les

charges portées contre l’auteur n’étaient pas fondées, contrairement à ce qu’il affirme,
sur ses activités politiques ou sur le fait qu’i l ait exprimé des opinions hostiles au
Gouvernement sénégalais.» 104

Monsieur le président, le contraste avec les va gues affirmations congolaises est saisissant et, bien

évidemment, la thèse du défendeur ne pourra être que rejetée.

Violations de l’article 9, alinéa 2, du pacte

33. C’est également contre toute évidence que la RDC soutient que M.Diallo a été

suffisamment informé des motifs de son arrestation, conformément aux prescriptions de l’article 9,

alinéa2, du pacte, selon lequel les autorités pub liques doivent informer les personnes qu’elles

arrêtent des raisons de leur arrestation au moment de leur arrestation et, dans les plus courts délais,

103 Comité des droits de l’homme, communications n 146/1983, Baboeram Adhin et consorts c. Suriname,
o
constatations adoptées leo4avril1985, par.14.2; n 139/1983 ; Conteris c. Uruguay, constatations adoptées le
17 juillet 1o85, par. 7.2 ; n2/1986 ; Graciela Alto del Avellanal c. Pérou, constatations adoptées le 3o octobre1988,
par. 9.2 ; n 30/1978 ; Bleier c. Uruguay, constatations adoptées le 29 mars 1982, par. 13.3 ; n 107/1981 ;
Elena Quinteros Almeida c. Uruguay, constatations adoptées le 21 juillet 1983, par. 11 ; n992/2001, Bousroual
c. Algérie, constatations adoptées le 30 mars 2006, par. 9.4.
104 o
Communication n 386/1989, Famara Koné c. Sénégal, constatation adoptée le 21 octobre 1994, par. 8.3. - 38 -

des accusations portées contre elles 105. Ne lui en déplaise, le fait de demander à M. Diallo s’il était

106
au courant de l’actualité ne remplit pas les critères d’une «inf ormation» au sens de l’article9,

alinéa 2, du pacte, c’est-à-dire d’une information «suffisamment précise» 107.

Violations de l’article 9, alinéa 3, du pacte

34. Pas «informé», M.Diallo n’a pas davant age été traduit devant une quelconque autorité

habilitée en vertu de la loi à exercer des fonctions judiciaires, comme y oblige l’article 9, alinéa 3,

du pacte, aux termes duquel toute personne arrêtée ou détenue du chef d’une infraction pénale ⎯ et

on voit mal comment l’escroquerie pourrait ne pas tomber sous le coup de la loi pénale ⎯ doit être

traduite dans le plus court délai devant le juge ou devant l’autori té habilitée en vertu de la loi à

exercer des fonctions judiciaires. L’inspecteur j udiciaire attaché au par quet général devant lequel

M.Diallo a été déféré ne peut manifestement pa s être qualifié d’autorité habilitée au sens de ce

108
texte . La RDC cherche à échapper à cette évidence en soulignant, dans sa duplique, que le pacte

109
ne précise pas que l’autorité visée doit être indépendante du pouvoir exécutif . Mais c’est ce que

précise le Comité des droits de l’homme, qui po se de manière constante qu’un procureur ne peut

pas être considéré comme ayant l’objectivité et l’impartialité institutionn elles nécessaires à le

110
qualifier comme une «autorité habilitée» . Au demeurant, ce n’est pas tant le lien organique entre

l’inspecteur judiciaire et le pouvoir exécutif qui po se problème en la présente espèce, c’est le fait

111
que ledit inspecteur judiciaire obéissait aux ordres directs du premier commissaire d’Etat .

35. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, c’est à raison de ces seuls ordres directs que

M.Diallo a passé en1988 une année de sa vie en détention provisoire sans jamais comparaître

devant un juge. L’affirm ation du défendeur pour qui cette anné e perdue par M.Diallo aura été

105
DRDC, p. 8-9, par. 1.21-1.22
106
RG, vol. II, p. 5.
107CDH n 43/1979, Adolfo Drescher Cadas c. Uruguay, 21 juillet 1983, par. 13.2 et 14 ; voir aussi L. Hennebel,

La jurisprudence du comité des droits de l’homme des Nations Unies, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 166.
108RG, p. 13, par. 1.24.

109CRDC, p. 9, par. 1.26.

110L. Hennebel, op. cit., p. 168.
111
RG, p. 13, par. 1.24. - 39 -

112
«strictement nécessaire» pour terminer l’enquête judicaire le concernant est une nouvelle

affirmation gratuite et sans aucun fondement qui ne saurait l’exonérer de sa responsabilité.

Violations de l’article 9, alinéas 4 et 5 du pacte

36. D’autant moins que pendant cette longue année, M.Diallo a été dans l’incapacité de

formuler un quelconque recours afin qu’il soit statué sur la légalité de sa détention ou sur une

113
éventuelle réparation, comme le prévoient les alinéas4 et5 de l’article9 du pacte . Le code de

procédure pénale derrière le quel le défendeur se réfugie ne pouvait rien y changer 114: aucun

recours d’aucune sorte n’était accessible à M. Diallo puisque le bureau de l’inspecteur judiciaire lui

avait clairement indiqué qu’il n’avait strictement rien à espérer de ce côté-là car des instructions

fermes tendant à sa détention «jusqu’à nouve l ordre» avaient été données par le premier

115
commissaire d’Etat .

37. Monsieur le président, Messieurs les juges, pas plus le code de procédure pénale zaïrois

que les autres arguments avancés par la RDC ne la feront échapper à sa responsabilité à raison des

nombreuses règles de droit international qu’elle a violées en arrêtant puis en incarcérant

arbitrairement M. Diallo, tant en 1988 qu’en 1995 et 1996.

Ceci conclut mon propos, et je vous prie, Monsieur le président, de bien vouloir appeler à la

barre, quand bon vous semblera, le professeur Forteau.

Le PRESIDENT: Merci, MonsieurThouveni n. Maintenant, je passe la parole à

M. le professeur Forteau.

M. FORTEAU : Merci, Monsieur le président.

IV. L’EXPULSION

1. Monsieur le président, Messieurs les juges, c’est un très grand honneur d’apparaître

devant l’organe judiciaire principal des Nations Unies pour défendre les intérêts de la République

112DRDC, p. 11, par. 1.30.
113
RG, p. 14, par. 1.27.
114DRDC, p. 11, par. 1.33.

115RG, p. 13, par. 1.24. - 40 -

de Guinée dans une affaire qui permettra à la C our d’apporter d’utiles précisions s’agissant de la

portée et des modalités d’application d’un cer tain nombre de droits de l’individu

«internationalement garantis» ( AhmadouSadioDiallo (République de Guinée c.République

démocratique du Congo), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 599, par. 39).

2. Le professeurThouvenin vient d’évoquer à ce titre les arrestations et les détentions

arbitraires dont M.AhmadouSadioDiallo a été la douloureuse victime. Il me revient de vous

indiquer en quoi l’expulsion de M.Diallo a été elle aussi décidée et ex écutée en violation des

obligations internationales de l’Etat défendeur. Je le ferai, Monsieur le président, dans un instant.

Mais cela suppose cependant que je dissipe, au préalable, une double ambiguïté qui pourrait

affecter l’examen judiciaire de cette question de l’expulsion.

Première remarque préliminaire

3. La première de ces ambiguïtés tient au terme même d’expulsion. Si la Guinée parle

d’«expulsion», je tiens à préciser que c’est uniqueme nt au sens du droit international, et non au

sens du droit interne congolais. L’expulsion sel on le droit international constitue en effet une

notion autonome des législations internes, notio n qui est généralement comprise comme couvrant

«toute mesure contraignant un étranger à quitter le territoire sur lequel il séjournait

régulièrement» 116. Qu’il y ait expulsion au sens du droit international ne signifie pas

nécessairement en revanche que cette qualification corresponde à celle retenue au plan interne par

les autorités nationales à qui la mesure litigieuse est attribuable.

4. Nous sommes précisément, en l’espèce, dans cette dernière situation. M.Diallo a sans

aucun doute fait l’objet d’une expulsion au sens du droit international puisqu’il a dû quitter sous la

contrainte le territoire sur lequel il séjournait régulièrement 117. Mais M.Diallo n’a pas fait pour

autant l’objet dans le cadre de l’ordre juridique congolais d’une mesure d’«expulsion». C’est une

mesure «de refoulement» qui a été exécutée contre lui. Vous l’avez rappelé dans votre arrêt sur les

116Voir Cour européenne des droits de l’homme, Bolat c.Russie, requête n 14139/03, arrêt du 5octobre2006,
par. 79, ou Nolan et K. c. Russie, requête n 2512/04, arrêt du 12 février 2009, par. 112 (www.echr.coe.int) ; Commission
du droit international des Nation s Unies,étude du SecrétariExpulsion des étrangers, A/CN.4/565, 10juillet2006,
p.58, par.67; deuxième rapport sur l’expulsion des étrangers présenté par M. Maurice Kamto, A/CN.4/573,
20 juillet 2006, p. 63, par. 194, projet d’articb); sir Robert Jennings et sir Arthur Watts (éd.), Oppenheim’s

International Law, vol. 1, Peace. Parts 2 to 4, Longman, 1996, p. 940, note 1.
117Voir CMRDC, p. 14-15, par. 1.16 ; sur le caractère régulier du séjour de M. Diallo, voir RG, p. 29, par. 1.62. - 41 -

exceptions préliminaires en soulignant que M. Dia llo «était autorisé à tirer les conséquences de la

qualification juridique ainsi retenue par les autorités zaïroises» ( Ahmadou Sadio Diallo

(République de Guinée c.République démocrati que du Congo), exceptions préliminaires, arrêt,

C.I.J. Recueil 2007, p. 601, par. 46).

5. Comme nous l’avons expliqué dans la réplique, cette dern ière qualification constituait un

détournement de procédure et c’est l’une des ra isons pour lesquelles l’expulsion de M.Diallo ne

peut pas être considérée comme ayant été pris e «conformément à la loi» comme l’exigeaient

118
pourtant les normes applicables à notre différend .

Seconde remarque préliminaire

6. La seconde ambiguïté que je souhaiterais dissiper à titre prél iminaire tient à la place de

l’expulsion dans la réclamation guinéenne. Bien entendu, et ce sera l’objet de mon exposé, c’est

d’abord en elle-même, en tant qu’expulsion, que celle-ci cons titue une cause de responsabilité dès

lors qu’elle a été accomplie dans des circonsta nces et selon des modalités telles que les règles

internationales qui encadrent le pouvoir d’expulser n’ont pas été respectées. Mais le rôle de

l’expulsion dans l’engagement de la responsabilité de la RDC ne s’a rrête certainement pas là et il

convient de formuler à cet égard deux remarques importantes.

7. Premièrement, l’expulsion a constitué aussi l’un des «moyens» (Plates-formes pétrolières

(République islamique d’Iran cE . tats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt,

C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 811, par. 21) ⎯ par ailleurs lui-même illicite ⎯ de la violation d’autres

obligations internationales, et notamment celles relatives à la protection du droit de propriété et des

droits d’associé de M. Diallo. Ces droits ont été violés en effet du fait même de l’expulsion comme

119
Sam Wordsworth, puis Daniel Müller le montreront .

8. Deuxièmement et par voie de conséquence, en présen ce de ces faits illicites imbriqués, il

existe plusieurs fondements alternatifs à l’obligat ion de réparer les préjudices causés à M.Diallo.

Il est clair par exemple que l’ensemble des domma ges économiques subis par M. Diallo en raison

de l’interruption forcée de son activité commerciale méritent d’être réparés tout autant sur le

118
RG, p. 33, par. 1.76 et p. 46-49, par. 1.114-1.122.
119Voir par ailleurs RG, p. 53-54, par. 1.134-1.138. - 42 -

fondement de l’expulsion illicite parce qu’elle en est la cause qu’en raison du fait que l’expulsion

est également constitutive par ailleurs d’une expr opriation. La Guinée reviendra sur ces aspects

plus en détail cet après-midi.

*

9. Ces précisions préliminaires étant apportées, j’en viens, Monsieur le président, au cŒur de

mon exposé, le caractère illicite de l’expulsion en tant qu’expulsion, et même le caractère

manifestement illicite de celle-ci. Tout juriste, et même tout honnête homme doué de raison verra

nécessairement dans l’expulsion de M. Diallo un acte qui «heurte, ou du moins surprend, le sens de

la correction juridique» pour reprendre votre définition de l’arbitraire dans l’affaire ELSI

(Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (Etats-Unis d’ Amérique c. Italie), arrêt, C.I.J. Recueil 1989,

p. 76, par. 128).

10. Ce caractère arbitraire ressort très netteme nt de la chronologie des événements qui ont

précédé l’expulsion de M. Diallo et qui ont culminé avec l’achat par la société Zaïre Shell du billet

120
d’avion dans lequel M. Diallo a été embarqué de force le 31 janvier 1996 . Le caractère arbitraire

de l’expulsion se manifeste tout aussi nettement pa r le fait que plus de quatorze ans après les faits

et après plus de onze ans de procédure devant votre Cour, l’Etat défendeur n’a produit aucune

121
preuve, aucun élément matériel , aucun «document pertinent» , pour établir qu’en octobre1995

⎯ et je cite le décret d’expulsion ⎯ «la présence et la conduite [de M. Diallo] [avaient] compromis

et continu[ai]ent à compromettre l’ordre public zaïrois spécialement en matière économique,

financière et monétaire» 122.

11. Certes, la RDC a proposé, au cours de la présente instance, quelques explications pour

justifier l’expulsion. Mais ces explications ne s ont aucunement fondées. Elles ne sont pas plus

crédibles d’ailleurs. Je le montrerai dans un pr emier temps(I). J’indiquerai ensuite pour quelles

120RG, p. 26, par. 1.54, et p. 47, par. 1.118. Voir égal ement ci-dessus la plaidoirie de M. Vidal sur «Les faits»,
e
ainsi que RG, annexe 1, p. 10-11 (réponse à la 28 question), et annexe 2, p. 16, avant-dernier paragraphe.
121Affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France),
arrêt du 4 juin 2008, par. 151, www.icj-cij.org.

122Décret d’expulsion du 31 octobre 1995, dernier visa (EPRDC, annexe 75). - 43 -

raisons juridiques ⎯et elles sont diverses ⎯ l’Etat défendeur engage précisément dans notre

affaire sa responsabilité du fait de l’expulsion (II).

I. Les explications avancées après coup par la République démocratique du Congo

pour justifier l’expulsion ne sont ni fondées, ni même crédibles

12. S’agissant du premier point, je ne pense pas qu’il soit utile de rapporter par le menu

détail les explications diverses avancées rétroact ivement par l’Etat défendeur pour tenter de

justifier l’expulsion de M.Diallo ⎯je parle volontairement d’explications rétroactives, et non de

«motivation», car celle-ci, au sens juridique du term e, n’a jamais existé dans notre affaire, ce qui

123
déjà en soi constitue une première ca use d’engagement de la responsabilité . Nous avons réfuté

ces «explications» dans la réplique à laquelle je vous prie par conséquent très respectueusement de

vous référer 124. A ce stade de l’instance, je me limiterai à remarquer que ces explications n’ont pas

été étayées et qu’elles sont par ailleurs privées de toute crédibilité.

A. L’absence de preuves soutenant les explications de l’Etat défendeur

13. En ce qui concerne tout d’abord la preuve du bien-fondé des explications avancées par la

RDC, il est incontestable que cette preuve n’a pas été apportée.

14. Si l’on en croit le décret d’expulsion de 1995 dont la Guinée et son ressortissant n’ont

125
découvert l’existence qu’en octobre2002 en li sant les exceptions préliminaires de la RDC ,

M. Diallo aurait eu un «dossier personnel» qui aurait fondé son expulsion. Mais la RDC n’a jamais

produit ce «dossier», pas plus qu’elle n’a établi d’une manière ou d’une autre la matérialité des

motifs de l’expulsion, si bien que jusqu’à aujourd’hui, ce «dossier» est resté une coquille

entièrement vide. Une coquille de papier d’aille urs puisque le «dossier» visé dans le décret

d’expulsion n’était qu’un mot destiné à faire croire à l’existence d’une motivation.

15. Il en va de même des prétendus «rapports réguliers sur [le] comportement général» de

M. Diallo qui auraient été rédigés par «des services spéciaux de la RDC» 126. Ces «rapports» ont été

123Voir RG, p. 38-39, par. 1.93-1.96.
124
RG, p. 38-43, A. ; voir également Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c.République démocratique
du Congo), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 592, par. 19.
125
EPRDC, annexe 75.
126CR 2006/52, p. 20, par. 10 (Kalala). - 44 -

soudainement évoqués dans votre prétoire en novemb re 2006. Mais rien, strictement rien, n’a été

produit depuis pour en matérialiser la prétendue existence.

16. Deux conclusions, Monsieur le président, découlent de cette carence probatoire :

i) l’Etat congolais ayant été dans l’incapacité d’étayer une version des faits différente de

celle établie par la Guinée s’ agissant des mobiles réels de l’expulsion, force est de

considérer que la version guinéenne des faits est la seule qui soit fondée: si M.Diallo a

été expulsé, c’était dans l’unique but de l’ empêcher de recouvrer les créances de ses

127
sociétés ;

ii) puisque c’est à l’Etat auteur de l’expulsi on de prouver que celle-ci reposait sur de justes

128
motifs, comme la jurisprudence l’a de très longue date exigé , le simple fait que

l’expulsion n’ait été ni motivée, ni justifiée, par l’Etat défendeur suffit de toute manière à

constater le caractère illicite de l’expulsion, quels que soient par ailleurs les mobiles réels

qui l’ont animée.

B. L’absence de crédibilité des explications avancées par l’Etat défendeur

17. En admettant d’ailleurs, ce que personne n’o serait soutenir devant une cour de justice,

qu’une explication avancée sans preuve puisse avoir une quelconque force probatoire, les

explications prétextées par la RDC devraient de t oute manière être rejetées en l’espèce faute d’être

tout simplement crédibles.

18. Ces explications se sont tout d’abord av érées erronées sur le plan chronologique. La

Partie congolaise a prétendu que l’expulsion du «31novembre1995» aurait été justifiée par des

lettres envoyées à diverses personnalités par MD . iallo la veille de ce jour, soit le

129
30 novembre 1995 . Mais en réalité, ces lettres ne pouva ient aucunement fonder le décret

d’expulsion car celui-ci a été adopté non pas le 31 novembre comme l’a affirmé la RDC, mais le

130
31 octobre de l’année 1995, soit un mois plus tôt que l’envoi de ces lettres .

127Voir ci-dessus la plaidoirie de M Vidal sur «Les faits», ainsi que RG, p. 19-21, par. 1.41-1.42.
128
Voir RG, p. 31-32, par. 1.71-1.72.
129CR 2006/50, p. 38-39, par. 85-87 (Kalala).

130RG, p. 41, par. 1.103. - 45 -

19. Pour rétablir la chronologie, la RDC a suggéré alors une nouvelle explication : la mise en

Œuvre du décret d’expulsion serait intervenue, elle, deux mois après l’envoi des lettres de

131
M. Diallo . C’est effectivement le cas. Mais cela ne change rien. Ces mesures de mise en Œuvre

devaient être légalement fondées sur une ordonna nce d’expulsion laquelle devait à son tour être

motivée par des éléments de fait qui, par définition, devaient lui préexister. Or, je viens de le

rappeler, les lettres de M.Diallo sont postérieur es au décret d’expulsion qui était seul de nature à

pouvoir fonder en droit les mesures d’exécution de l’expulsion.

20. A défaut d’explications chronologiquement crédibles, la RDC s’est lancée dans une fuite

en avant consistant à lancer une série de très graves accusations contre M. Diallo, accusations qui

sont allées crescendo tout au long de la procédure devant votre Cour ⎯sans le moindre élément

pour les corroborer et sans que la RDC ait d’a illeurs jamais prétendu que des poursuites pénales

correspondantes auraient été diligentées contre M. Diallo.

21. Accusé de «nombreuses tentatives de corruption» 132mais aussi de «trafic de devises» 133,

M. Diallo se verra par la suite assimilé aux «gr oupes mafieux» qui, d’après la RDC, auraient sévi

sur son territoire à l’époque des mesures prises contre M.Diallo. Des groupes mafieux à la

criminalité économique organisée et même «généralisée», il restait un dernier pas à franchir devant

lequel l’Etat défendeur n’a pas r eculé dans son contre-mémoire ⎯mais encore une fois, sans la

moindre preuve à l’appui 134.

22. Ces accusations, je viens de le dire, n’ont jamais été étayées ; elles ne sont de toute façon

pas plus crédibles que les précédentes.

23. Il se trouve en effet que, par plusieurs de ses déclarations ou prises de position, la RDC a

elle-même sapé la crédibilité de l’allégation gratuite selon laquelle M.Diallo aurait été un

dangereux criminel.

24. La RDC a ainsi soutenu, pour se défendre de toute détention arbitraire de M.Diallo,

qu’elle aurait laissé celui-ci entièrement libre de ses mouvements entre novembre 1995 et fin

131CR 2006/52, p. 20, par. 10 (Kalala).
132
CR 2006/50, p. 39, par. 87 (Kalala).
133EPRDC, p. 39, par. 1.53.

134CMRDC, p. 9-12, par. 1.04-1.11, en particulier p. 10-11, par. 1.07-1.08. - 46 -

135
janvier 1996 ⎯alors que, je le signale, dans les autr es cas d’expulsion qu’elle mentionne dans

ses écritures, l’individu objet d’une décision d’expulsion a dû quitter le territoire dans les vingt-

quatre heures 136.

25. L’assertion de la RDC n’est pas fondée, co mme l’a expliqué le professeur Thouvenin,

puisque M.Diallo a été arbitrairement mainte nu en détention durant toute cette période, bien

137
au-delà du délai prévu par la loi . Mais toujours est-il que si cette assertion était fondée comme

l’estime la RDC, le fait de prétendre que M.Di allo aurait été rendu à une entière liberté après

l’adoption du décret d’expulsion et pendant les trois mois ayant précédé son refoulement contredit

l’affirmation selon laquelle M. Diallo aurait été un dangereux criminel dont la simple présence sur

son territoire aurait menacé la nation congolaise 138.

26. La mansuétude dont les autorités congolai ses vous ont dit, après coup, que M.Diallo

aurait pu bénéficier, est également en porte à faux avec le portrait que la RDC dresse aujourd’hui

de M.Diallo. Le ministre de la justice de l’ Etat défendeur a soutenu, devant votre Cour, en

novembre 2006, que «la République démocratique du Congo a su toujours pardonner à d’autres

ressortissants étrangers qui ont été expulsés pour les mêmes faits » que ceux reprochés à

M. Diallo 139. La promesse d’un tel pardon est en décalage complet avec les très graves accusations

dirigées, aujourd’hui, contre M. Diallo.

27. Je rappellerai également qu’en janvier 199 6, soit quelques jours avant l’expulsion, le

président de la République congolais a ordonné la libération de M.Diallo 140. Selon l’Etat

défendeur, «[c]e n’est pas tous les jours qu’un président de la République intervient pour demander

la libération d’un étranger détenu dans l’attente d’une expulsion» 14. L’affirmation n’est guère

contestable, mais on imagine justement difficileme nt que le président congolais aurait assumé une

décision si exceptionnelle si M.Diallo avait été un criminel d’une extrême dangerosité comme la

135CMRDC, p. 8-9, par. 1.09-1.11.

136EPRDC, annexe 69, procès-verbal de notification d’expulsion ; annexe 76, p. 3 du décret.
137
Voir ci-dessus la plaidoirie du professeur Thouvenin, «La responsabilité de la RDC à raison des arrestations et
des détentions de M. Diallo», par. 13.
138
RG, p. 52, par. 1.129.
139CR 2006/50, p. 14 (les italiques sont de nous).

140RG, vol. II, annexes, annexe 2, p. 17.

141CMRDC, p. 20, par. 1.33. - 47 -

RDC essaie aujourd’hui de le faire croire. Tout au contraire, cette intervention montre que le

président estimait que la détention de M. Dia llo relevait d’un détournement de pouvoir nécessitant

142
qu’il y soit mis fin .

28. L’Etat défendeur s’est également contred it à propos de ses dénégations pourtant les plus

âprement défendues. L’expulsion de M. Diallo n’aurait eu aucun lien avec les réclamations portées

en justice au nom de ses deux sociétés, a sans cesse ra ppelé la RDC. Pourtant, le coagent de l’Etat

défendeur a indiqué à deux reprises, en novembre 2006, que M.Diallo avait été expulsé dans le

contexte et en raison de ces réclamations financières 143.

29. Le coagent s’est ensuite rétracté, mais en utilisant alors un argument qui laisse sans

voix : si le véritable mobile avait été d’empêcher «[l]es deux sociétés [de M. Diallo] de recouvrer

leurs créances», la RDC n’aurait pas expulsé M. Diallo ; dans ce cas, soutient benoîtement la RDC,

«la meilleure solution aurait été d’exproprier simplement les deux sociétés concernées» 144. Comme

si, Monsieur le président, la RDC avait été en dr oit d’exproprier les sociétés de M. Diallo au seul

motif qu’elles réclamaient le paiement de leurs créances !

30. Sur le seul plan des mobiles, la thèse de la RDC n’est au demeurant pas convaincante.

Si, au lieu d’expulser M.Diallo, la RDC avait exproprié formellement ses sociétés pour les

empêcher de recouvrer leurs créances, M.Diallo aurait pu contester cette expropriation formelle.

L’expulser était au contraire un moyen définitif de s’assurer que M. Diallo ne serait plus en mesure

de revendiquer la protection du moindre droit. Telle est la raison pour laquelle c’est ce moyen

particulièrement radical qui a été utilisé par les autorités congolaises pour parvenir à leurs fins.

31. Se trouvant en définitive dans l’incapacité de justifier l’expulsion de M.Diallo, l’Etat

défendeur s’est rabattu sur deux moyens de défe nse aussi absurdes qu’inacceptables et qui valent

en définitive aveu du caractère arb itraire de l’expulsion : selon l’Etat défendeur, il y avait bien des

motifs d’expulser M. Diallo, mais, d’une part, il était impossible d’indiquer ces motifs à M. Diallo

et, d’autre part, la Cour n’aurait de toute manière pas la compétence d’en contrôler le bien-fondé.

142
RG, annexe 2, p. 17 ; ainsi que MG, annexe 194.
143
CR 2006/50, p. 21, par. 25 ; CR 2006/52, p. 19, par. 8.
144CR 2006/52, p. 22, par. 20 (Kalala). - 48 -

32. Pour ce qui touche au premier point, l’Etat défendeur estime que si le décret d’expulsion

ne contient aucun fait précis à l’appui de la décisi on prise contre M. Diallo, c’est en raison du fait

que «[l]es autorités congolaises ne pouvaient … pas i ndiquer en détail dans un texte légal tous les

145
faits précis qui [lui] étaient reprochés» . C’est évidemment absurd e puisque rien n’a jamais

empêché d’indiquer en détail les faits motivant une décision d’expulsion; c’est par ailleurs

reconnaître avoir agi dans l’illégalité puisque le droit congolais et le droit international obligeaient

l’un et l’autre à motiver 146.

33. Selon la RDC par ailleurs, la Cour ne serait de toute manière pas en droit de contrôler

l’existence des motifs ayant justifié l’expulsion, car le pouvoir d’expulser constitue, dit-elle, un

pouvoir discrétionnaire 14. Mais la RDC oublie qu’un pouvoir discrétionnaire n’est pas un pouvoir

de s’affranchir de toute contrainte juridique et de tout contrôle judiciaire; un pouvoir

discrétionnaire ne fait que laisser une marge d’appr éciation dans le choix à opérer entre plusieurs

options qui doivent toutes être conformes au dro it. C’est très exactement la nature du pouvoir

d’expulser. Si les Etats ont le pouvoir d’expulser, ce pouvoir ne peut s’exercer que dans les limites

fixées par le droit international 148et, par conséquent, comme nous l’ avons montré dans la réplique

et dans le prolongement de votre jurisprudence Djibouti c.France , il appartient bel et bien aux

organes internationaux compétents de contrôle r le bien-fondé de l’exercice d’un tel pouvoir 149. Si

celui-ci a été exercé en violation du droit international, il y a alors lieu, sans le moindre doute,

d’engager au plan judiciaire la responsabilité de l’ Etat concerné. C’est le cas dans notre affaire,

puisqu’il est incontestable que l’Etat défendeur a manqué à de nombreuses obligations dans

l’exercice de son pouvoir d’expulser et j’en vien s ainsi, tout naturellement, au second temps de

mon exposé.

145CR 2006/52, p. 19, par. 6 (Kalala).
146
RG, p. 31-32, par. 1.71 et p. 34, par. 1.78.
147
DRDC, p. 14, par. 1.46.
148RG, p. 27-28, par. 1.56-1.58.

149Voir RG, p. 30-32, par. 1.69-1.73. - 49 -

II. Le caractère multiple des causes d’engagement de la responsabilité
internationale de la République démocratique du Congo

34. Qu’il me soit permis à ce stade, Messieurs les juges, d’attirer votre attention sur deux

points qu’il me paraît essentiel de conserver à l’esprit au moment d’apprécier la licéité des actes de

la RDC.

35. Il faut avant tout rappeler que l’expulsion est un acte grave par nature. Comme l’a

reconnu l’Etat défendeur dans son contre-mémoire, «[l]a décision d’expulser un étranger en séjour

régulier sur le territoire d’un Etat n’est pas une mesure qu’un Etat prend avec légèreté» 150.

36. Il faut souligner ensuite que nous ne sommes pas, en l’espèce, dans un cas banal

d’expulsion, pour plusieurs séries de raisons qui constituent autant de circonstances aggravantes :

i)tout d’abord, l’expulsio n a fait suite à une longue péri ode de détention illégale et

arbitraire ;

ii) ensuite, l’expulsion a été décidée et ex écutée pour des motifs entièrement étrangers aux

151
intérêts publics de l’Etat défendeur ; cela est révélé en particulier par l’achat par la

société Zaïre Shell du billet d’avion dans lequel M. Diallo a été embarqué de force, contre

la volonté de la compagnie aérienne qui, c onstatant l’inexistence de tout dossier

d’expulsion, avait refusé de transporter M.Di allo avant finalement de céder devant le

chantage commercial exercé contre elle par les autorités congolaises 152;

iii) l’expulsion a frappé par ailleurs un homme qui séjournait régulièrement en RDC depuis

plus de trenteans, qui y avait vécu l’entièreté de sa vie d’adulte et de sa vie active, au

point que les plus hautes autorités congolaises vous ont dit en2006 que leur pays était

153
devenu la «seconde pa trie» de M.Diallo . Les attaches étaient si profondes que

M.Diallo, comme l’a souligné l’Etat défendeur dans son contre-mémoi re, avait choisi de

rester en RDC y compris lors des émeut es du début des années quatre-vingt-dix qui

154
avaient pourtant conduit «la plupart des expatriés … [à] quitt[er] le pays» ;

150CMRDC, p. 18, par. 1.28.
151
RG, p. 19-21, par. 1.41-1.42.
152
RG, p. 47, note 183.
153CR 2006/50, p. 14 (ministre de la justice de la RDC) ; RG, p. 37, par. 1.90.

154CMRDC, p. 9, par. 1.05. - 50 -

iv) le préjudice, déjà considérable en raison de ce qui précède, n’a jamais cessé enfin de

s’aggraver depuis l’expulsion puisque l’Etat défendeur, loin d’assumer ses actes avec le

passage du temps, s’est enfermé dans une stratégie de défense se résumant à lancer des

accusations gratuites, relevant de la calomnie, contre M. Diallo.

37. Tous ces éléments, Messieurs de la C our, viennent aggraver une responsabilité par

ailleurs évidente.

A. Les fondements juridiques de l’engagement de la responsabilité de l’Etat défendeur

38. La République de Guinée a dressé dans sa réplique la liste des dispositions applicables en

matière d’expulsion avant d’y confronter les faits de l’espèce. Il en ressort les éléments suivants

que je résume de manière très synthétique.

39. Pour ce qui touche au droit applicable, la licéité de l’expuls ion de M.Diallo doit

s’apprécier au regard du standard minimum de traitement des étrangers mais aussi d’un certain

nombre d’obligations conventionnelles qui étaient à l’ époque des faits, et sont toujours, opposables

à l’Etat défendeur en matière d’expulsion sur le fondement du pacte international sur les droits

civils et politiques de1966 et de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples

de 1981 155.

40. Dans la mesure par ailleurs où le droit international renvoie au respect du droit interne au

156
titre de la règle de la «conformité à la loi» de la décision d’expulsion , le non-respect du droit

congolais fournit un fondement supplémentaire à l’e ngagement de la responsabilité internationale

157
de la RDC .

41. Ces différentes normes ont été violées par l’Etat défendeur à plusieurs titres cumulatifs,

chacun d’entre eux suffisant à engager sa responsabilité :

i) la décision d’expulsion n’a pas été formellement motivée 158;

ii) l’Etat défendeur n’a jamais été en mesure par ailleurs d’expliquer après coup quel aurait

159
été son motif valable ;

155Voir RG, p. 27-32 ainsi que p. 37, par. 1.90.
156
RG, p. 29, par. 1.65.
157Voir RG, p. 33-35.

158RG, p. 38-39, par. 1.93-1.96. - 51 -

iii) plusieurs des règles importantes de compétence, de forme et de procédure prescrites par le

droit congolais n’ont pas été suivies, rendant l’expulsion «non conforme à la loi». En

particulier, la commission nationale d’immigration n’a pas été saisie préalablement comme

elle aurait dû l’être et le décret d’expulsion n’a jamais été notifié à M. Diallo 160;

iv) la procédure de refoulement, utilisée pour exécuter l’expulsion, a été détournée de ses

161
fins ;

v) M. Diallo n’a jamais été mis en mesure ⎯ comme la RDC le reconnaît d’ailleurs 162⎯ de

faire valoir les raisons militant contre son expulsion et de faire examiner son cas par

163
l’autorité compétente avant son expulsion, comme le requiert le droit international , pas

164
plus que de se faire représenter à cette fin ;

vi) le fait que le décret d’expulsion ne lui a it jamais été notifié a eu en particulier comme

conséquence que M. Diallo n’a pas pu se prévaloir en temps utile du droit que lui conférait

165
la loi congolaise de demander la suspension de l’exécution de la décision d’expulsion ;

vii)enfin, le recours à une mesure de re foulement pour concrétiser l’expulsion a privé

M. Diallo de tout droit de recours effectif ultérieur contre son éloignement forcé 166.

B. L’absence de fondement des deux (seuls) moyens de défense avancés dans la duplique

42. Dans la mesure où en vertu du Règlement de la Cour, la duplique doit s’attacher à faire

167
ressortir les points qui divisent encore les Parties , la Guinée s’attendait à ce que la duplique

répondît en détail aux nombreux éléments de fait et de droit exposés dans la réplique au soutien du

159RG, p. 39-43, par. 1.97-1.108.

160RG, p. 43-45, par. 1.109-1.113.
161
RG, p. 46-49, par. 1.114-1.122.
162
CMRDC, p. 18-19, par. 1.28.
163
Voir RG, p.30, note 120 (affaire Hammel c. Madagascar devant le Comité des droits de l’homme des
Nations Unies) ainsi que p. 29, note 118.
164
RG, p. 30, par. 1.67-1.68.
165Voir l’article21, alinéa2, de l’ordonnance-loi du 12septembre1983 relative à la police des étrangers

(«L’étranger qui fait l’objet d’une ordonnance d’expulsion et qui ju stifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire
zaïrois, peut, jusqu’à ce qu’il soit en mesure de le faire, être astreint par arrêté du commissaire d’Etat à l’administration
du territoire, à résider en un lieu déterminé; il doit se présenter périodiquement aux services de police») (EPRDC,
annexe 73).
166
RG, p. 49-53, par. 1.123-1.132.
167
Art. 49, par. 3. - 52 -

caractère illicite de l’expulsion. La duplique ne comporte à cet égard que deux brèves observations

qui ne répondent que très sélectivement aux arguments de la réplique.

1. S’agissant de la compétence de l’auteur du décret d’expulsion

43. La RDC soutient en prem ier lieu dans sa duplique qu’aucu ne illégalité ne résulterait du

fait que l’expulsion a été décidée par un décret du premier ministre, et non par une ordonnance

motivée du président de la République comme l’ exige pourtant l’ordonnance-loi de 1983 relative à

la police des étrangers. Selon la duplique, il faudrait en effet tenir compte de la nouvelle répartition

des pouvoirs opérée au sein de l’exécutif congolais par la Constitution du 9 avril 1994 qui confère

désormais le pouvoir réglementaire au premier ministre 16.

44. Cet argument est pour le moins obscur. La RDC semble considérer que l’ordonnance-loi

de 1983 aurait été abrogée du fait de la revision c onstitutionnelle de 1994, mais elle n’indique pas

si une nouvelle loi fixant les conditions légales d’ expulsion et déterminant l’autorité compétente

pour y procéder aurait été adoptée en substitution. A défaut d’une nouvelle loi, le régime de

l’expulsion aurait donc été indéterminé après 1994, en violation de la règle de la «conformité à la

loi» qui exige au contraire prévisibilité, précisi on et accessibilité de la loi fondant le pouvoir

169
d’expulser .

45. Mais l’argument de la RDC n’est pas seulement obscur, il entre surtout en totale

contradiction avec l’attitude et les déclarations o fficielles de l’Etat défendeur, qui révèlent que

l’ordonnance-loi de 1983 n’a jamais été modifiée, ni abrogée, depuis son adoption.

46. Vous aurez constaté en effet, Messieurs les juges, que c’est ce texte, et ce texte

170
uniquement, que la RDC a annexé à ses exceptions préliminaires , puis de nouveau à son

contre-mémoire 171 ; vous aurez constaté également que c’est sur ce texte, et sur ce texte seulement,

que la RDC a toujours fondé l’expulsion de M. Di allo, depuis les exceptions préliminaires jusqu’à

172
la duplique .

168
DRDC, p. 13-14, par. 1.43-1.45.
169
o Voir Frédéric Sudre, Droit européen et internati onal des droits de l’homme, PUF, Paris, 2006, p.208-212,
n 150.
170Annexe 73.

171Annexe 10.

172EPRDC, p. 40, par. 1.54 ; CMRDC, p. 17, par. 1.25 ; DRDC, p. 14, par. 1.45. - 53 -

47. Cette position a été confirmée d’ailleurs devant d’autres instances. Dans ses rapports

adressés au Comité des droits de l’homme en 2005 et à la Commission africaine des droits de

173
l’homme et des peuples en2007 , la RDC a rappelé que l’ordonnance-loi de1983 continuait de

constituer le droit en vigueur sur son territoire en matière d’expulsion.

48. Dans ces deux rapports de 2005 et 2007, le ministère des droits humains de la RDC a par

ailleurs rappelé sans ambiguïté que «[l]’expulsion d’ un étranger est de la compétence du président

174
de la République» . Une telle déclaration témoigne du fait que l’octroi du pouvoir réglementaire

au premier ministre depuis 1994 n’a pas eu pour effet de faire disparaître la compétence exclusive

du président de la République en matière d’expulsi on telle qu’elle est prévue par l’ordonnance-loi

de 1983.

49. Tout concourt ainsi à confirmer qu’au moment critique, l’expulsion des étrangers

ressortissait toujours à la compétence exclusive du président de la République. Le décret

d’expulsion de M. Diallo, en tant qu’il émane du premier ministre, est donc bien entaché, à ce titre,

d’un vice de compétence.

50. Ce vice de compétence n’était pas purement formel, quand on sait que le président de la

République s’était opposé à la détention arbitraire de M. Diallo (voir ci-dessus, par. 27). Il ne fait

par ailleurs que s’ajouter à une très longue liste d’atteintes à la règle de droit à l’égard desquelles la

RDC a choisi de garder un silence très éloquent dans sa duplique.

2. S’agissant du caractère discrétionnaire du pouvoir d’expulser

51. La deuxième observation sélective que l’on trouve dans la duplique est tout aussi

irrecevable. Elle concerne l’exception de sécurité nationale. Il est écrit dans la duplique que la

RDC aurait eu «le pouvoir d’apprécier de manière discr étionnaire la menace à sa sécurité nationale

lorsqu’elle a procédé à l’expulsion de M. Diallo» et que la Cour ne serait pas «en droit de contrôler

l’existence d’une telle menace», comme elle s’en est reconnue la compétence dans

173République démocratique du Congo, troisième rapport pé riodique présenté au Comité des droits de
l’homme le 3mar2s005, CCPR/C/C OD/2005/3, 3 mai 2005, par. 128-140 (http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/
e121f32fbc58faafc1256a2a0027ba24/2c76e866f2532705c1257093002c9201/$FILE/G0541437.DOC) ; République
démocratique du Congo, ministère des droits humains, hui tième, neuvième et dixième rapports périodiques à la
Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, mise en Œuvre de la charte africaine des droits de l’homme

et des peuples, Kinshasa, juin 2007, par. 137-144 (http://www.achpr.org/francais/state_reports/DRC/rapport_DRC.pdf).
174Ibid., respectivement par. 131 et par. 138. - 54 -

l’affaire Nicaragua, dès lors qu’en l’espèce, «il n’existe auc un traité [du genre de celui en cause

dans l’affaire Nicaragua] entre la RDC et la Guinée» 175. C’est là, Monsieur le président, une

conclusion plusieurs fois erronée.

52. La RDC fait tout d’abord comme si l’excep tion de sécurité nationale visée à l’article 13

du pacte de 1966 couvrait tout le régime de l’expulsion, alors que cette exception permet seulement

de s’exonérer de l’obligation de permettre à la personne sanctionnée de faire valoir les raisons

militant contre l’expulsion. Cette exception ne concerne pas en revanche les autres obligations qui

pèsent sur l’Etat qui expulse.

53. L’exception des «raisons impérieuses de s écurité nationale» est ensuite bel et bien

incluse dans un traité, celui-là même qui en permet l’invocation, le pacte de 1966, et la Guinée ne

comprend pas comment l’Etat défendeur peut en venir à nier cette évidence. A ce titre,

l’invocation de cette exception est effectivement soum ise à contrôle judiciaire dans la droite ligne

de votre jurisprudence Nicaragua.

54. En l’espèce, enfin, l’Etat défendeur n’ a de toute manière pas prouvé que des «raisons

impérieuses de sécurité nationale» auraient exis té. Quand on sait que, durant la période de «la

guerre» ayant sévi en RDC entre1998 et2002, l’Etat congolais n’a proclamé «ni l’état d’urgence

ni l’état d’exception» et qu’il a lui-même estimé «demeur[er] sous le régime du droit commun» au

regard du pacte de1966 176, on ne voit pas comment il pourrait invoquer dans notre affaire,

survenue à une époque antérieure, l’exception relative aux «raisons impérieuses de sécurité

nationale».

55. La conclusion s’impose d’autant mieux enfi n que la RDC s’est abstenue à l’époque des

faits pour lesquels la Guinée réclame réparation d’invoquer la clause dérogatoire du pacte de 1966.

Or, comme votre Cour l’a nettement affirmé da ns son avis consultatif du 9 juillet 2004, une

abstention de cette nature entraîne l’applicabilité automatique et absolue des droits garantis à la

personne humaine par le pacte 17.

175DRDC, p. 14, par. 1.46.

176République démocratique du Congo, troisième rappor t périodique présenté au Comité des droits
de l’homme le 30 ars005, CCPR/ C/COD/2005/3, 3 mai 2005, par. 59 (http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/
e121f32fbc58faafc1256a2a0027ba24/2c76e866f2532705c1257093002c9201/$FILE/G0541437.DOC).

177Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien o ccupé, avis consultatif du
9 juillet 2004, C.I.J. Recueil 2004, p. 187-188, par. 127. - 55 -

56. Il résulte en définitive de tout ceci, Messieurs les juges, que le contrôle que vous avez

indiscutablement la compétence, mais aussi le devoir, d’opérer à l’égard de la licéité de l’expulsion

de M. Diallo vous conduira sans le moindre doute à la conclusion que le droit international n’a pas

été respecté. L’expulsion de M.Diallo était ma nifestement arbitraire, elle était manifestement

illicite et elle l’était à de nombr eux titres. Dans ces circonstances , il vous appartient de constater

que la responsabilité internationale de l’Etat dé fendeur est engagée à raison de l’expulsion de

M. Diallo.

Monsieur le président, Messieurs les juges, ces derniers mots viennent conclure mon exposé.

Je vous remercie très sincèrement de votre écoute et je vous serais reconnaissant, Monsieur le

e
président, après la pause du déjeuner, de bien vouloir appeler à la barre M Wordsworth pour

continuer la présentation de la République de Guinée. Je vous remercie.

Le PRESIDENT : Merci, professeur Forteau. L’ audience est levée maintenant. La Cour se

réunira à nouveau cet après-midi à 15 heures pour entendre la suite des plaidoiries de la République

de Guinée. La séance est levée.

L’audience est levée à 13 h 5.

___________

Document Long Title

Audience publique tenue le lundi 19 avril 2010, à 10 h 50, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Owada, président, en l'affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo)

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